Art Contemporain Animisme

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    TABLE DES MATIRES

    LISTE DES FIGURES v

    RSUIVl vi

    INTRODUCTION

    1

    CHAPITRE 1APPROCHE

    PHNOMNOLOGIQUE

    DE L'ALTRIT

    .4

    1.1

    Husserl: Dela consciencedumondecommephnomneauphnomnedela

    conscience 6

    1.2

    Husserl:

    Del'Autredansnotreconscience

    la

    consciencedel'Autre 13

    1.3 Delasensationde l'Autreauchiasma 18

    1.4 De l'immanencedumondecommun au mondevcu

    26

    CHAPITRE Il ANIMISME ET EFFET DE

    PRSENCE 32

    2.1

    Leprimitifd'hieretd'aujourd'hui 34

    2.2De l'espacevcu l'espacesacr 35

    2.3Cosmologieetreprsentationscollectives:autoanantissementd'unelogique.

    ............................................................................................................................

    41

    2.4La loide la participationet le cheminde l'immanence .47

    2.5Le numineux :sensationset reprsentations .49

    2.6Imagesnumineusesen artcontemporainetactuel 54

    2.7Artetanimismeperceptuel 58

    CHAPITRE III LA MISE

    EN CONDITIONS

    DE PERCEPTION D'UNE

    PRSENCE6

    3.1 LeForty-PartMotet, 2001 :phnomnologiedela voix 64

    3.1.1JanetCardiff, Forty-PartMotet, 2001 :Description 65

    3.

    1.2

    Lavoixcorps/Lavoixpsychisme 65

    3.1.3Le timbre, l'unique

    68

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    3.1.4

    La chair du rachitique et le parcours vcu 69

    3.1.5

    La trace comme reprsentation numineuse de l altrit 71

    3.1.6 Renchantement d un haut-parleur 72

    3.1.7

    Aborder l uvre par son effet

    de

    prsence la prire

    73

    3.2 1Want Vou to Feel the Way 1

    do

    1998 : Phnomnologie de la sensation

    thermique 77

    3.2.1

    1

    Want you

    to

    feel the way

    1

    do: Description

    78

    3.2.2

    La rencontre corporelle 78

    3.2.3

    La sensation thermique de la rciprocit

    la hantise

    80

    3.2.4 Hantise et incarnation

    83

    3.2.5

    Le langage comme nourriture de l aperception

    84

    3.2.6

    Le corps participant 87

    3.2.7

    Prsence due/le et envotement

    88

    3.3 Helen Choe,

    Too

    Sweet Go Away, Phnomnologie de l'odeur 90

    3.3.1 Too Sweet Go Away: Description

    91

    3.3.2

    Le sucre, la peau

    91

    3.3.3 La physicalit

    de

    l odeur,

    le

    souvenir 92

    3.3.4 Le numineux, une peau qui respire 94

    3.3.5

    Renchantement du matriau comestible

    95

    3.3.6

    Sculpter le savon/sculpter le parfum.

    97

    3.3.7

    Entre le dsir et le cannibalisme

    98

    3.4

    Marianne Corless, Lodge et autres uvres de fourrure: phnomnologie de

    la

    tactilit 100

    3.4.1

    Marianne Corless, Lodge : Description

    101

    3.4.2

    La rencontre pidermique

    101

    3.4.3

    Le gouffre tactile 103

    3.4.4 Vido

    dynamisme

    et

    incarnation

    104

    3.4.5

    Reprsenter le corps/sculpter le corps

    106

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    IV

    CONCLUSION

    111

    BIBLIOGR PHIE

    115

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    LISTE ES FIGURES

    Figure 3.1 : Janet Cardiff, Forty-Part Motet, 2001 64

    Figure 3.2 : Jana Sterbak,

    1Want You ta Feel the Way 1Do,

    1998 77

    Figure 3.3.1 : Helen Choe, ao

    Sweet

    Go

    Away,

    2004 90

    Figure 3 3 2: Felix Gonzales Tores, Untitled Ross),

    1991

    98

    Figure 3.4.1 : Marianne Corless, lodge, (extrieur),2004 100

    Figure 3.4.2 : Marianne Corless, Lodge, (intrieur), 2004 101

    Figure 3.4.3 :Jana Sterbak, Robe de

    chair pour

    albinos anorexique, 1998 108

    Figure 3.4.4 : Marianne Corless,

    ur

    Queen, 2002 109

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    RSU

    Ce mmoire reprsente l ensemble de mes rflexions portes sur le phnomne de

    \

    effet de prsence dans des uvres d art contemporaines. Il s attache d abord

    la

    prsence elle-mme. Avec une approche phnomnologique, j expose

    la

    manire

    dont la prsence

    de

    l Autre tre humain se construit dans la perception humaine.

    Dans un deuxime temps, c est une rflexion sur l effet lui-mme qui est opre par

    l tude de

    la

    religion primitive dite animiste. J expose

    ici

    comment

    la

    prsence dans

    les choses inertes s rige dans l esprit animiste. Cette rflexion me permet e

    proposer un claircissement sur l effet de prsence dans des uvres d art, sur la

    manire dont celui-ci opre dans notre perception. Finalement, quatre uvres

    contemporaines

    (Forty-Part Motet,

    Janet Cardiff,

    Want Vou ta Fee the Way Do,

    Jana Sterbak,

    Tao Sweet

    Go

    Away,

    Helen Choe

    et Lodge,

    Marianne Corless) sont

    tudies selon leur effet

    de

    prsence.

    PHNOMNOLOGIE, HUSSERL, ALTRIT, PRSENCE, PRIMITIF, ANIMISME,

    REPRSENTATION, INSTALLATION, POLYSENSORIALlT

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    INTRODU TION

    l Y a d abord une exprience des uvres d art qui se prsente comme une

    nigme, puis vient ensuite

    le

    dsir de la comprendre, de la dcrire le plus justement

    possible. Plus la recherche avance et plus mon dsir de rsoudre l nigme se

    dissipe pour laisser place celui de la nourrir. e mmoire se prsente alors

    comme l ensemble des rflexions portes sur

    un

    phnomne particulier expriment

    dans des uvres d art contemporaines, celui de l effet de prsence. Les uvres qui

    ont inspir

    ce

    mmoire offrent

    un

    agencement d objets qui, lorsque je les visite,

    s rigent dans ma conscience comme prsences, comme altrits. Ce phnomne

    est donc au cur de ce travail, je cherche ici le dcrire et le comprendre. L effet

    de prsence est

    un

    phnomne rcurrent en art contemporain et actuel, c est

    pourquoi il m a sembl important de l tudier et d offrir quelques pistes pour

    l aborder.

    J expose comment l effet de prsence se constitue dans la conscience et ce

    qu il engendre son tour. L altrit est

    un

    phnomne largement tudi, les crits

    abondent sur ce sujet. J ai choisi, comme point d ancrage, la mthode

    phnomnologique d Husserl parce qu elle me permet de dcrire ce phnomne en

    profondeur sans le dcharner. Par ailleurs, cette mthode s intresse la

    conscience et, par la mise entre parenthses du monde qu elle opre, elle fait

    advenir l Autre dans l immanence. Ainsi, elle ouvre la description de l effet de

    prsence celle de la perception humaine et non simplement celle d un artifice

    appartenant un objet ou

    un

    agencement d objets. Le phnomne dcrit par

    Husserl n effectue pas de scission entre le ple objectal et le ple subjectif.

    Il

    les unit

    dans une dynamique qui prend racine dans la conscience humaine.

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    Mes rflexions s organisent donc en trois chapitres ayant comme fil

    conducteur l tude du phnomne de l effet de prsence. Dans le premier chapitre,

    c est la prsence elle-mme qui m intresse, la description de la constitution de la

    prsence dans la conscience. Avec la phnomnologie d Husserl, dont je retrace les

    principales tapes de sa mthode (parce que ces diffrentes tapes demeurent dans

    l esprit de toutes les rflexions opres dans ce mmoire), je dcris comment l alter

    ego s rige dans la conscience. Toutefois cette description m apparat un peu

    rductrice parce qu elle n intgre pas la polysensorialit, elle concentre son attention

    uniquement sur le sens de la vue. Je complte donc mon expos en m inspirant de

    la

    philosophie de Merleau-Ponty et de Levinas pour largir

    la

    description de la

    prsence. Je m intresse finalement la manire dont le monde commun s rige

    dans notre perception partir de

    la

    perception de l altrit. J expose l ide de

    l inexistence d un seul monde commun en apportant le concept

    du

    monde vcu de

    Merleau-Ponty.

    Si la

    manire dont

    la

    prsence s rige dans

    la

    conscience peut s clairer

    la

    lumire

    de la

    phnomnologie d Husserl,

    la

    description du phnomne de

    l

    effet

    en tant que tel est beaucoup plus laborieuse. La phnomnologie ne distingue pas

    l effet de

    la

    ralit.

    Si la

    sensation est

    la

    mme pour l un et pour l autre, l effet est du

    mme coup une ralit pour celui qui

    le

    peroit.

    La

    phnomnologie d Husserl

    s intresse

    l Autre lorsqu il n y a aucune quivoque dans

    la

    conscience, lorsqu il y a

    certitude. Ici je m intresse

    une sensation de l Autre mle

    celle de l objet inerte.

    Il

    y

    sensation de l Autre tout

    en

    sachant qu il n en est rien. L effet de prsence dans

    l inertie est

    un

    phnomne qui existe depuis toujours dans l histoire humaine. C est

    pourquoi je m intresse galement

    la

    religion dite primitive,

    la

    religion animiste.

    L tude

    de la

    religion animiste vient consolider mes ides sur l effet de prsence

    se construisant l intrieur de celui qui le peroit. Mes rflexions sur cette religion se

    concentrent donc sur

    la

    sensation de prsence construite par des reprsentations

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    3

    mentales, par

    la

    participation ces reprsentations et par des sensations religieuses

    relatives au primitif certes, mais l tre humain en gnral.

    Si

    l effet de prsence

    rsulte de reprsentations construites dans l immanence

    et

    d une participation

    celles-ci,

    il

    en est de mme de

    la

    reprsentation artistique. Les artistes crent des

    reprsentations qui se reconstruisent chaque fois dans

    la

    perception du spectateur

    qui y participe par sa prsence. Pour qu il y ait effet de prsence,

    il

    faut donc que

    l uvre mette

    en

    conditions de perception

    la

    prsence. Elle doit agencer des

    sensorialits pour que

    la

    construction de

    la

    prsence puisse s oprer.

    On

    comprend

    alors que

    le

    chemin parcouru jusqu prsent me sera utile pour l tude de ce

    phnomne l intrieur de chacune des uvres.

    Le

    troisime chapitre est consacr aux tudes de cas. Je m intresse

    quatre uvres qui ont suscit en moi l effet de prsence:

    Forty-part Motet,

    Janet

    Cardiff,

    Want Vou t Fee the Way Do,

    Jana Sterbak,

    Too Sweet

    o

    Away,

    Helen

    Choe

    et

    Lodge,

    Marianne Corless. J expose ainsi comment l effet de prsence

    s

    construit pour chacune des uvres en reprenant la mthode phnomnologique

    pour

    la

    description de

    la

    constitution de l'alter ego dans

    la

    conscience. Diffrentes

    sensorialits sont sollicites dans ces uvres. Cela me permet d exposer comment

    le son, la chaleur, le tactile et l odeur peuvent engendrer un effet de prsence dans

    la conscience. On y comprend aussi comment la perception harmonise les

    sensations en une sensation globale: il y a une synergie entre nos cinq sens. Cette

    synergie perceptive gnre l effet de prsence parce que les lments de l uvre,

    lorsqu ils sont reconstruits dans le foyer perceptif

    en

    une perception globale,

    gnrent une reprsentation mouvante. Il m intresse d envisager les significations

    de ces uvres partir de ce phnomne de l effet de prsence et de voir comment

    le dynamisme entre l inerte et l anim engendre une dualit.

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    CHAPITRE 1

    APPROCHE PHNOMNOLOGIQUE E L ALTRIT

    L effet de prsence que je souhaite tudier dans les uvres d art

    contemporaines et actuelles relve de

    la

    perception d un agencement d objets qui,

    lorsque que je l exprimente, s rige dans ma conscience comme lter ego.

    Il

    me

    faut d abord dcrire, l aide de la mthode phnomnologique d Husserl, la

    constitution

    de

    cet

    effet

    de prsence dans ma conscience lorsque je suis confronte

    rellement l autre tre humain. Les textes des penseurs d hier et d aujourd hui

    regorgent de rflexions sur l altrit, l Autre en gnral, si bien que le vaste ventail

    des tudes sur

    ce

    phnomne est trs diversifi. Les rflexions qui arpentent le

    champ de l Autre sont

    la

    fois inpuisables, parce que l altrit se redfinit sans

    cesse dans le regard de celui qui le mdite. Une seule explication de ce phnomne

    est

    un

    but inatteignable puisqu il ne cesse de fasciner, et

    ce

    dans une multitude

    d approches thoriques relevant autant de

    la

    psychologie, de

    la

    sociologie

    ou

    encore

    de

    la

    philosophie. L Autre est tout ce qui

    se

    prsente comme tel, d une motion

    jusqu la perception de l autre tre humain, de la diffrence

    de

    sexe jusqu la

    diffrence culturelle. L o svit une frontire l intrieur de moi-mme, me

    permettant d envisager l extriorit,

    il

    y a

    l

    quelque chose tudier

    du

    point de vue

    de l altrit.

    La

    phnomnologie husserlienne, dj exclusivement par son approche,

    redfinit l altrit en me plongeant au cur mme de mon exprience de l Autre,

    dans toute

    la

    densit de

    la

    rencontre immanente. S il m est impossible

    de

    cerner

    dfinitivement cette exprience, qui m chappe chaque fois o je pense

    la

    saisir, je

    souhaite plutt

    lui

    apporter une simple lueur. Cette premire claircie sera ainsi un

    guide, pour mes futures rflexions sur l art, car elle sera

    mon

    point de dpart et

    d ancrage.

  • 7/25/2019 Art Contemporain Animisme

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    5

    J ai ici choisi de scruter quelques crits des philosophes phnomnologues

    afin de traduire selon eux, puis, selon moi,

    le

    phnomne de l altrit comme

    alter

    ego le

    moment intense

    o il

    m apparat et

    la

    manire dont

    il

    lutte pour

    sa

    survie. Je

    marche dans les pas d Husserl et de sa mthode labore dans les Mditations

    Cartsiennes

    1

    Je souhaite refaire le chemin qu il emprunte afin d arriver sa propre

    description de

    la

    constitution de

    l alter ego

    dans

    la

    conscience humaine: celui-ci

    se

    construit dans l immanence. Je dois d abord comprendre plus gnralement le

    renversement radical de l attitude naturelle qu Husserl propose. C est

    partir de ce

    bouleversement fondamental, ainsi que d une sorte de fouille archologique intense

    en

    son tre mme, qu Husserl parvient

    rejoindre l ego transcendantal. Celui-ci est

    un tat d esprit permettant d tre le spectateur de sa propre conscience. L ego

    transcendantal permet au philosophe de dcrire le phnomne qui m intresse pour

    ce chapitre, la sensation de prsence. La mthode est ici expose pour bien

    montrer comment le philosophe parvient cette description, mais aussi parce qu elle

    se manifeste tout

    au

    long de cette tude et des tudes d uvres d art. Les

    diffrentes strates de son parcours ne sont pas toutes tudies, je prends soin

    d exprimenter celles qui

    me

    semblent incontournables et que j utilise tout

    au

    long de

    mon

    propre parcours vers la constitution de l effet de prsence dans la conscience

    humaine.

    Je prsente donc les moments importants

    de la

    mthode phnomnologique

    d Husserl afin de pntrer dans l univers de l altrit. J claire ensuite certains

    concepts revus sous la plume de Merleau-Ponty. J ai aussi recours quelques

    notions de Levinas, largissant le champ de l altrit et de son apprhension dans

    toute l paisseur de

    la

    sensation. e cette altrit immanente, relevant de

    la

    phnomnologie d Husserl, le monde (ou l exprience

    du monde

    ce qui revient au

    Edmund Husserl. 1991. Mditations Cartsiennes, Paris, Presses Universitaires de

    France,1949.

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    mme pour Husserl) se trouve ainsi boulevers. Je

    me

    questionne donc

    sur

    l existence possible d un espace commun. Ce questionnement gnre l vidente

    primordialit de l espace vcu un espace qui me relie aux choses et qui m inonde

    lors de mon exprience des uvres d art.

    1.1 Husserl:

    De

    la conscience du monde comme phnomne au phnomne de la

    conscience.

    Lorsque le monde lui-mme apparat la conscience comme pur

    phnomne, portant

    en lui la

    possibilit de

    sa

    non-existence, la prsence d un sol

    fondateur s impose.

    La

    recherche de l apodicticit de toute connaissance chez

    Husserl est ce vers quoi il tend. La mthode phnomnologique, telle que prsente

    dans les Mditations cartsiennes est

    en

    quelque sorte un chemin qui ne saurait

    avoir une destination tout fait certaine. Il porte

    en

    lui son retour, mais

    il

    est dirig

    par un

    dsir

    celui de fonder toutes les sciences.

    Le

    chemin porte son retour

    vritablement comme dans une activit mditative,

    o

    celui qui s y adonne

    dbroussaille l intrieur de lui-mme. Il refait le chemin de son vcu, mais en

    s affranchissant sur son passage de tout

    ce

    qui a trait

    sa

    personne elle-mme, s en

    dtachant du mme coup. Si cette mthode devient pour Husserl un outil essentiel

    tout philosophe, c est parce que notre sensation premire est que nous sommes

    enracins dans le monde. Une grande partie de ce monde, d une part, nous

    chappe et, d autre part, nous imprgne. Nous nous trouvons ainsi dans l attitude

    naturelle. Nous ne sommes que d infimes parties phmres du monde. La

    prsence du monde semble si vidente que nous nous y perdons, nous y croyons et,

    par le fait mme, nous ne l envisageons pas comme une croyance. La possibilit de

    nous en dtacher ne nous vient pas d abord l esprit. Le monde est l sous nos

    yeux, rien de plus vident. Selon Husserl, cette conviction est

    ce

    point enracine

    qu elle est

    l origine mme

    de

    toutes les sciences, de

    la

    science naturelle jusqu

    la

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    14/125

    7

    psychologie, et donc

    de

    toutes connaissances

    2

    Cette attitude est l'origine de toute

    croyance et c'est par celle-ci que je vis gnralement. Je suis donc imprgne de

    cette manire d'tre lorsque je fais l'exprience des uvres puisque je ne remets

    aucunement en cause leur existence

    et,

    par extension, celle

    du

    monde non plus.

    Le monde, une croyance, est donc la source de tout ce que nous appelons

    connaissances.

    L o la

    science prtend natre en dehors des sens humains (du

    monde sensible) et procurer des connaissances vritables, elle s'enfonce dans sa

    navet et renforce

    sa

    croyance.

    La

    gomtrie, par exemple,

    la

    forme gomtrique,

    est directement issue d'une intuition sensible des multiples formes de la nature et du

    monde. Pourtant elle se prsente dans toute sa rationalit comme si elle n'mergeait

    pas de l'exprience sensible du monde.

    La

    psychologie, dit Husserl qui cherche

    s'en distancier dans ses nombreux ouvrages, une discipline qui semble s'ancrer

    dans l'immanence, porte sur des faits psychiques. L'ide

    du

    fait psychique lui-mme

    implique une scission entre le corps et

    le

    psychisme. Ainsi

    la

    psychologie tient

    comme acquise

    la

    dduction dualistique prsuppose dans toutes les approches

    psychologiques, celle

    du

    corps et de l'esprit. Cette abstraction relve pourtant d'une

    intuition empirique sensible impliquant d'emble une croyance aveugle en

    l'existence

    du

    monde. Elle relve d'un tas de prdispositions mergeant ds la

    3

    mathmatisation galilenne de la nature

    Ce qui est retenir ici, et j'y reviendrai au

    second chapitre, est que la scission corps/me ne va pas de soi. Elle est

    dfinitivement une croyance. La scission est prsente dans

    la

    perception de ceux qui

    l'ont apprise.

    Ibid, pp.49-70.

    3Husserl labore sur le fondement fragile des sciences occidentales en reprenant l'histoire de

    la mathmatisation de la nature galilenne

    en

    passant par la philosophie de Descartes, la

    psychologie de Locke et de Hume jusqu'

    la

    philosophie kantienne

    dans

    Edmund

    Husserl.1962.

    La crise des sciences europennes et

    l

    phnomnologie transcendantale,

    Paris, Gallimard, 1954, pp.25-116.

  • 7/25/2019 Art Contemporain Animisme

    15/125

    8

    Husserl croit donc que

    la

    psychologie ainsi que toutes

    les

    autres sciences

    modernes ne questionnent aucunement le sol sur lequel elles reposent. Celui-ci est

    exclu dans toutes les rflexions que les sciences peuvent apporter sur elles-mmes.

    C est aussi l o Descartes a fait son erreur dterminante et o Husserl bifurque

    dans

    un

    parallle l intrieur de

    la

    mthode de Descartes.

    En

    voulant trouver une

    vidence indniable,

    en

    se dpouillant de tout prsuppos envers

    le

    monde par sa

    fameuse skepsis l s est empreint d une croyance en un tre suprme qui lui-mme

    tait une abstraction relevant d une intuition empirique

    du

    monde sensible. Cet idal

    est une construction qui

    ne

    saurait tre

    l

    d emble, car toute ide prend racine dans

    l exprience sensorielle

    4

    Descartes n a donc pas su s affranchir vritablement

    e

    tous les prsupposs qui animaient sa rflexion. Dans la pense husserlienne, un

    tel prsuppos est

    un

    pilier sur lequel il est impossible d riger quoi que ce soit

    puisque, ignorant

    le

    sol sur lequel

    il

    repose,

    il

    est destin s effondrer. Il s agit d un

    travail lphantesque que celui d lucider les prsupposs voils derrire toutes

    connaissances, ceux qui

    se

    trouvent dans mon propre regard. Selon Husserl, une

    grande lumire est fondamentale pour effectuer

    un

    vritable renversement de

    l attitude naturelle. Je retiens cette premire tape qu est celle de l lucidation

    puisqu il est pour moi important de pouvoir dcrire ce qui sous-tend la perception

    animiste des uvres d art.

    Il me

    faut quelque peu me dtacher de l attitude naturelle,

    dans laquelle je perois

    un

    effet de prsence devant ces objets, afin de dcrire ce

    phnomne et d en comprendre le noyau. Si cette lucidation est ncessaire, c est

    parce que je sais que ces objets ne sont pas proprement parler du rel vivant. Ils

    doivent se distinguer, dans leur construction perceptive en tant que prsence, de

    celle de

    la

    prsence humaine.

    Selon Husserl, il faudrait alors chercher l origine des sciences et de tous les

    prsupposs se prsentant comme des racines indniables, afin de dnouer les

    4 Ibid p.p. 49 70.

  • 7/25/2019 Art Contemporain Animisme

    16/125

    raisons de leur prsence. Cette recherche peut devenir une fouille profonde dans

    l histoire humaine, mais s achve toujours sur l existence inhrente

    du

    monde.

    L exprience

    du

    monde sensible tant la source de toutes connaissances et

    de

    leurs

    prsupposs, son questionnement radical est donc un point de dpart la mthode

    phnomnologique.

    Si

    Husserl s empresse d anantir

    la

    navet, c est vritablement

    celle qui a trait la certitude concernant le monde

    qui

    sera d abord abolie. l ne s agit

    pas de se fermer les yeux et de contraindre tous les autres sens comme pour amortir

    l imbibement

    du

    monde.

    l

    s agit plutt de maintenir le monde tel qu il se donne

    moi, sans toutefois lui accorder de jugement quant son existence

    ou

    sa

    non

    existence. Je ne saurais me dtacher rellement de tous les prsupposs qui

    animent mon regard sur le monde, mais je m efforce de ne pas porter de jugement

    quant leur validit. l s agit donc d une mise entre parenthses

    du

    monde et ainsi

    de

    tous les jugements ports sur lui. Cette maintenance

    du

    monde

    en

    tant que

    phnomne, aussi appele poch phnomnologique, m entrane transformer

    tout ce qui se donne moi en purs phnomnes. Le monde et tout ce qui a trait

    celui-ci, c est--dire les prsupposs, les sciences, notre histoire, notre culture, sont

    comme dans un tat flottant

    au

    sein de ma conscience. Celle-ci offre une

    transparence de son propre spectacle, de tout ce qui l habite. Si une telle lucidit est

    possible pour Husserl, je ne prtends pas pouvoir l atteindre. Comme

    j

    l exposerai

    bientt, cette tape de

    la

    mthode

    du

    philosophe, qu II semble lui-mme croire avoir

    atteint, le porte vers une description trs intressante de

    l Al ter ego.

    Ce qui est

    en

    effet fascinant est que, dans

    ce

    bouleversement, les choses ne

    prennent plus racine de

    la

    mme manire que lorsque je suis dans l attitude

    naturelle. Celle-ci me portait voir les choses, le monde, la terre, l extrieur de

    moi. Cette nouvelle lucidit m offre des certitudes qui reposent sur l immanence

    mme

    du

    contenu. Autrement dit, je ne pourrais, selon la mthode

    phnomnologique d Husserl, affirmer que parce que je perois une montagne, il y a

    une montagne hors

    de ma

    perception. l y a plutt, dans

    ma

    conscience, des vcus

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    17/125

    10

    s organisant de manire former une perception d une montagne.

    La

    mthode est

    uniquement descriptive,

    la

    perception de

    la

    montagne se dpeint comme une activit

    de la conscience. Les choses s enracinent toutes l intrieur de moi et le monde

    qui fut autrefois tangible devient flux de vcus. Si quoi que ce soit porte la trace de la

    transcendance, elle

    ne

    peut qu tre immanente. Cette nouvelle posture, qui

    me

    porte

    vers une plus grande conscience rsulte de

    la

    dcouverte de

    ce

    sol impntrable, le

    seul sur lequel il m est possible de construire un savoir qui soit digne de ce nom,

    selon Husserl, l ego transcendantal

    5

    Celui-ci est irrductible.

    Si par la mditation, Husserl atteint l ego transcendantal, et que, par cette

    disposition, le voile des phnomnes laisse tout ce qu il porte dans une limpidit

    absolue, il peut ainsi librement observer l activit mme de la conscience. Il peut

    dcrire

    la

    structure de

    la

    conscience

    en

    toute

    neutralit. La transparence

    soudaine des vcus permet alors Husserl d tudier la conscience, le thtre o

    s entremlent et se percutent les vcus. L vidence premire relative la structure

    de

    la

    conscience, et dterminante de toute la philosophie d Husserl, est son

    intentionnalit, conscience est toujours conscience de Je ne pourrais m imaginer

    une conscience qui

    ne

    serait pas conscience de quelque chose. La conscience est

    une nose, l acte de vise, un mouvement vers l extrieur qui cherche se combler.

    Elle porte invitablement

    un

    contenu,

    le

    nome, qui ne saurait tre fig puisque le

    spectacle qu ouvre

    la

    conscience est

    en

    mouvement continu.

    Sa

    structure est le

    temps, l coulement d un flux de vcus qui dferlent sans relche. Son mouvement

    incessant ne transforme pas pour autant la structure de

    la

    conscience, celle-ci ne

    saurait tre phmre. Je pourrais ici me reprsenter cette structure comme une

    sorte de contenant dans lequel se meuvent tous mes vcus, dans lequel mes

    perceptions entrent de manire tout fait chaotique et explosent dans tous les sens.

    Pourtant, ces vcus semblent s ordonner, s organiser selon une structure, dans une

    Ibid pp.49-70.

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    11

    cohrence parfaite

    6

    Les vcus, les sensations primaires, se joignent et se dissocient

    et forment

    dans

    la conscience des choses, des objets. La conscience organise

    son

    contenu sous le

    mode de

    l association, un fonctionnement qui rige le sens du

    peru. La reconnaissance de ces objets, dans la conscience, relve de toutes

    les

    expriences vcues qui, par le

    tressage

    associatif, sont identifies. Le tissage se

    fait

    de manire spontane,

    il

    s agit

    d une synthse p ssive

    7

    Si l association rassemble mes vcus en un objet quelconque, c est

    que

    cet

    objet existait pralablement

    pour

    moi.

    C est

    donc paradoxalement

    partir

    d un

    prsuppos,

    d une forme

    idale,

    que

    les

    vcus

    sont susceptibles

    de s organiser dans

    la cohrence de cette mme forme. Pour ainsi dire, l objet idal montagne est

    une abstraction des expriences vcues

    d une

    montagne mais il est aussi le fil

    conducteur de la synthse des perceptions de la montagne . Autrement dit, l objet

    idal est la fois le guide, mais puisque je ne saurais le prsupposer rellement, il a

    d abord d tre construit, lui aussi, par la perception sensible d abord. La perception

    de l objet est aussi et surtout

    compose

    d aperceptions. Je ne saurais voir toutes les

    faces

    d une

    chaise en un

    mme moment de

    perception, mais j intuitionne

    dj

    pourtant sa forme totale. Je peux dcouvrir la chose en me dplaant autour d elle.

    Par une suite

    de

    perceptions

    comprenant

    en elle la rtention (la perception qui survit

    dans

    mon regard lors de ma prochaine perception) et la protention (l attente

    de

    la

    prochaine perception). Toutefois la chaise peut aussi tre vue de face et son

    aperception peut

    se

    construire en moi-mme. La synthse p ssive est en

    quelque

    6 Husserl semble prendre comme acquis dans toutes ces descriptions de

    la

    conscience, l tat

    normal de l adulte, il met volontairement de ct toutes personnes ayant une pathologie

    quelconque.

    7 cette synthse passive s ajoute la synthse active. Beaucoup moins frquente, celle-ci se

    rattache davantage

    l imagination et

    la

    crativit. Par

    la

    synthse active je peux inventer

    un objet nouveau que je construis en choisissant ses proprits.

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    12

    sorte un amalgame de sensations, perceptions, aperceptions, rtentions,

    protentions

    et de souvenirs qui, par l association, permettent l identification de l objet

    8

    L objet comme entit, bien que je me sois obstine

    l appeler ainsi,

    s anantit pourtant la lumire de la phnomnologie de Husserl. Dans le terme

    mme

    du

    nome, qui fait fi d tre le ple objectal de ma perception, l objet porte en

    lui

    la

    vise, ou plus encore,

    il

    est une vise. Je ne saurais en discerner

    un

    contour

    prcis, une frontire externe quelconque, car

    il

    est insparable de celui qui le

    regarde.

    a

    seule rupture

    qui

    puisse l identifier comme

    un

    objet est une rupture

    l intrieur mme de celui qui s imbibe de l objet. Cet entrelacement des ples

    notiques et nomatiques,

    de

    l acte

    de

    vise et de l objet vis, est au cur

    de

    mes

    rflexions. l me porte chercher mes claircissements sur l effet de prsence dans

    l immanence.

    C est justement

    partir

    de ce

    tissage inhrent

    toutes perceptions que

    repose ma pense sur la constitution de l Autre dans

    la

    conscience humaine. Le

    nome montagne appartient donc

    chacun de nous jusque dans l aperception,

    le

    flanc

    de

    montagne qui est tout

    fait dans l ombre. Je peux accueill ir aisment

    l ide de l immanence des aperceptions, puisqu elle est tout

    fait cohrente avec

    celle de l entrelacement que prsentent le nome et la nose. Si l objet vis est en

    moi dans mon acte de vise, tout

    ce

    qui le constitue comme tel est aussi issu de

    moi-mme. Lorsque je regarde les uvres d art, je les construis

    en

    moi-mme dans

    ma perception. Dans le cas des uvres choisies pour ce mmoire, le ou les objets

    qui constituent l uvre ne sont pas l uvre, ils en font tout simplement partie. Je

    reconnais ces objets parce qu ils font chos dans ma conscience

    et

    parce que

    perceptions, aperceptions

    et

    associations se mettent

    l uvre pour dvoiler

    l identit

    de

    l objet. Toutefois l uvre est toute autre, elle

    en

    est l exprience. Je ne

    8 Ibid., pp.71-100

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    13

    la saisis pas ainsi aussi rapidement parce qu elle m incruste davantage dans son

    existence. Elle ne peut tre porte ma conscience tel un concept, par exemple, le

    concept montagne parce que mon exprience mme fait partie de son identit.

    Un concept ne change pas. Issu des multiples expriences, l se fige quelque part

    afin que je puisse m y reprer lors des constantes synthses passives qui s articulent

    dans ma conscience. L objet uvre des uvres que j ai choisies est mouvant.

    Il

    se rgnre tout le temps parce que les uvres sont aussi des prsences dans ma

    conscience.

    Un

    peu comme

    la

    prsence d un tre humain, elles comportent quelque

    chose qui me dpasse, qui est hors de mon contrle.

    Il est plus ais, maintenant, avec la mthode husserlienne, de dcrire la

    constitution d un objet dans ma

    conscience, la manire dont il advient et s rige

    comme tel. Toutefois cela se complexifie fortement lorsque je me confronte l Autre.

    L Autre n est pas un nome tel qu un objet peut l tre.

    Il

    porte aussi en lui un ego que

    j rige en tous points dans ma conscience. L Autre prsente une aperception que je

    construis, certes, mais contrairement

    l aperception des choses inertes,

    l aperception de l autre m est inaccessible par essence. Dans la philosophie

    d Husserl, rien ne semble pouvoir m chapper rellement. La transcendance, se

    prsentant comme quelque chose d inaccessible, est elle-mme construite par la

    conscience partir de ce qui lui est accessible. L aperception porte en elle sa

    possibilit. D o vient donc cette sensation indubitable de transcendance qui advient

    lorsque je me retrouve en prsence e l Autre?

    1.2 Husserl: De l Autre dans notre conscience la conscience de l Autre

    La prsence de l Autre,

    si

    je tente de dnouer un peu les associations qui

    la

    forment, possde une large part d aperceptions. Tout ce qui nous est dissimul et

    qui fait en sorte que l objet est objet (et par extension, que l Autre est l Autre),

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    14

    provient d abord, si je demeure fidle Husserl et toute construction des choses,

    d une perception originaire. La seule perception originaire que je puisse avoir e

    l Autre est celle que j ai de son corps. L altrit ne semble pas se situer dans cet

    lment physique, mais quelque chose qui le dpasse et qui le fait briller. L Autre

    brille du fait qu il vit et que j intuition ne toute la prsence de son tre. Si cette

    intuition, qui se prsente sous le mode de

    la

    certitude lorsque je suis devant l Autre,

    est issue de moi-mme, je devrai accepter tt ou tard que l Autre

    en

    tant

    qu homologons

    me

    porte aussi en lui. L Autre est vis, mais l autre

    me

    vise aussi.

    l

    ne s agit pas d un objet inerte, mais d une autre conscience intentionnelle. l est un

    nome qui devient nose et qui n hsite pas me transformer en nome son tour.

    Si

    l objet peut s exprimer du point de vue de l altrit, c est d une manire distincte

    de l altrit de l Autre tre humain. C est pourquoi Husserl modifie quelque peu sa

    mthode pour dcrire cette constitution de l Autre dans la conscience.

    Plonge en moi-mme, et comme dans l effet d un ddoublement, j observe

    de loin, dans

    la

    distance que me procure l adoption de l attitude transcendantale et

    comme si je regardais dans une lorgnette toute spciale, les vcus qui pntrent

    dans ma conscience. Je porte soudainement toute mon attention, en cherchant dans

    la foule de mes expriences, celles qui ont trait l exprience trangre. J observe

    l Autre, mais aussi tous les phnomnes, tels ceux de la culture, de l histoire, de la

    socit, qui me rappellent

    la

    prsence indniable de l Autre. l est maintenant

    insuffisant de les vider d un jugement quelconque,

    il

    faut maintenant s efforcer de les

    faire disparatre totalement. travers ma lorgnette, j observe que la scotomisation de

    toutes expriences impropres effeuille progressivement

    ma

    sphre d exprience de

    toutes ses paisseurs. l ne me reste que ma propre sphre d exprience se

    dfinissant ici comme

    la

    ngative de tout

    ce

    qui ne m est pas tranger. Cette

    nouvelle fouille sparative me prsente ce qui m est spcifique, ce

    partir de quoi il

    m est possible de faire toute exprience.

    L

    o

    il

    ne m est plus possible de dterrer

    et de discriminer, j atteins l irrductible fondation, mon monde propre. Le seul objet

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    5

    que je connaisse de l intrieur et duquel je matrise les mouvements est mon corps9.

    Il est donc cette dernire strate. Je pourrais dire de cette strate essentielle qu elle est

    dnude lors de ma naissance et qu elle acquiert rapidement tous ses revtements

    avec l exprience du monde. De ce corps propre, je peux toucher et tre touche u

    mme coup.

    Si

    l ego transcendantal est

    le

    fondement des connaissances, le corps,

    lui, est l objet qui me permet l accessibil it

    au

    monde sensible. Lorsque je fais

    l exprience trangre, lorsqu un autre corps entre dans ma sphre propre, c est par

    le

    biais de celle-ci que je le rencontre.

    Rduit

    mon corps propre

    et

    ma spcificit, je peux maintenant faire entrer

    le corps de l autre l intrieur de ma sphre d exprience, par exemple, dans mon

    champ de vision. La vue est le sens le plus tudi chez Husserl, j exposerai

    postrieurement comment

    la

    perception de

    la

    corporalit n est pas simplement

    visuelle. Avec cette rduction particulirement conue pour l tude du phnomne

    tranger, je me permets d exposer la rencontre de l Autre, comme d abord et avant

    tout, une rencontre corporelle. L Autre s immisce dans ma lorgnette

    en

    tant que

    corps. Toutefois ce corps me ressemble et je fais l exprience de ce corps Autre

    avec mon corps propre. Toujours dans ma lorgnette rduite, j ai l intuition que ce

    corps possde

    un

    matre. Les agissements de ce corps s inscrivent en cohrence

    avec les miens. Ils sont rgis par quelqu un d autre.

    Ce

    corps est comme

    le

    mien. La

    possibilit de son psychisme provient de l appariement qui est effectu tout

    passivement, au sens de la synthse passive husserlienne) en moi. Je n voque

    pas ici l ide d une dduction logique de l exprience de la physicalit de l Autre,

    mais plutt celle d une intuition du corps de l Autre comme

    un

    autre

    mo

    qui fait aussi

    l exprience d un monde propre. L aperception de l Autre s rige comme une tige qui

    pousse en moi. Lors de la perception du corps tranger, elle forme une sorte de

    bulbe dans laquelle je conois la possibilit que d autres tiges peuvent y pousser,

    Ibid.

    pp.141-155

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    16

    bien que je n en fasse jamais l exprience originaire. Ce bulbe est

    en

    quelque sorte

    la sphre spcifique de l Autre qui construit

    lui

    aussi en lui l aperception des autres

    sphres spcifiques, de

    la

    mienne par exemple. Une part de moi-mme m chappe

    alors peut-tre, mais cet chappement est aussi mon propre difice. L exprience

    originaire de l Autre est donc celle de son corps.

    La

    cohrence dans les

    mouvements et les agissements permet une concordance suffisante

    l appariement10.

    Dans ce dbut de constitution, je dois dj admettre que l Altrit est quelque

    chose qui n existe que par moi-mme.

    Il

    se forge en moi, se solidifie ou s amoindrit

    selon mon exprience.

    Le

    psychisme de l Autre, sur lequel

    ma

    lorgnette n a

    malheureusement aucun point de vue, apparat toutefois indniable. Lorsque j ai

    perception d un objet, je l ai indiqu plus tt pour la synthse passive,

    la

    perception

    de l objet, identifi comme tel, est aussi construite d aperceptions. Seulement, ces

    aperceptions de l objet, qui se donnent moi, sont vrifiables, elles portent en elles

    la

    possibilit d une vrification. Je n aperois point

    le

    dos de

    la

    chaise, mais je peux

    tout de mme me mobiliser et marcher tout autour de l objet et ainsi transformer

    l aperception en une perception et la perception prcdente, en une aperception ou

    rtention. Lorsque je parle du psychisme de l Autre, je dois admettre qu il s agit l

    d une aperception qui sera toujours inaccessible ma perception. Contrairement au

    dos de la chaise, le psychisme de l Autre est inatteignable par essence. Ce qui m est

    inaccessible de

    la

    chaise est

    la

    perception que l Autre a de cette chaise avec ses

    propres vcus, souvenirs, rtentions et protentions, et donc, encore une fois de

    l Autre lui-mme. C est de cette construction de l aperception de l Autre que jailli t la

    prsence de l Autre.

    O Ibid.

    pp

    157 22.

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    7

    Si la

    prsence de l'Autre est finalement une sensation profonde qui survit e

    mon immanence, et que cette sensation est suscite parce que

    le

    corps de l'Autre

    s'apparente au mien,

    il

    est curieux que je parvienne le dissocier de moi-mme.

    Puisque j'exprimente, dans ma sphre propre, l'Autre comme un autre moi, quelque

    chose doit se produire afin que je ne sois pas confondue avec cet Autre, son

    psychisme aprsent.

    Si

    une frontire s'rige entre

    moi

    et l'Autre que je convoite,

    elle provient du cadre spatio-temporel qui distingue immdiatement l'Autre de moi

    mme. Par

    un

    cadre, que dlimitent l'espace et

    le

    temps, je parviens, selon Husserl,

    maintenir une tranget. Je suis ici, ce moment prcis et cet endroit prcis, et

    l'Autre se prsente sur le mode du

    l-bas,

    ce mme moment distinctement. Je ne

    saurais me trouver ici et l-bas au mme moment. L'Autre ne pourrait tre ici

    o

    je

    suis au mme moment o je m'y retrouve.

    Du

    pouvoir moteur de mon corps se

    dessine en moi la possibilit d'un dplacement et de transformer

    le

    l-bas de l'Autre

    en un ici pour moi et ainsi d'avoir le mme point de vue sur les choses que Autre

    avait quelques minutes plus tt. Cette disposition faire du l-bas de l'Autre mon ici

    et vice-versa est prcisment la scission ncessaire l'exprience de l'altrit

    11

    Cette scission, et toute l'exprience de l'altrit, rside trangement, pour Husserl,

    dans une sensation essentiellement visuelle. L'Autre est

    en

    moi, la frontire qui me

    permet de

    le

    maintenir ainsi est aussi ma cration, bien qu'elle soit passive et elle

    se limite au cadre spatio-temporel.

    C'est donc ainsi que se forge l'altrit et, par extension, l alter

    go

    dans

    la

    conscience humaine pour

    le

    phnomnologue.

    La

    rencontre du corps peut se faire

    autrement que visuellement

    U y

    reviendra bientt). L'extriorit, ainsi rige dans

    ma

    conscience, gnre l'altrit, tout ce qui est autre et qui n'est pas moi. Cette

    sensation peut se prsenter devant des objets, mais dans

    le

    cas de

    la

    perception du

    corps, elle gnre

    la

    prsence

    e

    l'autre tre humain.

    l

    Ibid., pp.

    165, 169

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    18

    1.3 De la sensation de l Autre au chiasma

    La prdominance du visuel dans l apprhension de l Autre et

    la

    constitution

    finale de l Autre se ralisant par

    le

    cadre spatio-temporel sont deux lments

    importants que l on retrouve dans

    la

    philosophie de l altrit d Husserl. Ces lments

    me portent, dans

    le

    cadre de

    ce

    mmoire, vers un dsir d ouvrir leur champ et de les

    approfondir tout autrement.

    Le

    premier peut s tendre toutes

    les

    sensorialits. Le

    deuxime mrite d en dcrire

    la

    rupture qui svit

    au

    moment de l exprience

    e

    l Autre. Cette rupture semble se munir d une

    double intention. J expliquerai

    davantage ce dernier lment au cours de ce chapitre. L exclusivit confre la

    modalit sensorielle du visuel est tout fait trange. Dj, lorsque je parle du regard,

    il n y a pas une seule sensorialit l uvre. Le regard lui-mme, selon Merleau

    Ponty, n est pas simplement visuel, il est aussi tactile

    12

    Si ma main qui effleure les

    choses

    du

    monde devient elle-mme touche,

    il en

    est de mme de mon regard.

    Lorsque je le porte sur les objets, ceux-ci touchent d une certaine manire

    ma

    rtine

    pendant que mon regard pouse les formes et les textures.

    Si le

    regard palpe tout ce

    qu il trouve sur son passage, les autres sensorialits sont tout autant impliques

    avec les choses du monde. Je rencontre toutes sortes d odeurs qui ont

    un

    certain

    degr d intensit pour moi. Lorsqu elles sont trs fortes, elles semblent mme

    endommager les conduits qui la portent

    en

    moi. L odorat relve de

    la

    sensation

    tactile et ce, jusqu au moment

    o

    l odeur s immisce dans mes poumons.

    Le

    got est

    aussi une forme de toucher,

    la

    sensation tactile y est indliable du moment

    o

    je

    dguste

    un

    aliment.

    Bien que

    la

    conscience intentionnelle ne saurait nier les autres sensorialits,

    je n y trouve pas mme une bauche de leur fonctionnement dans l apprhension de

    l Autre telle que dpeinte par Husserl. Les diffrentes sensorialits ne sont que des

    12

    Maurice Merleau-Ponty. 1954. Le visible t in visible Paris, Gallimard, 1964, pp.171-173

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    modalits

    de

    la conscience intentionnelle,

    ou

    encore des modalits

    de

    donation

    e

    l objet. Toutefois la description de l avnement de l Autre dans ma conscience, chez

    Husserl, repose sur la perception visuelle. La sensation profonde de l Autre ne

    saurait natre exclusivement d une sensation visuelle, d une simple apparence sur

    laquelle je devine passivement, au sens Husserlien, la prsence de l Autre.

    Lorsqu une voix vient mon oreille ou lorsqu une odeur humaine s infiltre dans mes

    narines, sans mme que j aie pu en apercevoir

    la

    source, elles sont dj pour moi

    Alter ego. La

    rupture s effectue ds le moment o j entends le son d un Autre, parce

    que je sais qu il n est pas mien. La voix humaine ainsi que l odeur corporelle sont

    non seulement lies un corps comme des prsences indicielles de celui-ci, mais

    elles sont pour moi qui n en vois rien, corps propre de l Autre. Au mme titre que

    visuellement j aperois le corps de l Autre, j entends le corps de l Autre et je le sens.

    J rige la prsence de l Autre et toute son aperception, son psychisme, partir e

    perceptions originaires non visuelles. Bien que

    le

    visuel soit peut-tre

    le

    plus prcis

    des sens chez l tre humain, le phnomne

    de

    l altrit peut relever d une sensation

    autre que

    la

    sensation visuelle. Je peux vivre

    la

    dchirure profonde de

    la

    prsence

    de l Autre par le biais d une voix qui rsonne dans mon oreille ou par la sensation

    odorifique, calorifique

    ou

    tactile d un corps humain. La sensation profonde de l Autre

    s rige par sa ressemblance

    moi-mme (un appariement)

    et

    sa

    non

    ressemblance

    moi-mme afin qu elle ne soit pas confondue au moi propre. La voix, l odeur et la

    chaleur de l Autre se prsentent sur le mode du l bas au sens du non ici. Elles

    n manent pas de moi, mais d une source extrieure. Lorsque j mets un son,

    je

    ressens

    ma

    propre voix de l intrieur.

    La

    voix de l Autre, elle, entre en moi, mais elle

    ne prend pas racine dans mon

    ici.

    Elle n est pas le fruit d un mouvement intrieur de

    mes muscles.

    La sensation originaire et aperceptive de l altrit est, selon Husserl, toujours

    intentionnelle.

    Il

    s agit l de la structure de

    la

    conscience. Une conscience non

    intentionnelle

    ne

    semble pas envisageable, car si je demeure fidle la philosophie

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    2

    d Husserl, tout

    ce

    qui entre dans ma conscience porte l intentionnalit de celle-ci.

    Il

    en va de mme pour tous les vcus qui y sont entrs et qui peuvent tre

    possiblement ramens la conscience prsente et

    ce

    n importe quel moment. Or,

    la

    sensation de l altrit semble

    se

    munir d une non intentionnalit, ou encore d une

    intentionnalit qui n est pas unique et volontaire. J ai parl plus tt d une double

    intentionnalit, mais dj ce terme est paradoxal. C est le propre de l intentionnalit

    d tre unique, chez Husserl. Je ne saurais effectuer deux actes de vise au mme

    moment, l un s anantit toujours pour faire place l Autre. S il

    y

    en a deux

    au

    mme

    moment, c est selon

    moi

    parce que l un d entre eux n est

    pas

    tout fait intentionnel.

    Il

    est mme viscral et lutte pour sa survie.

    Il

    est prsence trangre dans la

    conscience et donc altrit. L altrit merge alors de

    la

    lutte continue entre ces

    deux

    intentions

    .

    L activit de

    la

    conscience se complexifie quelque peu lorsqu il s agit d riger

    l Altrit puisqu il

    y

    a une sorte de fracture, une discontinuit au sein mme de

    la

    cohrence, qui permet l autre de faire son apparition comme Autre.

    l

    parat alors

    douteux de croire en l apprhension exclusivement intentionnelle de

    la

    prsence de

    l Autre. Celui-ci est de plus tout fait hors de notre contrle,

    il

    nous tombe dessus,

    nous marche sur

    le

    pied. Levinas interroge la conscience intentionnelle lorsqu elle

    dcouvre l Autre, sous toutes ces formes, jusque dans son rapport aux besoins et

    aux dsirs

    13

    La conscience vise en direction de quelque chose et cette vise est soit

    comble, soit elle se heurte sa propre invention. Au-del de la conscience

    intentionnelle, qui pointe vers sa vise qui s emplit

    o

    s vide,

    il y

    a les dsirs et les

    besoins qui ne sont pas seulement des vises.

    La

    sensation vcue du besoin

    ou

    du

    dsir m arrache moi-mme, rattrape mon intentionnalit

    un moment o elle se

    concentrait sur une vise toute autre.

    13 Emmanuel

    Levinas. 1978.

    Autrement qu tre ou audel

    e

    l essence,

    Paris Librairie

    gnrale franaise,

    p.111.

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    21

    Levinas prtend que

    le

    psychisme

    de

    l intentionnalit agit comme une sorte

    de dphasage.

    La

    notion d altrit s ouvre toutefois ici tout ce qui peut tre

    vcu comme tel et non seulement l Autre en tant qu autre tre humain. Il s agit

    donc d un dcalage entran par une rupture interne. Un besoin qui grandit

    en

    moi

    mme et qui cherche ardemment se combler peut certainement tre compris

    comme altrit. Ce besoin semble chercher

    m ensevelir afin de transformer tout

    mon tre en ce besoin. La rsistance, la volont de ne pas succomber, engage un

    effort intense. Je prends ici

    un

    exemple tir du quotidien pour mettre

    en

    relief cette

    rupture. Cet exemple est suggr bien que non explicit par Levinas 14 Supposons

    que je dorme profondment et que soudainement

    un

    bruit connu m arrache

    violemment des bras de Morphe. Rsonne alors en moi l urgence de me lever, car

    je dois me prparer pour un rendez-vous important. Une partie de moi me tire hors

    du lit pendant que l Autre, et je mets ici volontairement la majuscule A me supplie e

    m assoupir nouveau. L tre semble se diviser en deux parties distinctes et ainsi

    s engage une sorte de lutte intrieure pour ramener l tre dans son entit. Entre

    l intention et

    le

    besoin,

    il

    y a comme un abme,

    un

    dphasage

    .

    Il

    y a

    un

    vcu non

    intentionnel. Je souhaite me lever, mais quelque chose d Autre en moi veut que je

    dorme. La prsence pourrait

    mon avis tout aussi bien s exprimer ainsi, comme une

    dchirure

    au

    sein de ma propre conscience crant en

    moi

    une tranget.

    Il

    y a un

    dbat continu entre la part de contrlable et

    la

    part d inatteignable de l Autre et entre

    ce

    qui m appartient et

    ce

    qui relve de l autre. L effet de prsence gnr par

    l exprience des uvres, quant lui, engendre une rivalit plus profonde parce que

    la

    prsence provient d un agencement d objets inertes. l y a ainsi une sensation de

    prsence et une part de moi qui rsiste parce que je sais qu il n y a

    pas

    l

    vritablement

    un

    tre humain. Les oeuvres crent

    ce

    ddoublement et engendrent

    du

    mme coup des rflexions sur les objets qui s y animent.

    14

    Nous retrouvons la pense de Levinas sur la conscience intentionnelle dans Emmanuel

    Levinas Ibid.,

    pp.1

    05-111 et dans Entre nous, essais su le penser--I autre, Paris, Grasset,

    1991. p.132.

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    22

    Ce

    dcalage s apparente, certains gards, au chiasme

    de

    Merleau-Ponty,

    bien que

    le

    chiasme soit essentiellement corporel

    5

    Le corps est

    la

    fois frontire

    avec les choses, le monde et les autres. Il est d abord et avant tout le moyen par

    lequel j exprimente. Tout

    ce

    qui est visible porte une distance dans

    ma

    conscience.

    Le

    visible se constitue comme hors de moi, sans quoi il disparatrait aussitt. Toute

    chose Autre ncessite donc une sensation d cart dans

    ma

    conscience. Cette

    sensation me permet de dissocier

    ce

    qui est mien de

    ce

    que je constitue comme ce

    qui est un point c est tout. Ce qui se donne ma conscience ne saurait tre

    qu immanent. C est de la construction possible de la transcendance, mme dans

    l immanence, que nat toute forme d altrit. Seulement le dcalage est d autant plus

    fort devant un autre tre humain, l alter ego, puisque je me le constitue comme un

    autre moi. Il est un sujet pensant, un sujet qui rgne et qui possde le pouvoir absolu

    sur son objet, son corps propre. Il est aussi

    en

    mesure de constituer ma propre

    transcendance dans

    sa

    conscience. En constituant l Autre comme tel, comme un

    alter ego,

    j ouvre

    la

    porte une confrontation qui engendre souvent une rsistance.

    Celle-ci dlimite mon

    mo

    propre, sans quoi je me perdrais dans cet Autre.

    Ce

    dtachement, me permettant d riger l Autre dans toute sa prsence, est aussi le

    moyen par lequel je suis moi-mme. Le moyen par lequel je possde une identit.

    Les multiples associations

    me

    permettent de constituer l Autre, mais c est surtout la

    dissociation,

    la

    fameuse rupture intrieure au rebord de mon identit, qui me porte

    la

    construction de l Autre. Elle semble survenir au moment mme

    o

    j rige

    l aperception, le psychisme

    de

    l Autre. Celui-ci jaillit de moi-mme et semble aussitt

    m chapper. L Autre

    en

    moi est

    le

    mystre, une connaissance incertaine et surtout

    inachevable, mais auquel je crois, parce que j en ressens

    la

    prsence indniable.

    15

    Merleau-Ponty Le visible et l invisible,

    pp.171-173

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    3

    L Autre, une partie de moi-mme qui est inaccessible,

    un

    dsir inassouvissable

    lorsque je m y intresse quelque peu. S il se fusionne

    moi-mme, et que, par

    mgarde, je n en rige pas

    la

    frontire, l Autre s anantit aussitt. Aller vers l Autre

    c est aussi s auto dfinir dans

    la

    rupture qui svit entre

    le

    spcifique et

    le

    non

    spcifique.

    Le chiasme de Merleau-Ponty est aussi

    un

    entrelacs:

    un

    tressage

    du

    corps

    non comme objet, mais comme corps propre avec le monde.

    Il

    ne faudrait pas voir,

    dans

    la

    constitution de l Autre, une vritable fracture. Il s agit plutt d une dlimitation

    aussi trange que celle qui spare

    le

    jaune du blanc de l uf,

    la

    fois clairement

    perceptible, bien que ces lments soient impossibles

    dsunir. C est le corps dans

    toute sa profondeur dont

    il

    s agit.

    Un

    corps qui ne saurait qu tre le mur entre

    moi

    et

    les Autres puisqu il est l unique moyen par lequel je communique et perois. Ainsi

    tout

    ce

    qui est autre se prsente comme dans un tissage

    moi-mme.

    Le

    chiasme

    est

    un

    clivage, mais il est une relation l Autre avec lequel il n y a pas uniquement

    une rivalit. Selon Merleau-Ponty,

    l

    y a plutt

    un

    co-fonctionnement entre les

    corps. Bien que li au corps, le

    chiasme

    de Merleau-Ponty vient de l intrieur mme

    de l tre. C est partir du corps propre que je dcouvre l Autre et c est de la notion

    de chair que dcoule

    la

    relation l altrit:

    Si

    ma main gauche peut toucher ma main droite pendant

    qu elle palpe les tangibles, la toucher en train de toucher,

    pourquoi, touchant

    la

    main d un autre, ne toucherais-je pas en

    elle le mme pouvoir d pouser les choses que j ai touches

    dans la mienne? 6

    6

    Ibid. p183.

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    4

    Ainsi Merleau-Ponty relate que les deux mains touchent les mmes choses

    parce qu elles appartiennent au mme corps propre. Elles profitent tout de mme

    d une exprience tactile diffrente. l y a une relation entre les deux mains, telle celle

    qui relie nos deux yeux produisant une vision unique, m indiquant qu il y a

    un

    seul

    monde tangible. C est de

    la

    relation entre tous les sens que l on peut parler d espace

    du

    corps propre. Ainsi

    en

    touchant l Autre qui touche, je lui accorde le mme pouvoir

    de rencontrer les choses et de participer cette chair commune

    17

    Merleau-Ponty fournit l exemple de

    la

    poigne de main, illustrant ainsi toute la

    rversibilit

    du

    touchant-touch. S il y a effectivement une synergie l intrieur

    de

    mon corps propre, rassemblant les sensations de tous les organes une seule

    sensation,

    il y en

    quelque sorte un seul organe.

    l y

    une unit qui ressent et cette

    mme synergie doit exister entre les diffrents organismes, c est--dire, avec l Autre

    en

    tant qu autre corps propre. Mes sens ne sont pas des entits autonomes par le

    simple fait que je ne vois,

    ni

    ne sens rellement qu avec l organe

    du

    sens, mais en

    synergie avec

    le

    reste

    du

    corps et l tre que je suis.

    Si

    je peux toucher l Autre, celui

    ci

    participe d un mme monde, d un mme corps global. L harmonisation des sens

    en une sensation unique me permet aussi de soutenir l ide que la sensation de

    la

    prsence peut

    se

    construire

    non

    seulement partir de modalits de sensation

    distinctes, mais aussi partir de l amalgame de ces sensations vcues

    en

    un mme

    moment de perception. C est donc dire que l effet de prsence, puisque sa mise en

    scne est avant tout une construction, s rige dans

    la

    conscience partir de ce qui

    peut tre ressenti par celui qui exprimente l uvre. C est cela mme qui fait le

    spectacle.

    On

    peut ainsi faire interagir les sensorialits de manire modifier

    la

    perception visuelle puisque l interaction entre les sensorialits transforme celles-ci

    en

    une sensation globale, celle de la prsence.

    [

    Ibid. p.183

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    5

    Si Merleau-Ponty se permet d ajouter l ide du mme (la symbiose des sens

    d un corps humain et l harmonisation de tous les corps en

    un

    corps total), c est qu il

    se donne la libert d ajouter la dimension de l Altrit la question du langage. Le

    partage par le langage rend commune l exprience et rend partiellement accessible

    le psychisme de l Autre, sa pense. l n y a mme plus d alter ego, mais un corps

    commun, la chair du monde, devant un visible qui nous habite dans un anonymat.

    Le simple fait de voir quelque chose qui nous voit

    son tour ouvre

    la

    possibilit d un

    monde intercorporel : une chair commune, car l Autre est un corps avant tout. En

    plongeant mon regard dans

    un

    regard qui plonge son tour dans le mien, ce regard

    ne

    me fait pas simplement cho. L change engendre le tissage de cette chair

    commune. Mon corps devient ainsi une mtaphore

    non

    seulement du corps de

    l Autre, mais de nous tous. Nous formons

    un

    corps commun, une sorte de monde

    organique dans lequel nous sommes tous tisss les uns aux autres. Pourtant,

    Husserl persiste

    me

    mettre

    au

    centre de mon monde, plutt que

    de

    me faire

    participer

    une communaut. Je suis destine

    me

    heurter constamment

    moi

    mme. J ai

    la

    sensation

    de la

    transcendance, mais elle est toujours illusoire

    puisqu elle n est jamais autre chose qu une simple sensation. J ai la perception d un

    monde commun, mais elle est aussi futile. Elle est mon propre difice parce que

    mme le langage ne m assure pas une vritable communion avec un autre tre. Le

    langage est, pour Husserl, un systme issu de la croyance en l existence du monde.

    Bien que le langage ne trouve pas sa validit dans la mthode phnomnologique

    d Husserl, il n en demeure pas moins qu il me donne une forte impression de

    communion avec l Autre et de dcouverte de l Autre. Le langage, lorsqu il est parl,

    comporte en lui les inflexions de

    la

    voix, telle l expression

    du

    visage comporte les

    marques du psychisme. Lorsqu il est crit, il demeure aussi une trace indniable de

    la pense de l Autre et dnote encore une fois, une prsence.

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    26

    1.4 De l immanence du monde commun

    au

    monde vcu

    Le monde est-il donc purement illusoire? Est-ce qu il y a quelque part un

    vritable change? Est-il possible de nous rencontrer, nous, les monades qui vivent

    en elles-mmes et qui construisent

    la

    rencontre de l Autre tout au fond d elles

    mmes? Suis-je destine une sorte de cage peine translucide, dans laquelle la

    lumire n mane que de l intrieur?

    La

    mthode phnomnologique bouleverse le

    rapport au monde et le transforme en un phnomne troubl d incertitudes. J ai pu

    observer grandir le phnomne de l Altrit sur

    le

    terrain fertile et certain de l ego

    transcendantal. La construction aperceptive de

    la

    prsence trangre me permet

    alors d ouvrir

    le

    bulbe d un Autre, et ceux de tous les autres et d envisager cette

    ouverture jusqu l infini. Le monde provient de cette construction immanente,

    Husserl le nomme

    le

    monde intersubjectif. Toutefois, bien avant d avoir pris

    conscience de cet difice immanent, j avais depuis toujours des perceptions d un

    monde.

    Selon Husserl, la perception du monde est d abord traduite dans

    la

    corrlation entre

    la

    pense

    et

    le vcu

    18

    Est corrlatif ce qui

    me

    fournit une vidence

    qui se trouve dans une exprience originaire. Si tout en haut de

    la

    colline, j aperois

    dans le flou du lointain une forme qui s apparente une maison, et que

    soudainement aprs avoir gravi

    la

    montagne, ce qui s apparentait une maison

    devient une attente comble par la nouvelle perception (cette fois beaucoup plus

    claire), j ai

    l une vidence bien remplie. Cette corrlation entre

    la

    structure que

    forment les perceptions d une maison et l ide de la maison, qui, on

    le

    sait, fut

    construite d abord par la perception aussi, ne m indique pas pour autant l existence

    8 Edmund Husserl,

    Mditations Cartsiennes

    pp.84-89.

  • 7/25/2019 Art Contemporain Animisme

    34/125

    27

    du monde.

    Ce

    monde devient

    le

    corrlat

    de ma

    pense.

    De la

    rciprocit entre ma

    conscience qui vise et ce qui est vis (comme si la conscience tait double entre la

    nose, l acte

    de

    vise, et

    le

    nome,

    ce

    qui est vise), s inscrit une cohrence.

    Ce lieu fragile

    du

    monde comme corrlat

    de

    ma pense, se trouvant sur cette

    fine correspondance entre la conscience et son objet, participe aussi la chair telle

    que

    la

    conoit Merleau-Ponty.

    La

    chair est partout, mais elle n est pas tout. Elle

    se

    situe sur

    la

    dlicate couche

    l

    o

    le

    peru s enroule sur

    le

    corps

    de

    celui qui voit.

    l

    s agit mme, pour Merleau-Ponty, d un

    rapport magique [... ]ce pli, cette cavit

    centrale du visible qui est ma vision 9

    C est l o mon regard pouse les formes et

    o

    mon oreille reconstruit

    la

    mlodie.

    La

    chair est

    la

    fois intrieure et extrieure.

    Mon corps

    en

    est

    la

    mtaphore: je sais que je ne perois pas uniquement par les

    organes des sens. Ce monde, comme corrlat de ma pense, ne dpasse pas celui

    de la

    correspondance.

    Je ne

    saurais tablir, partir

    de

    celui-ci, l existence indniable

    du monde en tant que monde commun et extrieur moi-mme. Merleau-Ponty le

    porte vers

    du

    visible anonyme dans lequel les tres sont

    en

    communion, dans une

    intercorporit.

    C est par le langage que Merleau-Ponty parvient rendre commune

    et extrieure l exprience corrlative. S il y a

    un

    terrain vritablement commun, un

    endroit

    o

    je partage avec les autres une comprhension, c est bien dans le langage

    sous toutes ses formes qu il se trouve. Il consolide la corrlation

    en

    harmonisant

    mon exprience avec celle des autres.

    Merleau-Ponty n envisage pas

    le

    monde comme enclos dans ma perspective,

    puisque dans celle-ci, des parties de

    mon

    corps m chappent. Je

    ne

    vois pas mon

    dos, mais je

    le

    ressens. Mon corps propre, duquel je ressens et dans lequel je rgne,

    m chappe alors. Je

    ne me

    possde pas moi-mme dans

    la

    totalit puisque l Autre a

    un

    autre point de vue sur mon corps et

    ma

    personne. Ce point

    de

    vue

    lui

    est

    19

    Maurice Merleau-Ponty, Le visible etl invisible, p.189

  • 7/25/2019 Art Contemporain Animisme

    35/125

    28

    privilgi et je le rcupre

    un

    peu par le langage

    2o

    .

    Par ailleurs, les choses changent

    malgr

    moi

    et elles le feront aprs mon passage sur terre.

    J ai creus jusqu son sol

    la

    possibilit d un monde et voil

    o

    j en suis, il

    s anime en chacun de nous par une sorte de force appariante et empathique.

    Il

    est

    intressant maintenant de voir comment je peux tudier le monde ainsi construit

    lorsque je me trouve dans l attitude naturelle. Puisque

    le

    monde est vcu, mais que

    nous le raisonnons sans cesse par toutes sortes

    de

    prsupposs scientifiques ou

    non, Merleau-Ponty propose deux aspects

    du

    monde qui sont entremls lors de la

    perception: le monde commun et le monde vcu

    21

    Il s agit l videmment d une

    scission purement philosophique effectue l intrieur mme

    de

    l tre.

    Le

    monde

    commun, bien qu il soit avant tout tiss par

    le

    corps, comme je le cerne

    conceptuellement ici, est ce monde socialis par les paroles qui s inscrivent sur sa

    toile. Bien loin de toucher l essence des objets qui le constituent,

    ce

    monde ou,

    devrais-je dire, cet aspect

    du

    monde

    en

    moi, est purement rationnel. Il relve avant

    tout

    de

    l entendement

    et de la

    logique. Je peux ainsi m entendre avec les autres sur

    le

    fait qu il y

    a

    entre telle chose et telle autre, une telle distance calcule avec le

    mtre. Pour toute personne connaissant le systme mtrique, ce fait est difficilement

    contestable.

    Ce

    monde est commun dans

    la

    mesure o nous l avons gnralement

    appris ainsi dans notre environnement et notre culture. Il relve d une construction

    commune. l est rendu possible par l apprentissage de systmes logiques intgrs

    par

    la

    suite lors de

    ma

    perception. Certaines expriences me plongent

    particulirement dans cet espace commun parce que j me sens dtache de

    la

    situation. Cet espace commun fait aussi gnralement rfrence

    la

    modalit de

    sensation visuelle parce qu elle est la plus rationalisante de mes sensorialits.

    2

    Maurice Merleau-Ponty. 1945. La phnomnologie de la perception Paris, Gallimard,

    ~ F 4 0 6 4 0 7

    Ibid.

    pp.324-344.

  • 7/25/2019 Art Contemporain Animisme

    36/125

    9

    Le

    monde vcu, l autre ple de

    ma

    perception, est celui qui m est propre. Les

    distances entre quelqu un que j aime et quelqu un que je dteste, mme

    si

    elles sont,

    par

    le

    biais d un calcul, identiques, sont profondment diffrentes dans mon

    exprience propre.

    La

    distance vcue est variable d un individu l autre. Il ne s agit

    pas ici

    d un systme qui est appris diffremment, mais simplement d un vcu qui n a

    pas

    la

    mme ampleur.

    Le

    monde vcu est la part qualitative de ma perception. Ce

    concept permet

    Merleau-Ponty de comprendre certaines pathologies et de pouvoir

    dcrire celles-ci par

    le

    biais

    du

    monde commun et vcu.

    Il

    tudie l ampleur que

    prennent ces deux aspects

    l intrieur de l individu, dans

    sa

    perception. e que le

    schizophrne entend, une voix qui vient de l intrieur, mais qui est

    son sens toute

    extrieure

    lui, ne se prsente pas

    ici

    comme une hallucination purement

    subjective.

    La

    voix entendue est objective puisqu elle se donne rellement au

    malade qui constitue son monde.

    Il

    est

    le

    seul

    l entendre donc elle n est pas

    socialise et ainsi elle n est pas commune. Le schizophrne souffre d un

    rtrcissement de l espace vcu ou encore d un empitement du monde vcu sur le

    monde commun.

    Le monde vcu est celui

    de

    mes sensations. J en suis immerge lorsque je

    me retrouve

    au

    cur d un vnement qui me touche particulirement. Les

    sensations tactiles, thermiques, odorantes et auditives y sont davantage relies dans

    la

    mesure

    o la

    part de moi-mme et

    la

    part

    de

    l Autre m apparaissent difficiles

    discerner lors

    de

    la perception

    e

    celles-ci. Le monde commun de Merleau-Ponty est

    un

    monde conventionnel, il ne va pas de soi et il n est pas universel. Il semble mme

    pouvoir tre dlimit

    l intrieur d une seule socit

    ou

    d une seule forme

    d apprentissage. Il pourrait tre diffrent d un groupe

    l autre partageant

    le

    mme

    espace social.

    Du

    moment qu il ne soit pas qu un,

    il

    est commun.

    Du

    moment que ce

    qui s y trouve forme l unanimit, il est commun. Il est difficile de prescrire un seul

    monde commun pour tous les tres humains, bien que l on puisse constater

    l emprise d un monde commun dtermin sur tout

    le

    reste de l humanit. Je ne

  • 7/25/2019 Art Contemporain Animisme

    37/125

    3

    saurais affirmer qu un groupe n ayant pas appris lire, crire ou mesurer vit

    uniquement dans son monde vcu, et cela mme s il tait dnu de toute logique.

    Le monde commun du profane et du religieux diffrent et cela n empche pas

    l existence d une communaut religieuse. Les faits, indniables pour les pratiquants

    et improbables pour les athes, qui sont au cur de la religion, relvent d un monde

    commun. Si leur monde est

    un

    monde vcu, ce n est pas de leur propre point de vue

    qu il parat ainsi, mais de celui qui prtend connatre

    le

    seul vrai monde commun.

    l

    est sans doute l une des choses les plus difficiles, parce que contradictoire,

    d accueillir dans sa pense la possibilit de plusieurs mondes communs. Voil

    pourquoi, dans l attitude naturelle,

    il

    n y a pas un vritable monde commun. Celui-ci

    ncessite une lucidation des prsupposs qui le sous-tendent, un dpouillement

    jusqu

    la

    racine, l ego transcendantal selon Husserl, et une vritable reconstruction

    partir de celui-ci.

    Comme je l ai relat tout au long de mon exprience phnomnologique de

    l altrit,

    la

    prsence de l Autre ouvre

    la

    constitution

    du

    monde immanent. Je

    pourrais dire que j ai

    ici

    franchi un premier terme mon parcours sur

    la

    constitution

    de

    l effet de prsence dans

    la

    conscience humaine. Cet

    effet

    d une simple prsence

    altre, me procure

    la

    force empathique de faire l difice du monde. Cela est

    possible partir du sol apodictique de mon ego transcendantal, issu de l poch

    phnomnologique. Je l ai dcouvert par

    la

    structure saillante de

    la

    conscience, du

    moment

    o

    j ai maintenu cette mise entre parenthses

    du

    monde tel que je le

    conois dans l attitude naturelle.

    e

    ma sphre d exprience rduite ce qui m est

    propre, j ai port le regard vers l Autre, une vritable altrit qui est originairement

    corporelle, mais essentiellement aperceptive. L paisseur et

    la

    fracture qui jaillissent

    de

    cette aperception m a dvoil la complexit de l apparition de l Autre comme

    prsence immanente. Celle-ci est perue comme transcendante, c est--dire,

    extrieure moi. L aperception de l Autre devient ainsi vritablement

    le

    germe de

  • 7/25/2019 Art Contemporain Animisme

    38/125

    3

    toute

    la

    possibilit d un monde commun

    au

    sens intersubjectif. Le monde rige son

    difice dans mon immanence par une sorte de reconnaissance de l Autre comme un

    Autre

    moi

    e que je constate maintenant est que considrer l Autre comme un

    autre

    moi

    c est aussi construire son aperception travers toutes mes observations

    vides

    le

    plus possible de leurs prsupposs.

    Dans l attitude naturelle, cette exprience

    de

    l Autre peut tre vcue

    e

    manire radicalement diffrente. Par

    la

    suite, cette mme exprience naturelle peut

    se redfinir par l observation de cette exprience, travers

    la

    lorgnette

    u

    phnomne husserlien. La comprhension

    de

    l Altrit comme dchirure, comme

    distinction de moi-mme, semble pouvoir s effectuer autrement. Comme j ai tent

    d largir

    la

    dfinition au-del de l Autre comme tre humain,

    la

    dchirure peut se

    prsenter tout autrement lorsqu elle est vcue dans l attitude naturelle.

    Si

    les uvres

    choisies pour

    ce

    mmoire

    se

    donnent

    moi

    comme prsences, bien qu elles soient

    inertes,

    il

    est donc possible que, dans

    ma

    perception, certains lments forgent en

    moi une altrit. Bien que je reprenne

    la

    mthode phnomnologique d Husserl du

    dbut jusqu

    la

    constitution de l Autre dans

    ma

    conscience,

    il lui

    manque quelque

    chose. C est justement cette possibilit de voir les choses s animer que je ne

    retrouve pas dans

    la

    phnomnologie d Husserl.

    Le

    philosophe m apporte le chemin

    de l immanence et les dtours qui lui sont ncessaires. Par ailleurs, les sensations

    de l Autre qui s inscrivent dans une sorte d incohrence ne sont pas tenues en

    compte. Ce phnomne lui-mme doit donc tre tudi dans une tradition o le

    rapport l Autre est tout fait diffrent de ma conception habituelle, bien que ce

    nouveau regard porte tout de mme

    la

    trace de mes propres prsupposs qui me

    semblent malheureusement impossibles d radiquer totalement.

    Si

    les objets d art

    qui

    me

    fascinent pour ce travail sont des objets que je qualifie de prsences,

    ou

    d animistes,

    il

    me faut alors comprendre comment cet effet de prsence se constitue

    lorsque

    la

    prsence n y est pas rellement.

    La

    mthode husserlienne

    me

    permet de

    dcrire le phnomne

    de

    la sensation de l Autre comme tre humain, mais la

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    3

    sensation de l Autre qui n est pas

    un

    tre humain est une sensation toute particulire

    qui ne s puise pas l lumire de l phnomnologie de Husserl.

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    CH PITRE

    Il

    NIMISME ET EFFET E PRSENCE

    L exprience originelle du corps

    de

    l Autre, selon Husserl, serait donc

    la

    source de toute l aperception qui fait grandir

    en

    moi la prsence trangre. Si la

    phnomnologie d Husserl, de Levinas et de Merleau-Ponty m claire grandement

    sur l exprience d une prsence relle (relie

    un

    corps humain),

    la

    manire dont

    elle merge en moi, mes ides se brouillent un peu lorsque je ressens une prsence

    anime. Celle-ci

    ne

    dcoule pas de cette rencontre corporelle avec l Autre. Il

    semblerait que, selon Husserl, si je me dpouille de tous mes prsupposs, seul

    l autre tre humain se donne moi comme un

    alter ego

    Il n en est rien dans

    l attitude naturelle qui s imbibe de toutes sortes de perceptions et sensations

    tranges se rapportant un vcu ou ... une croyance. Si cet effet de prsence se

    retrouve dans l art,

    il

    s agit l d un phnomne complexe que je

    ne

    crois pas pouvoir

    expliquer en une seule bonne rponse. La mthode phnomnologique d Husserl

    me

    soutient fortement pour dcrire ce phnomne et

    me

    maintenir dans une attitude

    la plus dnue de prjugs. Je dois quelque peu remettre en cause la limpidit de

    l ego transcendantal. Non que je veuille en contester sa possibilit, mais plutt que j

    ne

    puisse prtendre atteindre une telle lucidit moi-mme. Je m y efforce

    simplement.

    Il

    peut sembler trange que je m intresse poursuivre une rflexion

    sur

    la

    croyance primitive animiste.

    n

    effet,

    le

    fait que certains objets d art se

    donnent de

    la

    sorte n est pas tranger cet tat primitif qui subsiste l intrieur de

    chacun de nous ainsi que du dsir de

    le

    communiquer.

    La

    constitution de la

    prsence dans

    la

    conscience, lorsqu elle est nourrie de

    la

    croyance, pose donc un

    problme plus complexe. Elle implique le prsuppos de cette croyance. J avance ici

    qu il n est pas tout fait un prsuppos comme les autres, il est ancr en nous. Il est

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    33

    beaucoup plus une facult de l tre humain, une prdisposition chez tout homme,

    qu un simple jugement.

    Je souhaite d abord tudier le phnomne de cette croyance l o il merge

    manifestement: chez le primitif

    22

    Le terme primitif porte toutefois plusieurs

    significations, j expose donc la dfinition qui lui sera attribue dans ce mmoire.

    Quant

    la religion primitive animiste, la dfinition la plus courante de celle-ci, su

    laquelle je reviendrai abondamment, est celle

    de

    l attribution d une me

    tous les

    objets et phnomnes qui nous entourent. L ide de l attribution d une me est une

    manire rationnelle et conceptuelle de dfinir une exprience dont je ne saurais ainsi

    extraire l essence. e que m apprend toutefois l animisme est que la source d une

    prsence vivante dans la conscience humaine peut survenir de quelque chose

    d inanim.

    Je m intresse ensuite

    la

    description des manifestations

    de ce

    phnomne

    pour alors plonger

    l intrieur de celui-ci afin d en comprendre l aspect immanent.

    C est partir de l espace vcu et de l espace commun que je tente d riger une

    dfinition de l espace sacr ou primitif. Dcrire l espace dans lequel le croyant

    s oriente et peroit m immerge moi-mme dans cet tat d esprit. L animisme a t

    largement discut par des sociologues, des psychologues et des anthropologues. Je

    tente, travers les crits relatifs ce sujet, de refaire le chemin de l tude externe de

    la croyance. Je m intresse d abord au visible de celle-ci, pour ensuite situer l effet

    de prsence dans la conscience comme quelque chose de fondamentalement

    humain. Je m inspire largement de la philosophie de Lvy-Bruhl qui reconnat

    la

    reprsentation une vitalit sans prcdent, ainsi que de la philosophie d Otto et de

    son tude de l immanence du sacr. Je cherche comprendre de quoi se constitue

    cet effet,

    le

    numineux J expose

    la

    manire dont

    il

    se donne

    moi et

    ce

    qu il en reste

    22

    Maurice Merleau-Ponty. 1945.

    a phnomnologie de

    la

    perception

    Paris, Gallimard,

    p.230.

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    34

    chez le soi-disant profane. Il m intresse ensuite d claircir, aprs une tude des

    manifestations et une tude immanente, de quelles manires

    le

    phnomne

    s exprime par l tre humain. Je recherche aussi comment

    il

    se transmet d une

    personne

    l Autre comme

    un

    partage. C est videmment

    ici

    l art contemporain que

    j introduis comme mode d expression et

    un

    partage: les uvres d art comme des

    mises en

    conditions

    de

    perception d une prsence.

    2.1

    Le

    primitif d hier et d aujourd hui

    Le

    primitif est ici tudi la fois comme un anctre, mais aussi comme un

    tat humain qui tend

    disparatre avec

    le

    bagage de connaissances scientifiques et

    la rationalisation de l environnement. Associ

    la mentalit dite

    prlogiqu

    (que

    j exposerai plus loin), selon Lvy-Bruhl, le primitivisme relve plus d une mentalit

    particulire que d une race quelconque

    3

    Mme