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Mémoire original D’une éthique de la relation thérapeutique An ethics of therapy relation M. Delage a, *, A. Junod b a Professeur de psychiatrie et d’hygiène mentale du service de santé des armées, service de psychiatrie, hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne, 83800 Toulon Naval, France b Professeur de psychiatrie du service de santé des armées, chef du service de psychiatrie, hôpital d’instruction des armées Laveran, boulevard Laveran BP 50, 13998 Marseille Armées, France Reçu le 23 novembre 2001 ; accepté le 24 janvier 2002 Résumé Après avoir resitué l’éthique dans ses développements philosophiques, puis l’utilisation de cette dimension en médecine et en psychana- lyse, les auteurs se livrent à une réflexion autour de la notion plus générale de relation thérapeutique. Selon eux cette relation repose sur trois fondements : le contexte, le dialogue, la multidisciplinarité. Chacun de ces trois fondements est analysé. Le contexte donne lieu à un développement autour des perspectives systémique et constructiviste. Le dialogue est défini comme étant asymétrique, à plusieurs et reposant sur l’empathie. La multidisciplinarité concerne la pratique du thérapeute qui doit se situer dans une articulation entre différents niveaux possibles d’intervention, ce qui débouche sur la notion de thérapie multifocale, c’est-à-dire sur les différentes modalités simultanées ou successives de réponses possibles à la souffrance psychique. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract The authors study the ethics in its philosophical, medical and psychanalytic dimensions. Then they analyze the notion of therapy relation. The authors think that the relation has three foundations: the context, the dialogue and the multidisciplinary approach; every of this three foundations is analysed. The context is developped along the systemics and constructivist directions. The dialogue is considered as asymetric, by several persons and supported by empathy. The multidisciplinary approach concerns the therapist. This last has to place his practice in articulation between several interventions. This opens to the notion of multiple impact therapy, that is on the various simultaneous or successive answers to psychological suffering. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. Mots clés : Contexte ; Dialogue ; Empathie ; Éthique ; Multidisciplinarité ; Thérapie multifocale Keywords: Context; Dialogue; Empathy; Ethics; Multidisciplinary; Multiple impact therapy 1. Introduction Dans un précédent travail [9] nous avons situé l’impor- tance d’une écologie des liens sur le développement psychi- que de l’être humain, c’est-à-dire la construction, non seule- ment de son monde interne, mais aussi des interfaces avec son environnement. Nous en avons dégagé à titre de modéli- sation provisoire le concept de polytope familial et son corol- laire l’espace potentiel du thérapeute. L’ouverture sur ces possibles dans le champ des thérapeutiques psychiatriques pose bien sûr des questions cruciales sur le bien-fondé et la valeur des actions thérapeutiques, de leurs indications, de leur choix et de leur éventuelle combinaison. La réponse ne peut être envisagée sans un temps de jugement sur ces ac- tions, autrement dit sans une éthique de la relation thérapeu- tique en psychiatrie. R. Misrahi nous aidera d’abord à préci- ser les domaines propres de l’éthique, ainsi que ses éléments constitutifs [27]. Quittant le champ philosophique nous abor- * Auteur correspondant. Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 23–30 © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 2 3 - 8

D’une éthique de la relation thérapeutique

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Mémoire original

D’une éthique de la relation thérapeutique

An ethics of therapy relation

M. Delagea,*, A. Junodb

a Professeur de psychiatrie et d’hygiène mentale du service de santé des armées, service de psychiatrie, hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne,83800 Toulon Naval, France

b Professeur de psychiatrie du service de santé des armées, chef du service de psychiatrie, hôpital d’instruction des armées Laveran, boulevard LaveranBP 50, 13998 Marseille Armées, France

Reçu le 23 novembre 2001 ; accepté le 24 janvier 2002

Résumé

Après avoir resitué l’éthique dans ses développements philosophiques, puis l’utilisation de cette dimension en médecine et en psychana-lyse, les auteurs se livrent à une réflexion autour de la notion plus générale de relation thérapeutique. Selon eux cette relation repose sur troisfondements : le contexte, le dialogue, la multidisciplinarité. Chacun de ces trois fondements est analysé. Le contexte donne lieu à undéveloppement autour des perspectives systémique et constructiviste. Le dialogue est défini comme étant asymétrique, à plusieurs et reposantsur l’empathie. La multidisciplinarité concerne la pratique du thérapeute qui doit se situer dans une articulation entre différents niveauxpossibles d’intervention, ce qui débouche sur la notion de thérapie multifocale, c’est-à-dire sur les différentes modalités simultanées ousuccessives de réponses possibles à la souffrance psychique.

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

The authors study the ethics in its philosophical, medical and psychanalytic dimensions. Then they analyze the notion of therapy relation.The authors think that the relation has three foundations: the context, the dialogue and the multidisciplinary approach; every of this threefoundations is analysed. The context is developped along the systemics and constructivist directions. The dialogue is considered as asymetric,by several persons and supported by empathy. The multidisciplinary approach concerns the therapist. This last has to place his practice inarticulation between several interventions. This opens to the notion of multiple impact therapy, that is on the various simultaneous orsuccessive answers to psychological suffering.

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved.

Mots clés : Contexte ; Dialogue ; Empathie ; Éthique ; Multidisciplinarité ; Thérapie multifocale

Keywords: Context; Dialogue; Empathy; Ethics; Multidisciplinary; Multiple impact therapy

1. Introduction

Dans un précédent travail [9] nous avons situé l’impor-tance d’une écologie des liens sur le développement psychi-que de l’être humain, c’est-à-dire la construction, non seule-ment de son monde interne, mais aussi des interfaces avecson environnement. Nous en avons dégagé à titre de modéli-sation provisoire le concept de polytope familial et son corol-

laire l’espace potentiel du thérapeute. L’ouverture sur cespossibles dans le champ des thérapeutiques psychiatriquespose bien sûr des questions cruciales sur le bien-fondé et lavaleur des actions thérapeutiques, de leurs indications, deleur choix et de leur éventuelle combinaison. La réponse nepeut être envisagée sans un temps de jugement sur ces ac-tions, autrement dit sans une éthique de la relation thérapeu-tique en psychiatrie. R. Misrahi nous aidera d’abord à préci-ser les domaines propres de l’éthique, ainsi que ses élémentsconstitutifs [27]. Quittant le champ philosophique nous abor-* Auteur correspondant.

Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 23–30

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derons l’éthique médicale en général puis l’éthique de lapsychanalyse et la « révision » qui la distingue, pour nouscentrer enfin sur les questions éthiques spécifiques de lapsychiatrie à propos des approches thérapeutiques actuelles,làoù l’éthique vient toujours interroger la relation à l’autre ettout particulièrement à l’autre souffrant.

2. Qu’est-ce que l’éthique ?

2.1. Qu’est-ce que l’éthique en philosophie ?

Nous suivrons Misrahi [27] dans sa délimitation du do-maine propre à l’éthique. Il doit en effet être distingué dudomaine occupé par la Morale au sens classique, qui a tou-jours, elle, une portée collective et désigne un ensemble derègles de relations entre les individus, prescrit par et valablepour une société donnée à un moment donné. Cette concep-tion de la morale assimilable au respect de la Loi a étéattaquée par certains philosophes ; Sartre voyait dans cetteexigence venue d’un Autre impersonnel une mystificationpour l’ individu, une aliénation de sa liberté et de sa respon-sabilité [30]. En revanche, le domaine de l’éthique se définitpour Misrahi comme : « la recherche de principes pour laconduite de l’existence et de l’action », tâche éthique parexcellence « concernant chaque individu au regard de salibertéet de sa responsabilitépropre ». Il s’agit d’une opéra-tion de jugement portant sur la valeur des actes dans leurcontenu et/ou leur intention. Ses éléments constitutifs sont lesujet pris ici au sens philosophique, c’est-à-dire « en tantqu’ il est réflexivité, libertéet désir et en tant qu’ il se rapporteà l’autre » et des critères de choix philosophiques, nonsuperposables d’emblée aux normes sociales et ne répondantpas non plus à des « idéaux moraux ». Les trois critèresessentiels sont la positivité (les actions les meilleures impli-quent les modalités positives de création de la joie à l’exclu-sion des joies mauvaises ou destructrices), la réciprocité (lesujet affirme pour l’autre ce qu’ il affirme pour soi) et lasingularité (une action sera projetée et jugée dans le cadre desituations toujours singulières sans arbitraire ni mauvaisefoi). On peut retenir de cette clarification que dans tous lescas, l’éthique dans sa définition philosophique est un travailcomplexe nécessitant une hiérarchisation de la valeur desactes pour dire lesquels sont préférables, puis exigeant dechacun une appréciation propre sur ses actions et son exis-tence ; une telle tâche se conçoit toujours dans la relation àautrui.

Si par exemple on s’ interroge avec Max Weber [35,36] surles actions de charité, il faut se garder de les valider sans unjugement approfondi. En effet, dit Weber, il existe des « mo-rales de conviction » qui peuvent conduire aux actions lesplus arbitraires et à l’opposé, une « morale de responsabi-lité » qui apprécie non seulement la sincérité du donateurmais aussi l’origine exacte de la souffrance qui suscite detelles actions. Ainsi le champ social est un terrain privilégiépour mettre à l’épreuve le travail éthique proposé par laphilosophie en particulier dans les domaines de la pratique

médicale, de la psychanalyse et plus particulièrement celuide la relation thérapeutique en psychiatrie.

2.2. Qu’est-ce que l’éthique médicale ?

Ici le terme lui-même, qui étymologiquement se rapporteà la manière d’être ou à la morale [37], est utilisé commesubstantif ou adjectif, avec plusieurs acceptions possibles.Tantôt il se rapporte encore au concept philosophique d’éthi-que, tantôt il est devenu synonyme de déontologique voire deconvenable.

Il est certain que dès l’origine, et le serment d’Hippocratenous le rappelle, la pratique médicale s’est entourée de prin-cipes fondateurs (confidentialité, probité) visant àgarantir savaleur morale. Ces principes sont à la source de la déontolo-gie médicale et de ses différents codes. Plus récemment ledéveloppement de la biologie et des techniques de procréa-tion artificielle a commencé àposer des problèmes spécifi-ques pour leurs applications chez l’homme. C’est ici le do-maine de la bioéthique et des lois qui s’y rapportent. Lescomités d’éthique médicale quant à eux, désormais présentsdans chaque établissement de soins, sont nés avec l’extensiondes études pharmacologiques visant à expérimenter de nou-veaux médicaments et à obtenir l’autorisation de les mettresur le marché ; ils sont garants du respect de l’encadrementlégal. Il ne faudrait pas oublier, comme le souligne bienDominique Thouvenain, spécialiste des questions touchantau Droit et à la Santé, que ces lois ne font que trancher desquestions sociales traversées dans tous les cas par différentsintérêts en jeu [33]. Ces codes, ces lois sont les reflets d’unesociété àune époque donnée, ils entrent dans le champ de lamorale collective et par conséquent ils peuvent entrer encontradiction avec l’éthique de vie propre à l’un ou à l’autre.Dans un récent appel, le Professeur Hervé, président duComité national d’éthique, invitait aussi à mieux tracer lesfrontières entre ce qui dans ces différents champs revient aupolitique et ce qui reste « du ressort du corps médical dans lesoulagement des misères humaines » [16].

3. L’éthique et la psychanalyse

Les rapports qu’elles entretiennent peuvent être étudiésselon deux perspectives :

3.1. La dimension philosophique de la psychanalyse

Si Freud [13,14] a clairement formuléque la psychanalysen’est pas une vision du monde, son corpus théorique n’endonne pas moins de précieuses indications sur des questionsfondamentalement philosophiques comme le bonheur et lamort.

Pour lui la question du bonheur est d’abord un problèmed’économie libidinale où le principe de plaisir s’oppose auprincipe de réalité. Dans le Malaise dans la culture il avanceque les acquisitions culturelles se sont faites au prix d’unrenoncement pulsionnel et sa conclusion porte sur une ré-

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flexion proprement éthique qu’ il formule ainsi : « En effet,rendre la vie supportable est le premier devoir du vivant »[13].

3.2. La pratique analytique et « l’éthiquede la psychanalyse »

À partir de ces fondements la psychanalyse post-freudienne et en particulier lacanienne, comme le souligneAubry [2], « proposera une révision de l’éthique en choisis-sant comme étalon le rapport de l’action au désir qui l’habiteet en posant une science du désir comme ultime point d’ inter-rogation ».

Ainsi les discours psychanalytique et scientifique ne pour-suivent pas les mêmes buts, le premier donne toute sa placeau sujet confrontéau problème de son désir et de sa culpabi-lité, il se trouve en situation d’exception par rapport ausecond qui ne vise que le savoir et la connaissance. De latechnique de la cure analytique inventée et pratiquée parFreud, on a pu dire qu’elle avait subverti la relation médecinmalade telle qu’elle existait alors. Avec cette innovation, lespatients névrosés ont eu la possibilité de s’émanciper dupouvoir du médecin sous le regard duquel ils étaient placésen position désubjectivante. Par la suite les modalités dudispositif freudien ont subi de profondes modifications etouvert de nouvelles questions sur l’application et les aména-gements de la technique, dès lors qu’elle s’adressait àd’autres types de patients que les névrosés. Il en a été ainsipour les patients psychotiques et aujourd’hui pour les analy-ses d’adolescents en souffrance psychique, comme le souli-gne P. Gutton [15].

Du côté de l’analyste, à l’écoute flottante assortie d’uneneutralité bienveillante initialement préconisées par Freud,se sont ajoutées dans sa formation didactique et dans lecontrôle de sa pratique des exigences précises touchant àl’analyse de leurs propres moments comme transférentiels,au repérage de leurs propres sentiments de toute-puissancecomme un obstacle au travail avec leur patient. On voit quedans son travail, l’analyste a à répondre devant ses pairs deses actes, de ses paroles et de leurs effets.

Mais qu’entend-on par cette « révision éthique » àlaquelleprécisément, nous dit Lacan, amène l’expérience analytique[21] ? Elle est pour lui représentée par cette question fonda-mentale : « avez-vous agi conformément au désir qui voushabite ? », c’est-à-dire que l’objectif visépar la psychanalyseest fort éloigné « d’une discipline du bonheur » ou d’unesimple visée adaptative, ou encore une stricte adéquation «auservice des biens ou de la morale du pouvoir » et qu’elleprocède avant tout par un retour au sens de l’action. Auminimum, ajoute-t-il, elle opère une « catharsis » par isole-ment des plans du vécu et du sens cachédes actions ; au-delàil s’agit d’un travail sur « le rapport de l’action au désir et deson échec fondamental à le rejoindre » [27].

Ce renversement éclaire ce qui était subversif dans ledispositif de la cure type. L’analyste est supposésavoir quel-que chose sur le désir de l’analysant, il sait seulement de parsa propre expérience d’analysant que son désir lui échappe

sans cesse d’objet en objet et que toute sublimation se paie dequelque chose qui s’appelle la jouissance.

L’éthique de la psychanalyse insiste sur l’exigence dans larelation thérapeutique et ce quelle que soit la sévérité appa-rente de l’aliénation mentale, de s’adresser à un autre, sujetresponsable. À partir de cette révision fondamentale, le thé-rapeute, comme le dit G. Briole, peut se repérer sur cette voieéthique [5].

Finalement c’est bien d’une éthique du sujet qu’ il est iciquestion. Ainsi se justifie la position du psychanalyste dont laneutralité est une exigence technique qui lui permet deconduire la cure ni en fonction de son intérêt, ni en fonctionde ses valeurs, mais selon les seuls éléments mis en œuvrepour le discours de son patient. Il s’agira d’amener ce dernier« àdisposer de la capacitéd’aller du côtéde son désir » [26].On voit bien ici la différence qu’ il peut y avoir entre unemorale, voire une sagesse et l’éthique du psychanalyste quine se préoccupe que de permettre l’énonciation du patientgrâce àun dispositif technique qui s’apparente àun véritableprotocole scientifique [26].

4. La complexité d’une réflexion sur l’éthique

La question de l’éthique apparaît d’une grande complexitéet se trouve finalement écartelée entre des domaines fortdifférents. G. Darcourt en dénombre six [8] : le secret médi-cal, l’ indépendance professionnelle, le respect de l’ intégritéphysique et psychique, l’ information, le consentement, l’en-cadrement des prescriptions. Pour notre part nous remarque-rons que l’éthique ne peut se comprendre que dans sa mise enrapport avec d’autres champs. Trois axes nous paraissentparticulièrement importants à dégager :

• l’articulation avec l’épistémologie nous a permis deréfléchir à la philosophie et à la psychanalyse. Mais ilfaudrait considérer toutes les psychothérapies qui pré-tendent àl’approche de l’homme sujet, les unes dérivéesde la psychanalyse, les autres se positionnant franche-ment contre ou en dehors [19]. On doit cependant remar-quer l’ inconsistance des théorisations du plus grandnombre ;

• l’articulation avec la réglementation. Cette articulationqui prend racine dans la culture et la morale d’uneépoque débouche sur un problème politique que nousn’aborderons pas ici, mais on sait combien la tentationde légiférer apparaît grande aujourd’hui, en vue de ré-server l’exercice de la psychothérapie à certains prati-ciens [1] et d’évacuer ainsi des pratiques charlatanes-ques [3] ; on sait aussi la vivacitéde ce débat au sein dela psychanalyse [28,31]. Nous indiquerons simplementnotre regret de voir souvent l’éthique réduite à des pro-blèmes de réglementation avec comme double consé-quence la fragmentation et la stérilisation du question-nement ;

• l’articulation avec une pragmatique.Le clinicien, homme de terrain confronté au quotidien de

la souffrance psychique, appuie constamment ses attitudes,

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sa pratique sur un ensemble d’acquis, de connaissances,d’outils, d’expériences et de croyances personnelles dispara-tes voire contradictoires qu’ il va devoir organiser dans larelation qu’ il instaure avec son patient. Il va ainsi se référer àune éthique personnelle, certes liée au niveau des connais-sances du moment (épistémologie) et cadrée par les normesde l’époque (réglementation), mais en même temps un peu àdistance, en partie dégagée de ces contingences. Ce n’est eneffet qu’au prix d’un relatif dégagement que l’ inventivité etla créativité, toujours nécessaires dans l’entreprise thérapeu-tique, peuvent être possibles.

Aussi c’est dans cette dimension pragmatique, celle de larelation thérapeutique, que nous voulons situer une réflexionsur l’éthique.

5. Éthique de la relation thérapeutique

a - Nous entendons, par relation thérapeutique, une rela-tion établie dans un lieu approprié (hôpital, institution soi-gnante, cabinet privé) entre un sujet souffrant et un profes-sionnel qualifié disposant d’un savoir et d’une pratiquespécifique l’autorisant à se positionner dans la relationcomme dispensateur de soins, ces soins pouvant revêtir di-verses formes depuis la prescription médicamenteusejusqu’aux approches psychothérapiques réglées en passantpar la relation de soutien.

Telle quelle, cette définition appelle plusieurs commentai-res :

• se centrer sur la relation thérapeutique est une manièrede se dégager de l’ idée de maladie mentale et des clas-sifications nosologiques pour inclure des souffrancesrelationnelles qui ne relèvent pas stricto sensu de telleou telle catégorie pathologique mais n’en altèrent pasmoins plus ou moins profondément la vie des individus ;

• cette relation doit être distinguée de la relation soignant-soigné, habituellement comprise comme l’étude desmouvements affectifs, transférentiels et contre-transférentiels développés au sein d’une institution ;

• la psychothérapie met en jeu des facteurs spécifiques quine constituent qu’une des occurrences possibles de larelation thérapeutique. Cette dernière mobilise d’unefaçon plus globale des facteurs non spécifiques qui com-portent quatre composantes [22] : la confiance qui doits’établir entre les protagonistes de la relation, la confi-dentialité des propos qui sont tenus au sein de cetterelation, l’ébauche d’une compréhension des symptô-mes par rapport aux connaissances du moment et auxcritères de la culture dominante, un ensemble de procé-dures constituant le cadre de la relation et ayant ladimension d’un rituel ;

• quant à la notion de professionnels qualifiés, elle re-groupe selon nous les médecins spécialistes en psychia-trie, les psychologues cliniciens, les infirmiers et lepersonnel paramédical ayant une formation et une prati-que spécifique. Deux cas particuliers méritent attention :

C le travailleur social ou médico-social : lui aussi effec-tue pourtant un travail relationnel. Cependant, même sice travail se situe dans une dimension d’aide indénia-ble, il n’a pas pour vocation d’être stricto sensu dispen-sateur de soins (par exemple : l’aide éducative), àmoins de considérer toute aide comme un soin, ce quiserait une extension abusive de la notion de soins ;

C le spécialiste de telle ou telle approche thérapeutiquespécifique, autorisé par ses pairs à pratiquer son artaprès avoir subi (suivi ?) un cursus parfois complexe,bien que n’ayant pas une formation professionnelle debase le destinant à la thérapeutique. Il en est ainsi parexemple, mais non exclusivement de la psychanalyse.Le problème alors poséest celui de la compétence, àlafois du candidat thérapeute et de l’École à laquelle ilappartient, à se positionner comme apte à exercer uneaction psychothérapique. Nous sommes ici ramenés audébat évoqué plus haut.

b - Ainsi bornée, l’éthique de la relation thérapeutiquerepose selon nous sur trois fondements : la prise en comptedu contexte dans lequel elle s’ institue, le dialogue grâceauquel elle s’ instaure, l’aspect multidimensionnel et multi-disciplinaire sur lequel elle s’appuie.

5.1. Le contexte

a - Dès lors qu’on est centré sur le sujet, on va versl’émergence d’une plus grande autonomie, d’une plus grandeliberté, de plus d’ individualisme, de plus d’humanité mêmeet Freud et la psychanalyse ont beaucoup contribué àdégagerl’homme de la morale et des contraintes qui l’enserraientdans la culpabilitéet la faute, les interdits et les arrangementsde son désir confronté àla frustration et au manque.

Mais ce faisant les effets de contexte ont éténégligés et ona eu longtemps tendance à réduire la compréhension d’unindividu et des phénomènes psychopathologiques commerésultant des seuls facteurs internes que l’on devait s’attacherà connaître ou sur lesquels on s’efforçait d’agir.

Des modalités thérapeutiques plus récentes que la psycha-nalyse comme les thérapies cognitivo-comportementales sesituent selon ce même point de vue centré sur le patient,même si les facteurs internes dont il est question sont com-pris d’une tout autre manière (on pourrait dire la même chosed’ailleurs de la perspective neurobiologique).

b - Mais d’autres théories ont émergé, davantage centréessur la dimension interactionnelle. L’éthologie, la théorie del’attachement, la théorie du développement nous ont appris ànous centrer sur le lien.

Par ailleurs l’homme est apparu de plus en plus confrontéàdes liens fragmentés, changeants, instables, obligéde lutterpour la cohésion de son self [20], tandis que les thérapeutesétaient de plus en plus interrogés par une société troublée parles traumatismes psychiques de toute sorte, la violence, lamaltraitance, les abus sexuels, etc.

c - Si l’on admet depuis longtemps que l’homme est unêtre bio-psycho-social, on a eu trop tendance jusqu’ ici soit àjuxtaposer ces trois dimensions du biologique, du psycholo-

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gique et du social sans se soucier de les mettre en perspectiveet de tenter de mobiliser leur possible articulation, soit deprivilégier l’une d’entre elles au détriment des autres (c’estainsi par exemple qu’à un moment donné le mouvementantipsychiatrique, en contre-pied de la psychanalyse, s’estorientévers la seule prise en considération du dysfonctionne-ment social).

d - Il s’agit donc de prendre en compte le contexte en sesouvenant que ce terme vient du latin « contextus » quisignifie assemblage. D’un point de vue linguistique, nousrappelle Le Robert, le contexte désigne « l’ensemble du textequi entoure une phrase, une expression citée et dont dépendla signification ».

Les approches dites systémiques (qu’ il ne s’agit pas ici deréduire aux thérapies familiales du même nom) paraissent àmême d’utiliser la notion de contexte dans toute sa portée,permettant un véritable saut épistémologique dans la mesureoù àpartir de l’observation, elles tentent une compréhensiondu jeu des interactions entre les éléments qui composent unsystème de telle sorte qu’une causalité circulaire est substi-tuée à la classique causalité linéaire et que se trouve intégréela notion de complexité. Du même coup ces approches don-nent naissance àune éthique d’ intervention thérapeutique quine peut être réduite ni au biologique, ni au psychologique, niau social mais qui transcende ces trois dimensions dansl’obligation qui est faite de prendre soin de l’autre, un autrequi n’existe jamais seul. Le patient a toujours une famille, unentourage ; il vit dans un groupe social dont il est partieprenante, et au sein duquel il communique, il est en relation.Le trouble psychique n’est pas un phénomène circonscrit àl’ intérieur du psychisme.

La logique de ce type d’approche conduit àconstater qu’ ilexiste des lectures alternatives de la réalité. Ainsi la perspec-tive constructiviste [29] permet, à propos d’une fonction,d’un phénomène, d’un trouble, de dégager plusieurs niveauxde compréhension, de conceptualisation qui ne sont pas in-compatibles les uns avec les autres mais procèdent de cons-tructions différentes. Ce point de vue permet de soulignerque l’éthique de la relation thérapeutique réside précisémentici dans la prise en compte, l’acceptation et l’articulation desdifférences dans la connaissance et la compréhension quechacun se fait d’un phénomène – celui ou ceux qui souffrent,leur entourage et le ou les thérapeutes les uns et les autresavec leurs propres codes, leurs grammaires, leur méthodolo-gie, leurs épistémologies.

5.2. Le dialogue

Il est banal de souligner que dès lors que le traitements’établit dans une entreprise relationnelle, on devra réfléchirsur la nature même du dialogue qui s’ instaure entre celui ouceux qui souffrent et le ou les dispensateurs de soins. Plu-sieurs points nous paraissent devoir être soulignés.

5.2.1. Le dialogue est asymétriqueLes protagonistes de la relation ne sont pas en position

égalitaire. Celui qui souffre est en position de demande,

d’attente de soins, tandis que celui qui soigne est en positionde pouvoir, dès lors qu’ il sait ou qu’ il est censé supposésavoir et disposer d’un ensemble de moyens techniques spé-cifiques.

Certains, se référant en particulier aux écrits de M. Fou-cault [11,12] cherchent à se dégager de cette relation depouvoir [24], ce qui ànotre sens est une illusion. Le pouvoircommence et s’exerce dès l’établissement du cadre thérapeu-tique, lequel est le fait du thérapeute qui en fixe les règles,même si, ensuite, c’est avec le patient que se construit lesystème thérapeutique.

Mais si le pouvoir est un élément incontournable de larelation thérapeutique, il ne se justifie que par le but qu’ il sefixe et par son caractère momentané et provisoire [23]. Il enest de même des éléments qui l’accompagnent : la suggestion(présente dans toute relation thérapeutique, même si la psy-chanalyse s’efforce de l’éliminer) et les effets d’ identifica-tion placée chez le patient à l’ image parentale placée chez lethérapeute, l’un et l’autre éléments devant être reconnus etmaîtrisés comme phénomènes passagers et réversibles [23].

5.2.2. Le dialogue n’est pas une conversation ordinairea - Il se situe dans la dimension de l’empathie. L’empathie

est une technique d’accès à la subjectivitéd’autrui. L’ identi-fication y joue un rôle, mais il y a dans l’empathie unecapacitéplus générale àse mettre àla place d’autrui. C’est enfait un processus cognitif complexe qui trouve son originechez l’homme dès la petite enfance, au moment de la mise enplace de la théorie de l’esprit.

b - L’empathie signifie une suffisante sensibilité aux an-goisses et aux besoins d’autrui. Le danger peut en être l’attri-bution fausse à autrui d’états subjectifs qu’ il n’a pas. Cedanger est inhérent à toute relation thérapeutique. Ce n’estque dans un processus interactionnel que peut se concevoirl’empathie, de telle sorte qu’une suffisante concordancepuisse s’établir progressivement entre les états du patient etla compréhension du thérapeute.

Cette dimension empathique s’oppose à la tendance ac-tuelle qui vise àfaire une évaluation aussi précise et objectiveque possible des troubles présentés par le patient afin de fixerles buts thérapeutiques et de choisir les types d’ interventionadoptés. Le remplissage d’échelles d’évaluation auquel sontformés de nombreux étudiants va bien dans cette dernièreoptique. Mais dans cette approche objectivée l’homme dansson humanité a tendance à disparaître, victime de deux tra-vers : le réductionnisme de l’évaluation, laquelle tient à lathéorie, voire à l’ idéologie du thérapeute et aux limites de saformation ; l’ impérialisme d’une méthode susceptible d’ap-paraître aux yeux du thérapeute comme supérieure auxautres. Peut-être faut-il se souvenir de ce qu’écrivaitA. Tatos-sian, opposant les psychiatres du symptôme, réparateurs demachines et les psychiatres du phénomène s’ interrogeant sur« l’être avec autrui », pour reprendre la terminologie deHeidegger [32].

c - En même temps que d’empathie, c’est de réciprocitéqu’ il est question. Il faut ici faire référence à la notion de

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dialogue, telle qu’elle a été travaillée par M. Buber quisoulignait la reconnaissance et la confirmation comme be-soins fondamentaux de tous les êtres humains, reconnais-sance et confirmation reçues de l’autre et données à l’autredans un monde en commun où se développe la relation du« je-tu » [6]. Tzetan Todorov a montré de son côté le besoinde reconnaissance, au cœur des motivations humaines, re-connaissance de notre existence d’abord, confirmation denotre valeur ensuite [34]. L’éthique relationnelle telle qu’ellese dégage de l’œuvre de Boszormenyi-Nagy [4,25] insistesur l’effort que doit faire le thérapeute pour construire laconfiance et se soucier de l’équité du donner et du recevoirdans une attitude qui se dégage tout àla fois de la neutralitéetde la directivité.

M. Buber comprend la relation réciproque comme unévénement qui se situe dans l’entre-deux des consciencesentre les interlocuteurs.

d - Dans cet entre-deux des consciences, on peut évoquerdans le dialogue un espace de création, ou plus précisémentde co-création patient-thérapeute qui permet que soient mo-bilisés les ressources, les compétences, de nouveaux élé-ments de compréhension et de représentations à partir denouveaux récits, de nouvelles mises en perspectives desdifficultés présentées.

On pourrait évoquer ici des références winnicottiennespour spécifier comment dans ce dialogue le thérapeute « suf-fisamment adéquat » peut mettre àla disposition du patient letraitement qui paraît lui convenir le mieux, dans un constantaller retour entre les références théoriques, les connaissancestechniques, la formation du thérapeute, et les besoins etattentes du patient selon sa personnalité, son histoire, saculture, son environnement.

e - Enfin ce dialogue est un dialogue à plusieurs et peutcomporter différents niveaux. Nous avons déjà évoqué avecla notion de contexte combien les troubles d’un patient s’ ins-crivent toujours dans une réalitérelationnelle constituée d’unensemble entrecroiséd’attentes, d’ intérêts, de points de vue,d’obligations, de motivations, de la part de ceux qui sontimpliqués dans sa souffrance, de ceux qui formulent parfoisles demandes à sa place et en son nom, de ceux qui peuventaider à son traitement. Chacun mérite d’être entendu et sacontribution reconnue.

Ainsi le dialogue concerne d’abord les proches du patientet il nécessite de recevoir ensemble les membres d’une fa-mille et d’écouter attentivement chacun dans ses demandes etses avis avec toujours la même empathie.

Cela apparaît particulièrement opérant lorsqu’ il s’agit deparents et de leurs enfants et que sont ainsi soulignées lescapacités d’empathie parentale, les capacités des parents àêtre suffisamment sensibles aux angoisses et besoins de leursenfants.

f - Mais le dialogue àplusieurs peut concerner aussi ceuxqui bien qu’absents lors d’une consultation ou d’une séancede thérapie sont susceptibles de peser lourd sur la relationthérapeutique : une assistante sociale, un éducateur, un juge,une institution, constituent autant de partenaires tiers interve-

nants actifs dans des problèmes complexes comme les abussexuels, la maltraitance, les carences parentales, etc.

La relation thérapeutique pour être préservée doit se tenirà distance de deux écueils :

• celui de ne tenir aucun compte de cet arrière-plan social,médico-social ou éducatif en se retranchant dans le refusde la collaboration, seule manière de préserver la confi-dentialité et l’éthique du sujet ;

• celui àl’ inverse de se perdre, de se diluer dans la prise encompte des aspects souvent contradictoires des inter-ventions et des demandes [18].

La relation thérapeutique doit pouvoir ici suffisammentclarifier le contexte pour situer son niveau d’action et sesobjectifs au sein de pratiques distribuées en un véritableréseau d’ interventions.

5.3. Le caractère multidimensionnel et multidisciplinairede la relation thérapeutique

Il constitue le troisième fondement d’une éthique.Cet aspect découle des deux premiers fondements que le

thérapeute s’applique à lui-même dans une démarche auto-réflexive. Cela signifie que sa pratique se réfère à différentsniveaux de conceptualisation et doit se comprendre dans unensemble d’autres pratiques d’une part (dimension ducontexte), dont il s’agit d’autre part de respecter les caracté-ristiques et éventuellement de les articuler (dimension dudialogue).

a - On doit faire actuellement le deuil d’un modèle globalexplicatif de la maladie mentale, celui qu’ambitionnait H. Eyavec l’organodynamisme. On a cependant du mal à renoncerà un modèle intégratif et, dans le foisonnement actuel desthéories, la tentation est grande de hiérarchiser les connais-sances. Tout modèle intégratif ne peut se faire que sousl’hégémonie d’une théorie, certes ouverte à des approchesqui lui sont à première vue étrangères mais qu’elle réussit àincorporer dans ces conceptions. Il en est ainsi actuellementde ce que l’on nomme les neurosciences cognitives érigéespar beaucoup au rang de nouveau corpus thorique de réfé-rence [18].

La pragmatique de la clinique oblige à des démarchestransversales qui empruntent àdifférents champs de connais-sances, non pas hiérarchisés entre eux, mais mis enconnexion. Il n’y a pas d’adéquation entre théorie, étiologieet traitement et on doit renoncer à penser que la nature destraitements devrait dépendre de telle ou telle théorie étiopa-thogénique. La nature des traitements dépend de ce quis’organise dans la relation thérapeutique entre les besoins dupatient, ce qu’ il raconte de sa souffrance et de sa demande etun thérapeute qui n’est pas un observateur neutre et dont lalecture des troubles dépend tout à la fois de la relationintersubjective qu’ il met en place avec son patient, de sesconnaissances et de sa formation [8]. On devra alors distin-guer :

• des thérapeutes spécialisés dans une technique, formésparticulièrement à tel ou tel type d’approche, mais dontla tendance naturelle est tout à la fois d’élargir les indi-

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cations de leur méthode et d’appréhender le troublepsychique à travers le prisme de leurs références théori-ques [8] ;

• des thérapeutes généralistes dont les connaissances di-versifiées doivent permettre une organisation, c’est-à-dire une contextualisation, une mise en relation, unemise en perspective permettant de manier les idées, lesfaits nouveaux avec une flexibilité de point de vue per-mettant au mieux de dégager les orientations thérapeu-tiques.

Alors se dégagent des indications qui peuvent comporterl’adresse à tel ou tel spécialiste ou l’association de plusieurstypes de prise en charge.

Par exemple : une jeune patiente est hospitalisée pourtroubles anxio-dépressifs sévères. Elle reçoit un traitementchimiothérapique antidépresseur qui lui permet une bonneamélioration de ses troubles, lesquels apparaissent commeréactionnels à des difficultés d’adaptation aux prises de res-ponsabilité que comporte son affectation récente dans sonemploi actuel, un sentiment d’ insuffisance, des phobies so-ciales, une autodépréciation apparaissant ici en rapport avecune problématique ancienne. La relation thérapeutique aucours du séjour hospitalier est centrée sur le traitement ulté-rieur qui devra être mis en place. Deux approches sont discu-tées dans leurs intérêts et leurs limites : l’approche analytiqueet l’approche cognitivo-comportementale. La patienteconsulte simultanément en ville deux spécialistes de chacunede ces approches tandis qu’elle poursuit par ailleurs avec lepraticien hospitalier une thérapie de soutien comportant lesuivi médicamenteux. Elle arrête rapidement ses consulta-tions chez l’analyste, considérant à juste titre que l’approchecognitivo-comportementale parviendra mieux à agir sur lessymptômes qui handicapent sa vie professionnelle. Aprèsplusieurs mois de traitement la patiente va beaucoup mieux,tient bien son poste de travail. Au cours du soutien toujourspoursuivi elle réfléchit maintenant à l’ idée de pouvoir ulté-rieurement entreprendre un traitement analytique, seul àmême, pense-t-elle, d’aborder sa problématique névrotiqueancienne.

b - Cet exemple, banal en lui-même, nous semble démons-tratif d’une démarche tenant compte de la pluralitédes modè-les théoriques, de la multidimensionnalité des problèmesposés et des différents niveaux possibles d’ intervention dèslors qu’est préservée une attitude relationnelle qui se veutdécloisonnante et ne considère pas qu’une approche soitintrinsèquement meilleure qu’une autre, même si elle peutapparaître en concurrence.

Cela nous amène àpréciser quelques éléments concernantla relation thérapeutique dans la perspective d’une pragmati-que qui puisse tenir compte des différentes modalités deréponses possibles à la souffrance psychique.

Il s’agira ici d’un dialogue, non pas tant entre modèlesthérapeutiques mais bien davantage entre spécialistes de telleou telle approche. Le paradoxe de la thérapie en effet est que,si d’un côtéplusieurs techniques peuvent être efficaces, d’unautre côté le thérapeute ne peut en mener qu’une seule [22].

Changer en cours de route de modèle d’ intervention c’estpour le thérapeute changer les règles, changer le cadre, ce quine peut introduire que la confusion du côté du patient quandce n’est pas de la manipulation. Il est cependant possible deconsidérer qu’une autre approche serait mieux adaptée, ouqu’elle apporterait un complément souhaitable ; mais ellenécessite alors l’entrée en scène d’un autre thérapeute. C’esttout le contraire de l’éclectisme d’attitude prônépar certains[7]. Il ne s’agit pas de coordonner des changements d’attitu-des et de rôles à l’ intérieur d’une même thérapie. Nous necomprenons pas d’ailleurs la notion de « psychiatre camé-léon » évoquée par Chambon et Marie-Cardine, c’est-à-dired’un thérapeute qui selon ces auteurs adapte au cours de larelation avec son patient des attitudes variées selon qu’elleslui paraissent plus adéquates à la situation du moment [7].Une telle manière de faire laisse penser que le thérapeute estune sorte de Deus ex machina qui, pour arriver à ses fins, estprêt à jouer différents rôles, au détriment de l’authenticité etde l’examen de la subjectivitéde la relation engagée avec sonpatient. En tout état de cause ces différentes attitudes nousparaissent techniquement peu réalisables, à moins de restersous le primat d’une approche, ici celle qui se réfère aucourant cognitivo-comportemental, comme le soulignentChambon et Marie-Cardine. Par ailleurs, un problème éthi-que est soulevé par ce type d’approche qui sous couvert descientificité, risque de glisser vers la manipulationlorsqu’elle saute d’une méthode à une autre.

Pour notre part, nous pensons qu’ il s’agit de viser non pasla multidimensionnalité du thérapeute, mais plutôt l’appro-che multidisciplinaire des troubles psychiques. On peut en-core évoquer la notion de thérapies plurifocales, c’est-à-diretoutes centrées sur un même problème, mais dans une articu-lation, une cohérence entre les différents abords [10].P. Jeammet a précisé cette notion et a montré avec d’autres[17] l’ intérêt de thérapies bifocales dans certaines prises encharges d’adolescents et d’adultes jeunes.

Ces problèmes ont été traités ailleurs par l’un d’entre nous[10]. Ce type d’approche s’ impose de toute façon devant desproblèmes complexes qui mettent en jeu autant l’ interaction-nel que l’ intrapsychique, comme dans les psychoses, lestroubles graves du comportement et elle ne peut correcte-ment se mettre en place que dans une bonne connaissance durôle de chacun, une bonne acceptation pour chacun de sespropres limites et un respect de la spécificité des autres.

6. Conclusion

Une éthique de la relation thérapeutique se pose dans lacomplexité de multiples dimensions de la connaissance etdans le respect d’un dialogue avec un patient qui doit êtrereconnu dans sa spécificité de sujet. Deux constats sont àsouligner :

• un même problème peut être traitéde différentes façons,ce qui ne signifie pas que toutes les manières de fairesont équivalentes pour un sujet donné ;

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• des problèmes complexes nécessitent des approchesmultiples et diversifiées.

Le thérapeute doit pouvoir tout à la fois guider son patientdans le cheminement des différentes modalités possibles deprise en charge et concevoir une approche thérapeutiquediversifiée, multifocale. Dans ce cas les difficultés ne sont pasminces : une thérapie peut venir en brouiller une autre, deuxthérapies peuvent entrer en concurrence, le sujet peut cultiverses résistances en passant d’une thérapie à l’autre. Quant auxthérapeutes : sont-ils dans des rapports d’ ignorance mu-tuelle ? (mais ils risquent de prendre des voies antagonistes).Sont-ils dans des rapports critiques les uns par rapport auxautres ? (mais ils vont introduire des effets destructeurs).S’ ils se concertent, que laissent-ils percevoir au patient ? etc.Toutes ces interrogations nous paraissent devoir constituerdes enjeux de la pratique du soin psychiatrique au XXIe

siècle, tout au moins en ce qui concerne le noyau dur de notrediscipline : la psychose, les troubles graves du comportementet aussi devant les demandes de plus en plus pressantes etnombreuses que la société formule au psychiatre concernantla violence, le traumatisme psychique, la maltraitance.

Mais en dernier ressort, quelles que soient les méthodes etquelle que soit sa formation, quelles que soient les rigueursconceptuelles utilisées, c’est la capacité du thérapeute à en-trer en dialogue avec le sujet souffrant qui est àconsidérer. Ledialogue au sens où nous l’avons défini désigne le thérapeutedans ce qu’ il est humainement, plus que dans ce qu’ il fait.

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