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1 CINEMA ET ART CONTEMPORAIN : VERS UN CINEMA D’EXPOSITION ? De la migration d’un dispositif par Philippe Dubois Université Sorbonne Nouvelle Paris 3

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CINEMA ET ART CONTEMPORAIN :

VERS UN CINEMA D’EXPOSITION ?

De la migration d’un dispositif

par Philippe Dubois Université Sorbonne Nouvelle Paris 3

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Cinéma, art contemporain1

Que l‟art contemporain international, à tous les niveaux et de toutes les façons, soit

actuellement « envahi » par ce que j‟appelle un effet cinéma, c‟est une évidence massive,

encombrante, « à la mode ». Irritante autant qu‟intrigante. Toute l‟actualité artistique en

témoigne. Un seul exemple incarne de façon parfaitement symptomatique ce phénomène : le

Centre Pompidou programme actuellement (avril 2006) deux événements, importants et

significatifs, dont on ne peut que constater la posture quasi symétrique : d‟un côté l‟exposition

« Le mouvement des images. Art, cinéma » dont le concepteur et curateur est l‟historien d‟art

Philippe-Alain Michaud2. Cette exposition se définit comme une revisitation des pièces des

collections du Musée National d‟Art Moderne, à la lumière des « pensées du cinéma », une

lumière à la fois réelle et virtuelle, littérale et métaphorique, puisqu‟elle « réfléchit » le

cinéma à la fois comme matière, comme forme, comme dispositif et comme pensée. Elle

s‟efforce de travailler cette question : comment et en quoi peut-on dire que « le cinéma »

(avec tous les guillemets qu‟il faut) informe, nourrit, influence, travaille, inspire, irrigue (plus

ou moins souterrainement) les œuvres (peintures, sculptures, photographie, architecture,

installations, performances, vidéos) d‟une série d‟artistes plasticiens du XXème siècle (de

Matisse à Picasso, de Barnet Newman à Frank Stella, de Bustamante à Robert Longo, de

Chris Burden à Wolfgang Laib, etc.), qu‟a priori on n‟aurait pas nécessairement mis « du côté

du cinéma ». Question passionnante, ouverte, audacieuse, qui s‟organise autour de quatre

1 La première partie de texte a été écrite et publiée en 2006-2007 à l‟occasion de la première

« université de printemps » sur le thème « Cinéma et art contemporain » organisée à Gradisca (Italie)

par l‟Université d‟Udine avec l‟Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Cette version a été largement

remaniée. La seconde partie du texte est entièrement inédite. Depuis la publication de la première partie, j‟ai co-organisé (avec Leonardo Quaresima) cinq autres « Spring ou Summer School » sur le

même thème (« cinéma et art contemporain I, II, III, IV, etc. »), soit à Paris soit à Gradisca/Gorizia (en

2006, 2007, 2008, 2009 et 2010). Le texte présenté ici est donc à la fois le texte qui a lancé le programme et une synthèse des années qui ont suivi, conçue comme une sorte d‟introduction générale

balayant l‟ensemble du champ. Tout au long des années 2006-2009, le champ s‟est diversifié,

amplifié, spécialisé, et a été nourri par l‟ensemble des participants à ces universités d‟été ou de

printemps (groupe d‟une soixantaine de chercheurs, en particulier de doctorants et de jeunes docteurs, appartenant à un réseau d‟une douzaine de départements de cinéma et audiovisuel d‟autant

d‟universités européennes). L‟ensemble des travaux a été et continue d‟être publié régulièrement

chaque année, constituant une sorte de « domaine » spécifique dans le champ des études cinématographiques. On trouvera des traces de ces multiples approfondissements dans quatre numéros

thématiques de la revue Cinéma et Cie (n° 8, 2006 ; n°10, 2007 ; n°11, 2008 et n°12, 2009) publiée par

les éditions Carocci (Italie) et Téraèdre (Paris), et dans trois ouvrages collectifs (Unstable Cinema,

2008, Oui c’est du cinéma !, 2009, Cinéma, architecture, dispositifs, 2010) parus aux éditions Campanotto. En attendant la suite pour 2010. 2 Voir le catalogue de l‟exposition par Philippe-Alain Michaud, Le Mouvement des Images, Paris,

Centre G. Pompidou, 2006, 160 p.

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configurations structurantes, définies comme quatre « composantes du cinéma » (le

défilement, la projection, le récit et le montage), et qui est évidemment tout à fait révélatrice

de cet « effet cinéma » dont je parle. Cette exposition est elle-même accompagnée d‟une

rétrospective de films expérimentaux, anciens et récents, faisant eux aussi parties des

collections du Musée et programmés (en salle) thématiquement selon les mêmes

configurations. Dans le même temps (ou presque), sans qu‟on sache si ce sont les hasards de

la programmation ou un acte volontaire, de l‟autre côté donc, le même Centre Pompidou

présente une autre exposition, qui met en scène son propre ratage, c‟est-à-dire qui s‟avère

d‟autant plus déceptive qu‟elle fut très attendue, et qui fait de cela même son ressort, une

double exposition (au sens de ce qui se montre et de ce qui prend des risques) conçue et

élaborée dans un premier temps par Jean-Luc Godard avec l‟aide de Dominique Païni. puis

avortée par JLG seul, et transformant cet avortement en geste exhibitionniste. Cette exposition

devait en effet s‟intituler « Collage(s) de France. Archéologie du cinéma, d‟après JLG » (par

référence/révérence au vieux fantasme de Godard d‟entrer au « Collège de France ») mais elle

s‟appelle finalement « Voyage(s) en utopie, Jean-Luc Godard, 1946-2006. À la recherche

d‟un théorème perdu ». De l‟archéologie comme croyance (en quelque chose, une histoire

peut-être) à l‟utopie comme conscience de la perte (fantasmée elle-même comme théorème),

l‟exposition décrit le trajet d‟une sorte de mélancolie du cinéma par l‟art. S‟inscrivant dans le

prolongement scénographié des Histoire(s) du cinéma, il s‟agit cette fois d‟une

« exposition de cinéaste » construite toute entière comme une vaste installation, rêvée et

inachevée, rêvant son inachèvement dans un collapse de l‟avant et de l‟après, faisant

l‟impasse sur l‟exposition comme objet au présent, renvoyée à un vaste chantier

cacophonique, plein de traces de lui-même, de fragments épars de ses matériaux et de ses

pensées, de morceaux de textes, d‟images et de sons (cinéma, peinture, littérature, musique)

présentés de toutes les manières possibles (reproductions multiples, pièces abandonnées,

écrans plus ou moins miniatures dans toutes les positions, même éteints, et surtout maquettes,

maquettes en série, et même en abyme, renvoyant l‟exposition à elle même, comme espace à

habiter, comme utopie archéologique, comme « pièce » possible et déjà mise en pièce avant

d‟être, n‟existant même que dans cette forme). Le tout organisant une sorte de collage de

ruines à partir d‟une vision à la fois poétique, métaphysique et géopolitique du cinéma

traversé de ses innombrables rapports à l‟art3. Une exposition elle aussi accompagnée d‟une

3 On trouvera un dossier analytique assez étoffé sur cette exposition de Godard dans la revue Cinéma

& Cie, n°12, 2009, « Autour de l‟exposition Voyage(s) en Utopie » avec des textes de Dominique Païni, André Habib, Céline Gailleurd et Jennifer Verraes.

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rétrospective (intégrale et en salle) des films de (et sur, et avec) l‟auteur. Au total donc, deux

grandes expositions, pratiquement simultanées, dans le même haut lieu symbolique de l‟art, et

qui se répondent comme le recto et le verso d‟une même problématique feuilletée, celle des

rapports, complexes et quasiment inversés, entre cinéma et art contemporain. Si on veut

schématiser : d‟un côté, le cinéma dans l‟art, de l‟autre l‟art dans le cinéma. L‟art comme

cinéma et le cinéma comme art. C‟est-à-dire : le cinéma VIRGULE art contemporain. C‟est la

virgule qui est l‟essentiel. Parce qu‟elle fait pivot entre « cinéma » et « art contemporain » et

laisse ouvert dans tous les sens le lien entre les deux pôles.

Donc, je le répète, et ce n‟est pas nouveau, cela remonte au moins au début des années

90 : le monde de l‟art contemporain se trouve de plus en plus marqué par cette présence

insistante de ce qu‟on pourrait appeler un « effet cinéma », un « effet cinéma » à la fois

profond et superficiel, souvent monumental, voire fétichiste, éventuellement poétique, parfois

intelligent, sinon sensible. Un « effet cinéma » dans tous les cas extrêmement diversifié et

multiforme. Et qui opère à tous les niveaux : au plan institutionnel, au plan artistique et au

plan théorique (ou critique). Je voudrais, dans cette simple présentation de cadrage, essayer

de poser les choses. Non pas analyser tel ou tel aspect particulier, ou me plonger dans telle ou

telle démarche singulière (de musée, d‟exposition, d‟artiste, d‟œuvre). Je voudrais seulement

traiter de cet « effet cinéma » comme phénomène d‟ensemble, en opérant en deux temps

successifs : d‟une part, rapidement, proposer quelques réflexions sur les raisons et les enjeux,

historiques et esthétiques, que cela me semble impliquer, et d‟autre part, avec plus d‟attention,

me placer dans une perspective panoramique et catégorielle et tenter de repérer quelques

grandes formes de ce phénomène. Un texte d‟introduction et de mise en place en quelque

sorte4.

Cinéma d’exposition ? Autre cinéma ? Post-cinéma ? Troisième cinéma ? Une question de territoire, d’identité, de légitimation, de pouvoir, de gain et de perte

4 Je renvoie pour plus d‟informations, d‟analyses ou de réflexions, d‟abord à des textes plus ou moins

anciens, des articles (notamment dans Omnibus et Art Press), des catalogues (de partout) et ouvrages

abordant ce sujet, parmi lesquels je mentionnerai spécialement les cinq ouvrages de référence

suivants : Raymond BELLOUR, L’Entre-images 1. Photo, cinéma, vidéo, Paris, éd. La différence, 1990 ; Dominique PAÏNI, Le temps exposé. Le cinéma de la salle au musée, Paris, éd. de

l‟Etoile/Cahiers du cinéma, 2001 ; Françoise PARFAIT, Vidéo : un art contemporain, Paris, éd. du

Regard, 2001 ; Pascale CASSAGNAU, Future Amnesia (Enquêtes sur un troisième cinéma), Paris, éd.

Sept/Isthme, 2006 ; Luc VANCHERI, Cinémas contemporains. Du film à l’installation, Paris, éd. Aléas, 2009. Par ailleurs, je renvoie bien sûr à tous les textes (une centaine au total) résultant de toutes

les « universités d‟été ou de printemps » organisées à Paris ou à Gradisca et Gorizia sur la question

« cinéma, art contemporain » et qui ont été publiés dans les 5 numéros de Cinéma & Cie et dans les ouvrages collectifs, cités dans la note 1.

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Au plan institutionnel (ou socio-institutionnel) d‟abord, sur lequel je n‟insisterai guère,

il est évident que la prégnance envahissante, sinon l‟omniprésence, de ce phénomène, pose

des questions, à la fois au cinéma et à l‟art. Des questions de places (respectives). Des

questions que je ne prendrai pas tant comme des questions « de mode » (à la mode), que

comme des questions de « milieu de l‟art ». A partir du moment où, depuis dix ans, il n‟est

pratiquement plus de grande biennale (Venise, Dokumenta, ou autres), plus de musée (de

toute taille, du Centre Pompidou au MAC de la petite ville belge de Liège), plus de centre

d‟art (comme la Villa Arson à Nice, Le Fresnoy à Tourcoing, Le Consortium à Dijon) ou plus

de galerie d‟art (plus ou moins « branchée »), qui n‟affiche systématiquement dans sa

programmation des expositions ou des œuvres impliquant, d‟une manière ou d‟une autre, « le

cinéma », il est clair qu‟il y a là des enjeux extérieurs aux œuvres et aux démarches. Il me

semble que ce sont des enjeux de territoires (donc de cartographie des arts et de géostratégie

institutionnelle), c‟est-à-dire à la fois des enjeux d‟identité (du cinéma et de l‟art) et de

légitimation réciproque, donc de pouvoir symbolique.

Exposer des œuvres impliquant, d‟une manière ou d‟une autre, « le cinéma ». Les

guillemets, ici, sont particulièrement de circonstance, tant en effet les identités deviennent

incertaines, et les mixages de règle, semant le doute et le trouble sur la question de la

« nature » des phénomènes auxquels on assiste. Car un des points centraux du problème est

là : ce que nous voyons dans les expositions, est-ce bien (encore) « du cinéma » ? Est-ce du

cinéma qui a « migré », comme on l‟a dit5, quittant ses salles obscures pour celles, plus

lumineuses, du Musée (pourquoi, dans quel but) ? Ou est-ce du cinéma qui a été renié,

détourné, transformé, métamorphosé (en quoi ?). Est-ce que c‟est un « au-delà », ou un

« après » du cinéma, comme si celui-ci avait cessé d‟être ? La critique, toujours prompte à

réagir, ou à dramatiser, a inventé d‟ailleurs des vocables divers pour en parler : Jean-

Christophe Royoux, par exemple, dans ses textes de la revue Omnibus6, avait avancé

l‟expression de « cinéma d‟exposition » (la formule a un temps été reprise par plusieurs autres

critiques ou institutions, de Régis Durand à Françoise Parfait), ou encore on en a parlé –

journalistiquement – sous le vocable de « post-cinéma » (comme on parle –stupidement– de

post-doctorat !), en amalgamant d‟ailleurs le phénomène (fin du cinéma en salle = fin du

cinéma sur pellicule !) à celui de la numérisation galopante, du marché du DVD et de la

diffusion de films sur Internet). Raymond Bellour, de son côté, en traitait comme « d‟un autre

5 Voir notamment Dominique PAÏNI, Le temps exposé. Le cinéma de la salle au musée, op. cit.

6 Notamment Jean-Christophe ROYOUX, « Pour un cinéma d‟exposition 1 – Retour sur quelques

jalons historiques », in Omnibus, n°20, avril 1997 ; « Cinéma d‟exposition : l‟espacement de la durée », in Art Press, n°262, nov. 2000.

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cinéma »7. Et Pascale Cassagnau préfère quant à elle l‟expression de « troisième cinéma »

8.

Etc. Cinéma d’exposition ? Post-cinéma ? Autre cinéma ? Troisième cinéma ? Peu importe les

étiquettes. Ce qui est clair, c‟est que la question posée est bien celle de l‟identité ou de la

nature « du cinéma », une nature supposée donc, qui se découvre ou se révèle hypothétique (là

où elle se croyait sûre d‟elle-même, solide dans sa spécificité), une nature qui se sent

désormais questionnée, relativisée, ébranlée, transformée, trahie peut-être, pour ne pas dire en

voie de disparition (le cinéma, « vanishing art » ?). Cette incertitude identitaire est

évidemment fondamentale sur le plan théorique (on pourrait l‟étudier en termes deleuziens de

« lignes de déterritorialisation »9) mais elle l‟est aussi sur le plan des institutions : elle traduit

des enjeux en termes de ce que Bourdieu appelle la légitimation symbolique : dans ces

transferts et transfuges, dans ces migrations et ces métissages, qui, du cinéma ou de l‟art

contemporain, qui y gagne, et qui y perd ? Et qui y gagne ou y perd quoi ? Une place au

soleil ? Les portes du paradis ? Une descente en enfer ? Qu‟est-ce que chacune de ces entités

(art, cinéma) apporte ou enlève à l‟autre ? dans quel sens se sont installés les rapports (de

force) ? Lequel légitime ou cautionne ou libère l‟autre ? Lequel se dissout ou se perd dans de

tels écarts ? Est-ce que le cinéma retrouverait au musée une sorte de vie nouvelle, un effet de

jeunesse (valorisant et novateur), une sublimation noble à son origine vaguement ignoble

(populaire et commerciale) ? Ou alors, serait-ce de sa part un signe de fatigue,

d‟essoufflement, d‟épuisement, l‟« art du XXè siècle » si viscéralement associé à l‟idée de

réception en salle, avec tout son rituel, ne sachant plus, à l‟orée du XXIè siècle, où dormir, où

se coucher, où donner de la tête pour survivre en se diversifiant ? Et l‟art contemporain, qu‟on

disait parfois un peu atone, abstrait sinon abscons, desséché ou vidé de substance, est-ce que

l‟arrivée d‟images, photographiques, en mouvement, lumineuses, sonores, viendrait lui

redonner un peu de réel, de corps, de vie, d‟âme, de souffle, de bruit et de fureur ? Ou au

contraire serait-il devenu à ce point perdu et sans repère qu‟il chercherait à s‟accrocher à

n‟importe quel effet de spectaculaire bon marché pour faire semblant de vivre ? Et puis, ces

changements de place, est-ce que c‟est d‟ordre symbolique ou est-ce que c‟est une question

sociologique, de public ou d‟audience ? Est-ce que c‟est une question économique de marché,

de parts de marché ? Qui y perd, qui y gagne, et quoi ? Je ne vais pas poursuivre dans cette

voie, mais il y aurait assurément à interroger le phénomène dans ces termes.

7 Raymond BELLOUR, « D‟un autre cinéma », in Trafic, n° 34, Paris, POL, 2000.

8 Pascale CASSAGNAU, Future Amnesia (Enquêtes sur un troisième cinéma), Paris, éd. Sept/Isthme,

2006. 9 Voir le travail de Luc VANCHERI, Cinémas contemporains. Du film à l’installation, Paris, éd.

Aléas, 2009.

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La question du dispositif et du spectateur

Sur un plan plus artistique maintenant, sur lequel je vais m‟étendre plus longuement, il

est clair que ce phénomène d‟un « effet cinéma » ouvre des perspectives extrêmement

diversifiées.

D‟abord, en termes esthétiques, et pour prolonger ce qu‟on vient de voir, on dira que

cette émergence du « cinéma d‟exposition » s‟est faite aussi sur fond de variations de

dispositif10

. Elle pose donc clairement la question de la place du spectateur : en quittant « sa »

bonne vieille salle obscure, pour venir s‟exposer dans les salles du musée d‟art, c‟est toute

une série de paramètres sur les modes de réception soi-disant « spécifiques » de ces images

qui se sont déplacés, et toute une série d‟interrogations sur la soi-disant « nature » de chacun

qui sont apparues. Par exemple, qu‟advient-il (pour le spectateur de cinéma) quand on passe

de la grande salle obscure et communautaire, où tout disparaît dans le noir pour une

concentration maximale de tous sur le seul rectangle écranique, à une vision plus

individualisée, souvent sur plusieurs écrans simultanés, et plus « éclairée » du film, dans la

blancheur de l‟espace muséal ? Peut-on voir de la même manière une image projetée dans la

lumière et la même projetée dans les ténèbres ? En quoi ce changement diluerait-il l‟effet

d‟absorption et de fusion du spectateur collectif ? Cela contribue-t-il à le transformer en un

sujet isolé, divisé et errant ? Qu‟arrive-t-il quand on passe de la position immobile et assise

dans la salle de cinéma, à la posture mobile et debout du visiteur de passage dans

l‟exposition ? Le spectateur hypnotisé peut-il devenir un flâneur distancié ? Qu‟éprouve-t-on

quand on passe de la durée standard imposée par le défilement continu et unique du film, à

des modes de vision plus aléatoires, souvent fragmentés et répétitifs (l‟effet de boucle, loop),

d‟images qui sont toujours là, qu‟on peut quitter ou retrouver à sa guise ? Prisonnier du temps

duratif du cinéma, s‟en libère-t-on dans l‟espace de l‟exposition ? Passe-t-on du singulatif (la

projection) au répétitif (la boucle) ? A l‟inverse, pour le musée, que se passe-t-il quand il faut

faire le noir et laisser le visiteur avancer à tâtons dans une chambre obscure ? Comment

laisser circuler le son, qu‟on ne peut localiser ? Qu‟implique sensoriellement le fait d‟exhiber

une image projetée et lumineuse, aussi immatérielle qu‟éphémère, de grand format et en

mouvement, tout à l‟opposé des images-objets (photo, peinture) qui pouvaient rassurer la

perception muséale classique? Et qu‟en est-il du récit ? Comment gérer muséalement

10

Voir notamment l‟article de Raymond BELLOUR, « La querelle des dispositifs » in Art Press,

n°262, novembre 2000. Plus globalement, je renvoie bien sûr au livre de Dominique PAÏNI, Le temps exposé. Le cinéma de la salle au musée, op. cit.

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l‟éventuelle « prise » du visiteur par le déploiement narratif d‟images qui racontent une

histoire ? Etc. On le voit, il y a là tout un ensemble de modifications et d‟interrogations qui

rendent particulièrement instables ce qu‟on pouvait considérer jusque-là comme des

catégories établies. C‟est finalement l‟idée même de « cinéma » ou d‟ « art » (au sens d‟œuvre

d‟art) qui s‟en trouve fortement relativisée. Et les interrogations s‟avèrent aussi bien

institutionnelles qu‟esthétiques.

Un phénomène générationnel

D‟autre part, en termes de personnes, très simplement, force est de constater un

phénomène de génération : tout un ensemble d‟artistes plasticiens semble, en gros dans les

quinze dernières années, s‟être bel et bien emparé de l‟objet ou de la pensée « cinéma », et

l‟avoir placé au cœur de leur pratique d‟artiste, comme s‟il s‟agissait de (ré)animer le monde

de l‟art contemporain en lui redonnant une vie et un imaginaire, sinon nouveau, au moins

riche historiquement, culturellement et esthétiquement. C‟est un fait objectif et au moins

quantitatif. Et si ce n‟est pas une « école » à proprement parler, c‟est au moins un mouvement

qu‟on peut dire presque générationnel (avec, certes, des exceptions notoires, comme Michael

Snow ou même Anthony Mc Call, dont les travaux pionniers remontent à la fin des années 60

ou au début des années 70). En tout cas, nous connaissons tous au moins les noms de ces

artistes « contemporains » dont beaucoup, depuis une bonne dizaine d‟années, sont au devant

de la scène internationale actuelle11

. Pour n‟en citer que quelques-uns : Douglas Gordon,

Pierre Huyghes, Pierre Bismuth, Stan Douglas, Steve Mc Queen, Mark Lewis, Doug Aitken,

Pipilloti Rist, Eija Liisa Ahtila, Janet Cardff, Sam Taylor Wood, Melick Ohanian, Tacita

Dean, Christoph Draeger, Rainer Oldendorf, Philippe Pareno, Dominique Gonzales-Foerster,

etc. A ces figures désormais installées, il faut ajouter un nombre extraordinairement élevé de

plus jeunes artistes, moins connus bien sûr, mais qui contribuent massivement à cet effet de

déferlante à quoi l‟on est confronté aujourd‟hui. Cette émergence générationnelle, il me

semble qu‟on ne peut pas la penser sans son « pendant » du côté du cinéma. Car dans le même

temps, mais à l‟inverse, on voit aussi de nombreux cinéastes (patentés) se tourner dans l‟autre

sens, vers le champ de l‟art, pour y proposer, le plus souvent sous forme d‟installations, des

œuvres, parfois nouvelles (faites spécifiquement), mais pas nécessairement, car beaucoup

11

Pour ne pas citer toutes les expositions monographiques liés aux artistes individuels, on peut simplement renvoyer à quelques catalogues d‟expositions collectives comme Cinema cinema.

Contemporary art and the Cinematic experience, Eindhoven, Stedelijk Van Abbemuseum, 1999 ; ou

L’Effet cinéma, Musée d‟art contemporain de Montréal, 1995-96, ; ou encore Installation. Cinéma. Vidéo. Informatique, troisième Biennale d‟Art Contemporain de Lyon, 1995-96. Et beaucoup d‟autres.

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apparaissent comme des « mises en espace » (plus ou moins originales) de leurs films ou de

leur univers à destination des musées ou des galeries. Ce sont des « installations de

cinéastes », comme celles, bien connues désormais, de Chantal Akerman (qui s‟est fait une

sorte de spécialité de cela ces dernières années), ou celles, historiques et originales, de Chris

Marker (depuis sa Zapping Zone à Beaubourg dont la première version date déjà de 1990

jusqu‟à son récent Prelude : The Hollow Men du MOMA en passant par le magnifique Silent

Movie), ou encore celles, en plein essor, d‟Agnès Varda (son intéressant Triptyque de

Noirmoutiers et toute son exposition L’île et elle), sans oublier les tentatives variées et plus ou

moins inventives de Johan van der Keuken, d‟Abbas Kiarostami, d‟Atom Egoyan, de Peter

Greenaway, du couple Giannikian/Ricchi Lucchi, et bien sûr l‟exposition de Godard, Voyages

en utopie, déjà évoquée. On le voit, beaucoup de ces installations sont le fait de cinéastes

d‟une génération souvent plus ancienne que celle des artistes du « troisième cinéma » : Varda,

Marker, Godard, ils pourraient être leur père – et d‟une certaine façon ils le sont, peut-être : de

la famille des « ciné-pères » à la génération des « artistes-fils » !

Les passeurs d’image historiques : le cinéma expérimental et l’art vidéo

Enfin, il importe aussi, pour compléter la carte, de dire que dans l‟entre-deux,

exactement, de ces univers, entre ces artistes-qui-travaillent-avec-le-cinéma et ces cinéastes-

qui-se-pensent-ou-s‟essayent-au-travail-d‟artiste, il y a tout le monde, petit mais intense,

grouillant, hyperactif, divers et ouvert, des cinéastes expérimentaux et des artistes vidéo.

Historiquement autant qu‟esthétiquement, ceux-ci sont les vrais passeurs entre les deux

univers qui nous occupent. Et ils ont chacun leur trajectoire et leur autonomie. Il est clair, par

exemple, que, par rapport à la projection classique en salle, c‟est bien le cinéma expérimental

(déjà dans les années 20 mais surtout dans les années 50 et sv.) qui a instauré « l‟installation »

(au sens élargi, expanded pour reprendre le terme de Gene Youngblood12

) comme autre forme

d‟existence du cinéma13

(exposition de la bande pellicule elle-même ou de photogrammes

agrandis, boîtes optiques en tous genres, dispositifs scéniques et machiniques divers et variés,

projection sur plusieurs écrans, sur des surfaces non planes, dans l‟espace, en recto-verso,

etc.). Et d‟autre part, il est tout aussi clair que c‟est « l‟art vidéo » qui a introduit la grande

12

Gene YOUNGBLOOD, Expanded Cinema, New York, Dutton, 1970. Et pour prolonger directement dans le champ qui nous occupe : Jean-Christophe ROYOUX, « Expanded-Extended.

Héritage, transformation et ramification d‟un concept esthétique dans l‟art des années 60 », 1ère

partie

in Omnibus, n°23, janvier 1998 ; 2ème

partie in Omnibus, n°24, avril 1998. 13

Voir par exemple Yann BEAUVAIS, « Le cinéma s‟installe », in Nov’Art, n°11, juin-août 1993.

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image mouvement dans le monde des galeries et des musées d‟art contemporain. Je vais

détailler plus précisément ce dernier travail de passage.

Art Vidéo : la navette

On peut dire globalement qu‟entre 1960 et aujourd‟hui, l‟art vidéo n‟a cessé de faire la

navette entre cinéma, télévision et arts plastiques – et ainsi de tisser des liens qui ont (re)

modelé le paysage de l‟art – pour finir, peut-être, comme les autres arts, absorbée dans le

grand tout numérique actuel. Et que ces mouvements de navette ont été évidemment à double

sens (pour et contre). Affaire dialectique, dans sa supposée « nature » autant que dans ses

usages, l’art vidéo, tout au long de sa brève histoire, est apparu sans cesse tiraillé entre ses

tendances contradictoires. Lors de son apparition, on se méfiait d‟abord de cet « art » (ne

venait-il pas techniquement de la télévision, cette machine à décerveler, sans âme et sans

imaginaire ?) – aussi a-t-on essayé d‟emblée de s‟en servir comme arme, en retournant la

vidéo contre (tout contre) la télévision (c‟était l‟époque de la vidéo téléclaste des origines :

destruction et décomposition, souvent violentes, de l‟image autant que du meuble lui-même,

avec Wolf Vostell et ses téléviseurs bétonnés au milieu des déjections de dindons, ou Ant

Farm, le groupe californien, avec sa Cadillac « El Dorado rectifiée » lancée dans un mur de

téléviseurs en flammes qui explosent ; déstructuration et détournement du flux électronique

avec les champs magnétiques de Nam June Paik ; dérision et transgression de l‟intérieur avec

Jean-Christophe Averty à l‟ORTF, etc.). Esthétiquement, en termes de puissance d‟image, on

méprisait souvent cet « art » autoproclamé car sa petite image d‟alors, phosphorescente et

« pauvre », grise et floue, n‟avait pas les éclats de la majestueuse image de cinéma projetée

brillamment dans le noir sur grand écran – et pourtant on a cherché dès les débuts s‟il y avait

une « spécificité » visuelle (un langage, une plasticité pure et dure) dans ce type d‟image

électronique : la fluorescence, l‟incrustation ou mixage d‟image, le temps réel, etc. sont

apparus très vite comme autant de formes esthétiques nouvelles, à développer, à explorer, à

manipuler, jusqu‟à la fascination. Instrumentalement, on y voyait un simple outil de bricolage

supplémentaire dans la panoplie déjà bien fournie des plasticiens (on parlait de la caméra

comme d‟un « pinceau électronique ») – tout en cherchant à voir ce qu‟on pouvait inventer

sur le plan plastique avec cette machine plutôt minimaliste (dans tous les sens du terme). La

vidéo des années 70 était ainsi à la fois une « petite chose », très minoritaire, sinon secondaire

par rapport aux autres « grandes formes » (télévision, cinéma, arts plastiques), mais en même

temps une sorte d‟horizon, d‟utopie, de rêve d‟invention, bien en phase avec les idéologies

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11

révolutionnaires de l‟époque14

. En dernière instance, ce qui reste après coup, après que la

télévision, le cinéma et l‟art contemporain se soient eux-mêmes retournés pour « incorporer »

toutes les inventions de la vidéo, c‟est le principe même de la migration d‟image – ce que

Raymond Bellour a appelé « l‟entre-images »15

. L‟art vidéo a sans doute été par excellence

l‟art du passage des images les unes dans les autres – moins une forme d‟image en soi

(spécifique, autonome, unitaire) qu‟une transition en acte, la manière et la matière mêmes de

la transition, dans les formes du visuel des quarante dernières années. Pour comprendre ce

mouvement historique, du rêve de spécificité d‟un art intrinsèque vers le constat de la

transitivité des formes, je propose un petit parcours, forcément très schématique16

, en trois

temps (les années 60/70, les années 80 et les années 90/00).

Premières découvertes : l’image multiple en elle-même

Première époque, les années 60-70. Une double découverte. En termes d‟images

d‟abord. Avec les bandes pionnières des américains Nam June Paik (en premier) mais aussi

Peter Campus, Ed Emschwiller, les Vasulka, etc. - ou en France, avec les fameuses « mises en

page électroniques » de Jean-Christophe Averty, l‟art vidéo cherche à (ré ?)inventer de

« nouvelles formes » visuelles : l‟écran divisé, l'inscrustation, les jeux de volets, l‟image

multiple, en couche, dé/collée, mixée, le traitement artificiel des couleurs, les variations de

vitesse, etc. - toute une pyrotechnie virevoltante de formes visuelles, primitivement

cinématographiques (notamment présentes déjà dans les avant-gardes des années 20) ou

plasticiennes (le collage, le bricolage, le maquettage, la coloration, l‟abstraction, etc.), mais

désormais vécues comme « naturellement » électroniques, qui sont vite suremployées dans les

bandes vidéo de l‟époque, et que le cinéma d‟après, celui des années 80 et plus encore 90,

récupérera avec éclat (de Peter Greenaway à Matrix). Cette (ré)invention visuelle aboutira à

une esthétique de la vitesse et de la simultanéité, à une pensée du « montage dans le plan » et

à une idéologie de la saturation de l‟image (tout est dedans, ou sous, ou au fond - de l‟image,

il n‟y a plus de hors champ, selon la théorisation proposée alors par Jean-Paul Fargier17

).

14

Un des ouvrages qui le premier a présenté un panorama exact de ce moment historique est l‟ouvrage

d‟Anne Marie DUGUET, Vidéo, la mémoire au poing, Paris, Hachette, 1981. 15

Raymond BELLOUR, L’Entre-images. Photo. Cinéma. Vidéo, op. cit. Voir aussi le catalogue

d‟exposition Passage de l’image (sous la direction de Raymond BELLOUR, Catherine DAVID,

Christine VAN ASCHE), Paris, Centre G. Pompidou, Musée National d‟Art Moderne, 1990. 16

Pour une vision infiniment plus détaillée, je renvoie évidemment au livre de Françoise PARFAIT, Vidéo : un art contemporain, op. cit. 17

Voir notamment toutes les chroniques tenues régulièrement dans les années 70 puis 80 par Jean-

Paul FARGIER dans les Cahiers du cinéma puis dans Art Press, ou encore dans des catalogues divers, où celui-ci développe au fil de ses articles, donc sur le mode de la critique d‟oeuvres, une des

Page 12: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

12

Dispositif : du circuit fermé à la vidéo-surveillance

En termes de dispositif ensuite18

, et plus radicalement car on touche là à une véritable

singularité de cet art, la vidéo de ces mêmes années 60-70 a découvert et investit le fameux

principe du temps réel, de l'image en direct avec son objet (ce sont les figures du feedback et

du circuit fermé, qui ont tant fasciné les installations d‟artistes de l‟époque (Paik, encore et

toujours, par exemple avec son TV-Boudha, mais aussi ces trois figures majeures dans ce

domaine que sont Peter Campus, Vito Acconci et Dan Graham19

, sans oublier la dimension

plus féminine avec Lynda Benglis, Joan Jonas, Ulrike Rosenbach, Dany Bloch, etc.).

S‟affirme là toute une tendance, forte, marquée par la fascination quasi hypnotique pour

l‟image simultanée avec son objet, se donnant à voir à elle-même en direct, dans des mises en

abyme plus ou moins subtiles ou perverses, tendance que la critique américaine Rosalind

Krauss a caractérisée dans un texte d‟époque sous l‟étiquette de « narcissisme du médium »20

– et qui trouvera à se prolonger plus tard, dans les années 80-90, avec l‟intérêt socio-politique

ou fantasmatique de certains artistes pour la « vidéo-surveillance » (Michael Klier en

particulier, et beaucoup d‟autres21

qui iront dans le sens d‟une réflexion sur les questions de

pouvoir, de contrôle, de voyeurisme, etc., par les dispositifs électroniques). On suit ainsi un fil

– où l‟idée de dispositif prédomine sur l‟idée d‟image – qui associe dans son mouvement le

premières pensées d‟ensemble, originale et cohérente, tentant de cerner esthétiquement ce que sont la forme vidéo et le langage électronique. Il ne serait pas inutile de regrouper ces textes disparates de

Fargier. Voir aussi son recueil Où va la vidéo?, n° hors série des Cahiers du cinéma, 1986. 18

Globalement, voir le texte d‟Anne-Marie DUGUET, « Dispositifs », in Vidéo, revue Communications, n° 48, Paris, éd. Du Seuil, 1988. Et pour un prolongement plus spécifique, voir

Raymond BELLOUR, « La chambre », in Trafic, n°9, 1994. 19

Sur ce dernier spécifiquement, voir le catalogue rétrospectif Dan Graham. Œuvres 1965-2000, Paris, éd. Paris-Musées, 2001. 20

Rosalind KRAUSS, « Vidéo : the Æsthetics of Narcissism », in October, n°1, 1976. Voir aussi Kate

LINKER, « Revisiter le narcissisme en vidéo : le voix de Vito Acconci », in catalogue La Voix, Studio

National Le Fresnoy, Tourcoing, 1999 ; ainsi que Sophie-Isabelle DUFOUR, L’image vidéo : d’Ovide à Bill Viola, Paris, Archibooks, 2008. 21

Il y a bien sûr le modèle historique de la machine panoptique de Michael Snow pour La région

centrale (1970-71) et sa version installation (De La, 1969-72). Et ensuite une série d‟œuvres ou de démarches d‟artistes centrées sur le contrôle, la surveillance, le pouvoir, le voyeurisme, l‟identité, le

panoptisme médiatique, etc., comme par exemple, chez les pionniers de l‟art vidéo des années 70, le

collectif Gorilla Tapes, ou la Machine de vision des Vasulka, ou ensuite dans les années 80, les travaux critiques de l‟école allemande avec Marcel Odenbach, Klaus Vom Bruch, Haroun Farocki,

ceux des artistes femmes avec Martha Rosler, Jenny Holzer, Chantal DuPont, ceux qui ont interrogé le

pouvoir des médias comme Antoni Muntadas ou Johan Grimonprez, ceux plus plasticiens des

installations multiécrans de Steve Mc Queen, Stan Douglas, Beat Streuli, Tacita Dean, ou encore certaines œuvres singulières de Renaud Auguste Dormeuil, Ann-Sofi Sidén, Elsa Cayo, Julia Scher,

Sean Snyder, Bill Spinhoven, Jordan Crandall, Mat Collishaw, Niolas Moulin, etc. Sur tout ceci, voir

le chapitre « Surveillance et contrôle d‟identité. La vidéo contre le pouvoir des médias » du livre de François PARFAIT, Vidéo : un art contemporain, op. cit.

Page 13: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

13

principe de la vidéo-miroir à celui du pouvoir par le regard. Et ce fil est entièrement

conditionné par le singulier rapport au temps qu‟induit la vidéo. Lorsque Nam June Paik ou

Bill Viola disent « la vidéo, c‟est du temps », il faut bien entendre qu‟il s‟agit en particulier de

la question du temps réel, c‟est-à-dire de l‟instantanéité de la transmission qui assure la

simultanéité du temps de l‟image avec le temps réel de l‟objet qu‟elle donne à voir.

De la vidéo cinéphage aux films de found footage

Après cet âge pionnier des découvertes, on entre dans la vidéo « de la deuxième

époque » (en gros les années 80, mais qui démarrent déjà dans la seconde moitié des années

70). L‟art vidéo change ses visées. Finis les nouvelles images truquées et les dispositifs en

circuit fermé. Deux nouvelles dimensions surgissent, technologiques à l‟origine mais dont on

comprend vite la portée esthétique, qui serviront aussi de passage entre images. D‟abord, avec

l‟arrivée massive des magnétoscopes, la vidéo devient un formidable et dévorant instrument

de reprise d'images. La reproductibilité par la bande magnétique s'amplifie intensément (on

copiait tout, notamment bien sûr les films de cinéma). Et bien avant le DVD, cela a contribué

à introduire dans l'espace des arts, des musées et galeries notamment, des images empruntées

au grand corps du cinéma, des citations de films recyclées selon de multiples opérations de

transformation ou de déformation - ce que l'on a appelé la « vidéo cinéphage ». Ce fut surtout

une spécialité européenne, avec les vidéos de Jean-André Fieschi, d‟Alain Bourges, de

Thierry Kuntzel, de Jacques-Louis Nyst, des frères Thijs, de Marcel Odenbach, de Gustav

Hamos, etc. Les américains eux travailleront plutôt la reprise d‟images télévisuelles. La vidéo

devient alors une manière de penser (en images et en sons) sur (et avec) les images déjà là. Et

c‟est l‟image de cinéma qui incarne alors, plus que toute autre, l‟idée d‟image, avec laquelle il

faut dialoguer, jouer, travailler, se (re)souvenir, qu‟il faut scruter, décomposer, transformer,

incorporer, rêver, fantasmer. Il y a tout un imaginaire cinématographique fort qui sert

d‟horizon à l‟art vidéo de cette époque – lequel annonce, là aussi, avec une décennie

d‟avance, ce mouvement qui submergera le cinéma expérimental des années fin 80-90, le

mouvement des films dits de found footage (sur lequel je reviendrai plus loin) : après les

travaux anticipateurs des américains, Ken Jacobs, Bill Morisson, Al Razutis, il y eut tous

ceux, contemporains des mémorables Histoire(s) du cinéma de Godard qui font office de

phare dans les années 88-98, des européens (de Haroun Farocki au couple Giannikian/Ricci-

Lucchi), au premier rang desquels l‟école autrichienne de Martin Arnold, Mathias Müller,

Christoph Girardet, Peter Tscherkasky, etc. S‟approprier des images qui occupent déjà

Page 14: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

14

l‟espace (et nos esprits), plutôt que d‟en faire (vainement ?) de « nouvelles », et dans cette

possession de matière, trouver à dé/recomposer un imaginaire22

.

L’exposition : du moniteur à la « video-sculpture »

En même temps (en gros toujours les années 80), les bandes des artistes vidéo ne se

limitent plus à être vues dans les festivals, comme une sorte de sous-cinéma. D‟ailleurs les

« festivals vidéo » seront en nette régression à partir du milieu des années 80. Passant de la

projection à l‟exposition, elles gagnent de plus en plus du terrain du côté du monde de l‟art –

les musées, centres d‟art et galeries. Et les modes de présentation de ces images vidéo dans

ces espaces d‟exposition commencent à être pensés plastiquement pour eux-mêmes. Bien sûr

il y avait déjà les installations en circuit fermé des années 70, qui fonctionnaient avec des

images en direct, non enregistrées, et dont on mesure bien qu‟elles sont des sortes de

« performances de dispositifs », faisant pendant, justement, aux enregistrements en vidéo de

performances (ou actions, ou happenings) d‟artistes qui, à la même époque, mettaient en jeu

leur corps, l‟espace, le temps, le spectateur, dans des interventions hic et nunc où

l‟enregistrement sur bande permettait à la fois de servir de mémoire au geste accompli mais

aussi d‟en organiser la mise en scène pour l‟image23

. Or dans les années 80, les choses se

déplacent et les espaces institutionnels de l‟art reçoivent non plus (seulement) des images

d‟actions (vidéos de performance) ou des actions d‟images (installations en circuit fermé),

mais elles se mettent à intégrer des modes nouveaux de présentation d‟images filmées en tant

qu‟images. Dans cette deuxième époque (‟80), les présentations d‟œuvres d‟art vidéo au

musée sont organisées autour et à partir de l‟objet « moniteur » : l‟écran vidéo n‟était pas

seulement une surface (l‟image) mais aussi un volume, un cube, une boîte, un meuble. Et ce

cube, on pouvait le manipuler, le démultiplier, l‟aligner, l‟empiler, le traiter comme un

matériau. On l‟assemblait dans des « murs », des « lignes » ou des « colonnes » - d‟écrans. On

inventait de véritables compositions dans l‟espace, faites de moniteurs agencés sur des modes

infiniment variés, depuis les architectures poétiques de Studio Azzuro jusqu‟aux célèbres

robots de téléviseurs de Nam June Paik. Les années 80, c‟est bien l‟époque de ce qu‟on

appelait la vidéo-sculpture. Et le moniteur en était l‟emblème (littéralement : le totem).

L‟exposition de Cologne, intitulée Videoskulptur, en 1989 a parfaitement incarné ce

22

On trouvera de nombreuses études sur ce mouvement et ces auteurs du found footage dans les divers écrits de Nicole BRENEZ, de Christa BLÜMLINGER, d‟Emeric DE LASTENS, etc. 23

Voir par exemple Chris HILL, « Attention ! Production ! Audience ! – Performing Video in the first

decade, 1968-1980 » in Rewind : video art and alternative media in the United States, 1968-1980, Chicago, Video Data Bank, 1996.

Page 15: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

15

moment24

. Et de nombreux artistes ont su déployer des oeuvres majeures en ce sens, tels Gary

Hill et ses splendides installations25

.

De la vidéo-projection à l’effet cinéma

Enfin, troisième phase dans ce parcours (à la hussarde) : dans les années 1990-2000, un

autre phénomène encore se déploie, lié à l'arrivée et à la généralisation d‟un nouveau mode

technologique : les vidéoprojecteurs grand écran. Leur évolution technique a été rapide et,

couplés à des enregistrements numériques (DVD), ils atteignent désormais un niveau de

qualité qui cette fois leur permet de rivaliser, en définition, en luminosité et en taille, avec

l'image de cinéma, en demandant eux aussi l'obscurité (relative) de l'espace et en jouant de

tous les rapports de distance avec le spectateur26

. Avec les vidéoprojections donc, on en a fini

avec les blocs-moniteurs et la petite image dans son bocal. Retour à la surface. Aux effets de

textures, de matières, de formats. Aux effets d‟apparition (et de disparition). Les célèbres

installations de Bill Viola furent parmi celles qui ont magnifié très tôt la splendeur de la

projection vidéo grand format – dans les grandes « chambres » (plus ou moins noires)27

d‟abord comme Room for St John of the Cross (1983), Passage (1990), Tiny Death (1993),

Treshold (1992), Pneuma (1991), etc., puis dans ses installations ultérieures en jouant

intensément à la confrontation ou la comparaison avec la grande image par excellence, celle

de la peinture classique, dans des compositions en diptyque, triptyque, polyptyque, parfois

même exposées dans des églises (The Greeting dans l‟Eglise Saint Eustache à Paris en 2000),

ou sur des scènes d‟opéra (pour le Tristan und Isölde de Wagner mis en scène par Peter

Sellars en 2005)28

. Partout on s'est mis à projeter l'image vidéo, sur les murs du musée ou de

la galerie, ou sur de grands écrans suspendus, ou même dehors, sur les façades des maisons

par exemple. Sur tout objet présentant un minimum de surface réfléchissante : c‟est toute une

24

Catalogue Video-skulptur. Retrospectiv und aktuel. 1963-1989, sous la direction de Wulf HERZOGENRATH et Edith DECKER, Cologne, DuMont, 1989. Dans le même sens, voir aussi Vito

ACCONCI, « Télévision, meuble et sculpture : chambre avec vue américaine », in La vidéo entre art

et communication, Paris, éd. Ensb-a, 1997 (publié à l‟origine dans le catalogue De Lumineuze Beeld, Amsterdam, Stedelijk Museum, 1984). 25

Voir par exemple le catalogue de la rétrospective Gary Hill au Musée National d‟Art Moderne du

Centre Georges Pompidou, 1992. 26

Voir l‟ouvrage collectif (sous la direction de Dominique PAÏNI), Projections : les transports de

l’image, Paris, Hazan/Le Fresnoy, 1997. 27

Voir l‟article de Raymond BELLOUR, « La chambre », in Trafic, n°9, 1994. 28

Parmi les nombreux catalogues sur Bill Viola, on mentionnera par exemple celui de 1997, Bill Viola. Exposition du Whitney Museum of American Art, curated by David A. ROSS & Peter

SELLARS, New York/Paris, éd. Whitney Museum/Flammarion, 1997. Et plus récemment ses

fameuses figures rassemblées dans le magnifique The Passions (Londres, J. Paul Getty Museum, 2003).

Page 16: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

16

déclinaison de la fonction écran qui se met en place avec les vidéoprojections, sur sol ou sur

plafond, sur des surfaces en angle, sur des miroirs, sur des objets sphériques, sur des corps,

sur des écrans de fumée, etc. L‟image vidéoprojetée apparaît ainsi comme une sorte de

matière lumineuse mobile qui peut se déplacer, envahir, couvrir, coller, adhérer, fusionner

avec tout objet qui se présente. L‟image se fait gant, elle se moule et habille tout à la fois, les

surfaces et objets qu‟elle rencontre. Tony Oursler (et dans une moindre mesure Pipilotti

Rist29

) s‟est fait une spécialité de ces multiprojections qui ont réinventé le principe de l‟écran,

transformant par exemple un simple gros ballon banc en un énorme œil, vivant et cyclopéen,

posé sur le sol et qui vous observe, ou des mannequins et autres poupées de chiffon en corps

habités de présence inquiétante, etc.30

. La projection a transporté l‟image vidéo dans l‟espace

ouvrant à une sorte de prolifération hors des limites habituelles du cadre. Bref, en se

développant ainsi, la vidéo a fini non pas (seulement) par gagner du terrain elle-même (au

contraire pourrait-on dire, puisqu'elle a parfois abandonné certaines de ses spécificités

d'image) mais plutôt par faire gagner du terrain aux autres arts, et en particulier par favoriser

le développement des échanges entre cinéma et art contemporain. La vidéo, au fil de sa petite

histoire (quarante ans) et de ses grandes formes (de la bande vidéo à l'installation, du

moniteur-sculpture à la vidéo-projection), a introduit progressivement mais durablement

l'image mouvement en grand format dans les lieux de l'art. Et elle a entraîné le cinéma avec

elle. Le cinéma comme langage, comme puissance, comme dispositif fait désormais partie

(intégrante ? ce n‟est pas si sûr) du champ de l'art. En tout cas, c‟est la vidéo qui a fait le lien,

qui l‟a introduit dans la place, au point d‟en faire une réalité incontournable de tout musée

d‟art contemporain des années 2000. Aujourd‟hui, par et grâce à la vidéo – cette passeuse

d‟images qui pousse l‟élégance jusqu‟à se faire oublier –, on ne nous parle plus que de

« l‟effet cinéma » qui travaille l‟art contemporain…

*

* *

29

Par exemple dans la version française de son exposition-installation Remake of the Week End (1999

à l‟Arc, Paris) où l‟artiste multiplie les projections en tous genres pour envahir toutes les pièces et objets d‟un appartement reconfiguré pour les besoins de l‟exposition : projection monumentale sur le

mur-cuisine de l‟entrée, projection sur le mur et le plafond de la salle de bain, projections variées dans

et sur tous les espaces ou objets (fauteuils et canapés avec des projecteurs incorporés, piles de livres

faisant écran, etc.), multiples mini-projections de détail (bouteilles ou verres, fentes dans le plancher), etc. Les images projetées sous toutes leurs formes et formats envahissent l‟espace, prolifèrent, le

recouvrent par fragments multiples, l’habitent dans chacun de ses lieux, de ses zones, de ses objets.

L‟impression est autant celle de la prolifération que de l‟immersion. 30

Voir par exemple le catalogue Tony Oursler, Bordeaux, CAPC-Musée d‟Art Contemporain, 1998.

Page 17: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

17

Quelques grandes figures de l’effet cinéma : un embryon de catégorisation

Ce cadre et cette carte, historiques et esthétiques, une fois posés, je voudrais à présent,

toujours dans une perspective de mise en place, essayer d‟identifier et de décrire, simplement

et exemples à l‟appui, quelques-unes des grandes modalités de cet effet cinéma. Il ne s‟agit

ici, ni d‟une volonté d‟exhaustivité ni d‟une typologie systématique ni d‟un désir de figer ce

qui est mouvant, mais seulement de balayer, rapidement, sans faire d‟analyse détaillée, et

avec un peu de rationalité descriptive, le terrain extrêmement diversifié auquel on a à faire. Je

propose donc un petit parcours sous forme de deux tableaux décrivant des figures qui sont

autant de formes-types de cette relation entre cinéma et art contemporain, deux tableaux

synthétisant quelques-unes des principales figures de l‟effet cinéma dans l‟art.

Le premier de ces deux tableaux est relatif aux figures de reprises de films dans des

pièces d‟artistes – il s‟agit d‟une logique globale de migration d’images. Le second tableau

est relatif aux figures de reprises du cinéma lui-même (et non « simplement » des films) dans

des œuvres ou des démarches d‟artistes – il s‟agit ici d‟une logique globale de migration de

dispositifs. La distinction entre film et dispositif est fondamentale. La migration de films (ou

d‟images) renvoie aux œuvres, à des objets (en principe précis, déterminés). La citation, le

remake, le found footage, tous les effets d‟intertextualité visuelle sont autant de formes de ce

type de migration d‟images, assez symptomatique des travaux artistiques des années 80 et 90.

La migration de dispositifs, elle, est plus contemporaine (plutôt les années 2000) et plus

générale ou plus abstraite. Car elle renvoie non pas tellement à des objets ou des films, mais

plutôt à des processus, à des mécanismes ou des agencements, c‟est-à-dire au « cinéma »

comme ensemble de procédures dynamiques, construit sur des instances particulières (la

projection, la lumière, le défilement, l‟obscurité, la salle, l‟écran, le spectateur lui-même,

etc.). Certains travaux d‟artistes contemporains se définissent ainsi par des expériences avec

ou à partir de ces processus cinématographiques, sans se soucier de reprendre (directement ou

non) des images ou des films. L‟idée de migration des dispositifs me semble bien plus

caractéristique des travaux actuels.

Dans ce qui suit, je commenterai donc, en les déclinant catégorie par catégorie, figure

par figure, et avec divers exemples à chaque fois, ces deux tableaux de synthèse. J‟aurai pu

ajouter, pour finir (mais je ne le ferai pas), un troisième tableau qui prend à contrepied les

deux premiers (qui en est pour ainsi dire le contrechamp) puisqu‟il aurait envisagé, lui, le

rapport cinéma/art contemporain à partir du point de vue opposé : quel est la place des « effets

d‟art contemporain » dans le cinéma d‟aujourd‟hui. Ce n‟est plus « l‟effet cinéma dans l‟art

Page 18: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

18

contemporain » mais le contraire : peut-on lire, soit explicitement soit implicitement, et dans

quelle proportion (avec quel degré d‟intensité), une « présence de l‟art contemporain », des

ses œuvres et de ses artistes, ou de ses problématiques et de ses enjeux, dans les films ou dans

les démarches de cinéastes contemporains – par exemple chez Godard ou chez Greenaway,

chez Agnès Varda ou Chantal Akerman, chez Gus Van Sant ou Wong Kar-Waï, chez

Sokourov ou Grandrieux, etc. S‟ouvre là tout un nouveau champ de pratiques et d‟études,

important, problématique, en plein essor aujourd‟hui, mais que je n‟aborderai pas dans ces

pages car il est d‟un tout autre ordre que celui dont ce texte entend rendre compte. Je me

concentrerai donc sur les deux tableaux qui suivent : celui des migrations d‟images et celui

des migrations de dispositifs.

Tableau I : Migration d’images - la reprise filmique

Le film exposé

(projection

avec transformation)

Le film dé/recomposé

ou le remontage de

fragments

(found footage films)

Le film reconstitué (remake)

Le film matérialisé (photogrammes,

sculptures ou

tableaux filmiques)

Les artistes:

Douglas Gordon

Pierre Bismuth

Les artistes:

Ken Jacobs

Bill Morisson

Martin Arnold

Mathias Müller

Peter Tscherkassky

Christian Marclay

Christophe Draeger

etc.

Les artistes :

Pierre Huyghes

Constanz Ruhm

Brice Dellsperger

Les artistes :

Peter Kubelka

Eric Rondepierre

Jim Campbell

Les gestes :

les variations de

vitesse (ralenti, arrêt,

accéléré, réversion)

Les jeux formels

(positif/négatif,

pair/impair)

le multi-écran,

Les gestes :

découpage, dépeçage,

décorticage ;

remontage,

assemblage, collage

Les gestes :

le remake

la doublure

refaire de l‟autre

avec du même

(l‟imitation et la

différence)

Les gestes :

fixer, inscrire, arrêter, prélever, congeler, garder des traces superposer, accumuler

Les enjeux : Les enjeux : Les enjeux : Les enjeux :

Page 19: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

19

la spatialisation du

film temporel,

la séparation du son et

de l‟image

l‟idée de « version

exposable »

répétition

obsessionnelle,

fascination, hypnose

étude visuelle

révélation analytique

par l‟image

l‟idée du film comme

installation

l‟idée du film

comme mémoire, et

son interprétation

solidifier le film

l‟idée du film

comme monunent

Les quatre catégories de figures ici présentées (le film exposé, le film dé-/re-composé,

le film reconstitué et le film matérialisé) déclinent toutes l‟idée de reprise en l‟ordonnant dans

le sens du plus littéral (ou explicite, ou direct) au plus métaphorique (implicite, indirect).

Dans ce dernier cas, plus la reprise s‟avère métaphorique, moins on peut parler de reprise : on

est davantage dans une relation virtuelle, incertaine, hypothétique, bâtie sur des « évocations »

ou des « invocations » (du cinéma par l‟art), voire même dans de pures analogies (de fond) ou

de pures correspondances (formelles). S‟ouvre alors un espace indéterminé où la relation

entre cinéma et art contemporain flotte à tous les possibles, comme une virgule entre deux

univers.

L‟idée de reprise littérale est sans aucun doute celle qui s‟impose a priori avec le plus

d‟évidence. Au sens premier, ce principe se conçoit d‟abord, comme son nom l‟indique, par

un geste – un geste effectif, constitutif de chaque pièce d‟art – d‟emprunt matériel et physique

d‟objet(s) filmique(s). On peut décliner de bien des façons ce geste de reprise : reproduction,

prélèvement, récupération, citation, réappropriation, absorption, détournement, retournement,

transformation, déformation, etc. Les reprises peuvent elles-mêmes être intégrales ou

fragmentaires, fidèles ou altérées, directes ou indirectes, etc. En général, c‟est à elles qu‟on

pense d‟abord lorsqu‟on parle de la présence d‟un effet cinéma dans l‟art contemporain. Mais

ce n‟est pas parce qu‟elles sont les plus explicites ou les plus immédiatement visibles, que

leurs enjeux sont simples ou transparents. Loin de là. Je dégagerai donc ici quatre formes

singulières de reprise, qui se déclineront dans une certaine progression, mais qui ne sont que

quatre formes parmi beaucoup d‟autres possibles. Le jeu est ouvert…

Le film exposé

C‟est un peu la figure matricielle du phénomène. A son jeu se sont essayés, dès le début

(années 90), les grands noms pionniers du mouvement qui nous intéresse, comme Douglas

Gordon ou Pierre Huyghes. On pense en effet tout de suite à l‟exemple princeps en ce

Page 20: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

20

domaine : le célèbre 24 Hours Psycho de Douglas Gordon (1993). Lorsqu‟il s‟empare du film

d‟Hitchcock pour en faire une projection vidéo sur grand écran au milieu d‟une salle de

musée ou de galerie, Douglas Gordon reprend le film Psycho (l‟arrache à sa salle de cinéma)

pour l‟exposer (pas seulement le projeter) dans un espace et une institution d‟art. Il l‟expose

même intégralement (dans son intégralité), mais pas dans son intégrité, puisqu‟il lui fait subir

une distorsion fondamentale, sous la forme d‟un ralenti extrême de l‟image. La projection

complète du film dans sa « version-Gordon » s‟étire en effet, en principe, sur une durée totale

de 24 heures (au lieu des quelques 90 minutes habituelles). Expérience temporelle « poussée »

(étirée, extended) à la fois sur la durée d‟une œuvre, sur la patience du spectateur et sur les

règles de l‟institution, toutes mises en crise, qui relève encore pleinement d‟une inspiration

performative très « années 70 ». Mais surtout, la lenteur de cette projection métamorphose

complètement la sensation visuelle du film, que l‟on (re)découvre dans ses plus infimes

détails, dans la plasticité de chacun de ses plans et de ses mouvements décomposés. Exit le

suspens, exit le récit, exit l‟univers fictionnel. Du moins comme modes premiers de relation à

l‟œuvre. Mais ce rapport « primaire » à la narrativité est en fait renvoyé à une fantomatique

historicité dans la mémoire approximative du spectateur. Le film d‟Hitchcock, son histoire,

ses personnages, son action, les angoisses qu‟il suscite, ne sont pas tant effacées qu‟enfouies,

renvoyées dans les limbes de notre mémoire collective, comme un vague souvenir qui nous

traîne dans la tête. Le film d‟Hitchcock ne fait que hanter, plus ou moins vaguement, notre

rapport à l‟œuvre de Gordon. Reste la présence « pure » (?) d‟une image, lumineuse,

tremblante de lenteur, littéralement suspendue dans l‟air (dans tous les sens du terme : le

ralenti « gèle » le mouvement et l‟écran flotte au milieu de l‟espace, sans contact ni avec un

mur, ni avec le sol ou le plafond). L‟expérience est autant plastique que temporelle : on a

l‟impression de voir Psycho, ce film fétiche qu‟on croyait pourtant connaître par cœur,

comme si on ne l‟avait jamais vu (en tout cas ainsi). De le voir et non de le suivre. Chaque

geste, chaque expression du visage, chaque action se trouve quasiment analysée, « scrutée

contemplativement » ; on y découvre mille facettes insoupçonnées, invisibles, qui nous sont

ainsi révélées dans et par l‟épaisseur du ralenti. La vieille fascination absorbante du cinéma

narratif (« l‟histoire » de Psycho n‟est plus qu‟un vague souvenir, qui nous hante certes, mais

qui demeure entièrement brouillé) s‟est déplacée vers une contemplation hypnotique et

plastique d‟une image vibrante dans l‟espace aérien du musée. (Il serait intéressant de

comparer cette pièce de Douglas Gordon avec cette autre reprise du même film d‟Hitchcock,

cette fois sous la forme d‟un remake plan par plan, réalisé par Gus Van Sant. Dans cette

« version-Van Sant », Psycho fonctionne dans le fond, moins comme un « film exposé » que

Page 21: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

21

comme un « film installé » (dans un autre film). C‟est une manière nouvelle de traiter de la

vieille question du remake, à la lumière des pratiques de l‟art contemporain, et Van Sant est

sans doute le cinéaste le plus intéressant aujourd‟hui en ce sens : on peut, dans la même

perspective, regarder son Gerry ou son Elephant comme des mises en forme filmique de

questions d‟art contemporain).

Bien d‟autres cas pourraient être évoqués pour illustrer cette figure du « film exposé »,

particulièrement (mais non exclusivement) chez Douglas Gordon, qui en a fait une figure

récurrente tout au long de ses travaux des années 9031

: pour ne rien dire de son

« impossible » Five Year Drive-by de 1995 (il s‟agit de la projection de The Searchers de

John Ford, « ralentie » à un point tel que la durée de projection virtuelle serait de 5 ans, la

durée de la diégèse… Avec cette œuvre limite, littéralement démesurée, on est au-delà de la

question du ralenti, au-delà du rapport entre mouvement et immobilité, ou entre récit et

image, au-delà même de l‟idée de film exposé, on est dans une expérience autant théorique

que psychique que Gordon a lui-même commentée32

), et sans même traiter de pièces comme

Confessions of a Justified Sinner, 1996 (où deux écrans en angle donnent à voir

simultanément les mêmes images d‟un film en noir et blanc, mais en positif d‟un côté et en

négatif de l‟autre, en une sorte d‟inquiétant effet miroir à la fois spatial et chromatique), ou

comme Left is Right and Right is Wrong and Left is Wrong and Right, 1999 (où deux écrans,

en symétrie là aussi, projettent, l‟un tous les photogrammes pairs et l‟autre tous les

photogrammes impairs, du même film d‟Otto Preminger), ou encore comme Through a

Looking Glass, 1999 (qui joue lui aussi d‟un décalage miroirique avec une séquence de Taxi

Driver de Scorsese), on peut encore mentionner son autre installation intitulée Déjà vu

(2000). Il s‟agit de la triple projection, sur trois grands écrans exactement juxtaposés bord à

bord, du même film noir hollywoodien, D.O.A. de Rudolf Maté (1949-50). Ces trois

projections ne diffèrent que par une toute petite unité de temps (1 image/seconde). Le film de

Maté défile donc à 23 images/seconde sur le premier écran, à 24 sur le second et à 25 sur le

troisième. Petite cause, grands effets. Cette minuscule variation de vitesse, imperceptible au

début, vient ronger petit à petit la synchronie des trois projections, jusqu‟à faire éclater le film

31

Sur Douglas Gordon, d‟une façon générale, on pourra lire le recueil de textes critiques et d‟entretiens Douglas Gordon. Déjà vu. Volumes 1, 2 et 3, Paris, Musée d‟Art Moderne de la Ville de

Paris, 2000 ; ainsi que Kidnapping Douglas Gordon, Eindhoven, Stedelijke Van Abbemuseum, 1998

(textes de Jan Debbaut, Douglas Gordon, Francis McKee). 32

Gordon, dans ses commentaires sur les expériences psychiques du ralenti, rappelle que La prisonnière du désert fut l‟un des premiers films qu‟il ait vu enfant à la télévision et que cette

expérience avait psychiquement marqué sa mémoire en inscrivant l‟événement de la vision dans un

« temps pur d‟image », comme une sorte d‟éternité visuelle du souvenir d‟enfant. Voir Douglas GORDON, Déjà vu, volume 2, op. cit., p. 128.

Page 22: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

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en quasiment trois films différents, décalés, désaccordés comme un piano, que le spectateur,

dont l‟œil va d‟un écran à l‟autre, a du mal à raccorder avec lui-même. Même s‟il sait qu‟il a

le présent (de l‟action) au centre, le futur à droite et le passé à gauche, ce qui peut lui

permettre de jouer d‟un côté avec la solution anticipée du suspens et de l‟autre avec la re-

vision de sa mémoire, le spectateur se (re)trouve déchiré dans le temps et le récit par le triple

écran, et les va et vient simultanéistes de son regard entre les trois images lui donnent le

tournis, comme si le film avait été monté dans le désordre et comme si les plans

s‟enchaînaient horizontalement, sans ligne structurante, pareils à une toupie vertigineuse. Les

installations de Douglas Gordon, du moins celles ici évoquées, jouent à exposer des films en

produisant des effets d‟inquiétante étrangeté à partir de matrices formelles simples et actives.

Par ailleurs, une autre manière récurrente d‟exposer un film dans son intégralité (mais

pas dans son intégrité, c‟est le moins qu‟on puisse dire), consiste à séparer la bande son de la

bande image. Divers artistes se sont ainsi plus ou moins débarrassé de la « part visible » du

film d‟origine, pour n‟en retenir que la part (ou la continuité, ou la traduction, ou la

retranscription) sonore. Ainsi Douglas Gordon, encore lui, avec son Feature Film (1998) qui

nous donne à entendre (et à voir, mais pas les images du film, seulement un jeune chef

d‟orchestre qui « (re)joue » la musique du film) la musique du film d‟Hitchcock, Vertigo,

composée par Bernard Herrmann et ici réinterprétée par James Colon, chef d‟orchestre de

l‟Opéra de Paris. C‟est sur lui, sur son travail, ses gestes, ses attitudes, que se concentrent

toutes les images de la « version Gordon ». Ou encore, c‟est le cas de certaines pièces de

Pierre Huyghes, comme Dubbing, qui nous présente, en un plan fixe continu de 90 minutes,

les doubleurs (toute l‟équipe au complet) nous faisant face, regardant un écran invisible pour

nous, et travaillant sans pause à doubler un film qu‟on ne voit jamais (comme image) mais

dont on entend (et lit sur le déroulant en bas de l‟image) tout le dialogue en français Tout cela

pendant qu‟on voit justement le travail des doubleurs (un vrai travail, physique, expressif,

épuisant, fascinant, avec toutes les poses de ces doubleurs-acteurs, avec le jeu

extraordinairement varié non seulement de leur voix mais aussi de leurs corps, de leurs

visages, de leurs gestes, de leurs postures – tout ce qu‟on ne montre jamais évidemment au

cinéma, dont on nous expose ici pour ainsi dire le contrechamp, ou le refoulé).

Ou encore, dans des logiques comparables, il y a le travail de Pierre Bismuth dans des

pièces comme Post Script/The Passenger, 1996, ou The Party, 1997. Chaque fois un film sert

de matériau de départ (le Profession : Reporter de Michelangelo Antonioni, The Party de

Blake Edwards). De ces films, Bismuth travaille essentiellement la bande sonore en écartant

plus ou moins l‟image, qu‟il remplace par du texte. Dans le premier cas, le spectateur est

Page 23: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

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invité d‟une part à écouter dans un casque la bande son originale du film d‟Antonioni tout en

lisant d‟autre part sur un grand écran une retranscription de cette bande son, écrite « en temps

réel » (c‟est-à-dire en suivant la vitesse de projection du film) par une secrétaire

professionnelle qui a tapé à la machine tout ce qu‟elle entendait, sans le voir, du film qu‟elle

ne connaissait pas (on y lit donc, assez imparfaitement, les dialogues mais aussi une

description des sons). Aucune trace de l‟image, si ce n‟est dans l‟hypothétique mémoire du

spectateur, qui peut, éventuellement, à partir de ce qu‟il entend ou lit, « revoir » mentalement

certaines scènes, et encore très aléatoirement (on se rend compte que notre mémoire sonore

n‟a pas grand chose en commun avec notre mémoire visuelle). Dans le second cas (The

Party), le spectateur se retrouve devant deux écrans. Sur l‟un, il peut voir le film (les images)

sans entendre le son. Sur l‟autre, il peut lire là aussi la retranscription/description des

dialogues et du son du film, tels qu‟ils ont été entendus au casque par une secrétaire qui a tapé

le tout à la vitesse du défilement du film. Dans les deux cas, tout le « film » se déroule ainsi

(il s‟agit bien d‟exposer un film, intégralement), laissant le spectateur dans une situation de

perception singulière, assez frustrante et surtout métaperceptive, où celui-ci s‟interroge sur les

modes de réception d‟une œuvre audio-visuelle, où le voir et l‟entendre se trouvent

frontalement dissociés, où le lien entre les deux passent par une sorte de tiers état : un

« texte » très singulier (la retranscription d‟une écoute « pure », toujours fragmentaire et

approximative, qui est souvent plus perturbatrice que communicative), où il ne peut que se

poser des questions sur ce qui passe et ce qui ne passe pas dans ces retransmissions, transferts,

échanges de supports, et où le souvenir du film (souvenir des images, des voix, etc.) joue son

rôle de reconstitution très relative des manques et des pertes ressentis lors de la réception de

l‟œuvre. Bismuth est un artiste analytique, qui travaille moins (que Gordon ou même

Huyghes) avec la puissance de séduction du cinéma (hypnose, contemplation), et met

davantage le spectateur en posture critique avec le médium.

Dans toutes ces expériences (Gordon, Huyghes, Bismuth - des années 90), ce qui ressort

finalement, c‟est qu‟on nous donne une version (« muséale ») d‟un film (plus ou moins

connu), quasiment au sens où l‟histoire du cinéma nous a appris à parler des « versions

multiples » d‟un film – tout comme l‟art contemporain nous apprend lui aussi à parler des

différentes versions d‟une même pièce (version de Londres ou de Paris, version monobande

ou version installation d‟une œuvre vidéo, etc.)33

. La notion d‟œuvre (et donc d‟art) s‟en

33

Sur les « versions multiples », voir en particulier les travaux accomplis depuis plusieurs années à

l‟Université d‟Udine sous la direction de Leonardo QUARESIMA et Hans-Michael BLOCH et publiés dans plusieurs numéros de la revue Cinema & Cie (n° 4, 2004 ; n°6, 2005 ; n°7, 2005), ainsi

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trouve relativisée car renvoyée dès le départ à une variabilité de présence. Ici, l‟enjeu, c‟est le

film et son exposabilité – et comment cette exposabilité transforme non pas tant le film lui-

même que sa réception et sa perception par le spectateur. Il s‟agit de jouer l‟exposabilité

contre la projectabilité. Cette dernière met(tait) en jeu d‟abord des mécanismes psychiques,

plus ou moins bien connus dans la théorie du cinéma34

(l‟identification, double, la fascination,

l‟absorption, l‟hypnose, le rêve – ou la rêverie –, le voyeurisme, etc.), qui renvoient le

spectateur à sa posture mentale de « passivité active ». La première (l‟exposabilité) met en jeu

des mécanismes plus analytiques ou théoriques, et souvent auto-réflexifs, qui renvoient le

spectateur à une posture plus critique ou déconstructionniste. Chaque pièce d‟artiste

travaillant une version exposable d‟un film s‟avère une expérience analytique métaperceptive

où l‟acte de voir des images est lui-même interrogé. Voir un « film exposé », ce n‟est pas le

revoir, c‟est le voir (ou l‟entendre) autrement, et donc c‟est s‟interroger sur cette altérité.

Le film dé-/re-composé (ou le remontage de fragments)

Il en va tout autrement avec cette seconde figure. Loin de vouloir exposer un film, de

nous en donner une version (plus ou moins transformée) pour nous amener dans une nouvelle

expérience de vision, il s‟agit plutôt, d‟abord de chercher des plans (un peu partout) dans la

matière infinie des films, de toutes sortes de films, de corpus divers, hétérogènes ou

constitués, ensuite de décomposer ces films, d‟y prélever des fragments, d‟en arracher

(parfois violemment) des bribes, des morceaux choisis, (très) longs ou (très) courts, pour,

enfin, (re)composer quelque chose de « nouveau ». Travail d‟enquête, de recherche, de

fouille. Travail de sélection, de découpage, de dépeçage (de « la bête »). Et travail de ré-

organisation, d‟assemblage, de montage, d‟échantillonnage. Trouver, défigurer,

(re)configurer. La reprise ici est moins un geste de présentation (exposer) qu‟un geste de

dé/re-construction. L‟opération ne vise pas un objet originel et original (le film matrice – dont

il s‟agirait de nous présenter une « autre » version plus ou moins analytique), mais plus

globalement un objet virtuel et second, révélant et relevant d‟un imaginaire

cinématographique plus ou moins transversal auquel les extraits, fragments et images

que ceux, en cours, de François THOMAS et Michel MARIE à l„Université Paris III (groupe de

recherche sur « Le film pluriel »). 34

Depuis les textes « métapsychologiques » des théoriciens des années 70, notamment Jean-Louis

BAUDRY (L’Effet cinéma, Paris, Albatros, 1978), Christian METZ (Le Signifiant imaginaire. Cinéma

et psychanalyse, Paris, UGE, 1975) et le fameux numéro Cinéma et psychanalyse de la revue Communications (n°23, Paris, Seuil, 1975) sous la direction de Raymond BELLOUR.

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empruntées renvoient de manière ouverte et pour ainsi dire par contamination (physique et

mentale).

Ici aussi, on pense immédiatement à une pratique établie et reconnue, qui fait de cette

question le cœur même de sa démarche : le film dit de found footage. Même si cette pratique

est très ancienne et traverse toute l‟histoire de l‟expérimental (Man Ray, Joseph Cornell,

Andy Warhol, Maurice Lemaître, etc.), même si elle renoue avec la vieille catégorie

duchampienne du ready made, son essor depuis les années 90 dans les pratiques des

cinéastes-artistes contemporains est tout à fait significatif et remarquable. Les films de found

footage pouvant être aussi bien vus en projection dans une salle de cinéma qu‟en installation

dans les lieux de l‟art, nous sommes exactement sur la frontière entre cinéma expérimental et

pratiques d‟exposition. Lorsque des cinéastes-artistes comme ceux de l‟école autrichienne

contemporaine, pour ne citer qu‟eux (Martin Arnold, Matthias Müller, Christoph Girardet,

Peter Tscherkassky par exemple), revisitent le cinéma, singulièrement le cinéma narratif

hollywoodien, c‟est pour faire des films ou des installations, qui à la fois « s‟attaquent » à la

matière filmique d‟origine (ce dépeçage physique est très marqué par exemple chez Peter

Tscherkassky, qui travaille matériellement la pellicule, comme une peau chez un taxidermiste,

la cloue, la gratte, la met en couche, la surexpose, etc., ou encore, autrement, chez Martin

Arnold qui la soumet à des opérations de répétitions sérielles et de découpage extrême, au

photogramme près, pour des effets de recompositions métriques et rythmiques très

singuliers)35

, mais aussi qui « investissent » ces films-matériaux en tant qu‟objets culturels, et

travaillent l‟imaginaire ou l‟idéologie qu‟ils véhiculent pour nous en donner une re-lecture,

tantôt critique, tantôt poétique.

Ainsi Home stories (Matthias Müller, 1990) travaille sur les stéréotypes et les postures,

tant narratives que figuratives, du mélodrame hollywoodien des années 50 en montant de

manière fluide (avec même des raccords de mouvements, de regards, de gestes) une série de

plans provenant pourtant de films tous différents et montrant, en une sorte de continuité

répétitive, des femmes (évidemment), isolées, apeurées, abandonnées, enfermées dans leur

luxueuse demeure, endormies d‟abord, puis se réveillant, l‟œil inquiet, allumant la lampe de

chevet, se levant, en situation d‟écoute, d‟attente, d‟angoisse, de détresse, de pleurs, de regard

35

Ou déjà chez un cinéaste comme Raphaël Ortiz qui déclarait en 1958 à propos de son Cow Boy and

Indian Film (film de démontage de Winchester 73, le western d‟Anthony Mann avec James Stewart, auquel Ortiz mêlait des images de bandes d‟actualités) : « En 1957, j‟ai commencé à tailler en pièces

des films à coups de tomahawk et en mettre les lambeaux dans un sac magique, que je secouais

comme une crécelle en chantant. J‟y plongeais ensuite la main et en sortais au hasard des morceaux de films que je montais aléatoirement. »

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par la fenêtre, d‟oreille collée contre la porte, de sortie de la chambre, de traversée de couloirs

dans la nuit, de descente d‟escalier, etc. Ce sont à la fois des femmes différentes, des

situations différentes, des décors différents, des films différents, mais le montage est tel qu‟il

nous fait comprendre « immédiatement » qu‟en fait, à travers tous ces fragments et toutes ces

différences, c‟est dans le fond toujours la même chose, la même situation, le même type de

décor ou de lieu, de posture ou de personnage, bref que c‟est toujours finalement la « même

femme » qui revient et « la même histoire » qui nous est racontée, et aussi qu‟il s‟agit

globalement des mêmes types de plans, des mêmes cadrages, des mêmes mouvements de

caméra, etc. Home stories nous dit, par son seul travail de montage, que tous les mélodrames

hollywoodiens ici connectés, d‟une certaine façon n‟en font qu‟un, sont comme un seul et

même film : « le » mélo hollywoodien des années 50, ici, d‟un même geste exemplaire,

décomposé dans les multiples éclats de ses objets et extraits divers, et recomposé dans une

totalité imaginaire et idéologique.

Dans un esprit comparable mais de tout autre manière, beaucoup plus pulsionnelle, et

jouant de la répétition jusqu‟à l‟obsession, Martin Arnold « opère » sur le corps

photogrammatique de séquences de films hollywoodiens pour en extraire les viscères, l‟âme

ou le suc implicites. Mais lui choisit de travailler chaque fois sur une séquence ou un plan très

bref, de quelques secondes, tiré d‟un film peu connu, de série B, séquence tout à fait anodine

et « ordinaire », ou plan qui ne suscite pas d‟intérêt a priori, tant ils donnent à voir un court

moment de situation sociale ou de relation entre personnages, parfaitement banal et (en

apparence) innocemment représentatif de l‟american way of life (la plupart du temps des

illustrations stéréotypées du bonheur familial petit bourgeois). Mais de ce bref fragment isolé,

Armold va faire une lancinante symphonie, étirée à l‟extrême, répétant infiniment les

quelques photogrammes qui le composent, en les déplaçant légèrement, méthodiquement, un

coup en arrière, un coup en avant, jusqu‟à leur faire littéralement rendre gorge. Par exemple

Pièce touchée (1989) part d‟une séquence de 18 secondes seulement (mais qui donnera un

film de 15 minutes !) d‟un film en noir et blanc de Joseph M. Neuman, The Human Jungle

(1954) où l‟on voit un homme d‟âge mûr, rentrant at home (dans un intérieur « confortable »)

et retrouvant sa femme qui semble l‟attendre, assise dans un fauteuil et lisant un magazine.

L‟homme s‟approche et embrasse « simplement » la femme. C‟est tout. Cette séquence,

Martin Arnold s‟en empare pour la passer au crible de son dispositif très singulier :

techniquement, il se sert d‟une machine, une tireuse optique bricolée par ses soins, qui lui

permet de « détricoter » les plans, d‟émietter chaque photogramme, de les déplacer et de les

dupliquer à l‟envi, un peu en avant, un peu en arrière, de les répéter, en boucle et par saccades

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successives, en variant chaque fois de quelques unités, dans un jeu métrique infernal de

micros allers-retours, aboutissant à une sorte d‟étirement analytique modulable du

mouvement, détaillé image par image, et qui n‟en finit pas. La répétition est obsessionnelle et

évolutive, créant une sorte de fascination hypnotique36

, scandée par une musique purement

rythmique et machinique. L‟effet est vertigineux, qui apparaît comme une sorte de

décorticage infini, féroce et plein humour des images d‟origine. C‟est un authentique travail

d‟ « étude visuelle », pour reprendre l‟expression de Nicole Brenez37

, une étude « de l‟image

par l‟image », qui fait découvrir pour ainsi dire l’inconscient gestuel ou postural des corps et

des personnages, tel qu‟il est enfoui dans les plis de l‟image. Ce n‟est plus simplement une

scène ordinaire de retour chez soi qui nous est offerte mais l‟explication (au sens littéral du

dépli) de ce que « contient » virtuellement chacun des gestes, chacune des mimiques, chacun

des mouvements de la scène. L‟ouverture de la porte, l‟approche de l‟homme, la femme qui

lève la tête, l‟homme qui se penche vers elle, etc., chaque élément, pris dans une spirale

analytique, est perpétuellement décomposé/recomposé, et ce qui surgit de la chair même des

images est évidemment cet « inconscient » de chacun de ces gestes et de cette situation, ce

que le film de départ « refoulait » de sa visibilité et qui pourtant était bien « en elle » puisque

l‟analyse purement optique d‟Arnold nous le révèle : le désir sous-jacent et même la tension

sexuelle contenue de la scène du retour, l‟énergie qui travaille les relations entre les corps (ou

même avec les choses : la porte qui semble résister), les refus ou les appels implicites, voire

les frustrations, les perversions, les violences, l‟obscénité, la cruauté, tout le non dit qui est

inscrit sous (dans) l‟image. Les autres films d‟Arnold, comme Alone (1998) ou Passage à

l’acte (1993), sont construits selon les mêmes procédures. Finalement, c‟est tout ce que le

cinéma hollywoodien ordinaire véhicule « naturellement » de sexisme, de familialisme, de

paternalisme, etc., qui se trouve mis à jour et dénoncé visuellement dans les opérations au

scalpel d‟Arnold. Et la figure qui lui est spécifique, cette analytique de micros allers-retours

image par image, est en fait plus proche du « samplage » électroaccoustique (ou

36

Le caractère répétitif obsédant de la reprise de brefs fragments, accompagné souvent d‟une bande

sonore rythmique ou « planante », qui homogénéise le montage, créant une sorte d‟état d‟hypnose sans repère temporel pour le spectateur, est une procédure très récurrente dans le film de found footage.

Quelque chose de comparable à l‟effet de boucle (loop) dans les installations dans les musées. Voir

par exemple le célèbre Rose Hobart de Joseph Cormell (1937) recyclant les seuls plans de l‟actrice du

même nom dans le film East of Borneo de George Melford et installant par ses répétitions et sa sonorisation en boucle une fascination quasi érotique. Ou encore les dédoublements accélérés et

lancinants, jusqu‟au vertige, de Les Leveque dans son Spellbound 2 (1999). 37

Nicole Brenez, « L‟étude visuelle. Puissance d‟une forme cinématographique », in De la Figure en général et du corps en particulier, op. cit., pp. 313-336.

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échantillonnage)38

que du (re)montage – ou même du collage d‟images. Le dépeçage ici est

extrême et les capacités de manipulations infiniment plus rapides, plus souples et plus

complexes. Si le zapping était encore la figure de montage de Matthias Müller, il est clair

qu‟avec Martin Arnold on est davantage dans l‟ère de la « techno » et de ses procédures en

boucles, ultra fragmentées et hyper rapides.

Avec Outer Space (1999) et Dreamwork (2000), deux des films de sa « trilogie

cinémascope », Peter Tscherkassky lui aussi s‟attaque physiquement à la matière filmique à

partir d‟un seul et même objet (pour les deux œuvres) : le film The Entity (L’Emprise) de

Sydney Furie, film fantastique américain (très) moyen des années 70, intéressant peut-être

parce qu‟il raconte, dans les formes standardisées du genre, l‟histoire d‟une prise de

possession du corps d‟une femme (une mère de famille américaine middle class) par une

« présence » invisible et violente, qui se manifeste subjectivement, par son odeur, sa froideur

et surtout les tremblements très intenses (jusqu‟à la chute) de tous les objets environnants.

Ayant choisi différents plans et séquences du film, Tscherkassky s‟empare à son tour de la

pellicule et lui fait subir mille supplices (il la fixe sur une planche, la gratte, la triture, la

« viole », la métamorphose, la superpose en couches, etc.), jusqu‟à ce qu‟elle « rende »

visuellement des comptes. Le résultat est assez lyrique, emporté, intensif, très travaillé sur les

plans plastiques et rythmiques. L‟opération permet de retrouver, par les moyens de l‟emprise

physique sur la matière filmique, une sorte d‟énergétisation des formes plastiques qui entre en

écho étroit avec les données narratives des séquences du film de départ. Comme si les

« forces obscures » qui hantaient The Entity s‟étaient déplacées de l‟histoire narrée vers la

surface même des images manipulées par Tscherkassky, comme si la présence invisible et

menaçante venue d‟ailleurs dans la diégèse, avait pris possession de la chair même des images

en mouvement et travaillait désormais à la faire trembler dans sa matérialité, c‟est-à-dire

menaçait du dedans le corps même du cinéma dont elle exprimerait la puissance destructrice

invisible. Bref, Tscherkassky essaie de réinventer des modes proprement figuraux de

narration à partir d‟un travail de défiguration physique de la pellicule.

On pourrait encore, dans le même sens mais en sortant du cadre autrichien, convoquer

beaucoup d‟autres films de remontage de fragments de films, par exemple ceux du couple

italo-arménien Yervan Giannikian et Angela Ricchi Lucchi (tous leurs films depuis Du Pôle à

l’équateur), ou ceux des américains Bill Morisson (Footprints), Al Razutis (et ses Visual

38

Voir à ce sujet le catalogue Monter / Sampler. L’échantillonnage généralisé (sous la direction de

Yann BEAUVAIS et de Jean Michel BOUHOURS), Paris, Scratch/Centre G. Pompidou, 2000. Il n‟est

pas indifférent de noter que plusieurs artistes de found footage ont des activités musicales de côté de des DJ, des VJ, du scratching, du samplling, etc

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Essays) ou Mark Lewis (son projet de Cinema in parts), ou encore ceux de Christoph Draeger

(Feel Lucky, Punk ??!), de Les Leveque (2 Spellbound, 4 Vertigo) ou de Christian Marclay

(Téléphone), etc. Tous analysent, décortiquent, disloquent, recomposent, répètent quasi

obsessionnellement, hystérisent ou poétisent le cinéma comme champ (chant ?) d‟images,

tous jouent avec la chair des matières filmiques pour en tirer des formes autres, tous

démontent et remontent le cinéma pour y faire apparaître « organiquement » des idées ou des

sensations, sinon nouvelles au moins renouvelées. On peut dire, globalement, que ce qui

traverse toute cette tradition d‟œuvres d‟art composées de « films cités », c‟est l‟idée générale

que le cinéma est décidément, par excellence, l’imaginaire d’images qui hante nos esprits, qui

occupe la mémoire visuelle contemporaine, pour le meilleur comme pour le pire, et qu‟on le

veuille ou non. L‟image filmique comme matière et comme spectre, comme fiction d‟image

en filigrane, comme chair fantôme toujours là, forte et fragile à la fois. Tous ces films et

installations, même si c‟est sur le mode critique, ironique, dénonciateur ou iconoclaste, ne

cessent de nous le répéter : le cinéma, les films, sont en cette fin de XXè siècle la toile de fond

« obligée » de notre rapport à l‟image, donc au monde. Et notre pensée visuelle est

profondément « cinématographique », jusque dans notre inconscient.

Plus spécifiquement, ce qui reste de ce corpus singulier de films de found footage, par

comparaison avec la catégorie précédente des « films exposés », c‟est qu‟ils déplacent l‟idée

de l‟installation, rendant moins explicite l‟effet d‟artisticité du genre. On peut en effet

considérer dans un premier temps que la présentation installationniste de ces films n‟est pas

toujours prioritaire – ce qui n‟empêche pas, dans certains cas, qu‟on ait affaire à de vraies

installations, exemplaires et inventives, comme par exemple le fascinant dispositif mis au

point par Chris Marker pour son Silent Movie (1995), avec ses 5 écrans vidéo superposés en

colonne et son programme aléatoire de combinaisons infinies de plans à partir des images

mémorisées sur les 5 vidéodisques. Ou encore la disposition sur trois écrans situés les uns

devant (ou derrière) les autres (en une sorte de stratification mémorielle) de l‟installation La

Marcia dell’Uomo de Giannikian et Ricci Lucchi. Mais ce qui est sans doute particulier à ce

corpus, c‟est que même en dehors de ces installations proprement dites, on peut considérer

que chacun des films de remontage évoqués plus haut est en lui- même, assez exactement, une

installation spécifique de fragments d‟autres films. L‟installation, conçue comme

agencement, dispositif, machination, configuration dans l‟espace et dans le temps, mettant le

spectateur en posture d‟activation physique de l‟œuvre, l‟installation dans les films ici

présentés, n‟est pas hors de l‟œuvre (dans sa présentation dans un musée ou une galerie) mais

dans le film lui-même, en tant que celui-ci est dans le fond déjà en soi un musée – une

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mémoire organisée et une présence d‟œuvres antérieures – et que les opérations de

dé/recomposition qu‟y effectue le cinéaste-artiste sont bien des agencements, des mises en

place, des machinations visant à dégager des effets, de sens ou de sensations, par leur propre

(ré)organisation interne, que le spectateur doit mettre en branle autant qu‟elle l‟ébranle. Ces

films témoignent d‟une sorte d‟intériorisation du principe de l‟installation dans le film lui-

même, et celle-ci n‟est pensable qu‟à la condition de penser dès le départ le film comme site

(muséal par exemple).

Le film reconstitué

Avec cette troisième grande forme, nous allons prendre davantage de distance avec

l‟idée de reprise (avec la dimension littérale de celle-ci) dans la mesure où il ne s‟agit plus ici

de reprise matérielle d‟image, mais d‟une sorte de reprise au second degré, de reprise

« parallèle », c‟est-à-dire, et non sans paradoxe, d‟ « invention mimétique » ou de

« reproduction créatrice ». Nous sommes devant des cas de reconstitution filmique (au sens où

l‟on parle de reconstitution d‟un crime) et bien sûr toute reconstitution, même la plus fidèle,

implique (ne serait-ce que par son re-) une différence : elle n‟est pas « l‟original ». Le film

reconstitué serait au film (d‟origine, matriciel) ce que le « tableau vivant » est au tableau. On

le refait (remake) sans le reprendre (matériellement), en l‟imitant autrement, avec des acteurs

(plus ou moins nouveaux) et dans un esprit de liaison avec l‟objet de référence qui joue de

tous les jeux dialectiques entre fidélité et infidélité, entre reproduction et transformation, entre

le même et l‟autre. Ces jeux de ressemblance et de dissemblance, où la part d‟invention le

dispute toujours à la part de reproduction, sont au centre de l‟opération – et des œuvres qui

travaillent sur ce modèle de la reconstitution. Quelques exemples.

L’Ellipse de Pierre Huyghe (1998) est une installation à trois écrans, qui « invente » un

plan séquence « manquant » dans le film de Wim Wenders, L’ami américain (1977). Les

écrans à gauche et à droite montrent successivement une séquence de ce film en deux plans

qui raccordaient en ellipse à l‟origine (à gauche on voit le personnage interprété par Bruno

Ganz, il est à Paris, dans un appartement de la rive gauche ; à droite, on retrouve le même

personnage dans un autre endroit, situé cette fois rive droite ; entre les deux, le film de

Wenders faisait l‟impasse par la grâce d‟un raccord). Vingt ans après le tournage de Wenders,

Pierre Huyghe a (re)filmé, c‟est-à-dire reconstitué, l‟ellipse en l‟exposant : il a demandé au

même acteur, Bruno Ganz, entre-temps réellement vieilli, de re-faire en 1998 le trajet entre les

deux lieux, trajet qu‟on ne le voit pas faire dans le film de 1977. Huyghe l‟a donc filmé

traversant le pont de Grenelle en un plan séquence de huit minutes. Ce plan séquence est

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31

projeté sur l‟écran central, entre les deux plans successifs de Wenders. Reconstitution décalée

d‟une absence interstitielle. Un homme qui marche – et qui pense (il parle, aujourd‟hui, avec

la conscience de l‟écart) – dans un intervalle entre deux plans d‟époque. Un homme (c‟est lui

le vrai sujet) qui traverse un pont pour faire un lien entre deux lieux et entre deux temps.

Aller-retour d‟un corps et d‟une mémoire au présent refaite dans l‟après-coup d‟un souvenir

de film troué. Un écart d‟espace reconstruit dans un écart de temps et qui vient pour ainsi dire

« recharger » le film d‟origine (comme on recharge des batteries) d‟une couche de vie (ou de

mort ?).

The Third Memory, du même Pierre Huyghe (2000) va dans le même sens en exacerbant

l‟entreprise. C‟est un dispositif reconstitutif à trois couches. À « l‟origine », au plus loin

qu‟on remonte dans la sédimentation, un fait divers de 1972 qui a défrayé la chronique : un

braquage de banque foireux à Brooklyn avec prise d‟otages. La télévision américaine avait

déjà filmé en direct une partie (la fin) de l‟action (le siège de la banque par une po lice qui en

rajoutait). Ensuite il y eut un film fameux, Dog Day Afternoon (Sydney Lumet, 1975), qui a

« mis en scène », en l‟interprétant, ce fait divers (reconstitution fictionnelle) avec Al Pacino

dans le rôle du braqueur. Enfin, Pierre Huyghe, non seulement reprend ce double matériel

d‟images, qui lui sert de contrepoint, mais aussi se livre à une reconstitution minutieuse, en

studio, de l‟attaque de la banque, avec des décors schématisés et aseptisés, des figurants

neutres (employés de la banque, policiers) et surtout - en fait tout le projet part de là - avec le

braqueur « en personne » (John Wojtowicz dans son propre rôle), vieilli ici aussi (et grossi),

qui entre-temps a purgé sa peine, est sorti de prison, et « (re)joue la scène » pour Huyghe,

dans une posture éminemment toute puissante, puisqu‟il est le maître du réel : il peut

prétendre « donner la version vraie des faits » tout en se livrant à une reconstitution

minutieuse après presque 30 ans. Il est ainsi à la fois la personne et le personnage de ce

dispositif à trois étages, l‟acteur et le héros (qu‟il a réellement été), l‟auteur (au sens complet)

et le metteur en scène (il donne les indications, dirige les figurants) - et même le

commentateur distancié dans l‟après-coup (il donne son opinion, critique la version « fausse »

de Lumet/Pacino, etc).

Tel est le sens du travail de reconstitution filmique qui est au centre de la démarche de

Pierre Huyghes39

: mettre en jeu tout à la fois la question de l‟archive (la mémoire physique

39

Rappelons que Pierre Huyghe a toujours été fasciné par les problèmes de remake, comme en témoigne sa pièce éponyme de 1995 : Remake est une reconstitution du Fenêtre sur cour (Rear

Window) d‟Hitchcock, qui joue à la fois le respect de l‟œuvre d‟origine (le récit, le montage et les

cadrages sont repris soi-disant « à l‟identique ») mais aussi son déplacement violent (le film s‟affiche comme une version amateuriste et décalée, pleine d‟approximations et de maladresses, de distances et

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des images, l‟enregistrement), la question de la mémoire (celle, subjective, des individus, de

leur corps comme de leur vécu, de leur pensée comme de leur discours), et la question de

l‟histoire (la question du temps, le retour du passé dans le présent, et vice versa, la question

des liaisons entre époques) ; faire dialoguer ces problématiques (archive, mémoire et histoire)

avec les questions de la création, de l‟invention ou de l‟interprétation (c‟est-à-dire la question

de la liberté et de l‟altérité), la question du rapport entre réel et fiction (vérité et mensonge,

authenticité et duplication, fidélité et infidélité) et la question de la mise en scène et du monde

(donné, construit). Questions abyssales évidemment, donnant lieu à toutes les variations.

Au-delà des travaux de Pierre Huyghe, qui est un peu le « spécialiste » de cette figure

de la reconstitution, on peut encore citer l‟exemple, assez singulier et plus méconnu, de

Constanz Ruhm, avec l‟ensemble de son projet dit X Character, en particulier son X

Characters/RE(hers)AL (2003/04) et son X Nana/Subroutine (2004). Ce travail procède lui

aussi de la logique reconstitutive, mais selon d‟autres perspectives qu‟on pourrait assimiler à

une sorte de tableau vivant décalé et fictionnel. En deux mots, il s‟agit, avec une liberté

d‟invention importante, de re-partir de personnages « appartenant » à la fiction

cinématographique, relativement connus et déjà installés dans notre mémoire de spectateur (la

Nana du second exemple vient du Vivre sa vie de Godard ; les sept personnages féminins du

premier exemple « proviennent », par leur prénom-citation, de films et de réalisateurs tous

différents - mais les références ne sont pas données dans l‟œuvre : « Alma » vient du Persona

de Bergman, « Bree » du Klute d‟Alan Pakula, « Giuliana » du Désert rouge d‟Antonioni,

« Hari » du Solaris de Tarkovski, « Laura » des Yeux de Laura Mars de Kershner,

« Rachael » du Blade Runner de Ridley Scott, etc. – ces sept femmes, jouées par de jeunes

actrices inconnues dont aucune ne ressemblent physiquement à son modèle, se retrouvent

fictivement en situation d‟attente dans une salle aseptisée et stylisée d‟un aéroport de studio,

elles entament des dialogues, ce n‟est que très progressivement que le spectateur, s‟il est assez

cinéphile – mais en même temps cela n‟a pas une grande importance, l‟enjeu n‟est pas dans la

citation –, peut être amené à trouver un écho plus ou moins net avec les films convoqués …)

Ces « characters », toujours féminins (Nana oblige), les pièces de Constanz Ruhm les

envisagent donc comme des personnages d‟une nouvelle fiction (rassemblées par hasard dans

l‟aéroport, non lieu vide, contemporéanisées dans l‟inaction et l‟attente forcées, où tout est un

peu virtuel, leur situation, leur rencontre, leurs échanges sont relativement inédits et les

dialogues ont été écrit en participation avec les actrices) mais ayant déjà, « derrière eux », un

de jeu de surface, avec des non-acteurs qui imitent les acteurs de départ plus que les personnages, etc.).

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passé et un vécu « cinématographiques », ils sont dotés d‟une vie antérieure et d‟une identité

déjà là, que leurs discussions convoquent plus ou moins et que le spectateur peut plus ou

moins (re)connaître, appréhender, activer, reconstituer. Sur cette base, les pièces se

développent, avec beaucoup de subtilité, entre ce qu‟on sait et ce qu‟on découvre, entre le dit

et le non-dit, entre le passé et le contemporain, entre le vérifiable et l‟hypothétique, etc.

Quelque chose de l‟humanité se développe dans cet univers transversal et en même temps

chaque être existe dans sa singularité divisée. Les œuvres de Constanz Ruhm (complexes et

variables dans leurs modes de présentation, qui impliquent films, photos, vidéos, livres,

installations) sont des mixtes très ouverts de dialogues inventés dans des situations

contemporaines et d‟imaginaires cinéphiliques plus ou moins prégnants ; elles combinent

intelligemment proximité et distance, ressemblance et dissemblance, modèle et liberté, reprise

et invention. C‟est en cela qu‟elles offrent une forme forte de reconstitution filmique : non au

sens de l‟emprunt d‟image mais au sens de la convocation d‟un imaginaire dédoublé, d‟une

doublure décalée et juste, d‟une mémoire des types dans des corps autres. Loin de toute

citation visuelle, une fiction contemporaine hantée de tableaux vivants fictionnels.

Enfin, dernier exemple, j‟évoquerai très sommairement la série des Body Double (X) – il

y en a 23 à ce jour ! – de Brice Dellsperger40

, qui sont des reconstitutions en « variations

libres » à partir tantôt de films d‟Hitchcock41

ou de films « rejouant » déjà par eux-mêmes

Hitchcock (comme presque tous ceux de Brian de Palma), tantôt d‟autres grands films

populaires récents comme Le Retour du Jedi, La Fièvre du samedi soir, Mulholland Drive ou

My own private Idaho, etc. Dans ces approximatifs remake de séquences célèbres, plutôt

« trash », vulgaires, lourds, l‟essentiel est la notion de doublure : non seulement il s‟agit de

doubler en les rejouant des séquences bien connues, mais le travail vise à multiplier (par lui-

même), jusqu‟à s‟y perdre, ce jeu de redoublement : d‟abord parce que ces séquences

« d‟origine » sont elles mêmes déjà des reprises, des doubles, des tissus de références, des

jeux de miroirs (et pas seulement dans les films de De Palma). Ensuite parce que dans le jeu

40

La série complète des Body Double (de 1 à 23) est visible sur le site de l‟artiste :

http://www.bricedellsperger.com/ 41 Hitchcock est sans aucun doute, et ce n‟est pas un hasard, le cinéaste classique qui a le plus

« appelé » le travail des artistes contemporains, de Douglas Gordon (24 Hours Psycho) à Pierre

Huyghes (son Remake “amateur” de Fenêtre sur cour), comme on l‟a déjà vu, en passant par des dizaines d‟expériences de tous types : Les Leveque avec 2 Spellbound et 4 Vertigo, Christoph Girardet

et Mathias Müller avec leur Phoenix Tapes, Rea Tajiri avec sa Hitchcock Trilogy, Bob Paris avec sa

version psychédélique de The Birds, Tony Wu avec son Psycho Shower, etc. Tout cela sans oublier

que dans le champ du cinéma « proprement dit », l‟œuvre d‟Hitchcock a là aussi été l‟objet d‟un surinvestissement référentiel et imitatif, ne serait-ce que chez ses deux cinéastes phares que sont Brian

de Palma et Gus Van Sant.

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pervers des reconstitutions, il y a un complexe travail d‟acteur, sur le corps, les gestes, le

maquillage, les vêtements, etc., par lequel Dellsperger, déguisé, travesti, démultiplié, joue

souvent lui-même plusieurs rôles, masculin ou féminin, assassin et victime, etc. Parodie de

lui-même, il est sa propre doublure, renvoyant loin toute idée d‟identité ou d‟origine, prenant

toutes les apparences autant que tous les rôles. En outre, augmentant encore d‟un cran la

perversité généralisée du dispositif reconstitutif, cet effet démultiplicateur peut aussi affecter

la projection même de la séquence en la redoublant sur deux écrans (voire trois, ou plus),

chaque projection étant synchronisée et offrant ainsi des versions « identiques mais

légèrement différentes », décalées et simultanées, de la même scène (par exemple dans Body

Double 8, on voit trois écrans avec trois fois la « même » scène du Retour du Jedi mais jouée

par trois couples d‟acteurs différents, dont une fois Brice Dellsperger dans les deux rôles,

dialoguant avec lui même…). Avec Dellsperger, le principe de contamination de la

reconstitution se parodie infiniment en un vrai dispositif de miroirs qui se reflètent en abyme

jusqu‟à dissoudre l‟idée d‟identité et de puissance de l‟original. La reconstitution a gagné tout

le terrain, effaçant toute origine. Dissolution du référentiel dans les enchaînements infinis des

simulacres.

Le film matérialisé

Avec cette dernière catégorie de figure, on découvre une autre forme encore de reprise

filmique, plutôt radicale, puisqu‟elle s‟affronte au principe même de la projection filmique :

son immatérialité (relative), liée à son caractère d‟image passante, défilante, fuyante,

insaisissable. Il s‟agit en effet de pratiques artistiques qui entendent remettre en question le

statut de l‟image filmique comme « image évanescente », comme réalité visuelle s‟effaçant

aussitôt qu‟elle a été vue sur l‟écran, pour être remplacée par une autre, qui à son tour, etc.

L‟image de film comme disparition autant que comme apparition, comme fuite autant que

comme surgissement. On sait (depuis Hugo Münsterberg en 1916 jusqu‟à Christian Metz,

Roland Barthes ou Raymond Bellour dans les années 70) que ce trait d‟évanescence fait le

cœur du rapport du spectateur au cinéma : sur l‟écran, je vois quelque chose qui n‟est pas,

mais qui passe, qui (se) défile, qui ne reste jamais, une image-procès et non une image-objet,

une image plus mentale que physique, puisque je ne peux que m‟en souvenir. C‟est la

« magie » du cinéma. Un flux d‟images continuellement en train de se faire, de se défaire, de

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35

se refaire, etc. Source infinie de plaisir pour les uns. Cause de frustration extrême pour les

autres (Roland Barthes par exemple42

).

Certains artistes ont donc voulu développer un travail en réaction à cette question de

l‟évanescence, en tentant de retourner contre elle-même l‟éphémérité de l‟image de cinéma.

Par exemple en la prenant pour elle-même, à la lettre (comme image concrète) ou en la

transformant radicalement pour lui assurer une pérennité visible. Comment rendre l‟image de

cinéma stable, durable, inscrite « à demeure », scrutable « à loisir » ? Comment en faire un

objet, présent, sur lequel « la pensivité peut prendre » (Barthes encore) ? Les moyens sont

simples, enfantins même, et connus au moins depuis qu‟on fait de « l‟analyse de film »43

.

Premier moyen : en arrêtant le film, en interdisant le défilement, en inscrivant l‟image filante

dans la visibilité « saisie » du photogramme. C‟est-à-dire en donnant à voir le film non

comme image projetée ou comme mouvement, mais comme suite d‟images fixes – ce qu‟il est

effectivement. Donc : montrer la pellicule elle-même, avec tous ses photogrammes, qui font

sa matière première.

C‟est ce qu‟a fait, dès les années 50-60 (et parmi d‟autres), le cinéaste autrichien Peter

Kubelka, figure majeure de l‟expérimental, avec ses propres films (Adebar, Arnulf Rainer,

Schwechater, etc.), qu‟il aimait à présenter sous deux formes antagonistes et

complémentaires. Pour Kubelka, il y a en effet deux façons de montrer un film, l‟une par la

projection (en salle obscure, sur un grand écran, devant les spectateurs assis), l‟autre par

l’exposition (de la pellicule elle-même, accrochée sur un mur de galerie, découpée en bandes

régulières, dans la lumière, devant des visiteurs qui voient le ruban filmique étalé, avec ses

photogrammes fixes alignés). La première forme – la projection –, considérée comme

normale, offre une réalité visuelle qui a ses spécificités bien connues (ainsi, chez Kubelka, le

« flicker effect » -effet de clignotement rapide sur l‟écran, comme des flashes de lumière, dû

42

Voir les différents textes de Roland BARTHES sur la nature « insaisissable », donc « non-pensable », de l‟image de cinéma, en particulier le début de La Chambre Claire. Note sur la

photographie, Paris, Cahiers du Cinéma-Seuil-Gallimard, 1980 et « Le Troisième sens. Note de

recherche sur quelques photogrammes de S.M. Eisenstein », in Cahiers du Cinéma, n°222, 1970, repris dans son livre posthume L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, coll. Points, 2006. 43

Outre les textes de Barthes cités précédemment, la question des rapports entre le photogramme (ou

l‟arrêt sur image) et l‟analyse de films a été solidement travaillée dans les travaux de Raymond BELLOUR dès les années 70-80 : « D‟une histoire » et « Le texte introuvable » dans L’Analyse du

film, Paris, Albatros, 1979 ; puis « L‟Analyse flambée », repris dans L’Entre-images 1. Photo.Cinéma.

Vidéo, Paris, La Différence, 1990. Vois aussi Thierry KUNTZEL, « Le défilement », in Cinéma :

théories, lectures, Revue d'esthétique (n°spécial), Paris, Klincksieck, 1971 et « A Note Upon the Filmic Apparatus », in Quaterly Review of film Studies, vol.I, n°3, août 1976, trad. française dans le

catalogue Thierry Kuntzel de la Galerie Nationale du Jeu de Paume, Paris, 1993, pp. 22-26. Enfin,

cette question de l‟arrêt sur image et de l‟analyse de films est aussi au centre du dernier livre de Laura MULVEY, Death 24x a Second : Stillness and the Moving Image, Londres, Reaktion Books, 2006.

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aux alternances très calculées d‟images blanches et d‟images noires- ou tout autre mécanisme

perceptif produit par l‟appareil de projection). La seconde forme – l‟exposition – offre une

autre réalité visuelle, qui n‟est pas moins « le film » que la première, même si elle est moins

habituelle, et qui a ses spécificités elle aussi : par exemple, puisqu‟on peut l‟observer à loisir,

« l‟effet tableau » du ruban filmique découpé et accroché sur le mur, avec tous ses petits

rectangles photogrammatiques noirs et blancs dont la distribution plastique dans l‟espace, tout

au long de la pellicule, s‟inscrit optiquement comme un travail de « rythme spatialisé ».

Kubelka appelait d‟ailleurs ces versions fixes de son cinéma, des « tableaux filmiques ». On

peut dire aussi que ces tableaux sont au film projeté ce qu‟une partition de musique est au

morceau joué par l‟orchestre et écouté par le public : à la fois la matrice de l‟œuvre exécutée

et une trace dans l‟espace d‟une œuvre temporelle, c‟est-à-dire un film matérialisé. La

« matière-pellicule », qui est la source du film projeté, est ainsi passée du statut d‟objet

refoulé (invisible comme tel, enfermé dans la cabine de projection, inaccessible au spectateur

de cinéma), au statut d‟objet exhibé (par excellence : « le tableau »), exposé pour lui-même,

avec ses caractéristiques spécifiques, dans la salle de musée ou sur le mur de la galerie. Ce

geste de matérialisation du film était chez Kubelka un geste éthique ou politique : celui de la

littéralisation du travail du film. Contre le cinéma de la transparence et de l‟illusion,

revendiquer le cinéma à la lettre, c‟est-à-dire le cinéma matérialiste.

Ce qui fait le caractère exceptionnel de la démarche de Kubelka, c‟est qu‟il expose ainsi

(en tableaux) ses films complets, en version murale intégrale, avec tous leurs photogrammes.

Mais bien entendu, plus banalement, cela nous ramène à tous les cas d‟exposition de

photogrammes isolés (souvent reproduits et agrandis), qui certes ne restituent en rien la

totalité du film puisqu‟ils ne renvoient qu‟à des brefs extraits, qu‟à des moments arrêtés

singuliers, mais qui s‟affichent souvent (ou se prétendent), justement en tant qu‟images

uniques, privilégiées, retenues, comme autant d‟ « instants prégnants » arrachés au continuum

de la pellicule, et la représentant symboliquement, en intensité plutôt qu‟en extension. C‟est

l‟idée du « photogramme exemplaire », qui devient signifiant du seul fait d‟être choisi

(Barthes encore44

et son idée de « troisième sens », le sens « obtus », qui n‟existe qu‟au titre

d‟être un photogramme isolé, dont l‟isolement même transforme l‟image quelconque en

image prégnante). Ces monstrations jouant du photogramme sont innombrables et variées. On

en trouve dans tous les domaines, dès lors qu‟on sort de la salle de cinéma pour aller vers des

lieux de présentation des films par images fixes. Et la « capture d‟image » qu‟autorise

44

Roland BARTHES, « Le troisième sens…. », art. cit.

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37

aujourd‟hui le numérique l‟a absolument banalisée et généralisée45

. La reproduction de

photogrammes (ou la capture d‟image) est ainsi devenue le lot commun aussi bien des

« publications » sur le cinéma, de quelque type qu‟elles soient, que des « expositions de

cinéma », qu‟elle accompagne depuis longtemps. On se souviendra par exemple de la célèbre

exposition Film und Foto à Stuttgart en 1929, et en particulier de la section soviétique conçue

par El Lissitzky, qui avait inventé tout une série de modalités visuelles de présentation pour

« exposer le cinéma ». Notamment avec les films d‟Eisenstein, exposés sous formes

d‟agrandissements de séries photogrammatiques46

. Depuis lors la question de l‟exposition de

photogramme est devenue la « tarte à la crème » de l‟exposition du cinéma, et on essaye d‟en

varier les formes de présentation (grands formats, caissons lumimeux, compositions sérielles,

mise en page, etc.)47

.

Des artistes aussi ont fait du photogramme le centre de leur travail. C‟est le cas, par

exemple, d‟Eric Rondepierre48

. Que fait Rondepierre, photographe, avec le cinéma ? Il y

prélève des photogrammes pour les exposer comme oeuvres. Simplement et radicalement. Le

photogramme est l‟objet quasi exclusif de tout son travail des années 80 et 90. Cela

commence par une phase de repérage, de recherche d‟objet. Installé dans les cinémathèques

du monde entier, il visionne des films, en général des films-nitrate (dits joliment films-

flammes), parfois en piteux état mais pas nécessairement. Il visionne ces vieilles pellicules à

la table, en variant les vitesses de défilement. Il cherche la « bonne » image. Quand « quelque

45

Il conviendrait toutefois de bien distinguer la « reproduction de photogramme » d‟une part et la

« capture d‟image » d‟autre part, tant ces deux pratiques, dont la finalité peut être rapprochée, diffèrent dans leurs modalités, à la fois en termes pratiques (la facilité, la rapidité, l‟économie de la seconde

face à la lourdeur, la lenteur, le labeur de la première), en termes plastiques (le grain, le flou, le gris de

la première, face au piqué, au lisse, au net de la seconde), en termes de « physique du désir » (la proximité, la manipulation, le toucher manuel de la pellicule contre la médiation abstraite du clavier

ou de la souris, et la distance d‟une image faite seulement de pixels) et, bien sûr, en termes finalement

« ontologiques » (l‟analogique vs. le numérique). 46

Voir notamment les études de François ALBERA, Eisenstein et le constructivisme russe, Lausanne, L‟âge d‟homme, 1990 et d‟Antonio SOMAINI « Le cinématisme de la „forme exposition‟. Eisenstein,

l‟exposition „Film und Foto‟ (1929) et les fonctions du montage », à paraître dans les actes de

l‟Université d‟Été de Paris 3, Cinéma et art contemporain 2, Udine, éd. Camponotto, 2010. 47

Voir, parmi tant d‟autres exemples, quelques grandes expositions récentes sur des cinéastes comme

celles de Dominique PAÏNI (Hitchcock et les arts, avec Guy Cogeval, Montréal et Paris, 2000, Jean

Cocteau sur le fil du siècle, Centre G. Pompidou, 2003, Il était une fois Walt Disney, avec Guy Cogeval, Paris et Montréal, 2006, La main numérique, Annecy, 2008, etc.) ou celle de Yasha DAVID

sur Luis Bunuel, Auge des Jahrhunderts? à la Kunst- und Austellungshalle de Bonn, ou celles de la

(nouvelle) Cinémathèque française de Renoir Père et fils (2005) à Jacques Tati, deux temps, trois

mouvements (2008), etc. 48

Voir, entre autres, Philippe DUBOIS, « Eric Rondepierre ou le photogramme dans tous ses états

(entre la tache et la trame) », in catalogue d‟exposition Eric Rondepierre, Paris, éd. Espace Jules

Vernes/Galerie Michelle Chomette,1993 ; et Thierry LENAIN, Eric Rondepierre, un art de la décomposition, Bruxelles, La lettre volée, 1999.

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chose » attire son regard, il s‟arrête, puis ajuste sa saisie. Un peu en avant, en arrière.

« Cadrer » son arrêt sur image avec une précision maniaque (c'est fou la différence qu'il peut

y avoir entre deux 24èmes de seconde consécutifs). Enfin c'est là, c'est sûr, définitif, c'est

exactement cela qu‟il cherchait (sans le savoir). Il n'y a plus qu'à photographier, agrandir, et

tirer sur cibachrome. Et vous avez le sentiment que personne n'avait jamais vu cela avant.

Plaisir de la découverte, de la première fois. Comme un archéologue qui, au terme de sa

longue fouille, exhume enfin ce qui jusque là était de l'ordre de l'enfoui.

Car que cherche au juste Rondepierre dans ce travail de fouille par arrêt? Le

photogramme, certes. Mais pas n'importe quel photogramme: le photogramme qui,

littéralement, fait tache, c‟est-à-dire qui forme une tache dans la matière même du support

(une tache involontaire, due notamment au vieillissement de la pellicule, ou à des accidents

chimiques), laquelle va entrer en correspondance avec la représentation. Il s‟agit, par le choix

extractif de certains photogrammes, d‟amener à la surface du film, des trous de la

représentation, des moments d'aberration visuelle aléatoire, des instants extrêmes qui sont

comme des « ratés », des « excédents », des « accidents », des « poussières de la vitesse »

(toutes ces expressions sont de l‟artiste), et qui, bien sûr, passent totalement inaperçus lors de

la projection (on ne peut jamais voir un photogramme lors d‟une projection), alors qu'ils sont

là, physiquement, dans le film-pellicule. Et surtout, ce qui fait l‟intérêt du travail, c‟est que

ces taches de la pellicule (liées au support) rentrent en correspondance visuelle avec ce qui est

représenté dans l‟image (c‟est-à-dire avec la figuration). Ainsi, dans la plupart des images, ces

taches donnent souvent l‟impression de « s‟attaquer » en particulier au corps figuré des

acteurs, et surtout au visage, elles en altèrent la forme par des traces chimiques de dévoration

de l‟émulsion qui donnent l‟impression de venir déformer les chairs et les peaux jusqu‟à les

rendre illisibles. Ces images sont intrigantes, monstrueuses, poétiques, d‟une beauté sidérante

par la défiguration aléatoire qui les travaille « en profondeur », c‟est-à-dire du dedans de la

matière-image, dans la corporéité même du support filmique, mais qui affecte aussi, par une

sorte de hasard objectif, la figuration elle-même : visages torturés, avalés, rongés, exhalant

comme des soupirs tachistes, auréolés de nimbes qui figurent autant de rêves énigmatiques,

visages perdus, tordus, mangés, comme autant de portraits défigurés à la mode de Francis

Bacon. Ils sont là comme des fantômes, qui hantent longuement des photos de films (pas si

stabilisées que cela...)

Enfin, pour finir, on évoquera une dernière forme de matérialisation de l‟image film, qui

adopte une stratégie presqu‟à l‟opposé de celle qu‟on vient de décrire : renverser l‟effet

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d‟évanescence de l‟image produit par la projection, non pas par la fixation d‟une image isolée

(l‟arrêt du défilement, l‟exposition du photogramme) mais par la constitution d‟une image de

synthèse (globale et unique) faite de toutes les images du film. L‟exemple le plus clair de cette

stratégie, on le trouve dans le travail de l‟artiste canadien Jim Campbell, singulièrement dans

sa série intitulée Illuminated Average (des années 2000). A l‟inverse de la démarche sélective,

« isolationniste » de Rondepierre, il s‟agit avec Campbell d‟œuvres « accumulatives », qui

sont obtenues par la superposition de tous les photogrammes d‟un même film (ou d‟une

même séquence de film) aboutissant à une « image » unique et fixe, multicouche et

sédimentée, qui est l‟accumulation les unes sur les autres des images individuelles du film.

Cette étonnante « surimpression » est présentée sous forme d‟une impression numérique par

transparence sur de grands caissons lumineux (Lightbox with Duratrans print). On peut voir

là une sorte d‟image « de synthèse », qui s‟avère évidemment « illisible », du moins en termes

de figuration (on ne reconnaît à peu près rien de ce que les plans du film représentaient) mais

qui ne l‟est pas en termes plastiques : l‟image finale apparaît comme une sorte de

« composition tachiste », assez abstraite, un grand halo lumineux, avec des parties plus claires

et d‟autres plus obscures, selon les zones de l‟image qui ont été plus éclairées ou non au fil

des impressions d‟images qui se sont superposées. Bien sûr, on trouve souvent un relatif

centrement de la lumière (produit par le jeu statistique des plans plus éclairés au centre). Mais

justement cela peut varier, et cette variation plastique est souvent « significative » (ou du

moins interprétable) : il y a des images de synthèse plus globalement lumineuses que d‟autres,

il y en a à la lumière plus éclatée, d‟autres plus diffuse, etc. Ainsi les Illuminated Average n°1

(2000) et n° 3 (2000) offrent respectivement une « vision » accumulée du Psychose

d‟Hitchcock (le film entier) qui est assez homogène et centrée en termes de luminosité, et une

vision de la séquence du petit déjeuner de Citizen Kane qui est beaucoup plus agitée,

diversifiée, « étoilée ». Quelque chose du « style » des films, passe ainsi virtuellement dans

ces effets chromatiques de distribution des noirs et des blancs dans l‟image de synthèse. C‟est

comme un transcodage, une sorte de traduction lumino-graphique des films de départ. Le plus

remarquable, ce sont les images résultant de films en couleurs parce qu‟elles offrent une

palette plus diversifiée et plus nuancée, une sorte de « synthèse chromatique » du film, qui

s‟avère finalement très juste. Par exemple l‟Illuminated Average n°5 (2001), tiré du film (en

Technicolor) Le Magicien d’Oz, de Victor Fleming. L‟image en couleurs obtenue par la

superposition de tous les photogrammes du film (1h42‟ !) est une sorte de tableau abstrait,

sans forme reconnaissable, fait d‟une grande tache rose qui occupe tout le centre et le bas de

l‟image et qui se dilue progressivement, comme un nuage de sable, sur un fond bleu

Page 40: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

40

turquoise. Du rose sirupeux et du bleu tendre mélangés, des effets de fondu, de nuages, de

ciel, de sable, de vent, etc., n‟est-ce pas, assez exactement, « l‟image » mentale globale que

l‟on garde de cette comédie musicale hollywoodienne, une fois que l‟on a oublié la narration

et effacé la figuration ? The Wizard of Oz ? Une symphonie en rose bonbon et en bleu-vert

céleste, comme un sucre d‟orge ou une pâtisserie américaine…

La migration de dispositifs

Après tous ces exemples de migrations d‟images, où l‟on s‟est intéressé aux manières

par lesquelles certains artistes se sont appropriés des images de films déterminés (nous avons

distingués quatre grandes formes de reprises filmiques : le film exposé, le film dé-/re-

composé, le film reconstitué et le film matérialisé), nous allons donc examiner, avec notre

deuxième tableau général, les façons dont le cinéma (et non les films), le cinéma comme

dispositif, a été intégré aux pratiques et aux démarches de l‟art contemporain.

La distinction entre film et cinéma est fondamentale. Pour aller vite, je partirai du petit

schéma suivant :

CINEMA

FILM DISPOSITIF INSTITUTION

SPECTATEUR

« Le cinéma » est un ensemble de données et d‟instances dont les films ne sont qu‟un

élément, essentiel sans doute, mais très partiel. Le « film », en tant qu‟objet (projetable), n‟est

qu‟une part de l‟ensemble « cinéma », qui comporte aussi bien une part dite « dispositif »

(notion plus complexe, j‟y reviens, qui renvoie au cinéma comme processus et, à ce titre,

entretient des relations avec tous les autres éléments du tableau) et une part dite « institution »

(qui situe le film et son dispositif dans un cadre externe, c‟est-à-dire dans un contexte

d’usages – économiques, politiques, sociaux et culturels – spécifiques). Le cinéma, c‟est à la

fois un objet (le film), un procès (le dispositif) et un cadre (institutionnel). Si la part du film-

objet est assez claire dans la définition du cinéma, la part institutionnelle comporte toutes

sortes de paramètres plus ou moins externes au film lui-même et le définissant à partir de ses

usages : le cinéma comme phénomène économique (le marché, l‟industrie, les droits, la

production, la distribution, l‟exploitation, les produits dérivés, etc.), le cinéma dans ses

Page 41: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

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fonctions politiques, sociales ou culturelles (pourquoi « aller au cinéma », la consommation

culturelle, populaire ou intellectuelle, le spectacle, l‟expérimentation, la documentation, le

divertissement, l‟évasion ou la prise de conscience, les luttes sociales ou politiques, la

propagande, la programmation, la critique, les festivals, la conservation dans les

cinémathèques, etc.). Tout cela est assez élémentaire. Et toutes ces instances n‟ont de sens

qu‟à viser un destinataire global : « le spectateur », la finalité de l‟ensemble, le « sujet », la

cible, l‟audience, le public, etc. C‟est-à-dire l‟instance qui fait converger à la fois le cinéma

comme film, le cinéma comme dispositif et le cinéma comme institution.

Au centre de ce schéma, la notion de dispositif est assez complexe et a des fonctions

variées. Elle a fait l‟objet d‟attentions multiples et de réflexions poussées, au cinéma comme

dans d‟autres champs, sur lesquelles je ne vais pas m‟appesantir ici49

. J‟en retiendrai

seulement les principes suivants : un dispositif est une mise en acte réglée selon des

agencements particuliers qui, une fois activés, produisent certains effets plus ou moins

déterminés. C’est donc un mécanisme qui suppose à la fois une topique (un agencement

spatial), une dynamique (une force motrice) et une efficience (des effets). Le critère

d’évaluation d’un dispositif est son « efficacité ». Son critère formel est sa disposition

spatiale. Et son critère actif est sa capacité à mettre en route le processus qui le définit. Cela

suffit pour l‟instant.

Du point de vue du schéma qui nous occupe, cette notion de dispositif est vraiment

centrale, dans le sens non seulement où elle concerne tous les autres pôles, mais surtout où

elle fait fonctionner le schéma tout entier puisqu‟elle en est le moteur actif. On peut en effet

considérer que « le film » implique déjà, par lui-même, un dispositif (c‟est un objet certes,

mais il n‟est pas inerte, il doit être activé pour exister, il doit se produire dynamiquement

selon certains principes et lieux bien définis – c‟est le dispositif de la projection (en salle, sur

grand écran, dans le noir, devant de spectateurs, dans des durées standards, etc.) ; de même

« l‟institution cinéma » peut, elle aussi, être considérée comme un dispositif au sens d‟une

49

On mentionnera rapidement les deux grandes voies de réflexion sur le dispositif : d‟un côté dans le

domaine général des études philosophiques et historiques, les textes fameux de Michel FOUCAULT

(pas de texte frontal majeur mais plusieurs passages importants, notamment dans Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 et dans Dits et écrits, vol III, Paris, Gallimard, 1994), de Gilles DELEUZE

(« Qu‟est-ce qu‟un dispositif ? », dans les actes du colloque Michel Foucault philosophe, Paris, Seuil,

1988) et de Giorgio AGAMBEN (Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot & Rivages poche, 2006).

Et d‟un autre côté, dans le champ plus spécifique des études cinématographiques, les textes de références de Jean Louis BAUDRY (L’Effet cinéma, Paris, Albatros, 1979) et de Christian METZ (Le

signifiant imaginaire, Paris, UGE 10/18, 1975). Enfin, un ouvrage de synthèse ouvert sur

l‟anthropologie du cinéma de Mouloud BOUKALA, Le dispositif cinématographique. Un processus pour (re)penser l’anthropologie, Paris, éd. Téraèdre, 2009.

Page 42: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

42

structure dynamique réglée, de multiples manières : ainsi la production est un dispositif qui,

tout variable qu‟il soit, a ses règles, ses mécanismes, ses usages, son jeu, tout comme la

distribution ou l‟exploitation, bref tout le marché. Ainsi la consommation de films par les

spectateurs, et tous les modes de « l‟aller au cinéma », sont-ils des dispositifs relativement

définis et même institués, que le spectateur connaît et accepte (« sortir », « payer sa place »,

« rester assis dans le noir », etc.). De même la programmation, la critique ou l‟archivage, etc.

Même « le spectateur » est un dispositif parce qu‟il est activé comme sujet (perceptif,

cognitif, culturel, économique, social, politique) par tous les autres composants du

« cinéma ». Bref, le « dispositif », conçu comme mise en acte réglée de données, est

évidemment au centre puisqu‟on peut le penser comme la force motrice même de tous les

éléments interconnectés de la topique globale.

Quant à l‟efficacité, ou l‟efficience, de ce dispositif global, elle est la mesure de

l‟ensemble. Le « dispositif cinéma » vise en effet, dans sa forme principale, à « mettre en

condition » le spectateur de films pour une vision « optimale ». Tout a été inventé à cette fin :

l‟immersion dans une salle fermée, coupée du monde extérieur, où le spectateur s‟installe

pour une durée fixée et après avoir payé sa place, la posture assise et confortable, l‟obscurité

qui permet de s‟oublier et d‟oublier les autres (tout en gardant la conscience de faire partie

d‟une communauté d‟anonymes, le temps de la séance), la focalisation très intensive qui

permet de concentrer toute son activité physique dans la seule perception visuelle et sonore

sur la seule zone de lumière visible dans le noir, le grand écran brillant, qui « gigantise » et

magnétise le regard, jusqu‟à l‟absorption du sujet dans la fascination de l‟image, l‟état

psycho-perceptif du spectateur, semi-conscient, qui oscille entre hypnose et rêve, etc. Toute

cela est assez connu (et a déjà été bien étudié en termes théoriques, notamment par Christian

Metz et Jean-Louis Baudry).

A partir de là, il importe de bien définir ce que nous entendrons ici par « migration de

dispositifs » pour tenter d‟expliquer certaines formes de présence d‟un « effet cinéma » dans

le champ de l‟art contemporain. D‟abord préciser que ce qui sera pris en compte ne

concernera que le dispositif « côté film », pas du « côté institution ». Ensuite, préciser qu‟il

s‟agira de traiter de seulement quelques « figures de dispositif » (quatre à nouveau) sans du

tout prétendre couvrir tous les aspects de la question (aucune prétention à catégoriser tous les

champs des possibles de la « migration des dispositifs »). Enfin rappeler que mon souci est

essentiellement de poser une perspective, un cadre, dans lequel on pourra éventuellement, par

la suite, opérer des analyses approfondies d‟œuvres, de démarches, d‟artistes, etc., mais j‟en

reste ici à ce propos général de cadrage.

Page 43: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

43

Voici donc mon second tableau de figures, qui regroupe quelques-unes des formes

récurrentes par lesquelles l‟art contemporain s‟est « approprié » des éléments du dispositif

cinématographique.

Tableau II : migration de dispositifs – la reprise cinématographique

Le dispositif

dé-/ré-incarné

(figures de projection,

figures d‟écran)

Le montage spatialisé

(le multi-écran)

La narration-

parcours

(monter, c‟est marcher

trajectoire-traversée

/raconter-figurer)

Identification

immersive &

architecture image

(cinéma, installation,

architecture)

Antony McCall

Bill Viola

Alain Fleischer

Tony Oursler

Melick Ohanian

James Turrell

Hiroshi Sugimoto

Wolfgang Laib

Stan Douglas

Doug Aitken

Eija Liisa Ahtila

Pierre Huyghes

Agnès Varda

Chantal Akerman

Doug Aitken

Eija-Liisa Ahtila

Pipilotti Rist

Janet Cardiff

Masahi Fujihata

Bill Viola

Janet Cardiff

Luc Courchesne

Stan VanDerBeek

Pipilotti Rist

Jean-Luc Godard

Alain Fleischer

Doug Aitken

Times Square et les

écrans urbains

La projection et son

faisceau lumineux, la

« lumière solide »,

l‟espace, le transport, le

volume, la matière, la

durée, la boucle, etc. de

la projection.

Les figures d‟écran :

surface ou volume,

transparent ou opaque,

grand ou petit, unique

ou multiple, etc.

Montrer, c‟est monter

Champ-contrechamp et

autres variations

d‟angles dans des

dispositions d‟écrans,

Effets de montage dans

l„espace: alterné,

parallèle,

contrapunctique, etc.

Trajet non linéaire,

circulaire, tabulaire,

éclaté, labyrinthique,

le trajet comme figure

dans l‟espace

la figure benjaminienne

du flâneur,

Les « audio walk », le

GPS, l‟interactivité

la forme-balade : « je

marche donc je suis »

Le panorama, la

chambre, la maquette,

l‟appartement, la ville

l‟enveloppe, la coque,

la sphère

la façade ou la ville

écran

Non plus devant

l‟image mais dedans

L‟image nous habite

comme nous habitons

l‟image

Le dispositif dé-/recomposé

De même qu‟on avait identifié, dans la première partie, une catégorie de reprise

filmique, celle du « film dé-/re-composé » (found footage, film de remontage de fragments), il

me semble qu‟on peut décrire parallèlement, dans ce second grand volet, une catégorie – très

Page 44: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

44

vaste – de « dispositif dé-/re-composé ». Il s‟agit là de pointer toute une série de tentatives

d‟artistes qui se sont « attaqués » au dispositif même du cinéma pour en reprendre, plus ou

moins explicitement, au moins l‟un ou l‟autre élément constitutif et élaborer à partir de là un

travail artistique particulier. Il ne s‟agit pas tant d‟évoquer ici des cas de reprise intégrale du

dispositif cinématographique, dans tous ses aspects – ce qu‟impliquait, par exemple, le travail

sur le « film exposé » de Douglas Gordon (disons ses 24 Hours Psycho) qui convoquait à la

fois un film entier mais aussi le cinéma tout entier : une salle (même si c‟était celle d‟une

galerie), un écran (même s‟il était suspendu au milieu de l‟espace), une projection (même si

elle était ralentie à l‟extrême), des spectateurs (même si ceux-ci se comportaient plutôt en

visiteurs) – mais plutôt d‟examiner quelques démarches d‟artistes qui décomposent le

dispositif global du cinéma, dans une visée tantôt analytique ou critique, tantôt poétique ou

métaphysique. Des artistes « décompositeurs de dispositif », qui n‟en retiennent que tel ou tel

élément, qu‟ils transforment en figures autonomes, avec lesquelles ils opèrent toutes sortes de

variations. Par exemple des artistes qui ne travaillent qu‟avec le principe du faisceau

lumineux projeté dans l‟espace, ou avec l‟écran de clarté brillant dans le noir, ou la durée

imposée, ou la position voyeuriste du spectateur, etc. (innombrables sont les « figures de

dispositifs » ainsi isolables, prélevables, convocables) et qui les réinvestissent dans des

opérations plastiques souvent bien éloignées des préoccupations initiales de cinéastes.

S‟élaborent ainsi des œuvres d‟artistes, nourris de l‟expérience du dispositif

cinématographique et recomposant des mondes, des univers singuliers, proprement

artistiques.

Le domaine que recouvrent ces pratiques multiples est très vaste50

et je ne peux ici le

parcourir dans toutes ses ramifications. Je vais me centrer, dans ce qui suit, sur seulement

deux « composants », remarquables, du dispositif, qui seront pris pour eux-mêmes, en tant

que tels, comme des points de réappropriation partielle du cinéma par les artistes leur

permettant d‟engendrer des mondes plastiques originaux : ces deux composants relèvent l‟un

des figures de la projection et l‟autre des figures de l‟écran. La projection et l‟écran peuvent

en effet être considérés, chacun séparément (et même si bien sûr ils sont étroitement liés),

comme deux éléments relevant du « noyau dur » du dispositif cinématographique. Ils ont

donné lieu chacun à des « variations » artistiques considérables, intensives, et souvent

50

Je renvoie à la remarquable et audacieuse exposition de Philippe-Alain Michaud, évoquée au tout début de ce texte, Le mouvement des images (Centre Georges Pompidou, 2006), qui, même s‟il ne

parlait pas en termes de dispositif, avait fait de cet axe le centre de son projet en identifiant quatre

« catégories » composant les bases d‟une présence plus ou moins souterraine du « cinéma » dans l‟art contemporain : le défilement, la projection, le récit et le montage.

Page 45: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

45

magnifiques. On en évoquera quelques-unes seulement, parmi les plus exemplaires à mes

yeux.

Figures de la projection dans l’art contemporain

Qu‟est-ce qu‟une projection ? C‟est d‟abord une expérience de la lumière construite sur

le principe d‟un transfert d‟image, et même d‟un transport de celle-ci dans l‟espace, pour

reprendre le titre d‟une exposition sur le sujet de Dominique Païni51

. Et d‟autre part,

s‟agissant de la projection cinématographique, c‟est aussi, en même temps, une expérience du

temps, du mouvement (et de leur perception) – un point (bien analysé par tous les théoriciens

du cinéma) que je ne développerai pas ici52

. Sur cette simple base définitoire de la projection

(cinéma = lumière + mouvement), on peut déjà regrouper et décrire plusieurs travaux

d‟artistes qui ont ainsi « décomposé » le dispositif cinéma pour n‟en retenir qu‟un élément,

comme la projection lumineuse, tout en se débarrassant quasiment de tous les autres (l‟image

par exemple), pour « re-composer » des pièces originales, souvent fascinantes par leur

simplicité de « purs dispositifs ».

Le cas le plus fameux est celui de l‟artiste-cinéaste américain Anthony McCall avec ses

nombreux dispositifs de projection mis au point dès les années 70 et réactualisés depuis la fin

des années 90 dans les musées et galeries. Les systèmes de projection lumineuse de McCall

sont très élémentaires. Prenons la pièce inaugurale (elle date de 1973), fondatrice de sa

démarche, Line Describing a Cone. Dans un espace de projection ouvert et entièrement noir,

une salle dont l‟artiste a fait enlever tous les sièges pour que les spectateurs puissent aller et

venir librement dans l‟espace, McCall a installé un projecteur d‟un côté de la salle (un

projecteur 16mm en 1973, un projecteur de DVD aujourd‟hui), à une hauteur relativement

basse pour que le faisceau de lumière ne surplombe pas les spectateurs. Le film qu‟il projette

51

Dominique PAÏNI, Projections. Les transports de l’image, exposition au studio Le Fresnoy et

catalogue afférent sous ce titre (Paris, Hazan-Le Fresnoy, 1997). 52

Mais qui est très important dans la perspective du rapport cinéma-art contemporain parce que c‟est l‟un des aspects où le passage du dispositif cinéma vers le dispositif exposition doit se négocier sur le

fond : le temps long (la durée imposée) du premier et le temps court (la durée choisie) du second

doivent trouver un terrain d‟entente. Certains artistes choisissent d‟exaspérer l‟écart, d‟en travailler « dramatiquement » les limites (Douglas Gordon avec ses ralentis extrêmes : 24 heures pour projeter

Psycho, 5 années pour The Searchers !) – c‟est ce que j‟appelle le « temps extended », par analogie

avec le « cinéma expanded » de Gene Youngblood. D‟autres artistes, plus nombreux, jouent plutôt la

logique des temps courts ou raccourcis, soit avec la pratique de l‟extrait, du fragment, du clip, soit avec cette forme très particulière de gestion du temps de projection pour les expositions : la boucle

(the loop), qui permet le « 2 en 1 » (le temps court devenu éternel par répétition perpétuelle du même

fragment, et qui autorise donc le spectateur à prendre le train en marche à tout instant). Une étude spécifique sur la temporalité paradoxale qu‟introduit le principe de la « boucle » serait très utile.

Page 46: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

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est « élémentaire » jusqu‟à l‟abstraction : ça commence avec une image noire trouée d‟un

simple point blanc lumineux. Progressivement le point avance, lentement, pour former une

ligne, qui elle-même va dessiner petit à petit un cercle complet. Il faut environ quarante

minutes pour que le point devenu ligne fasse le tour entier et compose le cercle parfait. C‟est

tout pour « l‟image projetée sur l‟écran ». Et c‟est muet. C‟est minimaliste et géométrique (du

noir et du blanc, un point, une ligne, une surface). C‟est contemplatif (le cercle). C‟est une

sorte de performance : une « image acte » (le cercle en train de se faire) se constitue en durée

réelle. Et cela joue avec la patience du spectateur. Réduit à cela (à une image-film),

l‟expérience de McCall peut paraître très datée…

Mais justement, l‟intérêt de cette pièce est tout à fait ailleurs. Il ne tient pas tant dans

l‟image (dans le résultat visuel de la projection) que dans le dispositif (dans le processus

même de la projection), qui va être exhibé, littéralement mis en scène, en tant que tel, par des

moyens singuliers sans rapport avec l‟image. C‟est-à-dire que tout tient dans le

réinvestissement magnifié (on va voir comment) du dispositif projectif, ramené littéralement à

son essence : un transport de la lumière dans l’espace. En effet, l‟expérience des projections

imaginées par Anthony McCall, une expérience dont il faut faire physiquement l‟épreuve,

repose non pas sur le principe des deux pôles traditionnels de la projection – d‟un côté la

source de lumière (le projecteur), de l‟autre le réceptacle du faisceau (l‟écran intercepteur) –

mais justement sur ce qui relie ces deux pôles et qu‟on ne prend jamais vraiment en compte

pour lui-même (parce qu‟il est neutralisé) : l’espace intermédiaire, le « vide » qui, dans

l‟obscurité, relie la source à l‟écran. Un vide intermédiaire que McCall va littéralement

« remplir » pour le rendre pleinement visible, habitable même.

Pendant tout le temps de « la séance » en effet, des assistants de l‟artiste, ou l‟artiste lui-

même, utilisent des « machines à fumée », pareilles à celles dont on se sert dans les concerts

de rock ou certaines soirées festives, des engins générateurs de fumée qui envoient dans

l‟espace libre de la salle, donc entre le projecteur (au fond) et l‟écran (à l‟autre bout), des

« nuages » blanchâtres, plus ou moins denses, qui vont et viennent, qui se diluent ou se

déplacent, s‟épaississent ou s‟estompent au fil du temps. Cette fumée envahit tout l‟espace

« entre », et les spectateurs y sont plongés tout au long de la projection, ils sont eux-mêmes

pris dans les brumes, s‟y meuvent librement, comme des fantômes. On devine tout l‟effet qui

en résulte : le faisceau de lumière qui sort du projecteur est « visibilisé » dans l‟espace par la

fumée qui est une sorte d‟écran matériel changeant (comme lorsqu‟on pouvait encore fumer

dans les salles de cinéma et qu‟une volute de fumée-écran faisait surgir des arabesques

magiques dans le faisceau du projecteur). Et c‟est là, dans l‟espace de la salle, non sur l‟écran

Page 47: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

47

surface du fond, qu‟est « le spectacle » des expériences de McCall. Des ombres, des formes,

des nuées, des jeux de transparences et d‟opacités, sans cesse changeants, mouvants,

instables, « occupent » l‟espace même de la salle entière. Et ces fluctuations labiles ne sont

pas si informelles que cela, puisque le jeu est très maîtrisé géométriquement par la forme

minimaliste de la projection lumineuse installée dès le départ par McCall : en effet au fur et à

mesure que progresse dans le noir la ligne de lumière censée dessiner le cercle, ce n‟est pas le

« cercle-surface » qu‟on regarde se former sur l’écran (on ne regarde presque jamais ce

dernier), mais c‟est le « cône-volume » qu‟on regarde apparaître dans l’espace de la salle

(d‟où le titre de la pièce) et dans lequel nous sommes pris nous-mêmes en tant que

spectateurs. Saisissant « effet spatialiste » de la projection fumigéniste : en termes

géométriques, le projecteur émetteur (le point de lumière initial) est le sommet du cône, le

cercle écran est la base de celui-ci, bouclée seulement au terme de la séance. De l‟un à

l‟autre, dans le temps de la séance, la « forme cône » se constitue « en volume » dans l‟espace

même de la salle. La magie, c‟est qu‟on visualise ce cône en tant que tel, dans un espace

« volumétrisé » par la fumée. Le spectateur fasciné est plongé en plein cœur d‟une projection

« en 3-D » grâce à la matière de la fumée dans laquelle il est immergé. C‟est ce que McCall

appelle lui-même une « expérience de lumière solide. » Depuis Line Describing a Cone, il a

fait d‟innombrables variations, souvent complexes, sur ce schéma, alignant plusieurs

projections, croisées ou verticales, avec des formes géométriques variées, droites ou courbes,

etc., mais toujours avec les mêmes paramètres de base.

La projection sur fumée n‟est évidemment pas une nouveauté dans l‟histoire des

projections lumineuses : des célèbres « fantasmagories » de Robertson, à l‟époque de la

Révolution française (qui faisait « revenir » les morts lors de cérémonies spectacles avec des

projections de lanternes magiques sur de la fumée sortant de cercueils) aux fantaisies

contemporaines de Tony Oursler (qui, la nuit tombée, projetait des visages parlants, en gros

plan, sur des écrans de fumée dans un parc en plein air, lors de son action intitulée The

Influence Machine en 2000), on a déjà beaucoup joué avec le caractère « fantomatique »

(tremblant, troublant, flou, fluctuant, incertain, évanescent, etc.) de ce dispositif singulier.

L‟utilisation qu‟en fait Anthony McCall joue avec plusieurs traits caractéristiques de la

fumée : sa volumétrie (qu‟on a déjà évoqué), sa translucidité (mélange de transparence et

d‟opacité relatives, qui fait qu‟à la fois la fumée fait écran et intercepte une partie de la

lumière et qu‟en même temps elle laisse passer une autre partie de la lumière et qu‟en se

laissant ainsi transpercer, elle crée de la profondeur, du volume, des jeux de perspective –

l‟agrandissement du cône par exemple), sa plasticité particulière (sa texture, son grain, sa

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48

densité, son épaisseur, et surtout sa malléabilité constante), son immatérialité physique (le

spectateur peut lui-même traverser les « parois » de fumée), et finalement son instabilité

permanente, qui ne cesse de modifier toute son apparence au gré du déroulement de la séance.

C‟est d‟ailleurs cette dernière caractéristique qui favorise un ultime aspect, majeur, des

« projections performances » d‟Anthony McCall : leur interactivité avec le comportement des

spectateurs. En effet, libres de se déplacer dans l‟espace, immergés physiquement au cœur des

jeux changeants de fumée, disposant d‟un temps donné, assez étendu, en prise directe avec le

faisceau lumineux dans lequel ils sont eux-mêmes pris, les spectateurs cessent d‟être de

simples contemplateurs de la magie qui les environne : ils deviennent aussi actifs,

individuellement et même collectivement, ils se mettent d‟eux-mêmes à composer des figures,

à se placer à tel ou tel endroit (par exemple dans le cône ou hors du cône), ou à traverser le

« mur » visible de l‟écran de fumée dans l‟espace, et à jouer de mille façons « dans » la

lumière avec leur corps et leur ombre (ce sont d‟ailleurs le plus souvent ces jeux d‟ombres qui

sont le plus travaillés par les spect-acteurs, qui se font pour ainsi dire leur petit théâtre

personnel : bouger, vite ou lentement, pour voir « ce que ça donne », apparaître ou disparaître

dans le faisceau, se toucher les uns les autres, faire une figure d‟ombre en jouant des

déformations optiques, passer à moitié sa main « dans » le voile du cône et bouger les doigts

pour les voir faire des ombres parfois démesurément étirées dans la perspective de la

projection, etc. Il s‟agit, alternativement, d‟agir soi-même et/ou de regarder les autres agir.

Les dispositifs (projections, installations et performances) d‟Anthony McCall sont des

expériences de la lumière, matérialisant la projection elle-même comme occupation de

l‟espace (la « lumière solide » incarnée par les écrans volumétriques de fumée), ouvrant à des

formes d‟implications spectatorielles à la fois contemplatives, immersives et interactives,

aussi analytiques que poétiques, et formidablement hantées par le cinéma comme dispositif.

S‟il est un des exemples majeurs, McCall n‟est pas le seul artiste à avoir réinvesti le

dispositif de la projection cinématographique pour composer des pièces singulières. On

pourrait encore en convoquer bien d‟autres. Par exemple un vidéaste comme Bill Viola, qui,

parmi les premiers, a su donner à la projection (vidéo) sur grand écran une perfection, une

intensité et une puissance vraiment phénoménales, qui n‟avait d‟équivalent que dans les salles

de cinéma (notamment, déjà, avec ses installations des années 80 : Passage, ou The Sleep of

Reason, ou beaucoup d‟autres, puis évidemment, après sa série sur les Passions, avec ses

« superproductions » pour l‟opéra comme dans le Tristan und Isolde de Peter Sellars à

l‟Opéra Bastille à Paris). De même le photographe-cinéaste-écrivain Alain Fleischer est lui

aussi un « artiste-de-la-projection », qui a su tirer ingénieusement de ce dispositif toutes sortes

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49

d‟effets signifiants, bien au-delà de ses seuls usages cinématographiques (sa série Exhibition

projetant des images pornographiques sur des façades d‟immeubles dans des grandes villes,

ou ses installations projectives – sur miroir, sur ventilateur, sur tourne-dique, etc. – comme

Mer de Chine, Et pourtant il tourne, Autant en emporte le vent, Brises glaces, etc.). De même

encore, avec les machines de Tony Oursler, utilisant dans ses expositions-installations des

dizaines de petits projecteurs portatifs pour faire surgir, partout dans l‟espace, surprenant

souvent le spectateur, des visages en gros plan (ou seulement des yeux) projetés sur des

mannequins, des poupées, des sphères, créant un univers à la fois inquiétant et féérique, un

petit théâtre de marionnettes « vivantes » (et parlantes), où les multiprojections prolifèrent

dans tous les coins.

Je citerai un dernier exemple, radical, de ces travaux sur la question de la projection

avec la pièce « politique » de Melick Ohanian, Invisible Film (2006). Il s‟agit d‟un travail

paradoxal dont la projection est l‟opérateur central : en effet, Melick Ohanian effectue une

« projection » de film, avec un projecteur et un film 35mm. Mais seul cet « élément » du

dispositif cinématographique est effectif : il n‟y a pas de salle, pas d‟écran, pas de spectateur.

Le projecteur marche, le moteur tourne, la lampe est allumée, le film 35 est bien là, il est

effectivement projeté – mais on ne peut pas le voir car la projection a lieu en plein air, en

plein jour et en plein désert, et pas « sur » quelque chose, qui fasse écran, mais dans le vide,

en pure « perte ». Même lorsque le soir tombe, on ne voit dans l‟obscurité qu‟un faisceau de

lumière qui se perd dans la distance infinie du désert. Cela s‟appelle Film invisible et ce titre

est d‟autant plus approprié que le film en question n‟est pas n‟importe lequel : il s‟agit du

célèbre film « interdit » de Peter Watkins, Punishment Park, tourné en 1971, en pleine ère

Nixon et guerre du Vietnam, sur la répression des militants pacifistes et des activistes anti-

Nixon. Le film montre une sorte de « chasse aux rebelles », menée dans le désert de

Californie par les forces de l‟ordre et l‟armée, et qui se termine en massacre organisé. Depuis

1971, le film est toujours officieusement censuré aux Etats-Unis. Melick Ohanian le projette

ainsi, sur les lieux mêmes où le film a été tourné, mais sans que le film soit visible. Le

paradoxe est là : décomposer le dispositif du cinéma (enlever la salle, l‟écran et le spectateur)

pour ne retenir que « la projection sans vision » et en faire un geste politique.

Figures d’écran

Contiguës à la question de la projection (mais distinctes, on vient de le voir), les figures

d‟écran chez les artistes contemporains sont encore plus nombreuses et ont fait l‟objet

d‟expérimentations les plus variées. Je ferai état d‟abord du formidable travail du plasticien

Page 50: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

50

américain James Turrell, connu pour ses « skyspaces »53

. Le travail de Turrell, surtout ses

installations des années 2001-2006 (Gap, Spread, Wide Out, End Around, la série Tiny Town,

etc.)54

, se présente, pour qui le découvre, comme une expérience plutôt contemplative, ici

aussi, autour de la question de la couleur (monochrome) comme espace. Le spectateur-visiteur

se retrouve devant (et dans) des espaces de lumière couleur très intenses, dont il fait une

expérience perceptive plutôt physique. Devant lui, dans les pièces toujours isolées,

dépouillées, épurées, où il pénètre, il n‟y a rien d‟autre à « voir » que de la lumière, très

subtilement organisée, et spécialement un rectangle coloré, une sorte « d‟écran de lumière »

sur le mur de la salle où il est invité à se tenir. Le mot « voir » ne convient pas vraiment pour

rendre la sensation très forte que procure ce ressenti de lumière couleur. Il y a une dimension

haptique dans le rapport du sujet à la matière colorée qui se découpe dans l‟espace qu‟il

« habite » (au sens d‟Heidegger). D‟ailleurs très souvent le spectateur est tenté de

s‟approcher, attiré par la lumière qui émane de l‟écran, comme un papillon de nuit par une

lanterne, s‟approcher parce qu‟il est intrigué, parce qu‟il cherche à comprendre de quelle

nature est ce rectangle lumineux qui irradie sur le mur, ce bleu plus bleu que celui de la pièce

dans son ensemble, ce rouge plus intense qui semble venir de l‟écran pour illuminer l‟espace,

il veut s‟approcher parce que, dans ce monde dont il ne sait s‟il est de lumière ou de couleur,

il est pris d‟un doute, et donc il veut toucher cet écran, le toucher comme saint Thomas, pour

savoir autant que pour y croire. Et la surprise alors vient le saisir : il n‟y a pas d’écran devant

lui, pas de surface matérielle qui brille sur le mur. Rien à toucher. Il n‟y a rien qu‟un vide, un

trou dans le mur, comme une fenêtre ouverte. Cet écran, qu‟il percevait comme si

« physique », n‟est rien qu‟un rectangle sans matière fait uniquement d‟une luminosité intense

qui vient d‟une deuxième pièce, située de l‟autre côté du mur et qu‟il n‟avait pas perçue

comme une seconde salle. Pas de mur, pas d‟écran, rien de palpable, rien qu‟un « vide de

lumière » rayonnante, qui a trompé l‟œil du sujet. Et pourtant la sensation de matière

lumineuse est totale, plus forte que la connaissance que l‟on a du « vide ». La perception est

bien physique et le spectateur ne peut pas ne pas s‟y abandonner. D‟ailleurs, sitôt réalisée

« l‟expérience du trou » (passer sa main), le sujet revient se mettre au centre de la pièce, à la

53

L‟origine des Skyspaces de Turrell tient dans sa fameuse expérience du Roden Crater en Arizona : voir, « de l‟intérieur du cratère », le ciel comme un espace de couleur, matière lumineuse cadrée par

une découpe circulaire et s‟installant devant nos yeux et notre esprit comme une sensation visuelle

pure de lumière-couleur. Beaucoup d‟autres œuvres seront ensuite construites sur des découpes

(naturelles mais aussi architecturales, en tous cas toujours géométriques : cercle, ovale, carré, rectangle), donnant sur l‟espace du ciel – lieu d‟émission et de réflexion d‟intensités lumineuses

infiniment variées – traité comme matière colorée. 54

Voir, entre autres, le livre de Georges DIDI-HUBERMAN, L’Homme qui marchait dans la couleur, Paris, Minuit, 2001.

Page 51: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

51

« bonne » distance, celle où il jouit de la sensation de lumière couleur, celle où l’effet d’écran

le fascine.

Les expériences psycho-perceptives et phénoménologico-métaphysiques de Turrell

n‟évoquent jamais explicitement le dispositif cinématographique (pas de visée analytique ou

critique dans son travail). Mais il me semble qu‟elles sont profondément travaillées par un tel

« effet cinéma » (et pas seulement au titre d‟une métaphore, comme dans l‟exemple de la

Pierre de lait de Wolfgang Laib55

). Il me semble qu‟on peut dire que pour comprendre toute

la « puissance de sensation » des pièces de Turrell, la référence à l‟écran de cinéma est

presque nécessaire. Quelle autre « pure surface » en effet exerce par elle-même (sans recours

à une image figurative) une telle force d‟attraction sur notre perception ?

On trouvera, cette fois beaucoup plus explicitement, un autre cas de mise en scène de la

fascination pure qu‟exerce l‟écran de cinéma dans le beau travail, photographique cette fois,

du japonais Hiroshi Sugimoto, connu sous le titre générique de Theaters. On y voit, dans de

magnifiques tirages, très soignés (la dextérité de Sugimoto à cet égard est sans pareille dans le

rendu d‟une luminosité aux mille modulations d‟intensité des noirs et des blancs), de grands

écrans de cinéma (des écrans en intérieur, dans de somptueuses salles américaines des années

30-50, souvent monumentales dans leurs décors sophistiqués, et des écrans en extérieur, dans

des drive in en plein air, sur fond de ciel et de palmiers). Tous ces écrans (cette fois ce sont de

vrais écrans, de cinéma, pas des métaphores conceptuelles) sont entièrement blancs, mais

blancs non par manque d‟image (parce qu‟on n‟y aurait rien projeté) mais au contraire blancs

par excès d‟images : ils ne sont pas simplement de couleur blanche, ils sont « en lumière

blanche », d‟un blanc intense, irradiant, trop blanc. Ils sont blancs parce qu‟ils ont été pour

ainsi dire blanchis, brûlés par la lumière du film qui y a été projeté in extenso, et qui a donc

abouti à une surexposition de cette partie dans la photo. L‟exposition des photos de Sugimoto

a en effet duré tout le temps de la projection du film sur l‟écran. Temps de pose

55

Un débat a surgi lors de l‟exposition Le Mouvement des images de Philippe-Alain Michaud au

Centre Pompidou, à propos de la pièce de Wolfgang Laib, Pierre de lait (une simple pierre carrée posée horizontalement sur le sol, très légèrement incurvée en son centre et recouverte chaque jour

d‟une fine couche de lait formant une sorte de pellicule blanche sur toute la surface, qui jaunissait,

séchait (et empestait) au fil de la journée, pour être remplacée le jour suivant, etc.). Ce travail de Laib (sur les matières naturelles, leur variabilité, leur réactivité, leur périssabilité, etc.) avait été

« interprété » (certains ont dit « détourné ») par le commissaire, dans le sens global de son projet

d‟exposition, comme une possible métaphore de l‟écran de cinéma : une surface rectangulaire, la

blancheur, un film de lait, et même la « fragilité de cette pellicule ». En outre, Michaud avait directement confronté dans l‟exposition l‟œuvre de Laib à une pièce cinématographique de Nam June

Paik : Zen for film, un écran (vertical cette fois) sur lequel était projetée une suite d‟amorces de

pellicule vierge tournant en boucle et se griffant, s‟abîmant un peu plus à chaque passage. L‟effet cinéma dans l‟art contemporain…

Page 52: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

52

photographique et temps de projection cinématographique sont délibérément associés,

identifiés, fusionnés, dans un geste de pensée qui met en équivalence symbolique exposition

et projection. Autrement dit, ces écrans blancs « contiennent » virtuellement toutes les images

du film, additionnées, superposées jusqu‟à l‟effacement, englouties dans la blancheur

incandescente d‟un temps de pose étiré à la durée d‟un film entier. Toutes les images

accumulées du film reviennent ainsi à une absence d‟images visibles dans la photo. Et ces

images invisibles par excès, ces écrans éblouissants et vides, deviennent en retour des sources

de lumière, par réverbération, éclairant la salle, les rangées de sièges, les décors ou illuminant

les ciels nocturnes des drive in (l‟écran noir de nos nuits blanches). Ces photos, qui se

donnent un temps ouvert, qui effacent la figuration filmique dans une saturation de blanc, qui

font de leur exposition photosensible un équivalent littéral de la projection sur écran, qui

transforment les écrans de réception d‟image en source de lumière pour l‟éclairage des lieux,

ces photos sont bien de pures figures d‟écrans comme matière lumière. Dans le prolongement

du travail d‟Anthony McCall sur la projection comme « lumière solide », les œuvres de

Turrell et de Sugimoto développent bien la même idée formelle : le dispositif de l‟écran

comme espace phénoménal de la lumière, à la fois irradiant et absorbant, qui efface autant

qu‟il fait surgir « l‟image ».

Par ailleurs, les artistes qui ont fait des variations autour ou avec la figure de l‟écran

sont bien plus nombreux que les deux ou trois évoqués jusqu‟ici et surtout ont ouvert des

voies dans toutes sortes de directions différentes, notamment en travaillant les écrans-objets,

les matières d‟écran et les formats d‟écran.

Qu‟est-ce en effet qu‟un écran (« normal », c‟est-à-dire de cinéma) ? Une surface

(certes), souvent de la toile tendue, opaque et blanche (en principe), de grand format (car toute

projection lumineuse est agrandissement, elle « gigantise »), fixée verticalement sur un mur

(parce qu‟une image de cinéma, ça doit être « debout », disait Godard), qui « reçoit » la

lumière d‟un projecteur (comme on reçoit un cadeau du ciel, ou l‟extrême onction, et que « ça

vous tombe dessus ») et qui la « réfléchit » vers le spectateur dans la salle (l‟écran penserait-

il ?) afin de la faire « apparaître » (ah ! la magie, l‟extase de l‟apparition...). Chacun de ces

points, qui nous paraît aller de soi, peut faire, a fait, l‟objet de variations spécifiques. On peut

projeter sur des écrans horizontaux, sur le plafond ou, plus fréquemment, sur le sol, ce qui

crée un curieux effet d‟applatissement et de mise au carré (le film Quad – I et II – de Samuel

Beckett par exemple doit être projeté par terre, et le groupe italien Studio Azzurro s‟est aussi

fait une spécialité de cette image au sol), on peut projeter sur des volumes, des écrans-objets

tri-dimensionnels : sur des ballons blancs, des poupées, des marionnettes, des mannequins,

Page 53: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

53

comme Tony Ourlser, sur des corps vivants, nus ou habillés, comme on le fait souvent dans

des spectacles de danse ou de théâtre contemporains, sur des arbres, des rochers, des façades,

comme Alain Fleischer, sur de la fumée comme Anthony McCall, sur des objets d‟intérieur,

des livres, des armoires, des lits, des divans, comme Pipilotti Rist, sur des maisons, des

immeubles, des architectures, des angles, des coins et des recoins, comme les artistes de

manifestations urbaines, etc. Entre l‟image projetée (la figuration) et l‟objet sur lequel elle est

projetée (le support, mais qui n‟est pas toujours « neutre », qui peut lui-même figurer quelque

chose, toutes sortes de relations peuvent être créées). En tout cas, tout peut être écran et on

peut projeter sur tout, même sur rien (comme Melick Ohanian dans Invisible Film). Ou sur

des écrans qui n‟existent pas « pleinement », comme lorsqu‟Alain Fleischer, dans son

installation Autant en emporte le vent, projette une image (un gros plan de visage de femme

filmé de face) sur les pales d‟un ventilateur tournant à toute vitesse : les pales en elles-mêmes

ne forment pas un écran complet mais leur vitesse de rotation et l‟effet de persistance

rétinienne donnent « en trompe l‟œil » l‟impression de voir ce visage intégralement et

continûment, bien cadré, frontal et… les cheveux agités par le vent !). On peut bien sûr aussi

projeter sur des écrans qui sont colorés, jaune, bleu, rouge, vert (tous les VJ savent très bien

jouer de ces couleurs lors de soirées musicales et festives), et même noirs (on perçoit assez

bien une image projetée sur du noir). On peut projeter sur (et à travers) des écrans

transparents (des vitres ou de l‟eau, avec la diffraction ou les déformations optiques qui

s‟ensuivent éventuellement, comme dans le travail sur les fluides de l‟artiste coréen Kim

Young-Jin). Ou encore sur des écrans translucides : par exemple l‟installation de Bill Viola,

The Veiling (1995) met en jeu deux projections vidéo qui se font strictement face et qui sont

« filtrées » par sept voiles-écrans intermédiaires semi-translucides, suspendus parallèlement

les uns derrière les autres, c‟est-à-dire que chaque voile, dans chaque sens (les deux faces -

recto et verso- de chaque voile-écran sont touchées par les projections opposées), à la fois

retient une partie de l‟image et en laisse passer une autre, de telle façon que plus on s‟éloigne

de la source, plus l‟image à la fois s’estompe et s’agrandit, jusqu‟à se dissoudre

perceptivement au dernier voile. Et comme il y a deux projections diamétralement inversées

(chaque fois un homme et une femme, filmé de face et marchant vers la caméra), le

mouvement d‟effacement-agrandissement est compensé par son inverse, un mouvement de

resserrement et d‟intensification de l‟autre image. Une sorte de fondu-enchaîné d’écrans par

la projection.

Tout cela sans oublier, bien entendu, les cas d‟écrans qui ne refléteraient pas la lumière

(écrans absorbants), ou qui la réfléchiraient totalement (comme des miroirs). Les projections

Page 54: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

54

sur miroir sont presqu‟un « genre » en soi. Un de ceux qui les a beaucoup travaillés est, une

fois encore, Alain Fleischer dans de nombreuses variations de dispositifs réflexifs : Mer de

Chine est un écran miroir placé au fond d‟un petit bassin plein d‟eau (une simple cuvette de

développement de papier photo) dans lequel évoluent des poissons rouges. Une diapositive,

représentant une vue aérienne photographique de la mer, est projetée (en oblique) exactement

sur le bassin, donc à travers l‟eau (diffraction) et sur le miroir de fond, qui renvoie cette image

sur le mur d‟en face. Dans ce transport d‟image, l‟image fixe de départ se voit « augmentée »

des mouvements réels de l‟eau à travers laquelle elle passe et de l‟ombre des poissons qui

vont et viennent dans le bassin, mélangeant pour le spectateur, dans la projection-réflexion

finale, l‟enregistré et le « live », le mobile et l‟immobile, l‟aérien et l‟aquatique, le dessus et le

dessous, le petit et le grand, la couleur et le noir et blanc, la photo et le cinéma, le vrai et le

faux, etc. Brise-glace est une autre installation de Fleischer (dans une grande salle obscure)

avec d‟innombrables fragments de miroirs flottants, cette fois sur un très grand bassin, sur

lequel sont projetées plusieurs images de visage, qui ne sont donc jamais visibles en entier.

Ces fragments de visages sont réfléchis par les miroirs sur les murs et le plafond de la pièce,

et sont animés par les mouvements aléatoires des miroirs flottants, que provoquent les trajets

d‟un modèle réduit de bateau (un brise-glace, bien sûr) qui circule en tous sens dans le

bassin… Etc.

On voit, avec ces derniers exemples, que les jeux d‟écrans sont aussi, souvent, des jeux

de trompe l‟œil, des jeux optiques plus ou moins illusionnistes, des pièges pour la perception,

auxquels nous aimons nous abandonner, parfois en toute connaissance de cause, pour le

plaisir de se savoir tromper (la jouissance est dans la dissonance entre cognition et

perception). L‟écran, c‟est aussi une surface qui masque et cache (on ne voit pas ce qu‟il y a

derrière), un voile, qui « fait écran » (comme dans l‟expression « un souvenir-écran » en

psychanalyse). Parce que cette surface s‟est interposée dans un flux, qu‟elle a intercepté un

transport, elle essaye de nous doubler, de nous faire croire, par exemple, que la surface est une

profondeur et l‟opacité une transparence (« une fenêtre ouverte sur le monde »), que le vide

est un plein, l‟immobilité un mouvement, l‟image le réel. Ne jamais oublier que l‟écran, cœur

du dispositif, cache, coupe, dissimule, détourne, escamote.

Quant aux formats d‟écran, on sait que le cinéma a habitué notre imaginaire perceptif à

la fascination hypnotique pour la « grande taille » d‟une image dans laquelle le spectateur

(même si « la grandeur » en question a pu beaucoup varier) peut quasiment toujours

s‟installer, habiter, s‟immerger, s‟enfoncer, se perdre, etc. Quoi de plus intense que le visage

en gros plan d‟une actrice sur un écran de 6 mètres de haut et 12 mètres de long, que l‟on peut

Page 55: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

55

observer d‟assez près pour y voir des détails incroyables – la fameuse « photogénie »

d‟Epstein ou Delluc doit beaucoup à ce gigantisme.56

Et même si, avec le temps, les écrans de

salle de cinéma ont beaucoup « rétréci », comme les publics, cette grandeur de l‟écran de

cinéma est resté une norme relative. Mais par ailleurs, le cinéma n‟a plus le monopole de

l‟image projetée et donc la question de la taille des écrans où l‟on peut voir des images en

mouvement s‟est, depuis la télévision, incroyablement diversifiée, notamment au musée ou

dans les galeries d‟art, mais aussi chez soi, à la maison, ou au travail, dans les bureaux, ou

partout, dans les cafés, les restaurants, les aéroports, les avions, les voitures, etc. Il est clair

qu‟aujourd‟hui, avec les nouvelles technologies d‟écran, les œuvres d‟artistes contemporains,

comme plus globalement les recours permanents et généralisés à l‟image mobile, ont permis

d‟explorer les aspects les plus différenciés de ces jeux de format, du plus grand au plus petit.

Depuis les projections sur des façades entières d‟immeubles (comme celle, gigantesque, qu‟a

longuement filmée à Shanghaï, en un plan-séquence fixe, Chantal Akerman dans Tombée de

nuit sur Shanghaï (2007) dans le film collectif L’Etat du monde) jusqu‟aux écrans

miniaturisés des téléphones portables (dans son exposition Voyage(s) en utopie, Godard a

notamment « montré » des films sur des écrans de téléphones portables minuscules accrochés

sur le mur) en passant par toutes les tailles intermédiaires possibles (la « petite » des

téléviseurs et des moniteurs vidéos, assez variable, le regain des projections vidéo dites

« grand écran » -mais toujours moindres que le cinéma malgré Bill Viola-, la pitoyable course

aux centimètres des écrans plasma et LCD, la miniaturisation relative des lecteurs DVD et

autres écrans d‟ordinateurs portables, etc.). On peut dire qu‟aujourd‟hui il n‟y a plus de

modèle dominant de format d‟écran, que nous ne sommes plus « normés » par des repères

stables en la matière, que l‟on passe allègrement, sinon impunément, d‟un format à l‟autre –

parfois même dans une même exposition (Voyage(s) en utopie, encore, ou la manifestation La

Nuit des images, coordonnée par Alain Fleischer dans la nef de verre du Grand Palais en

décembre 2008 et qui regroupait plus de 120 projections simultanées, tous supports et toutes

56

Parmi de nombreuses citations possibles de Jean EPSTEIN sur la photogénie du gros plan de visage sur grand écran : « Brusquement, l‟écran étale un visage et le drame, en tête à tête, me tutoie et s‟enfle

à des intensités imprévues. Hypnose. Maintenant la Tragédie est anatomique. Le décor du cinquième

acte est ce coin de joue qui déchire sec le sourire. L‟attente du dénouement fibrillaire où convergent 1000 mètres d‟intrigue me satisfait plus que le reste. Des prodromes peauciers ruissellent sous

l‟épiderme. Les ombres se déplacent, tremblent, hésitent. Quelque chose se décide. Un vent d‟émotion

souligne la bouche de nuages. L‟orographie du visage vacille. Secousses sismiques. Des rides

capillaires cherchent où cliver la faille. Une vague les emporte. Crescendo. Un muscle piaffe. La lèvre est arrosée de tics comme un rideau de théâtre.Tout est mouvement, déséquilibre, crise. La bouche

cède, comme une déhiscence de fruit mûr. Une commissure latéralement effile au bistouri l‟orgue du

sourire. Le gros plan est l‟âme du cinéma… » (in Bonjour Cinéma, 1920, repris dans Ecrits sur le cinéma, tome 1, Paris, éd.Séghers, 1974, pp. 93 et sv.).

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tailles d‟écran confondus). La multiplicité des formats, et plus généralement la multiplication

des écrans, est devenue elle-même une nouvelle norme, un nouveau standard, un « modèle »

auquel le spectateur, ou plutôt le visiteur d‟exposition (il faudra bien se décider un jour à

inventer un nom inédit pour désigner ce « personnage » nouveau de l‟art : le spectateur-

visiteur) s‟est très vite habitué.

Cette nouvelle norme, le « multi-écran », vaut évidemment qu‟on s‟y arrête un peu

sérieusement. Elle est tellement importante que nous en avons fait, dans notre schéma général

(le tableau II « Migration des dispositifs »), une catégorie à part entière, distincte de la

première (« dispositifs dé-/re-composés ») car elle ne concerne pas qu‟un problème d‟écran

(un ou multiple) et qu‟elle engage une autre dimension, plus complexe et plus profonde, du

rapport cinéma/art contemporain, puisque l‟on est dans des dispositifs d‟agencements (une

topique, une dynamique, des effets – ainsi avions-nous défini la notion de dispositif) et que

cela touche aux fondamentaux des échanges entre temps et espace. Nous avons baptisé cette

catégorie : « le montage spatialisé ».

Le montage spatialisé ou la question du multi-écran

Le cinéma, on le sait, c‟est l’écran unique. Très rares sont les exceptions à cette règle

(le « triple écran » d‟Abel Gance, et quelques autres dispositifs expérimentaux). Depuis plus

d‟un siècle, tout le dispositif classique du cinéma (la salle obscure, le spectateur assis, le

grand écran) est fait pour ça, pour donner, au sujet de l‟expérience cinématographique, la

sensation de la toute puissance absolue de l‟image-unique-qui-brille-en-son-écrin, telle un

solitaire. Ce que Jean Epstein, dès les années 20, avait nommé « l‟effet entonnoir » du

cinéma, défini comme « art cyclopéen ».57

Cette intensité concentrationnelle de l‟écran,

propre au cinéma, est une réalité spécifiquement spatiale du dispositif. Ce qu‟il faut bien voir

c‟est qu‟elle me semble ne pouvoir être pensée seule, sans être mise en relation étroite avec la

force et la complexité du film comme image dans le temps. La puissance écranique du cinéma

n‟est pas seulement une affaire de lumière. Elle est augmentée de la puissance expressive des

formes temporelles de l‟image. Penser la force de l‟une (l‟image lumineuse) ne peut se faire

57

Jean EPSTEIN, « On ne s‟évade pas de l‟iris. Autour, le noir ; rien où accrocher l‟attention. Art cyclope. Art monosens. Rétine iconoptique. Toute la vie et toute l‟attention sont dans l‟œil. L‟œil ne

voit que l‟écran. Et sur l‟écran il n‟y a qu‟un visage, comme un grand soleil (…). Empaquetées de

noir, rangées dans les alvéoles des fauteuils, dirigées vers la source d‟émotion par leur côté gélatine,

les sensibilités de toute la salle convergent, comme dans un entonnoir, vers le film. Tout le reste est barré, exclu, périmé. » (in Bonjour Cinéma, 1920, repris dans Ecrits sur le cinéma, tome 1, op. cit., pp.

99).

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sans tenir compte des forces de l‟autre (l‟image temporelle). Et à cet égard, le cinéma a aussi

développé, tout au long de son histoire, une puissance d‟invention exceptionnelle, dont le

montage (dans toutes ses dimensions) est sans aucun doute l‟expression la plus claire.

L‟image de cinéma est à la fois unique dans sa présence spatiale mais elle est aussi toujours

multiple dans sa présence temporelle. C‟est cette conjonction qui fait sa force.

Par ailleurs, l‟installation vidéo et tout ce qu‟on appelle « le cinéma d‟exposition » a

assez peu cultivé ce principe d‟unicité intensive de l‟image et, on le sait aussi bien, a plutôt

développé le principe de la multiplication des écrans dans l‟espace du musée : plusieurs

images sont à voir, en même temps ou non, plus ou moins dans la lumière, sur des écrans de

taille plus ou moins réduite, disposés dans l‟espace selon des modalités spécifiques, et le

visiteur-spectateur se déplace de l‟un à l‟autre de ces écrans, à la fois à sa guise et selon les

agencements conçus par l‟artiste (et le commissaire de l‟exposition). L‟idée d‟agencement

spatial a pris le dessus sur l‟idée d‟unicité intensive de l‟image. La question générale, sinon

générique, qui me semble se poser à partir de là est : quelles relations peut-on établir entre ces

deux formes de dispositif de monstration des images (projection/exposition) ? Est-on

simplement passé du cinéma à écran unique en salle, aux installations multi-écrans des

musées ? Ou y a-t-il des modalités plus subtiles, dans les agencements en particulier

(agencement dans le temps vs. agencements dans l‟espace) qui articulent les deux ensembles ?

Et qu‟est-ce qui est en jeu dans ce passage ?

Pour aborder cette vaste problématique, on peut partir du cinéma, et d‟abord, par

exemple, de ce type de dispositif (car c‟en est un) qu‟on appelle les « formes filmiques »,

telles qu‟on a appris à les nommer dans le cadre d‟un prétendu « langage

cinématographique » : le champ/contre champ, l‟ellipse, la profondeur de champ, le raccord

de regard ou dans le mouvement, le montage plastique ou rythmique, les montages linéaire,

alterné ou parallèle, etc. Tout ce qui a fait du film cette « image temporelle » dont je parlais,

qui a été élaborée, travaillée, raffinée au fil de toute l‟histoire des formes cinématographiques.

La sophistication de cette construction de l‟image temporelle du cinéma est devenue très

grande aujourd‟hui et ses bases structurent profondément nos manières de voir et de penser

« en images », parfois même à notre insu. S‟est-on bien rendu compte, par exemple, à quel

point ce lexique construit sur l‟intégration quasi « naturelle » du savoir des formes

cinématographiques a contaminé jusqu‟au « langage de l‟exposition » ? On entend de plus en

plus souvent en effet des commissaires d‟exposition parler aujourd‟hui de l‟accrochage des

œuvres en termes non seulement de mise en scène et de lumière, mais aussi de montage, de

construction, de séquences, de parcours narratif, selon une logique « linéaire », ou

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« alternée », ou « parallèle », faite ici de « gros plan » sur tel artiste ou tableau, là de

« champ/contrechamp » entre deux auteurs, ou entre un maître et son époque, etc. - même le

vocabulaire du monde l‟art (classique) est ainsi occupé par un (involontaire ?) « effet

cinéma », souvent lié au montage.

Maintenant lorsqu‟on se tourne vers certaines œuvres d‟artistes contemporains, il est

tout aussi frappant de voir à quel point toutes ces formes, réglées et instituées dans nos

habitudes de perception et de compréhension des films, ont pu servir, là aussi mais de façon

souvent plus consciente, de modèles de mise en scène pour de nombreuses installations

d‟artistes dans l‟espace du musée ou de la galerie, voire pour la conception même

d‟expositions contemporaines dont on voit bien en quoi leur mise forme est précisément

redevable à ces procédures cinématographiques. Toutefois, ce qu‟il importe de repérer, c‟est

en quoi ces transferts de dispositifs formels ont dû être adaptés pour être efficaces. Quels sont

les paramètres d‟adaptation ? Sur quoi exactement la migration a-t-elle opéré ? Qu‟est-ce que

cela révèle du rapport entre cinéma et art contemporain, entre dispositif de projection et

dispositif d‟exposition ? C‟est là que la question du passage de l‟image temporelle unique au

multi-écran s‟avère particulièrement intéressante et que la question du montage devient

l‟opérateur d‟observation le plus pertinent.

Un des principes récurrents en ce domaine, c‟est en effet la transposition des formes

temporelles du cinéma (notamment, donc, toute sa dynamique liée au montage) en disposition

spatiale dans l‟exposition. Ainsi peut-on comprendre la véritable fascination des artistes du

post-cinéma pour la figure du multi-écran comme le lieu même de l‟opération de transfert du

temps en espace. La co-présence, selon des agencements spécifiques, de plusieurs écrans de

projection dans la galerie, peut être pensée comme une sorte de transposition directe dans

l’espace, des figures de montage (temporel) du cinéma. Le multi-écran est ainsi très

fréquemment traité comme une forme de montage spatialisé. Les exemples sont légion, qui

cultivent souvent la référence à la fois à des formes et à des thèmes filmiques types,

constituant autant de topoï, de motifs de base, de standards du cinéma. L‟exemple le plus

simple, le plus évident et le plus récurrent, c‟est celui du champ/contrechamp. Innombrables

sont les installations mettant en place, par exemple des scènes de repas au restaurant, ou des

scènes de ménage, ou des moments de rencontre, ou de déclaration amoureuse, ou de fuite, ou

de lutte, etc., entre deux protagonistes, que l‟habitude du cinéma nous a accoutumé à voir

dans des champs/contrechamps, ou du montage alterné, ou par des raccords dans le

mouvement, ou des enchaînement d‟angle ou de geste, voire même en cultivant des sautes

d‟axe, etc. Chez Stan Douglas en particulier (voir par exemple son installation sur deux écrans

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59

Win, Place or Show de 1998), mais aussi chez chez Sam Taylor Wood, Steve Mc Queen,

Doug Aitken, Pierre Huyghe, Rainer Oldendorf, et tant d‟autres, on (re)trouve de telles scènes

« cinématographiques » mais installées spatialement dans des dispositifs multi-écrans – le

plus souvent, évidemment, des diptyques : le champ/contrechamp du cinéma y devient, assez

mécaniquement, une projection simultanée sur deux écrans. Mais l‟agencement des deux

écrans peut varier énormément, comme dans un exercice de style. C‟est la mise en espace des

écrans qui devient l‟opérateur des décisions de montage et du réglage de la posture

spectatorielle. Bien des possibilités sont offertes au monteur spatial de l‟installation. Soit

(c‟est le diptyque type) ils sont alignés côte à côte. Dans ce cas, le spectateur peut voir

intégralement tout le champ et tout le contrechamp, ensemble et simultanément, ce qu‟il ne

peut faire au cinéma (là, c‟est l‟un ou l‟autre). Et dès lors le jeu du diptyque porte très souvent

sur la jointure – plus ou moins visible – entre les deux écrans : elle figure l‟équivalent exact,

dans l‟espace, du raccord dans le film (jointure invisible ou marquée, espacée ou masquée,

dissimulée comme en un trompe l‟œil, etc – voir le Stan Douglas cité plus haut). Soit les deux

écrans se font face. Dans ce cas, le spectateur doit se retourner pour passer du champ au

contrechamp, manquant donc – mais dans l‟espace – l‟un des deux champs ; c‟est le

retournement du spectateur qui « fait raccord », mais c‟est lui qui choisit le moment où il

bascule, ce n‟est pas le film qui fait le choix à sa place. Soit encore les deux écrans sont dos à

dos. Le champ et le contrechamp fonctionnent alors comme le recto et le verso d‟une même

image « double face » et le spectateur doit ici « faire le tour », comme s‟il tournait autour d‟un

objet, pour voir son autre « côté » (l‟objet etant réduit à une surface, comme une feuille de

papier). Michael Snow dans sa pièce Two Sides to Every Story (1974) a su jouer subtilement

de cet effet surprenant, et aussi, mais différemment, Bill Viola dans The Veiling (vu

précédemment). Soit encore les écrans sont disposés en angle droit, l‟angle entre les écrans

reproduisant alors l‟angle des prises de vue à deux caméras lors du tournage de la scène, pour

des effets de positionnements et de points de vue, un peu étranges. Etc. Inutile de trop

détailler. On dira globalement que ce que le film distribue dans la successivité de ses plans,

l‟exposition le met en scène dans la simultanéité spatiale de ses écrans, jouant à sa manière de

tous les effets de « raccord », c‟est-à-dire en raccordant dans et par l’espace même (rimes

visuelles côte à côte, symétrie face à face, inversion latérale, dos à dos, recto-verso,

retournement, etc.). Ce n‟est donc pas une transposition à l‟identique, terme à terme, mais une

réappropriation, ou mieux une ré-invention de la logique d‟agencement du montage filmique

par l‟exposition et ses conditions spécifiques d‟existence spatiale des images.

Page 60: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

60

Cela étant, il ne faut pas oublier que les images projetées sur les dispositifs spatiaux et

multi-écrans des expositions contemporaines ne cessent pas pour autant d‟être des images

temporelles, qu‟elles ne perdent donc pas leur forme cinématographique. Je dirai simplement

qu‟elles l‟augmentent d‟une possibilité de montage supplémentaire, dans l‟espace de la

simultanéité visuelle du multi-image. En quelque sorte, ces images d‟installation sont l‟affaire

d‟un double montage : un montage, qu‟on dira premier, de type cinématographique classique

(jouant dans l‟ordre temporel du film) et un montage second, de type expositif (jouant dans

l‟ordre spatial de l‟installation multi-écran), les deux ne s‟excluant en rien mais pouvant (au

gré des stratégies, parfois complexes, sinon perverses, de l‟artiste) se combiner, se reprendre,

se modifier, se contredire, bref croiser et multiplier l‟efficience de leurs agencements. Cela

n‟est pas sans faire penser aux fameuses théories du « montage horizontal » (par opposition

au « montage vertical » normal du cinéma) évoquées par Abel Gance à propos précisément de

sa « polyvision » et de tous les agencements visuels qu‟autorisait à ses yeux son fameux triple

écran58

.

Car, bien sûr, il n‟y a pas que des diptyques. Les installations et dispositifs multi-écrans

du cinéma d‟exposition ont fait varier les plaisirs, quasiment à l‟infini. On pourrait s‟amuser à

répertorier toutes les formes ainsi déployées : il y a les triptyques, aussi présents que les

diptyques, et qui traînent avec eux un modèle pictural lourd de sens et d‟histoire (ainsi

l‟installation d‟Agnès Varda intitulée le Triptyque de Noirmoutier (2005) avec ses volets

latéraux refermables). Il y a les quadriptyques comme par exemple celui de l‟artiste

finlandaise Eija-Liisa Ahtila, avec son installation The Hour of Prayer (2005) dont les quatre

panneaux se distribuent en quinconce devant des spectateurs assis (la quadri-projection dure

15 minutes), offrant une vue en accordéon articulée comme un paravent chinois et favorisant

la lecture horizontale, tantôt d‟une traite, comme si les quatre panneaux offraient une seule

image continue très large (un panorama justement, mais brisé), avec des vues de paysage, de

forêts, de lacs, de montagnes, d‟horizons enneigés (vision « unitaire » des quatre écrans,

même si le spectateur sait que l‟image globale est composite), tantôt au contraire des vues

explicitement « montées », comme des séquences de films, alternant des plans de New York

l‟hiver filmés lors d‟une tempête nocturne dans la ville, avec un plan d‟une jeune femme

58

« Les frontières du temps et de l‟espace s‟écrouleront dans les possibilités d‟un écran polymorphe

qui additionne, divise ou multiplie les images... », Abel GANCE, « Départ vers la polyvision », in

Cahiers du cinéma, n°41, 1954. Voir aussi, pour des informations supplémentaires, le gros livre de référence de Roger ICART, Abel Gance ou le Prométhée foudroyé, Lausanne, L'Age d'homme, 1983.

L‟étude la plus précise est celle de Jean-Jacques MEUSY, « La polyvision, espoir oublié d‟un cinéma

nouveau », in la revue 1895, n° 31, Abel Gance, nouveaux regards, sous la direction de Laurent VERAY, 2000, pp . 153-211.

Page 61: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

61

blonde dans son lit se réveillant d‟un cauchemar dans son hôtel (logique intérieur/extérieur

avec effet de simultanéité), ou encore un montage plus rapide, sur les quatre écrans, de plans

tous différents montrant de façon kaléidoscopique l‟agitation d‟une ville africaine au Bénin

avec la frénésie de tous les moyens de transports, etc. Le tout compose une sorte de récit (ça

part de New York, et d‟un cauchemar lié à la mort d‟un chien, on suit l‟« héroïne » dans ses

tribulations, et ça se termine au Bénin, en passant par des paysages de Finlande, c‟est

accompagné d‟une voix souvent off) mais un récit déstructuré, ou plutôt ouvert, où le

spectateur est invité à recomposer son propre montage sans pour autant se sentir perdu dans

un labyrinthe. Les figures combinées du panorama (avec ses variantes : le quinconce, le

paravent, l‟éventail) et du kaléidoscope (l‟éclatement mais ordonné selon des lignes de fuite)

me semblent bien définir, formellement et narrativement, le montage spatialisé de ce

dispositif sur quatre écrans. D‟ailleurs, avec ces deux figures (panorama, kaléidoscope), on

observe un phénomène intéressant : la tentative de repenser les formes d‟agencement en

redynamisant des figures spatiales d‟assemblage déjà bien connues notamment dans le champ

de l‟histoire de l‟art, telles, par exemple, que celle du puzzle, du collage, de la mosaïque, du

vitrail, etc. (qui ont chacune leur logique spécifique, qu‟il ne faut pas confondre). Il serait

intéressant d‟étudier les figures et les formes du multi-écran dans ce sens.

Enfin, bien sûr, il y a tous les types de polyptyques qui ont proliféré (avec 4, 5, 6, 10, 20

écrans…) selon des dispositions « signifiantes » aussi infiniment variables que les possibilités

combinatoires de leur montage. Ainsi encore Agnès Varda, cette fois dans Les Veuves de

Noirmoutier (2005), nous expose une sorte de portrait multiple de femmes en un « tableau

filmé » fait de 15 écrans qui déploient, en les démultipliant dans l‟espace, ce portrait pluriel

selon une stratégie de mise en place très efficace qui tient compte de la temporalité de chaque

« partie » du portrait et qui gère l‟écoute individuelle de chaque spectateur : au centre du

tableau un grand écran sur lequel on peut voir un plan large (et muet) avec les 14 veuves de

marins, vêtues de noir, qui vont et viennent sur la plage de Noirmoutier. Autour de cette

« plage » centrale, 14 petites images disposées régulièrement, comme un cadre d‟écrans qui

sertirait le grand. Sur chacun de ces 14 petits écrans, en gros plan cette fois, une des 14

veuves est filmée chez elle pendant qu‟elle raconte son histoire (son destin de veuve). Chaque

portrait dure quelques minutes. Devant le tableau d‟ensemble, dans la salle, Varda a disposé

juste 14 chaises, sur lesquelles un spectateur est invité à s‟asseoir. 14 écouteurs stéréo sont

installés sur les dossiers des 14 chaises. A chacun correspond le son d‟un des portraits de

veuves racontant son histoire. Ainsi chaque visiteur de l‟installation peut entendre

(solitairement) l‟histoire d‟une femme en particulier. Et en changeant de chaise, il peut

Page 62: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

62

changer d‟histoire. Les images, elles, sont visibles continûment, toutes ensemble, même si

bien sûr, selon ce qu‟il écoute, le regard du spectateur se fixe sur celle qu‟il entend à ce

moment-là. Le dispositif est astucieux, qui marie audio-visuellement d‟une part une

construction d‟ensemble des images, un « tableau pluriel », articulé, fait de vignettes séparées

mais qui a sa force de composition unitaire (et qui repose sur le fait qu‟on peut voir plusieurs

images en même temps, mais pas écouter plusieurs sons) et d‟autre part donc, l‟écoute

individuelle continue des interviews, entre lesquelles on peut aussi enchaîner, monter, à sa

guise. Le tout offre une sorte de « portrait mosaïque » d‟une réalité humaine que seul le

dispositif d‟exposition choisi peut rendre ainsi.

Des exemples comme celui de Varda sont innombrables (on peut penser, dans le même

« genre » des installations des cinéastes, aux mises en espace avec de multiples écrans vidéo

de Chantal Akerman faites à partir de ses films Sud ou D’Est59

). Au gré des cas rencontrés,

des figures spatiales récurrentes se sont ainsi petit à petit dessinées, en configurations simples

ou complexes, mais réactualisant toujours des formes du montage cinématographique :

dispositions en ligne, horizontale ou verticale (comme la belle installation de Melick Ohanian,

Seven minutes before en 2008 qui aligne impeccablement dans le noir 7 grands écrans les uns

à côté des autres pour une histoire poétique singulière construite sur le principe rétroactif d‟un

événement unique qui sert de « point de synchronisation » entre les écrans mais qu‟on ne

découvre qu‟à la fin – l‟accident suivi d‟explosion entre une camionnette et une moto sur une

route – ; il a été filmé sous un angle différent par les 7 caméras alors présentes au même

endroit au même moment, et il faut « remonter », dans des directions et des endroits tous très

différents, de 7 minutes en arrière par rapport à ce point de temps pour avoir les 7 histoires

qu‟on suit depuis le début sur chaque écran individuellement, sans se douter un seul instant au

départ qu‟elles sont dans un rapport de synchronicité – c‟est une variation spatiale du montage

alterné narratif avec point de convergence spatio-temporel final). Dispositions frontales en

carré, en cercle, en tableau (on vient de voir un exemple avec Varda). Dispositions dans

l‟espace tri-dimensionnel, selon des organisations plus architecturées (voir les fascinantes et

complexes installations de Doug Aitken par exemple, comme Electric Earth (1999), ou

Interiors (2002), ou The Moment (2005), et bien sûr avec son monumental Sleepwalker au

MOMA (2007), qui toutes effectuent, là aussi sous le nom de « synchronicité », des tentatives

59

Raymond BELLOUR s‟est penché sur les installations de Chantal Akerman, notamment dans

« Sauver l‟Image », in L’Entre-Images 2, Paris, P.O.L., 1999, pp. 70-73 (texte originellement publié dans la revue Trafic, n°17, hiver 1996).

Page 63: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

63

de transposition spatiale de la logique du montage parallèle en créant des liens abstraits et

formels entre des personnages distincts, pris chacun dans leur vie « réelle »).

Tous les jeux sont possibles et l‟exploitation du montage spatialisé est vite devenue une

sorte de gouffre expérimental où se sont jetés tous les artistes pour qui « montrer, c‟est

monter », avec de la virtuosité, de l‟intelligence, de l‟inventivité, d‟autant plus excitante

qu‟elle s‟exerce à partir des formes connues du montage temporel du cinéma, mais déplacées

dans les modalités nouvelles du montage spatial dont on (re)découvre les vertus spécifiques.

La question de la narration et du parcours du spectateur

Au bout de cette logique se pose bien sûr la question du récit. La narrativité comme

terme, comme horizon du montage spatialisé. C‟est notre troisième grande catégorie dans le

tableau des « migrations de dispositifs » entre cinéma et art contemporain. La narrativité est

évidemment une des dimensions essentielles du cinéma, qui n‟a cessé de se positionner par

rapport à elle et d‟en (re)définir les modalités de fonctionnement. On s‟est même posé

(sérieusement) la question de savoir si le cinéma, même le plus abstrait ou le plus formel,

même sans personnage, sans milieu, sans action, pouvait ne pas être « narratif », du seul fait

qu‟il se déroulait dans le temps, qu‟il avait un début et une fin (toute consécution implique-t-

elle une conséquence ?), etc. Même minimalement60

, la narrativité semble bien indissociable

du cinéma. Par contre, c‟est loin d‟être une catégorie aussi centrale dans le champ des arts

plastiques et même de l‟art en général, où elle a souvent été perçue comme seconde, sinon

comme parasite. En tout cas comme « autre » (l‟autre de la figuration, de l‟image, du

plastique, du figural, etc.). Toutefois, depuis les années 80 et l‟irruption de « l‟effet cinéma »

dans l‟art contemporain, cette question du récit a fait un retour manifeste et remarqué.

Certains artistes l‟ont posé frontalement (Doug Aitken par exemple, ou Steve Mc Queen, ou

Mark Lewis, ou Pipiloti Rist, ou Eija-Liisa Ahtila, ou Janet Cardiff, beaucoup d‟autres

encore). Peut-on, et comment, raconter une histoire dans (et par) l‟espace d‟une installation

(voire d‟une exposition tout entière) ? A quelles conditions et dans quelles formes la narration

est-elle « exposable » ? Le multi-écran, en tant qu‟il spatialise la succession des plans, peut

être un point de départ, une première réponse possible à cette question puisque, en organisant

dans l‟espace des figures de montage, il installe, au moins potentiellement et souvent

effectivement, de la narrativité dans son « déroulement ». Mais ce n‟est pas simplement une

60

Par exemple lorsque Jean-François LYOTARD, dans un article fameux, s‟attache à tenter de définir

un cinéma expérimental de pure jouissance plastique, cette question de la « déliaison du narratif »

reste un problème (« L‟acinéma », in Cinéma : théories, lectures, n° triple de la Revue d’Esthétique, Paris, Klincksieck,1973, pp. 357-369)

Page 64: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

64

affaire (locale) d‟agencement de plans, c‟est plus globalement, au-delà de la question du

montage, une affaire de développement narratif par l‟organisation d‟ensemble de l‟espace.

Et donc la question qui se pose à partir d‟ici est celle du spectateur, du déclenchement et

de l‟accomplissement du récit par les déplacements de ce dernier. La narrativité spatialisée

implique de penser l’action physique du spectateur (son parcours) comme performance. Une

performance productrice de signification narrative. C‟est le parcours du visiteur qui va « faire

le récit ». Voilà la nouvelle figure de Sujet de ces installations-expositions : un spectateur-

monteur devenu marcheur-narrateur, tout en un. La trajectoire de celui-ci, allant d‟écran en

écran, fonctionnerait comme une avancée plan par plan dans l‟histoire du film. Et cela

vaudrait à la fois au niveau de la microstructure (une installation par exemple) et au niveau de

la macrostructure (l‟exposition dans son ensemble). Deux grandes questions me semblent se

poser à partir de là : la question du parcours (quelles sont les figures de parcours qui se

constituent le plus fréquemment ?), et la question de la marche elle-même (qu‟implique l‟idée

de marcher comme mode de raconter ? marcher et regarder sont-ils compatibles ?).

Quelles sont les grandes formes de parcours qui font récit ? Peut-on repérer des modèles

de trajets organisés par les installations-expositions pour inventer ou produire de la narration ?

Je dirais que, d‟une façon générale, les parcours sont à l‟image des récits : de même qu‟on ne

trouve plus guère de récit « simple », de même les trajets des spectateurs sont rarement

simplement linéaires. En général, on a affaire à des formes nettement plus complexes, souvent

multiples ou éclatées, parfois labyrinthiques. A narration ouverte, parcours ouvert, et vice

versa61

. C‟est le cas, pour prendre un premier exemple encore assez « simple », de la célèbre

installation Electric Earth de Doug Aitken (1999) : on y entre (comme dans un cinéma, ou un

musée, ou un édifice) pour s‟immerger dans un univers d‟images (et de sons) projetés, et

suivre un parcours articulé en quatre espaces successifs à l‟intérieur desquels sont disposés

huit grands écrans, qu‟on découvre donc au fur et à mesure. Les enchaînements d‟écran à

écran se font « naturellement », c‟est-à-dire qu‟après voir regardé une première séquence, on

est « appelé » à passer au second par des modes de liaisons assez évidents : une pause, un

instant suspendu, une mise en veilleuse de la parole, un regard porté vers la suite du parcours,

un appel d‟un écran situé plus loin, un corps ou un son qui attire, etc. On voit sur les écrans

des images qui se font écho, qui rentrent dans un réseau de signes (la nuit, la télévision, la

ville, la société de consommation - un caddie abandonné sur un parking -, un univers

61

Le « Mois de la Photo » de Montréal 2007, conçu et coordonné par Marie Fraser, a été entièrement

consacré à cette question et a abordé de front le problème à partir d‟expositions, d‟installations et

d‟œuvres d‟artistes très variés. Voir le gros catalogue édité à cette occasion : Marie FRASER (sous la direction de-), Explorations narratives, Montréal, Mois de la photo, 2007.

Page 65: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

65

désertifié, un homme, il danse, regarde, occupe le cadre, etc.). Le spectateur-marcheur

observe et « lit » les images, il avance dans l‟espace et tisse des fils, construit des rapports,

des petits bouts de récits, des bribes d‟histoires possibles : un monde moderne, le commerce

urbain, dollar et coca cola, des objets médiocres, un corps perdu, une présence vivante, etc.

De sa compréhension progressive, il induit alors une possible lecture critique de cet univers

moderne et triste, désolant autant que désolé, d‟où ressort un corps singulier. A partir de cette

trame, qui est loin de saturer tous les éléments de perception, chaque visiteur peut ajouter ou

incorporer des données plus singulières, proposer à partir de ce qu‟il voit ses propres

configurations, inventer ses propres rythmes, dans une liberté de mouvement et

d‟appréhension, relative mais réelle. On avance dans cette œuvre comme dans un essai

moderne, à partir de balises et d‟un réseau ouvert de signes qu‟on interprète. C‟est de la

narrativité critique, ouverte, moderne, réflexive.

Ouvertes également, mais sur un mode encore moins orienté, sont les installations

d‟Eija-Liisa Ahtila (Today/Tänään, 1996 ou Anne, Aki & God, 1998) qui déploient sur

plusieurs écrans juxtaposés (moniteurs et vidéoprojections), parfois intégrés à des

environnements simples (trois murs, un lit), des séquences avec divers personnages ou

personnes, sur le statut desquels on s‟interroge (sont-ils réels ou fictifs ?). Leur identité

diégétique semble incertaine (sont-ils parents ou non ? plusieurs acteurs incarnent-ils un

même personnage ?). Les voix, très présentes, sont multiples, superposées, et on ne comprend

les dialogues multilingues (et non traduits) que par bribes. Les modes de récit sont très variés

et changent de formes (dialogiques, narratifs, voix off, chacun semble ne parler que pour lui-

même). Les images de personnages (visages, corps) sont combinées avec des images de

paysages, d‟objets, qui semblent sans rapport immédiat entre eux. Le tout paraît s‟organiser

en une sorte de chaîne de signes flottants, à la signification énigmatique, même si on peut

appréhender la thématique générale (des histoires de famille, de deuil, de drame, de

mélancolie, de rêve, de folie) et si on comprend bien que, dans cet univers, ce sont les affects

qui prédominent sur l‟articulation narrative. Les installations d‟Ahtila laissent le spectateur en

situation de construire par lui-même les éléments interprétatifs de la pièce. Ce sont autant de

fictions expérimentales où les récits se croisent et s‟entremêlent au service de sensations

formelles et thématiques dans des dispositifs topographiés de multiprojections.

De même les installations de Pipiloti Rist combinent de multiples projections dans (et

sur) des environnements souvent complexes, en particulier des maquettes d‟habitation

reconfigurées pour l‟espace d‟exposition : on entre ici dans ce type d‟installations qui ne sont

pas seulement à voir (faites d‟images projetées, fût-ce sur plusieurs écrans) mais à « habiter »

Page 66: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

66

(au sens heideggérien du mot : on les habite autant qu‟elles nous habitent). Suburb Brain, par

exemple (1999), représente, sous forme d‟un décor « réduit » (mais digne d‟un plateau de

cinéma), un pavillon de banlieue très ordinaire, tel qu‟on peut en voir justement dans

beaucoup de films. Ce décor recréé dans l‟espace de la galerie, où le visiteur-spectateur peut

flâner librement, comme si cet espace était réel, fonctionne à la fois comme une maquette

d‟architecture, avec tout un jeu de variations de tailles et de proportions, et comme un espace

de projections, avec diverses images vidéos de formats très variés (amplifiant les effets de

disproportions de la maquette), projetées un peu partout, sur les murs, sur une fenêtre-écran,

une tringle de rideau, ou composant un panneau lumineux, une boîte faisant office de caisson,

etc. Ces projections multiples combinent des images de paysages, des formes abstraites, une

fête de famille, du texte écrit, l‟artiste qui s‟adresse à la caméra, etc. L‟installation dans son

ensemble (maquette+projections) offre ainsi toute une mosaïque d‟éléments qu‟au fil de sa

déambulation dans un espace à la fois réel et fictif, le visiteur organise à sa guise, en une sorte

de kaléidoscope simultanément descriptif, intimiste, narratif et idéologique. Les notions

d‟absorption et d‟immersion par et dans l‟image, encore très cinématographiques car

supposant le face à face, glissent ici vers celle d‟habitation totale, dans et par l‟espace : nous

ne sommes plus devant les images, nous évoluons dans un lieu, un décor, une maquette, une

galerie, un appartement, une maison, un musée, un jardin, une ville, un paysage, un monde où

les images sont là, font partie de lui, l‟occupent et le constituent, autant que nous l‟occupons

et le constituons, autant qu‟elles nous occupent et nous constituent.

Beaucoup d‟autres installations pourraient être évoquées ici dans la même perspective

d‟une reconfiguration du narratif dans et par l‟espace d‟exposition. Comme le dit très bien

Françoise Parfait, « le modèle du parcours que le visiteur réalise dans l‟installation

contemporaine est maintenant tellement reconnu comme une nouvelle façon de construire des

récits, si minces ou si massifs soient-ils, que l‟image en mouvement ne conditionne plus ce

récit ; les expériences proposées par les artistes ont intégré les visées cinématographiques au

sens « élargi » du terme, et le spectateur est devenu le producteur de ces nouvelles

représentations imaginaires dans lesquelles le cinéma « se fait tout seul », n‟hésitant pas lui-

même à convoquer l‟histoire du cinéma et ses figures, « son » histoire du cinéma, ses

souvenirs et ses réminiscences, pour alimenter son propre scénario »62

62

Françoise PARFAIT, Vidéo : un art contemporain, op. cit., p.319.

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67

Reste à s‟interroger sur l’idée même de la marche, et sur l‟acte que cela recouvre, qui

est bien physique et dont il s‟agit de voir comment on peut le corréler à l‟acte (plus

symbolique) de raconter. Peut-on passer comme ça de l‟un à l‟autre ? Et que devient l‟acte

spectatoriel proprement dit (voir et entendre) dans cette assimilation ? La marche serait donc

ce qui articule la narration. On connaissait déjà l‟importance de la figure de l‟arpenteur, dans

l‟histoire de l‟invention des arts (visuels) autant que dans l‟histoire de la pensée : du « chemin

des philosophes » (marcher libère l‟esprit et fait penser) aux expériences fondatrices du

cinéma (liées à l‟enregistrement de la locomotion humaine ou animale chez Marey ou

Muybridge), du flâneur baudelairo-benjaminien des passages à l‟homme qui a marché sur la

lune, de la traversée de la Manche (à la nage) à celle de l‟Atlantique (en avion), du

funambulisme de l’art au « saut dans le vide » d‟Yves Klein, etc., la marche (et ses dérivés) a

toujours été à la fois un geste d’appropriation – du monde (marquer son territoire) et un geste

d’exposition – de soi, des autres, du corps, des machines, de l‟Homme, des images mêmes, de

la forme, de la pensée, de l‟histoire – donc un geste constitutif, sinon identitaire. Je marche

donc je suis. Les déclinaisons de la figure sont innombrables et la plupart des œuvres

« instauratrices » sont, d‟une manière ou d‟une autre, liées à cette question de la marche. On

pourrait dire qu‟il y a autant de marches possibles (marcher, déambuler, se dépêcher, errer,

courir, ralentir, sauter, tomber, voler, nager, galoper, rouler, couler, s‟arrêter, se reposer, etc.)

que de types de récits (lents, rapides, courts, longs, ouverts, fermés, à forte teneur en

événement, plus descriptif que dramatique, se déroulant en ligne droite, en circonvolution, en

abyme, etc.). Que la marche soit associée, sinon assimilée, à la question du développement

d‟un récit n‟est pas nouveau en soi. Le lexique de la narrativité lui-même nous induit à ce

rapport. On dit : suivre une histoire, la parcourir ou la traverser, sauter ou enjamber un

passage, plonger ou s‟enfoncer dans une péripétie, survoler un épisode, et bien sûr

« marcher » quand on est pris par l‟histoire racontée. Ce qui fonde cette assimilation si

« naturelle », c‟est que, dans la marche comme dans le récit, le temps et l‟espace « marchent »

ensemble, emportant le Sujet.

Ce qui devient plus nouveau avec les expériences artistiques dont nous parlons, c‟est

que cette « marche » qu‟évoque tout récit devient effective, qu‟elle n‟est plus un élément de

lexique, une métaphore, mais une action concrète du spectateur. La marche du spectateur

faisant l‟œuvre, constitue le récit dont celle-ci est porteuse, c‟est-à-dire l‟effectue

physiquement en un acte performatif dont son corps, son regard et son esprit sont le moteur.

Je marche donc je suis l’histoire (dans les deux sens du verbe). Au cinéma, seul l‟acte de

perception et de cognition est constitutif, le corps est en veilleuse (Christian Metz appelait

Page 68: DuboisCinéma Et Art Contemporain (Livre)

68

cela « l‟état de sous-motricité et de sur-perception » du spectateur). Dans l‟exposition, le

corps est activé, et le spectateur devient performer, un marcheur-narrateur. Cette action

physique est constitutive, mettant à l‟épreuve la dimension symbolique de la narration

audiovisuelle. Le voir et l‟entendre ne peuvent s‟accomplir pleinement que par les trajets du

corps qui les narrativise.

Mais le rapport entre ces deux dimensions, entre le voir-entendre et le marcher-raconter,

ne va pas toujours de soi et demande des réglages, comme dans tout dispositif, pour être

efficace. Ainsi se pose la question : les trajets du corps aident-ils ou menacent-ils la qualité et

l‟intensité de la vision et de l‟écoute, que le cinéma a tellement sacralisées ? En tout cas, entre

la marche narrativisante et la vision-écoute, on constate, apparemment, plutôt une scansion,

une sorte d‟alternance entre moments d‟avancée et périodes d‟arrêt : le trajet du marcheur-

narrateur n‟est pas continu mais fait de pauses, où il redevient spectateur. On avance du

premier écran jusqu‟à l‟écran suivant et là on s‟arrête pour regarder, le temps qu‟il faut ou

qu‟on veut, puis on reprend son cheminement jusqu‟à l‟étape-image suivante, et ainsi de suite.

C‟est l‟équivalent dans l‟espace de l’intermittence dans la progression du film au cinéma.

L‟avancée du spectateur, et donc du récit, est plutôt discontinue, se fait par à coup : quand on

regarde et écoute, on n‟avance pas ; quand on marche d‟un point à un autre, on ne regarde pas

ni n‟écoute. L‟intermittence semble le dispositif le plus courant.

Du moins en principe. Car il y a bien sûr des cas qui ne répondent pas exactement à ce

dispositif standard, pour qui la marche-narration et la vision-écoute se font, doivent se faire,

absolument en même temps, parce qu‟elles sont consubstantielles. Ce sont évidemment les

cas les plus intéressants. L‟exemple le plus fameux à cet égard, on le trouve dans le travail de

Janet Cardiff (en collaboration avec George Bures Miller)63

, dans toutes ses œuvres-actions

effectuées dans le cadre de ce qu‟elle appelle ses Audio- ou Video-Walks. Ce sont des œuvres

qui impliquent une vraie démarche-action du spectateur, puisque celui-ci, qui va devoir

réellement « marcher », parfois loin ou longtemps, se voit doté, au départ, d‟un équipement

audio et/ou vidéo (un casque avec écouteurs et un enregistrement sonore, une télécommande,

un caméscope avec un écran vidéo et du son, éventuellement aussi du matériel

photographique, des photos tirées sur papier). Muni de cet équipement enregistré, il se

branche sur l‟information disponible, écoute la bande son, très travaillée, reçoit les messages

et … se met en route en suivant les instructions. Sa trajectoire est « écrite », il doit

l‟accomplir. Cela peut se passer dans toutes sortes de lieux, aussi bien extérieurs qu‟intérieurs,

63

On trouvera une information de première main sur Janet CARDIFF (complète et à jour) sur son site internet : http:// www.cardiffmiller.com/index.html

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soigneusement choisis et « préparés » par Cardiff. Ce peut être des promenades en ville de

jour, par exemple un trajet dans Central Park à New York en 2004, à la recherche d‟une

énigmatique femme aux longs cheveux noirs. Vous êtes guidé, accompagné plutôt, dans votre

cheminement, à la fois par la voix que vous entendez dans les écouteurs (pas seulement une

voix, toutes sortes de sons interviennent : des bruits liés au lieu, de la musique gospel, du

chant, de l‟opéra, des récits qui renvoient au passé, immédiat ou plus lointain, historique, etc.)

et par une série de photographies qu‟on vous a remises, qui ont été prises dans le parc, avec

parfois la femme aux cheveux noirs toujours vue de dos. A vous, pendant les 46 minutes que

dure la bande sonore qui vous accompagne en permanence, de retrouver les endroits précis

d‟où les photos ont été prises, de ne pas vous égarer, de vous laisser embarquer, par le récit,

par l‟ambiance, d‟essayer de comprendre, de remonter la piste, etc. (Her Long Black Hair,

2004 – audio-walk with photographs).

Dans d‟autres cas, ce sont des promenades dans des lieux clos, des espaces culturels,

des musées, des bibliothèques. Par exemple la pièce intitulée Ghost Machine (video-walk de

27 minutes réalisée en Allemagne en 2005) se déroule dans le Théâtre Hebbel à Berlin dont

Cardiff explore tous les espaces : non seulement la scène et la salle, mais les coulisses, les

cintres, le sous-sol, les couloirs, les magasins, etc. Le spectateur est guidé dans ses errements

et sa géographie du théâtre, par la voix des écouteurs et la petite image vidéo de l‟écran du

caméscope qu‟il tient dans la main, sur lequel il reconnaît les lieux (il est alors un témoin) et

sur lequel il voit des personnages jouant une fiction (assez agitée et même inquiétante, avec

suspens, agression, disparition, fantômes, etc.) dans laquelle il est entraîné, devenant lui-

même une sorte de personnage du récit. Car bien sûr le jeu n‟est pas seulement de reconnaître

les lieux (et les personnages) sur l‟image vidéo mais d‟aller se positionner à l‟endroit exact

d‟où ces images vidéo ont été filmées, pour faire coïncider le lieu vu et le lieu d‟où l‟on voit,

donc le présent (où l‟on est physiquement) et le passé (où était Cardiff quand elle a fait

l‟image enregistrée), et mélanger, combiner les deux, notamment en termes narratifs, en

jouant avec les personnages dans le film et des figurants qui interviennent dans le présent du

spectateur (jeu d‟apparition/disparition, il y a des choses « qui collent » et d‟autres « qui ne

collent pas », on s‟y perd – et toujours la bande son, très riche, avec des effets de présence

étonnants, enveloppe le tout dans une tonalité très intensive). Bref, avec les audio- ou vidéo-

walks de Janet Cardiff, la marche du spect-acteur est littéralement constitutive, performative

de la narrativité de l‟œuvre. Et les images et les sons ne sont pas des étapes, des pauses dans

le trajet puisque le spectateur les emporte avec lui et se sert d‟elles comme d‟un guide en

direct (d‟ailleurs le jeu avec les « audioguides » de musée est un modèle important pour le

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travail de Cardiff). Le jeu avec l‟espace et le jeu avec le temps (tous deux à la fois enregistrés

et réels) et les effets très travaillés de coïncidence qui s‟ensuivent sont le cœur du travail de

Cardiff.

Un dernier type de travail bâti explicitement sur des déplacements physiques, mais sur

lequel je ne m‟étendrai pas, est celui des artistes qui travaillent avec la technologie du GPS.

Le plus célèbre d‟entre eux est sans doute le japonais Masaki Fujihata, qui réalise des œuvres

complexes, très technologiques, basée sur des promenades réelles dans l‟espace (par exemple

gravir le Mont Fuji, ou suivre la frontière alsacienne entre France et Allemagne – pour la

pièce Field Work (Alsace) de 2002). Ces trajets géographiques effectués par des assistants ou

des « acteurs » sont suivis par GPS et le signal qu‟ils émettent au cours de leur cheminement

est enregistré pour « composer une image » sur un écran virtuel (un réseau de « lignes » sur

fond noir, ou dans d‟autres œuvres, comme celle sur le Mont Fuji justement, une image

graphique complète). Ensuite d‟autres images, « réelles » celles-là (par exemple, dans Field

Work, des séquences en vidéo numérique, filmées lors des déplacements par les

acteurs/assistants), viennent « se greffer » sur l‟écran virtuel, à l‟endroit même du trajet où

elles ont été prises. Les « fils » de tous les trajets GPS sont ainsi plein de petites images

(chacune contient une séquence vidéo) suspendues comme des cartes postales accrochées à

une corde à linge. A l‟arrivée, le spectateur est devant un environnement virtuel stéréo et

interactif : muni de lunettes polarisantes (pour l‟effet de relief virtuel) et d‟une télécommande,

il choisit les séquences vidéo qu‟il veut, qui se détachent de leur fil-trajectoire, pour venir se

dérouler sous ses yeux, avec leur son et dans leur durée. A tout instant, le spectateur peut

renvoyer l‟image vidéo à sa position « sur la carte » et en convoquer une autre. Toutes ces

séquences offrent des interviews de personnes rencontrées par les assistants lors de leurs

pérégrinations et qui s‟expriment sur leur région, leur langue, leur histoire, leur culture, l‟idée

de frontière, etc. Certes, ici, ce n‟est pas le spectateur (final) qui se déplace pour faire

l‟histoire de l‟œuvre, mais c‟est l‟œuvre elle-même qui n‟existe que dans et par une stratégie

complexe de trajectoires et d‟images combinées. Technologie GPS oblige, la marche est

constitutive du travail de Fujihata, même si elle est en amont du travail du spectateur, qui ne

fait que la « suivre », ou la reconstituer, à partir de la composition multi-images finale.

De là, la dernière catégorie dont ce texte voudrait rendre compte, qui concerne un aspect

plus général encore, et plus externe, de cette « migration de dispositifs » entre cinéma et art

contemporain : la question de l’enveloppe, du lieu clos dans lequel sont pris et les œuvres et

les spectateurs pour constituer un monde « à part », un univers. Au cinéma, c‟est la question

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de la salle (obscure). Le dernier volet de ce texte s‟intéressera donc à cet élément, trop

souvent négligé : le lieu de l‟image, le cadre du dispositif cinéma, qui englobe les autres

(l‟écran, la projection, le spectateur). Comment cette forme enveloppante a-t-elle été

« intégrée » dans le travail de certains artistes (qui ont travaillé, par exemple, sur l‟idée de

« boîte à images », ou qui ont pensé le phénomène de « l‟immersion du spectateur », ou

encore qui ont réfléchi aux jeux multiples entre œuvre et lieu, entre voir et habiter, etc.) et

aussi de certains commissaires, qui ont élaboré leur projet d‟un espace d‟exposition (la

galerie, le musée) tout entier conçu comme une possible ou virtuelle « salle de cinéma ».

La question de l’enveloppe : la salle, le studio, la chambre, la boîte, la ville.

Vers une architecture des espaces et des lieux d’image

La salle de cinéma, comme toute salle de spectacle, depuis la caverne de Platon jusqu‟à

la Géode de La Villette, du théâtre à l‟italienne à l‟espace muséal d‟exposition, de la salle de

concert au chapiteau de cirque, et même, pourrait-on dire, du stade de football au jardin

zoologique, répond à une première fonction, massive et globale : isoler un monde (celui,

second, de la représentation, de l‟image, du spectacle, du modèle, de la fiction, du jeu, etc.) au

sein d‟un autre, donné comme premier (le « vrai » monde, qui serait « la réalité », qui

correspondrait à l‟espace concret dans lequel nous vivons). Mettre en place une coupure entre

ces deux mondes, nette, franche, tangible, jusque dans l‟espace, les lieux, l‟architecture (mais

aussi bien dans des dimensions non topographiques : ainsi par exemple le fait qu‟il faut payer

pour rentrer dans la salle, marque-t-il clairement, lui aussi, cette séparation, et le passage

qu‟elle implique). L‟image, le monde. La « salle », c‟est d‟abord cela : une séparation. Le

monde réel est dehors. Dedans, on installe l‟autre monde, illusoire peut-être, artificiel sans

doute, qui répond à d‟autres règles. Un monde imaginaire, qui se prétend ou se croit hors du

réel mais qui ne cesse de le refléter, de jouer avec lui et de se jouer de lui, ou d‟être joué, dans

un infini mouvement d‟aller-retour. Et ce monde second, on veut le protéger (des dangers de

l‟extérieur, des menaces du réel), en le circonscrivant, en le clôturant. C‟est la deuxième

grande fonction : enfermer pour protéger. Les salles (sous toutes leurs formes) sont des

enveloppes, des nids, des cocons, des bulles – des prisons, des cellules, des carcans. Fragiles,

et jamais pleinement hermétiques. Car il y a toujours, nécessairement, des fissures, des fuites,

des ouvertures, des passages, des risques d‟explosion, quelque chose qui filtre et qui vient

relativiser ce besoin de constituer des univers protégés. Enfin, ces espaces fermés

fonctionnent en interne selon des dispositifs régis par leurs propres règles et surtout destinés à

des « usagers ». C‟est-à-dire qu‟ils sont là pour transformer des êtres (réels, ordinaires,

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vivants, venant du monde extérieur, comme vous et moi) en sujets imaginaires : des

spectateurs, des visiteurs, du public, des curieux, des amateurs, etc., comme cet autre « vous

et moi » qui est en nous. Des sujets qui se sont, pour un moment, absentés du « vrai » monde

et qui se sont réfugiés, isolés dans la bulle du spectacle – pour des raisons infiniment variées

(jouissance, plaisir, rêve, fuite, évasion, oubli, culture, découverte, curiosité, conscience,

critique, politique, etc.). Les liens entre le monde du dedans et celui du dehors sont anciens,

complexes, multiples. Ils ont nourri, pour le meilleur comme pour le pire, des siècles de

fonctionnement de l‟idée d‟art, de culte, de spectacle, de représentation, d‟image. C‟est ce lien

que les ciné-artistes d‟aujourd‟hui, qui travaillent sur cet aspect des dispositifs, veulent

interroger en profondeur.

Donc la salle. La salle comme lieu des images et comme espace de « vie parallèle » du

spectateur. Avant il y avait, par exemple, les églises, les « maisons de Dieu », les lieux du

culte : culte de dieu et/ou culte des images ? Il y avait de vastes débats théologiques sur la

question64

. Les peintres y peignaient des fresques racontant la vie du Christ ou des Saints à

destination des fidèles et des croyants. Fra Angelico peignait une peinture par cellule pour

chaque moine dominicain du Couvent de San Marco à Florence65

. Monde extérieur vs. monde

intérieur. Au XXème siècle, les cinémas (ou les musées) ont remplacé les églises, parfois

littéralement comme dans la petite ville de Poligny (France) où un cinéma a réellement été

installé dans une église désaffectée. La salle de cinéma, on le sait, est un modèle d‟espace

clos, de bulle pour le spectacle « pur » de l‟image, et de cocon pour le spectateur (ce nouveau

croyant). L‟obscurité, le silence, les fauteuils, l‟écran, la projection, la magie de l‟apparition

lumineuse en mouvement, etc. Ce modèle a servi de matrice pour penser le « lieu des

images » dans beaucoup de travaux et de pièces d‟art contemporain.

Lui-même (la salle comme macrostructure) s‟est élaboré dans un rapport évident à la

forme (microstructurelle) de la « boîte à images », qu‟on a appelé d‟abord camera obscura.

L‟image semble faite pour être mise en boîte et le cinéma s‟est toujours donné comme une

« chambre avec vue(s) ». En ce sens, la salle de cinéma n‟est jamais que l‟extension de la

chambre noire, c‟est-à-dire de la caméra. Expanded camera. Mais cette extension est

potentiellement pleine de risques, car aujourd‟hui la logique généralisatrice qu‟elle implique

(une boîte dans une boîte dans une boîte, etc.) menace peut-être de détruire le principe même

64

Voir le livre monumental d‟Hans BELTING sur cette question, Image et culte. Une histoire de l’art

avant l’époque de l’art, Paris, éd. du Cerf, 1998. 65

Voir Georges DIDI-HUBERMAN, Fra Angelico, dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1990.

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de l‟isolement du lieu de l‟image et de la protection du sujet qui s‟y immerge. S‟il n‟y a plus

que des « lieux d‟images », il n‟y a plus de monde extérieur.

Pour décrire ce mouvement général d‟expansion progressive de l‟espace fermé, on peut

partir du plus petit des « dispositifs d‟enveloppe », de la camera obscura, cette petite boîte qui

capte et inscrit l‟image (venue du monde extérieur et passant par le petit trou pour se muer en

représentation) mais qui est aussi une boîte de visionnement, qui enferme l‟image et ne la

montre qu‟à celui qui, du dehors, y colle son œil (par le petit trou encore). Manière de

signifier la double trajectoire qui ouvre l‟espace soi-disant clos du dispositif et institue

physiquement la nécessité d‟un aller-retour, d‟un double passage avec l‟extérieur : le petit

trou qui sert d‟un côté à laisser entrer l‟image et de l‟autre à la voir une fois qu‟elle est

dedans. Toutes les autres formes « emboîtées » de lieux d‟images reprennent ce double

mouvement (in/out, mise en boîte/boîte de vision). On peut ainsi aligner toute une série de

dispositifs enfermant des images : des machines de vision et autres jouets optiques des 18ème

et 19ème

siècles – praxinoscopes, phénakistiscope, etc. – ou encore des théâtres d‟ombres

miniatures, on peut passer au Studio de cinéma – le modèle historique en est la Black Maria

d‟Edison (1892) : entièrement noir (dedans comme dehors), ouvrable sur le ciel, tournant sur

lui-même, « il n‟obéit à aucune règle architecturale » (Dickson) – et à son pendant du côté du

visionnement : les Kinétoscopes, toujours d‟Edison, ces machines de vision individuelles (et

payantes) de petits films passant en boucle, parfois regroupées dans des salles dites

Kinetoscope Parlour. De la mise en boîte dans la Black Maria à la vision en boîte dans les

Kinétoscopes, l‟image restait dans son lieu, fermé et protégé (mais toujours il y avait un trou,

une faille, un point de passage avec l‟extérieur). Au-delà, la logique d‟emboîtement des boîtes

se poursuit et se propage sans fin : de la salle de cinéma classique (par exemple le Gaumont-

Palace de Paris, construit en 1931 par l‟architecte Henri Belloc, « le plus grand cinéma du

monde » avec ses 6.000 places pour un seul écran, détruit en 1981 pour devenir un centre

commercial et un hôtel de luxe) aux multiplexes contemporains avec leurs vingt ou trente

salles pour quelques spectateurs chacune. De la (petite) boîte à images « par excellence »

qu‟est la télévision, ce meuble (plutôt que cette « lucarne »), bruyant et agité, « allumé » toute

la journée, au studio de télé, avec ses régies et ses murs d‟écrans de contrôle, en passant par la

multi-diffusion planétaire des mêmes programmes au même moment dans les maisons de

millions de téléspectateurs dans le monde entier (la « mondiovision », en mettant le monde en

boîte, transforme la planète entière en une salle de cinéma globale). De l‟installation d‟artiste

(par exemple The Sleep of Reason de Bill Viola, qui convoque le modèle de la chambre (avec

vues) avec ses trois murs écrans qui s‟illuminent sporadiquement d‟images-flashes avant de

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redevenir une simple chambre où l‟on pourrait dormir) à l‟exposition elle-même, pensée dans

son espace et son « déroulement », comme une salle de cinéma où l‟on projetterait un film66

.

D‟ailleurs cette métaphore, très filée, de « la chambre » (analysée notamment par Raymond

Bellour67

) est récurrente, renvoyant à la fois au mot camera et à l‟idée d‟un « cinéma de

chambre » (comme on parle de « musique de chambre ») pour qualifier les œuvres

installationnistes. De « la chambre » donc à l‟idée d‟appartement et à celle de maquette.

Nombreux sont les artistes/cinéastes qui ont développé, dans leurs œuvres et leurs

expositions, ces formes d‟habitat de l’espace, comme Jean-Luc Godard avec son jeu pervers

sur les maquettes, et les maquettes de maquettes, dans son exposition du Centre Pompidou,

Voyage(s) en utopie (voir plus haut), ou comme Pipilotti Rist avec ses environnements-

appartements, comme Remake of the Week End (déjà commenté). Sans oublier les

« maisons » ou « palais » de l‟image, qui commencent à pulluler (par exemple, la

manifestation La nuit des images, pilotée par Alain Fleischer à Paris, qui rassemblait dans la

grande nef du Grand Palais plus d‟une centaine de projections simultanées en décembre

2008).

Et bien sûr, cette extension de la logique de l‟enveloppe, de la boîte, des lieux d‟images,

va encore bien au-delà : vers les grands ensembles, les grands espaces, ceux de la ville elle-

même par exemple, dont les façades, dès que tombe l‟obscurité, se transforment en écrans

géants, en architecture d‟images, en murs, voire en gratte-ciels-écrans. Times Square, à New

York, en était le modèle historique, et Las Vegas le modèle kitsch, mais toutes deux sont

dépassées désormais par les grandes métropoles asiatiques, qui rivalisent dans la surenchère

du « plus grand écran du monde », grâce à la technologie des LEDs : Tokyo, Séoul, Shanghai,

Pékin. Sans oublier les folies de Dubaï. Des écrans-plafonds de 500 mètres, des façades

d‟immeubles de 80 étages, entièrement habillées d‟images, qui illuminent l‟espace et trouent

le monde de la nuit. C‟est désormais la ville toute entière qui devient une gigantesque boîte à

images. Une boîte de nuit. C‟est l‟obscurité (très relative), le ciel bas, l‟ambiance urbaine, qui

font office d‟enveloppe, de cocon, pour des spectacles qui, avec des projecteurs surpuissants,

66

L‟exposition, déployant les pièces qui la constituent, se déroule dans l‟espace comme un film que le

spectateur suit pas à pas. Chaque œuvre accrochée peut être vue comme un plan, chaque salle comme une séquence, et l‟exposition comme un film, le tout s‟emboîtant « organiquement » comme au

cinéma. L‟organisation générale des éléments, la disposition des écrans, le cheminement du visiteur,

les problèmes liés à la question du son (toujours difficile à gérer), la scénographie même du trajet (le

décor, l‟éclairage), la gestion du temps (celui des images projetées en boucle, celui de leur enchaînement d‟un écran à l‟autre et celui des pauses du spectateur), tout cela forme un tout qui est de

plus en plus pensé sur le mode du cinéma. Visiter l‟exposition y revient à « voir un film ». 67

Raymond BELLOUR, « La chambre », in Trafic, n°9, hiver 1994. Repris dans L’Entre-Images 2, op. cit., pp. 281-317.

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tels des feux d‟artifice, gagnent jusqu‟aux nuages, transformant le ciel même en écran. On

pourrait poursuivre encore plus loin, avec cette idée « postmoderne » encore virtuelle (mais

pour combien de temps ?), de certains publicitaires de projeter des images sur la lune pour

qu‟on puisse les voir depuis la terre…).

L‟image étant donc faite pour apparaître en son lieu, l‟écran s‟étant fait écrin, la caméra

faisant la chambre, la maquette se confondant avec l‟appartement, la salle jouant à la caverne,

et le musée s‟habitant comme une ville, tout se passe, avec cette puissance d‟extension infinie

des dispositifs d‟enveloppe, comme si le « monde extérieur » lui-même était devenu, petit à

petit mais inexorablement, un monde de représentation, un monde « déjà image », un

spectacle, une « hyperbulle ». Etre dans le monde et être au cinéma ne sont plus

fondamentalement deux actions très différentes. A étendre ainsi à l‟infini la logique

d‟emboîtement des espaces de l‟image, on voit bien ce qui pose problème : il n‟y a plus que

des boîtes, c‟est-à-dire il n‟y a plus d‟extérieur, donc plus de monde « réel ». C‟est la fonction

de séparation et d‟isolement des lieux d‟images qui est ainsi reportée infiniment.

La seule question qui reste devient alors celle de la place du sujet, et la définition de son

statut. S‟il n‟y a plus d‟extériorité à « la salle », si l‟image n‟est plus enfermée dans « son »

monde, c‟est que le monde est (devenu) image, entièrement, et que le spectateur « habite »

réellement celui-ci. L‟homme n‟est plus en position de devoir choisir où il est, puisqu‟il n‟y a

plus de différences entre monde extérieur et monde intérieur. Dedans/dehors. C‟est la barre

qui saute. Etre ici ou là n‟a plus tellement d‟importance. La porosité des espaces est devenue

totale. Nous ne pouvons plus tellement nous tenir devant les images puisque nous sommes

dedans (il n‟y a plus de dehors). Nous sommes passés de la posture contemplative à la posture

immersive. Du Devant au Dedans. La figure de l‟immersion s‟impose aujourd‟hui comme le

prolongement « naturel » de la figure de l‟identification (cinématographique). On ne rêve plus

d‟habiter l‟écran, comme au cinéma, cette fois on habite l’image comme on habite un

appartement ou une ville (qui est peut-être une maquette ou une œuvre d‟art). On le visite, on

le traverse, on y rencontre des amis. Expérimenter ce monde imaginaire. Moins le regarder

que le vivre. Voilà ce que nous disent les installations et les environnements agencés par les

dispositifs des artistes contemporains. Qu‟est-ce qu‟un studio ? une chambre ? une salle ? une

ville ? Des lieux d‟images ? des images de lieux ? des lieux-images indiscernables. Entre le

« devant » (l‟image) et le « dedans » (le dispositif), finalement, quelle est la différence ? On

est tous dans la grande enveloppe.

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