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EAAHNIKH (DIAOIOd>IKH ETAIPEIA GREEK PHILOSOPHICAL SOCIETY

rAQIIA KAI nPAfMATIKOTHTA ITHN EAAHNIKH OIADIOOIA

LANGUAGE AND REALITY IN GREEK PHILOSOPHY

1 ATHENS 1985 , A0HNA 1985

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Prof. L. Couloubaritsis Université de Bruxelles

LES MULTIPLES DISCOURS D E PARMENIDE

Comme on le sait, 1' une des difficultés majeures du poème parménidien réside dans l'incompatibilité entre discours sur 1' être et doxa. Cette difficulté se manifeste avec d' autant plus d' acuité que seul le discours concernant 1' être paraît correspondre au «réel» proprement dit. Ce qui a contraint la majorité des interprètes à rapporter, selon diverses modalités, la problématique de Parménide à deux ou trois chemins. Ainsi la doxa, tantôt est envisagée comme variante de la voie du non-être (interprétation plus courante), tantôt est considérée comme variante de la voie de 1' être (interprétation de Heidegger et de Beaufret), ou en­core est comprise comme oscillant entre ces deux perspectives, soit en tant que chemin de la vraisemblance, soit plus positivement comme chemin comportant le mélange entre 1' être et le non-être (interprétation se rattachant, d ' une façon ou d' une autre, à K. Reinhardt). Mais l'ensemble de ces interprétations se heurtent, nous semble-t-il, à d'importantes difficultés, que nous nous sommes permis de relever dans une étude qui doit paraître bientôt' et où nous croyons avoir montré que le choix entre deux ou trois chemins est un faux problème, le terme même de «chemin» chez Parménide débordant le cadre étroit dans lequel se meuvent les interprètes. En réalité, déjà dans le Proème mythique, nous découvrons un ensem­ble de chemins qui ne sont même pas catalogués par les exégètes: d'abord le chemin de la divinité qui porte l'homme qui sait (v. 2-3), auquel on peut rattacher le chemin carrossable (v. 21 : KQT' à|iaÇiTÔv) et l'expression xfiv 5' ôôôv, au v. 27; ensuite les voies de Nuit et Jour (v. 27). En d'autres termes, au moins quatre chemins font déjà leur apparition dans le prologue du poème, avant même qu'il soit question des chemins controversés. Dans ces conditions, il apparaît que le terme de chemin doit être désubstantialisé, qui selon ses différents usages (ô6ôç, KÉÀEuOoç, etc.) semble bien être un terme à caractère polysémique et irréductible à une réalité proprement dite. Il s'agit là d'un motif que Parménide thématise selon différentes perspectives, sans prétendre en faire un centre d'où procéderait telle ou telle problématique. Dès lors, le statut de ce motif, thématisé en l'occurrence selon différentes perspectives, devient une question fondamentale que nous espérons éclairer bientôt dans un livre consacré à Parménide.^ Mais il y a plus.

En effet, comme nous l'avons également remarqué dans notre étude citée, nous sommes aussi contraint de constater que, contrairement à ce que soutiennent la plupart des interprètes, le mythe n'appartient pas seulement au Proème, mais pénètre tout le texte, atteignant même jusqu'au sommet de la problématique, puis­qu'il intervient dans le domaine de l'être. L'être parménidien est en fait entouré et

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enchaîné par des figures mythiques, comme Dikè, Moira, Ananké, voire même Alétheia — qui est qualifiée de bien-arrondie et comme entourant son cœur (l'être) (fr. 1, 29). Certaines de ces figures interviennent même dans la seconde partie, consacrée à la doxa. Nous savons du reste, grâce à Cicéron, que Parménide a \ utilisé un ensemble de figures mythiques^ et, on le sait, le fr. 13 fait également in- J tervenir Érôs. Dès lors, la présence, d'une part, du motif du chemin dans le prologue et, d'autre part, du mythe dans le reste du poème suscite un embarras qui autorise une nouvelle approche de 1' ensemble du texte. Dans le présent travail nous nous contenterons d'ajouter au dossier d'autres éléments pareillement susceptibles d'ébranler les interprétations traditionnelles. Nous montrerons que la multiplicité des discours chez Parménide, non seulement peut confirmer l'ex­istence d ' u n e multiplicité de chemins non réductibles à deux ou trois, mais peut éclairer le texte d' un jour nouveau.

A lui seul, le fr. 1 révèle trois discours différents, sans parler des différents termes signifiant le langage," Il y a d'abord le discours du poète lui-même, qu'il ne faut pas confondre avec la parole commune, qui se tient sur le plan du langage naturel. Le choix par Parménide du langage poétique soulève déjà par lui-même une difficulté. Mais quoi qu'il en soit, le jeune homme qui parle ici à la première personne, sans même s' inspirer des Muses, manifeste un statut qui est propre, puisque, comme le dit déesse, il s'est dégagé du sentier des hommes (fr. 1,26-28). Il est celui qui, par la parole poétique et la quête du savoir qu'elle traduit, est d'entrée de jeu considéré comme l'homme qui sait.^ C'est dans ce contexte que surgit un nouveau discours, celui de la déesse qui dit le tout du savoir (v. 24-32) et dont le contenu, qui s' étend du savoir au non-savoir, articule la suite de tout le poème. Ce contenu plurivoque du discours de la déesse trouve du reste son correspondant dans la caractérisation du chemin de la déesse comme chemin aux multiples paroles (ôôôv... noA.ù(pr||iov) (v. 2-3). Enfin, un troisième discours apparaît également dans le Proème, mais qui pourrait passer inaperçu. Il s'agit du discours discret des Filles du Soleil, qui séduisent Diké par des paroles apaisantes, et la persuadent d'ouvrir les portes qui séparent les chemins de Nuit et Jour. Dis­cours de la ruse et de la persuasion, qui fléchit lés rigueurs de Dikè, les paroles (^ôyoïoiv) des Filles du Soleil ne sont pas celles du savoir, mais celles d'une cer­taine argumentation {Xôyoç) qui détermine la persuasion. L'on ne peut d'ailleurs oublier que Peithô a son propre chemin qui accompagne la voie d'Alétheia (fr. 2, 4). Tout se passe comme si la figure de Peithô se rapportait à Alétheia comme les filles du Soleil se rapportent à Dikè. Et ce rapport marque aussi bien Diké qu'Alétheia d'une connotation négative, de quelque chose qui met en question leur identité propre.* Cela nous autorise à dire qu'une autre logique que celle de l'iden­tité pénètre le proéme de Parménide, dont la manifestation se laisse déjà percevoir dans r expression «homme qui sait» qui se dérobe au principe de non-contradiction. Nous touchons là un point central de la pensée parménidienne, qui a été dissimulé par ses interprètes, mais qui expliquerait la présence des figures mythiques au sein même de la problématique de 1' être, là même où celui-ci sem-

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ble s' affirmer dans son caractère exclusif et absolu. Mais cette question déborde notre propos. Nous la laisserons donc entre parenthèses, tout en indiquant qu'elle autorise une nouvelle approche qui ne prend pas l'être comme centre de gravité, mais qui pense son émergence à partir de 1' articulation du mythe et de la transmutation progressive de celui-ci en sa logique en une nouvelle logique, celle de la non-contradiction et de l'identité. Par contre, il nous paraît utile d'insister sur la figure de Peithô qui garantit la présence de la notion de j)istis, laquelle ne recèle pas en elle uniquement une croyance fondée sur la persuasion rhétorique, mais sur jinejLtÊurnentation déterminée. Parménide parle à ce propos de mmr[q àXr\Qr\ç, et moTÔç Xôyoq (fr. 1,30 et 8,50). Cette observation nous conduit aussitôt à des nouvelles manifestations du discours, que l'on trouve dans l'ensemble des fragments qui constituent la première partie du poème consacrée à la problémati­que de l'être.

Il semble bien que l'analyse positive de l'être qui commence dès le fr. 2, s' achève vers la fin du fr. 8, lorsque la déesse affirme très solennellement qu' à cet endroit prend fin son discours «crédible et la pensée qui entoure Alétheia» et com­mence un autre discours, celui des doxai des mortels (ôôÇaç... Ppoxeiaç) (v. 50-52). Le caractère péremptoire du discours de la déesse en ce lieu paraît appuyer la thèse de ceux qui soutiennent que la seconde partie du poème ne renferme qu'un propos trompeur, une doxa fondée sur l'erreur. En revanche, ceux qui cherchent à sauver un discours positif chez Parménide, une sorte de doxa fiable et crédible, bref une physique parménidienne, s'efforcent de surmonter la difficulté en insis­tant sur la fin du fr. 8,60-61, qui, rejoignanf la fin du fr. 1,31-32, fait état d'une doxa positive (cf. aussi fr. 19), probablement différente de la doxa des mortels qui ne contient pas de vérité. C'est dans ces nuances que s'est établi l'enjeu des deux ou trois chemins parménidiens. Mais nous pensons que cette façon d'envisager le problème est un peu étroite et néglige tout un aspect àc l'analyse parménidienne qui semble la subvertir.

En effet, contrairement à ce que soutiennent la plupart des interprètes, Par­ménide engage son combat contre les considérations des mortels bien avant le v. 50 du fr. 8. Nous ne songeons pas ici au discours concernant le non-être dont la déesse montre le caractère à la fois inconnaissable, impensable, indicible et in­nommable, mais plutôt au discours critique- qui se déploie conjointement à la problématique de l'être, et grâce auquel celle-ci se trouve fondée. Ce discours critique, qui constitue, selon les termes mêmes du fr. 7,5, une réfutation (£Àeyxoç), implique d'emblée le discernement, la décision et le jugement (Kpimç). Non seule­ment parce que la déesse affirme expressément au jeune homme qu'il doit discer­ner et juger (Kpiveiv) (fr. 7,5), mais parce que l'être s'institue lui-même par une séparation, un discernement, une décision et un jugement (Kpîoiç), comme nous le rappelle encore le fr. 8,15-16. En d'autres termes, le discours critique (la réfutation) se déploie lui-même en fonction d'une krisis originaire qui est celle qui institue l'être (dès le fr. 2). C'est pourquoi Parménide utilise, dans le fr. 8, 16, le verbe Kpiveiv au passé composé (KÉicpixai). Mais la krisis ne s'épuise pas avec la

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question de l'institution de l'être; elle se déploie dans la suite au travers aussi bien de la réfutation que de la mise en valeur des signes distinctifs désignant l'être (cf. fr. 8, 2-49). Or, la réfutation en question, grâce à laquelle s'établissent les signes qui signifient l'être, s'adresse à un type particulier de mortels: aux races sans dis­cernement (dKpna (pùÀa) qui ne savent rien, parce qu'elles confondent l'être et le non-être (fr. 6, 4-9). En somme, ce que reproche Parménide à ce type de mortels est précisément le fait qu'ils n'établissent pas de krisis, qu'ils ne posent pas l'être dans sa nécessité et son caractère absolu et exclusif. Du fait qu'ils confondent être et non-être, ils sont «doubles-têtes» (ôÎKpavoi) et mettent en œuvre une pensée errante ( T T A - O K I O V V ô O V ) (fr. 6, 5-6). On notera ici que Parménide n'utilise pas le terme de doxa pour désigner le discours de cette race de mortels. La seule référence qu'il retient de leur langage est celle de yXàoaav, c'est-à-dire d'une langue qui parle pour ne rien dire (fr. 6, 7; 7, 4-5). Cette constatation n'est pas ^ sans importance: nous pensons que contrairement à ce que soutiennent la majorité des interprètes, on ne peut confondre les mortels dont il est question dans i cette partie du poème et ceux qui sont mis en relief à partir du fr. 8,50, à propos ' desquels Parménide utilise plus directement l'expression doxa.

En effet, si l'on fait attention à l'articulation du texte, on se rend compte que ce qui est reproché à ce second type de mortels est exactement l'inverse de ce qui est reproché aux races sans discernement, à savoir d'avoir établi une séparation (icpiaiç) entre deux formes sans chercher leur unité (cf. fr. 8, 53-59). Bien plus, à l'égard de l'errance des doxai mortelles ainsi comprises, Parménide paraît plus in­dulgent, puisqu'il indique, en passant et par une formule lapidaire, en quoi ils se sont trompés (fr. 8, 54). Cette indulgence tient sans doute au fait que, contraire­ment aux akrita phula, au moins ils séparèrent (èKpivavio) (8, 55) le corps en deux formes dont l'une est identique à elle-même et autre que l'autre, et inverse­ment. Tout se passe comme si Parménide retenait quelque chose des doxai des mortels en vue d'établir une nouvelle doxa qui évite l'erreur. Cette constatation permet d'expliquer plus facilement la suite du poème, où une fois ce point de vue exposé, la déesse affirme qu'elle va parler, pour son interlocuteur, de l'ordonnance de toutes choses afin que jamais aucune connaissance des mortels ne le surpasse (fr. S, 60-61). Nous n'examinerons pas ici la question de savoir quel est le statut de cette nouvelle étude, car il s'agit là d'un sujet qui requiert par soi-même tout un travail. La seule chose que nous nous autoriserons à dire, c' est qu'une fois qu'on discerne l'existence d'une double critique chez Parménide et donc aussi de deux chemins supplémentaires à rejeter — à côté de celui du non-être —, 1' articulation du poème prend un sens neuf. Alors en effet, la possibilité d 'une doxa positive en^ face d'une doxa des mortels ne devient plus absurde; au contraire, elle rentre dans la logique de l'exposé de la déesse, qui associe à la problématique de l'être une / critique d'un type de discours des mortels et, de ce fait, semble également associer, d'une façon inverse, un discours positif (une nouvelle physique) à la criti­que qu' elle adresse aux doxai des mortels. Le fr. 19 pourrait confirmer cette perspective, qui assure à 1' ensemble du poème une meilleure cohérence. Ce texte

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dit: «c'est ainsi assurément que, conformément à la doxa, ces choses s'épanouirent et sont maintenant, et désormais mourront après avoir crû. A chacune d'elles les hommes ont assigné un nom qui les signale en propre». Il faut reconnaître que rien ici n'autorise à comprendre ce passage, qui clôt probable­ment le poème, selon une perspective négative, comme s'il s'agissait d'une voie de l'erreur. Il fait plutôt signe vers une réponse positive, dans 1' ordre de la doxa, à la doxa telle que l'ont comprise les mortels.

Nous pensons donc que le discours de la déesse introduit un ensemble de dis­cours différents: deux discours critiques réfutant deux discours des mortels, et deux discours positifs qui assurent la réponse parménidienne à ces critiques. D'où il s'ensuit que deux problématiques positives se côtoieraient dans le poème: celle de l'être et celle de l 'ordonnance des choses. Et ces deux problématiques entraîneraient deux discours positifs: celui qui s'accorde à l'être et celui qui s'ac­corde aux choses en devenir. Il reste donc à préciser le sens des discours que met­tent en œuvre ces deux problématiques.

Nous avons dit plus haut que le discours critique concernant l'être conduit à la découverte d'un ensemble de signes qui indiquent comment il est. Ce discours, que nous pouvons qualifier — pour des raisons de commodité — de discours signifiant, révèle un ensemble de termes négatifs (inengendré, impérissable, inébranlable, immobile, indivisible) et positifs (un, homogène, achevé, continu). Mais contrairement à ce qu'on pourrait croire, il n'opère pas selon un mode transparent, où termes positifs et négatifs éclaireraient 1' argumentation. Par-mènide lui associe également un ensemble de métaphores (cœur, sphéricité, liens, inébranlable, etc.). Ces métaphores, qui s'accordent surtout à l'image de la cir­cularité, correspondent à l'idée même que met en œuvre la formulation du statut de l'être comme persistant le même et dans le même... (fr. 8, 29-30). Mais cette association curieuse entre le logos et la métaphore ne se limite pas là, puisque la déesse, nous 1' avons dit, associe à l'être un ensemble de figures mythiques (Diké, Moira, Anankè et Alétheia) qui s'accordent pareillement à l'image de la cir­cularité. Ainsi, sur le plan de l'être se croisent et s'enchevêtrent un ensemble de modalités du discours dont la compatibilité ne se découvre que dans le thème de la circularité. Si bien que le discours signifiant est loin d'être un discours simple, réductible à la simplicité de la logique du logos.

Or, si l'on tient compte en même temps du fait que le mythe se déploie aussi dans la seconde partie du poème, on est contraint de constater que la doxa elle-même implique l'enchevêtrement de plusieurs modalités du discours. Au reste, dans cette seconde partie, le langage se découvre une nouvelle dimension: il sem­ble doté d'une primauté par rapport aux choses mêmes. Non seulement parce que le «nommer» et le «nom» (ôvo|idÇEiv, ôvo|ia) deviennent des aspects fondamen­taux pour désigner les choses et le devenir,' comme Parménide l'indique déjà dans le fr. 8, 38-41,' mais aussi parce qu'il détermine le sens à accorder aux choses. «Comme toutes choses, dit en effet le fr. 9, sont nommées lumière et nuit, par des noms conformes à leurs puissances, appliquées sur ces choses-ci et sur celles-là,

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tout est plein à la fois de lumière et de nuit sans lumière, à égalité l'une et l'autre, puisque en aucune des deux ne s'accorde le néant». En d'autre termes, le fait de nommer les choses, qui est le propre de l'homme (cf. fr. 10 et 19), détermine le sens même qu' il convient de leur accorder, comme si les choses ne pouvaient être telles que nous les comprenons sans 1' acte même d'attribuer des noms. On com­prend dès lors que parler des choses en devenir, des dokounta, requiert un dis­cours qui puisse tenir compte de cet aspect déterminant du langage, où le réel se donne par le nommer. La doxa, telle que Parmenide 1' établit dans la seconde par­tie de son poème, apparaît comme un discours non seulement à propos d'un réel phénoménal, mais également à propos du discours même qui l'institue et dont le statut demeure problématique. Mais cela ne signifie cependant pas que ce réel phénoménal se dérobe à toute appréhension et à toute description. Au contraire, les différents fragments qui subsistent de cette seconde partie du poème font état d'une description précise des parties de l'univers. Ce qui est plutôt nouveau, dans cette description à caractère doxatique, par rapport à ce qui se passe dans la première partie, c' est que le réel phénoménal exclut aussi bien l'être que le non-être (cf. fr. 9) au profit de deux figures, la lumière et f obscurité (le feu et la terre), qui se déploient selon un processus de mélange (ni^iç). Cela veut dire que la voie de la doxa (positive) s'établit en dehors de cette de l'être. Que signifie exactement pareille assertion, c'est une question que nous laisserons à son caractère énigmati-que. Car elle recèle en elle le statut réel du texte parménidien et son originalité.

Nous nous contenterons donc de conclure par une constatation. Si, en effet, le seul élément commun à toutes les parties du poème, y compris le proème, est le mythe, nous sommes obligé d'en tenir compte et de commencer — en tout cas au point de vue méthodologique — par renverser la perspective qui domine jusqu'au­jourd'hui dans les interprétations du poème. Il s'agit, autrement dit, d'entamer l'étude de la pensée de Parménide non pas à partir de l'ontologie mais à partir du mythe, et plus particulièrement à partir du mythe en tant que mythe. Seule, nous semble-t-il, une telle perspective pourrait éclairer d'une façon nouvelle ce texte historique.

NOTES

1. «Les multiples chemins de Parménide», Éludes sur Parménide, éd. P. Aubenque, Vrin, Paris, 1986.

2. Mythe et Philosophie chez Parménide, Bruxelles, 198J. 3. CICERON, De nat. deorum I, 11, 28 = D.-K. A 37c: «Beaucoup de choses monstrueuses ex­

istent chez cet homme, du fait qu'il ramène à des dieux la Guerre, la Discorde, l'Amour et d'autres choses du même genre qui se détruisent avec la maladie, le sommeil, l'oubli ou la vieillesse». Si Cicéron se permet d'avancer un tel jugement de valeur négatif à l'égard de Parménide, c'est probablement parce qu'il est en accord avec la critique que Platon adressa à Homère et à Hésiode. Mais son témoignage suffit à distinguer l'importance du mythe, également dans la seconde partie du poème.

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4. II y est question de TtoXùtptiiioi, Xôyoi, îitoç ipT\\ii, npociiuôa, ôôÇa. Dans la suite apparaissent d'autres termes encore: èpéu, n06oç, (ppdÇo), Xéyto, (paxiÇco, yX&aaa, EXiyxoç, Kpivco, (patôv, àvœvu(iov, ôvona, ôvo|idÇElv.

5. L'expression e lôoîa (pwia soulève un problème logique: comment le jeune homme qui chemine en vue d'apprendre peut-il être qualifié d'homme qui sait? Il s'agit là d'un point que les interprètes oblitèrent, alors qu'il semble mettre en question notre logique et faire signe vers une autre logique qui appartient en propre au mythe. C'est là une question qui déborde la présente étude, mais dont l'intérêt nous parait incontestable.

6. Ce point se rattache en fait à celui que nous venons de mettre en relief dans la note précédente. Pour une première approche de cette question, en particulier concernant 1' ambiguïté de Peithô, voir M. D E T I E N N E , Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1973^

7. C'est là un aspect central de la seconde partie du poème, dont le fr. 19 donne le sens le plus décisif

8. Où il est dit que «seront nom (ôvona) toutes ces choses que proposèrent les mortels, con­vaincus qu'elles sont vraies: aussi bien devenir que périr, être et ne pas être, changer de lieu et échanger l'éclat en surface». Ce texte anticipe la seconde partie du poème, ce qui est au demeurant confirmé par l'usage du futur Imax utilisé par Parménide.