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Équipe Égypte Nilotique et Méditerranéenne UMR 5140 « Archéologie des Sociétés Méditerranéennes » Cnrs – Université Paul Valéry (Montpellier III) Du vin de paille à l’époque pharaonique ? Benjamin Durand Citer cet article : B. Durand, « Du vin de paille à l’époque pharaonique ? », ENiM 9, 2016, p. 37-45. ENiM – Une revue d’égyptologie sur internet est librement téléchargeable depuis le site internet de l’équipe « Égypte nilotique et méditerranéenne » de l’UMR 5140, « Archéologie des sociétés méditerranéennes » : http://recherche.univ-montp3.fr/egyptologie/enim/

Du vin de paille à l’époque pharaonique - ENiM · 10 Pour une attestation du paour, voir : R. CAMINOS, Late Egyptian Miscellanies, Londres 1954, p. 155. Pour une interprétation

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  • quipe gypte Nilotique et Mditerranenne UMR 5140 Archologie des Socits Mditerranennes

    Cnrs Universit Paul Valry (Montpellier III)

    Du vin de paille lpoque pharaonique ?

    Benjamin Durand

    Citer cet article : B. Durand, Du vin de paille lpoque pharaonique ? , ENiM 9, 2016, p. 37-45. ENiM Une revue dgyptologie sur internet est librement tlchargeable depuis le site internet de lquipe gypte nilotique et mditerranenne de lUMR 5140, Archologie des socits mditerranennes : http://recherche.univ-montp3.fr/egyptologie/enim/

  • Du vin de paille lpoque pharaonique ?

    Benjamin Durand

    quipe gypte Nilotique et Mditerranenne Laboratoire ASM Archologie des Socits Mditerranennes, UMR5140, Universit Paul-Valry Montpellier, CNRS, MCC

    A PRODUCTION DE VIN en gypte pharaonique 1 est atteste ds les priodes les plus anciennes par des sources documentaires archologiques, pigraphiques, ou graphiques 2. Paralllement, quand les conditions sont runies, les sciences dites

    dures permettent galement den savoir un peu plus sur le vin apprci des rois 3. Nanmoins, pour aborder plus spcifiquement les aspects techniques de la production du vin, seules lpigraphie et les reprsentations ornant les tombes nobiliaires partir de lAncien Empire peuvent tre exploites. En effet, aucune installation vinicole date de la priode dynastique na, ce jour, t dcouverte. Il faut donc se rfrer au vocabulaire associ au vin pour dfinir la varit des productions, et observer les scnes de vinification pour associer ces diffrentes productions des mthodes de fabrications spcifiques. Mais ces scnes, valeur uniquement symbolique, nont pas pour vocation de dtailler toutes les tapes de la production vinicole, et, figes par la tradition, elles ne font que montrer une image canonise . En effet, les mmes reprsentations se retrouvent tout au long de la priode pharaonique, la seule variation rsidant dans le choix des scnes, pioches dans un corpus comprenant :

    1- Vendange, 2- Foulage. 3- Pressage en toffe. 4- Rcupration du jus. 5- Mise en amphore 4.

    Mais au-del de lhomognit des reprsentations rsident quelques variations, certes mineures, mais potentiellement significatives. Il en va ainsi de la reprsentation du mode de

    1 Je tiens ici remercier chaleureusement Marc Gabolde pour ses conseils, ses relectures et son soutien. 2 Les premires attestations de rcipients de production gyptienne ayant contenu vraisemblablement du vin proviennent du site dUm el-Qaab, de tombes dates de la priode Nagada IIIb, soit entre 3300 et 3100 av. J.-C., voir : U. HARTUNG, dans G. Dreyer, Um el-Qaab, 5./6. Vorbericht , MDAIK 49, 1993, p.49-56. 3 M.R. GUASCH-JAN, First Evidence of White Wine in Ancient Egypt From Toutankhamons Tomb , JAS 33, 2006, p. 1075-1080. 4 Il convient de prciser quaucune tombe naffiche lensemble des scnes du corpus, soulignant ainsi leur valeur symbolique.

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    culture des pieds de vigne qui marque une volution notable entre lAncien Empire et les priodes plus tardives 5. Ltape du foulage, dispose gnralement ct de la scne de vendange, est plus rgulire, bien que, l aussi, certaines remarques sur son volution soient justifies 6. La scne de pressage du jus en toffe apparat ds lAncien Empire, mais disparat presque de liconographie au Nouvel Empire 7. Enfin, les scnes de rcupration du jus et de mise en amphore sont galement rares, ne laissant gure lopportunit dobserver dvolution, concernant notamment la forme des conteneurs. Ainsi, quelques dtails prs, liconographie reste homogne, et il nest gure possible, partir de cette seule source, daffirmer lexistence dune ou plusieurs techniques de vinification au cours de cette priode.

    Paralllement, la documentation crite issue dtiquettes damphores ou de textes administratifs ou littraires voque plusieurs produits base jus de raisins ferment. Le plus courant est le substantif irep, parfois accompagn de ladjectif nefer. Il peut tre traduit par vin , ladjonction de nefer introduisant une notion linterprtation encore incertaine 8. Les mentions de ce produit sont majoritaires dans la documentation, en particulier dans les lots dtiquettes damphores du Nouvel Empire. Durant une priode assez courte du Nouvel Empire tait galement consomm le shedeh, produit dont la nature exacte fait dbat. Son association avec le miel au moment de la fermentation ou de la consommation est nanmoins un fait commun toutes les hypothses proposes 9. Le paour, jamais mentionn dans les tiquettes damphores, correspond vraisemblablement notre piquette 10, bien quil puisse galement sagir de vinaigre 11. Enfin, le dernier produit fabriqu base de jus raisin ferment est le nedjem. Ce terme, signifiant sucr 12, est une indication claire sur la principale

    5 A. LERSTRUP, The Making of wine in Egypt , GttMisz 129, 1992, p. 67-67, fig. 9-11. 6 Ibid., p. 67-70. 7 Ibid., p. 71, fig. 15. 8 Dans le cadre de travaux de thse, nous avons voqu la possibilit que les gyptiens aient cherch dcrire par cet adjectif le caractre liquoreux du vin, caractre qui dpend de la concentration de sucre. Les possibilits voques par dautres chercheurs sont le taux dalcool (P. TALLET, Le shedeh: tude dun procd de vinification en Egypte ancienne , BIFAO 95, 1995, p. 459-492), ou plus simplement la qualit du produit. 9 P. TALLET, De livresse au dgrisement : propos dun article rcent sur le vin shedeh , GttMisz 227, 2010, p. 105-112, ou, du mme auteur : Le shedeh: tude dun procd de vinification en Egypte ancienne , BIFAO 95, Le Caire, 1995, p. 459-492 ; M. Gabolde, Egyptien d, grec et latin mulsum, grec dgypte : la mme ivresse ? , dans Fr. Servajean et I. Rgen (d.), Verba Manent, Recueil dtudes ddies Dimitri Meeks, CENiM 2, 2009, p. 159-163. Pour une utilisation du miel avec le vin, voir encore T.E. PEET, The Great Tomb-Robberies of the Twentieth Dynasty, Oxford, 1930, p. 144-145, pl. XXVI ; K.A. KITCHEN, Ramesside Inscriptions VI, p. 771, 16 772, 3 ; P. VERNUS, Affaires et scandales sous les Ramss, Paris, 1993, p. 58 (papyrus B.M. 10052, r 2a, 4-6) : le pillard, lenfant-serviteur Amenkhou fils de Moutemheb, a donn 5 qd.t dargent au scribe, achefitemouset, de lintendant dAmon, en change dun vase jw[] de vin que nous avons emport la demeure du directeur des paysans. Nous lui avons alors ajout 2 hn de miel et nous lavons bu . Autre association faite avec du vin et du miel, celle provenant des annales de Thoutmosis III ; entre un compte de 823 vases-mn dencens (snr), et une quantit indtermine de bois-g.t" et de rsine de bois-g.t, se trouve la mention de vin miell : 1718 jarres-mn (Urk. IV, 670, 8: rr b.t mn 1718). Comme il sagit dun tribut annuel (an 40), il semble impossible que soient listes les jarres de vin dun ct et les jarres de miel de l'autre en faisant un compte global de ces deux produits distincts. Il faut donc lire la succession rp b.t vin miell ou vin additionn de miel. Toujours du fait quil sagit dune importation, il est clair que le miel nest pas, dans ce cas, ajout au moment de la consommation, mais bien inclus au moment de la fabrication du breuvage et donc, au plus tard, au moment de lembouteillage. 10 Pour une attestation du paour, voir : R. CAMINOS, Late Egyptian Miscellanies, Londres 1954, p. 155. Pour une interprtation du paour, voir : P. TALLET, Le vin en gypte ancienne lpoque pharaonique, Thse de doctorat (indite), 2 vol., Paris, 1998, p. 498-501. 11 S. AUFRRE, tude de lexicologie XVIII-XXVI , BIFAO 87, 1987, p. 36-39. 12 AnLex 78.2324, doux , agrable ; Wb II, p. 378, 9-11, s .

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    caractristique de ce produit.

    Pour les trois premiers types de vin voqus, le irep, le paour et le shedeh quelle que soit la nature exacte de ces deux derniers les tapes de leur production, depuis la culture de la vigne jusquau pressage, sont identiques. Seule ltape de la fermentation permet de distinguer ces produits 13. Les reprsentations ne sont donc ici daucune aide pour distinguer la production de ces alcools. Il pourrait en tre autrement pour le nedjem. En effet, trois techniques existent pour obtenir un vin sucr:

    1- lexploitation dun cpage prsentant naturellement un taux de sucre important.

    2- la chaptalisation, cest dire lajout de sucre. 3- le passerillage, terme regroupant plusieurs techniques permettant daugmenter la proportion de sucre dans le raisin de manire naturelle.

    Concernant lhypothse de lexploitation dun cpage spcifique, aucune solution ne soffre nous pour deux raisons. Premirement, seule ltude carpologique de ppins de raisins carboniss ou conservs en milieu sec permettrait daborder cette problmatique, or aucune dcouverte de ce type na encore t faite. Deuximement, mme si une telle opportunit se prsentait, une barrire lie aux caractristiques gntiques de la vigne persisterait : lvolution rapide de la morphologie et du patrimoine gntique de celle-ci lorigine dailleurs de la capacit de la vigne sadapter diffrents climats qui empche de dfinir des liens avec les cpages actuels. Ainsi, plus on sloigne dans le temps, plus il devient difficile de dterminer la famille de cpage laquelle appartient un ppin. Pour rpondre partiellement cette question du cpage, il est nanmoins possible de prendre en compte les rsultats de recherches menes dans le sud de la France sur la domestication de la vigne, depuis le stade sauvage (vitis sylvetris), jusquau stade domestiqu (vitis vinifera) 14. Lune des conclusions de ces travaux est que la proportion de vigne sauvage dans la production de vin durant la priode romaine tait plus importante que celle envisage jusqu trs rcemment, et que, par consquent, le processus de domestication a t plus long que ce qui tait pressenti. On peut donc raisonnablement proposer, titre dhypothse, que les gyptiens ont galement utilis une grande proportion de vigne sauvage, entranant lexistence de diffrents systmes dexploitation et de fermentation selon quil sagissait de vitis vinifera ou de vitis sylvetris.

    La documentation pigraphique peut, elle aussi, fournir une piste de rflexion concernant lexistence de cpages diffrencis et/ou de lexploitation du vitis sylvetris. Pierre Tallet a, en effet, pu dfinir une origine gographique restreinte pour le vin nedjem grce aux tiquettes damphores 15. Pour la XVIIIe dynastie, deux exemplaires proviennent de Karet 16, toponyme

    13 Sauf, le cas chant, pour le shedeh, si celui-ci est en effet le rsultat de ladjonction de miel au moment de la mise en amphore, cest--dire au dbut de la fermentation alcoolique. 14 L. BOUBY et al., Bioarchaeological Insights into the Process of Domestication of Grapevine (Vitis vinifera L.) during Roman Times in Southern France , PLoS ONE 8(5): e63195. doi:10.1371/journal.pone.0063195, 2013. 15 P. TALLET, Le vin en Egypte ancienne lpoque pharaonique, Thse de doctorat (indit), Paris, 1998. 16 J. ERN, Hieratic Inscriptions from the Tomb of Tutankhamun, Oxford, 1965, p. 2, n 12 ;

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    non localis. Mais en sappuyant sur les tiquettes des XIXe et XXe dynasties provenant de Deir al-Medna et du Ramesseum, c'est--dire 13 tiquettes en tout, lauteur prcise que 6 proviennent de Nay-Amon, toponyme localis plus ou moins au nord de la rgion Memphite 17. Depuis ces travaux, ltude de Guillaume Bouvier a lev un nouveau voile sur limportante documentation du Ramesseum, et 48 nouvelles tiquettes mentionnant le vin nedjem ont t portes notre connaissance 18. Loin de remettre en question la proposition de Pierre Tallet, cette documentation supplmentaire confirme lorigine de ce produit, dans louest du delta. Ainsi, dans 16 cas, le vignoble dorigine est situ louest du Ka 19. Ce dernier toponyme, mme sil ne peut tre exactement localis, se situe vraisemblablement aux environs de la branche bolbitine. En consquence, louest du Ka pourrait donc tre situ dans louest du Delta. Le deuxime groupe, compos de 9 individus, est caractris par la mention de la localit Nay-Amon. Si deux localisations de ce toponyme sont possibles 20, la suggestion de Pierre Tallet sur lorigine occidentale du vin sucr serait plus favorable une localisation de ce domaine louest du Delta. Le troisime groupe mentionne lEau de R et se compose de 4 individus. Cette appellation correspond la branche est du Nil. La dernire mention du vin sucr est associe au toponyme Eau de Ptah , dnomination de la branche occidentale du Nil au dbut de la XIXe dynastie. Ainsi, sur 33 mentions toponymiques associes au vin nm, 26 font rfrence louest du delta. La documentation dcouverte au Ramesseum fait pourtant la part belle aux toponymes localiss autour de la capitale Ramesside, dans lest du Delta. Les donnes statistiques permettent donc dabonder dans le sens de la proposition de Pierre Tallet, et daffirmer que le vin nedjem est, au moins au Nouvel Empire, une production spcifique de louest du Delta. Une question importante reste cependant en suspens : la rgion abritait-elle un cpage particulier ? Ou bien les vignerons de cette rgion staient-ils spcialiss dans un type de vinification permettant la production de vin doux ? Pour rpondre cette question, il est ncessaire dexaminer de nouveau les autres moyens voqus pour obtenir un vin doux : la

    J.D.S. PENDLEBURY, The City of Akhenaten III, Londres, 1951, pl. XCI, n167. 17 Il faut rappeler que deux propositions concurrentes de localisation de ce toponyme ont t formules. Gardiner, le premier, a fait le rapprochement entre ny-mn et le toponyme ny-mn-r, situ avec certitude dans la Rivire de lOuest (A.H. GARDINER, The Founding of a new Delta Town in the Twentieth Dynasty , JEA 34, 1948, p. 19-22). Il fut suivi par Helck (H.W. HELCK, Materialien zur Wirtschaftsgeschichte des Neuen Reiches, IV, Wiesbaden, 1963, p. 729) et par Kitchen (K.A. KITCHEN, The Vintage of the Ramesseum , dans A.B. Lloyd (d.), Studies in Pharaonic Religion and Society, in Honour of J. Gwyn Griffiths, Londres, 1992, p. 117, p. 123, n 19). Mais comme le fait remarquer Guillaume Bouvier (G. BOUVIER, Les tiquettes de jarres hiratiques de lInstitut dEgyptologie de Strasbourg, DFIFAO 43, 2003, p. 194-195), le toponyme de ny-mn apparat galement dans le papyrus Wilbour, pourtant galement publi par Gardiner (A.H. GARDINER, The Wilbour Papyrus, vol. II, Commentary, Oxford, 1948, Table II, 22 ; p. 53, n 1; p. 156, 264). Dans ce document, ce toponyme serait alors localis dans lest du delta, prs de la capitale Pi-Ramss fonde par Ramss II. Mais, comme en conclut Bouvier, il nest pas possible de trancher entre les deux possibilits contradictoires (G. BOUVIER, DFIFAO 43, 2003, p. 195). 18 Seules 33 de ces tiquettes ont toutefois conserv la mention de lorigine du produit. 19 G. BOUVIER, Les tiquettes de jarres hiratiques de lInstitut dEgyptologie de Strasbourg, DFIFAO 43, 2003. p. 197-201. 20 Voir supra, n. 15.

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    chaptalisation et le passerillage.

    En guise de prsentation, il convient de citer un texte de Pline lAncien qui dcrit en partie ces mthodes utilises ds la priode romaine :

    Les vins doux ont moins de bouquet ; plus un vin est lger, plus il en a. Les vins ont quatre couleurs : blanche, jaune, rouge, noire. Le psithium et le mlampsithium sont des sortes de vins de raisins passerills, ayant leur got propre, qui nest pas celui du vin, tandis que le Scyblits de Galatie a celui du vin miell, ainsi que lHaluntium de Sicile. Quant au siraeum ou hepsma, notre sapa, il est un produit de lart, non de la nature : on rduit le mot jusquau tiers par la cuisson. Quand la rduction est de moiti, cest le defrutum. Tous ont t imagins pour falsifier le miel, mais les premiers cits sont dus au raisin et au terroir. Aprs les passum de Crte, on estime ceux de Cilicie et dAfrique. On sait quen Italie aussi dans les provinces limitrophes on le fait avec le raisin que les Grecs nomment psithia et nous apiana, et aussi avec la scripula, en laissant se confire longtemps les grappes sur pied au soleil ou en les trempant dans lhuile bouillante. Certains le font avec tout raisin doux, pourvu quil soit trs mr et blanc : on le laisse scher au soleil jusqu ce quil perde un peu moins de la moiti de son poids, on lcrase et on le presse lgrement. On ajoute ensuite au marc une quantit deau de puits gale celle du jus exprim pour obtenir encore un passum de seconde qualit. [] cette liste on ajoute parfois le diachytos : les raisins schent au soleil, mais en lieu clos, pendant sept jours, sur des claies sept pieds du sol, protgs de lhumidit la nuit ; le huitime jour, ils sont fouls ; on obtient ainsi un vin dun bouquet et dun got excellents 21.

    Une partie de la description de Pline lAncien concerne la chaptalisation du vin par ajout de matire sucre, savoir du miel, seule matire sucre connue durant lantiquit. Nous avons dj voqu ce procd que nous laissons de ct dans la mesure o il serait trs semblable la solution adopte pour la fabrication du shedeh si on retient pour celui-ci lajout de miel au moment de la fermentation. Lutilisation de deux termes diffrents pour deux procds employant les mmes produits semble en effet peu probable, surtout si lon considre la pauvret du lexique se rapportant au vin. Pline voque galement la possibilit dun schage au soleil. Il sagit alors du schage sur souche comme pour le Juranon qui donne un vin liquoreux qui peut aussi sobtenir grce laction du champignon Botrytis cinirea, galement appel pourriture noble dans le cas des vins de Sauternes. Lors du passerillage, ce nest pas laction de ce champignon qui agit, mais seulement le schage. Mais cette dessiccation partielle peut galement seffectuer hors souche, sur lit de paille, produisant ce qui est dnomm aujourdhui le vin de paille . Il faut laisser le raisin au moins six semaines sur lit de paille ou sur claies, ou mme suspendu dans un grenier bien ar. La technique a pour but de favoriser lvaporation de leau contenue dans le raisin afin daugmenter la proportion de sucre.

    Si le texte sur lequel nous nous appuyons pour aborder ces techniques fut crit plus dun millnaire aprs la priode pharaonique, il permet nanmoins davoir une ide des connaissances des viticulteurs durant lAntiquit. Dautant plus que ces mthodes de vinification nexigent aucune technique particulire, mais juste une connaissance empirique des effets de la dessiccation sur le raisin. Ainsi, en faisant abstraction des aspects anachroniques de ce texte vis--vis de la priode ici tudie, il reste intressant dobserver la

    21 PLINE LANCIEN, Histoire naturelle, livre XIV (traduction de J. Andr, Paris, 1958, p. 50-51).

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    diversit des solutions adoptes selon les rgions et les cpages.

    De la mme manire, la spcificit rgionale du vin nedjem ayant t envisage, il importe de vrifier sil existe une spcificit technique pour sa production. Les textes ne sont daucune aide pour clairer le processus, les auteurs de lpoque pharaonique ne sattardant pas, tel Pline lAncien, sur les dtails techniques de la production vinicole. Pour rpondre cette question, nous pouvons peut-tre nous appuyer sur deux scnes, ordinaires de prime abord, mais qui, y regarder de plus prs, pourraient bien reflter lutilisation de la technique du passerillage sur claies ds la priode pharaonique. Elles proviennent de deux tombes de Beni Hassan. La premire est situe dans la tombe n2 dAmenemhat.

    Fig. 1. Scne de prparation du vin dans la tombe dAmenemhat Beni Hassan (daprs

    P.E. Newberry, Beni-Hasan I, Londres, 1893, pl. XII).

    Cette composition prsente quatre scnes se succdant sur un registre 22. De droite gauche on distingue en premier ce qui semble correspondre une scne de vendange. Apparat ensuite une reprsentation classique du foulage du raisin suivi par le pressage du mou en toffe. Le registre est enfin complt par une scne qui peut tre interprte comme une scne de comptage de grappes de raisins. Si aucun parallle na pu tre trouv cette dernire scne, et quil est donc difficile de prciser laction exacte qui est mene, reste quil est malais de comprendre son emplacement aprs les scnes de foulage. Une autre spcificit de cette composition mrite dtre releve : laspect singulier de la scne de vendange. On peut sen convaincre en observant la reprsentation peu prs contemporaine de la tombe 3 du mme site o la treille adopte une apparence bien diffrente, avec les sarments de larmature vgtale en vote bien visibles et les grappes rparties sans grande rgularit.

    22 Nous ne considrons pas le registre infrieur comme la suite de celui du dessus. La lecture sy fait de droite gauche, commenant par la rcolte dun fruit indfini pour finir par le dcompte de la production. Il ny a donc aucune raison de lier trop troitement les deux registres.

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    Fig. 2. scne de vendange dans la tombe 3 de Beni-Hassan (daprs P.E. Newberry, Beni-Hasan I,

    Londres, 1893, pl. XXIX).

    Dans la tombe 2, les pieds de vigne ne sont pas reprsents, les grappes apparaissent comme suspendues. La rgularit de leur rpartition les distingue galement de lhabituelle distribution alatoire des grappes. De mme, aux pieds des vignerons apparat ce qui peut tre interprt comme de hautes herbes, un ouvrage tress, ou encore un tapis vgtal. Quelle que soit linterprtation en donner, il est incontestable que nous sommes ici en prsence dune scne originale bien diffrente des reprsentations habituelles de vendanges.

    La deuxime reprsentation en question provient de la tombe 17 de Beni Hassan. Cette composition prsente galement quatre tapes de la production du vin, cette fois-ci sur deux registres. En haut gauche figure une scne laspect trs similaire celle qui vient dtre aborde, la seule diffrence quaucune grappe nest visible en raison du mauvais tat de conservation de la paroi23. La deuxime scne, sur le mme registre suprieur, est celle du foulage. La troisime, gauche sur le registre infrieur, reprend liconographie du pressage en toffe. Enfin, la partie droite du registre infrieur est occupe par une scne de comptage et de mis en conteneur, activits menes directement aprs le pressage du mou.

    Fig. 3. Scne de prparation du vin dans la tombe 17 de Beni-Hassan (P.E. Newberry, Beni-Hasan II,

    Londres, 1894, pl. XVI).

    Ici, seule la premire scne du registre suprieur diffre des reprsentations habituelles. Comme dans la tombe 2, elle ne peut tre interprte comme une scne de vendanges traditionnelles, labsence des pieds de vigne et la prsence dun rseau vgtal aux pieds des

    23 Les grappes de raisin apparaissent dans le panier des ouvriers. Il est donc logique den conclure quelles taient prleves sur un lment figur au-dessus, mais tellement dgrad que le dtail des fruits a disparu en intgralit.

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    ouvriers ne concordant avec aucune des variantes connues de ce thme.

    Dans les deux cas, ces diffrences nous amnent penser que nous sommes en prsence dune activit jamais reprsente par ailleurs, une mthode jusqualors insouponne en Egypte, savoir la prparation dun vin passerill par schage sur lits de paille 24. Le tressage figur aux pieds des vignerons pourrait correspondre ces lits, la perspective gyptienne donnant limpression que les grappes sont en suspension alors quelles sont poses sur ces claies. Comme le montre la figure 4, les grappes peuvent galement tre disposes sur des cordes tendues, mais si cette possibilit nest pas exclure la disposition des grappes et des ouvriers dans la tombe dAmenemhat se rapporterait bien ce systme la prsence du tressage nous amne privilgier lhypothse des lits de paille.

    Fig. 4. Exemple de passerillage hors souche pour du Juranon.

    En prenant en compte cette hypothse, la scne de comptage de la tombe dAmenemhat, situe droite du registre, peut alors tre considre comme ltape permettant dtablir le nombre de grappes destines tre entreposes pour le schage, le vigneron en effectuant alors la slection.

    Dans ses travaux de thse non publis 25, Pierre Tallet avait dores et dj envisag cette scne comme un dcompte de grappes destines tre sches. La premire scne du registre suprieur de la tombe dAmenemhat ainsi que celle de tombe 17 navaient cependant pas fait lobjet de remarque particulire de sa part. Elles reprsentent cependant un lment supplmentaire pour dmontrer lutilisation du schage du raisin et donc lemploi de la technique du passerillage par les vignerons gyptiens. Il convient toutefois de souligner premirement que ces scnes datent du Moyen Empire

    24 Pour une dfinition du vin de paille : Vin liquoreux issu de raisins passerills. Ces raisins, laisss sur lits de paille, se dshydratent. Leur concentration en sucre augmente sans que lacidit augmente dans daussi fortes proportions. Ces vins titrant plus de 14 degrs sont capables dune conservation trs prolonge , voir Vins & vignobles de France, Larousse, Paris 1989, p. 625. 25 P. TALLET, Le vin en Egypte ancienne lpoque pharaonique, Thse de doctorat (indit), Paris, 1998.

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    priode bien antrieureme lapparition du nedjem dans la documentation et deuximement quelles proviennent de Moyen gypte, rgion bien au sud de celle o le nedjem est sens avoir t produit. Le rapprochement entre ces documents de provenance et de priodes diffrentes peut donc tre contest. Sil na pas t possible de trouver de reprsentation semblable celles de Beni Hassan en dehors de cette ncropole et pour toute la priode du Nouvel Empire, il faut cependant rappeler que les reprsentations dtaillant la production de vin sont souvent strotypes et ne laissent que peu de place aux particularismes techniques. Les scnes de production vinicole sont quasiment standardises et ne font appel qu une connaissance approximative des ouvriers peintres. Il nest donc pas tonnant de ne trouver que peu de tmoignages dune production aussi anecdotique. Par ailleurs, si le vin nedjem est, comme nous le pressentons, produit dans louest du Delta durant le Nouvel Empire, il nest pas surprenant de nen trouver aucune allusion dans les tombes Thbaines, rgion do provient la majorit des scnes de viniculture pour cette priode. De la mme manire, la distinction chronologique entre les sources documentaires peut sexpliquer facilement. En effet, le vin nedjem est connu par les sources pigraphiques travers les tiquettes damphores, or, le systme dtiquetage des conteneurs napparat quau Nouvel Empire, sous le rgne dHatshepsout. Cest donc labsence de cette source documentaire au Moyen Empire qui cre cette diffrence, et il est vraisemblable que la production du vin nedjem ait prcde la mise en place du systme dtiquetage des jarres.

    Enfin, le fait que la principale rgion de production du vin nm au Nouvel Empire soit louest du Delta nempche en rien lutilisation de cette technique de vinification dans dautres rgions. Dailleurs, la XIXe dynastie, du vin nm est galement produit dans lest du delta, comme permet de le constater le lot dtiquettes provenant du Ramesseum 26.

    En dpit de labsence dinscriptions explicitant les activits reprsentes dans les deux tombes de Beni Hassan dont il a t question, tout laisse croire quil sagit de la reprsentation de la production du vin nedjem. Cette lecture peut paratre subjective, mais elle sappuie sur un faisceau dindices : les textes agronomiques romains qui, bien que postrieurs, permettent dentrevoir ltendue des possibilits techniques issues de connaissances empiriques en cours cette priode, les reprsentations singulires de tombeaux du Moyen Empire, et les indications provenant des tiquettes de jarres du Nouvel Empire. En dpit des doutes permis par laspect lacunaire de la documentation, les lments disposition semblent suffisamment cohrents pour appuyer notre hypothse. La mise en vidence de lutilisation de cette mthode de vinification ds la XIIe dynastie, cest--dire dans le premier quart du IIe millnaire avant notre re, permet de faire remonter sa dcouverte bien avant la priode grco-romaine. Elle permet galement de constater la maitrise technique de la viticulture gyptienne une priode antrieure au Nouvel Empire, priode considre comme son ge dor. Mais pour aller plus loin, il serait intressant de se pencher sur la viticulture moyen-orientale afin de dfinir sil sagit dun apport technique provenant de cette rgion do sont originaires les ouvriers viticulteurs voqus dans les textes du Nouvel Empire 27. Cela permettrait de mieux cerner les jeux dinfluences qui se jouent alors entre les deux principales rgions productrices du nectar des dieux.

    26 G. BOUVIER, Les tiquettes de jarres hiratiques de lInstitut dEgyptologie de Strasbourg, DFIFAO 43, 2003, p. 229. 27 P. TALLET, Des trangers dans les campagnes gyptiennes au Nouvel Empire , Mditerranes 24, 2000, p. 135-144.

  • Rsum : La production de vin en gypte pharaonique est bien connue grce, notamment, aux nombreuses reprsentations funraires peintes dans les tombes nobiliaires, de mme que par larchologie, par le biais des conteneurs ayant permis son transport et sa conservation. Le dtail des mthodes de production, et notamment de fermentation, sont cependant moins bien apprhendes. Le croisement des donnes picturales et pigraphiques permet nanmoins de lever un voile sur une possible mthode de prparation du vin, le passerillage. Abstract: The wine production during Pharaonic period is well known thanks to the funeral representations painted in the nobles tombs as well as to archaeology through the containers that enable their transportation. The detail of the method of production, and especially the fermentation, is however less apprehended. The crossing of pictorial and epigraphic data enables nonetheless to lift the veil on a possible method to produce wine: the passerillage.

    ENiM Une revue dgyptologie sur internet. http://recherche.univ-montp3.fr/egyptologie/enim/

    ISSN 2102-6629