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CINEMA ET ART CONTEMPORAIN :
VERS UN CINEMA D’EXPOSITION ?
De la migration d’un dispositif
par Philippe Dubois Université Sorbonne Nouvelle Paris 3
2
Cinéma, art contemporain1
Que l‟art contemporain international, à tous les niveaux et de toutes les façons, soit
actuellement « envahi » par ce que j‟appelle un effet cinéma, c‟est une évidence massive,
encombrante, « à la mode ». Irritante autant qu‟intrigante. Toute l‟actualité artistique en
témoigne. Un seul exemple incarne de façon parfaitement symptomatique ce phénomène : le
Centre Pompidou programme actuellement (avril 2006) deux événements, importants et
significatifs, dont on ne peut que constater la posture quasi symétrique : d‟un côté l‟exposition
« Le mouvement des images. Art, cinéma » dont le concepteur et curateur est l‟historien d‟art
Philippe-Alain Michaud2. Cette exposition se définit comme une revisitation des pièces des
collections du Musée National d‟Art Moderne, à la lumière des « pensées du cinéma », une
lumière à la fois réelle et virtuelle, littérale et métaphorique, puisqu‟elle « réfléchit » le
cinéma à la fois comme matière, comme forme, comme dispositif et comme pensée. Elle
s‟efforce de travailler cette question : comment et en quoi peut-on dire que « le cinéma »
(avec tous les guillemets qu‟il faut) informe, nourrit, influence, travaille, inspire, irrigue (plus
ou moins souterrainement) les œuvres (peintures, sculptures, photographie, architecture,
installations, performances, vidéos) d‟une série d‟artistes plasticiens du XXème siècle (de
Matisse à Picasso, de Barnet Newman à Frank Stella, de Bustamante à Robert Longo, de
Chris Burden à Wolfgang Laib, etc.), qu‟a priori on n‟aurait pas nécessairement mis « du côté
du cinéma ». Question passionnante, ouverte, audacieuse, qui s‟organise autour de quatre
1 La première partie de texte a été écrite et publiée en 2006-2007 à l‟occasion de la première
« université de printemps » sur le thème « Cinéma et art contemporain » organisée à Gradisca (Italie)
par l‟Université d‟Udine avec l‟Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Cette version a été largement
remaniée. La seconde partie du texte est entièrement inédite. Depuis la publication de la première partie, j‟ai co-organisé (avec Leonardo Quaresima) cinq autres « Spring ou Summer School » sur le
même thème (« cinéma et art contemporain I, II, III, IV, etc. »), soit à Paris soit à Gradisca/Gorizia (en
2006, 2007, 2008, 2009 et 2010). Le texte présenté ici est donc à la fois le texte qui a lancé le programme et une synthèse des années qui ont suivi, conçue comme une sorte d‟introduction générale
balayant l‟ensemble du champ. Tout au long des années 2006-2009, le champ s‟est diversifié,
amplifié, spécialisé, et a été nourri par l‟ensemble des participants à ces universités d‟été ou de
printemps (groupe d‟une soixantaine de chercheurs, en particulier de doctorants et de jeunes docteurs, appartenant à un réseau d‟une douzaine de départements de cinéma et audiovisuel d‟autant
d‟universités européennes). L‟ensemble des travaux a été et continue d‟être publié régulièrement
chaque année, constituant une sorte de « domaine » spécifique dans le champ des études cinématographiques. On trouvera des traces de ces multiples approfondissements dans quatre numéros
thématiques de la revue Cinéma et Cie (n° 8, 2006 ; n°10, 2007 ; n°11, 2008 et n°12, 2009) publiée par
les éditions Carocci (Italie) et Téraèdre (Paris), et dans trois ouvrages collectifs (Unstable Cinema,
2008, Oui c’est du cinéma !, 2009, Cinéma, architecture, dispositifs, 2010) parus aux éditions Campanotto. En attendant la suite pour 2010. 2 Voir le catalogue de l‟exposition par Philippe-Alain Michaud, Le Mouvement des Images, Paris,
Centre G. Pompidou, 2006, 160 p.
3
configurations structurantes, définies comme quatre « composantes du cinéma » (le
défilement, la projection, le récit et le montage), et qui est évidemment tout à fait révélatrice
de cet « effet cinéma » dont je parle. Cette exposition est elle-même accompagnée d‟une
rétrospective de films expérimentaux, anciens et récents, faisant eux aussi parties des
collections du Musée et programmés (en salle) thématiquement selon les mêmes
configurations. Dans le même temps (ou presque), sans qu‟on sache si ce sont les hasards de
la programmation ou un acte volontaire, de l‟autre côté donc, le même Centre Pompidou
présente une autre exposition, qui met en scène son propre ratage, c‟est-à-dire qui s‟avère
d‟autant plus déceptive qu‟elle fut très attendue, et qui fait de cela même son ressort, une
double exposition (au sens de ce qui se montre et de ce qui prend des risques) conçue et
élaborée dans un premier temps par Jean-Luc Godard avec l‟aide de Dominique Païni. puis
avortée par JLG seul, et transformant cet avortement en geste exhibitionniste. Cette exposition
devait en effet s‟intituler « Collage(s) de France. Archéologie du cinéma, d‟après JLG » (par
référence/révérence au vieux fantasme de Godard d‟entrer au « Collège de France ») mais elle
s‟appelle finalement « Voyage(s) en utopie, Jean-Luc Godard, 1946-2006. À la recherche
d‟un théorème perdu ». De l‟archéologie comme croyance (en quelque chose, une histoire
peut-être) à l‟utopie comme conscience de la perte (fantasmée elle-même comme théorème),
l‟exposition décrit le trajet d‟une sorte de mélancolie du cinéma par l‟art. S‟inscrivant dans le
prolongement scénographié des Histoire(s) du cinéma, il s‟agit cette fois d‟une
« exposition de cinéaste » construite toute entière comme une vaste installation, rêvée et
inachevée, rêvant son inachèvement dans un collapse de l‟avant et de l‟après, faisant
l‟impasse sur l‟exposition comme objet au présent, renvoyée à un vaste chantier
cacophonique, plein de traces de lui-même, de fragments épars de ses matériaux et de ses
pensées, de morceaux de textes, d‟images et de sons (cinéma, peinture, littérature, musique)
présentés de toutes les manières possibles (reproductions multiples, pièces abandonnées,
écrans plus ou moins miniatures dans toutes les positions, même éteints, et surtout maquettes,
maquettes en série, et même en abyme, renvoyant l‟exposition à elle même, comme espace à
habiter, comme utopie archéologique, comme « pièce » possible et déjà mise en pièce avant
d‟être, n‟existant même que dans cette forme). Le tout organisant une sorte de collage de
ruines à partir d‟une vision à la fois poétique, métaphysique et géopolitique du cinéma
traversé de ses innombrables rapports à l‟art3. Une exposition elle aussi accompagnée d‟une
3 On trouvera un dossier analytique assez étoffé sur cette exposition de Godard dans la revue Cinéma
& Cie, n°12, 2009, « Autour de l‟exposition Voyage(s) en Utopie » avec des textes de Dominique Païni, André Habib, Céline Gailleurd et Jennifer Verraes.
4
rétrospective (intégrale et en salle) des films de (et sur, et avec) l‟auteur. Au total donc, deux
grandes expositions, pratiquement simultanées, dans le même haut lieu symbolique de l‟art, et
qui se répondent comme le recto et le verso d‟une même problématique feuilletée, celle des
rapports, complexes et quasiment inversés, entre cinéma et art contemporain. Si on veut
schématiser : d‟un côté, le cinéma dans l‟art, de l‟autre l‟art dans le cinéma. L‟art comme
cinéma et le cinéma comme art. C‟est-à-dire : le cinéma VIRGULE art contemporain. C‟est la
virgule qui est l‟essentiel. Parce qu‟elle fait pivot entre « cinéma » et « art contemporain » et
laisse ouvert dans tous les sens le lien entre les deux pôles.
Donc, je le répète, et ce n‟est pas nouveau, cela remonte au moins au début des années
90 : le monde de l‟art contemporain se trouve de plus en plus marqué par cette présence
insistante de ce qu‟on pourrait appeler un « effet cinéma », un « effet cinéma » à la fois
profond et superficiel, souvent monumental, voire fétichiste, éventuellement poétique, parfois
intelligent, sinon sensible. Un « effet cinéma » dans tous les cas extrêmement diversifié et
multiforme. Et qui opère à tous les niveaux : au plan institutionnel, au plan artistique et au
plan théorique (ou critique). Je voudrais, dans cette simple présentation de cadrage, essayer
de poser les choses. Non pas analyser tel ou tel aspect particulier, ou me plonger dans telle ou
telle démarche singulière (de musée, d‟exposition, d‟artiste, d‟œuvre). Je voudrais seulement
traiter de cet « effet cinéma » comme phénomène d‟ensemble, en opérant en deux temps
successifs : d‟une part, rapidement, proposer quelques réflexions sur les raisons et les enjeux,
historiques et esthétiques, que cela me semble impliquer, et d‟autre part, avec plus d‟attention,
me placer dans une perspective panoramique et catégorielle et tenter de repérer quelques
grandes formes de ce phénomène. Un texte d‟introduction et de mise en place en quelque
sorte4.
Cinéma d’exposition ? Autre cinéma ? Post-cinéma ? Troisième cinéma ? Une question de territoire, d’identité, de légitimation, de pouvoir, de gain et de perte
4 Je renvoie pour plus d‟informations, d‟analyses ou de réflexions, d‟abord à des textes plus ou moins
anciens, des articles (notamment dans Omnibus et Art Press), des catalogues (de partout) et ouvrages
abordant ce sujet, parmi lesquels je mentionnerai spécialement les cinq ouvrages de référence
suivants : Raymond BELLOUR, L’Entre-images 1. Photo, cinéma, vidéo, Paris, éd. La différence, 1990 ; Dominique PAÏNI, Le temps exposé. Le cinéma de la salle au musée, Paris, éd. de
l‟Etoile/Cahiers du cinéma, 2001 ; Françoise PARFAIT, Vidéo : un art contemporain, Paris, éd. du
Regard, 2001 ; Pascale CASSAGNAU, Future Amnesia (Enquêtes sur un troisième cinéma), Paris, éd.
Sept/Isthme, 2006 ; Luc VANCHERI, Cinémas contemporains. Du film à l’installation, Paris, éd. Aléas, 2009. Par ailleurs, je renvoie bien sûr à tous les textes (une centaine au total) résultant de toutes
les « universités d‟été ou de printemps » organisées à Paris ou à Gradisca et Gorizia sur la question
« cinéma, art contemporain » et qui ont été publiés dans les 5 numéros de Cinéma & Cie et dans les ouvrages collectifs, cités dans la note 1.
5
Au plan institutionnel (ou socio-institutionnel) d‟abord, sur lequel je n‟insisterai guère,
il est évident que la prégnance envahissante, sinon l‟omniprésence, de ce phénomène, pose
des questions, à la fois au cinéma et à l‟art. Des questions de places (respectives). Des
questions que je ne prendrai pas tant comme des questions « de mode » (à la mode), que
comme des questions de « milieu de l‟art ». A partir du moment où, depuis dix ans, il n‟est
pratiquement plus de grande biennale (Venise, Dokumenta, ou autres), plus de musée (de
toute taille, du Centre Pompidou au MAC de la petite ville belge de Liège), plus de centre
d‟art (comme la Villa Arson à Nice, Le Fresnoy à Tourcoing, Le Consortium à Dijon) ou plus
de galerie d‟art (plus ou moins « branchée »), qui n‟affiche systématiquement dans sa
programmation des expositions ou des œuvres impliquant, d‟une manière ou d‟une autre, « le
cinéma », il est clair qu‟il y a là des enjeux extérieurs aux œuvres et aux démarches. Il me
semble que ce sont des enjeux de territoires (donc de cartographie des arts et de géostratégie
institutionnelle), c‟est-à-dire à la fois des enjeux d‟identité (du cinéma et de l‟art) et de
légitimation réciproque, donc de pouvoir symbolique.
Exposer des œuvres impliquant, d‟une manière ou d‟une autre, « le cinéma ». Les
guillemets, ici, sont particulièrement de circonstance, tant en effet les identités deviennent
incertaines, et les mixages de règle, semant le doute et le trouble sur la question de la
« nature » des phénomènes auxquels on assiste. Car un des points centraux du problème est
là : ce que nous voyons dans les expositions, est-ce bien (encore) « du cinéma » ? Est-ce du
cinéma qui a « migré », comme on l‟a dit5, quittant ses salles obscures pour celles, plus
lumineuses, du Musée (pourquoi, dans quel but) ? Ou est-ce du cinéma qui a été renié,
détourné, transformé, métamorphosé (en quoi ?). Est-ce que c‟est un « au-delà », ou un
« après » du cinéma, comme si celui-ci avait cessé d‟être ? La critique, toujours prompte à
réagir, ou à dramatiser, a inventé d‟ailleurs des vocables divers pour en parler : Jean-
Christophe Royoux, par exemple, dans ses textes de la revue Omnibus6, avait avancé
l‟expression de « cinéma d‟exposition » (la formule a un temps été reprise par plusieurs autres
critiques ou institutions, de Régis Durand à Françoise Parfait), ou encore on en a parlé –
journalistiquement – sous le vocable de « post-cinéma » (comme on parle –stupidement– de
post-doctorat !), en amalgamant d‟ailleurs le phénomène (fin du cinéma en salle = fin du
cinéma sur pellicule !) à celui de la numérisation galopante, du marché du DVD et de la
diffusion de films sur Internet). Raymond Bellour, de son côté, en traitait comme « d‟un autre
5 Voir notamment Dominique PAÏNI, Le temps exposé. Le cinéma de la salle au musée, op. cit.
6 Notamment Jean-Christophe ROYOUX, « Pour un cinéma d‟exposition 1 – Retour sur quelques
jalons historiques », in Omnibus, n°20, avril 1997 ; « Cinéma d‟exposition : l‟espacement de la durée », in Art Press, n°262, nov. 2000.
6
cinéma »7. Et Pascale Cassagnau préfère quant à elle l‟expression de « troisième cinéma »
8.
Etc. Cinéma d’exposition ? Post-cinéma ? Autre cinéma ? Troisième cinéma ? Peu importe les
étiquettes. Ce qui est clair, c‟est que la question posée est bien celle de l‟identité ou de la
nature « du cinéma », une nature supposée donc, qui se découvre ou se révèle hypothétique (là
où elle se croyait sûre d‟elle-même, solide dans sa spécificité), une nature qui se sent
désormais questionnée, relativisée, ébranlée, transformée, trahie peut-être, pour ne pas dire en
voie de disparition (le cinéma, « vanishing art » ?). Cette incertitude identitaire est
évidemment fondamentale sur le plan théorique (on pourrait l‟étudier en termes deleuziens de
« lignes de déterritorialisation »9) mais elle l‟est aussi sur le plan des institutions : elle traduit
des enjeux en termes de ce que Bourdieu appelle la légitimation symbolique : dans ces
transferts et transfuges, dans ces migrations et ces métissages, qui, du cinéma ou de l‟art
contemporain, qui y gagne, et qui y perd ? Et qui y gagne ou y perd quoi ? Une place au
soleil ? Les portes du paradis ? Une descente en enfer ? Qu‟est-ce que chacune de ces entités
(art, cinéma) apporte ou enlève à l‟autre ? dans quel sens se sont installés les rapports (de
force) ? Lequel légitime ou cautionne ou libère l‟autre ? Lequel se dissout ou se perd dans de
tels écarts ? Est-ce que le cinéma retrouverait au musée une sorte de vie nouvelle, un effet de
jeunesse (valorisant et novateur), une sublimation noble à son origine vaguement ignoble
(populaire et commerciale) ? Ou alors, serait-ce de sa part un signe de fatigue,
d‟essoufflement, d‟épuisement, l‟« art du XXè siècle » si viscéralement associé à l‟idée de
réception en salle, avec tout son rituel, ne sachant plus, à l‟orée du XXIè siècle, où dormir, où
se coucher, où donner de la tête pour survivre en se diversifiant ? Et l‟art contemporain, qu‟on
disait parfois un peu atone, abstrait sinon abscons, desséché ou vidé de substance, est-ce que
l‟arrivée d‟images, photographiques, en mouvement, lumineuses, sonores, viendrait lui
redonner un peu de réel, de corps, de vie, d‟âme, de souffle, de bruit et de fureur ? Ou au
contraire serait-il devenu à ce point perdu et sans repère qu‟il chercherait à s‟accrocher à
n‟importe quel effet de spectaculaire bon marché pour faire semblant de vivre ? Et puis, ces
changements de place, est-ce que c‟est d‟ordre symbolique ou est-ce que c‟est une question
sociologique, de public ou d‟audience ? Est-ce que c‟est une question économique de marché,
de parts de marché ? Qui y perd, qui y gagne, et quoi ? Je ne vais pas poursuivre dans cette
voie, mais il y aurait assurément à interroger le phénomène dans ces termes.
7 Raymond BELLOUR, « D‟un autre cinéma », in Trafic, n° 34, Paris, POL, 2000.
8 Pascale CASSAGNAU, Future Amnesia (Enquêtes sur un troisième cinéma), Paris, éd. Sept/Isthme,
2006. 9 Voir le travail de Luc VANCHERI, Cinémas contemporains. Du film à l’installation, Paris, éd.
Aléas, 2009.
7
La question du dispositif et du spectateur
Sur un plan plus artistique maintenant, sur lequel je vais m‟étendre plus longuement, il
est clair que ce phénomène d‟un « effet cinéma » ouvre des perspectives extrêmement
diversifiées.
D‟abord, en termes esthétiques, et pour prolonger ce qu‟on vient de voir, on dira que
cette émergence du « cinéma d‟exposition » s‟est faite aussi sur fond de variations de
dispositif10
. Elle pose donc clairement la question de la place du spectateur : en quittant « sa »
bonne vieille salle obscure, pour venir s‟exposer dans les salles du musée d‟art, c‟est toute
une série de paramètres sur les modes de réception soi-disant « spécifiques » de ces images
qui se sont déplacés, et toute une série d‟interrogations sur la soi-disant « nature » de chacun
qui sont apparues. Par exemple, qu‟advient-il (pour le spectateur de cinéma) quand on passe
de la grande salle obscure et communautaire, où tout disparaît dans le noir pour une
concentration maximale de tous sur le seul rectangle écranique, à une vision plus
individualisée, souvent sur plusieurs écrans simultanés, et plus « éclairée » du film, dans la
blancheur de l‟espace muséal ? Peut-on voir de la même manière une image projetée dans la
lumière et la même projetée dans les ténèbres ? En quoi ce changement diluerait-il l‟effet
d‟absorption et de fusion du spectateur collectif ? Cela contribue-t-il à le transformer en un
sujet isolé, divisé et errant ? Qu‟arrive-t-il quand on passe de la position immobile et assise
dans la salle de cinéma, à la posture mobile et debout du visiteur de passage dans
l‟exposition ? Le spectateur hypnotisé peut-il devenir un flâneur distancié ? Qu‟éprouve-t-on
quand on passe de la durée standard imposée par le défilement continu et unique du film, à
des modes de vision plus aléatoires, souvent fragmentés et répétitifs (l‟effet de boucle, loop),
d‟images qui sont toujours là, qu‟on peut quitter ou retrouver à sa guise ? Prisonnier du temps
duratif du cinéma, s‟en libère-t-on dans l‟espace de l‟exposition ? Passe-t-on du singulatif (la
projection) au répétitif (la boucle) ? A l‟inverse, pour le musée, que se passe-t-il quand il faut
faire le noir et laisser le visiteur avancer à tâtons dans une chambre obscure ? Comment
laisser circuler le son, qu‟on ne peut localiser ? Qu‟implique sensoriellement le fait d‟exhiber
une image projetée et lumineuse, aussi immatérielle qu‟éphémère, de grand format et en
mouvement, tout à l‟opposé des images-objets (photo, peinture) qui pouvaient rassurer la
perception muséale classique? Et qu‟en est-il du récit ? Comment gérer muséalement
10
Voir notamment l‟article de Raymond BELLOUR, « La querelle des dispositifs » in Art Press,
n°262, novembre 2000. Plus globalement, je renvoie bien sûr au livre de Dominique PAÏNI, Le temps exposé. Le cinéma de la salle au musée, op. cit.
8
l‟éventuelle « prise » du visiteur par le déploiement narratif d‟images qui racontent une
histoire ? Etc. On le voit, il y a là tout un ensemble de modifications et d‟interrogations qui
rendent particulièrement instables ce qu‟on pouvait considérer jusque-là comme des
catégories établies. C‟est finalement l‟idée même de « cinéma » ou d‟ « art » (au sens d‟œuvre
d‟art) qui s‟en trouve fortement relativisée. Et les interrogations s‟avèrent aussi bien
institutionnelles qu‟esthétiques.
Un phénomène générationnel
D‟autre part, en termes de personnes, très simplement, force est de constater un
phénomène de génération : tout un ensemble d‟artistes plasticiens semble, en gros dans les
quinze dernières années, s‟être bel et bien emparé de l‟objet ou de la pensée « cinéma », et
l‟avoir placé au cœur de leur pratique d‟artiste, comme s‟il s‟agissait de (ré)animer le monde
de l‟art contemporain en lui redonnant une vie et un imaginaire, sinon nouveau, au moins
riche historiquement, culturellement et esthétiquement. C‟est un fait objectif et au moins
quantitatif. Et si ce n‟est pas une « école » à proprement parler, c‟est au moins un mouvement
qu‟on peut dire presque générationnel (avec, certes, des exceptions notoires, comme Michael
Snow ou même Anthony Mc Call, dont les travaux pionniers remontent à la fin des années 60
ou au début des années 70). En tout cas, nous connaissons tous au moins les noms de ces
artistes « contemporains » dont beaucoup, depuis une bonne dizaine d‟années, sont au devant
de la scène internationale actuelle11
. Pour n‟en citer que quelques-uns : Douglas Gordon,
Pierre Huyghes, Pierre Bismuth, Stan Douglas, Steve Mc Queen, Mark Lewis, Doug Aitken,
Pipilloti Rist, Eija Liisa Ahtila, Janet Cardff, Sam Taylor Wood, Melick Ohanian, Tacita
Dean, Christoph Draeger, Rainer Oldendorf, Philippe Pareno, Dominique Gonzales-Foerster,
etc. A ces figures désormais installées, il faut ajouter un nombre extraordinairement élevé de
plus jeunes artistes, moins connus bien sûr, mais qui contribuent massivement à cet effet de
déferlante à quoi l‟on est confronté aujourd‟hui. Cette émergence générationnelle, il me
semble qu‟on ne peut pas la penser sans son « pendant » du côté du cinéma. Car dans le même
temps, mais à l‟inverse, on voit aussi de nombreux cinéastes (patentés) se tourner dans l‟autre
sens, vers le champ de l‟art, pour y proposer, le plus souvent sous forme d‟installations, des
œuvres, parfois nouvelles (faites spécifiquement), mais pas nécessairement, car beaucoup
11
Pour ne pas citer toutes les expositions monographiques liés aux artistes individuels, on peut simplement renvoyer à quelques catalogues d‟expositions collectives comme Cinema cinema.
Contemporary art and the Cinematic experience, Eindhoven, Stedelijk Van Abbemuseum, 1999 ; ou
L’Effet cinéma, Musée d‟art contemporain de Montréal, 1995-96, ; ou encore Installation. Cinéma. Vidéo. Informatique, troisième Biennale d‟Art Contemporain de Lyon, 1995-96. Et beaucoup d‟autres.
9
apparaissent comme des « mises en espace » (plus ou moins originales) de leurs films ou de
leur univers à destination des musées ou des galeries. Ce sont des « installations de
cinéastes », comme celles, bien connues désormais, de Chantal Akerman (qui s‟est fait une
sorte de spécialité de cela ces dernières années), ou celles, historiques et originales, de Chris
Marker (depuis sa Zapping Zone à Beaubourg dont la première version date déjà de 1990
jusqu‟à son récent Prelude : The Hollow Men du MOMA en passant par le magnifique Silent
Movie), ou encore celles, en plein essor, d‟Agnès Varda (son intéressant Triptyque de
Noirmoutiers et toute son exposition L’île et elle), sans oublier les tentatives variées et plus ou
moins inventives de Johan van der Keuken, d‟Abbas Kiarostami, d‟Atom Egoyan, de Peter
Greenaway, du couple Giannikian/Ricchi Lucchi, et bien sûr l‟exposition de Godard, Voyages
en utopie, déjà évoquée. On le voit, beaucoup de ces installations sont le fait de cinéastes
d‟une génération souvent plus ancienne que celle des artistes du « troisième cinéma » : Varda,
Marker, Godard, ils pourraient être leur père – et d‟une certaine façon ils le sont, peut-être : de
la famille des « ciné-pères » à la génération des « artistes-fils » !
Les passeurs d’image historiques : le cinéma expérimental et l’art vidéo
Enfin, il importe aussi, pour compléter la carte, de dire que dans l‟entre-deux,
exactement, de ces univers, entre ces artistes-qui-travaillent-avec-le-cinéma et ces cinéastes-
qui-se-pensent-ou-s‟essayent-au-travail-d‟artiste, il y a tout le monde, petit mais intense,
grouillant, hyperactif, divers et ouvert, des cinéastes expérimentaux et des artistes vidéo.
Historiquement autant qu‟esthétiquement, ceux-ci sont les vrais passeurs entre les deux
univers qui nous occupent. Et ils ont chacun leur trajectoire et leur autonomie. Il est clair, par
exemple, que, par rapport à la projection classique en salle, c‟est bien le cinéma expérimental
(déjà dans les années 20 mais surtout dans les années 50 et sv.) qui a instauré « l‟installation »
(au sens élargi, expanded pour reprendre le terme de Gene Youngblood12
) comme autre forme
d‟existence du cinéma13
(exposition de la bande pellicule elle-même ou de photogrammes
agrandis, boîtes optiques en tous genres, dispositifs scéniques et machiniques divers et variés,
projection sur plusieurs écrans, sur des surfaces non planes, dans l‟espace, en recto-verso,
etc.). Et d‟autre part, il est tout aussi clair que c‟est « l‟art vidéo » qui a introduit la grande
12
Gene YOUNGBLOOD, Expanded Cinema, New York, Dutton, 1970. Et pour prolonger directement dans le champ qui nous occupe : Jean-Christophe ROYOUX, « Expanded-Extended.
Héritage, transformation et ramification d‟un concept esthétique dans l‟art des années 60 », 1ère
partie
in Omnibus, n°23, janvier 1998 ; 2ème
partie in Omnibus, n°24, avril 1998. 13
Voir par exemple Yann BEAUVAIS, « Le cinéma s‟installe », in Nov’Art, n°11, juin-août 1993.
10
image mouvement dans le monde des galeries et des musées d‟art contemporain. Je vais
détailler plus précisément ce dernier travail de passage.
Art Vidéo : la navette
On peut dire globalement qu‟entre 1960 et aujourd‟hui, l‟art vidéo n‟a cessé de faire la
navette entre cinéma, télévision et arts plastiques – et ainsi de tisser des liens qui ont (re)
modelé le paysage de l‟art – pour finir, peut-être, comme les autres arts, absorbée dans le
grand tout numérique actuel. Et que ces mouvements de navette ont été évidemment à double
sens (pour et contre). Affaire dialectique, dans sa supposée « nature » autant que dans ses
usages, l’art vidéo, tout au long de sa brève histoire, est apparu sans cesse tiraillé entre ses
tendances contradictoires. Lors de son apparition, on se méfiait d‟abord de cet « art » (ne
venait-il pas techniquement de la télévision, cette machine à décerveler, sans âme et sans
imaginaire ?) – aussi a-t-on essayé d‟emblée de s‟en servir comme arme, en retournant la
vidéo contre (tout contre) la télévision (c‟était l‟époque de la vidéo téléclaste des origines :
destruction et décomposition, souvent violentes, de l‟image autant que du meuble lui-même,
avec Wolf Vostell et ses téléviseurs bétonnés au milieu des déjections de dindons, ou Ant
Farm, le groupe californien, avec sa Cadillac « El Dorado rectifiée » lancée dans un mur de
téléviseurs en flammes qui explosent ; déstructuration et détournement du flux électronique
avec les champs magnétiques de Nam June Paik ; dérision et transgression de l‟intérieur avec
Jean-Christophe Averty à l‟ORTF, etc.). Esthétiquement, en termes de puissance d‟image, on
méprisait souvent cet « art » autoproclamé car sa petite image d‟alors, phosphorescente et
« pauvre », grise et floue, n‟avait pas les éclats de la majestueuse image de cinéma projetée
brillamment dans le noir sur grand écran – et pourtant on a cherché dès les débuts s‟il y avait
une « spécificité » visuelle (un langage, une plasticité pure et dure) dans ce type d‟image
électronique : la fluorescence, l‟incrustation ou mixage d‟image, le temps réel, etc. sont
apparus très vite comme autant de formes esthétiques nouvelles, à développer, à explorer, à
manipuler, jusqu‟à la fascination. Instrumentalement, on y voyait un simple outil de bricolage
supplémentaire dans la panoplie déjà bien fournie des plasticiens (on parlait de la caméra
comme d‟un « pinceau électronique ») – tout en cherchant à voir ce qu‟on pouvait inventer
sur le plan plastique avec cette machine plutôt minimaliste (dans tous les sens du terme). La
vidéo des années 70 était ainsi à la fois une « petite chose », très minoritaire, sinon secondaire
par rapport aux autres « grandes formes » (télévision, cinéma, arts plastiques), mais en même
temps une sorte d‟horizon, d‟utopie, de rêve d‟invention, bien en phase avec les idéologies
11
révolutionnaires de l‟époque14
. En dernière instance, ce qui reste après coup, après que la
télévision, le cinéma et l‟art contemporain se soient eux-mêmes retournés pour « incorporer »
toutes les inventions de la vidéo, c‟est le principe même de la migration d‟image – ce que
Raymond Bellour a appelé « l‟entre-images »15
. L‟art vidéo a sans doute été par excellence
l‟art du passage des images les unes dans les autres – moins une forme d‟image en soi
(spécifique, autonome, unitaire) qu‟une transition en acte, la manière et la matière mêmes de
la transition, dans les formes du visuel des quarante dernières années. Pour comprendre ce
mouvement historique, du rêve de spécificité d‟un art intrinsèque vers le constat de la
transitivité des formes, je propose un petit parcours, forcément très schématique16
, en trois
temps (les années 60/70, les années 80 et les années 90/00).
Premières découvertes : l’image multiple en elle-même
Première époque, les années 60-70. Une double découverte. En termes d‟images
d‟abord. Avec les bandes pionnières des américains Nam June Paik (en premier) mais aussi
Peter Campus, Ed Emschwiller, les Vasulka, etc. - ou en France, avec les fameuses « mises en
page électroniques » de Jean-Christophe Averty, l‟art vidéo cherche à (ré ?)inventer de
« nouvelles formes » visuelles : l‟écran divisé, l'inscrustation, les jeux de volets, l‟image
multiple, en couche, dé/collée, mixée, le traitement artificiel des couleurs, les variations de
vitesse, etc. - toute une pyrotechnie virevoltante de formes visuelles, primitivement
cinématographiques (notamment présentes déjà dans les avant-gardes des années 20) ou
plasticiennes (le collage, le bricolage, le maquettage, la coloration, l‟abstraction, etc.), mais
désormais vécues comme « naturellement » électroniques, qui sont vite suremployées dans les
bandes vidéo de l‟époque, et que le cinéma d‟après, celui des années 80 et plus encore 90,
récupérera avec éclat (de Peter Greenaway à Matrix). Cette (ré)invention visuelle aboutira à
une esthétique de la vitesse et de la simultanéité, à une pensée du « montage dans le plan » et
à une idéologie de la saturation de l‟image (tout est dedans, ou sous, ou au fond - de l‟image,
il n‟y a plus de hors champ, selon la théorisation proposée alors par Jean-Paul Fargier17
).
14
Un des ouvrages qui le premier a présenté un panorama exact de ce moment historique est l‟ouvrage
d‟Anne Marie DUGUET, Vidéo, la mémoire au poing, Paris, Hachette, 1981. 15
Raymond BELLOUR, L’Entre-images. Photo. Cinéma. Vidéo, op. cit. Voir aussi le catalogue
d‟exposition Passage de l’image (sous la direction de Raymond BELLOUR, Catherine DAVID,
Christine VAN ASCHE), Paris, Centre G. Pompidou, Musée National d‟Art Moderne, 1990. 16
Pour une vision infiniment plus détaillée, je renvoie évidemment au livre de Françoise PARFAIT, Vidéo : un art contemporain, op. cit. 17
Voir notamment toutes les chroniques tenues régulièrement dans les années 70 puis 80 par Jean-
Paul FARGIER dans les Cahiers du cinéma puis dans Art Press, ou encore dans des catalogues divers, où celui-ci développe au fil de ses articles, donc sur le mode de la critique d‟oeuvres, une des
12
Dispositif : du circuit fermé à la vidéo-surveillance
En termes de dispositif ensuite18
, et plus radicalement car on touche là à une véritable
singularité de cet art, la vidéo de ces mêmes années 60-70 a découvert et investit le fameux
principe du temps réel, de l'image en direct avec son objet (ce sont les figures du feedback et
du circuit fermé, qui ont tant fasciné les installations d‟artistes de l‟époque (Paik, encore et
toujours, par exemple avec son TV-Boudha, mais aussi ces trois figures majeures dans ce
domaine que sont Peter Campus, Vito Acconci et Dan Graham19
, sans oublier la dimension
plus féminine avec Lynda Benglis, Joan Jonas, Ulrike Rosenbach, Dany Bloch, etc.).
S‟affirme là toute une tendance, forte, marquée par la fascination quasi hypnotique pour
l‟image simultanée avec son objet, se donnant à voir à elle-même en direct, dans des mises en
abyme plus ou moins subtiles ou perverses, tendance que la critique américaine Rosalind
Krauss a caractérisée dans un texte d‟époque sous l‟étiquette de « narcissisme du médium »20
– et qui trouvera à se prolonger plus tard, dans les années 80-90, avec l‟intérêt socio-politique
ou fantasmatique de certains artistes pour la « vidéo-surveillance » (Michael Klier en
particulier, et beaucoup d‟autres21
qui iront dans le sens d‟une réflexion sur les questions de
pouvoir, de contrôle, de voyeurisme, etc., par les dispositifs électroniques). On suit ainsi un fil
– où l‟idée de dispositif prédomine sur l‟idée d‟image – qui associe dans son mouvement le
premières pensées d‟ensemble, originale et cohérente, tentant de cerner esthétiquement ce que sont la forme vidéo et le langage électronique. Il ne serait pas inutile de regrouper ces textes disparates de
Fargier. Voir aussi son recueil Où va la vidéo?, n° hors série des Cahiers du cinéma, 1986. 18
Globalement, voir le texte d‟Anne-Marie DUGUET, « Dispositifs », in Vidéo, revue Communications, n° 48, Paris, éd. Du Seuil, 1988. Et pour un prolongement plus spécifique, voir
Raymond BELLOUR, « La chambre », in Trafic, n°9, 1994. 19
Sur ce dernier spécifiquement, voir le catalogue rétrospectif Dan Graham. Œuvres 1965-2000, Paris, éd. Paris-Musées, 2001. 20
Rosalind KRAUSS, « Vidéo : the Æsthetics of Narcissism », in October, n°1, 1976. Voir aussi Kate
LINKER, « Revisiter le narcissisme en vidéo : le voix de Vito Acconci », in catalogue La Voix, Studio
National Le Fresnoy, Tourcoing, 1999 ; ainsi que Sophie-Isabelle DUFOUR, L’image vidéo : d’Ovide à Bill Viola, Paris, Archibooks, 2008. 21
Il y a bien sûr le modèle historique de la machine panoptique de Michael Snow pour La région
centrale (1970-71) et sa version installation (De La, 1969-72). Et ensuite une série d‟œuvres ou de démarches d‟artistes centrées sur le contrôle, la surveillance, le pouvoir, le voyeurisme, l‟identité, le
panoptisme médiatique, etc., comme par exemple, chez les pionniers de l‟art vidéo des années 70, le
collectif Gorilla Tapes, ou la Machine de vision des Vasulka, ou ensuite dans les années 80, les travaux critiques de l‟école allemande avec Marcel Odenbach, Klaus Vom Bruch, Haroun Farocki,
ceux des artistes femmes avec Martha Rosler, Jenny Holzer, Chantal DuPont, ceux qui ont interrogé le
pouvoir des médias comme Antoni Muntadas ou Johan Grimonprez, ceux plus plasticiens des
installations multiécrans de Steve Mc Queen, Stan Douglas, Beat Streuli, Tacita Dean, ou encore certaines œuvres singulières de Renaud Auguste Dormeuil, Ann-Sofi Sidén, Elsa Cayo, Julia Scher,
Sean Snyder, Bill Spinhoven, Jordan Crandall, Mat Collishaw, Niolas Moulin, etc. Sur tout ceci, voir
le chapitre « Surveillance et contrôle d‟identité. La vidéo contre le pouvoir des médias » du livre de François PARFAIT, Vidéo : un art contemporain, op. cit.
13
principe de la vidéo-miroir à celui du pouvoir par le regard. Et ce fil est entièrement
conditionné par le singulier rapport au temps qu‟induit la vidéo. Lorsque Nam June Paik ou
Bill Viola disent « la vidéo, c‟est du temps », il faut bien entendre qu‟il s‟agit en particulier de
la question du temps réel, c‟est-à-dire de l‟instantanéité de la transmission qui assure la
simultanéité du temps de l‟image avec le temps réel de l‟objet qu‟elle donne à voir.
De la vidéo cinéphage aux films de found footage
Après cet âge pionnier des découvertes, on entre dans la vidéo « de la deuxième
époque » (en gros les années 80, mais qui démarrent déjà dans la seconde moitié des années
70). L‟art vidéo change ses visées. Finis les nouvelles images truquées et les dispositifs en
circuit fermé. Deux nouvelles dimensions surgissent, technologiques à l‟origine mais dont on
comprend vite la portée esthétique, qui serviront aussi de passage entre images. D‟abord, avec
l‟arrivée massive des magnétoscopes, la vidéo devient un formidable et dévorant instrument
de reprise d'images. La reproductibilité par la bande magnétique s'amplifie intensément (on
copiait tout, notamment bien sûr les films de cinéma). Et bien avant le DVD, cela a contribué
à introduire dans l'espace des arts, des musées et galeries notamment, des images empruntées
au grand corps du cinéma, des citations de films recyclées selon de multiples opérations de
transformation ou de déformation - ce que l'on a appelé la « vidéo cinéphage ». Ce fut surtout
une spécialité européenne, avec les vidéos de Jean-André Fieschi, d‟Alain Bourges, de
Thierry Kuntzel, de Jacques-Louis Nyst, des frères Thijs, de Marcel Odenbach, de Gustav
Hamos, etc. Les américains eux travailleront plutôt la reprise d‟images télévisuelles. La vidéo
devient alors une manière de penser (en images et en sons) sur (et avec) les images déjà là. Et
c‟est l‟image de cinéma qui incarne alors, plus que toute autre, l‟idée d‟image, avec laquelle il
faut dialoguer, jouer, travailler, se (re)souvenir, qu‟il faut scruter, décomposer, transformer,
incorporer, rêver, fantasmer. Il y a tout un imaginaire cinématographique fort qui sert
d‟horizon à l‟art vidéo de cette époque – lequel annonce, là aussi, avec une décennie
d‟avance, ce mouvement qui submergera le cinéma expérimental des années fin 80-90, le
mouvement des films dits de found footage (sur lequel je reviendrai plus loin) : après les
travaux anticipateurs des américains, Ken Jacobs, Bill Morisson, Al Razutis, il y eut tous
ceux, contemporains des mémorables Histoire(s) du cinéma de Godard qui font office de
phare dans les années 88-98, des européens (de Haroun Farocki au couple Giannikian/Ricci-
Lucchi), au premier rang desquels l‟école autrichienne de Martin Arnold, Mathias Müller,
Christoph Girardet, Peter Tscherkasky, etc. S‟approprier des images qui occupent déjà
14
l‟espace (et nos esprits), plutôt que d‟en faire (vainement ?) de « nouvelles », et dans cette
possession de matière, trouver à dé/recomposer un imaginaire22
.
L’exposition : du moniteur à la « video-sculpture »
En même temps (en gros toujours les années 80), les bandes des artistes vidéo ne se
limitent plus à être vues dans les festivals, comme une sorte de sous-cinéma. D‟ailleurs les
« festivals vidéo » seront en nette régression à partir du milieu des années 80. Passant de la
projection à l‟exposition, elles gagnent de plus en plus du terrain du côté du monde de l‟art –
les musées, centres d‟art et galeries. Et les modes de présentation de ces images vidéo dans
ces espaces d‟exposition commencent à être pensés plastiquement pour eux-mêmes. Bien sûr
il y avait déjà les installations en circuit fermé des années 70, qui fonctionnaient avec des
images en direct, non enregistrées, et dont on mesure bien qu‟elles sont des sortes de
« performances de dispositifs », faisant pendant, justement, aux enregistrements en vidéo de
performances (ou actions, ou happenings) d‟artistes qui, à la même époque, mettaient en jeu
leur corps, l‟espace, le temps, le spectateur, dans des interventions hic et nunc où
l‟enregistrement sur bande permettait à la fois de servir de mémoire au geste accompli mais
aussi d‟en organiser la mise en scène pour l‟image23
. Or dans les années 80, les choses se
déplacent et les espaces institutionnels de l‟art reçoivent non plus (seulement) des images
d‟actions (vidéos de performance) ou des actions d‟images (installations en circuit fermé),
mais elles se mettent à intégrer des modes nouveaux de présentation d‟images filmées en tant
qu‟images. Dans cette deuxième époque (‟80), les présentations d‟œuvres d‟art vidéo au
musée sont organisées autour et à partir de l‟objet « moniteur » : l‟écran vidéo n‟était pas
seulement une surface (l‟image) mais aussi un volume, un cube, une boîte, un meuble. Et ce
cube, on pouvait le manipuler, le démultiplier, l‟aligner, l‟empiler, le traiter comme un
matériau. On l‟assemblait dans des « murs », des « lignes » ou des « colonnes » - d‟écrans. On
inventait de véritables compositions dans l‟espace, faites de moniteurs agencés sur des modes
infiniment variés, depuis les architectures poétiques de Studio Azzuro jusqu‟aux célèbres
robots de téléviseurs de Nam June Paik. Les années 80, c‟est bien l‟époque de ce qu‟on
appelait la vidéo-sculpture. Et le moniteur en était l‟emblème (littéralement : le totem).
L‟exposition de Cologne, intitulée Videoskulptur, en 1989 a parfaitement incarné ce
22
On trouvera de nombreuses études sur ce mouvement et ces auteurs du found footage dans les divers écrits de Nicole BRENEZ, de Christa BLÜMLINGER, d‟Emeric DE LASTENS, etc. 23
Voir par exemple Chris HILL, « Attention ! Production ! Audience ! – Performing Video in the first
decade, 1968-1980 » in Rewind : video art and alternative media in the United States, 1968-1980, Chicago, Video Data Bank, 1996.
15
moment24
. Et de nombreux artistes ont su déployer des oeuvres majeures en ce sens, tels Gary
Hill et ses splendides installations25
.
De la vidéo-projection à l’effet cinéma
Enfin, troisième phase dans ce parcours (à la hussarde) : dans les années 1990-2000, un
autre phénomène encore se déploie, lié à l'arrivée et à la généralisation d‟un nouveau mode
technologique : les vidéoprojecteurs grand écran. Leur évolution technique a été rapide et,
couplés à des enregistrements numériques (DVD), ils atteignent désormais un niveau de
qualité qui cette fois leur permet de rivaliser, en définition, en luminosité et en taille, avec
l'image de cinéma, en demandant eux aussi l'obscurité (relative) de l'espace et en jouant de
tous les rapports de distance avec le spectateur26
. Avec les vidéoprojections donc, on en a fini
avec les blocs-moniteurs et la petite image dans son bocal. Retour à la surface. Aux effets de
textures, de matières, de formats. Aux effets d‟apparition (et de disparition). Les célèbres
installations de Bill Viola furent parmi celles qui ont magnifié très tôt la splendeur de la
projection vidéo grand format – dans les grandes « chambres » (plus ou moins noires)27
d‟abord comme Room for St John of the Cross (1983), Passage (1990), Tiny Death (1993),
Treshold (1992), Pneuma (1991), etc., puis dans ses installations ultérieures en jouant
intensément à la confrontation ou la comparaison avec la grande image par excellence, celle
de la peinture classique, dans des compositions en diptyque, triptyque, polyptyque, parfois
même exposées dans des églises (The Greeting dans l‟Eglise Saint Eustache à Paris en 2000),
ou sur des scènes d‟opéra (pour le Tristan und Isölde de Wagner mis en scène par Peter
Sellars en 2005)28
. Partout on s'est mis à projeter l'image vidéo, sur les murs du musée ou de
la galerie, ou sur de grands écrans suspendus, ou même dehors, sur les façades des maisons
par exemple. Sur tout objet présentant un minimum de surface réfléchissante : c‟est toute une
24
Catalogue Video-skulptur. Retrospectiv und aktuel. 1963-1989, sous la direction de Wulf HERZOGENRATH et Edith DECKER, Cologne, DuMont, 1989. Dans le même sens, voir aussi Vito
ACCONCI, « Télévision, meuble et sculpture : chambre avec vue américaine », in La vidéo entre art
et communication, Paris, éd. Ensb-a, 1997 (publié à l‟origine dans le catalogue De Lumineuze Beeld, Amsterdam, Stedelijk Museum, 1984). 25
Voir par exemple le catalogue de la rétrospective Gary Hill au Musée National d‟Art Moderne du
Centre Georges Pompidou, 1992. 26
Voir l‟ouvrage collectif (sous la direction de Dominique PAÏNI), Projections : les transports de
l’image, Paris, Hazan/Le Fresnoy, 1997. 27
Voir l‟article de Raymond BELLOUR, « La chambre », in Trafic, n°9, 1994. 28
Parmi les nombreux catalogues sur Bill Viola, on mentionnera par exemple celui de 1997, Bill Viola. Exposition du Whitney Museum of American Art, curated by David A. ROSS & Peter
SELLARS, New York/Paris, éd. Whitney Museum/Flammarion, 1997. Et plus récemment ses
fameuses figures rassemblées dans le magnifique The Passions (Londres, J. Paul Getty Museum, 2003).
16
déclinaison de la fonction écran qui se met en place avec les vidéoprojections, sur sol ou sur
plafond, sur des surfaces en angle, sur des miroirs, sur des objets sphériques, sur des corps,
sur des écrans de fumée, etc. L‟image vidéoprojetée apparaît ainsi comme une sorte de
matière lumineuse mobile qui peut se déplacer, envahir, couvrir, coller, adhérer, fusionner
avec tout objet qui se présente. L‟image se fait gant, elle se moule et habille tout à la fois, les
surfaces et objets qu‟elle rencontre. Tony Oursler (et dans une moindre mesure Pipilotti
Rist29
) s‟est fait une spécialité de ces multiprojections qui ont réinventé le principe de l‟écran,
transformant par exemple un simple gros ballon banc en un énorme œil, vivant et cyclopéen,
posé sur le sol et qui vous observe, ou des mannequins et autres poupées de chiffon en corps
habités de présence inquiétante, etc.30
. La projection a transporté l‟image vidéo dans l‟espace
ouvrant à une sorte de prolifération hors des limites habituelles du cadre. Bref, en se
développant ainsi, la vidéo a fini non pas (seulement) par gagner du terrain elle-même (au
contraire pourrait-on dire, puisqu'elle a parfois abandonné certaines de ses spécificités
d'image) mais plutôt par faire gagner du terrain aux autres arts, et en particulier par favoriser
le développement des échanges entre cinéma et art contemporain. La vidéo, au fil de sa petite
histoire (quarante ans) et de ses grandes formes (de la bande vidéo à l'installation, du
moniteur-sculpture à la vidéo-projection), a introduit progressivement mais durablement
l'image mouvement en grand format dans les lieux de l'art. Et elle a entraîné le cinéma avec
elle. Le cinéma comme langage, comme puissance, comme dispositif fait désormais partie
(intégrante ? ce n‟est pas si sûr) du champ de l'art. En tout cas, c‟est la vidéo qui a fait le lien,
qui l‟a introduit dans la place, au point d‟en faire une réalité incontournable de tout musée
d‟art contemporain des années 2000. Aujourd‟hui, par et grâce à la vidéo – cette passeuse
d‟images qui pousse l‟élégance jusqu‟à se faire oublier –, on ne nous parle plus que de
« l‟effet cinéma » qui travaille l‟art contemporain…
*
* *
29
Par exemple dans la version française de son exposition-installation Remake of the Week End (1999
à l‟Arc, Paris) où l‟artiste multiplie les projections en tous genres pour envahir toutes les pièces et objets d‟un appartement reconfiguré pour les besoins de l‟exposition : projection monumentale sur le
mur-cuisine de l‟entrée, projection sur le mur et le plafond de la salle de bain, projections variées dans
et sur tous les espaces ou objets (fauteuils et canapés avec des projecteurs incorporés, piles de livres
faisant écran, etc.), multiples mini-projections de détail (bouteilles ou verres, fentes dans le plancher), etc. Les images projetées sous toutes leurs formes et formats envahissent l‟espace, prolifèrent, le
recouvrent par fragments multiples, l’habitent dans chacun de ses lieux, de ses zones, de ses objets.
L‟impression est autant celle de la prolifération que de l‟immersion. 30
Voir par exemple le catalogue Tony Oursler, Bordeaux, CAPC-Musée d‟Art Contemporain, 1998.
17
Quelques grandes figures de l’effet cinéma : un embryon de catégorisation
Ce cadre et cette carte, historiques et esthétiques, une fois posés, je voudrais à présent,
toujours dans une perspective de mise en place, essayer d‟identifier et de décrire, simplement
et exemples à l‟appui, quelques-unes des grandes modalités de cet effet cinéma. Il ne s‟agit
ici, ni d‟une volonté d‟exhaustivité ni d‟une typologie systématique ni d‟un désir de figer ce
qui est mouvant, mais seulement de balayer, rapidement, sans faire d‟analyse détaillée, et
avec un peu de rationalité descriptive, le terrain extrêmement diversifié auquel on a à faire. Je
propose donc un petit parcours sous forme de deux tableaux décrivant des figures qui sont
autant de formes-types de cette relation entre cinéma et art contemporain, deux tableaux
synthétisant quelques-unes des principales figures de l‟effet cinéma dans l‟art.
Le premier de ces deux tableaux est relatif aux figures de reprises de films dans des
pièces d‟artistes – il s‟agit d‟une logique globale de migration d’images. Le second tableau
est relatif aux figures de reprises du cinéma lui-même (et non « simplement » des films) dans
des œuvres ou des démarches d‟artistes – il s‟agit ici d‟une logique globale de migration de
dispositifs. La distinction entre film et dispositif est fondamentale. La migration de films (ou
d‟images) renvoie aux œuvres, à des objets (en principe précis, déterminés). La citation, le
remake, le found footage, tous les effets d‟intertextualité visuelle sont autant de formes de ce
type de migration d‟images, assez symptomatique des travaux artistiques des années 80 et 90.
La migration de dispositifs, elle, est plus contemporaine (plutôt les années 2000) et plus
générale ou plus abstraite. Car elle renvoie non pas tellement à des objets ou des films, mais
plutôt à des processus, à des mécanismes ou des agencements, c‟est-à-dire au « cinéma »
comme ensemble de procédures dynamiques, construit sur des instances particulières (la
projection, la lumière, le défilement, l‟obscurité, la salle, l‟écran, le spectateur lui-même,
etc.). Certains travaux d‟artistes contemporains se définissent ainsi par des expériences avec
ou à partir de ces processus cinématographiques, sans se soucier de reprendre (directement ou
non) des images ou des films. L‟idée de migration des dispositifs me semble bien plus
caractéristique des travaux actuels.
Dans ce qui suit, je commenterai donc, en les déclinant catégorie par catégorie, figure
par figure, et avec divers exemples à chaque fois, ces deux tableaux de synthèse. J‟aurai pu
ajouter, pour finir (mais je ne le ferai pas), un troisième tableau qui prend à contrepied les
deux premiers (qui en est pour ainsi dire le contrechamp) puisqu‟il aurait envisagé, lui, le
rapport cinéma/art contemporain à partir du point de vue opposé : quel est la place des « effets
d‟art contemporain » dans le cinéma d‟aujourd‟hui. Ce n‟est plus « l‟effet cinéma dans l‟art
18
contemporain » mais le contraire : peut-on lire, soit explicitement soit implicitement, et dans
quelle proportion (avec quel degré d‟intensité), une « présence de l‟art contemporain », des
ses œuvres et de ses artistes, ou de ses problématiques et de ses enjeux, dans les films ou dans
les démarches de cinéastes contemporains – par exemple chez Godard ou chez Greenaway,
chez Agnès Varda ou Chantal Akerman, chez Gus Van Sant ou Wong Kar-Waï, chez
Sokourov ou Grandrieux, etc. S‟ouvre là tout un nouveau champ de pratiques et d‟études,
important, problématique, en plein essor aujourd‟hui, mais que je n‟aborderai pas dans ces
pages car il est d‟un tout autre ordre que celui dont ce texte entend rendre compte. Je me
concentrerai donc sur les deux tableaux qui suivent : celui des migrations d‟images et celui
des migrations de dispositifs.
Tableau I : Migration d’images - la reprise filmique
Le film exposé
(projection
avec transformation)
Le film dé/recomposé
ou le remontage de
fragments
(found footage films)
Le film reconstitué (remake)
Le film matérialisé (photogrammes,
sculptures ou
tableaux filmiques)
Les artistes:
Douglas Gordon
Pierre Bismuth
Les artistes:
Ken Jacobs
Bill Morisson
Martin Arnold
Mathias Müller
Peter Tscherkassky
Christian Marclay
Christophe Draeger
etc.
Les artistes :
Pierre Huyghes
Constanz Ruhm
Brice Dellsperger
Les artistes :
Peter Kubelka
Eric Rondepierre
Jim Campbell
Les gestes :
les variations de
vitesse (ralenti, arrêt,
accéléré, réversion)
Les jeux formels
(positif/négatif,
pair/impair)
le multi-écran,
Les gestes :
découpage, dépeçage,
décorticage ;
remontage,
assemblage, collage
Les gestes :
le remake
la doublure
refaire de l‟autre
avec du même
(l‟imitation et la
différence)
Les gestes :
fixer, inscrire, arrêter, prélever, congeler, garder des traces superposer, accumuler
Les enjeux : Les enjeux : Les enjeux : Les enjeux :
19
la spatialisation du
film temporel,
la séparation du son et
de l‟image
l‟idée de « version
exposable »
répétition
obsessionnelle,
fascination, hypnose
étude visuelle
révélation analytique
par l‟image
l‟idée du film comme
installation
l‟idée du film
comme mémoire, et
son interprétation
solidifier le film
l‟idée du film
comme monunent
Les quatre catégories de figures ici présentées (le film exposé, le film dé-/re-composé,
le film reconstitué et le film matérialisé) déclinent toutes l‟idée de reprise en l‟ordonnant dans
le sens du plus littéral (ou explicite, ou direct) au plus métaphorique (implicite, indirect).
Dans ce dernier cas, plus la reprise s‟avère métaphorique, moins on peut parler de reprise : on
est davantage dans une relation virtuelle, incertaine, hypothétique, bâtie sur des « évocations »
ou des « invocations » (du cinéma par l‟art), voire même dans de pures analogies (de fond) ou
de pures correspondances (formelles). S‟ouvre alors un espace indéterminé où la relation
entre cinéma et art contemporain flotte à tous les possibles, comme une virgule entre deux
univers.
L‟idée de reprise littérale est sans aucun doute celle qui s‟impose a priori avec le plus
d‟évidence. Au sens premier, ce principe se conçoit d‟abord, comme son nom l‟indique, par
un geste – un geste effectif, constitutif de chaque pièce d‟art – d‟emprunt matériel et physique
d‟objet(s) filmique(s). On peut décliner de bien des façons ce geste de reprise : reproduction,
prélèvement, récupération, citation, réappropriation, absorption, détournement, retournement,
transformation, déformation, etc. Les reprises peuvent elles-mêmes être intégrales ou
fragmentaires, fidèles ou altérées, directes ou indirectes, etc. En général, c‟est à elles qu‟on
pense d‟abord lorsqu‟on parle de la présence d‟un effet cinéma dans l‟art contemporain. Mais
ce n‟est pas parce qu‟elles sont les plus explicites ou les plus immédiatement visibles, que
leurs enjeux sont simples ou transparents. Loin de là. Je dégagerai donc ici quatre formes
singulières de reprise, qui se déclineront dans une certaine progression, mais qui ne sont que
quatre formes parmi beaucoup d‟autres possibles. Le jeu est ouvert…
Le film exposé
C‟est un peu la figure matricielle du phénomène. A son jeu se sont essayés, dès le début
(années 90), les grands noms pionniers du mouvement qui nous intéresse, comme Douglas
Gordon ou Pierre Huyghes. On pense en effet tout de suite à l‟exemple princeps en ce
20
domaine : le célèbre 24 Hours Psycho de Douglas Gordon (1993). Lorsqu‟il s‟empare du film
d‟Hitchcock pour en faire une projection vidéo sur grand écran au milieu d‟une salle de
musée ou de galerie, Douglas Gordon reprend le film Psycho (l‟arrache à sa salle de cinéma)
pour l‟exposer (pas seulement le projeter) dans un espace et une institution d‟art. Il l‟expose
même intégralement (dans son intégralité), mais pas dans son intégrité, puisqu‟il lui fait subir
une distorsion fondamentale, sous la forme d‟un ralenti extrême de l‟image. La projection
complète du film dans sa « version-Gordon » s‟étire en effet, en principe, sur une durée totale
de 24 heures (au lieu des quelques 90 minutes habituelles). Expérience temporelle « poussée »
(étirée, extended) à la fois sur la durée d‟une œuvre, sur la patience du spectateur et sur les
règles de l‟institution, toutes mises en crise, qui relève encore pleinement d‟une inspiration
performative très « années 70 ». Mais surtout, la lenteur de cette projection métamorphose
complètement la sensation visuelle du film, que l‟on (re)découvre dans ses plus infimes
détails, dans la plasticité de chacun de ses plans et de ses mouvements décomposés. Exit le
suspens, exit le récit, exit l‟univers fictionnel. Du moins comme modes premiers de relation à
l‟œuvre. Mais ce rapport « primaire » à la narrativité est en fait renvoyé à une fantomatique
historicité dans la mémoire approximative du spectateur. Le film d‟Hitchcock, son histoire,
ses personnages, son action, les angoisses qu‟il suscite, ne sont pas tant effacées qu‟enfouies,
renvoyées dans les limbes de notre mémoire collective, comme un vague souvenir qui nous
traîne dans la tête. Le film d‟Hitchcock ne fait que hanter, plus ou moins vaguement, notre
rapport à l‟œuvre de Gordon. Reste la présence « pure » (?) d‟une image, lumineuse,
tremblante de lenteur, littéralement suspendue dans l‟air (dans tous les sens du terme : le
ralenti « gèle » le mouvement et l‟écran flotte au milieu de l‟espace, sans contact ni avec un
mur, ni avec le sol ou le plafond). L‟expérience est autant plastique que temporelle : on a
l‟impression de voir Psycho, ce film fétiche qu‟on croyait pourtant connaître par cœur,
comme si on ne l‟avait jamais vu (en tout cas ainsi). De le voir et non de le suivre. Chaque
geste, chaque expression du visage, chaque action se trouve quasiment analysée, « scrutée
contemplativement » ; on y découvre mille facettes insoupçonnées, invisibles, qui nous sont
ainsi révélées dans et par l‟épaisseur du ralenti. La vieille fascination absorbante du cinéma
narratif (« l‟histoire » de Psycho n‟est plus qu‟un vague souvenir, qui nous hante certes, mais
qui demeure entièrement brouillé) s‟est déplacée vers une contemplation hypnotique et
plastique d‟une image vibrante dans l‟espace aérien du musée. (Il serait intéressant de
comparer cette pièce de Douglas Gordon avec cette autre reprise du même film d‟Hitchcock,
cette fois sous la forme d‟un remake plan par plan, réalisé par Gus Van Sant. Dans cette
« version-Van Sant », Psycho fonctionne dans le fond, moins comme un « film exposé » que
21
comme un « film installé » (dans un autre film). C‟est une manière nouvelle de traiter de la
vieille question du remake, à la lumière des pratiques de l‟art contemporain, et Van Sant est
sans doute le cinéaste le plus intéressant aujourd‟hui en ce sens : on peut, dans la même
perspective, regarder son Gerry ou son Elephant comme des mises en forme filmique de
questions d‟art contemporain).
Bien d‟autres cas pourraient être évoqués pour illustrer cette figure du « film exposé »,
particulièrement (mais non exclusivement) chez Douglas Gordon, qui en a fait une figure
récurrente tout au long de ses travaux des années 9031
: pour ne rien dire de son
« impossible » Five Year Drive-by de 1995 (il s‟agit de la projection de The Searchers de
John Ford, « ralentie » à un point tel que la durée de projection virtuelle serait de 5 ans, la
durée de la diégèse… Avec cette œuvre limite, littéralement démesurée, on est au-delà de la
question du ralenti, au-delà du rapport entre mouvement et immobilité, ou entre récit et
image, au-delà même de l‟idée de film exposé, on est dans une expérience autant théorique
que psychique que Gordon a lui-même commentée32
), et sans même traiter de pièces comme
Confessions of a Justified Sinner, 1996 (où deux écrans en angle donnent à voir
simultanément les mêmes images d‟un film en noir et blanc, mais en positif d‟un côté et en
négatif de l‟autre, en une sorte d‟inquiétant effet miroir à la fois spatial et chromatique), ou
comme Left is Right and Right is Wrong and Left is Wrong and Right, 1999 (où deux écrans,
en symétrie là aussi, projettent, l‟un tous les photogrammes pairs et l‟autre tous les
photogrammes impairs, du même film d‟Otto Preminger), ou encore comme Through a
Looking Glass, 1999 (qui joue lui aussi d‟un décalage miroirique avec une séquence de Taxi
Driver de Scorsese), on peut encore mentionner son autre installation intitulée Déjà vu
(2000). Il s‟agit de la triple projection, sur trois grands écrans exactement juxtaposés bord à
bord, du même film noir hollywoodien, D.O.A. de Rudolf Maté (1949-50). Ces trois
projections ne diffèrent que par une toute petite unité de temps (1 image/seconde). Le film de
Maté défile donc à 23 images/seconde sur le premier écran, à 24 sur le second et à 25 sur le
troisième. Petite cause, grands effets. Cette minuscule variation de vitesse, imperceptible au
début, vient ronger petit à petit la synchronie des trois projections, jusqu‟à faire éclater le film
31
Sur Douglas Gordon, d‟une façon générale, on pourra lire le recueil de textes critiques et d‟entretiens Douglas Gordon. Déjà vu. Volumes 1, 2 et 3, Paris, Musée d‟Art Moderne de la Ville de
Paris, 2000 ; ainsi que Kidnapping Douglas Gordon, Eindhoven, Stedelijke Van Abbemuseum, 1998
(textes de Jan Debbaut, Douglas Gordon, Francis McKee). 32
Gordon, dans ses commentaires sur les expériences psychiques du ralenti, rappelle que La prisonnière du désert fut l‟un des premiers films qu‟il ait vu enfant à la télévision et que cette
expérience avait psychiquement marqué sa mémoire en inscrivant l‟événement de la vision dans un
« temps pur d‟image », comme une sorte d‟éternité visuelle du souvenir d‟enfant. Voir Douglas GORDON, Déjà vu, volume 2, op. cit., p. 128.
22
en quasiment trois films différents, décalés, désaccordés comme un piano, que le spectateur,
dont l‟œil va d‟un écran à l‟autre, a du mal à raccorder avec lui-même. Même s‟il sait qu‟il a
le présent (de l‟action) au centre, le futur à droite et le passé à gauche, ce qui peut lui
permettre de jouer d‟un côté avec la solution anticipée du suspens et de l‟autre avec la re-
vision de sa mémoire, le spectateur se (re)trouve déchiré dans le temps et le récit par le triple
écran, et les va et vient simultanéistes de son regard entre les trois images lui donnent le
tournis, comme si le film avait été monté dans le désordre et comme si les plans
s‟enchaînaient horizontalement, sans ligne structurante, pareils à une toupie vertigineuse. Les
installations de Douglas Gordon, du moins celles ici évoquées, jouent à exposer des films en
produisant des effets d‟inquiétante étrangeté à partir de matrices formelles simples et actives.
Par ailleurs, une autre manière récurrente d‟exposer un film dans son intégralité (mais
pas dans son intégrité, c‟est le moins qu‟on puisse dire), consiste à séparer la bande son de la
bande image. Divers artistes se sont ainsi plus ou moins débarrassé de la « part visible » du
film d‟origine, pour n‟en retenir que la part (ou la continuité, ou la traduction, ou la
retranscription) sonore. Ainsi Douglas Gordon, encore lui, avec son Feature Film (1998) qui
nous donne à entendre (et à voir, mais pas les images du film, seulement un jeune chef
d‟orchestre qui « (re)joue » la musique du film) la musique du film d‟Hitchcock, Vertigo,
composée par Bernard Herrmann et ici réinterprétée par James Colon, chef d‟orchestre de
l‟Opéra de Paris. C‟est sur lui, sur son travail, ses gestes, ses attitudes, que se concentrent
toutes les images de la « version Gordon ». Ou encore, c‟est le cas de certaines pièces de
Pierre Huyghes, comme Dubbing, qui nous présente, en un plan fixe continu de 90 minutes,
les doubleurs (toute l‟équipe au complet) nous faisant face, regardant un écran invisible pour
nous, et travaillant sans pause à doubler un film qu‟on ne voit jamais (comme image) mais
dont on entend (et lit sur le déroulant en bas de l‟image) tout le dialogue en français Tout cela
pendant qu‟on voit justement le travail des doubleurs (un vrai travail, physique, expressif,
épuisant, fascinant, avec toutes les poses de ces doubleurs-acteurs, avec le jeu
extraordinairement varié non seulement de leur voix mais aussi de leurs corps, de leurs
visages, de leurs gestes, de leurs postures – tout ce qu‟on ne montre jamais évidemment au
cinéma, dont on nous expose ici pour ainsi dire le contrechamp, ou le refoulé).
Ou encore, dans des logiques comparables, il y a le travail de Pierre Bismuth dans des
pièces comme Post Script/The Passenger, 1996, ou The Party, 1997. Chaque fois un film sert
de matériau de départ (le Profession : Reporter de Michelangelo Antonioni, The Party de
Blake Edwards). De ces films, Bismuth travaille essentiellement la bande sonore en écartant
plus ou moins l‟image, qu‟il remplace par du texte. Dans le premier cas, le spectateur est
23
invité d‟une part à écouter dans un casque la bande son originale du film d‟Antonioni tout en
lisant d‟autre part sur un grand écran une retranscription de cette bande son, écrite « en temps
réel » (c‟est-à-dire en suivant la vitesse de projection du film) par une secrétaire
professionnelle qui a tapé à la machine tout ce qu‟elle entendait, sans le voir, du film qu‟elle
ne connaissait pas (on y lit donc, assez imparfaitement, les dialogues mais aussi une
description des sons). Aucune trace de l‟image, si ce n‟est dans l‟hypothétique mémoire du
spectateur, qui peut, éventuellement, à partir de ce qu‟il entend ou lit, « revoir » mentalement
certaines scènes, et encore très aléatoirement (on se rend compte que notre mémoire sonore
n‟a pas grand chose en commun avec notre mémoire visuelle). Dans le second cas (The
Party), le spectateur se retrouve devant deux écrans. Sur l‟un, il peut voir le film (les images)
sans entendre le son. Sur l‟autre, il peut lire là aussi la retranscription/description des
dialogues et du son du film, tels qu‟ils ont été entendus au casque par une secrétaire qui a tapé
le tout à la vitesse du défilement du film. Dans les deux cas, tout le « film » se déroule ainsi
(il s‟agit bien d‟exposer un film, intégralement), laissant le spectateur dans une situation de
perception singulière, assez frustrante et surtout métaperceptive, où celui-ci s‟interroge sur les
modes de réception d‟une œuvre audio-visuelle, où le voir et l‟entendre se trouvent
frontalement dissociés, où le lien entre les deux passent par une sorte de tiers état : un
« texte » très singulier (la retranscription d‟une écoute « pure », toujours fragmentaire et
approximative, qui est souvent plus perturbatrice que communicative), où il ne peut que se
poser des questions sur ce qui passe et ce qui ne passe pas dans ces retransmissions, transferts,
échanges de supports, et où le souvenir du film (souvenir des images, des voix, etc.) joue son
rôle de reconstitution très relative des manques et des pertes ressentis lors de la réception de
l‟œuvre. Bismuth est un artiste analytique, qui travaille moins (que Gordon ou même
Huyghes) avec la puissance de séduction du cinéma (hypnose, contemplation), et met
davantage le spectateur en posture critique avec le médium.
Dans toutes ces expériences (Gordon, Huyghes, Bismuth - des années 90), ce qui ressort
finalement, c‟est qu‟on nous donne une version (« muséale ») d‟un film (plus ou moins
connu), quasiment au sens où l‟histoire du cinéma nous a appris à parler des « versions
multiples » d‟un film – tout comme l‟art contemporain nous apprend lui aussi à parler des
différentes versions d‟une même pièce (version de Londres ou de Paris, version monobande
ou version installation d‟une œuvre vidéo, etc.)33
. La notion d‟œuvre (et donc d‟art) s‟en
33
Sur les « versions multiples », voir en particulier les travaux accomplis depuis plusieurs années à
l‟Université d‟Udine sous la direction de Leonardo QUARESIMA et Hans-Michael BLOCH et publiés dans plusieurs numéros de la revue Cinema & Cie (n° 4, 2004 ; n°6, 2005 ; n°7, 2005), ainsi
24
trouve relativisée car renvoyée dès le départ à une variabilité de présence. Ici, l‟enjeu, c‟est le
film et son exposabilité – et comment cette exposabilité transforme non pas tant le film lui-
même que sa réception et sa perception par le spectateur. Il s‟agit de jouer l‟exposabilité
contre la projectabilité. Cette dernière met(tait) en jeu d‟abord des mécanismes psychiques,
plus ou moins bien connus dans la théorie du cinéma34
(l‟identification, double, la fascination,
l‟absorption, l‟hypnose, le rêve – ou la rêverie –, le voyeurisme, etc.), qui renvoient le
spectateur à sa posture mentale de « passivité active ». La première (l‟exposabilité) met en jeu
des mécanismes plus analytiques ou théoriques, et souvent auto-réflexifs, qui renvoient le
spectateur à une posture plus critique ou déconstructionniste. Chaque pièce d‟artiste
travaillant une version exposable d‟un film s‟avère une expérience analytique métaperceptive
où l‟acte de voir des images est lui-même interrogé. Voir un « film exposé », ce n‟est pas le
revoir, c‟est le voir (ou l‟entendre) autrement, et donc c‟est s‟interroger sur cette altérité.
Le film dé-/re-composé (ou le remontage de fragments)
Il en va tout autrement avec cette seconde figure. Loin de vouloir exposer un film, de
nous en donner une version (plus ou moins transformée) pour nous amener dans une nouvelle
expérience de vision, il s‟agit plutôt, d‟abord de chercher des plans (un peu partout) dans la
matière infinie des films, de toutes sortes de films, de corpus divers, hétérogènes ou
constitués, ensuite de décomposer ces films, d‟y prélever des fragments, d‟en arracher
(parfois violemment) des bribes, des morceaux choisis, (très) longs ou (très) courts, pour,
enfin, (re)composer quelque chose de « nouveau ». Travail d‟enquête, de recherche, de
fouille. Travail de sélection, de découpage, de dépeçage (de « la bête »). Et travail de ré-
organisation, d‟assemblage, de montage, d‟échantillonnage. Trouver, défigurer,
(re)configurer. La reprise ici est moins un geste de présentation (exposer) qu‟un geste de
dé/re-construction. L‟opération ne vise pas un objet originel et original (le film matrice – dont
il s‟agirait de nous présenter une « autre » version plus ou moins analytique), mais plus
globalement un objet virtuel et second, révélant et relevant d‟un imaginaire
cinématographique plus ou moins transversal auquel les extraits, fragments et images
que ceux, en cours, de François THOMAS et Michel MARIE à l„Université Paris III (groupe de
recherche sur « Le film pluriel »). 34
Depuis les textes « métapsychologiques » des théoriciens des années 70, notamment Jean-Louis
BAUDRY (L’Effet cinéma, Paris, Albatros, 1978), Christian METZ (Le Signifiant imaginaire. Cinéma
et psychanalyse, Paris, UGE, 1975) et le fameux numéro Cinéma et psychanalyse de la revue Communications (n°23, Paris, Seuil, 1975) sous la direction de Raymond BELLOUR.
25
empruntées renvoient de manière ouverte et pour ainsi dire par contamination (physique et
mentale).
Ici aussi, on pense immédiatement à une pratique établie et reconnue, qui fait de cette
question le cœur même de sa démarche : le film dit de found footage. Même si cette pratique
est très ancienne et traverse toute l‟histoire de l‟expérimental (Man Ray, Joseph Cornell,
Andy Warhol, Maurice Lemaître, etc.), même si elle renoue avec la vieille catégorie
duchampienne du ready made, son essor depuis les années 90 dans les pratiques des
cinéastes-artistes contemporains est tout à fait significatif et remarquable. Les films de found
footage pouvant être aussi bien vus en projection dans une salle de cinéma qu‟en installation
dans les lieux de l‟art, nous sommes exactement sur la frontière entre cinéma expérimental et
pratiques d‟exposition. Lorsque des cinéastes-artistes comme ceux de l‟école autrichienne
contemporaine, pour ne citer qu‟eux (Martin Arnold, Matthias Müller, Christoph Girardet,
Peter Tscherkassky par exemple), revisitent le cinéma, singulièrement le cinéma narratif
hollywoodien, c‟est pour faire des films ou des installations, qui à la fois « s‟attaquent » à la
matière filmique d‟origine (ce dépeçage physique est très marqué par exemple chez Peter
Tscherkassky, qui travaille matériellement la pellicule, comme une peau chez un taxidermiste,
la cloue, la gratte, la met en couche, la surexpose, etc., ou encore, autrement, chez Martin
Arnold qui la soumet à des opérations de répétitions sérielles et de découpage extrême, au
photogramme près, pour des effets de recompositions métriques et rythmiques très
singuliers)35
, mais aussi qui « investissent » ces films-matériaux en tant qu‟objets culturels, et
travaillent l‟imaginaire ou l‟idéologie qu‟ils véhiculent pour nous en donner une re-lecture,
tantôt critique, tantôt poétique.
Ainsi Home stories (Matthias Müller, 1990) travaille sur les stéréotypes et les postures,
tant narratives que figuratives, du mélodrame hollywoodien des années 50 en montant de
manière fluide (avec même des raccords de mouvements, de regards, de gestes) une série de
plans provenant pourtant de films tous différents et montrant, en une sorte de continuité
répétitive, des femmes (évidemment), isolées, apeurées, abandonnées, enfermées dans leur
luxueuse demeure, endormies d‟abord, puis se réveillant, l‟œil inquiet, allumant la lampe de
chevet, se levant, en situation d‟écoute, d‟attente, d‟angoisse, de détresse, de pleurs, de regard
35
Ou déjà chez un cinéaste comme Raphaël Ortiz qui déclarait en 1958 à propos de son Cow Boy and
Indian Film (film de démontage de Winchester 73, le western d‟Anthony Mann avec James Stewart, auquel Ortiz mêlait des images de bandes d‟actualités) : « En 1957, j‟ai commencé à tailler en pièces
des films à coups de tomahawk et en mettre les lambeaux dans un sac magique, que je secouais
comme une crécelle en chantant. J‟y plongeais ensuite la main et en sortais au hasard des morceaux de films que je montais aléatoirement. »
26
par la fenêtre, d‟oreille collée contre la porte, de sortie de la chambre, de traversée de couloirs
dans la nuit, de descente d‟escalier, etc. Ce sont à la fois des femmes différentes, des
situations différentes, des décors différents, des films différents, mais le montage est tel qu‟il
nous fait comprendre « immédiatement » qu‟en fait, à travers tous ces fragments et toutes ces
différences, c‟est dans le fond toujours la même chose, la même situation, le même type de
décor ou de lieu, de posture ou de personnage, bref que c‟est toujours finalement la « même
femme » qui revient et « la même histoire » qui nous est racontée, et aussi qu‟il s‟agit
globalement des mêmes types de plans, des mêmes cadrages, des mêmes mouvements de
caméra, etc. Home stories nous dit, par son seul travail de montage, que tous les mélodrames
hollywoodiens ici connectés, d‟une certaine façon n‟en font qu‟un, sont comme un seul et
même film : « le » mélo hollywoodien des années 50, ici, d‟un même geste exemplaire,
décomposé dans les multiples éclats de ses objets et extraits divers, et recomposé dans une
totalité imaginaire et idéologique.
Dans un esprit comparable mais de tout autre manière, beaucoup plus pulsionnelle, et
jouant de la répétition jusqu‟à l‟obsession, Martin Arnold « opère » sur le corps
photogrammatique de séquences de films hollywoodiens pour en extraire les viscères, l‟âme
ou le suc implicites. Mais lui choisit de travailler chaque fois sur une séquence ou un plan très
bref, de quelques secondes, tiré d‟un film peu connu, de série B, séquence tout à fait anodine
et « ordinaire », ou plan qui ne suscite pas d‟intérêt a priori, tant ils donnent à voir un court
moment de situation sociale ou de relation entre personnages, parfaitement banal et (en
apparence) innocemment représentatif de l‟american way of life (la plupart du temps des
illustrations stéréotypées du bonheur familial petit bourgeois). Mais de ce bref fragment isolé,
Armold va faire une lancinante symphonie, étirée à l‟extrême, répétant infiniment les
quelques photogrammes qui le composent, en les déplaçant légèrement, méthodiquement, un
coup en arrière, un coup en avant, jusqu‟à leur faire littéralement rendre gorge. Par exemple
Pièce touchée (1989) part d‟une séquence de 18 secondes seulement (mais qui donnera un
film de 15 minutes !) d‟un film en noir et blanc de Joseph M. Neuman, The Human Jungle
(1954) où l‟on voit un homme d‟âge mûr, rentrant at home (dans un intérieur « confortable »)
et retrouvant sa femme qui semble l‟attendre, assise dans un fauteuil et lisant un magazine.
L‟homme s‟approche et embrasse « simplement » la femme. C‟est tout. Cette séquence,
Martin Arnold s‟en empare pour la passer au crible de son dispositif très singulier :
techniquement, il se sert d‟une machine, une tireuse optique bricolée par ses soins, qui lui
permet de « détricoter » les plans, d‟émietter chaque photogramme, de les déplacer et de les
dupliquer à l‟envi, un peu en avant, un peu en arrière, de les répéter, en boucle et par saccades
27
successives, en variant chaque fois de quelques unités, dans un jeu métrique infernal de
micros allers-retours, aboutissant à une sorte d‟étirement analytique modulable du
mouvement, détaillé image par image, et qui n‟en finit pas. La répétition est obsessionnelle et
évolutive, créant une sorte de fascination hypnotique36
, scandée par une musique purement
rythmique et machinique. L‟effet est vertigineux, qui apparaît comme une sorte de
décorticage infini, féroce et plein humour des images d‟origine. C‟est un authentique travail
d‟ « étude visuelle », pour reprendre l‟expression de Nicole Brenez37
, une étude « de l‟image
par l‟image », qui fait découvrir pour ainsi dire l’inconscient gestuel ou postural des corps et
des personnages, tel qu‟il est enfoui dans les plis de l‟image. Ce n‟est plus simplement une
scène ordinaire de retour chez soi qui nous est offerte mais l‟explication (au sens littéral du
dépli) de ce que « contient » virtuellement chacun des gestes, chacune des mimiques, chacun
des mouvements de la scène. L‟ouverture de la porte, l‟approche de l‟homme, la femme qui
lève la tête, l‟homme qui se penche vers elle, etc., chaque élément, pris dans une spirale
analytique, est perpétuellement décomposé/recomposé, et ce qui surgit de la chair même des
images est évidemment cet « inconscient » de chacun de ces gestes et de cette situation, ce
que le film de départ « refoulait » de sa visibilité et qui pourtant était bien « en elle » puisque
l‟analyse purement optique d‟Arnold nous le révèle : le désir sous-jacent et même la tension
sexuelle contenue de la scène du retour, l‟énergie qui travaille les relations entre les corps (ou
même avec les choses : la porte qui semble résister), les refus ou les appels implicites, voire
les frustrations, les perversions, les violences, l‟obscénité, la cruauté, tout le non dit qui est
inscrit sous (dans) l‟image. Les autres films d‟Arnold, comme Alone (1998) ou Passage à
l’acte (1993), sont construits selon les mêmes procédures. Finalement, c‟est tout ce que le
cinéma hollywoodien ordinaire véhicule « naturellement » de sexisme, de familialisme, de
paternalisme, etc., qui se trouve mis à jour et dénoncé visuellement dans les opérations au
scalpel d‟Arnold. Et la figure qui lui est spécifique, cette analytique de micros allers-retours
image par image, est en fait plus proche du « samplage » électroaccoustique (ou
36
Le caractère répétitif obsédant de la reprise de brefs fragments, accompagné souvent d‟une bande
sonore rythmique ou « planante », qui homogénéise le montage, créant une sorte d‟état d‟hypnose sans repère temporel pour le spectateur, est une procédure très récurrente dans le film de found footage.
Quelque chose de comparable à l‟effet de boucle (loop) dans les installations dans les musées. Voir
par exemple le célèbre Rose Hobart de Joseph Cormell (1937) recyclant les seuls plans de l‟actrice du
même nom dans le film East of Borneo de George Melford et installant par ses répétitions et sa sonorisation en boucle une fascination quasi érotique. Ou encore les dédoublements accélérés et
lancinants, jusqu‟au vertige, de Les Leveque dans son Spellbound 2 (1999). 37
Nicole Brenez, « L‟étude visuelle. Puissance d‟une forme cinématographique », in De la Figure en général et du corps en particulier, op. cit., pp. 313-336.
28
échantillonnage)38
que du (re)montage – ou même du collage d‟images. Le dépeçage ici est
extrême et les capacités de manipulations infiniment plus rapides, plus souples et plus
complexes. Si le zapping était encore la figure de montage de Matthias Müller, il est clair
qu‟avec Martin Arnold on est davantage dans l‟ère de la « techno » et de ses procédures en
boucles, ultra fragmentées et hyper rapides.
Avec Outer Space (1999) et Dreamwork (2000), deux des films de sa « trilogie
cinémascope », Peter Tscherkassky lui aussi s‟attaque physiquement à la matière filmique à
partir d‟un seul et même objet (pour les deux œuvres) : le film The Entity (L’Emprise) de
Sydney Furie, film fantastique américain (très) moyen des années 70, intéressant peut-être
parce qu‟il raconte, dans les formes standardisées du genre, l‟histoire d‟une prise de
possession du corps d‟une femme (une mère de famille américaine middle class) par une
« présence » invisible et violente, qui se manifeste subjectivement, par son odeur, sa froideur
et surtout les tremblements très intenses (jusqu‟à la chute) de tous les objets environnants.
Ayant choisi différents plans et séquences du film, Tscherkassky s‟empare à son tour de la
pellicule et lui fait subir mille supplices (il la fixe sur une planche, la gratte, la triture, la
« viole », la métamorphose, la superpose en couches, etc.), jusqu‟à ce qu‟elle « rende »
visuellement des comptes. Le résultat est assez lyrique, emporté, intensif, très travaillé sur les
plans plastiques et rythmiques. L‟opération permet de retrouver, par les moyens de l‟emprise
physique sur la matière filmique, une sorte d‟énergétisation des formes plastiques qui entre en
écho étroit avec les données narratives des séquences du film de départ. Comme si les
« forces obscures » qui hantaient The Entity s‟étaient déplacées de l‟histoire narrée vers la
surface même des images manipulées par Tscherkassky, comme si la présence invisible et
menaçante venue d‟ailleurs dans la diégèse, avait pris possession de la chair même des images
en mouvement et travaillait désormais à la faire trembler dans sa matérialité, c‟est-à-dire
menaçait du dedans le corps même du cinéma dont elle exprimerait la puissance destructrice
invisible. Bref, Tscherkassky essaie de réinventer des modes proprement figuraux de
narration à partir d‟un travail de défiguration physique de la pellicule.
On pourrait encore, dans le même sens mais en sortant du cadre autrichien, convoquer
beaucoup d‟autres films de remontage de fragments de films, par exemple ceux du couple
italo-arménien Yervan Giannikian et Angela Ricchi Lucchi (tous leurs films depuis Du Pôle à
l’équateur), ou ceux des américains Bill Morisson (Footprints), Al Razutis (et ses Visual
38
Voir à ce sujet le catalogue Monter / Sampler. L’échantillonnage généralisé (sous la direction de
Yann BEAUVAIS et de Jean Michel BOUHOURS), Paris, Scratch/Centre G. Pompidou, 2000. Il n‟est
pas indifférent de noter que plusieurs artistes de found footage ont des activités musicales de côté de des DJ, des VJ, du scratching, du samplling, etc
29
Essays) ou Mark Lewis (son projet de Cinema in parts), ou encore ceux de Christoph Draeger
(Feel Lucky, Punk ??!), de Les Leveque (2 Spellbound, 4 Vertigo) ou de Christian Marclay
(Téléphone), etc. Tous analysent, décortiquent, disloquent, recomposent, répètent quasi
obsessionnellement, hystérisent ou poétisent le cinéma comme champ (chant ?) d‟images,
tous jouent avec la chair des matières filmiques pour en tirer des formes autres, tous
démontent et remontent le cinéma pour y faire apparaître « organiquement » des idées ou des
sensations, sinon nouvelles au moins renouvelées. On peut dire, globalement, que ce qui
traverse toute cette tradition d‟œuvres d‟art composées de « films cités », c‟est l‟idée générale
que le cinéma est décidément, par excellence, l’imaginaire d’images qui hante nos esprits, qui
occupe la mémoire visuelle contemporaine, pour le meilleur comme pour le pire, et qu‟on le
veuille ou non. L‟image filmique comme matière et comme spectre, comme fiction d‟image
en filigrane, comme chair fantôme toujours là, forte et fragile à la fois. Tous ces films et
installations, même si c‟est sur le mode critique, ironique, dénonciateur ou iconoclaste, ne
cessent de nous le répéter : le cinéma, les films, sont en cette fin de XXè siècle la toile de fond
« obligée » de notre rapport à l‟image, donc au monde. Et notre pensée visuelle est
profondément « cinématographique », jusque dans notre inconscient.
Plus spécifiquement, ce qui reste de ce corpus singulier de films de found footage, par
comparaison avec la catégorie précédente des « films exposés », c‟est qu‟ils déplacent l‟idée
de l‟installation, rendant moins explicite l‟effet d‟artisticité du genre. On peut en effet
considérer dans un premier temps que la présentation installationniste de ces films n‟est pas
toujours prioritaire – ce qui n‟empêche pas, dans certains cas, qu‟on ait affaire à de vraies
installations, exemplaires et inventives, comme par exemple le fascinant dispositif mis au
point par Chris Marker pour son Silent Movie (1995), avec ses 5 écrans vidéo superposés en
colonne et son programme aléatoire de combinaisons infinies de plans à partir des images
mémorisées sur les 5 vidéodisques. Ou encore la disposition sur trois écrans situés les uns
devant (ou derrière) les autres (en une sorte de stratification mémorielle) de l‟installation La
Marcia dell’Uomo de Giannikian et Ricci Lucchi. Mais ce qui est sans doute particulier à ce
corpus, c‟est que même en dehors de ces installations proprement dites, on peut considérer
que chacun des films de remontage évoqués plus haut est en lui- même, assez exactement, une
installation spécifique de fragments d‟autres films. L‟installation, conçue comme
agencement, dispositif, machination, configuration dans l‟espace et dans le temps, mettant le
spectateur en posture d‟activation physique de l‟œuvre, l‟installation dans les films ici
présentés, n‟est pas hors de l‟œuvre (dans sa présentation dans un musée ou une galerie) mais
dans le film lui-même, en tant que celui-ci est dans le fond déjà en soi un musée – une
30
mémoire organisée et une présence d‟œuvres antérieures – et que les opérations de
dé/recomposition qu‟y effectue le cinéaste-artiste sont bien des agencements, des mises en
place, des machinations visant à dégager des effets, de sens ou de sensations, par leur propre
(ré)organisation interne, que le spectateur doit mettre en branle autant qu‟elle l‟ébranle. Ces
films témoignent d‟une sorte d‟intériorisation du principe de l‟installation dans le film lui-
même, et celle-ci n‟est pensable qu‟à la condition de penser dès le départ le film comme site
(muséal par exemple).
Le film reconstitué
Avec cette troisième grande forme, nous allons prendre davantage de distance avec
l‟idée de reprise (avec la dimension littérale de celle-ci) dans la mesure où il ne s‟agit plus ici
de reprise matérielle d‟image, mais d‟une sorte de reprise au second degré, de reprise
« parallèle », c‟est-à-dire, et non sans paradoxe, d‟ « invention mimétique » ou de
« reproduction créatrice ». Nous sommes devant des cas de reconstitution filmique (au sens où
l‟on parle de reconstitution d‟un crime) et bien sûr toute reconstitution, même la plus fidèle,
implique (ne serait-ce que par son re-) une différence : elle n‟est pas « l‟original ». Le film
reconstitué serait au film (d‟origine, matriciel) ce que le « tableau vivant » est au tableau. On
le refait (remake) sans le reprendre (matériellement), en l‟imitant autrement, avec des acteurs
(plus ou moins nouveaux) et dans un esprit de liaison avec l‟objet de référence qui joue de
tous les jeux dialectiques entre fidélité et infidélité, entre reproduction et transformation, entre
le même et l‟autre. Ces jeux de ressemblance et de dissemblance, où la part d‟invention le
dispute toujours à la part de reproduction, sont au centre de l‟opération – et des œuvres qui
travaillent sur ce modèle de la reconstitution. Quelques exemples.
L’Ellipse de Pierre Huyghe (1998) est une installation à trois écrans, qui « invente » un
plan séquence « manquant » dans le film de Wim Wenders, L’ami américain (1977). Les
écrans à gauche et à droite montrent successivement une séquence de ce film en deux plans
qui raccordaient en ellipse à l‟origine (à gauche on voit le personnage interprété par Bruno
Ganz, il est à Paris, dans un appartement de la rive gauche ; à droite, on retrouve le même
personnage dans un autre endroit, situé cette fois rive droite ; entre les deux, le film de
Wenders faisait l‟impasse par la grâce d‟un raccord). Vingt ans après le tournage de Wenders,
Pierre Huyghe a (re)filmé, c‟est-à-dire reconstitué, l‟ellipse en l‟exposant : il a demandé au
même acteur, Bruno Ganz, entre-temps réellement vieilli, de re-faire en 1998 le trajet entre les
deux lieux, trajet qu‟on ne le voit pas faire dans le film de 1977. Huyghe l‟a donc filmé
traversant le pont de Grenelle en un plan séquence de huit minutes. Ce plan séquence est
31
projeté sur l‟écran central, entre les deux plans successifs de Wenders. Reconstitution décalée
d‟une absence interstitielle. Un homme qui marche – et qui pense (il parle, aujourd‟hui, avec
la conscience de l‟écart) – dans un intervalle entre deux plans d‟époque. Un homme (c‟est lui
le vrai sujet) qui traverse un pont pour faire un lien entre deux lieux et entre deux temps.
Aller-retour d‟un corps et d‟une mémoire au présent refaite dans l‟après-coup d‟un souvenir
de film troué. Un écart d‟espace reconstruit dans un écart de temps et qui vient pour ainsi dire
« recharger » le film d‟origine (comme on recharge des batteries) d‟une couche de vie (ou de
mort ?).
The Third Memory, du même Pierre Huyghe (2000) va dans le même sens en exacerbant
l‟entreprise. C‟est un dispositif reconstitutif à trois couches. À « l‟origine », au plus loin
qu‟on remonte dans la sédimentation, un fait divers de 1972 qui a défrayé la chronique : un
braquage de banque foireux à Brooklyn avec prise d‟otages. La télévision américaine avait
déjà filmé en direct une partie (la fin) de l‟action (le siège de la banque par une po lice qui en
rajoutait). Ensuite il y eut un film fameux, Dog Day Afternoon (Sydney Lumet, 1975), qui a
« mis en scène », en l‟interprétant, ce fait divers (reconstitution fictionnelle) avec Al Pacino
dans le rôle du braqueur. Enfin, Pierre Huyghe, non seulement reprend ce double matériel
d‟images, qui lui sert de contrepoint, mais aussi se livre à une reconstitution minutieuse, en
studio, de l‟attaque de la banque, avec des décors schématisés et aseptisés, des figurants
neutres (employés de la banque, policiers) et surtout - en fait tout le projet part de là - avec le
braqueur « en personne » (John Wojtowicz dans son propre rôle), vieilli ici aussi (et grossi),
qui entre-temps a purgé sa peine, est sorti de prison, et « (re)joue la scène » pour Huyghe,
dans une posture éminemment toute puissante, puisqu‟il est le maître du réel : il peut
prétendre « donner la version vraie des faits » tout en se livrant à une reconstitution
minutieuse après presque 30 ans. Il est ainsi à la fois la personne et le personnage de ce
dispositif à trois étages, l‟acteur et le héros (qu‟il a réellement été), l‟auteur (au sens complet)
et le metteur en scène (il donne les indications, dirige les figurants) - et même le
commentateur distancié dans l‟après-coup (il donne son opinion, critique la version « fausse »
de Lumet/Pacino, etc).
Tel est le sens du travail de reconstitution filmique qui est au centre de la démarche de
Pierre Huyghes39
: mettre en jeu tout à la fois la question de l‟archive (la mémoire physique
39
Rappelons que Pierre Huyghe a toujours été fasciné par les problèmes de remake, comme en témoigne sa pièce éponyme de 1995 : Remake est une reconstitution du Fenêtre sur cour (Rear
Window) d‟Hitchcock, qui joue à la fois le respect de l‟œuvre d‟origine (le récit, le montage et les
cadrages sont repris soi-disant « à l‟identique ») mais aussi son déplacement violent (le film s‟affiche comme une version amateuriste et décalée, pleine d‟approximations et de maladresses, de distances et
32
des images, l‟enregistrement), la question de la mémoire (celle, subjective, des individus, de
leur corps comme de leur vécu, de leur pensée comme de leur discours), et la question de
l‟histoire (la question du temps, le retour du passé dans le présent, et vice versa, la question
des liaisons entre époques) ; faire dialoguer ces problématiques (archive, mémoire et histoire)
avec les questions de la création, de l‟invention ou de l‟interprétation (c‟est-à-dire la question
de la liberté et de l‟altérité), la question du rapport entre réel et fiction (vérité et mensonge,
authenticité et duplication, fidélité et infidélité) et la question de la mise en scène et du monde
(donné, construit). Questions abyssales évidemment, donnant lieu à toutes les variations.
Au-delà des travaux de Pierre Huyghe, qui est un peu le « spécialiste » de cette figure
de la reconstitution, on peut encore citer l‟exemple, assez singulier et plus méconnu, de
Constanz Ruhm, avec l‟ensemble de son projet dit X Character, en particulier son X
Characters/RE(hers)AL (2003/04) et son X Nana/Subroutine (2004). Ce travail procède lui
aussi de la logique reconstitutive, mais selon d‟autres perspectives qu‟on pourrait assimiler à
une sorte de tableau vivant décalé et fictionnel. En deux mots, il s‟agit, avec une liberté
d‟invention importante, de re-partir de personnages « appartenant » à la fiction
cinématographique, relativement connus et déjà installés dans notre mémoire de spectateur (la
Nana du second exemple vient du Vivre sa vie de Godard ; les sept personnages féminins du
premier exemple « proviennent », par leur prénom-citation, de films et de réalisateurs tous
différents - mais les références ne sont pas données dans l‟œuvre : « Alma » vient du Persona
de Bergman, « Bree » du Klute d‟Alan Pakula, « Giuliana » du Désert rouge d‟Antonioni,
« Hari » du Solaris de Tarkovski, « Laura » des Yeux de Laura Mars de Kershner,
« Rachael » du Blade Runner de Ridley Scott, etc. – ces sept femmes, jouées par de jeunes
actrices inconnues dont aucune ne ressemblent physiquement à son modèle, se retrouvent
fictivement en situation d‟attente dans une salle aseptisée et stylisée d‟un aéroport de studio,
elles entament des dialogues, ce n‟est que très progressivement que le spectateur, s‟il est assez
cinéphile – mais en même temps cela n‟a pas une grande importance, l‟enjeu n‟est pas dans la
citation –, peut être amené à trouver un écho plus ou moins net avec les films convoqués …)
Ces « characters », toujours féminins (Nana oblige), les pièces de Constanz Ruhm les
envisagent donc comme des personnages d‟une nouvelle fiction (rassemblées par hasard dans
l‟aéroport, non lieu vide, contemporéanisées dans l‟inaction et l‟attente forcées, où tout est un
peu virtuel, leur situation, leur rencontre, leurs échanges sont relativement inédits et les
dialogues ont été écrit en participation avec les actrices) mais ayant déjà, « derrière eux », un
de jeu de surface, avec des non-acteurs qui imitent les acteurs de départ plus que les personnages, etc.).
33
passé et un vécu « cinématographiques », ils sont dotés d‟une vie antérieure et d‟une identité
déjà là, que leurs discussions convoquent plus ou moins et que le spectateur peut plus ou
moins (re)connaître, appréhender, activer, reconstituer. Sur cette base, les pièces se
développent, avec beaucoup de subtilité, entre ce qu‟on sait et ce qu‟on découvre, entre le dit
et le non-dit, entre le passé et le contemporain, entre le vérifiable et l‟hypothétique, etc.
Quelque chose de l‟humanité se développe dans cet univers transversal et en même temps
chaque être existe dans sa singularité divisée. Les œuvres de Constanz Ruhm (complexes et
variables dans leurs modes de présentation, qui impliquent films, photos, vidéos, livres,
installations) sont des mixtes très ouverts de dialogues inventés dans des situations
contemporaines et d‟imaginaires cinéphiliques plus ou moins prégnants ; elles combinent
intelligemment proximité et distance, ressemblance et dissemblance, modèle et liberté, reprise
et invention. C‟est en cela qu‟elles offrent une forme forte de reconstitution filmique : non au
sens de l‟emprunt d‟image mais au sens de la convocation d‟un imaginaire dédoublé, d‟une
doublure décalée et juste, d‟une mémoire des types dans des corps autres. Loin de toute
citation visuelle, une fiction contemporaine hantée de tableaux vivants fictionnels.
Enfin, dernier exemple, j‟évoquerai très sommairement la série des Body Double (X) – il
y en a 23 à ce jour ! – de Brice Dellsperger40
, qui sont des reconstitutions en « variations
libres » à partir tantôt de films d‟Hitchcock41
ou de films « rejouant » déjà par eux-mêmes
Hitchcock (comme presque tous ceux de Brian de Palma), tantôt d‟autres grands films
populaires récents comme Le Retour du Jedi, La Fièvre du samedi soir, Mulholland Drive ou
My own private Idaho, etc. Dans ces approximatifs remake de séquences célèbres, plutôt
« trash », vulgaires, lourds, l‟essentiel est la notion de doublure : non seulement il s‟agit de
doubler en les rejouant des séquences bien connues, mais le travail vise à multiplier (par lui-
même), jusqu‟à s‟y perdre, ce jeu de redoublement : d‟abord parce que ces séquences
« d‟origine » sont elles mêmes déjà des reprises, des doubles, des tissus de références, des
jeux de miroirs (et pas seulement dans les films de De Palma). Ensuite parce que dans le jeu
40
La série complète des Body Double (de 1 à 23) est visible sur le site de l‟artiste :
http://www.bricedellsperger.com/ 41 Hitchcock est sans aucun doute, et ce n‟est pas un hasard, le cinéaste classique qui a le plus
« appelé » le travail des artistes contemporains, de Douglas Gordon (24 Hours Psycho) à Pierre
Huyghes (son Remake “amateur” de Fenêtre sur cour), comme on l‟a déjà vu, en passant par des dizaines d‟expériences de tous types : Les Leveque avec 2 Spellbound et 4 Vertigo, Christoph Girardet
et Mathias Müller avec leur Phoenix Tapes, Rea Tajiri avec sa Hitchcock Trilogy, Bob Paris avec sa
version psychédélique de The Birds, Tony Wu avec son Psycho Shower, etc. Tout cela sans oublier
que dans le champ du cinéma « proprement dit », l‟œuvre d‟Hitchcock a là aussi été l‟objet d‟un surinvestissement référentiel et imitatif, ne serait-ce que chez ses deux cinéastes phares que sont Brian
de Palma et Gus Van Sant.
34
pervers des reconstitutions, il y a un complexe travail d‟acteur, sur le corps, les gestes, le
maquillage, les vêtements, etc., par lequel Dellsperger, déguisé, travesti, démultiplié, joue
souvent lui-même plusieurs rôles, masculin ou féminin, assassin et victime, etc. Parodie de
lui-même, il est sa propre doublure, renvoyant loin toute idée d‟identité ou d‟origine, prenant
toutes les apparences autant que tous les rôles. En outre, augmentant encore d‟un cran la
perversité généralisée du dispositif reconstitutif, cet effet démultiplicateur peut aussi affecter
la projection même de la séquence en la redoublant sur deux écrans (voire trois, ou plus),
chaque projection étant synchronisée et offrant ainsi des versions « identiques mais
légèrement différentes », décalées et simultanées, de la même scène (par exemple dans Body
Double 8, on voit trois écrans avec trois fois la « même » scène du Retour du Jedi mais jouée
par trois couples d‟acteurs différents, dont une fois Brice Dellsperger dans les deux rôles,
dialoguant avec lui même…). Avec Dellsperger, le principe de contamination de la
reconstitution se parodie infiniment en un vrai dispositif de miroirs qui se reflètent en abyme
jusqu‟à dissoudre l‟idée d‟identité et de puissance de l‟original. La reconstitution a gagné tout
le terrain, effaçant toute origine. Dissolution du référentiel dans les enchaînements infinis des
simulacres.
Le film matérialisé
Avec cette dernière catégorie de figure, on découvre une autre forme encore de reprise
filmique, plutôt radicale, puisqu‟elle s‟affronte au principe même de la projection filmique :
son immatérialité (relative), liée à son caractère d‟image passante, défilante, fuyante,
insaisissable. Il s‟agit en effet de pratiques artistiques qui entendent remettre en question le
statut de l‟image filmique comme « image évanescente », comme réalité visuelle s‟effaçant
aussitôt qu‟elle a été vue sur l‟écran, pour être remplacée par une autre, qui à son tour, etc.
L‟image de film comme disparition autant que comme apparition, comme fuite autant que
comme surgissement. On sait (depuis Hugo Münsterberg en 1916 jusqu‟à Christian Metz,
Roland Barthes ou Raymond Bellour dans les années 70) que ce trait d‟évanescence fait le
cœur du rapport du spectateur au cinéma : sur l‟écran, je vois quelque chose qui n‟est pas,
mais qui passe, qui (se) défile, qui ne reste jamais, une image-procès et non une image-objet,
une image plus mentale que physique, puisque je ne peux que m‟en souvenir. C‟est la
« magie » du cinéma. Un flux d‟images continuellement en train de se faire, de se défaire, de
35
se refaire, etc. Source infinie de plaisir pour les uns. Cause de frustration extrême pour les
autres (Roland Barthes par exemple42
).
Certains artistes ont donc voulu développer un travail en réaction à cette question de
l‟évanescence, en tentant de retourner contre elle-même l‟éphémérité de l‟image de cinéma.
Par exemple en la prenant pour elle-même, à la lettre (comme image concrète) ou en la
transformant radicalement pour lui assurer une pérennité visible. Comment rendre l‟image de
cinéma stable, durable, inscrite « à demeure », scrutable « à loisir » ? Comment en faire un
objet, présent, sur lequel « la pensivité peut prendre » (Barthes encore) ? Les moyens sont
simples, enfantins même, et connus au moins depuis qu‟on fait de « l‟analyse de film »43
.
Premier moyen : en arrêtant le film, en interdisant le défilement, en inscrivant l‟image filante
dans la visibilité « saisie » du photogramme. C‟est-à-dire en donnant à voir le film non
comme image projetée ou comme mouvement, mais comme suite d‟images fixes – ce qu‟il est
effectivement. Donc : montrer la pellicule elle-même, avec tous ses photogrammes, qui font
sa matière première.
C‟est ce qu‟a fait, dès les années 50-60 (et parmi d‟autres), le cinéaste autrichien Peter
Kubelka, figure majeure de l‟expérimental, avec ses propres films (Adebar, Arnulf Rainer,
Schwechater, etc.), qu‟il aimait à présenter sous deux formes antagonistes et
complémentaires. Pour Kubelka, il y a en effet deux façons de montrer un film, l‟une par la
projection (en salle obscure, sur un grand écran, devant les spectateurs assis), l‟autre par
l’exposition (de la pellicule elle-même, accrochée sur un mur de galerie, découpée en bandes
régulières, dans la lumière, devant des visiteurs qui voient le ruban filmique étalé, avec ses
photogrammes fixes alignés). La première forme – la projection –, considérée comme
normale, offre une réalité visuelle qui a ses spécificités bien connues (ainsi, chez Kubelka, le
« flicker effect » -effet de clignotement rapide sur l‟écran, comme des flashes de lumière, dû
42
Voir les différents textes de Roland BARTHES sur la nature « insaisissable », donc « non-pensable », de l‟image de cinéma, en particulier le début de La Chambre Claire. Note sur la
photographie, Paris, Cahiers du Cinéma-Seuil-Gallimard, 1980 et « Le Troisième sens. Note de
recherche sur quelques photogrammes de S.M. Eisenstein », in Cahiers du Cinéma, n°222, 1970, repris dans son livre posthume L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, coll. Points, 2006. 43
Outre les textes de Barthes cités précédemment, la question des rapports entre le photogramme (ou
l‟arrêt sur image) et l‟analyse de films a été solidement travaillée dans les travaux de Raymond BELLOUR dès les années 70-80 : « D‟une histoire » et « Le texte introuvable » dans L’Analyse du
film, Paris, Albatros, 1979 ; puis « L‟Analyse flambée », repris dans L’Entre-images 1. Photo.Cinéma.
Vidéo, Paris, La Différence, 1990. Vois aussi Thierry KUNTZEL, « Le défilement », in Cinéma :
théories, lectures, Revue d'esthétique (n°spécial), Paris, Klincksieck, 1971 et « A Note Upon the Filmic Apparatus », in Quaterly Review of film Studies, vol.I, n°3, août 1976, trad. française dans le
catalogue Thierry Kuntzel de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, Paris, 1993, pp. 22-26. Enfin,
cette question de l‟arrêt sur image et de l‟analyse de films est aussi au centre du dernier livre de Laura MULVEY, Death 24x a Second : Stillness and the Moving Image, Londres, Reaktion Books, 2006.
36
aux alternances très calculées d‟images blanches et d‟images noires- ou tout autre mécanisme
perceptif produit par l‟appareil de projection). La seconde forme – l‟exposition – offre une
autre réalité visuelle, qui n‟est pas moins « le film » que la première, même si elle est moins
habituelle, et qui a ses spécificités elle aussi : par exemple, puisqu‟on peut l‟observer à loisir,
« l‟effet tableau » du ruban filmique découpé et accroché sur le mur, avec tous ses petits
rectangles photogrammatiques noirs et blancs dont la distribution plastique dans l‟espace, tout
au long de la pellicule, s‟inscrit optiquement comme un travail de « rythme spatialisé ».
Kubelka appelait d‟ailleurs ces versions fixes de son cinéma, des « tableaux filmiques ». On
peut dire aussi que ces tableaux sont au film projeté ce qu‟une partition de musique est au
morceau joué par l‟orchestre et écouté par le public : à la fois la matrice de l‟œuvre exécutée
et une trace dans l‟espace d‟une œuvre temporelle, c‟est-à-dire un film matérialisé. La
« matière-pellicule », qui est la source du film projeté, est ainsi passée du statut d‟objet
refoulé (invisible comme tel, enfermé dans la cabine de projection, inaccessible au spectateur
de cinéma), au statut d‟objet exhibé (par excellence : « le tableau »), exposé pour lui-même,
avec ses caractéristiques spécifiques, dans la salle de musée ou sur le mur de la galerie. Ce
geste de matérialisation du film était chez Kubelka un geste éthique ou politique : celui de la
littéralisation du travail du film. Contre le cinéma de la transparence et de l‟illusion,
revendiquer le cinéma à la lettre, c‟est-à-dire le cinéma matérialiste.
Ce qui fait le caractère exceptionnel de la démarche de Kubelka, c‟est qu‟il expose ainsi
(en tableaux) ses films complets, en version murale intégrale, avec tous leurs photogrammes.
Mais bien entendu, plus banalement, cela nous ramène à tous les cas d‟exposition de
photogrammes isolés (souvent reproduits et agrandis), qui certes ne restituent en rien la
totalité du film puisqu‟ils ne renvoient qu‟à des brefs extraits, qu‟à des moments arrêtés
singuliers, mais qui s‟affichent souvent (ou se prétendent), justement en tant qu‟images
uniques, privilégiées, retenues, comme autant d‟ « instants prégnants » arrachés au continuum
de la pellicule, et la représentant symboliquement, en intensité plutôt qu‟en extension. C‟est
l‟idée du « photogramme exemplaire », qui devient signifiant du seul fait d‟être choisi
(Barthes encore44
et son idée de « troisième sens », le sens « obtus », qui n‟existe qu‟au titre
d‟être un photogramme isolé, dont l‟isolement même transforme l‟image quelconque en
image prégnante). Ces monstrations jouant du photogramme sont innombrables et variées. On
en trouve dans tous les domaines, dès lors qu‟on sort de la salle de cinéma pour aller vers des
lieux de présentation des films par images fixes. Et la « capture d‟image » qu‟autorise
44
Roland BARTHES, « Le troisième sens…. », art. cit.
37
aujourd‟hui le numérique l‟a absolument banalisée et généralisée45
. La reproduction de
photogrammes (ou la capture d‟image) est ainsi devenue le lot commun aussi bien des
« publications » sur le cinéma, de quelque type qu‟elles soient, que des « expositions de
cinéma », qu‟elle accompagne depuis longtemps. On se souviendra par exemple de la célèbre
exposition Film und Foto à Stuttgart en 1929, et en particulier de la section soviétique conçue
par El Lissitzky, qui avait inventé tout une série de modalités visuelles de présentation pour
« exposer le cinéma ». Notamment avec les films d‟Eisenstein, exposés sous formes
d‟agrandissements de séries photogrammatiques46
. Depuis lors la question de l‟exposition de
photogramme est devenue la « tarte à la crème » de l‟exposition du cinéma, et on essaye d‟en
varier les formes de présentation (grands formats, caissons lumimeux, compositions sérielles,
mise en page, etc.)47
.
Des artistes aussi ont fait du photogramme le centre de leur travail. C‟est le cas, par
exemple, d‟Eric Rondepierre48
. Que fait Rondepierre, photographe, avec le cinéma ? Il y
prélève des photogrammes pour les exposer comme oeuvres. Simplement et radicalement. Le
photogramme est l‟objet quasi exclusif de tout son travail des années 80 et 90. Cela
commence par une phase de repérage, de recherche d‟objet. Installé dans les cinémathèques
du monde entier, il visionne des films, en général des films-nitrate (dits joliment films-
flammes), parfois en piteux état mais pas nécessairement. Il visionne ces vieilles pellicules à
la table, en variant les vitesses de défilement. Il cherche la « bonne » image. Quand « quelque
45
Il conviendrait toutefois de bien distinguer la « reproduction de photogramme » d‟une part et la
« capture d‟image » d‟autre part, tant ces deux pratiques, dont la finalité peut être rapprochée, diffèrent dans leurs modalités, à la fois en termes pratiques (la facilité, la rapidité, l‟économie de la seconde
face à la lourdeur, la lenteur, le labeur de la première), en termes plastiques (le grain, le flou, le gris de
la première, face au piqué, au lisse, au net de la seconde), en termes de « physique du désir » (la proximité, la manipulation, le toucher manuel de la pellicule contre la médiation abstraite du clavier
ou de la souris, et la distance d‟une image faite seulement de pixels) et, bien sûr, en termes finalement
« ontologiques » (l‟analogique vs. le numérique). 46
Voir notamment les études de François ALBERA, Eisenstein et le constructivisme russe, Lausanne, L‟âge d‟homme, 1990 et d‟Antonio SOMAINI « Le cinématisme de la „forme exposition‟. Eisenstein,
l‟exposition „Film und Foto‟ (1929) et les fonctions du montage », à paraître dans les actes de
l‟Université d‟Été de Paris 3, Cinéma et art contemporain 2, Udine, éd. Camponotto, 2010. 47
Voir, parmi tant d‟autres exemples, quelques grandes expositions récentes sur des cinéastes comme
celles de Dominique PAÏNI (Hitchcock et les arts, avec Guy Cogeval, Montréal et Paris, 2000, Jean
Cocteau sur le fil du siècle, Centre G. Pompidou, 2003, Il était une fois Walt Disney, avec Guy Cogeval, Paris et Montréal, 2006, La main numérique, Annecy, 2008, etc.) ou celle de Yasha DAVID
sur Luis Bunuel, Auge des Jahrhunderts? à la Kunst- und Austellungshalle de Bonn, ou celles de la
(nouvelle) Cinémathèque française de Renoir Père et fils (2005) à Jacques Tati, deux temps, trois
mouvements (2008), etc. 48
Voir, entre autres, Philippe DUBOIS, « Eric Rondepierre ou le photogramme dans tous ses états
(entre la tache et la trame) », in catalogue d‟exposition Eric Rondepierre, Paris, éd. Espace Jules
Vernes/Galerie Michelle Chomette,1993 ; et Thierry LENAIN, Eric Rondepierre, un art de la décomposition, Bruxelles, La lettre volée, 1999.
38
chose » attire son regard, il s‟arrête, puis ajuste sa saisie. Un peu en avant, en arrière.
« Cadrer » son arrêt sur image avec une précision maniaque (c'est fou la différence qu'il peut
y avoir entre deux 24èmes de seconde consécutifs). Enfin c'est là, c'est sûr, définitif, c'est
exactement cela qu‟il cherchait (sans le savoir). Il n'y a plus qu'à photographier, agrandir, et
tirer sur cibachrome. Et vous avez le sentiment que personne n'avait jamais vu cela avant.
Plaisir de la découverte, de la première fois. Comme un archéologue qui, au terme de sa
longue fouille, exhume enfin ce qui jusque là était de l'ordre de l'enfoui.
Car que cherche au juste Rondepierre dans ce travail de fouille par arrêt? Le
photogramme, certes. Mais pas n'importe quel photogramme: le photogramme qui,
littéralement, fait tache, c‟est-à-dire qui forme une tache dans la matière même du support
(une tache involontaire, due notamment au vieillissement de la pellicule, ou à des accidents
chimiques), laquelle va entrer en correspondance avec la représentation. Il s‟agit, par le choix
extractif de certains photogrammes, d‟amener à la surface du film, des trous de la
représentation, des moments d'aberration visuelle aléatoire, des instants extrêmes qui sont
comme des « ratés », des « excédents », des « accidents », des « poussières de la vitesse »
(toutes ces expressions sont de l‟artiste), et qui, bien sûr, passent totalement inaperçus lors de
la projection (on ne peut jamais voir un photogramme lors d‟une projection), alors qu'ils sont
là, physiquement, dans le film-pellicule. Et surtout, ce qui fait l‟intérêt du travail, c‟est que
ces taches de la pellicule (liées au support) rentrent en correspondance visuelle avec ce qui est
représenté dans l‟image (c‟est-à-dire avec la figuration). Ainsi, dans la plupart des images, ces
taches donnent souvent l‟impression de « s‟attaquer » en particulier au corps figuré des
acteurs, et surtout au visage, elles en altèrent la forme par des traces chimiques de dévoration
de l‟émulsion qui donnent l‟impression de venir déformer les chairs et les peaux jusqu‟à les
rendre illisibles. Ces images sont intrigantes, monstrueuses, poétiques, d‟une beauté sidérante
par la défiguration aléatoire qui les travaille « en profondeur », c‟est-à-dire du dedans de la
matière-image, dans la corporéité même du support filmique, mais qui affecte aussi, par une
sorte de hasard objectif, la figuration elle-même : visages torturés, avalés, rongés, exhalant
comme des soupirs tachistes, auréolés de nimbes qui figurent autant de rêves énigmatiques,
visages perdus, tordus, mangés, comme autant de portraits défigurés à la mode de Francis
Bacon. Ils sont là comme des fantômes, qui hantent longuement des photos de films (pas si
stabilisées que cela...)
Enfin, pour finir, on évoquera une dernière forme de matérialisation de l‟image film, qui
adopte une stratégie presqu‟à l‟opposé de celle qu‟on vient de décrire : renverser l‟effet
39
d‟évanescence de l‟image produit par la projection, non pas par la fixation d‟une image isolée
(l‟arrêt du défilement, l‟exposition du photogramme) mais par la constitution d‟une image de
synthèse (globale et unique) faite de toutes les images du film. L‟exemple le plus clair de cette
stratégie, on le trouve dans le travail de l‟artiste canadien Jim Campbell, singulièrement dans
sa série intitulée Illuminated Average (des années 2000). A l‟inverse de la démarche sélective,
« isolationniste » de Rondepierre, il s‟agit avec Campbell d‟œuvres « accumulatives », qui
sont obtenues par la superposition de tous les photogrammes d‟un même film (ou d‟une
même séquence de film) aboutissant à une « image » unique et fixe, multicouche et
sédimentée, qui est l‟accumulation les unes sur les autres des images individuelles du film.
Cette étonnante « surimpression » est présentée sous forme d‟une impression numérique par
transparence sur de grands caissons lumineux (Lightbox with Duratrans print). On peut voir
là une sorte d‟image « de synthèse », qui s‟avère évidemment « illisible », du moins en termes
de figuration (on ne reconnaît à peu près rien de ce que les plans du film représentaient) mais
qui ne l‟est pas en termes plastiques : l‟image finale apparaît comme une sorte de
« composition tachiste », assez abstraite, un grand halo lumineux, avec des parties plus claires
et d‟autres plus obscures, selon les zones de l‟image qui ont été plus éclairées ou non au fil
des impressions d‟images qui se sont superposées. Bien sûr, on trouve souvent un relatif
centrement de la lumière (produit par le jeu statistique des plans plus éclairés au centre). Mais
justement cela peut varier, et cette variation plastique est souvent « significative » (ou du
moins interprétable) : il y a des images de synthèse plus globalement lumineuses que d‟autres,
il y en a à la lumière plus éclatée, d‟autres plus diffuse, etc. Ainsi les Illuminated Average n°1
(2000) et n° 3 (2000) offrent respectivement une « vision » accumulée du Psychose
d‟Hitchcock (le film entier) qui est assez homogène et centrée en termes de luminosité, et une
vision de la séquence du petit déjeuner de Citizen Kane qui est beaucoup plus agitée,
diversifiée, « étoilée ». Quelque chose du « style » des films, passe ainsi virtuellement dans
ces effets chromatiques de distribution des noirs et des blancs dans l‟image de synthèse. C‟est
comme un transcodage, une sorte de traduction lumino-graphique des films de départ. Le plus
remarquable, ce sont les images résultant de films en couleurs parce qu‟elles offrent une
palette plus diversifiée et plus nuancée, une sorte de « synthèse chromatique » du film, qui
s‟avère finalement très juste. Par exemple l‟Illuminated Average n°5 (2001), tiré du film (en
Technicolor) Le Magicien d’Oz, de Victor Fleming. L‟image en couleurs obtenue par la
superposition de tous les photogrammes du film (1h42‟ !) est une sorte de tableau abstrait,
sans forme reconnaissable, fait d‟une grande tache rose qui occupe tout le centre et le bas de
l‟image et qui se dilue progressivement, comme un nuage de sable, sur un fond bleu
40
turquoise. Du rose sirupeux et du bleu tendre mélangés, des effets de fondu, de nuages, de
ciel, de sable, de vent, etc., n‟est-ce pas, assez exactement, « l‟image » mentale globale que
l‟on garde de cette comédie musicale hollywoodienne, une fois que l‟on a oublié la narration
et effacé la figuration ? The Wizard of Oz ? Une symphonie en rose bonbon et en bleu-vert
céleste, comme un sucre d‟orge ou une pâtisserie américaine…
La migration de dispositifs
Après tous ces exemples de migrations d‟images, où l‟on s‟est intéressé aux manières
par lesquelles certains artistes se sont appropriés des images de films déterminés (nous avons
distingués quatre grandes formes de reprises filmiques : le film exposé, le film dé-/re-
composé, le film reconstitué et le film matérialisé), nous allons donc examiner, avec notre
deuxième tableau général, les façons dont le cinéma (et non les films), le cinéma comme
dispositif, a été intégré aux pratiques et aux démarches de l‟art contemporain.
La distinction entre film et cinéma est fondamentale. Pour aller vite, je partirai du petit
schéma suivant :
CINEMA
FILM DISPOSITIF INSTITUTION
SPECTATEUR
« Le cinéma » est un ensemble de données et d‟instances dont les films ne sont qu‟un
élément, essentiel sans doute, mais très partiel. Le « film », en tant qu‟objet (projetable), n‟est
qu‟une part de l‟ensemble « cinéma », qui comporte aussi bien une part dite « dispositif »
(notion plus complexe, j‟y reviens, qui renvoie au cinéma comme processus et, à ce titre,
entretient des relations avec tous les autres éléments du tableau) et une part dite « institution »
(qui situe le film et son dispositif dans un cadre externe, c‟est-à-dire dans un contexte
d’usages – économiques, politiques, sociaux et culturels – spécifiques). Le cinéma, c‟est à la
fois un objet (le film), un procès (le dispositif) et un cadre (institutionnel). Si la part du film-
objet est assez claire dans la définition du cinéma, la part institutionnelle comporte toutes
sortes de paramètres plus ou moins externes au film lui-même et le définissant à partir de ses
usages : le cinéma comme phénomène économique (le marché, l‟industrie, les droits, la
production, la distribution, l‟exploitation, les produits dérivés, etc.), le cinéma dans ses
41
fonctions politiques, sociales ou culturelles (pourquoi « aller au cinéma », la consommation
culturelle, populaire ou intellectuelle, le spectacle, l‟expérimentation, la documentation, le
divertissement, l‟évasion ou la prise de conscience, les luttes sociales ou politiques, la
propagande, la programmation, la critique, les festivals, la conservation dans les
cinémathèques, etc.). Tout cela est assez élémentaire. Et toutes ces instances n‟ont de sens
qu‟à viser un destinataire global : « le spectateur », la finalité de l‟ensemble, le « sujet », la
cible, l‟audience, le public, etc. C‟est-à-dire l‟instance qui fait converger à la fois le cinéma
comme film, le cinéma comme dispositif et le cinéma comme institution.
Au centre de ce schéma, la notion de dispositif est assez complexe et a des fonctions
variées. Elle a fait l‟objet d‟attentions multiples et de réflexions poussées, au cinéma comme
dans d‟autres champs, sur lesquelles je ne vais pas m‟appesantir ici49
. J‟en retiendrai
seulement les principes suivants : un dispositif est une mise en acte réglée selon des
agencements particuliers qui, une fois activés, produisent certains effets plus ou moins
déterminés. C’est donc un mécanisme qui suppose à la fois une topique (un agencement
spatial), une dynamique (une force motrice) et une efficience (des effets). Le critère
d’évaluation d’un dispositif est son « efficacité ». Son critère formel est sa disposition
spatiale. Et son critère actif est sa capacité à mettre en route le processus qui le définit. Cela
suffit pour l‟instant.
Du point de vue du schéma qui nous occupe, cette notion de dispositif est vraiment
centrale, dans le sens non seulement où elle concerne tous les autres pôles, mais surtout où
elle fait fonctionner le schéma tout entier puisqu‟elle en est le moteur actif. On peut en effet
considérer que « le film » implique déjà, par lui-même, un dispositif (c‟est un objet certes,
mais il n‟est pas inerte, il doit être activé pour exister, il doit se produire dynamiquement
selon certains principes et lieux bien définis – c‟est le dispositif de la projection (en salle, sur
grand écran, dans le noir, devant de spectateurs, dans des durées standards, etc.) ; de même
« l‟institution cinéma » peut, elle aussi, être considérée comme un dispositif au sens d‟une
49
On mentionnera rapidement les deux grandes voies de réflexion sur le dispositif : d‟un côté dans le
domaine général des études philosophiques et historiques, les textes fameux de Michel FOUCAULT
(pas de texte frontal majeur mais plusieurs passages importants, notamment dans Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 et dans Dits et écrits, vol III, Paris, Gallimard, 1994), de Gilles DELEUZE
(« Qu‟est-ce qu‟un dispositif ? », dans les actes du colloque Michel Foucault philosophe, Paris, Seuil,
1988) et de Giorgio AGAMBEN (Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages poche, 2006).
Et d‟un autre côté, dans le champ plus spécifique des études cinématographiques, les textes de références de Jean Louis BAUDRY (L’Effet cinéma, Paris, Albatros, 1979) et de Christian METZ (Le
signifiant imaginaire, Paris, UGE 10/18, 1975). Enfin, un ouvrage de synthèse ouvert sur
l‟anthropologie du cinéma de Mouloud BOUKALA, Le dispositif cinématographique. Un processus pour (re)penser l’anthropologie, Paris, éd. Téraèdre, 2009.
42
structure dynamique réglée, de multiples manières : ainsi la production est un dispositif qui,
tout variable qu‟il soit, a ses règles, ses mécanismes, ses usages, son jeu, tout comme la
distribution ou l‟exploitation, bref tout le marché. Ainsi la consommation de films par les
spectateurs, et tous les modes de « l‟aller au cinéma », sont-ils des dispositifs relativement
définis et même institués, que le spectateur connaît et accepte (« sortir », « payer sa place »,
« rester assis dans le noir », etc.). De même la programmation, la critique ou l‟archivage, etc.
Même « le spectateur » est un dispositif parce qu‟il est activé comme sujet (perceptif,
cognitif, culturel, économique, social, politique) par tous les autres composants du
« cinéma ». Bref, le « dispositif », conçu comme mise en acte réglée de données, est
évidemment au centre puisqu‟on peut le penser comme la force motrice même de tous les
éléments interconnectés de la topique globale.
Quant à l‟efficacité, ou l‟efficience, de ce dispositif global, elle est la mesure de
l‟ensemble. Le « dispositif cinéma » vise en effet, dans sa forme principale, à « mettre en
condition » le spectateur de films pour une vision « optimale ». Tout a été inventé à cette fin :
l‟immersion dans une salle fermée, coupée du monde extérieur, où le spectateur s‟installe
pour une durée fixée et après avoir payé sa place, la posture assise et confortable, l‟obscurité
qui permet de s‟oublier et d‟oublier les autres (tout en gardant la conscience de faire partie
d‟une communauté d‟anonymes, le temps de la séance), la focalisation très intensive qui
permet de concentrer toute son activité physique dans la seule perception visuelle et sonore
sur la seule zone de lumière visible dans le noir, le grand écran brillant, qui « gigantise » et
magnétise le regard, jusqu‟à l‟absorption du sujet dans la fascination de l‟image, l‟état
psycho-perceptif du spectateur, semi-conscient, qui oscille entre hypnose et rêve, etc. Toute
cela est assez connu (et a déjà été bien étudié en termes théoriques, notamment par Christian
Metz et Jean-Louis Baudry).
A partir de là, il importe de bien définir ce que nous entendrons ici par « migration de
dispositifs » pour tenter d‟expliquer certaines formes de présence d‟un « effet cinéma » dans
le champ de l‟art contemporain. D‟abord préciser que ce qui sera pris en compte ne
concernera que le dispositif « côté film », pas du « côté institution ». Ensuite, préciser qu‟il
s‟agira de traiter de seulement quelques « figures de dispositif » (quatre à nouveau) sans du
tout prétendre couvrir tous les aspects de la question (aucune prétention à catégoriser tous les
champs des possibles de la « migration des dispositifs »). Enfin rappeler que mon souci est
essentiellement de poser une perspective, un cadre, dans lequel on pourra éventuellement, par
la suite, opérer des analyses approfondies d‟œuvres, de démarches, d‟artistes, etc., mais j‟en
reste ici à ce propos général de cadrage.
43
Voici donc mon second tableau de figures, qui regroupe quelques-unes des formes
récurrentes par lesquelles l‟art contemporain s‟est « approprié » des éléments du dispositif
cinématographique.
Tableau II : migration de dispositifs – la reprise cinématographique
Le dispositif
dé-/ré-incarné
(figures de projection,
figures d‟écran)
Le montage spatialisé
(le multi-écran)
La narration-
parcours
(monter, c‟est marcher
trajectoire-traversée
/raconter-figurer)
Identification
immersive &
architecture image
(cinéma, installation,
architecture)
Antony McCall
Bill Viola
Alain Fleischer
Tony Oursler
Melick Ohanian
James Turrell
Hiroshi Sugimoto
Wolfgang Laib
Stan Douglas
Doug Aitken
Eija Liisa Ahtila
Pierre Huyghes
Agnès Varda
Chantal Akerman
Doug Aitken
Eija-Liisa Ahtila
Pipilotti Rist
Janet Cardiff
Masahi Fujihata
Bill Viola
Janet Cardiff
Luc Courchesne
Stan VanDerBeek
Pipilotti Rist
Jean-Luc Godard
Alain Fleischer
Doug Aitken
Times Square et les
écrans urbains
La projection et son
faisceau lumineux, la
« lumière solide »,
l‟espace, le transport, le
volume, la matière, la
durée, la boucle, etc. de
la projection.
Les figures d‟écran :
surface ou volume,
transparent ou opaque,
grand ou petit, unique
ou multiple, etc.
Montrer, c‟est monter
Champ-contrechamp et
autres variations
d‟angles dans des
dispositions d‟écrans,
Effets de montage dans
l„espace: alterné,
parallèle,
contrapunctique, etc.
Trajet non linéaire,
circulaire, tabulaire,
éclaté, labyrinthique,
le trajet comme figure
dans l‟espace
la figure benjaminienne
du flâneur,
Les « audio walk », le
GPS, l‟interactivité
la forme-balade : « je
marche donc je suis »
Le panorama, la
chambre, la maquette,
l‟appartement, la ville
l‟enveloppe, la coque,
la sphère
la façade ou la ville
écran
Non plus devant
l‟image mais dedans
L‟image nous habite
comme nous habitons
l‟image
Le dispositif dé-/recomposé
De même qu‟on avait identifié, dans la première partie, une catégorie de reprise
filmique, celle du « film dé-/re-composé » (found footage, film de remontage de fragments), il
me semble qu‟on peut décrire parallèlement, dans ce second grand volet, une catégorie – très
44
vaste – de « dispositif dé-/re-composé ». Il s‟agit là de pointer toute une série de tentatives
d‟artistes qui se sont « attaqués » au dispositif même du cinéma pour en reprendre, plus ou
moins explicitement, au moins l‟un ou l‟autre élément constitutif et élaborer à partir de là un
travail artistique particulier. Il ne s‟agit pas tant d‟évoquer ici des cas de reprise intégrale du
dispositif cinématographique, dans tous ses aspects – ce qu‟impliquait, par exemple, le travail
sur le « film exposé » de Douglas Gordon (disons ses 24 Hours Psycho) qui convoquait à la
fois un film entier mais aussi le cinéma tout entier : une salle (même si c‟était celle d‟une
galerie), un écran (même s‟il était suspendu au milieu de l‟espace), une projection (même si
elle était ralentie à l‟extrême), des spectateurs (même si ceux-ci se comportaient plutôt en
visiteurs) – mais plutôt d‟examiner quelques démarches d‟artistes qui décomposent le
dispositif global du cinéma, dans une visée tantôt analytique ou critique, tantôt poétique ou
métaphysique. Des artistes « décompositeurs de dispositif », qui n‟en retiennent que tel ou tel
élément, qu‟ils transforment en figures autonomes, avec lesquelles ils opèrent toutes sortes de
variations. Par exemple des artistes qui ne travaillent qu‟avec le principe du faisceau
lumineux projeté dans l‟espace, ou avec l‟écran de clarté brillant dans le noir, ou la durée
imposée, ou la position voyeuriste du spectateur, etc. (innombrables sont les « figures de
dispositifs » ainsi isolables, prélevables, convocables) et qui les réinvestissent dans des
opérations plastiques souvent bien éloignées des préoccupations initiales de cinéastes.
S‟élaborent ainsi des œuvres d‟artistes, nourris de l‟expérience du dispositif
cinématographique et recomposant des mondes, des univers singuliers, proprement
artistiques.
Le domaine que recouvrent ces pratiques multiples est très vaste50
et je ne peux ici le
parcourir dans toutes ses ramifications. Je vais me centrer, dans ce qui suit, sur seulement
deux « composants », remarquables, du dispositif, qui seront pris pour eux-mêmes, en tant
que tels, comme des points de réappropriation partielle du cinéma par les artistes leur
permettant d‟engendrer des mondes plastiques originaux : ces deux composants relèvent l‟un
des figures de la projection et l‟autre des figures de l‟écran. La projection et l‟écran peuvent
en effet être considérés, chacun séparément (et même si bien sûr ils sont étroitement liés),
comme deux éléments relevant du « noyau dur » du dispositif cinématographique. Ils ont
donné lieu chacun à des « variations » artistiques considérables, intensives, et souvent
50
Je renvoie à la remarquable et audacieuse exposition de Philippe-Alain Michaud, évoquée au tout début de ce texte, Le mouvement des images (Centre Georges Pompidou, 2006), qui, même s‟il ne
parlait pas en termes de dispositif, avait fait de cet axe le centre de son projet en identifiant quatre
« catégories » composant les bases d‟une présence plus ou moins souterraine du « cinéma » dans l‟art contemporain : le défilement, la projection, le récit et le montage.
45
magnifiques. On en évoquera quelques-unes seulement, parmi les plus exemplaires à mes
yeux.
Figures de la projection dans l’art contemporain
Qu‟est-ce qu‟une projection ? C‟est d‟abord une expérience de la lumière construite sur
le principe d‟un transfert d‟image, et même d‟un transport de celle-ci dans l‟espace, pour
reprendre le titre d‟une exposition sur le sujet de Dominique Païni51
. Et d‟autre part,
s‟agissant de la projection cinématographique, c‟est aussi, en même temps, une expérience du
temps, du mouvement (et de leur perception) – un point (bien analysé par tous les théoriciens
du cinéma) que je ne développerai pas ici52
. Sur cette simple base définitoire de la projection
(cinéma = lumière + mouvement), on peut déjà regrouper et décrire plusieurs travaux
d‟artistes qui ont ainsi « décomposé » le dispositif cinéma pour n‟en retenir qu‟un élément,
comme la projection lumineuse, tout en se débarrassant quasiment de tous les autres (l‟image
par exemple), pour « re-composer » des pièces originales, souvent fascinantes par leur
simplicité de « purs dispositifs ».
Le cas le plus fameux est celui de l‟artiste-cinéaste américain Anthony McCall avec ses
nombreux dispositifs de projection mis au point dès les années 70 et réactualisés depuis la fin
des années 90 dans les musées et galeries. Les systèmes de projection lumineuse de McCall
sont très élémentaires. Prenons la pièce inaugurale (elle date de 1973), fondatrice de sa
démarche, Line Describing a Cone. Dans un espace de projection ouvert et entièrement noir,
une salle dont l‟artiste a fait enlever tous les sièges pour que les spectateurs puissent aller et
venir librement dans l‟espace, McCall a installé un projecteur d‟un côté de la salle (un
projecteur 16mm en 1973, un projecteur de DVD aujourd‟hui), à une hauteur relativement
basse pour que le faisceau de lumière ne surplombe pas les spectateurs. Le film qu‟il projette
51
Dominique PAÏNI, Projections. Les transports de l’image, exposition au studio Le Fresnoy et
catalogue afférent sous ce titre (Paris, Hazan-Le Fresnoy, 1997). 52
Mais qui est très important dans la perspective du rapport cinéma-art contemporain parce que c‟est l‟un des aspects où le passage du dispositif cinéma vers le dispositif exposition doit se négocier sur le
fond : le temps long (la durée imposée) du premier et le temps court (la durée choisie) du second
doivent trouver un terrain d‟entente. Certains artistes choisissent d‟exaspérer l‟écart, d‟en travailler « dramatiquement » les limites (Douglas Gordon avec ses ralentis extrêmes : 24 heures pour projeter
Psycho, 5 années pour The Searchers !) – c‟est ce que j‟appelle le « temps extended », par analogie
avec le « cinéma expanded » de Gene Youngblood. D‟autres artistes, plus nombreux, jouent plutôt la
logique des temps courts ou raccourcis, soit avec la pratique de l‟extrait, du fragment, du clip, soit avec cette forme très particulière de gestion du temps de projection pour les expositions : la boucle
(the loop), qui permet le « 2 en 1 » (le temps court devenu éternel par répétition perpétuelle du même
fragment, et qui autorise donc le spectateur à prendre le train en marche à tout instant). Une étude spécifique sur la temporalité paradoxale qu‟introduit le principe de la « boucle » serait très utile.
46
est « élémentaire » jusqu‟à l‟abstraction : ça commence avec une image noire trouée d‟un
simple point blanc lumineux. Progressivement le point avance, lentement, pour former une
ligne, qui elle-même va dessiner petit à petit un cercle complet. Il faut environ quarante
minutes pour que le point devenu ligne fasse le tour entier et compose le cercle parfait. C‟est
tout pour « l‟image projetée sur l‟écran ». Et c‟est muet. C‟est minimaliste et géométrique (du
noir et du blanc, un point, une ligne, une surface). C‟est contemplatif (le cercle). C‟est une
sorte de performance : une « image acte » (le cercle en train de se faire) se constitue en durée
réelle. Et cela joue avec la patience du spectateur. Réduit à cela (à une image-film),
l‟expérience de McCall peut paraître très datée…
Mais justement, l‟intérêt de cette pièce est tout à fait ailleurs. Il ne tient pas tant dans
l‟image (dans le résultat visuel de la projection) que dans le dispositif (dans le processus
même de la projection), qui va être exhibé, littéralement mis en scène, en tant que tel, par des
moyens singuliers sans rapport avec l‟image. C‟est-à-dire que tout tient dans le
réinvestissement magnifié (on va voir comment) du dispositif projectif, ramené littéralement à
son essence : un transport de la lumière dans l’espace. En effet, l‟expérience des projections
imaginées par Anthony McCall, une expérience dont il faut faire physiquement l‟épreuve,
repose non pas sur le principe des deux pôles traditionnels de la projection – d‟un côté la
source de lumière (le projecteur), de l‟autre le réceptacle du faisceau (l‟écran intercepteur) –
mais justement sur ce qui relie ces deux pôles et qu‟on ne prend jamais vraiment en compte
pour lui-même (parce qu‟il est neutralisé) : l’espace intermédiaire, le « vide » qui, dans
l‟obscurité, relie la source à l‟écran. Un vide intermédiaire que McCall va littéralement
« remplir » pour le rendre pleinement visible, habitable même.
Pendant tout le temps de « la séance » en effet, des assistants de l‟artiste, ou l‟artiste lui-
même, utilisent des « machines à fumée », pareilles à celles dont on se sert dans les concerts
de rock ou certaines soirées festives, des engins générateurs de fumée qui envoient dans
l‟espace libre de la salle, donc entre le projecteur (au fond) et l‟écran (à l‟autre bout), des
« nuages » blanchâtres, plus ou moins denses, qui vont et viennent, qui se diluent ou se
déplacent, s‟épaississent ou s‟estompent au fil du temps. Cette fumée envahit tout l‟espace
« entre », et les spectateurs y sont plongés tout au long de la projection, ils sont eux-mêmes
pris dans les brumes, s‟y meuvent librement, comme des fantômes. On devine tout l‟effet qui
en résulte : le faisceau de lumière qui sort du projecteur est « visibilisé » dans l‟espace par la
fumée qui est une sorte d‟écran matériel changeant (comme lorsqu‟on pouvait encore fumer
dans les salles de cinéma et qu‟une volute de fumée-écran faisait surgir des arabesques
magiques dans le faisceau du projecteur). Et c‟est là, dans l‟espace de la salle, non sur l‟écran
47
surface du fond, qu‟est « le spectacle » des expériences de McCall. Des ombres, des formes,
des nuées, des jeux de transparences et d‟opacités, sans cesse changeants, mouvants,
instables, « occupent » l‟espace même de la salle entière. Et ces fluctuations labiles ne sont
pas si informelles que cela, puisque le jeu est très maîtrisé géométriquement par la forme
minimaliste de la projection lumineuse installée dès le départ par McCall : en effet au fur et à
mesure que progresse dans le noir la ligne de lumière censée dessiner le cercle, ce n‟est pas le
« cercle-surface » qu‟on regarde se former sur l’écran (on ne regarde presque jamais ce
dernier), mais c‟est le « cône-volume » qu‟on regarde apparaître dans l’espace de la salle
(d‟où le titre de la pièce) et dans lequel nous sommes pris nous-mêmes en tant que
spectateurs. Saisissant « effet spatialiste » de la projection fumigéniste : en termes
géométriques, le projecteur émetteur (le point de lumière initial) est le sommet du cône, le
cercle écran est la base de celui-ci, bouclée seulement au terme de la séance. De l‟un à
l‟autre, dans le temps de la séance, la « forme cône » se constitue « en volume » dans l‟espace
même de la salle. La magie, c‟est qu‟on visualise ce cône en tant que tel, dans un espace
« volumétrisé » par la fumée. Le spectateur fasciné est plongé en plein cœur d‟une projection
« en 3-D » grâce à la matière de la fumée dans laquelle il est immergé. C‟est ce que McCall
appelle lui-même une « expérience de lumière solide. » Depuis Line Describing a Cone, il a
fait d‟innombrables variations, souvent complexes, sur ce schéma, alignant plusieurs
projections, croisées ou verticales, avec des formes géométriques variées, droites ou courbes,
etc., mais toujours avec les mêmes paramètres de base.
La projection sur fumée n‟est évidemment pas une nouveauté dans l‟histoire des
projections lumineuses : des célèbres « fantasmagories » de Robertson, à l‟époque de la
Révolution française (qui faisait « revenir » les morts lors de cérémonies spectacles avec des
projections de lanternes magiques sur de la fumée sortant de cercueils) aux fantaisies
contemporaines de Tony Oursler (qui, la nuit tombée, projetait des visages parlants, en gros
plan, sur des écrans de fumée dans un parc en plein air, lors de son action intitulée The
Influence Machine en 2000), on a déjà beaucoup joué avec le caractère « fantomatique »
(tremblant, troublant, flou, fluctuant, incertain, évanescent, etc.) de ce dispositif singulier.
L‟utilisation qu‟en fait Anthony McCall joue avec plusieurs traits caractéristiques de la
fumée : sa volumétrie (qu‟on a déjà évoqué), sa translucidité (mélange de transparence et
d‟opacité relatives, qui fait qu‟à la fois la fumée fait écran et intercepte une partie de la
lumière et qu‟en même temps elle laisse passer une autre partie de la lumière et qu‟en se
laissant ainsi transpercer, elle crée de la profondeur, du volume, des jeux de perspective –
l‟agrandissement du cône par exemple), sa plasticité particulière (sa texture, son grain, sa
48
densité, son épaisseur, et surtout sa malléabilité constante), son immatérialité physique (le
spectateur peut lui-même traverser les « parois » de fumée), et finalement son instabilité
permanente, qui ne cesse de modifier toute son apparence au gré du déroulement de la séance.
C‟est d‟ailleurs cette dernière caractéristique qui favorise un ultime aspect, majeur, des
« projections performances » d‟Anthony McCall : leur interactivité avec le comportement des
spectateurs. En effet, libres de se déplacer dans l‟espace, immergés physiquement au cœur des
jeux changeants de fumée, disposant d‟un temps donné, assez étendu, en prise directe avec le
faisceau lumineux dans lequel ils sont eux-mêmes pris, les spectateurs cessent d‟être de
simples contemplateurs de la magie qui les environne : ils deviennent aussi actifs,
individuellement et même collectivement, ils se mettent d‟eux-mêmes à composer des figures,
à se placer à tel ou tel endroit (par exemple dans le cône ou hors du cône), ou à traverser le
« mur » visible de l‟écran de fumée dans l‟espace, et à jouer de mille façons « dans » la
lumière avec leur corps et leur ombre (ce sont d‟ailleurs le plus souvent ces jeux d‟ombres qui
sont le plus travaillés par les spect-acteurs, qui se font pour ainsi dire leur petit théâtre
personnel : bouger, vite ou lentement, pour voir « ce que ça donne », apparaître ou disparaître
dans le faisceau, se toucher les uns les autres, faire une figure d‟ombre en jouant des
déformations optiques, passer à moitié sa main « dans » le voile du cône et bouger les doigts
pour les voir faire des ombres parfois démesurément étirées dans la perspective de la
projection, etc. Il s‟agit, alternativement, d‟agir soi-même et/ou de regarder les autres agir.
Les dispositifs (projections, installations et performances) d‟Anthony McCall sont des
expériences de la lumière, matérialisant la projection elle-même comme occupation de
l‟espace (la « lumière solide » incarnée par les écrans volumétriques de fumée), ouvrant à des
formes d‟implications spectatorielles à la fois contemplatives, immersives et interactives,
aussi analytiques que poétiques, et formidablement hantées par le cinéma comme dispositif.
S‟il est un des exemples majeurs, McCall n‟est pas le seul artiste à avoir réinvesti le
dispositif de la projection cinématographique pour composer des pièces singulières. On
pourrait encore en convoquer bien d‟autres. Par exemple un vidéaste comme Bill Viola, qui,
parmi les premiers, a su donner à la projection (vidéo) sur grand écran une perfection, une
intensité et une puissance vraiment phénoménales, qui n‟avait d‟équivalent que dans les salles
de cinéma (notamment, déjà, avec ses installations des années 80 : Passage, ou The Sleep of
Reason, ou beaucoup d‟autres, puis évidemment, après sa série sur les Passions, avec ses
« superproductions » pour l‟opéra comme dans le Tristan und Isolde de Peter Sellars à
l‟Opéra Bastille à Paris). De même le photographe-cinéaste-écrivain Alain Fleischer est lui
aussi un « artiste-de-la-projection », qui a su tirer ingénieusement de ce dispositif toutes sortes
49
d‟effets signifiants, bien au-delà de ses seuls usages cinématographiques (sa série Exhibition
projetant des images pornographiques sur des façades d‟immeubles dans des grandes villes,
ou ses installations projectives – sur miroir, sur ventilateur, sur tourne-dique, etc. – comme
Mer de Chine, Et pourtant il tourne, Autant en emporte le vent, Brises glaces, etc.). De même
encore, avec les machines de Tony Oursler, utilisant dans ses expositions-installations des
dizaines de petits projecteurs portatifs pour faire surgir, partout dans l‟espace, surprenant
souvent le spectateur, des visages en gros plan (ou seulement des yeux) projetés sur des
mannequins, des poupées, des sphères, créant un univers à la fois inquiétant et féérique, un
petit théâtre de marionnettes « vivantes » (et parlantes), où les multiprojections prolifèrent
dans tous les coins.
Je citerai un dernier exemple, radical, de ces travaux sur la question de la projection
avec la pièce « politique » de Melick Ohanian, Invisible Film (2006). Il s‟agit d‟un travail
paradoxal dont la projection est l‟opérateur central : en effet, Melick Ohanian effectue une
« projection » de film, avec un projecteur et un film 35mm. Mais seul cet « élément » du
dispositif cinématographique est effectif : il n‟y a pas de salle, pas d‟écran, pas de spectateur.
Le projecteur marche, le moteur tourne, la lampe est allumée, le film 35 est bien là, il est
effectivement projeté – mais on ne peut pas le voir car la projection a lieu en plein air, en
plein jour et en plein désert, et pas « sur » quelque chose, qui fasse écran, mais dans le vide,
en pure « perte ». Même lorsque le soir tombe, on ne voit dans l‟obscurité qu‟un faisceau de
lumière qui se perd dans la distance infinie du désert. Cela s‟appelle Film invisible et ce titre
est d‟autant plus approprié que le film en question n‟est pas n‟importe lequel : il s‟agit du
célèbre film « interdit » de Peter Watkins, Punishment Park, tourné en 1971, en pleine ère
Nixon et guerre du Vietnam, sur la répression des militants pacifistes et des activistes anti-
Nixon. Le film montre une sorte de « chasse aux rebelles », menée dans le désert de
Californie par les forces de l‟ordre et l‟armée, et qui se termine en massacre organisé. Depuis
1971, le film est toujours officieusement censuré aux Etats-Unis. Melick Ohanian le projette
ainsi, sur les lieux mêmes où le film a été tourné, mais sans que le film soit visible. Le
paradoxe est là : décomposer le dispositif du cinéma (enlever la salle, l‟écran et le spectateur)
pour ne retenir que « la projection sans vision » et en faire un geste politique.
Figures d’écran
Contiguës à la question de la projection (mais distinctes, on vient de le voir), les figures
d‟écran chez les artistes contemporains sont encore plus nombreuses et ont fait l‟objet
d‟expérimentations les plus variées. Je ferai état d‟abord du formidable travail du plasticien
50
américain James Turrell, connu pour ses « skyspaces »53
. Le travail de Turrell, surtout ses
installations des années 2001-2006 (Gap, Spread, Wide Out, End Around, la série Tiny Town,
etc.)54
, se présente, pour qui le découvre, comme une expérience plutôt contemplative, ici
aussi, autour de la question de la couleur (monochrome) comme espace. Le spectateur-visiteur
se retrouve devant (et dans) des espaces de lumière couleur très intenses, dont il fait une
expérience perceptive plutôt physique. Devant lui, dans les pièces toujours isolées,
dépouillées, épurées, où il pénètre, il n‟y a rien d‟autre à « voir » que de la lumière, très
subtilement organisée, et spécialement un rectangle coloré, une sorte « d‟écran de lumière »
sur le mur de la salle où il est invité à se tenir. Le mot « voir » ne convient pas vraiment pour
rendre la sensation très forte que procure ce ressenti de lumière couleur. Il y a une dimension
haptique dans le rapport du sujet à la matière colorée qui se découpe dans l‟espace qu‟il
« habite » (au sens d‟Heidegger). D‟ailleurs très souvent le spectateur est tenté de
s‟approcher, attiré par la lumière qui émane de l‟écran, comme un papillon de nuit par une
lanterne, s‟approcher parce qu‟il est intrigué, parce qu‟il cherche à comprendre de quelle
nature est ce rectangle lumineux qui irradie sur le mur, ce bleu plus bleu que celui de la pièce
dans son ensemble, ce rouge plus intense qui semble venir de l‟écran pour illuminer l‟espace,
il veut s‟approcher parce que, dans ce monde dont il ne sait s‟il est de lumière ou de couleur,
il est pris d‟un doute, et donc il veut toucher cet écran, le toucher comme saint Thomas, pour
savoir autant que pour y croire. Et la surprise alors vient le saisir : il n‟y a pas d’écran devant
lui, pas de surface matérielle qui brille sur le mur. Rien à toucher. Il n‟y a rien qu‟un vide, un
trou dans le mur, comme une fenêtre ouverte. Cet écran, qu‟il percevait comme si
« physique », n‟est rien qu‟un rectangle sans matière fait uniquement d‟une luminosité intense
qui vient d‟une deuxième pièce, située de l‟autre côté du mur et qu‟il n‟avait pas perçue
comme une seconde salle. Pas de mur, pas d‟écran, rien de palpable, rien qu‟un « vide de
lumière » rayonnante, qui a trompé l‟œil du sujet. Et pourtant la sensation de matière
lumineuse est totale, plus forte que la connaissance que l‟on a du « vide ». La perception est
bien physique et le spectateur ne peut pas ne pas s‟y abandonner. D‟ailleurs, sitôt réalisée
« l‟expérience du trou » (passer sa main), le sujet revient se mettre au centre de la pièce, à la
53
L‟origine des Skyspaces de Turrell tient dans sa fameuse expérience du Roden Crater en Arizona : voir, « de l‟intérieur du cratère », le ciel comme un espace de couleur, matière lumineuse cadrée par
une découpe circulaire et s‟installant devant nos yeux et notre esprit comme une sensation visuelle
pure de lumière-couleur. Beaucoup d‟autres œuvres seront ensuite construites sur des découpes
(naturelles mais aussi architecturales, en tous cas toujours géométriques : cercle, ovale, carré, rectangle), donnant sur l‟espace du ciel – lieu d‟émission et de réflexion d‟intensités lumineuses
infiniment variées – traité comme matière colorée. 54
Voir, entre autres, le livre de Georges DIDI-HUBERMAN, L’Homme qui marchait dans la couleur, Paris, Minuit, 2001.
51
« bonne » distance, celle où il jouit de la sensation de lumière couleur, celle où l’effet d’écran
le fascine.
Les expériences psycho-perceptives et phénoménologico-métaphysiques de Turrell
n‟évoquent jamais explicitement le dispositif cinématographique (pas de visée analytique ou
critique dans son travail). Mais il me semble qu‟elles sont profondément travaillées par un tel
« effet cinéma » (et pas seulement au titre d‟une métaphore, comme dans l‟exemple de la
Pierre de lait de Wolfgang Laib55
). Il me semble qu‟on peut dire que pour comprendre toute
la « puissance de sensation » des pièces de Turrell, la référence à l‟écran de cinéma est
presque nécessaire. Quelle autre « pure surface » en effet exerce par elle-même (sans recours
à une image figurative) une telle force d‟attraction sur notre perception ?
On trouvera, cette fois beaucoup plus explicitement, un autre cas de mise en scène de la
fascination pure qu‟exerce l‟écran de cinéma dans le beau travail, photographique cette fois,
du japonais Hiroshi Sugimoto, connu sous le titre générique de Theaters. On y voit, dans de
magnifiques tirages, très soignés (la dextérité de Sugimoto à cet égard est sans pareille dans le
rendu d‟une luminosité aux mille modulations d‟intensité des noirs et des blancs), de grands
écrans de cinéma (des écrans en intérieur, dans de somptueuses salles américaines des années
30-50, souvent monumentales dans leurs décors sophistiqués, et des écrans en extérieur, dans
des drive in en plein air, sur fond de ciel et de palmiers). Tous ces écrans (cette fois ce sont de
vrais écrans, de cinéma, pas des métaphores conceptuelles) sont entièrement blancs, mais
blancs non par manque d‟image (parce qu‟on n‟y aurait rien projeté) mais au contraire blancs
par excès d‟images : ils ne sont pas simplement de couleur blanche, ils sont « en lumière
blanche », d‟un blanc intense, irradiant, trop blanc. Ils sont blancs parce qu‟ils ont été pour
ainsi dire blanchis, brûlés par la lumière du film qui y a été projeté in extenso, et qui a donc
abouti à une surexposition de cette partie dans la photo. L‟exposition des photos de Sugimoto
a en effet duré tout le temps de la projection du film sur l‟écran. Temps de pose
55
Un débat a surgi lors de l‟exposition Le Mouvement des images de Philippe-Alain Michaud au
Centre Pompidou, à propos de la pièce de Wolfgang Laib, Pierre de lait (une simple pierre carrée posée horizontalement sur le sol, très légèrement incurvée en son centre et recouverte chaque jour
d‟une fine couche de lait formant une sorte de pellicule blanche sur toute la surface, qui jaunissait,
séchait (et empestait) au fil de la journée, pour être remplacée le jour suivant, etc.). Ce travail de Laib (sur les matières naturelles, leur variabilité, leur réactivité, leur périssabilité, etc.) avait été
« interprété » (certains ont dit « détourné ») par le commissaire, dans le sens global de son projet
d‟exposition, comme une possible métaphore de l‟écran de cinéma : une surface rectangulaire, la
blancheur, un film de lait, et même la « fragilité de cette pellicule ». En outre, Michaud avait directement confronté dans l‟exposition l‟œuvre de Laib à une pièce cinématographique de Nam June
Paik : Zen for film, un écran (vertical cette fois) sur lequel était projetée une suite d‟amorces de
pellicule vierge tournant en boucle et se griffant, s‟abîmant un peu plus à chaque passage. L‟effet cinéma dans l‟art contemporain…
52
photographique et temps de projection cinématographique sont délibérément associés,
identifiés, fusionnés, dans un geste de pensée qui met en équivalence symbolique exposition
et projection. Autrement dit, ces écrans blancs « contiennent » virtuellement toutes les images
du film, additionnées, superposées jusqu‟à l‟effacement, englouties dans la blancheur
incandescente d‟un temps de pose étiré à la durée d‟un film entier. Toutes les images
accumulées du film reviennent ainsi à une absence d‟images visibles dans la photo. Et ces
images invisibles par excès, ces écrans éblouissants et vides, deviennent en retour des sources
de lumière, par réverbération, éclairant la salle, les rangées de sièges, les décors ou illuminant
les ciels nocturnes des drive in (l‟écran noir de nos nuits blanches). Ces photos, qui se
donnent un temps ouvert, qui effacent la figuration filmique dans une saturation de blanc, qui
font de leur exposition photosensible un équivalent littéral de la projection sur écran, qui
transforment les écrans de réception d‟image en source de lumière pour l‟éclairage des lieux,
ces photos sont bien de pures figures d‟écrans comme matière lumière. Dans le prolongement
du travail d‟Anthony McCall sur la projection comme « lumière solide », les œuvres de
Turrell et de Sugimoto développent bien la même idée formelle : le dispositif de l‟écran
comme espace phénoménal de la lumière, à la fois irradiant et absorbant, qui efface autant
qu‟il fait surgir « l‟image ».
Par ailleurs, les artistes qui ont fait des variations autour ou avec la figure de l‟écran
sont bien plus nombreux que les deux ou trois évoqués jusqu‟ici et surtout ont ouvert des
voies dans toutes sortes de directions différentes, notamment en travaillant les écrans-objets,
les matières d‟écran et les formats d‟écran.
Qu‟est-ce en effet qu‟un écran (« normal », c‟est-à-dire de cinéma) ? Une surface
(certes), souvent de la toile tendue, opaque et blanche (en principe), de grand format (car toute
projection lumineuse est agrandissement, elle « gigantise »), fixée verticalement sur un mur
(parce qu‟une image de cinéma, ça doit être « debout », disait Godard), qui « reçoit » la
lumière d‟un projecteur (comme on reçoit un cadeau du ciel, ou l‟extrême onction, et que « ça
vous tombe dessus ») et qui la « réfléchit » vers le spectateur dans la salle (l‟écran penserait-
il ?) afin de la faire « apparaître » (ah ! la magie, l‟extase de l‟apparition...). Chacun de ces
points, qui nous paraît aller de soi, peut faire, a fait, l‟objet de variations spécifiques. On peut
projeter sur des écrans horizontaux, sur le plafond ou, plus fréquemment, sur le sol, ce qui
crée un curieux effet d‟applatissement et de mise au carré (le film Quad – I et II – de Samuel
Beckett par exemple doit être projeté par terre, et le groupe italien Studio Azzurro s‟est aussi
fait une spécialité de cette image au sol), on peut projeter sur des volumes, des écrans-objets
tri-dimensionnels : sur des ballons blancs, des poupées, des marionnettes, des mannequins,
53
comme Tony Ourlser, sur des corps vivants, nus ou habillés, comme on le fait souvent dans
des spectacles de danse ou de théâtre contemporains, sur des arbres, des rochers, des façades,
comme Alain Fleischer, sur de la fumée comme Anthony McCall, sur des objets d‟intérieur,
des livres, des armoires, des lits, des divans, comme Pipilotti Rist, sur des maisons, des
immeubles, des architectures, des angles, des coins et des recoins, comme les artistes de
manifestations urbaines, etc. Entre l‟image projetée (la figuration) et l‟objet sur lequel elle est
projetée (le support, mais qui n‟est pas toujours « neutre », qui peut lui-même figurer quelque
chose, toutes sortes de relations peuvent être créées). En tout cas, tout peut être écran et on
peut projeter sur tout, même sur rien (comme Melick Ohanian dans Invisible Film). Ou sur
des écrans qui n‟existent pas « pleinement », comme lorsqu‟Alain Fleischer, dans son
installation Autant en emporte le vent, projette une image (un gros plan de visage de femme
filmé de face) sur les pales d‟un ventilateur tournant à toute vitesse : les pales en elles-mêmes
ne forment pas un écran complet mais leur vitesse de rotation et l‟effet de persistance
rétinienne donnent « en trompe l‟œil » l‟impression de voir ce visage intégralement et
continûment, bien cadré, frontal et… les cheveux agités par le vent !). On peut bien sûr aussi
projeter sur des écrans qui sont colorés, jaune, bleu, rouge, vert (tous les VJ savent très bien
jouer de ces couleurs lors de soirées musicales et festives), et même noirs (on perçoit assez
bien une image projetée sur du noir). On peut projeter sur (et à travers) des écrans
transparents (des vitres ou de l‟eau, avec la diffraction ou les déformations optiques qui
s‟ensuivent éventuellement, comme dans le travail sur les fluides de l‟artiste coréen Kim
Young-Jin). Ou encore sur des écrans translucides : par exemple l‟installation de Bill Viola,
The Veiling (1995) met en jeu deux projections vidéo qui se font strictement face et qui sont
« filtrées » par sept voiles-écrans intermédiaires semi-translucides, suspendus parallèlement
les uns derrière les autres, c‟est-à-dire que chaque voile, dans chaque sens (les deux faces -
recto et verso- de chaque voile-écran sont touchées par les projections opposées), à la fois
retient une partie de l‟image et en laisse passer une autre, de telle façon que plus on s‟éloigne
de la source, plus l‟image à la fois s’estompe et s’agrandit, jusqu‟à se dissoudre
perceptivement au dernier voile. Et comme il y a deux projections diamétralement inversées
(chaque fois un homme et une femme, filmé de face et marchant vers la caméra), le
mouvement d‟effacement-agrandissement est compensé par son inverse, un mouvement de
resserrement et d‟intensification de l‟autre image. Une sorte de fondu-enchaîné d’écrans par
la projection.
Tout cela sans oublier, bien entendu, les cas d‟écrans qui ne refléteraient pas la lumière
(écrans absorbants), ou qui la réfléchiraient totalement (comme des miroirs). Les projections
54
sur miroir sont presqu‟un « genre » en soi. Un de ceux qui les a beaucoup travaillés est, une
fois encore, Alain Fleischer dans de nombreuses variations de dispositifs réflexifs : Mer de
Chine est un écran miroir placé au fond d‟un petit bassin plein d‟eau (une simple cuvette de
développement de papier photo) dans lequel évoluent des poissons rouges. Une diapositive,
représentant une vue aérienne photographique de la mer, est projetée (en oblique) exactement
sur le bassin, donc à travers l‟eau (diffraction) et sur le miroir de fond, qui renvoie cette image
sur le mur d‟en face. Dans ce transport d‟image, l‟image fixe de départ se voit « augmentée »
des mouvements réels de l‟eau à travers laquelle elle passe et de l‟ombre des poissons qui
vont et viennent dans le bassin, mélangeant pour le spectateur, dans la projection-réflexion
finale, l‟enregistré et le « live », le mobile et l‟immobile, l‟aérien et l‟aquatique, le dessus et le
dessous, le petit et le grand, la couleur et le noir et blanc, la photo et le cinéma, le vrai et le
faux, etc. Brise-glace est une autre installation de Fleischer (dans une grande salle obscure)
avec d‟innombrables fragments de miroirs flottants, cette fois sur un très grand bassin, sur
lequel sont projetées plusieurs images de visage, qui ne sont donc jamais visibles en entier.
Ces fragments de visages sont réfléchis par les miroirs sur les murs et le plafond de la pièce,
et sont animés par les mouvements aléatoires des miroirs flottants, que provoquent les trajets
d‟un modèle réduit de bateau (un brise-glace, bien sûr) qui circule en tous sens dans le
bassin… Etc.
On voit, avec ces derniers exemples, que les jeux d‟écrans sont aussi, souvent, des jeux
de trompe l‟œil, des jeux optiques plus ou moins illusionnistes, des pièges pour la perception,
auxquels nous aimons nous abandonner, parfois en toute connaissance de cause, pour le
plaisir de se savoir tromper (la jouissance est dans la dissonance entre cognition et
perception). L‟écran, c‟est aussi une surface qui masque et cache (on ne voit pas ce qu‟il y a
derrière), un voile, qui « fait écran » (comme dans l‟expression « un souvenir-écran » en
psychanalyse). Parce que cette surface s‟est interposée dans un flux, qu‟elle a intercepté un
transport, elle essaye de nous doubler, de nous faire croire, par exemple, que la surface est une
profondeur et l‟opacité une transparence (« une fenêtre ouverte sur le monde »), que le vide
est un plein, l‟immobilité un mouvement, l‟image le réel. Ne jamais oublier que l‟écran, cœur
du dispositif, cache, coupe, dissimule, détourne, escamote.
Quant aux formats d‟écran, on sait que le cinéma a habitué notre imaginaire perceptif à
la fascination hypnotique pour la « grande taille » d‟une image dans laquelle le spectateur
(même si « la grandeur » en question a pu beaucoup varier) peut quasiment toujours
s‟installer, habiter, s‟immerger, s‟enfoncer, se perdre, etc. Quoi de plus intense que le visage
en gros plan d‟une actrice sur un écran de 6 mètres de haut et 12 mètres de long, que l‟on peut
55
observer d‟assez près pour y voir des détails incroyables – la fameuse « photogénie »
d‟Epstein ou Delluc doit beaucoup à ce gigantisme.56
Et même si, avec le temps, les écrans de
salle de cinéma ont beaucoup « rétréci », comme les publics, cette grandeur de l‟écran de
cinéma est resté une norme relative. Mais par ailleurs, le cinéma n‟a plus le monopole de
l‟image projetée et donc la question de la taille des écrans où l‟on peut voir des images en
mouvement s‟est, depuis la télévision, incroyablement diversifiée, notamment au musée ou
dans les galeries d‟art, mais aussi chez soi, à la maison, ou au travail, dans les bureaux, ou
partout, dans les cafés, les restaurants, les aéroports, les avions, les voitures, etc. Il est clair
qu‟aujourd‟hui, avec les nouvelles technologies d‟écran, les œuvres d‟artistes contemporains,
comme plus globalement les recours permanents et généralisés à l‟image mobile, ont permis
d‟explorer les aspects les plus différenciés de ces jeux de format, du plus grand au plus petit.
Depuis les projections sur des façades entières d‟immeubles (comme celle, gigantesque, qu‟a
longuement filmée à Shanghaï, en un plan-séquence fixe, Chantal Akerman dans Tombée de
nuit sur Shanghaï (2007) dans le film collectif L’Etat du monde) jusqu‟aux écrans
miniaturisés des téléphones portables (dans son exposition Voyage(s) en utopie, Godard a
notamment « montré » des films sur des écrans de téléphones portables minuscules accrochés
sur le mur) en passant par toutes les tailles intermédiaires possibles (la « petite » des
téléviseurs et des moniteurs vidéos, assez variable, le regain des projections vidéo dites
« grand écran » -mais toujours moindres que le cinéma malgré Bill Viola-, la pitoyable course
aux centimètres des écrans plasma et LCD, la miniaturisation relative des lecteurs DVD et
autres écrans d‟ordinateurs portables, etc.). On peut dire qu‟aujourd‟hui il n‟y a plus de
modèle dominant de format d‟écran, que nous ne sommes plus « normés » par des repères
stables en la matière, que l‟on passe allègrement, sinon impunément, d‟un format à l‟autre –
parfois même dans une même exposition (Voyage(s) en utopie, encore, ou la manifestation La
Nuit des images, coordonnée par Alain Fleischer dans la nef de verre du Grand Palais en
décembre 2008 et qui regroupait plus de 120 projections simultanées, tous supports et toutes
56
Parmi de nombreuses citations possibles de Jean EPSTEIN sur la photogénie du gros plan de visage sur grand écran : « Brusquement, l‟écran étale un visage et le drame, en tête à tête, me tutoie et s‟enfle
à des intensités imprévues. Hypnose. Maintenant la Tragédie est anatomique. Le décor du cinquième
acte est ce coin de joue qui déchire sec le sourire. L‟attente du dénouement fibrillaire où convergent 1000 mètres d‟intrigue me satisfait plus que le reste. Des prodromes peauciers ruissellent sous
l‟épiderme. Les ombres se déplacent, tremblent, hésitent. Quelque chose se décide. Un vent d‟émotion
souligne la bouche de nuages. L‟orographie du visage vacille. Secousses sismiques. Des rides
capillaires cherchent où cliver la faille. Une vague les emporte. Crescendo. Un muscle piaffe. La lèvre est arrosée de tics comme un rideau de théâtre.Tout est mouvement, déséquilibre, crise. La bouche
cède, comme une déhiscence de fruit mûr. Une commissure latéralement effile au bistouri l‟orgue du
sourire. Le gros plan est l‟âme du cinéma… » (in Bonjour Cinéma, 1920, repris dans Ecrits sur le cinéma, tome 1, Paris, éd.Séghers, 1974, pp. 93 et sv.).
56
tailles d‟écran confondus). La multiplicité des formats, et plus généralement la multiplication
des écrans, est devenue elle-même une nouvelle norme, un nouveau standard, un « modèle »
auquel le spectateur, ou plutôt le visiteur d‟exposition (il faudra bien se décider un jour à
inventer un nom inédit pour désigner ce « personnage » nouveau de l‟art : le spectateur-
visiteur) s‟est très vite habitué.
Cette nouvelle norme, le « multi-écran », vaut évidemment qu‟on s‟y arrête un peu
sérieusement. Elle est tellement importante que nous en avons fait, dans notre schéma général
(le tableau II « Migration des dispositifs »), une catégorie à part entière, distincte de la
première (« dispositifs dé-/re-composés ») car elle ne concerne pas qu‟un problème d‟écran
(un ou multiple) et qu‟elle engage une autre dimension, plus complexe et plus profonde, du
rapport cinéma/art contemporain, puisque l‟on est dans des dispositifs d‟agencements (une
topique, une dynamique, des effets – ainsi avions-nous défini la notion de dispositif) et que
cela touche aux fondamentaux des échanges entre temps et espace. Nous avons baptisé cette
catégorie : « le montage spatialisé ».
Le montage spatialisé ou la question du multi-écran
Le cinéma, on le sait, c‟est l’écran unique. Très rares sont les exceptions à cette règle
(le « triple écran » d‟Abel Gance, et quelques autres dispositifs expérimentaux). Depuis plus
d‟un siècle, tout le dispositif classique du cinéma (la salle obscure, le spectateur assis, le
grand écran) est fait pour ça, pour donner, au sujet de l‟expérience cinématographique, la
sensation de la toute puissance absolue de l‟image-unique-qui-brille-en-son-écrin, telle un
solitaire. Ce que Jean Epstein, dès les années 20, avait nommé « l‟effet entonnoir » du
cinéma, défini comme « art cyclopéen ».57
Cette intensité concentrationnelle de l‟écran,
propre au cinéma, est une réalité spécifiquement spatiale du dispositif. Ce qu‟il faut bien voir
c‟est qu‟elle me semble ne pouvoir être pensée seule, sans être mise en relation étroite avec la
force et la complexité du film comme image dans le temps. La puissance écranique du cinéma
n‟est pas seulement une affaire de lumière. Elle est augmentée de la puissance expressive des
formes temporelles de l‟image. Penser la force de l‟une (l‟image lumineuse) ne peut se faire
57
Jean EPSTEIN, « On ne s‟évade pas de l‟iris. Autour, le noir ; rien où accrocher l‟attention. Art cyclope. Art monosens. Rétine iconoptique. Toute la vie et toute l‟attention sont dans l‟œil. L‟œil ne
voit que l‟écran. Et sur l‟écran il n‟y a qu‟un visage, comme un grand soleil (…). Empaquetées de
noir, rangées dans les alvéoles des fauteuils, dirigées vers la source d‟émotion par leur côté gélatine,
les sensibilités de toute la salle convergent, comme dans un entonnoir, vers le film. Tout le reste est barré, exclu, périmé. » (in Bonjour Cinéma, 1920, repris dans Ecrits sur le cinéma, tome 1, op. cit., pp.
99).
57
sans tenir compte des forces de l‟autre (l‟image temporelle). Et à cet égard, le cinéma a aussi
développé, tout au long de son histoire, une puissance d‟invention exceptionnelle, dont le
montage (dans toutes ses dimensions) est sans aucun doute l‟expression la plus claire.
L‟image de cinéma est à la fois unique dans sa présence spatiale mais elle est aussi toujours
multiple dans sa présence temporelle. C‟est cette conjonction qui fait sa force.
Par ailleurs, l‟installation vidéo et tout ce qu‟on appelle « le cinéma d‟exposition » a
assez peu cultivé ce principe d‟unicité intensive de l‟image et, on le sait aussi bien, a plutôt
développé le principe de la multiplication des écrans dans l‟espace du musée : plusieurs
images sont à voir, en même temps ou non, plus ou moins dans la lumière, sur des écrans de
taille plus ou moins réduite, disposés dans l‟espace selon des modalités spécifiques, et le
visiteur-spectateur se déplace de l‟un à l‟autre de ces écrans, à la fois à sa guise et selon les
agencements conçus par l‟artiste (et le commissaire de l‟exposition). L‟idée d‟agencement
spatial a pris le dessus sur l‟idée d‟unicité intensive de l‟image. La question générale, sinon
générique, qui me semble se poser à partir de là est : quelles relations peut-on établir entre ces
deux formes de dispositif de monstration des images (projection/exposition) ? Est-on
simplement passé du cinéma à écran unique en salle, aux installations multi-écrans des
musées ? Ou y a-t-il des modalités plus subtiles, dans les agencements en particulier
(agencement dans le temps vs. agencements dans l‟espace) qui articulent les deux ensembles ?
Et qu‟est-ce qui est en jeu dans ce passage ?
Pour aborder cette vaste problématique, on peut partir du cinéma, et d‟abord, par
exemple, de ce type de dispositif (car c‟en est un) qu‟on appelle les « formes filmiques »,
telles qu‟on a appris à les nommer dans le cadre d‟un prétendu « langage
cinématographique » : le champ/contre champ, l‟ellipse, la profondeur de champ, le raccord
de regard ou dans le mouvement, le montage plastique ou rythmique, les montages linéaire,
alterné ou parallèle, etc. Tout ce qui a fait du film cette « image temporelle » dont je parlais,
qui a été élaborée, travaillée, raffinée au fil de toute l‟histoire des formes cinématographiques.
La sophistication de cette construction de l‟image temporelle du cinéma est devenue très
grande aujourd‟hui et ses bases structurent profondément nos manières de voir et de penser
« en images », parfois même à notre insu. S‟est-on bien rendu compte, par exemple, à quel
point ce lexique construit sur l‟intégration quasi « naturelle » du savoir des formes
cinématographiques a contaminé jusqu‟au « langage de l‟exposition » ? On entend de plus en
plus souvent en effet des commissaires d‟exposition parler aujourd‟hui de l‟accrochage des
œuvres en termes non seulement de mise en scène et de lumière, mais aussi de montage, de
construction, de séquences, de parcours narratif, selon une logique « linéaire », ou
58
« alternée », ou « parallèle », faite ici de « gros plan » sur tel artiste ou tableau, là de
« champ/contrechamp » entre deux auteurs, ou entre un maître et son époque, etc. - même le
vocabulaire du monde l‟art (classique) est ainsi occupé par un (involontaire ?) « effet
cinéma », souvent lié au montage.
Maintenant lorsqu‟on se tourne vers certaines œuvres d‟artistes contemporains, il est
tout aussi frappant de voir à quel point toutes ces formes, réglées et instituées dans nos
habitudes de perception et de compréhension des films, ont pu servir, là aussi mais de façon
souvent plus consciente, de modèles de mise en scène pour de nombreuses installations
d‟artistes dans l‟espace du musée ou de la galerie, voire pour la conception même
d‟expositions contemporaines dont on voit bien en quoi leur mise forme est précisément
redevable à ces procédures cinématographiques. Toutefois, ce qu‟il importe de repérer, c‟est
en quoi ces transferts de dispositifs formels ont dû être adaptés pour être efficaces. Quels sont
les paramètres d‟adaptation ? Sur quoi exactement la migration a-t-elle opéré ? Qu‟est-ce que
cela révèle du rapport entre cinéma et art contemporain, entre dispositif de projection et
dispositif d‟exposition ? C‟est là que la question du passage de l‟image temporelle unique au
multi-écran s‟avère particulièrement intéressante et que la question du montage devient
l‟opérateur d‟observation le plus pertinent.
Un des principes récurrents en ce domaine, c‟est en effet la transposition des formes
temporelles du cinéma (notamment, donc, toute sa dynamique liée au montage) en disposition
spatiale dans l‟exposition. Ainsi peut-on comprendre la véritable fascination des artistes du
post-cinéma pour la figure du multi-écran comme le lieu même de l‟opération de transfert du
temps en espace. La co-présence, selon des agencements spécifiques, de plusieurs écrans de
projection dans la galerie, peut être pensée comme une sorte de transposition directe dans
l’espace, des figures de montage (temporel) du cinéma. Le multi-écran est ainsi très
fréquemment traité comme une forme de montage spatialisé. Les exemples sont légion, qui
cultivent souvent la référence à la fois à des formes et à des thèmes filmiques types,
constituant autant de topoï, de motifs de base, de standards du cinéma. L‟exemple le plus
simple, le plus évident et le plus récurrent, c‟est celui du champ/contrechamp. Innombrables
sont les installations mettant en place, par exemple des scènes de repas au restaurant, ou des
scènes de ménage, ou des moments de rencontre, ou de déclaration amoureuse, ou de fuite, ou
de lutte, etc., entre deux protagonistes, que l‟habitude du cinéma nous a accoutumé à voir
dans des champs/contrechamps, ou du montage alterné, ou par des raccords dans le
mouvement, ou des enchaînement d‟angle ou de geste, voire même en cultivant des sautes
d‟axe, etc. Chez Stan Douglas en particulier (voir par exemple son installation sur deux écrans
59
Win, Place or Show de 1998), mais aussi chez chez Sam Taylor Wood, Steve Mc Queen,
Doug Aitken, Pierre Huyghe, Rainer Oldendorf, et tant d‟autres, on (re)trouve de telles scènes
« cinématographiques » mais installées spatialement dans des dispositifs multi-écrans – le
plus souvent, évidemment, des diptyques : le champ/contrechamp du cinéma y devient, assez
mécaniquement, une projection simultanée sur deux écrans. Mais l‟agencement des deux
écrans peut varier énormément, comme dans un exercice de style. C‟est la mise en espace des
écrans qui devient l‟opérateur des décisions de montage et du réglage de la posture
spectatorielle. Bien des possibilités sont offertes au monteur spatial de l‟installation. Soit
(c‟est le diptyque type) ils sont alignés côte à côte. Dans ce cas, le spectateur peut voir
intégralement tout le champ et tout le contrechamp, ensemble et simultanément, ce qu‟il ne
peut faire au cinéma (là, c‟est l‟un ou l‟autre). Et dès lors le jeu du diptyque porte très souvent
sur la jointure – plus ou moins visible – entre les deux écrans : elle figure l‟équivalent exact,
dans l‟espace, du raccord dans le film (jointure invisible ou marquée, espacée ou masquée,
dissimulée comme en un trompe l‟œil, etc – voir le Stan Douglas cité plus haut). Soit les deux
écrans se font face. Dans ce cas, le spectateur doit se retourner pour passer du champ au
contrechamp, manquant donc – mais dans l‟espace – l‟un des deux champs ; c‟est le
retournement du spectateur qui « fait raccord », mais c‟est lui qui choisit le moment où il
bascule, ce n‟est pas le film qui fait le choix à sa place. Soit encore les deux écrans sont dos à
dos. Le champ et le contrechamp fonctionnent alors comme le recto et le verso d‟une même
image « double face » et le spectateur doit ici « faire le tour », comme s‟il tournait autour d‟un
objet, pour voir son autre « côté » (l‟objet etant réduit à une surface, comme une feuille de
papier). Michael Snow dans sa pièce Two Sides to Every Story (1974) a su jouer subtilement
de cet effet surprenant, et aussi, mais différemment, Bill Viola dans The Veiling (vu
précédemment). Soit encore les écrans sont disposés en angle droit, l‟angle entre les écrans
reproduisant alors l‟angle des prises de vue à deux caméras lors du tournage de la scène, pour
des effets de positionnements et de points de vue, un peu étranges. Etc. Inutile de trop
détailler. On dira globalement que ce que le film distribue dans la successivité de ses plans,
l‟exposition le met en scène dans la simultanéité spatiale de ses écrans, jouant à sa manière de
tous les effets de « raccord », c‟est-à-dire en raccordant dans et par l’espace même (rimes
visuelles côte à côte, symétrie face à face, inversion latérale, dos à dos, recto-verso,
retournement, etc.). Ce n‟est donc pas une transposition à l‟identique, terme à terme, mais une
réappropriation, ou mieux une ré-invention de la logique d‟agencement du montage filmique
par l‟exposition et ses conditions spécifiques d‟existence spatiale des images.
60
Cela étant, il ne faut pas oublier que les images projetées sur les dispositifs spatiaux et
multi-écrans des expositions contemporaines ne cessent pas pour autant d‟être des images
temporelles, qu‟elles ne perdent donc pas leur forme cinématographique. Je dirai simplement
qu‟elles l‟augmentent d‟une possibilité de montage supplémentaire, dans l‟espace de la
simultanéité visuelle du multi-image. En quelque sorte, ces images d‟installation sont l‟affaire
d‟un double montage : un montage, qu‟on dira premier, de type cinématographique classique
(jouant dans l‟ordre temporel du film) et un montage second, de type expositif (jouant dans
l‟ordre spatial de l‟installation multi-écran), les deux ne s‟excluant en rien mais pouvant (au
gré des stratégies, parfois complexes, sinon perverses, de l‟artiste) se combiner, se reprendre,
se modifier, se contredire, bref croiser et multiplier l‟efficience de leurs agencements. Cela
n‟est pas sans faire penser aux fameuses théories du « montage horizontal » (par opposition
au « montage vertical » normal du cinéma) évoquées par Abel Gance à propos précisément de
sa « polyvision » et de tous les agencements visuels qu‟autorisait à ses yeux son fameux triple
écran58
.
Car, bien sûr, il n‟y a pas que des diptyques. Les installations et dispositifs multi-écrans
du cinéma d‟exposition ont fait varier les plaisirs, quasiment à l‟infini. On pourrait s‟amuser à
répertorier toutes les formes ainsi déployées : il y a les triptyques, aussi présents que les
diptyques, et qui traînent avec eux un modèle pictural lourd de sens et d‟histoire (ainsi
l‟installation d‟Agnès Varda intitulée le Triptyque de Noirmoutier (2005) avec ses volets
latéraux refermables). Il y a les quadriptyques comme par exemple celui de l‟artiste
finlandaise Eija-Liisa Ahtila, avec son installation The Hour of Prayer (2005) dont les quatre
panneaux se distribuent en quinconce devant des spectateurs assis (la quadri-projection dure
15 minutes), offrant une vue en accordéon articulée comme un paravent chinois et favorisant
la lecture horizontale, tantôt d‟une traite, comme si les quatre panneaux offraient une seule
image continue très large (un panorama justement, mais brisé), avec des vues de paysage, de
forêts, de lacs, de montagnes, d‟horizons enneigés (vision « unitaire » des quatre écrans,
même si le spectateur sait que l‟image globale est composite), tantôt au contraire des vues
explicitement « montées », comme des séquences de films, alternant des plans de New York
l‟hiver filmés lors d‟une tempête nocturne dans la ville, avec un plan d‟une jeune femme
58
« Les frontières du temps et de l‟espace s‟écrouleront dans les possibilités d‟un écran polymorphe
qui additionne, divise ou multiplie les images... », Abel GANCE, « Départ vers la polyvision », in
Cahiers du cinéma, n°41, 1954. Voir aussi, pour des informations supplémentaires, le gros livre de référence de Roger ICART, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, L'Age d'homme, 1983.
L‟étude la plus précise est celle de Jean-Jacques MEUSY, « La polyvision, espoir oublié d‟un cinéma
nouveau », in la revue 1895, n° 31, Abel Gance, nouveaux regards, sous la direction de Laurent VERAY, 2000, pp . 153-211.
61
blonde dans son lit se réveillant d‟un cauchemar dans son hôtel (logique intérieur/extérieur
avec effet de simultanéité), ou encore un montage plus rapide, sur les quatre écrans, de plans
tous différents montrant de façon kaléidoscopique l‟agitation d‟une ville africaine au Bénin
avec la frénésie de tous les moyens de transports, etc. Le tout compose une sorte de récit (ça
part de New York, et d‟un cauchemar lié à la mort d‟un chien, on suit l‟« héroïne » dans ses
tribulations, et ça se termine au Bénin, en passant par des paysages de Finlande, c‟est
accompagné d‟une voix souvent off) mais un récit déstructuré, ou plutôt ouvert, où le
spectateur est invité à recomposer son propre montage sans pour autant se sentir perdu dans
un labyrinthe. Les figures combinées du panorama (avec ses variantes : le quinconce, le
paravent, l‟éventail) et du kaléidoscope (l‟éclatement mais ordonné selon des lignes de fuite)
me semblent bien définir, formellement et narrativement, le montage spatialisé de ce
dispositif sur quatre écrans. D‟ailleurs, avec ces deux figures (panorama, kaléidoscope), on
observe un phénomène intéressant : la tentative de repenser les formes d‟agencement en
redynamisant des figures spatiales d‟assemblage déjà bien connues notamment dans le champ
de l‟histoire de l‟art, telles, par exemple, que celle du puzzle, du collage, de la mosaïque, du
vitrail, etc. (qui ont chacune leur logique spécifique, qu‟il ne faut pas confondre). Il serait
intéressant d‟étudier les figures et les formes du multi-écran dans ce sens.
Enfin, bien sûr, il y a tous les types de polyptyques qui ont proliféré (avec 4, 5, 6, 10, 20
écrans…) selon des dispositions « signifiantes » aussi infiniment variables que les possibilités
combinatoires de leur montage. Ainsi encore Agnès Varda, cette fois dans Les Veuves de
Noirmoutier (2005), nous expose une sorte de portrait multiple de femmes en un « tableau
filmé » fait de 15 écrans qui déploient, en les démultipliant dans l‟espace, ce portrait pluriel
selon une stratégie de mise en place très efficace qui tient compte de la temporalité de chaque
« partie » du portrait et qui gère l‟écoute individuelle de chaque spectateur : au centre du
tableau un grand écran sur lequel on peut voir un plan large (et muet) avec les 14 veuves de
marins, vêtues de noir, qui vont et viennent sur la plage de Noirmoutier. Autour de cette
« plage » centrale, 14 petites images disposées régulièrement, comme un cadre d‟écrans qui
sertirait le grand. Sur chacun de ces 14 petits écrans, en gros plan cette fois, une des 14
veuves est filmée chez elle pendant qu‟elle raconte son histoire (son destin de veuve). Chaque
portrait dure quelques minutes. Devant le tableau d‟ensemble, dans la salle, Varda a disposé
juste 14 chaises, sur lesquelles un spectateur est invité à s‟asseoir. 14 écouteurs stéréo sont
installés sur les dossiers des 14 chaises. A chacun correspond le son d‟un des portraits de
veuves racontant son histoire. Ainsi chaque visiteur de l‟installation peut entendre
(solitairement) l‟histoire d‟une femme en particulier. Et en changeant de chaise, il peut
62
changer d‟histoire. Les images, elles, sont visibles continûment, toutes ensemble, même si
bien sûr, selon ce qu‟il écoute, le regard du spectateur se fixe sur celle qu‟il entend à ce
moment-là. Le dispositif est astucieux, qui marie audio-visuellement d‟une part une
construction d‟ensemble des images, un « tableau pluriel », articulé, fait de vignettes séparées
mais qui a sa force de composition unitaire (et qui repose sur le fait qu‟on peut voir plusieurs
images en même temps, mais pas écouter plusieurs sons) et d‟autre part donc, l‟écoute
individuelle continue des interviews, entre lesquelles on peut aussi enchaîner, monter, à sa
guise. Le tout offre une sorte de « portrait mosaïque » d‟une réalité humaine que seul le
dispositif d‟exposition choisi peut rendre ainsi.
Des exemples comme celui de Varda sont innombrables (on peut penser, dans le même
« genre » des installations des cinéastes, aux mises en espace avec de multiples écrans vidéo
de Chantal Akerman faites à partir de ses films Sud ou D’Est59
). Au gré des cas rencontrés,
des figures spatiales récurrentes se sont ainsi petit à petit dessinées, en configurations simples
ou complexes, mais réactualisant toujours des formes du montage cinématographique :
dispositions en ligne, horizontale ou verticale (comme la belle installation de Melick Ohanian,
Seven minutes before en 2008 qui aligne impeccablement dans le noir 7 grands écrans les uns
à côté des autres pour une histoire poétique singulière construite sur le principe rétroactif d‟un
événement unique qui sert de « point de synchronisation » entre les écrans mais qu‟on ne
découvre qu‟à la fin – l‟accident suivi d‟explosion entre une camionnette et une moto sur une
route – ; il a été filmé sous un angle différent par les 7 caméras alors présentes au même
endroit au même moment, et il faut « remonter », dans des directions et des endroits tous très
différents, de 7 minutes en arrière par rapport à ce point de temps pour avoir les 7 histoires
qu‟on suit depuis le début sur chaque écran individuellement, sans se douter un seul instant au
départ qu‟elles sont dans un rapport de synchronicité – c‟est une variation spatiale du montage
alterné narratif avec point de convergence spatio-temporel final). Dispositions frontales en
carré, en cercle, en tableau (on vient de voir un exemple avec Varda). Dispositions dans
l‟espace tri-dimensionnel, selon des organisations plus architecturées (voir les fascinantes et
complexes installations de Doug Aitken par exemple, comme Electric Earth (1999), ou
Interiors (2002), ou The Moment (2005), et bien sûr avec son monumental Sleepwalker au
MOMA (2007), qui toutes effectuent, là aussi sous le nom de « synchronicité », des tentatives
59
Raymond BELLOUR s‟est penché sur les installations de Chantal Akerman, notamment dans
« Sauver l‟Image », in L’Entre-Images 2, Paris, P.O.L., 1999, pp. 70-73 (texte originellement publié dans la revue Trafic, n°17, hiver 1996).
63
de transposition spatiale de la logique du montage parallèle en créant des liens abstraits et
formels entre des personnages distincts, pris chacun dans leur vie « réelle »).
Tous les jeux sont possibles et l‟exploitation du montage spatialisé est vite devenue une
sorte de gouffre expérimental où se sont jetés tous les artistes pour qui « montrer, c‟est
monter », avec de la virtuosité, de l‟intelligence, de l‟inventivité, d‟autant plus excitante
qu‟elle s‟exerce à partir des formes connues du montage temporel du cinéma, mais déplacées
dans les modalités nouvelles du montage spatial dont on (re)découvre les vertus spécifiques.
La question de la narration et du parcours du spectateur
Au bout de cette logique se pose bien sûr la question du récit. La narrativité comme
terme, comme horizon du montage spatialisé. C‟est notre troisième grande catégorie dans le
tableau des « migrations de dispositifs » entre cinéma et art contemporain. La narrativité est
évidemment une des dimensions essentielles du cinéma, qui n‟a cessé de se positionner par
rapport à elle et d‟en (re)définir les modalités de fonctionnement. On s‟est même posé
(sérieusement) la question de savoir si le cinéma, même le plus abstrait ou le plus formel,
même sans personnage, sans milieu, sans action, pouvait ne pas être « narratif », du seul fait
qu‟il se déroulait dans le temps, qu‟il avait un début et une fin (toute consécution implique-t-
elle une conséquence ?), etc. Même minimalement60
, la narrativité semble bien indissociable
du cinéma. Par contre, c‟est loin d‟être une catégorie aussi centrale dans le champ des arts
plastiques et même de l‟art en général, où elle a souvent été perçue comme seconde, sinon
comme parasite. En tout cas comme « autre » (l‟autre de la figuration, de l‟image, du
plastique, du figural, etc.). Toutefois, depuis les années 80 et l‟irruption de « l‟effet cinéma »
dans l‟art contemporain, cette question du récit a fait un retour manifeste et remarqué.
Certains artistes l‟ont posé frontalement (Doug Aitken par exemple, ou Steve Mc Queen, ou
Mark Lewis, ou Pipiloti Rist, ou Eija-Liisa Ahtila, ou Janet Cardiff, beaucoup d‟autres
encore). Peut-on, et comment, raconter une histoire dans (et par) l‟espace d‟une installation
(voire d‟une exposition tout entière) ? A quelles conditions et dans quelles formes la narration
est-elle « exposable » ? Le multi-écran, en tant qu‟il spatialise la succession des plans, peut
être un point de départ, une première réponse possible à cette question puisque, en organisant
dans l‟espace des figures de montage, il installe, au moins potentiellement et souvent
effectivement, de la narrativité dans son « déroulement ». Mais ce n‟est pas simplement une
60
Par exemple lorsque Jean-François LYOTARD, dans un article fameux, s‟attache à tenter de définir
un cinéma expérimental de pure jouissance plastique, cette question de la « déliaison du narratif »
reste un problème (« L‟acinéma », in Cinéma : théories, lectures, n° triple de la Revue d’Esthétique, Paris, Klincksieck,1973, pp. 357-369)
64
affaire (locale) d‟agencement de plans, c‟est plus globalement, au-delà de la question du
montage, une affaire de développement narratif par l‟organisation d‟ensemble de l‟espace.
Et donc la question qui se pose à partir d‟ici est celle du spectateur, du déclenchement et
de l‟accomplissement du récit par les déplacements de ce dernier. La narrativité spatialisée
implique de penser l’action physique du spectateur (son parcours) comme performance. Une
performance productrice de signification narrative. C‟est le parcours du visiteur qui va « faire
le récit ». Voilà la nouvelle figure de Sujet de ces installations-expositions : un spectateur-
monteur devenu marcheur-narrateur, tout en un. La trajectoire de celui-ci, allant d‟écran en
écran, fonctionnerait comme une avancée plan par plan dans l‟histoire du film. Et cela
vaudrait à la fois au niveau de la microstructure (une installation par exemple) et au niveau de
la macrostructure (l‟exposition dans son ensemble). Deux grandes questions me semblent se
poser à partir de là : la question du parcours (quelles sont les figures de parcours qui se
constituent le plus fréquemment ?), et la question de la marche elle-même (qu‟implique l‟idée
de marcher comme mode de raconter ? marcher et regarder sont-ils compatibles ?).
Quelles sont les grandes formes de parcours qui font récit ? Peut-on repérer des modèles
de trajets organisés par les installations-expositions pour inventer ou produire de la narration ?
Je dirais que, d‟une façon générale, les parcours sont à l‟image des récits : de même qu‟on ne
trouve plus guère de récit « simple », de même les trajets des spectateurs sont rarement
simplement linéaires. En général, on a affaire à des formes nettement plus complexes, souvent
multiples ou éclatées, parfois labyrinthiques. A narration ouverte, parcours ouvert, et vice
versa61
. C‟est le cas, pour prendre un premier exemple encore assez « simple », de la célèbre
installation Electric Earth de Doug Aitken (1999) : on y entre (comme dans un cinéma, ou un
musée, ou un édifice) pour s‟immerger dans un univers d‟images (et de sons) projetés, et
suivre un parcours articulé en quatre espaces successifs à l‟intérieur desquels sont disposés
huit grands écrans, qu‟on découvre donc au fur et à mesure. Les enchaînements d‟écran à
écran se font « naturellement », c‟est-à-dire qu‟après voir regardé une première séquence, on
est « appelé » à passer au second par des modes de liaisons assez évidents : une pause, un
instant suspendu, une mise en veilleuse de la parole, un regard porté vers la suite du parcours,
un appel d‟un écran situé plus loin, un corps ou un son qui attire, etc. On voit sur les écrans
des images qui se font écho, qui rentrent dans un réseau de signes (la nuit, la télévision, la
ville, la société de consommation - un caddie abandonné sur un parking -, un univers
61
Le « Mois de la Photo » de Montréal 2007, conçu et coordonné par Marie Fraser, a été entièrement
consacré à cette question et a abordé de front le problème à partir d‟expositions, d‟installations et
d‟œuvres d‟artistes très variés. Voir le gros catalogue édité à cette occasion : Marie FRASER (sous la direction de-), Explorations narratives, Montréal, Mois de la photo, 2007.
65
désertifié, un homme, il danse, regarde, occupe le cadre, etc.). Le spectateur-marcheur
observe et « lit » les images, il avance dans l‟espace et tisse des fils, construit des rapports,
des petits bouts de récits, des bribes d‟histoires possibles : un monde moderne, le commerce
urbain, dollar et coca cola, des objets médiocres, un corps perdu, une présence vivante, etc.
De sa compréhension progressive, il induit alors une possible lecture critique de cet univers
moderne et triste, désolant autant que désolé, d‟où ressort un corps singulier. A partir de cette
trame, qui est loin de saturer tous les éléments de perception, chaque visiteur peut ajouter ou
incorporer des données plus singulières, proposer à partir de ce qu‟il voit ses propres
configurations, inventer ses propres rythmes, dans une liberté de mouvement et
d‟appréhension, relative mais réelle. On avance dans cette œuvre comme dans un essai
moderne, à partir de balises et d‟un réseau ouvert de signes qu‟on interprète. C‟est de la
narrativité critique, ouverte, moderne, réflexive.
Ouvertes également, mais sur un mode encore moins orienté, sont les installations
d‟Eija-Liisa Ahtila (Today/Tänään, 1996 ou Anne, Aki & God, 1998) qui déploient sur
plusieurs écrans juxtaposés (moniteurs et vidéoprojections), parfois intégrés à des
environnements simples (trois murs, un lit), des séquences avec divers personnages ou
personnes, sur le statut desquels on s‟interroge (sont-ils réels ou fictifs ?). Leur identité
diégétique semble incertaine (sont-ils parents ou non ? plusieurs acteurs incarnent-ils un
même personnage ?). Les voix, très présentes, sont multiples, superposées, et on ne comprend
les dialogues multilingues (et non traduits) que par bribes. Les modes de récit sont très variés
et changent de formes (dialogiques, narratifs, voix off, chacun semble ne parler que pour lui-
même). Les images de personnages (visages, corps) sont combinées avec des images de
paysages, d‟objets, qui semblent sans rapport immédiat entre eux. Le tout paraît s‟organiser
en une sorte de chaîne de signes flottants, à la signification énigmatique, même si on peut
appréhender la thématique générale (des histoires de famille, de deuil, de drame, de
mélancolie, de rêve, de folie) et si on comprend bien que, dans cet univers, ce sont les affects
qui prédominent sur l‟articulation narrative. Les installations d‟Ahtila laissent le spectateur en
situation de construire par lui-même les éléments interprétatifs de la pièce. Ce sont autant de
fictions expérimentales où les récits se croisent et s‟entremêlent au service de sensations
formelles et thématiques dans des dispositifs topographiés de multiprojections.
De même les installations de Pipiloti Rist combinent de multiples projections dans (et
sur) des environnements souvent complexes, en particulier des maquettes d‟habitation
reconfigurées pour l‟espace d‟exposition : on entre ici dans ce type d‟installations qui ne sont
pas seulement à voir (faites d‟images projetées, fût-ce sur plusieurs écrans) mais à « habiter »
66
(au sens heideggérien du mot : on les habite autant qu‟elles nous habitent). Suburb Brain, par
exemple (1999), représente, sous forme d‟un décor « réduit » (mais digne d‟un plateau de
cinéma), un pavillon de banlieue très ordinaire, tel qu‟on peut en voir justement dans
beaucoup de films. Ce décor recréé dans l‟espace de la galerie, où le visiteur-spectateur peut
flâner librement, comme si cet espace était réel, fonctionne à la fois comme une maquette
d‟architecture, avec tout un jeu de variations de tailles et de proportions, et comme un espace
de projections, avec diverses images vidéos de formats très variés (amplifiant les effets de
disproportions de la maquette), projetées un peu partout, sur les murs, sur une fenêtre-écran,
une tringle de rideau, ou composant un panneau lumineux, une boîte faisant office de caisson,
etc. Ces projections multiples combinent des images de paysages, des formes abstraites, une
fête de famille, du texte écrit, l‟artiste qui s‟adresse à la caméra, etc. L‟installation dans son
ensemble (maquette+projections) offre ainsi toute une mosaïque d‟éléments qu‟au fil de sa
déambulation dans un espace à la fois réel et fictif, le visiteur organise à sa guise, en une sorte
de kaléidoscope simultanément descriptif, intimiste, narratif et idéologique. Les notions
d‟absorption et d‟immersion par et dans l‟image, encore très cinématographiques car
supposant le face à face, glissent ici vers celle d‟habitation totale, dans et par l‟espace : nous
ne sommes plus devant les images, nous évoluons dans un lieu, un décor, une maquette, une
galerie, un appartement, une maison, un musée, un jardin, une ville, un paysage, un monde où
les images sont là, font partie de lui, l‟occupent et le constituent, autant que nous l‟occupons
et le constituons, autant qu‟elles nous occupent et nous constituent.
Beaucoup d‟autres installations pourraient être évoquées ici dans la même perspective
d‟une reconfiguration du narratif dans et par l‟espace d‟exposition. Comme le dit très bien
Françoise Parfait, « le modèle du parcours que le visiteur réalise dans l‟installation
contemporaine est maintenant tellement reconnu comme une nouvelle façon de construire des
récits, si minces ou si massifs soient-ils, que l‟image en mouvement ne conditionne plus ce
récit ; les expériences proposées par les artistes ont intégré les visées cinématographiques au
sens « élargi » du terme, et le spectateur est devenu le producteur de ces nouvelles
représentations imaginaires dans lesquelles le cinéma « se fait tout seul », n‟hésitant pas lui-
même à convoquer l‟histoire du cinéma et ses figures, « son » histoire du cinéma, ses
souvenirs et ses réminiscences, pour alimenter son propre scénario »62
62
Françoise PARFAIT, Vidéo : un art contemporain, op. cit., p.319.
67
Reste à s‟interroger sur l’idée même de la marche, et sur l‟acte que cela recouvre, qui
est bien physique et dont il s‟agit de voir comment on peut le corréler à l‟acte (plus
symbolique) de raconter. Peut-on passer comme ça de l‟un à l‟autre ? Et que devient l‟acte
spectatoriel proprement dit (voir et entendre) dans cette assimilation ? La marche serait donc
ce qui articule la narration. On connaissait déjà l‟importance de la figure de l‟arpenteur, dans
l‟histoire de l‟invention des arts (visuels) autant que dans l‟histoire de la pensée : du « chemin
des philosophes » (marcher libère l‟esprit et fait penser) aux expériences fondatrices du
cinéma (liées à l‟enregistrement de la locomotion humaine ou animale chez Marey ou
Muybridge), du flâneur baudelairo-benjaminien des passages à l‟homme qui a marché sur la
lune, de la traversée de la Manche (à la nage) à celle de l‟Atlantique (en avion), du
funambulisme de l’art au « saut dans le vide » d‟Yves Klein, etc., la marche (et ses dérivés) a
toujours été à la fois un geste d’appropriation – du monde (marquer son territoire) et un geste
d’exposition – de soi, des autres, du corps, des machines, de l‟Homme, des images mêmes, de
la forme, de la pensée, de l‟histoire – donc un geste constitutif, sinon identitaire. Je marche
donc je suis. Les déclinaisons de la figure sont innombrables et la plupart des œuvres
« instauratrices » sont, d‟une manière ou d‟une autre, liées à cette question de la marche. On
pourrait dire qu‟il y a autant de marches possibles (marcher, déambuler, se dépêcher, errer,
courir, ralentir, sauter, tomber, voler, nager, galoper, rouler, couler, s‟arrêter, se reposer, etc.)
que de types de récits (lents, rapides, courts, longs, ouverts, fermés, à forte teneur en
événement, plus descriptif que dramatique, se déroulant en ligne droite, en circonvolution, en
abyme, etc.). Que la marche soit associée, sinon assimilée, à la question du développement
d‟un récit n‟est pas nouveau en soi. Le lexique de la narrativité lui-même nous induit à ce
rapport. On dit : suivre une histoire, la parcourir ou la traverser, sauter ou enjamber un
passage, plonger ou s‟enfoncer dans une péripétie, survoler un épisode, et bien sûr
« marcher » quand on est pris par l‟histoire racontée. Ce qui fonde cette assimilation si
« naturelle », c‟est que, dans la marche comme dans le récit, le temps et l‟espace « marchent »
ensemble, emportant le Sujet.
Ce qui devient plus nouveau avec les expériences artistiques dont nous parlons, c‟est
que cette « marche » qu‟évoque tout récit devient effective, qu‟elle n‟est plus un élément de
lexique, une métaphore, mais une action concrète du spectateur. La marche du spectateur
faisant l‟œuvre, constitue le récit dont celle-ci est porteuse, c‟est-à-dire l‟effectue
physiquement en un acte performatif dont son corps, son regard et son esprit sont le moteur.
Je marche donc je suis l’histoire (dans les deux sens du verbe). Au cinéma, seul l‟acte de
perception et de cognition est constitutif, le corps est en veilleuse (Christian Metz appelait
68
cela « l‟état de sous-motricité et de sur-perception » du spectateur). Dans l‟exposition, le
corps est activé, et le spectateur devient performer, un marcheur-narrateur. Cette action
physique est constitutive, mettant à l‟épreuve la dimension symbolique de la narration
audiovisuelle. Le voir et l‟entendre ne peuvent s‟accomplir pleinement que par les trajets du
corps qui les narrativise.
Mais le rapport entre ces deux dimensions, entre le voir-entendre et le marcher-raconter,
ne va pas toujours de soi et demande des réglages, comme dans tout dispositif, pour être
efficace. Ainsi se pose la question : les trajets du corps aident-ils ou menacent-ils la qualité et
l‟intensité de la vision et de l‟écoute, que le cinéma a tellement sacralisées ? En tout cas, entre
la marche narrativisante et la vision-écoute, on constate, apparemment, plutôt une scansion,
une sorte d‟alternance entre moments d‟avancée et périodes d‟arrêt : le trajet du marcheur-
narrateur n‟est pas continu mais fait de pauses, où il redevient spectateur. On avance du
premier écran jusqu‟à l‟écran suivant et là on s‟arrête pour regarder, le temps qu‟il faut ou
qu‟on veut, puis on reprend son cheminement jusqu‟à l‟étape-image suivante, et ainsi de suite.
C‟est l‟équivalent dans l‟espace de l’intermittence dans la progression du film au cinéma.
L‟avancée du spectateur, et donc du récit, est plutôt discontinue, se fait par à coup : quand on
regarde et écoute, on n‟avance pas ; quand on marche d‟un point à un autre, on ne regarde pas
ni n‟écoute. L‟intermittence semble le dispositif le plus courant.
Du moins en principe. Car il y a bien sûr des cas qui ne répondent pas exactement à ce
dispositif standard, pour qui la marche-narration et la vision-écoute se font, doivent se faire,
absolument en même temps, parce qu‟elles sont consubstantielles. Ce sont évidemment les
cas les plus intéressants. L‟exemple le plus fameux à cet égard, on le trouve dans le travail de
Janet Cardiff (en collaboration avec George Bures Miller)63
, dans toutes ses œuvres-actions
effectuées dans le cadre de ce qu‟elle appelle ses Audio- ou Video-Walks. Ce sont des œuvres
qui impliquent une vraie démarche-action du spectateur, puisque celui-ci, qui va devoir
réellement « marcher », parfois loin ou longtemps, se voit doté, au départ, d‟un équipement
audio et/ou vidéo (un casque avec écouteurs et un enregistrement sonore, une télécommande,
un caméscope avec un écran vidéo et du son, éventuellement aussi du matériel
photographique, des photos tirées sur papier). Muni de cet équipement enregistré, il se
branche sur l‟information disponible, écoute la bande son, très travaillée, reçoit les messages
et … se met en route en suivant les instructions. Sa trajectoire est « écrite », il doit
l‟accomplir. Cela peut se passer dans toutes sortes de lieux, aussi bien extérieurs qu‟intérieurs,
63
On trouvera une information de première main sur Janet CARDIFF (complète et à jour) sur son site internet : http:// www.cardiffmiller.com/index.html
69
soigneusement choisis et « préparés » par Cardiff. Ce peut être des promenades en ville de
jour, par exemple un trajet dans Central Park à New York en 2004, à la recherche d‟une
énigmatique femme aux longs cheveux noirs. Vous êtes guidé, accompagné plutôt, dans votre
cheminement, à la fois par la voix que vous entendez dans les écouteurs (pas seulement une
voix, toutes sortes de sons interviennent : des bruits liés au lieu, de la musique gospel, du
chant, de l‟opéra, des récits qui renvoient au passé, immédiat ou plus lointain, historique, etc.)
et par une série de photographies qu‟on vous a remises, qui ont été prises dans le parc, avec
parfois la femme aux cheveux noirs toujours vue de dos. A vous, pendant les 46 minutes que
dure la bande sonore qui vous accompagne en permanence, de retrouver les endroits précis
d‟où les photos ont été prises, de ne pas vous égarer, de vous laisser embarquer, par le récit,
par l‟ambiance, d‟essayer de comprendre, de remonter la piste, etc. (Her Long Black Hair,
2004 – audio-walk with photographs).
Dans d‟autres cas, ce sont des promenades dans des lieux clos, des espaces culturels,
des musées, des bibliothèques. Par exemple la pièce intitulée Ghost Machine (video-walk de
27 minutes réalisée en Allemagne en 2005) se déroule dans le Théâtre Hebbel à Berlin dont
Cardiff explore tous les espaces : non seulement la scène et la salle, mais les coulisses, les
cintres, le sous-sol, les couloirs, les magasins, etc. Le spectateur est guidé dans ses errements
et sa géographie du théâtre, par la voix des écouteurs et la petite image vidéo de l‟écran du
caméscope qu‟il tient dans la main, sur lequel il reconnaît les lieux (il est alors un témoin) et
sur lequel il voit des personnages jouant une fiction (assez agitée et même inquiétante, avec
suspens, agression, disparition, fantômes, etc.) dans laquelle il est entraîné, devenant lui-
même une sorte de personnage du récit. Car bien sûr le jeu n‟est pas seulement de reconnaître
les lieux (et les personnages) sur l‟image vidéo mais d‟aller se positionner à l‟endroit exact
d‟où ces images vidéo ont été filmées, pour faire coïncider le lieu vu et le lieu d‟où l‟on voit,
donc le présent (où l‟on est physiquement) et le passé (où était Cardiff quand elle a fait
l‟image enregistrée), et mélanger, combiner les deux, notamment en termes narratifs, en
jouant avec les personnages dans le film et des figurants qui interviennent dans le présent du
spectateur (jeu d‟apparition/disparition, il y a des choses « qui collent » et d‟autres « qui ne
collent pas », on s‟y perd – et toujours la bande son, très riche, avec des effets de présence
étonnants, enveloppe le tout dans une tonalité très intensive). Bref, avec les audio- ou vidéo-
walks de Janet Cardiff, la marche du spect-acteur est littéralement constitutive, performative
de la narrativité de l‟œuvre. Et les images et les sons ne sont pas des étapes, des pauses dans
le trajet puisque le spectateur les emporte avec lui et se sert d‟elles comme d‟un guide en
direct (d‟ailleurs le jeu avec les « audioguides » de musée est un modèle important pour le
70
travail de Cardiff). Le jeu avec l‟espace et le jeu avec le temps (tous deux à la fois enregistrés
et réels) et les effets très travaillés de coïncidence qui s‟ensuivent sont le cœur du travail de
Cardiff.
Un dernier type de travail bâti explicitement sur des déplacements physiques, mais sur
lequel je ne m‟étendrai pas, est celui des artistes qui travaillent avec la technologie du GPS.
Le plus célèbre d‟entre eux est sans doute le japonais Masaki Fujihata, qui réalise des œuvres
complexes, très technologiques, basée sur des promenades réelles dans l‟espace (par exemple
gravir le Mont Fuji, ou suivre la frontière alsacienne entre France et Allemagne – pour la
pièce Field Work (Alsace) de 2002). Ces trajets géographiques effectués par des assistants ou
des « acteurs » sont suivis par GPS et le signal qu‟ils émettent au cours de leur cheminement
est enregistré pour « composer une image » sur un écran virtuel (un réseau de « lignes » sur
fond noir, ou dans d‟autres œuvres, comme celle sur le Mont Fuji justement, une image
graphique complète). Ensuite d‟autres images, « réelles » celles-là (par exemple, dans Field
Work, des séquences en vidéo numérique, filmées lors des déplacements par les
acteurs/assistants), viennent « se greffer » sur l‟écran virtuel, à l‟endroit même du trajet où
elles ont été prises. Les « fils » de tous les trajets GPS sont ainsi plein de petites images
(chacune contient une séquence vidéo) suspendues comme des cartes postales accrochées à
une corde à linge. A l‟arrivée, le spectateur est devant un environnement virtuel stéréo et
interactif : muni de lunettes polarisantes (pour l‟effet de relief virtuel) et d‟une télécommande,
il choisit les séquences vidéo qu‟il veut, qui se détachent de leur fil-trajectoire, pour venir se
dérouler sous ses yeux, avec leur son et dans leur durée. A tout instant, le spectateur peut
renvoyer l‟image vidéo à sa position « sur la carte » et en convoquer une autre. Toutes ces
séquences offrent des interviews de personnes rencontrées par les assistants lors de leurs
pérégrinations et qui s‟expriment sur leur région, leur langue, leur histoire, leur culture, l‟idée
de frontière, etc. Certes, ici, ce n‟est pas le spectateur (final) qui se déplace pour faire
l‟histoire de l‟œuvre, mais c‟est l‟œuvre elle-même qui n‟existe que dans et par une stratégie
complexe de trajectoires et d‟images combinées. Technologie GPS oblige, la marche est
constitutive du travail de Fujihata, même si elle est en amont du travail du spectateur, qui ne
fait que la « suivre », ou la reconstituer, à partir de la composition multi-images finale.
De là, la dernière catégorie dont ce texte voudrait rendre compte, qui concerne un aspect
plus général encore, et plus externe, de cette « migration de dispositifs » entre cinéma et art
contemporain : la question de l’enveloppe, du lieu clos dans lequel sont pris et les œuvres et
les spectateurs pour constituer un monde « à part », un univers. Au cinéma, c‟est la question
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de la salle (obscure). Le dernier volet de ce texte s‟intéressera donc à cet élément, trop
souvent négligé : le lieu de l‟image, le cadre du dispositif cinéma, qui englobe les autres
(l‟écran, la projection, le spectateur). Comment cette forme enveloppante a-t-elle été
« intégrée » dans le travail de certains artistes (qui ont travaillé, par exemple, sur l‟idée de
« boîte à images », ou qui ont pensé le phénomène de « l‟immersion du spectateur », ou
encore qui ont réfléchi aux jeux multiples entre œuvre et lieu, entre voir et habiter, etc.) et
aussi de certains commissaires, qui ont élaboré leur projet d‟un espace d‟exposition (la
galerie, le musée) tout entier conçu comme une possible ou virtuelle « salle de cinéma ».
La question de l’enveloppe : la salle, le studio, la chambre, la boîte, la ville.
Vers une architecture des espaces et des lieux d’image
La salle de cinéma, comme toute salle de spectacle, depuis la caverne de Platon jusqu‟à
la Géode de La Villette, du théâtre à l‟italienne à l‟espace muséal d‟exposition, de la salle de
concert au chapiteau de cirque, et même, pourrait-on dire, du stade de football au jardin
zoologique, répond à une première fonction, massive et globale : isoler un monde (celui,
second, de la représentation, de l‟image, du spectacle, du modèle, de la fiction, du jeu, etc.) au
sein d‟un autre, donné comme premier (le « vrai » monde, qui serait « la réalité », qui
correspondrait à l‟espace concret dans lequel nous vivons). Mettre en place une coupure entre
ces deux mondes, nette, franche, tangible, jusque dans l‟espace, les lieux, l‟architecture (mais
aussi bien dans des dimensions non topographiques : ainsi par exemple le fait qu‟il faut payer
pour rentrer dans la salle, marque-t-il clairement, lui aussi, cette séparation, et le passage
qu‟elle implique). L‟image, le monde. La « salle », c‟est d‟abord cela : une séparation. Le
monde réel est dehors. Dedans, on installe l‟autre monde, illusoire peut-être, artificiel sans
doute, qui répond à d‟autres règles. Un monde imaginaire, qui se prétend ou se croit hors du
réel mais qui ne cesse de le refléter, de jouer avec lui et de se jouer de lui, ou d‟être joué, dans
un infini mouvement d‟aller-retour. Et ce monde second, on veut le protéger (des dangers de
l‟extérieur, des menaces du réel), en le circonscrivant, en le clôturant. C‟est la deuxième
grande fonction : enfermer pour protéger. Les salles (sous toutes leurs formes) sont des
enveloppes, des nids, des cocons, des bulles – des prisons, des cellules, des carcans. Fragiles,
et jamais pleinement hermétiques. Car il y a toujours, nécessairement, des fissures, des fuites,
des ouvertures, des passages, des risques d‟explosion, quelque chose qui filtre et qui vient
relativiser ce besoin de constituer des univers protégés. Enfin, ces espaces fermés
fonctionnent en interne selon des dispositifs régis par leurs propres règles et surtout destinés à
des « usagers ». C‟est-à-dire qu‟ils sont là pour transformer des êtres (réels, ordinaires,
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vivants, venant du monde extérieur, comme vous et moi) en sujets imaginaires : des
spectateurs, des visiteurs, du public, des curieux, des amateurs, etc., comme cet autre « vous
et moi » qui est en nous. Des sujets qui se sont, pour un moment, absentés du « vrai » monde
et qui se sont réfugiés, isolés dans la bulle du spectacle – pour des raisons infiniment variées
(jouissance, plaisir, rêve, fuite, évasion, oubli, culture, découverte, curiosité, conscience,
critique, politique, etc.). Les liens entre le monde du dedans et celui du dehors sont anciens,
complexes, multiples. Ils ont nourri, pour le meilleur comme pour le pire, des siècles de
fonctionnement de l‟idée d‟art, de culte, de spectacle, de représentation, d‟image. C‟est ce lien
que les ciné-artistes d‟aujourd‟hui, qui travaillent sur cet aspect des dispositifs, veulent
interroger en profondeur.
Donc la salle. La salle comme lieu des images et comme espace de « vie parallèle » du
spectateur. Avant il y avait, par exemple, les églises, les « maisons de Dieu », les lieux du
culte : culte de dieu et/ou culte des images ? Il y avait de vastes débats théologiques sur la
question64
. Les peintres y peignaient des fresques racontant la vie du Christ ou des Saints à
destination des fidèles et des croyants. Fra Angelico peignait une peinture par cellule pour
chaque moine dominicain du Couvent de San Marco à Florence65
. Monde extérieur vs. monde
intérieur. Au XXème siècle, les cinémas (ou les musées) ont remplacé les églises, parfois
littéralement comme dans la petite ville de Poligny (France) où un cinéma a réellement été
installé dans une église désaffectée. La salle de cinéma, on le sait, est un modèle d‟espace
clos, de bulle pour le spectacle « pur » de l‟image, et de cocon pour le spectateur (ce nouveau
croyant). L‟obscurité, le silence, les fauteuils, l‟écran, la projection, la magie de l‟apparition
lumineuse en mouvement, etc. Ce modèle a servi de matrice pour penser le « lieu des
images » dans beaucoup de travaux et de pièces d‟art contemporain.
Lui-même (la salle comme macrostructure) s‟est élaboré dans un rapport évident à la
forme (microstructurelle) de la « boîte à images », qu‟on a appelé d‟abord camera obscura.
L‟image semble faite pour être mise en boîte et le cinéma s‟est toujours donné comme une
« chambre avec vue(s) ». En ce sens, la salle de cinéma n‟est jamais que l‟extension de la
chambre noire, c‟est-à-dire de la caméra. Expanded camera. Mais cette extension est
potentiellement pleine de risques, car aujourd‟hui la logique généralisatrice qu‟elle implique
(une boîte dans une boîte dans une boîte, etc.) menace peut-être de détruire le principe même
64
Voir le livre monumental d‟Hans BELTING sur cette question, Image et culte. Une histoire de l’art
avant l’époque de l’art, Paris, éd. du Cerf, 1998. 65
Voir Georges DIDI-HUBERMAN, Fra Angelico, dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1990.
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de l‟isolement du lieu de l‟image et de la protection du sujet qui s‟y immerge. S‟il n‟y a plus
que des « lieux d‟images », il n‟y a plus de monde extérieur.
Pour décrire ce mouvement général d‟expansion progressive de l‟espace fermé, on peut
partir du plus petit des « dispositifs d‟enveloppe », de la camera obscura, cette petite boîte qui
capte et inscrit l‟image (venue du monde extérieur et passant par le petit trou pour se muer en
représentation) mais qui est aussi une boîte de visionnement, qui enferme l‟image et ne la
montre qu‟à celui qui, du dehors, y colle son œil (par le petit trou encore). Manière de
signifier la double trajectoire qui ouvre l‟espace soi-disant clos du dispositif et institue
physiquement la nécessité d‟un aller-retour, d‟un double passage avec l‟extérieur : le petit
trou qui sert d‟un côté à laisser entrer l‟image et de l‟autre à la voir une fois qu‟elle est
dedans. Toutes les autres formes « emboîtées » de lieux d‟images reprennent ce double
mouvement (in/out, mise en boîte/boîte de vision). On peut ainsi aligner toute une série de
dispositifs enfermant des images : des machines de vision et autres jouets optiques des 18ème
et 19ème
siècles – praxinoscopes, phénakistiscope, etc. – ou encore des théâtres d‟ombres
miniatures, on peut passer au Studio de cinéma – le modèle historique en est la Black Maria
d‟Edison (1892) : entièrement noir (dedans comme dehors), ouvrable sur le ciel, tournant sur
lui-même, « il n‟obéit à aucune règle architecturale » (Dickson) – et à son pendant du côté du
visionnement : les Kinétoscopes, toujours d‟Edison, ces machines de vision individuelles (et
payantes) de petits films passant en boucle, parfois regroupées dans des salles dites
Kinetoscope Parlour. De la mise en boîte dans la Black Maria à la vision en boîte dans les
Kinétoscopes, l‟image restait dans son lieu, fermé et protégé (mais toujours il y avait un trou,
une faille, un point de passage avec l‟extérieur). Au-delà, la logique d‟emboîtement des boîtes
se poursuit et se propage sans fin : de la salle de cinéma classique (par exemple le Gaumont-
Palace de Paris, construit en 1931 par l‟architecte Henri Belloc, « le plus grand cinéma du
monde » avec ses 6.000 places pour un seul écran, détruit en 1981 pour devenir un centre
commercial et un hôtel de luxe) aux multiplexes contemporains avec leurs vingt ou trente
salles pour quelques spectateurs chacune. De la (petite) boîte à images « par excellence »
qu‟est la télévision, ce meuble (plutôt que cette « lucarne »), bruyant et agité, « allumé » toute
la journée, au studio de télé, avec ses régies et ses murs d‟écrans de contrôle, en passant par la
multi-diffusion planétaire des mêmes programmes au même moment dans les maisons de
millions de téléspectateurs dans le monde entier (la « mondiovision », en mettant le monde en
boîte, transforme la planète entière en une salle de cinéma globale). De l‟installation d‟artiste
(par exemple The Sleep of Reason de Bill Viola, qui convoque le modèle de la chambre (avec
vues) avec ses trois murs écrans qui s‟illuminent sporadiquement d‟images-flashes avant de
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redevenir une simple chambre où l‟on pourrait dormir) à l‟exposition elle-même, pensée dans
son espace et son « déroulement », comme une salle de cinéma où l‟on projetterait un film66
.
D‟ailleurs cette métaphore, très filée, de « la chambre » (analysée notamment par Raymond
Bellour67
) est récurrente, renvoyant à la fois au mot camera et à l‟idée d‟un « cinéma de
chambre » (comme on parle de « musique de chambre ») pour qualifier les œuvres
installationnistes. De « la chambre » donc à l‟idée d‟appartement et à celle de maquette.
Nombreux sont les artistes/cinéastes qui ont développé, dans leurs œuvres et leurs
expositions, ces formes d‟habitat de l’espace, comme Jean-Luc Godard avec son jeu pervers
sur les maquettes, et les maquettes de maquettes, dans son exposition du Centre Pompidou,
Voyage(s) en utopie (voir plus haut), ou comme Pipilotti Rist avec ses environnements-
appartements, comme Remake of the Week End (déjà commenté). Sans oublier les
« maisons » ou « palais » de l‟image, qui commencent à pulluler (par exemple, la
manifestation La nuit des images, pilotée par Alain Fleischer à Paris, qui rassemblait dans la
grande nef du Grand Palais plus d‟une centaine de projections simultanées en décembre
2008).
Et bien sûr, cette extension de la logique de l‟enveloppe, de la boîte, des lieux d‟images,
va encore bien au-delà : vers les grands ensembles, les grands espaces, ceux de la ville elle-
même par exemple, dont les façades, dès que tombe l‟obscurité, se transforment en écrans
géants, en architecture d‟images, en murs, voire en gratte-ciels-écrans. Times Square, à New
York, en était le modèle historique, et Las Vegas le modèle kitsch, mais toutes deux sont
dépassées désormais par les grandes métropoles asiatiques, qui rivalisent dans la surenchère
du « plus grand écran du monde », grâce à la technologie des LEDs : Tokyo, Séoul, Shanghai,
Pékin. Sans oublier les folies de Dubaï. Des écrans-plafonds de 500 mètres, des façades
d‟immeubles de 80 étages, entièrement habillées d‟images, qui illuminent l‟espace et trouent
le monde de la nuit. C‟est désormais la ville toute entière qui devient une gigantesque boîte à
images. Une boîte de nuit. C‟est l‟obscurité (très relative), le ciel bas, l‟ambiance urbaine, qui
font office d‟enveloppe, de cocon, pour des spectacles qui, avec des projecteurs surpuissants,
66
L‟exposition, déployant les pièces qui la constituent, se déroule dans l‟espace comme un film que le
spectateur suit pas à pas. Chaque œuvre accrochée peut être vue comme un plan, chaque salle comme une séquence, et l‟exposition comme un film, le tout s‟emboîtant « organiquement » comme au
cinéma. L‟organisation générale des éléments, la disposition des écrans, le cheminement du visiteur,
les problèmes liés à la question du son (toujours difficile à gérer), la scénographie même du trajet (le
décor, l‟éclairage), la gestion du temps (celui des images projetées en boucle, celui de leur enchaînement d‟un écran à l‟autre et celui des pauses du spectateur), tout cela forme un tout qui est de
plus en plus pensé sur le mode du cinéma. Visiter l‟exposition y revient à « voir un film ». 67
Raymond BELLOUR, « La chambre », in Trafic, n°9, hiver 1994. Repris dans L’Entre-Images 2, op. cit., pp. 281-317.
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tels des feux d‟artifice, gagnent jusqu‟aux nuages, transformant le ciel même en écran. On
pourrait poursuivre encore plus loin, avec cette idée « postmoderne » encore virtuelle (mais
pour combien de temps ?), de certains publicitaires de projeter des images sur la lune pour
qu‟on puisse les voir depuis la terre…).
L‟image étant donc faite pour apparaître en son lieu, l‟écran s‟étant fait écrin, la caméra
faisant la chambre, la maquette se confondant avec l‟appartement, la salle jouant à la caverne,
et le musée s‟habitant comme une ville, tout se passe, avec cette puissance d‟extension infinie
des dispositifs d‟enveloppe, comme si le « monde extérieur » lui-même était devenu, petit à
petit mais inexorablement, un monde de représentation, un monde « déjà image », un
spectacle, une « hyperbulle ». Etre dans le monde et être au cinéma ne sont plus
fondamentalement deux actions très différentes. A étendre ainsi à l‟infini la logique
d‟emboîtement des espaces de l‟image, on voit bien ce qui pose problème : il n‟y a plus que
des boîtes, c‟est-à-dire il n‟y a plus d‟extérieur, donc plus de monde « réel ». C‟est la fonction
de séparation et d‟isolement des lieux d‟images qui est ainsi reportée infiniment.
La seule question qui reste devient alors celle de la place du sujet, et la définition de son
statut. S‟il n‟y a plus d‟extériorité à « la salle », si l‟image n‟est plus enfermée dans « son »
monde, c‟est que le monde est (devenu) image, entièrement, et que le spectateur « habite »
réellement celui-ci. L‟homme n‟est plus en position de devoir choisir où il est, puisqu‟il n‟y a
plus de différences entre monde extérieur et monde intérieur. Dedans/dehors. C‟est la barre
qui saute. Etre ici ou là n‟a plus tellement d‟importance. La porosité des espaces est devenue
totale. Nous ne pouvons plus tellement nous tenir devant les images puisque nous sommes
dedans (il n‟y a plus de dehors). Nous sommes passés de la posture contemplative à la posture
immersive. Du Devant au Dedans. La figure de l‟immersion s‟impose aujourd‟hui comme le
prolongement « naturel » de la figure de l‟identification (cinématographique). On ne rêve plus
d‟habiter l‟écran, comme au cinéma, cette fois on habite l’image comme on habite un
appartement ou une ville (qui est peut-être une maquette ou une œuvre d‟art). On le visite, on
le traverse, on y rencontre des amis. Expérimenter ce monde imaginaire. Moins le regarder
que le vivre. Voilà ce que nous disent les installations et les environnements agencés par les
dispositifs des artistes contemporains. Qu‟est-ce qu‟un studio ? une chambre ? une salle ? une
ville ? Des lieux d‟images ? des images de lieux ? des lieux-images indiscernables. Entre le
« devant » (l‟image) et le « dedans » (le dispositif), finalement, quelle est la différence ? On
est tous dans la grande enveloppe.
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