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1, bd Anatole France - 69458 LYON CEDEX 06 Téléphone : 04 37 51 15 51 - Fax : 04 37 51 15 52 http://lyceeduparc.fr [email protected] ÉCRIRE POUR PENSER ET SURMONTER LA GUERRE L’expérience combattante : Les carnets de Ferdinand Gillette, 1917-1918 CONDROYER Léa, LONGEPE Jessica, MERLE Thibault, ZOUITNI Lina Hypokhâgne 812. Sous la direction de M. Pascal OGIER

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1, bd Anatole France - 69458 LYON CEDEX 06 Téléphone : 04 37 51 15 51 - Fax : 04 37 51 15 52

: http://lyceeduparc.fr . [email protected]

ÉCRIRE POUR PENSER ET SURMONTER LA GUERRE

L’expérience combattante : Les carnets de Ferdinand Gillette, 1917-1918

CONDROYER Léa, LONGEPE Jessica, MERLE Thibault, ZOUITNI Lina

Hypokhâgne 812.

Sous la direction de M. Pascal OGIER

     

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TABLE DES MATIERES INTRODUCTION ........................................................................................................................... 3

PARTIE 1 : Le témoignage comme « source d’information irremplaçable » sur le quotidien.......................................................................................................................................................... 6

Chapitre 1 : Le carnet prolixe d’un instituteur : les mots comme moyen de se sortir du quotidien ? ....... 6 Chapitre 2 : Deux préoccupations majeures pour le soldat : l’hygiène et le sommeil ............................ 10 Chapitre 3 : Un carnet abondant en détails sur chaque journée, ses activités et la météorologie qui en change la perception ................................................................................................................................ 15 Chapitre 4 : La santé, une préoccupation essentielle à la guerre : campagne de vaccination, traitement des blessés et épidémies .......................................................................................................................... 22

PARTIE 2 : Ecrire à la guerre, une manière de prendre de la distance pour mieux comprendre le conflit ? ................................................................................................................ 27

Chapitre 1 : L’armée française, ses alliés et ses ennemis : comment Ferdinand Gillette se représente les forces qui s’affrontent .............................................................................................................................. 27 Chapitre 2 : Comment son expérience directe de la guerre détermine la façon dont il pense la valeur des hommes et l’organisation militaire .......................................................................................................... 31 Chapitre 3 : Comprendre la guerre pour ne pas la subir : l’information influe sur les comportements .. 41

PARTIE 3 : Mettre des mots sur des émotions et des réflexions plus théoriques dans la volonté de surmonter une expérience insupportable ............................................................................. 47

Chapitre 1 : Courage et implication n’atténuent pas des sentiments qu’il faut exprimer : l’aspirant Gillette reste humain dans un contexte de brutalisation .......................................................................... 47 Chapitre 2 : Un regard critique qui évalue la qualité des gens qui l’entourent ....................................... 52 Chapitre 3 : Un carnet ponctué de réflexions immédiates sur des faits particulièrement marquants : une prise de distance par rapport à ce qu’il vit et à la mort ............................................................................ 61

CONCLUSION .............................................................................................................................. 68

ANNEXES ..................................................................................................................................... 70 TABLE DES ILLUSTRATIONS .................................................................................................. 72

BIBLIOGRAPHIE ET SITOGRAPHIE ....................................................................................... 73      

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INTRODUCTION

« Le témoignage a été tout à la fois une source d’informations irremplaçables et

d’inhibitions majeures»1. L'histoire, qui s'intéresse à des événements passés, se doit de se fonder

sur des témoignages pour garantir une certaine validité et véracité de ce qu'elle nous enseigne mais

cette phrase met en exergue le débat qui anime les historiens, notamment à la fin des années 1980.

A cette époque en effet, des historiens s'insurgent contre ce qu'ils qualifient de « dictature du

témoignage » et en viennent pratiquement à souhaiter la disparition des derniers survivants de la

Grande Guerre afin de pouvoir enfin s'y intéresser comme à un objet d'étude, froid et dépourvu de

toute émotion. Frédéric Rousseau, dans son ouvrage Le Procès des témoins de la Grande Guerre.

L'affaire Norton Cru2, dénonce ce point de vue en posant des questions importantes du point de

vue de l'historien : « Comment écrire l'histoire tragique du XXe siècle ? Est-ce en soupçonnant le

témoignage ou en se mettant à son écoute ? Quelle vérité l’historien détient-il par rapport au

témoin ? ». Pourquoi en effet parle-t-on si peu des œuvres de Barbusse, qui a vécu la guerre et l'a

racontée ? Certes, les témoignages sont marqués par la subjectivité de celui qui a vécu de tels

événements, mais il semble qu'ils soient partie intégrante de l'histoire. Aussi les historiens

prennent-ils de plus en plus en compte les témoignages, veillant cependant à garder une certaine

distance objective.

Ce débat et ses conséquences sont reflétés par le cas de la Première Guerre mondiale. Il faut

en effet attendre les années 1950 et l'arrivée à l'âge de la retraite d'un certain nombre d'anciens

poilus pour que ceux-ci manifestent leur souci de témoigner, afin que leur expérience de la guerre

ne soit pas perdue. Les historiens s'intéressent alors de plus en plus aux diverses formes de

témoignage du vécu de la Première Guerre mondiale et les carnets de guerre, écrits par certains

combattants pendant leur engagement dans l'armée, constituent une source riche et intéressante

d'étude. La guerre brasse les couches de la société, et les carnets de guerre reflètent la façon dont

un paysan, un instituteur, un gradé ou un simple soldat vivent et se représentent le conflit. A ce

titre, le carnet de guerre de Ferdinand Gillette, instituteur de Normandie mobilisé en 1915, constitue

une source non négligeable. Il s'agit en réalité de plusieurs agendas, dont le soldat remplit

                                                                                                               1 AUDOIN-ROUZEAU Stéphane et BECKER Annette, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p.52 2 ROUSSEAU Frédéric, Le Procès des témoins de la Grande Guerre. L'affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003, chapitre 1

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consciencieusement la page de chaque jour. Il y retrace son parcours dans la Grande Guerre, au

rythme des combats, des exercices militaires et des permissions qu'il attend avec impatience. Il

évoque ainsi des thèmes omniprésents dans l'esprit des soldats de la Première Guerre mondiale,

tels que le confort et l’hygiène, les activités d'entraînement et les moments de distraction entre

soldats, les maladies et les blessures dont ils sont victimes. Mais à travers une écriture abondante

et quotidienne, l'instituteur décrit aussi son attitude et ses pensées lorsqu'il est confronté aux

combats, et utilise toutes les pistes et moyens d’information pour réfléchir sur ce qui se passe autour

de lui et sur les autres fronts. Aspirant dans le 158ème Régiment d’Infanterie, première compagnie,

deuxième section, Ferdinand Gillette va également plus loin dans la réflexion et dans l’analyse de

ses sentiments face à ce qu’il rencontre dans sa vie combattante. S'il écrit sur sa famille, qui lui

manque et qu'il a hâte de retrouver, il expose aussi ses réflexions sur les hommes qu'il côtoie.

Membre de l'élite intellectuelle de la France de l'époque, il n'hésite pas à critiquer ses supérieurs

hiérarchiques et à livrer ses réflexions et idées pour améliorer l'organisation administrative de

l'armée. Son carnet ne semble par conséquent pas avoir été soumis à une quelconque censure ou

avoir été corrigé : les nombreuses critiques de Ferdinand Gillette apparaissent clairement, et ce

carnet acheté lors d'une vente aux enchères est un document d'une richesse incroyable sur

l'expérience combattante de la Grande Guerre. Le seul fait qu'il écrive tous les jours est déjà

exceptionnel : comment un homme tel que lui, mobilisé un an seulement après le début du conflit,

peut-il prendre la décision d'écrire tous les jours, malgré la fatigue et la violence de ce qu'il vit ?

Comment parvient-il à mettre des mots sur ses émotions, sur le manque, sur la mort ? Tout cela est

sans doute à relier avec le fait qu'il est instituteur : il a l'habitude d'écrire, comme le montre son

écriture claire et régulière qui permet une lecture aisée, et cette habitude semble pour lui un

exutoire. Ce carnet très dense nous offre une vision complète et détaillée de l’expérience

combattante tout au long de ce conflit mais dans le souci d’une analyse de détail sur la façon

d’écrire, sur la profondeur des idées et des émotions qu’il exprime, la présente étude ne prend en

compte que la partie du carnet qui s’étend de janvier 1917 à mai 1918. Ce choix s’explique par

l’intérêt particulier de l’année 1917 qui voit le développement d’un dégoût de cette guerre

meurtrière et qui dure, d’une écriture plus théorique car il passe peu de temps en première ligne sur

cette période. En mai 1918, il est fait prisonnier : notre analyse s’arrête avec le carnet de guerre à

proprement parler, Ferdinand Gillette a continué d’écrire jusqu’au 14 janvier 1919, date à laquelle

il est définitivement libéré, dans un carnet qu’il intitule à partir du 24 mai « Ma vie de prisonnier ».

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Après la guerre, il rentre chez lui à Romagny, dans la Manche, et il est à nouveau mobilisé en 1939

avec les galons de capitaine. Il écrit à nouveau des carnets sur son expérience du second conflit

mondial, auquel il survit puisqu’il meurt en 1969.

Ces deux années de guerre nous amènent à nous demander comment l’écriture quotidienne

et abondante de ce soldat instituteur permet de comprendre la façon dont il a ressenti, pensé et

exprimé sa guerre.

Si une grande partie du carnet est consacrée aux conditions de vie et aux occupations

quotidiennes et matérielles, le soldat qui l’écrit nous fait aussi part des pensées et des

représentations que lui permettent de construire sur le monde militaire son expérience et les

informations qu’il reçoit. Ce carnet répond aussi à la nécessité d’exprimer ses sentiments et de les

comprendre dans une approche plus théorique de la guerre.

Photographie 1, la seule où apparaît Ferdinand Gillette, debout, deuxième à droite

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PARTIE 1 : Le témoignage comme « source d’information irremplaçable » sur le quotidien Chapitre 1 : Le carnet prolixe d’un instituteur : les mots comme moyen de se sortir du quotidien ? Ferdinand Gillette est fils de cultivateur. Il naît le 12 octobre 1888 au Dézert, à 15km au

Nord de Saint-Lô. Il passe sa vie dans la Manche, et s'installe dans le village de Romagny avec sa

femme Berthe, où tous deux sont instituteurs. Ferdinand Gillette a un frère, Alphonse, mort à la

guerre en 1915. L'instituteur est mobilisé comme élève caporal en février 1915 dans le Premier

Régiment d’Infanterie Civile. Son frère, mobilisé avant lui, meurt au front en septembre 1914.

Berthe donne naissance à une fille, Fernande, le 29 août 1915. Une deuxième fille, Simone, naît

début mai 1918, mais Ferdinand Gillette ne précise pas sa date exacte de naissance car il est encore

mobilisé à cette date.

Ferdinand Gillette commence la guerre en tant qu'élève caporal, puis intègre l'école de

Saint-Maixent en avril 1915. Il s'agit d'une école militaire d'infanterie située dans les Deux-Sèvres,

qui forme les sous-officiers. Là, il est en formation jusqu'au mois d'août, et en ressort aspirant, soit

le grade intermédiaire entre sous-officier et officier supérieur. Il en conçoit d'ailleurs une certaine

fierté, ce grade va au-delà de ce qu’il avait espéré obtenir en entrant à l’école. Durant la période

qui nous intéresse dans ce mémoire, il est aspirant au 158e régiment, 1ère compagnie, 2ème section.

Ferdinand Gillette participe à la quasi-totalité de la guerre, de 1915 à 1918, et survit au

conflit. Avant sa mort en 1969, il est à nouveau mobilisé et prend part à la Deuxième Guerre

mondiale. Ses carnets de route concernant la Grande Guerre recouvrent toute la période de 1915 à

1919. Il y écrit abondamment pour raconter sa guerre, et les nombreux détails qu’il donne sur son

parcours géographique, ses temps de repos, de permission ou le temps passé au front nous

permettent d’imaginer et de situer précisément dans l’espace et le temps son expérience

combattante. Entre 1917 et 1918, le soldat se déplace en effet beaucoup. Il se trouve le 1er janvier

1917 au camp de Villersexel, à Oppenans (Haute-Saône), d'où il rentre chez lui en permission.

Après deux semaines passées à Romagny, il rejoint son régiment dans le Haut-Rhin, où il avance

avec eux vers le front. Revenant ensuite sur leurs pas, il se rend à Delle, à la frontière suisse, jusqu'à

rejoindre l'école de Bataillon de Coupru (Nord de la France) le 1er mai 1917. Dix-sept jours plus

tard, le régiment repart et arrive à Grisolles, près du chemin des Dames mais encore à une trentaine

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de kilomètres du front. Puis les soldats reprennent la route en direction de Villers-Cotterêt pour

établir leur cantonnement à Montgobert, à une quinzaine de kilomètres de Soissons. Début juin, le

158e régiment d'infanterie part pour les tranchées, près de Vailly, d'où il se rend dans l'Aisne, dans

le secteur de Jouy. Après une attaque allemande, Ferdinand Gillette est blessé et transporté à

l'hôpital de Soissons, d'où on l'évacue ensuite vers celui de Vierzy puis d'Aubervilliers, puis à celui

de Laval où il reste jusqu'en août. Le 4 août, Ferdinand Gillette est conduit à l'Hôtel-Dieu d'Ernée,

d'où il part ensuite pour Mayenne. Il repart alors chez lui en convalescence. Un mois plus tard, le

soldat se rend à Lyon, au fort Lamothe, accompagne un groupe de soldat à Villers-Cotterêt avant

de revenir à Lyon, ville qu'il quitte en octobre pour rentrer chez lui car il a obtenu une permission.

Puis il part pour un camp d'instruction à Valréas (Vaucluse), d'où il revient à Romagny au mois de

décembre 1917 pour une nouvelle permission. En mars 1918, après deux mêmes trajets Valréas-

Romagny, Ferdinand Gillette se rend dans les Vosges où se trouve le Centre d'Instruction Militaire

(CIM) du 158e. Envoyé près de Compiègne, puis à Néry, il part à nouveau en permission, puis se

rend à Achères. Le 30 mai 1918, il est fait prisonnier mais reste en France, gardé par les allemands

dans une citadelle à Laons. Ferdinand Gillette est très mobile, même en temps de permission

puisqu'il rend alors visite à de nombreux amis et membres de sa famille qui ne vivent pas à

Romagny, une carte de tous ses déplacements serait donc illisible mais la carte ci-dessous vise à

en donner une idée générale.

Carte I : Principaux déplacements de Ferdinand Gillette 1917-mai 1918

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La description de ses déplacements révèle le nombre de permissions de Ferdinand Gillette entre

1917 et 1918, ainsi que le temps qu'il passe au front. Au début de l'année 1917, il obtient 10 jours

de permission, puis est renvoyé chez lui en convalescence durant 28 jours au mois de septembre.

Le soldat retourne à Romagny fin octobre pour une permission agricole de 25 jours. Il bénéficie

ensuite de 27 jours de permission à la fin de l'année 1917, ce qui lui permet de retourner chez lui

pour les fêtes, et d'une nouvelle permission de 11 jours en février 1918. Enfin, du 7 au 14 mai 1918,

le soldat rentre à Romagny dans le cadre d'une permission exceptionnelle, suite à une lettre de

Berthe qui lui a annoncé la naissance de leur deuxième fille, Simone. Cette période du carnet est

marquée par 108 jours chez lui dont 80 jours de permission au total sur un an et demi : ces données,

que le carnet note avec précision, surprennent car elles dépassent le nombre de permissions

normalement attribuées aux poilus, ce qui peut s’expliquer par son grade de sous-officier. Il ne

passe par ailleurs pendant ces dernières années de guerre que peu de temps directement au front :

si au début de l'année 1917, son régiment se rapproche du front, il s'en éloigne assez rapidement

pour se rendre à l'école de Bataillon. Le carnet relate ensuite un progressif et redouté rapprochement

du front mais ce n’est qu’à la fin de mai 1917 que Ferdinand Gillette s’y voit de nouveau confronté :

blessé rapidement, il n'y retournera plus. Son expérience de la guerre n’est par conséquent pas

seulement une expérience du front, mais se construit aussi par son expérience des camps

d'instruction, des rumeurs, des relations avec les autres soldats, et de ce qu'il lit dans les journaux

pendant ses permissions.

Cette approche de la guerre nous est livrée par le biais de carnets de route de Ferdinand

Gillette, c’est-à-dire en réalité de quatre carnets, soit plus de mille cinq cents pages en tout. Sa

profession d’instituteur et sa réussite à l’école militaire montrent qu'il fait partie de l'élite

intellectuelle de l'époque, ce qui explique l’abondance et la richesse de l'écriture. Ferdinand

Gillette, à la différence de beaucoup d'autres combattants de la Première Guerre mondiale, a recours

aux mots pour exprimer sa guerre, il est capable d'en parler, voire éprouve le besoin d'écrire. Ses

journées sont racontées avec une grande précision, presque quotidiennement puisqu’il dit saisir la

moindre occasion pour prendre la plume : chaque moment de liberté le soir, le temps passé dans

les transports... Il écrit aussi durant ses jours de repos, notamment le dimanche. Ce qui est

remarquable, c'est que Ferdinand Gillette écrit au fur et à mesure, ce qui nous offre des sentiments

spontanés et sincères, une réaction directe à ce qu'il vit, ce qu'il pense. Il relate directement son

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expérience de combattant, écrivant même alors qu'il est malade, avec 39°C de fièvre par exemple.

L'écriture a une grande importance pour lui dans ces années de guerre, elle lui permet d’exprimer

ses sentiments, comme le montre l'abondance des critiques ou la tristesse qui marque parfois son

écriture. Comme ses carnets ont été acquis lors d'une vente aux enchères, ils ne semblent pas être

en contact avec la famille actuelle du soldat. On peut dès lors supposer que leur contenu n'a souffert

aucune censure extérieure, et comme il écrivait lui-même ses carnets on peut seulement parler de

censure inconsciente : malgré l'abondance de son écriture, il existe des sujets sur lesquels il

s'épanche peu. Ferdinand Gillette ne fait jamais référence à un destinataire, ce qui nous conforte

dans l'idée que l'écriture est sans doute pour lui un moyen de s'évader, comme les livres qu'il

regrette de ne pas avoir à sa disposition. Écrire lui permet de prendre du recul par rapport à son

quotidien difficile, de mettre en mots ses sentiments, peut-être de garder la mémoire de ces années

noires, comme il le fera pour la Seconde Guerre mondiale puisque sur les sept carnets achetés, deux

traitent de ce deuxième conflit. Ce carnet reflète aussi la personnalité de son propriétaire.

Manuscrit I : Exemple de page du carnet de 1917, site du chtimiste

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Caractérisé par son « écriture très lisible, très déliée, bien que très resserrée et peu aérée »3, il est

aussi un moyen de garder une trace datée et rapidement accessible de ce qui se passe autour de lui,

ce qui sert parfois son organisation méticuleuse de sous-officier : le 15 janvier 1917, ses supérieurs

lui demandent de faire un rapport sur les soldats présents à une certaine bataille et son carnet, très

précis sur les soldats qui vont et viennent, lui permet de l'élaborer rapidement. Les mots lui servent

à sortir du quotidien comme à y être plus efficace, en prenant du recul par rapport à ses émotions

et en consignant soigneusement les expériences vécues. Ce carnet comporte d'ailleurs, outre le

« journal » de Ferdinand Gillette, la liste et le matricule de tous ses camarades et supérieurs, la liste

de sa correspondance, le détail des attaques et combats auxquels le 158e a participé, le détail

individuel des pertes, des informations sur la vie de groupe, le moral de la troupe et des officiers,

les permissions, la vie de prisonnier... C'est une source incroyablement riche et précieuse qui

permet une approche singulière et personnelle ce qu’ont pu être ces années noires.

Chapitre 2 : Deux préoccupations majeures pour le soldat : l’hygiène et le sommeil

Tout au long de son écriture, Ferdinand Gillette laisse percevoir deux préoccupations

majeures de sa vie de tous les jours : au front ou même à l’arrière, le soldat est très préoccupé par

l’hygiène et par le sommeil. Et cela n’est pas surprenant. En effet, les soldats se retrouvent dans

des tranchées où la boue et la saleté s’amoncellent, où le bruit est omniprésent et le confort plus

que sommaire. Il n’est donc pas étonnant de voir l’importance que Ferdinand Gillette accorde à ces

deux composantes de sa vie quotidienne, étant donné sa volonté de retranscrire au jour le jour les

évènements de sa vie durant la guerre.

En ce qui concerne l’hygiène, l’instituteur nous fait part des conditions dans lesquelles il

peut prendre une douche et évoque aussi les jours où il a la possibilité d’en prendre. De janvier à

mars 1917, il fait mention de trois douches qui constituent une expédition spéciale et qui

s’effectuent par bataillon. Elles sont accueillies avec soulagement car cela représente une occasion

                                                                                                               3 Selon l’avis de ceux qui se sont chargés de le numériser, voir l’introduction du carnet 151 sur le site chtimiste.com

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exceptionnelle, un moment privilégié et rare qui permet aux soldats de ressentir un relatif bien-être.

Ferdinand Gillette dit même à propos de la douche qu’elle lui procure « beaucoup de bien »4. Cette

sensation provient sans doute des conditions de vie dans des soldats, confrontés aux intempéries et

à la saleté ambiante. La douche est donc un luxe et un sommet de ce que peut être l’hygiène au

front mais elle ne semble pas au cœur des préoccupations de tous les soldats. Avant 1914, les

conditions d’hygiène ne sont pas vraiment plus élaborées dans la vie civile, mais les conditions de

vie en guerre en rendent les conséquences plus lourdes : la fatigue des corps et la promiscuité font

des douches le seul moyen de chasser la vermine du corps du soldat. Les poux sont par exemple

un fléau récurrent pour les soldats, nommés dans le jargon militaire « totos ». L’aspirant les

mentionne souvent comme un enfer : « je suis rongé par les poux ; tous les jours, j’en tue plus

d’une cinquantaine et le lendemain matin, j’en ai autant : je ne sais pas d’où ils viennent mais j’en

suis bien embêté, et ce ne sont pas des petits »5.

Sans parler cependant de cette hygiène corporelle rare, Ferdinand Gillette ponctue son

carnet de remarques sur l’hygiène du quotidien. En effet, l’état des campements et des couches

constitue également une part importante de l’hygiène. Alors que sa compagnie tâche de laisser les

cantonnements propres à chaque relève, il écrit qu’il arrive régulièrement que sa compagnie arrive

dans un cantonnement sale et rempli de poux. Il déplore ce manque d’attention car ce qui peut

sembler secondaire rend vite insupportable la vie déjà inconfortable. Les vêtements sont aussi un

élément essentiel pour l’hygiène. Au cours de son récit, Gillette décrit ce qu’il reçoit comme

équipement et laisse transparaître une inquiétude particulière quant à la réception de vêtements.

Grâce à son carnet, on apprend qu’il y a un tailleur par compagnie chargé de procurer le strict

nécessaire pour les habits : un pantalon et un calot lorsque ceux-ci ont été usés au moment des

combats, et des retouches payantes lorsqu’elles sont nécessaires. Après sa convalescence en

septembre 1917, une de ses inquiétudes est la solde qu’il va toucher et les vêtements qu’il pourra

obtenir grâce à elle. Ses mots laissent entrevoir une certaine colère vis-à-vis du soin accordé à ce

qui pourrait améliorer un tant soit peu le quotidien. En effet, la solde ne parait pas couvrir les frais

pour s’habiller : « Il est tout de même triste de constater qu’on ne peut même pas vous habiller »6.

Au problème de la quantité de vêtements s’ajoute celui de leur propreté : Ferdinand Gillette se

                                                                                                               4 3 mai 1917 in carnet n°151 sur le site chtimiste.com 5 12 janvier 1917 6 10 octobre 1917  

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plaint des laveries qui, en janvier 1917, ont commencé à être supprimées sur certaines zones de

guerre ou bien du prix exorbitant de ces laveries, privant les soldats de ce maigre et passager

confort, des habits propres. Le soin des vêtements est donc très important car au vu de la prime qui

leur est versée, les soldats ne peuvent pas continuellement en racheter ou bien les faire laver : il

s’agit pour Ferdinand Gillette d’agir en sorte de trouver un semblant de bien-être dans le peu qui

est accordé aux soldats. Toutefois, il arrive que l’équipement soit renouvelé entièrement. Cette

chance, Ferdinand Gillette la rencontre à Lamothe le 5 Janvier 1918 où il décrit complètement ce

qu’il reçoit : une chemise, deux caleçons, une paire de bas, un chandail, un cache-nez, un pantalon,

une veste, une capote, deux paires de souliers, une serviette. Le vêtement apparaît comme une

préoccupation majeure car il prend la peine d’en parler longuement dans ses carnets. La

conservation d’une hygiène, même sommaire, semble être une priorité pour ce soldat qui abonde

en détails sur cette partie de sa vie pendant la guerre.

La deuxième inquiétude majeure que semble avoir Ferdinand Gillette est celle du sommeil.

Effectivement, il retranscrit constamment la façon dont il dort, les conditions de repos mais aussi

les périodes où il peut dormir. Cela renvoie sans doute à l’omniprésence de la fatigue qui affecte

le moral et les forces physiques, au besoin du repos pour survivre à la guerre, besoin difficile à

satisfaire dans les conditions où ils vivent et le temps qui leur est laissé libre. Du point de vue

matériel d’abord, Ferdinand Gillette nous dit que tous les équipements (duvets, draps…) doivent

être laissés sur place pour la compagnie suivante lorsque les soldats quittent le cantonnement. Il

exprime son opposition face à cette règle car lorsqu’il dispose d’un duvet il est obligé de le laisser

derrière lui alors que l’objet lui permettrait de dormir mieux tout le temps. L’importance qu’il

attache ne serait-ce qu’à un duvet montre à la fois que le minimum n’est pas toujours assuré pour

les poilus et que la moindre amélioration du quotidien basique procure une joie et un bien-être

rares. Outre les duvets, Ferdinand Gillette mentionne toutes les fois qu’il a la chance de dormir

dans un lit, ce qui constitue un critère de jugement essentiel pour la qualité d’un cantonnement :

lorsque certains soldats (les officiers seulement) ont la chance de ne pas dormir par terre, le

cantonnement est considéré comme disposant d’un luxe inouï. Pour les simples soldats, le simple

fait de dormir sur de la paille fraîche est un luxe. A travers ce qu’il considère comme confortable,

on aperçoit les conditions de survie déplorables des soldats, qui s’ajoutent à la dureté de la guerre-

même : ces lits de pailles luxueux étaient bien souvent infestés de puces et de poux. D’ailleurs,

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quand l’aspirant arrive à avoir un vrai matelas, il parle de bénédiction. Alors qu’il est stationné à

Delle, il couche dans un vrai lit et il n’arrête pas de s’extasier devant le confort qu’il trouve à être

dans un tel endroit. Lorsqu’il repart de sa convalescence pour retourner au camp en septembre

1917, il arrive dans un cantonnement de nuit. Si sa position d’officier lui permet d’avoir un lit, il

plaint les hommes qui, du fait de cette arrivée tardive, devront « passer la nuit dans un local de

fortune sans couverture »7. La précarité des conditions de repos, la rareté des lits s’ajoutent à la

souffrance des soldats, ce qui explique l’importance qu’y accorde Ferdinand Gillette : si les conflits

sont d’une extrême violence et dureté, les conditions quotidiennes de vie ne sont guère meilleures.

Il insiste sur le peu de confort qu’il arrive à obtenir car il sait que le sommeil est directement relié

à la santé du soldat : la fatigue affaiblit les organismes, ce qui devient dangereux vu les conditions

d’hygiène, dormir au sol ou sur la paille est parfois vecteur de maladies... L’inconfort est par

ailleurs source de tensions : « Des poilus ont ‘engueulé’ des gendarmes qui couchent dans le même

cantonnement sous prétexte que les flics couchent dans de bons lits et que les poilus sont obligés

de coucher sur des planches »8. Les conditions de sommeil rendent les poilus plus réactifs, plus

sensibles à l’injustice et plus portés à la violence.

A ces conditions matérielles du sommeil, Ferdinand Gillette ajoute les conditions

temporelles et montre que les nuits sont courtes, même alors qu’il n’est pas au front. En effet,

l’ancien instituteur fait part dans son carnet de tous les changements d’horaire et de coucher. Le

réveil habituel a lieu à six heures du matin mais certains changements de cantonnement exigent de

se lever à quatre heures. De plus, il précise qu’à partir du 7 mai les horaires changent et que la

compagnie doit dorénavant se lever à cinq heures. Cela raccourcit le temps de sommeil, mais a un

but précis expliqué par le soldat : cela permet de faire les exercices militaires quotidiens avant qu’il

ne fasse trop chaud. L’aspirant adhère à ce changement d’horaire, ce qui lie à la fois l’importance

qu’il accorde au sommeil (des exercices sous la chaleur sont d’autant plus épuisants) et à l’hygiène

(la sueur dans les pantalons de velours ne peut pas être lavée, ce qui dégrade les conditions de

confort). Mais au-delà du temps règlementaire accordé au repos des soldats, on peut se demander

dans quelle mesure il était possible de dormir à la guerre. Les bruits de canons que le soldat

instituteur évoque le 26 avril 1918 constitue en effet un paysage sonore traumatisant à la fois

physiquement et psychologiquement : on peut imaginer les images qu’ils suscitent, la peur, et un

                                                                                                               7 11 octobre 1917 8 7 mars 1917  

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  14  

sommeil susceptible d’être brisé par une alerte à chaque instant. A ces difficultés dues au front

s’ajoutent les problèmes qui peuvent venir de l’arrière : le 15 janvier 1918, Gillette ne dort pas car

il est obnubilé par ses problèmes conjugaux, problèmes que la distance et le manque rendent

d’autant plus obsédants. Les évènements de l’arrière influent sur son quotidien au front. Le repos

doit donc être conçu en fonction des conditions plus générales dans lesquelles ils vivent. La

nécessité du repos et le manque de sommeil peuvent aussi expliquer en partie le prix accordé aux

permissions et l’impatience des soldats à y partir : en permission en fin d’année 1917, l’instituteur

écrit « je passe ma journée au coin du feu »9.

Enfin, si Ferdinand Gillette fait clairement référence au sommeil et à l’hygiène comme aux

préoccupations majeures de sa vie de tous les jours pendant sa guerre, quelques remarques sur la

nourriture sont parfois esquissées, brièvement. Il critique des rations trop restrictives mais ne parle

que des changements apportés au système de ravitaillement, modifié en avril et en mai 1917 dans

le sens d’une plus grande restriction. Il se plaint dans ses lettres à Berthe de la baisse de la qualité

et de la quantité de la nourriture : pour lui, c’est la dernière chose qu’il faut toucher et c’est une

erreur d’économiser dessus, même en temps de guerre. Cette position s’explique forcément par les

conséquences directes du manque de nourriture à la fois sur le moral et les conditions physiques

des soldats, mais Ferdinand Gillette prend aussi en considération les conséquences que cela peut

avoir à l’arrière car les soldats écrivent forcément sur ces privations. Les nécessités de faire des

économies dégradent encore les conditions de survie des soldats, ce qui explique une certaine

hostilité à l’administration et donne encore du prix aux permissions, durant lesquelles le

rationnement est un peu moins dur. En février 1918, apparaissent des cartes de pain : il explique

que sa condition de permissionnaire lui donne droit à soixante grammes de pain par jour. Ces

quelques indications nous permettent de mesurer les difficultés qui s’ajoutent et rendent le

quotidien insupportable. Cependant, la nourriture n’est qu’un détail dans le carnet de ce soldat qui

ne la mentionne que très peu, ce qui peut sembler surprenant au regard de l’importance accordée

au confort physique par exemple. On peut ainsi se demander si ce relatif silence n’est pas à attribuer

à sa position d’officier qui lui permettrait d’avoir des rations supérieures à celles des simples

soldats, rendant moins sensible pour lui la souffrance de la faim qui est centrale dans les carnets

qu’ont pu rédiger d’autres poilus.

                                                                                                               9  19 décembre 1917    

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  15  

Hors de toute évocation du front, on voit se dégager dans le carnet de Ferdinand Gillette

des sujets de préoccupation majeurs touchant davantage aux conditions de vie matérielles qu’à la

guerre elle-même. Cela peut nous permettre de déduire l’importance qu’ont pu avoir ces détails du

quotidien sur la perception globale de l’expérience combattante : le manque d’hygiène, de confort,

de sommeil exacerbe les tensions et les difficultés. Cette volonté de rester dans la sensation directe

et dans les détails concrets participe aussi peut-être d’une volonté de laisser une trace de ce qu’ont

pu vivre les poilus engagés. L’importance de ces préoccupations concrètes trahissent aussi peut-

être un effort pour conserver des pensées humaines et ancrées dans la réalité, de garder en vue que

ce sont des hommes qui se battent et que ces hommes ne souffrent pas seulement d’une violence

lointaine et abstraite mais aussi de leur simple quotidien. Au-delà de ces conditions difficiles,

l’écriture au jour le jour de Ferdinand Gillette nous permet de concevoir précisément les activités

de ce quotidien, que ce soit au repos ou au camp d’instruction.

Chapitre 3 : Un carnet abondant en détails sur chaque journée, ses activités et la météorologie qui en change la perception

Ferdinand Gillette prend à cœur d’établir pendant ces deux ans de guerre tout son emploi

du temps. Il prend note de ses entraînements militaires mais rend aussi compte de son ennui et de

la manière qu’ont les soldats de combler les vides affectifs et temporels. On aperçoit donc à travers

son écriture les quelques divertissements permis aux poilus, le rôle important joué par les

conditions météorologiques au quotidien…

La majeure partie de ses remarques concernant son quotidien porte naturellement sur les

entraînements et activités militaires. Ferdinand Gillette nous décrit tous les exercices de manœuvre

et les exercices physiques imposés par la hiérarchie, qu’il juge souvent inutiles mais auxquels il

doit se conformer : « Ces manœuvres ne me disent pas grand-chose, peut-être servent-elles aux

officiers supérieurs !! Mais pour nous et les simples soldats elles ne riment à rien et ne sont

d’aucune utilité »10. Les exercices évoqués sont très variés : il y a des entraînements aux techniques

                                                                                                               10 19 janvier 1917

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  16  

d’attaques, aux appréciations des distances, au tir car chaque nouvelle arme nécessite un

entraînement pour apprendre à la manier et à connaître ses spécificités. Le 17 avril 1917, le soldat

mentionne une formation pour utiliser un nouveau fusil automatique « dont on va doter le soldat

français ». Les premiers exemplaires arrivent le 30 avril et sont en fait des fusils semi-automatiques

RSC qui permettent de tirer cinq cartouches sans recharger. Pourtant, l’instituteur exprime son

opinion selon laquelle cette dépense est inutile, car le gain d’efficacité des armes est presque nul.

Cette remarque se comprend peut-être en regard de la critique qu’il fait des économies réalisées

sur la nourriture : il pense qu’il vaut mieux donner des forces concrètes aux soldats que de nouveaux

fusils qui « s’enrayent facilement »11. D’ailleurs, l’histoire semble confirmer son avis car l’arme

sera rapidement abandonnée. Ce fusil n’est pas la seule innovation militaire car les soldats sont

entraînés aussi au port du masque à gaz dans le cadre d’exercices pour être prêts à résister aux

« Boches » qui utilisent le gaz sur le front (ils passent dans des chambres chlorées par exemple),

ou au lancer de grenades. Ferdinand Gillette effectue cet entraînement au camp de Valréas en

octobre 1917. En plus des exercices militaires, ils doivent parfois effectuer des travaux de

terrassement, c’est-à-dire qu’ils comblent ou creusent des tranchées. Ces travaux sont utiles pour

le front mais permettent aussi de conserver les soldats en forme et de renforcer leur condition

physique. Tout cela est effectué en vue de les préparer au maximum à tout ce qu’ils pourraient

rencontrer sur le front. Ils sont aussi soumis à certains exercices et défilés relevant des rituels

militaires : ils doivent être présents lors des visites de hauts dignitaires (le 30 janvier 1918, la visite

d’un général inspecteur oblige tous les soldats à assister aux exercices), prêts pour des passages en

revue... Enfin, il existe d’autres tâches à effectuer, qui relèvent du maintien en bon ordre des camps

d’instruction et qui rejoignent les préoccupations hygiéniques de Ferdinand Gillette : le 30 avril

1918, il est fait mention de travaux de propreté, de couture et de nettoyage des armes, car le bon

fonctionnement d’une armée ne dépend pas seulement de sa stratégie théorique mais aussi de

l’efficacité et de la santé des soldats, qui passe par un entretien des objets comme des corps.

Cependant, malgré toutes ces occupations, Ferdinand Gillette nous révèle un profond ennui dans

toutes les journées où il n’est pas directement sur le front. Il y a aussi d’autres activités visant à

l’entraînement physique des soldats : des courses, des jeux et même de l’escrime à la baïonnette.

Ces exercices pratiques s’accompagnent de cours théoriques sur différents sujets et objets

concernant la guerre : l’utilisation rapide des masques à gaz, les marques extérieures de respect

                                                                                                               11 30 avril 1917  

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  17  

envers les supérieurs, l’appréciation des distances, le tir... Ces théories ont pour but de faire intégrer

aux soldats les principes fondamentaux de l’armée et de la guerre : l’importance de la hiérarchie

et des notions de stratégie militaire. Elles sont qualifiées « d’idiotie»12, mais lui permettent au

moins de lutter contre l’ennui.

Le thème de l’ennui est régulièrement évoqué par le sous-officier lorsqu’il n’est pas au front

et va souvent de pair avec celui de l’alcool, qui permet de s’échapper de ces moments laissés libres,

plus insupportables encore que les activités pour des soldats privés de leurs familles et confrontés

à l’angoisse constante. L’alcool, « gnolle » ou « pinard » sous la plume de l’instituteur, est utilisé

pour lutter contre le froid physique et moral : il permet de « réchauffer les cœurs ». La ration de

‘gnolle’ (un quart de litre pour quatre soldats) est plus importante pour les soldats qui sont dans les

tranchées : c’est un élément essentiel au moral des troupes, il est nécessaire pour aider les soldats

à lutter contre le désespoir. C’est pour cela que Ferdinand Gillette écrit que suite à une permission,

il a essayé de ramener une bouteille pour remonter le moral de ses camarades. Il rapporte ainsi des

scènes de beuverie chez les soldats, notamment au départ de Delle au début de l’année 1917 en

portant un regard plutôt amusé sur cette scène : même sous-officier, il fait montre d’une assez

grande tolérance par rapport à l’alcoolisme que les circonstances justifient. Ce n’est pas le cas de

tous les officiers qui condamnent à quelques jours de prison ceux qui se présentent ivres aux appels.

Les supérieurs organisent des exercices pour éviter au maximum les jours de désoccupation dont

les soldats profitent pour se saouler. L’amour de la bouteille est traité avec assez d’humour par ce

sous-officier, qui écrit à propos d’un camarade : « il affectionne particulièrement les canons, non

pas ceux qui nous balancent des marmites, mais les verres pleins »13. On voit donc qu’il parle avec

ironie de ces fêtes qui permettent de s’évader du quotidien de la guerre, parfois trop dur à supporter,

mais aussi de souder les rangs et de rompre la monotonie des jours loin du front. Ainsi, toute

occasion est saisie pour faire ce qu’il appelle une ‘bombe’, c’est-à-dire une petite fête entre

camarades : ils célèbrent les fêtes du calendrier pour se divertir et se changer les idées et s’offrir

des bouteilles bien que le vin apparaisse soit une denrée rare et chère (un litre de vin se paye 1 franc

80, ce qui est beaucoup si on le compare aux soldes des soldats). Mais tous en achètent car il n’y a

rien d’autre pour remonter le moral et faire la fête. Ferdinand Gillette parle d’une certaine bonne

                                                                                                               12 3 janvier 1917 13  28  mars  1917  

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  18  

humeur lors de ces soirées, un sentiment précieux pour des hommes qui vivent dans la peur et la

souffrance.

L’alcool est donc source de réconfort mais surtout réponse à un ennui destructeur qui

désespère les soldats : la désoccupation génère à la fois un sentiment d’inutilité et de fatalité par la

position d’attente dans laquelle elle les place mais laisse aussi la place à des pensées qui ne peuvent

pas être joyeuses (l’angoisse de la mort, la souffrance du quotidien, l’éloignement des proches…).

Même lorsqu’il est à l’hôpital, l’ennui le poursuit et l’amélioration des conditions de vie

(nourriture, lit) ne compense pas la souffrance du manque d’activité : ses seules distractions sont

les visites des médecins, la lecture et l’écriture. De plus, à l’hôpital de Soisson, aucune de ses

connaissances ne possède son adresse, ce qui conduit à l’absence de courrier. Ce n’est que lorsqu’il

arrive à l’hôpital de Laval qu’il peut enfin recevoir des lettres de Berthe et de sa compagnie.

L’ennui est dévastateur, et l’écriture peut alors apparaître comme une échappatoire : il écrit sur la

botanique qui semble devenir sa seule occupation. Au fort Lamothe où il se rend après sa

convalescence en septembre 1917, il exprime encore une fois son ennui : « il n’y a pas grand-chose

à faire », « Je m’ennuie toute la journée », « il n’y a rien à faire ». Toutes ces expressions sont

nombreuses et apparaissent neuf fois de septembre à décembre 1917. L’ennui est donc un des

principaux ennemis du soldat, un ennemi qui attaque aussi bien au repos qu’en convalescence et

qui rend la vie encore plus difficile. L’abondance de l’écriture de Ferdinand Gillette trouve

surement ici l’un de ses justifications : passer du temps à raconter ses journées lui permet à la fois

de ne pas garder pour lui des pensées noires mais aussi d’échapper à l’ennui.

Cependant, quelques divertissements permettent également de stopper l’ennui et d’occuper

les corps et les esprits. Le carnet mentionne par exemple les messes musicales des dimanches de

repos, l’organisation de quelques spectacles (concerts, guignols, théâtre). Mais le soldat n’est pas

très favorable à ces spectacles auxquels il n’assiste que pour passer le temps : « je trouve que le

spectacle ne vaut pas les 2F que nous avons donnés »14. Mais ce n’est pas le cas de tous les soldats

qui saisissent bien souvent avec joie l’occasion de sortir du quotidien, voire de la réalité : en janvier

1917, le sous-officier fait référence à une pièce de théâtre qui a lieu à 18 kilomètres, et malgré cela

trente-cinq soldats se portent volontaires pour aller voir la représentation. Ce sont aussi parfois les

régiments eux-mêmes qui s’organisent pour produire ces spectacles : le 18 mars 1917, le régiment

                                                                                                               14 7 octobre 1917

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de Gillette donne un concert de musique qui est peut-être encore le moyen de s’évader et de garder

le moral. Ferdinand Gillette va même jusqu’à manquer les exercices le 11 mai 1917 pour pouvoir

assister à une pièce de théâtre que donnent les acteurs de la Comédie française, qui viennent de

temps en temps jouer pour les soldats. Cette importance du théâtre pour échapper à la guerre permet

à certains soldats de découvrir ce divertissement auquel ils n’avaient pas accès et participe à un

élargissement de vue, à la création d’une culture nationale.

Cependant, un des moyens de distraction les plus importants et les plus appréciés reste de

l’avis de Ferdinand Gillette le football. Il fait souvent référence à ce sport dans son carnet, et il

parle même d’une heure quotidienne d’entraînement au football. Des matches sont de temps en

temps organisés, comme le dimanche 8 avril : le commandant y assiste, est satisfait de voir ses

hommes à la fois motivés et exercés. L’aspirant, qui fait partie des joueurs auxquels s’exercer ainsi

apporte du plaisir, constate que l’activité prend de plus en plus d’importance dans la compagnie :

la hiérarchie perçoit tous les bénéfices qu’elle produit, tant dans la condition physique que morale

des soldats et décide de favoriser sa pratique. Les footballeurs reçoivent des félicitations et sont

engagés à continuer, des journées sportives entières sont organisées, dédiées au football et à la

course. Même en 1918, avec l’arrivée des coloniaux, les matches se poursuivent, peut-être dans

l’optique de souder les différents régiments : la pratique d’un sport collectif peut en effet participer

à la création d’une cohésion et d’une complicité essentielles sur le front. Lorsqu’il est à l’hôpital,

en convalescence, ou encore en permission, Gillette combat l’ennui en visitant de nouveaux lieux

et se promenant : « Je profite de ma dernière journée pour aller faire un tour à Pontmain où je visite

la Basilique et la grotte du Pardon » écrit-il le 29 mai 1917. Il va également visiter le Parc de la

Tête d’or pendant une permission en février 1918 à Lyon. Il écrit son émerveillement devant le lac,

les jardins des animaux et des plantes. Ces visites lui permettent de se couper de la guerre, c’est

comme si elle n’avait pas lieu pendant le temps où il profite de ces paysages. Enfin, le café occupe

aussi une place très importante dans l’occupation de ses journées pendant les années de guerre. En

effet lorsqu’il est en permission, il passe tout son temps à cet endroit. C’est une occupation quasi

quotidienne dans laquelle il dépense sa solde. Elle est l’occasion d’y faire des parties de bridge, de

manille, d’échecs et de piquet. Ainsi, on voit à travers le carnet de ce sous-officier que tous les

moyens sont mis en œuvre pour stopper l’ennui et se couper de la guerre. Tous cherchent une

solution pour garder le moral et pour entretenir une vie en dehors de la guerre. Chaque action n’est

faite que pour tromper le vide et la peur.

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Enfin, autre élément essentiel du quotidien pendant ces années, la météorologie occupe une

place centrale dans le carnet. Ces remarques sont en effet récurrentes et presque quotidiennes dans

le journal. Les conditions météorologiques influent directement sur la vie concrète et sur le moral

du soldat : le 2 janvier 1917, il note que le temps est pluvieux et que de ce fait les exercices sont

beaucoup plus difficiles car le terrain est boueux. Les intempéries ne modifient que rarement les

projets d’exercice et ne font que les rendre plus pénibles :

« la pluie ne cesse de tomber jusqu’à 10h ; aussi les poilus sont trempés ; de plus

le chantier où travaille la compagnie est très mauvais, l’eau remplit la tranchée

au fur et à mesure que les hommes creusent […] les poilus sont dans la boue

jusqu’au genou » 15.

Le froid est aussi une souffrance qui vient s’ajouter aux conditions de vie sommaires : « La

pluie et les grêlons poussés avec une violence inouïe par le vent nous cinglent la figure » dit-il le

30 mars 1917, un froid qui mord dès que les soldats doivent sortir mais dont ils ont aussi du mal à

se débarrasser à l’intérieur. L’hiver 1917 est particulièrement violent à cet égard :

« le temps aujourd’hui a été glacial et, chose que je n’avais encore jamais vue, le

pain que nous touchons est complètement gelé ; le vin est à peine mis dans les

bidons, qui est gelé ; je plains les malheureux qui sont aux tranchées »16.

Il est au repos à ce moment-là et souffre, il est donc facile d’imaginer la violence de ce temps sur

ceux qui ne dorment pas même à l’abri. Ces désagréments sont augmentés par les conditions de vie

précaires : les simples soldats n’ont pas forcément de rechange et pas de seconde paire de

chaussure, ils doivent donc dormir les pieds mouillés car il leur est interdit de les quitter, la boue

envahit les camps… Si le mauvais temps seul rend difficile de garder le moral, les conséquences

qu’il a dans ces conditions sont démultipliées. Mais la perception de la chaleur et du beau temps

de Ferdinand Gillette est aussi ambiguë dans son carnet. En mai 1917, il dit que la chaleur est

insupportable pendant les exercices, que les soldats se fatiguent beaucoup plus rapidement avec

des températures aussi élevées et que ces chaleurs posent problème pour les malades qui risquent

d’être encore plus affaiblis, et peut-être même d’attraper des infections au vu des déplorables

conditions d’hygiène. Le soleil n’apporte que le deuil. Cette description surprend alors que dans

                                                                                                               15 12 mars 1917 16 24 janvier 1917

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l’imaginaire collectif, l’arrivée du beau temps est synonyme de reprise de la vie, de l’activité

humaine, de la joie. Au front, le soleil est aussi le signe d’une arrivée de souffrances, messager de

la mort. Mais cette vision dépend aussi du lieu et de l’état mental dans lequel il se trouve. En

octobre 1917, le beau temps est associé à la bonne humeur et devient à la fin de la guerre la

possibilité de se couper du conflit. Le temps qu’il fait modifie la perception du monde de Ferdinand

Gillette et reflète ses états d’âme : lorsqu’il pleut, tout est triste, un soleil impitoyable dans un

moment où le moral est bas est déplorable, mais le beau temps est aussi signe de vie, une vie que

la guerre emporte :

« Hier soir, il est tombé une petite pluie rafraîchissante et ce matin, la nature

rafraîchie est plus belle : ses plantes semblent, avec leur belle couleur verte, être

heureuses de vivre, les oiseaux chantent et gazouillent à qui mieux mieux. Je

profite de cette tranquillité pour faire un tour dans la forêt dont les arbres

commencent à se couvrir de feuilles. Ce calme (on n’entend pas la voix du canon

ce matin), cette solitude provoquent la rêverie. Perdu au sein de cette nature que

le printemps fait revivre, je songe, je rêve aux déboires que la civilisation nous

a causés : j’envie le sort de nos dieux qui passaient leur vie au centre de ces

magnifiques forêts, sans souci du canon ou des gaz, fruits de notre belle

civilisation. Mais pendant que ma pensée vagabonde, des hommes sont en train

de s’entretuer à moins de 20km d’ici et le canon dont j’entends à nouveau le

bruit sourd me rappelle à la réalité et je puis juger tous les bienfaits que nous

ont valus la société et la civilisation. »17

Il oppose ici un renouveau de la nature à la destruction de la guerre qui n’en finit plus et qui emporte

tout ce qui pourrait être beau sur son passage : le beau temps et les sensations qu’il provoque

contrastent surement avec les sentiments profonds du soldat qui souffre du conflit, contraste qu’il

exprime par ce dégoût de la civilisation. Il sait aussi que la météorologie influe sur la stratégie

militaire : un ciel dégagé permet à l’aviation de survoler et de bombarder les lignes ennemies. La

vie au front rend tout excès de froid ou de chaleur insupportable, mais la valeur positive du beau

temps revient dès qu’il est en permission, où il peut profiter des bienfaits du soleil et de la beauté

des paysages en oubliant la guerre : le 29 avril 1917, il profite par exemple du temps pour savourer

                                                                                                               17 28 avril 1918

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une balade dans la soirée, et la mention des maladies comme la dysenterie semble secondaire par

rapport au bonheur des beaux jours.

Les remarques météorologiques sont donc essentielles au quotidien des soldats mais dans

ce carnet, elles trahissent aussi une autre préoccupation, celle de l’homme de la campagne. Elles

reflètent un grand intérêt pour la terre, pour les travaux des champs, peut-être parce que, même s’il

est instituteur, sa famille vit en partie du travail de la terre. Dès le retour du soleil, il parle de la

culture des champs. En juin 1917, il est inquiet pour la terre car il la considère comme sèche et

voudrait de la pluie pour remédier à cela et permettre une belle récolte. On voit là une préoccupation

très concrète qui s’éloigne énormément de la guerre. De même, le 16 avril, il constate que l’hiver

dure trop longtemps et que la végétation est en retard : le temps n’a pas seulement des conséquences

sur son présent de soldat mais aussi sur son avenir lorsqu’il va rentrer chez lui et sur les conditions

de subsistance de sa famille à l’arrière. Il n’est qu’un homme attaché à la terre, qu’un instituteur de

village qui a été entraîné dans le conflit mais dont la guerre n’efface pas la préoccupation majeure :

se nourrir au quotidien. Son émerveillement se manifeste souvent pour les champs de blé, et son

inquiétude se porte sur la venue des gelées qui risquent de tuer les fleurs. Ainsi, si ces remarques

météorologiques sont si importantes, c’est parce qu’elles permettent aussi de voir l’homme derrière

le soldat, de se rendre compte qu’il avait une toute autre vie avant cette guerre meurtrière.

Chapitre 4 : La santé, une préoccupation essentielle à la guerre : campagne de vaccination, traitement des blessés et épidémies

Ferdinand Gillette consacre de nombreuses parties de son carnet à la santé : il prend le temps

de relater son séjour à l’hôpital mais aussi les différentes épidémies et blessures que subissent les

compagnies. Il procède de telle sorte que nous disposons d’importants détails sur la façon dont les

traitements, les hôpitaux et les vaccinations fonctionnent durant la Première guerre mondiale.

En juin 1917, l’instituteur est gravement blessé au bras droit. Il rapporte cette blessure de

façon très froide, semblant totalement détaché de son corps. On pourrait croire qu’il est le médecin

qui l’examine. A cause de cette blessure, il est rapidement amené au poste de secours du front qui

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est décrit comme très sommairement équipé. Il ne reçoit là « qu’un pansement sommaire »18.

Malgré sa blessure, il ne peut pas partir tout de suite car le transport jusqu’à l’hôpital n’est que

ponctuel : les conditions de soin des blessés ainsi évoquées expliquent leur fort taux de mortalité,

ils ont le temps de se vider de leur sang en attendant le transfert ou bien d’attraper une infection

qui les condamnerait. Pendant son transfert, il raconte les souffrances des blessés qui l’entourent

et rapporte leur plainte mais ne témoigne d’aucune souffrance lui-même, ne parle à aucun moment

de sa propre douleur. Est-ce un moyen de se protéger ? D’ignorer la douleur ? De s’écarter de la

situation et de la souffrance qui l’entoure ? L’écriture parfois marquée par la colère ou l’indignation

se vide à ce sujet de tout sentiment et sensation. Le soldat se plaint de sa situation à l’hôpital, non

pas à cause de sa blessure mais parce qu’il dit qu’il est impossible de se reposer là-bas à cause des

cris et des plaintes des grands blessés. Il parle d’une situation horrible et oppressante. Et on peut

se l’imaginer, car Ferdinand Gillette n’a eu qu’une blessure à l’épaule alors que d’autres ont

totalement perdu des membres : il est donc compréhensible d’éprouver de l’angoisse et de l’horreur

quand on est confronté aux souffrances de ces victimes. L’heure des pansements est la plus

redoutée pour cette raison. Il rapporte dans son journal l’horreur de la situation « il faut entendre

tous ces malheureux crier, hurler, lorsqu’on leur enlève les pansements qui sont collés »19. La

volonté d’effacer sa propre douleur peut alors se comprendre ou bien comme une façon de ne pas

sombrer dans le désespoir de ces blessés, ou bien une relativisation de son mal alors qu’il est

confronté à des hommes détruits par la douleur. Ainsi, il choisit plutôt de décrire méthodiquement

les activités des médecins. La température des malades est prise tous les soirs et les pansements

sont également refaits chaque jour. Le médecin de Gillette est décrit comme un très bon médecin

car il ne fait pas souffrir ses patients, au contraire d’autres chirurgiens : « Quelle différence avec

un autre qui chaque fois qu’il fait un pansement fait pousser des cris aux blessés »20. Les soignants

ne cherchent pas tous à ménager leurs patients : l’urgence de la guerre, la multiplicité des blessures

a-t-elle nécessité un complet détachement de toute compassion ? L’horreur de Ferdinand Gillette

permet d’imaginer la vie des médecins de guerre. A la mi-Juin, les blessures de Gillette semblent

être presque guéries et il est alors évacué avec son camarade de lit, Elleaux, vers l’hôpital de Laval,

hôpital qui se trouve à l’arrière. Les conditions de soin semblent être moins bonnes là-bas. Les

                                                                                                               18 7 juin 1917 19 8 juin 1917  20 11 juin 1917

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  24  

infirmières sont décrites comme moins gentilles et les médecins comme faisant plus souffrir leurs

patients. Alors que sa plaie était presque guérie, elle recommence à suppurer et à s’infecter. Les

soins sont moins efficaces. En août, ses plaies cicatrisent beaucoup mieux après son transfert à

l’Hôtel Dieu. Les techniques de soin sont plus douces, plus efficaces. Gillette répond mieux à ces

traitements et tout au long du mois d’août, il reprend doucement des forces pour se rétablir

complètement. Les hôpitaux semblent être également approvisionnés en meilleure nourriture.

«Nous (les s/s off) sommes conduits à la cantine où nous faisons un excellent repas »21. Gillette dit

même que les infirmières, les dames de la croix rouge dorlotent et « chouchoutent » les malades :

les nombreuses mentions de la douceur ou froideur des gens qui le soignent témoignent sans doute

d’un écœurement face à la brutalité et à un besoin de réconfort au moins aussi nécessaire à la

guérison que les soins en eux-mêmes. Outre ses propres blessures, le soldat mentionne très souvent

dans son carnet les hommes autour de lui qui sont blessés : il répertorie, sans autre détail, chaque

homme qui doit être évacué ou qui reçoit une blessure. S’il ne semble pas y avoir de sentiment

personnel dans ce relevé froid, il témoigne malgré tout d’une volonté de garder une trace de ceux

qu’il a côtoyés, qui ont été blessés, une volonté de garder trace de l’humain. Cette volonté

d’inventorier les blessures continue même lorsqu’il n’est pas au front. Il ne cesse de mentionner

des soldats qu’il connaît et les blessures qu’ils ont eues, comme par exemple « BONFILS, sergent,

blessé dans la Somme, boyau des Prussiens, 6 septembre »22. Les blessures de guerre restent donc

une préoccupation majeure, même s’il n’est pas directement concerné. Cela peut s’expliquer par

les conséquences parfois dramatiques des blessures de guerre, lorsqu’elles ne causent pas la mort.

Un homme qui reste infirme laisse à la guerre sa dignité, sa virilité et ses perspectives d’avenir,

comme Ferdinand Gillette le montre à travers le cas du soldat Mollet qui a été grièvement blessé

et qui lui dit « Maintenant je ne suis plus un homme, je ne suis qu’une loque, je ne peux plus penser

à me créer une famille, à me marier »23. La crainte de la blessure est peut-être plus grande que celle

de la mort, et peut expliquer les cris et le désespoir de certains hommes entrevus à l’hôpital par le

soldat. Les mauvaises conditions de rétablissement aggravent aussi parfois des blessures minimes :

blessé au football, Ferdinand Gillette boite et sait qu’il ne pourra se rétablir complètement qu’après

la guerre.

                                                                                                               21 18 juin 1917 22 6 octobre 1917  23 28 février 1918

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  25  

Au-delà des blessures, la santé au front est aussi menacée par les maladies et épidémies.

Ainsi, au début de l’année 1917, il nous fait part d’une crise de fièvre qu’il a eue. Parce que ce

n’est que de la fièvre, il n’est pas évacué mais simplement étendu sur de la paille. Ferdinand Gillette

nous décrit les conditions affreuses dans lesquelles il est soigné, ce qui cause un rétablissement très

long, augmenté par le manque d’hygiène qu’il a déjà souligné. Malade, il pense à sa femme et à sa

fille, et au fait qu’il n’a pas envoyé de courrier depuis 5 jours. Ne pas pouvoir écrire, c’est nourrir

l’angoisse de l’arrière qui ne reçoit plus de nouvelles et c’est aussi être privé de ce moyen qu’il

utilise pour s’échapper de son quotidien immédiat. Dès qu’il va mieux, il se précipite pour écrire

des lettres. Il est aussi confronté à différentes épidémies qui ont ravagé les troupes durant la guerre.

Entre mai et juin 1917, il parle dans son carnet de l’apparition de l’érysipèle dans les deuxième et

troisième compagnies. Il s'agit d'une infection de la peau d’origine bactérienne, pouvant toucher

également les tissus situés au-dessous de l’épiderme et provoquant une fièvre importante.

Ferdinand Gillette parle en outre d’un début d’une épidémie de gale au front, ce qui n’est pas

surprenant quand on connaît les conditions de vie dans les tranchées. La saleté ambiante et la

promiscuité rendent la propagation des épidémies beaucoup plus facile. Alors qu’il est à l’hôpital,

il évoque le début d’une épidémie de diphtérie. L’hôpital est bouclé et aucun malade n’est autorisé

à quitter les lieux. Une autre épidémie semble se poursuivre tout au long de la guerre : la dysenterie.

Il évoque de nombreux cas de cette maladie et l'attrape lui aussi à la fin de l’année 1917 : « Depuis

hier, je ne vais pas bien, j’ai attrapé je crois bien la dysenterie et je rends des glaires pleins de

sang »24. Il essaye de se guérir en achetant une fiole d’élixir parégorique, mais malgré ce

médicament, il ne va pas mieux, ce qui n’est pas étonnant car les soldats se soignent eux-mêmes

en achetant des médicaments et sans consulter le médecin. Après la dysenterie, c’est la grippe qui

frappe les soldats en avril 1918 d’après le carnet de Gillette. Le premier bataillon voit quarante de

ses soldats tomber malades de la grippe, et Ferdinand Gillette précise que ce nombre n’inclut pas

ceux qui sont déjà à l’infirmerie. Une épidémie de rougeole survient également vers la fin de la

guerre, en avril 1918, ce qui oblige la mise en quarantaine de certains cantonnements. Le manque

d’hygiène, de soin, la promiscuité, l’affaiblissement physique et psychologique des soldats, tout

cela contribue à faire de toute maladie une menace dangereuse et effrayante : atteint par la fièvre,

Ferdinand Gillette écrit au moment où il se rétablit « j’espère m’en tirer sans trop de dommages

                                                                                                               24 19 octobre 1917

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  26  

cette fois encore »25.

Pour lutter contre et éviter ces épidémies dévastatrices, les autorités militaires imposent des

vaccins. L’aspirant nous fait part de certains épisodes de vaccination, vus comme des contraintes

et redoutés par les hommes qui sont affaiblis ensuite pendant plusieurs jours. Le vaccin est une

corvée dont il faut se débarrasser. Cependant ces campagnes de vaccination, ainsi que certains

cours théoriques consacrés au maladies vénériennes, sont un premier pas vers l’amélioration de la

médecine en France, et avec elle de l’espérance de vie.

Grâce à la régularité de son écriture, Ferdinand Gillette nous permet de mieux comprendre

quelle était la vie quotidienne de ces soldats au front, leurs préoccupations, leurs inquiétudes, leurs

difficultés... On peut suivre ainsi par les détails qu’il apporte une journée de poilu et ses activités

ou une journée de malade et ses craintes. Mais ces éléments ne concernent que la vie concrète du

soldat au front, il faut maintenant se pencher sur l’expérience combattante en elle-même de

l’aspirant Gillette et son attitude face au combat.

                                                                                                               25 25 février 1917

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  27  

PARTIE 2 : Ecrire à la guerre, une manière de prendre de la distance pour mieux comprendre le conflit ?  

Chapitre 1 : L’armée française, ses alliés et ses ennemis : comment Ferdinand Gillette se représente les forces qui s’affrontent

Lorsque Ferdinand Gillette, écrit sur sa guerre, il laisse transparaître la façon dont il conçoit

les forces qui s’affrontent. Néanmoins, toutes n’occupent pas une place égale dans le carnet.

Les victoires françaises occupent souvent son esprit et exhalent un certain patriotisme.

Ainsi, à l’annonce de la victoire à Roye le 19 mars 1917, il imagine avec plaisir l’entrée digne des

troupes dans la ville, et souhaite assister lui aussi à pareille scène de fierté nationale. Cela lui permet

de croire encore plus fort en la victoire française finale. Le 21 novembre, le 158ème Régiment

obtient la fourragère, l’insigne militaire accordé à un régiment pour rappeler ses actions d'éclat,

ainsi que les félicitations des généraux De Maud’Huy et Franchet d’Esperey, provoquant sa fierté

et celle de ses camarades : « nous allons donc avoir maintenant le droit de la porter »26. Ces insignes

et ces victoires sont la reconnaissance du courage dont sa compagnie fait preuve. Mais le sentiment

qui domine envers les troupes françaises, avant la fierté, est la compassion, par exemple le 19 mai

lorsqu’il voit défiler des poilus du 26ème d’infanterie : « Ah ! Les malheureux, dans quel état ils

sont !!! »27, un sentiment par ailleurs paradoxal, car il les plaint mais souhaite en même temps être

sur le front et donc devenir comme eux : la dignité du soldat victorieux masque les difficultés qu’il

a dû surmonter. Parfois, il fait tout de même preuve de suffisance face aux autres soldats français :

il parle souvent de soldats saouls mais il ne s’inclut jamais dans ceux-ci, malgré les litres d’alcool

qu’il achète selon ce qu’on comprend d’après ses comptes. Il émet une critique des soldats qui sont

fatigués et peu fiables après les temps de fêtes alors que lui, même après les soirées, est capable

d’assumer ses fonctions de soldat : voyant ses camarades épuisés, il se réjouit du jour de repos car

s’il y avait eu marche, « j’aurais même dû me coltiner un sac pendant une grande partie de la

                                                                                                               26 21 novembre 1917 27 19 mai 1917  

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  28  

marche pour ne pas les voir rester à l’arrière » écrit-il28. Mais ses sentiments négatifs vont plutôt

aux Français hauts-gradés : il a droit à une étrange et brutale théorie qui trahit la façon dont leur

capitaine se représente les troupes qu’il commande. Ses idées sont que

« Nous devons considérer les poilus comme de parfaits idiots ; depuis 3 ans que

dure la guerre, les plus intelligents sont soit montés en grade soit embusqués comme

scribouillards dans les états-majors, si bien que l’intelligence moyenne des poilus

est bien inférieure à la moyenne ; par suite les gradés ne doivent pas faire appel à

l’intelligence des hommes mais simplement à leurs réflexes »29.

Ce mépris des hommes l’irrite et il qualifie le capitaine à l’origine de la théorie de « type casse

gueule » : pour lui les soldats français sont braves et capables d’intelligence. Sa vision des troupes

françaises est donc plutôt systématique : il essentialise les différents groupes, ce qui conduit d’une

part à une attitude assez bienveillante envers les soldats, d’autre part à un instinct répulsif envers

les dirigeants.

Tout au long de la période étudiée, quelques références aux Alliés sont faites, mais peu

nombreuses. Elles concernent d’ailleurs majoritairement les Etats-Uniens, les Anglais ne sont

évoqués que lorsqu’il s’agit de décrire les actions militaires qui les engagent, sans qu'aucun

jugement de valeur ne soit porté : « on parle d'envoyer des renforts français et anglais de ce côté »30.

Les remarques sont parfois évasives et la plupart du temps anecdotiques. Alors qu’il se trouve à

Hindlingen en Alsace, le 8 mars 1917, il y a théorie par le maréchal des logis sur le blocus sous-

marin mené par les Alliés dans le cadre de la Première bataille de l’Atlantique et ce maréchal

évoque « l’attitude des États-Unis » à ce moment-là. Le soldat instituteur n’en dit pas davantage.

En outre, il ne s’agit souvent que d’échos de ce qui se dit autour de lui, comme s’il n’avait pas

d’avis subjectif sur la question des Alliés. Ainsi, le 19 novembre, évoque-t-il à nouveau les alliés

d’outre-Atlantique sur le même mode, alors qu’il séjourne à Valréas, au dépôt du 158e RI. Ceux-

ci, présents à Valréas depuis un temps indéfini, sont renvoyés au front. Encore une fois, Ferdinand

Gillette n’émet pas d’avis personnel à leur sujet mais fait part d’une vision globale des Américains

au dépôt : ils animaient les lieux et on retient surtout de ces séducteurs le départ, qui cause le

                                                                                                               28 20 mai 1917 29 20 avril 1917 30  29 octobre 1917  

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  29  

« désespoir de bon nombre de femmes et jeunes filles ». Cette absence de valorisation peut être

interprétée ou bien comme un excès de patriotisme (en diminuant l’action des Alliés, le rôle des

troupes françaises est augmenté) ou bien comme un manque d’information quant au rôle qu’ils

jouent réellement et aux difficultés rencontrées par l’armée française. Par ailleurs, les Alliés sont

une fois critiqués en tant que soldats. La critique concerne l’Italie, qui est décrite comme

incompétente lorsque Ferdinand Gillette comprend qu’elle ne parvient pas à résister à l'avancée

allemande : « les Austro-Boches progressent rapidement en Italie : les Italiens sont décidément de

bien mauvais soldats »31. Cette minoration des troupes alliées participe d’une glorification des

troupes nationales.

Sa représentation des troupes ennemies est plus détaillée : ce sont des Boches qu’il faut

vaincre à tout prix. Ils alimentent nombre de conversations entre soldats. Le 8 mars 1917, si

Ferdinand Gillette se dit encore plutôt optimiste, il a une discussion à Hindlingen avec un soldat

qui l’est beaucoup moins après son retour de permission. Le soldat lui fait part de ses craintes :

selon lui, la guerre durera encore longtemps, au moins deux ans, car les dirigeants souhaitent aller

jusqu’au bout. Or, la situation économique française est préoccupante : la récolte ne permettra pas

de tenir l’année (comme le prouve la nécessité de l’existence des cartes de pain), et la situation

serait meilleure en Allemagne. Mais l’instituteur ne croit pas en la supériorité de l’Allemagne et

voit en cette croyance du pessimisme. Pourtant, cette absence de crainte apparente est à relativiser

lorsqu’on prend en compte les nombreuses marques d’inquiétude qui jalonnent ses écrits. Le soldat

instituteur tente sans cesse de se mettre dans la tête des Boches, et suspecte des stratégies dans la

moindre de leurs actions. Aussi n’est-il jamais aussi optimiste que le sont les nouvelles : lorsque

les journaux annoncent le repli des Allemands le 23 mars 1917, il n’y voit qu’un repli volontaire

laissant un territoire dévasté, non une victoire française mais une manière pour les Allemands de

ralentir l’offensive pour faire encore plus de victimes par la suite. De plus, il vit dans la peur d’une

contre-attaque violente. Il imagine « le pays reconquis par ces sales boches »32 et se désole de la

dévastation du pays qu’il faudra remettre en valeur avec peine et de la souffrance des habitants,

désolation qui lui fait affirmer sa colère envers ces ennemis sauvages qui détruisent les territoires

puis exercent leur barbarie envers les jeunes filles de Marigny-en-Auxois. Les Allemands ne sont

                                                                                                               31  29 octobre 1917  32  27  mars  1917  

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  30  

associés qu’à de mauvais souvenirs :

« Ici à Marigny-en-Auxois, les Boches sont restés une semaine et bien qu’ils n’aient

ni tué ni incendié, ils ont laissé de bien tristes souvenirs : plusieurs jeunes filles ont

été victimes de ces bandits sans pudeur qui les ont violentées. »33.

Ferdinand Gillette se déclare plusieurs fois écœuré par cette violence : les Boches ne sont plus des

hommes mais des sauvages violents, ils sont une attaque à la civilisation qui nécessite une défense

coûte que coûte. Cependant, le soldat instituteur est parfois plus ambigu quant à l’idée qu’il se fait

des Allemands. Il lui arrive d’en être admiratif : en effet, quand il est au front, il essaye de voir

comment fonctionnent les tactiques allemandes. Le 1e juin 1917, il écrit à propos de sa tâche du

soir : « Ce travail consiste à approfondir un ancien boyau boche à moitié comblé par les

éboulements ; dans ce boyau on trouve l’emplacement de nombreuses cagnas boches et j’ai

l’occasion d’y voir comment les boches enterrent leurs fils téléphoniques ». Il conclut :

« Décidément les Boches sont plus forts que nous !!!! ». C’est un constat mi-admiratif mi-

pessimiste, comme s’il désespérait de la force des ennemis qu’il répugne à reconnaître. Même s’il

ne l’écrit pas, cette idée peut l’amener à la dépréciation de l’armée française. Une autre ambiguïté

est manifeste le vendredi 13 avril 1917 où il voit à La Fère-Champenoise les tombes de la Première

bataille de la Marne (du 6 au 12 septembre 1914), dont six tombes allemandes, sans doute celles

d’« une patrouille ennemie surprise et anéantie par les nôtres » et qui donne à tout le monde « froid

aux os ». En effet, les soldats s’identifient à eux : « combien d’entre nous n’auront même pas la

chance d’avoir ainsi un petit jardin sur le ventre !!... », écrit Ferdinand Gillette. Cette scène le fait

aussi songer à son « pauvre cher Alphonse », son frère décédé en septembre 1914 non loin de là,

et à une possible similarité entre Français et Allemands : « Français et Allemands, victimes de cette

guerre épouvantable reposent maintenant pêle-mêle de leur dernier sommeil. ». Cependant, les six

tombes demeurent « boches », comme si ce soudain moment d’émotion ne détruisait pas la fracture

irréductible. En témoigne le fait que le terme « allemand » n’est employé que dix fois lors de

l’année 1917 alors qu’on relève soixante-treize occurrences du terme « boche ». La guerre est le

seul élément qui puisse unir Français et « Boches » et, si Ferdinand Gillette semble reconnaître que

tous sont victimes de cette violence sauvage, il y a l’idée sous-jacente que cette guerre est causée

par les Allemands et doit se terminer par la défaite complète de cette armée efficace mais barbare.

                                                                                                               33  25  avril  1917    

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  31  

Chapitre 2 : Comment son expérience directe de la guerre détermine la façon dont il pense la valeur des hommes et l’organisation militaire

L’implication intellectuelle et affective du soldat instituteur dans le mouvement de guerre

va au-delà des représentations qui le font écrire sur les forces en présence. Ferdinand Gillette, dans

son carnet, réfléchit au monde de la guerre tel qu’il y est confronté et y réagit émotionnellement.

Ainsi décrit-il d’un point de vue critique l’organisation militaire de l’époque et ses

conséquences pratiques. La réalité militaire est surtout décrite par le prisme de l’indignation :

lorsqu’on lui parle d’organisation de tranchées non continue mais par postes, il pense que cela en

favorise la prise la nuit car ce sont des points vulnérables et qu’il s’agit d’une organisation

impensable après les désastres de Verdun : « Je me demande comment au bout de 2 ans ½ de guerre

et surtout après la terrible leçon de Verdun, il existe encore certains points du front si peu

organisés ! »34. Il ne se contente pas d’observer le front, il nous fait aussi part de ses pensées, de

ses doutes et de ses colères : il utilise ses facultés de réflexion pour penser des lignes plus efficaces

face aux ennemis et dans la protection des soldats français. Il se montre moins expansif quand il

s’agit d’évoquer les morts : le bombardement de la voie ferrée le 26 février puis le 27 lui fait

compter les victimes sans les nommer, décrire avec précision mais sans effusion la succession des

évènements : « un avion boche est venu les survoler dans le courant de l’après-midi et à peine 10’

après son départ arrivait une rafale de 77, faisant 5 victimes (2 tués, 3 blessés, dont un s/s lieutenant

de la 5ème Cie) ». Cette réserve, quasi-systématique, laisse penser que, confronté à la haute

fréquence des attaques, il ne peut plus s’impliquer émotionnellement dans les attaques dont il est

témoin et dont il pourrait être victime. On peut supposer qu’il s’agit d’un de ces nombreux

automatismes de guerre, des réflexes développés pour se protéger. Les sens et la méfiance du soldat

sont toujours en éveil lorsqu’il est mobilisé : c’est par le peu de coups de canons que le sous-officier

identifie un secteur calme ; travaillant à creuser une tranchée non loin du secteur « boche », il

s’étonne de ne pas recevoir d’obus (après réflexion, il attribue cela au fait que les Allemands

doivent travailler aussi et qu’en bombardant, ils risqueraient d’être bombardés en retour). En mars

1917, cantonné à Hindlingen en Alsace, il explique qu’il faut porter presque en permanence les

masques à gaz car les « Boches », non loin de là, en envoient souvent.

                                                                                                               34 17 février 1917

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  32  

Il change constamment de cantonnement durant cette période et chaque déplacement est un

pas vers l’inconnu, vers une possible plus grande quantité de danger. L’écriture oscille entre une

indignation face aux efforts que ces déplacements demandent et une peur inquiète qui filtre derrière

ces paroles minimales : « Ah ! Que ces changements continuels de cantonnement me dégoûtent !!!

J’ai horreur du changement et de l’inconnu : on sait ce que l’on quitte et on ignore ce qui nous

attend »35. On aperçoit ici que la peur de l’inconnu est la source profonde de son indignation :

lorsqu’il rejoint sa section à St Ulrich le 15 février après une permission, il insiste sur le fait que

rejoindre sa section au repos fait une rupture moins brusque que retourner directement au front où

l’incertitude est partout. Même sans être au front, Ferdinand Gillette se montre toujours inquiet et

aux aguets. Puis fin mars 1917, des rumeurs leur parviennent qui lui font penser que sa compagnie

est destinée à une reprise de la guerre de mouvement. Il faut prendre des mesures en conséquence :

trois jours de vivres sont mis dans les sacs et sept ustensiles de campement par escouade sont pris.

Très vite, les entraînements les préparent à la reprise du mouvement (7 avril). Il soldat réfléchit,

guette le moindre signe qui pourrait confirmer ces pensées, il analyse l’implicite et les non-dits :

lorsque la cavalerie est renvoyée en arrière, il déduit que les états-majors ont réalisé l’impossibilité

de percer le front. C’est le signe qu’une guerre de mouvement est improbable et qu’il va falloir

retourner dans les tranchées.

Le monde de la bataille est en effet aussi celui de l’attente et de l’interprétation des signes,

dans l’espoir ou la crainte : Ferdinand Gillette ne se contente pas d’obéir passivement aux ordres,

il cherche à comprendre ce qui se passe autour de lui et qu’on ne dit pas. Lorsque son bataillon

s’approche du front, le soldat s’attend à participer à une « grande offensive »36, il sent venir à

travers les ordres qu’il reçoit un projet de grande ampleur. Le 18 avril, il entend des coups de canon

à proximité et continuellement : cela l’angoisse et lui fait supposer « quelque chose de terrible entre

Soissons et Reims » : nous savons à présent que ces bruits étaient ceux de la Bataille du Chemin

des Dames commencée le 16 avril, terriblement meurtrière. De plus, à maintes reprises, il exprime

son anxiété vis-à-vis de ce qui l’attend en première ligne : réfléchir pour comprendre le fond des

ordres qu’on lui donne est sans doute un moyen de moins souffrir de l’incertitude, d’être moins

passif face à une angoisse grandissante. Il essaie d’anticiper ce qu’on peut attendre de lui pour ne

pas se laisser surprendre, être prêt à réagir et limiter la peur. Il y a donc une réelle implication

                                                                                                               35 1er avril 1917 36 15 mars 1917

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  33  

affective, même si parfois on pourrait en douter, par exemple lorsqu’il évoque des obus qui

explosent près de lui sans remarque personnelle, comme si cela était normal, voire anecdotique.

On peut alors voir l’écriture comme un moyen de surmonter la peur. On peut supposer que le

caractère ordinaire des bombardements conduit à diminuer sa sensibilité, les obus et les morts sont

partie intégrante de sa vie, comme en témoigne cette déclaration : « Rien de bien extraordinaire ce

matin, les boches déclenchent un tir de barrage »37. Cependant, il avoue parfois qu’il les vit comme

« un véritable enfer », ces tirs pouvant durer plusieurs heures : son écriture laisse transparaître une

certaine force face à ce qu’il doit affronter, mais quelques brèches laissent apercevoir des baisses

de moral où la crainte reprend le dessus.

Le carnet exhale en effet globalement un certain courage : il ne semble pas avoir peur de

remonter au front, il ne fuit pas les combats. C’est d’abord dans une logique de justice et d’équité

qu’il en vient à souhaiter le front : après trois mois de repos, il estime normal que son bataillon

retourne au front à la fin mars 1917. Son implication dans la guerre lui fait refuser l’idée d’aller

au dépôt divisionnaire, malgré le fait qu’il y ait moins de danger : mobilisé et gradé, il estime qu’il

a une mission à remplir et que la fuir serait une marque de lâcheté, il entend assumer ses

responsabilités jusqu’au bout. Comme happé par le mouvement de guerre, il ne voit pas le temps

passer : « Le temps passe encore assez vite, malgré tous nos malheurs ! »38. Mais la conscience du

temps qui passe est bien présente puisqu’il note « l’anniversaire de [s]on arrivée au front » le 25

avril : cette conscience du temps qui passe, exprimée avec assez de légèreté, affecte la bravoure

mais on peut aussi y déceler une façon de chasser ses angoisses, de constater le temps écoulé pour

se prouver que la guerre touche à sa fin. « Le moment où nous irons revoir M.M. les Boches n’est

plus très éloigné »39, note-t-il avec ironie mais il s’agit peut-être d’un détachement feint : cache-t-

il ainsi sa crainte ou a-t-il réellement envie de combattre ? L’usage de l’humour dans de telles

circonstances, chez un homme qui ne semble pas avoir une culture de guerre très marquée, interroge

sur la réalité de cette légèreté. Le 9 octobre, il « demande à partir pour le camp » et « la nostalgie

du front [l]e reprend », ce qui est un sentiment fort pour quelque chose qu’il devrait craindre. Une

autre hypothèse que celle de l’angoisse qu’on veut anéantir, est celle de l’ennui qu’on veut tromper.

                                                                                                               37 5 juin 1917 38 7 avril 1917 39 11 avril 1917

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  34  

Souvent, il semble surtout vouloir fuir l'ennui qui règne au camp d’instruction ou pendant sa

permission agricole. Il veut être occupé. Il déclare dans ce sens : « Rien que de penser qu'il va me

falloir retourner à Valréas, reprendre cette vie de dépôt, cela me donne le cafard, je préfèrerais

rejoindre le front »40. Le 25 novembre, à Valréas, il confirme son ennui :

« Rien à faire de toute la journée !… C'est vraiment désespérant !... On s'ennuie

mortellement... si j'avais seulement quelques livres à « bouquiner »... mais rien...

rien à faire... Ah ! J'en ai « marre » de cette vie et je préférerais cent fois mieux

être au front qu'ici ».

Mais ces hypothèses ne suffisent pas à expliquer un désir du front, de ces difficultés et de son

danger, que bon nombre de soldats font tout pour éviter, ce qui laisse penser qu’il s’agit vraiment

d’un être de courage. En effet, en même temps qu'il parle de son espoir de permission, il prévoit à

son retour de partir au front, après avoir repris des forces dans sa famille : « si je puis avoir une

permission spéciale, sitôt rentré je demanderais à passer C4 ce qui me fera repartir pour 23 jours et

alors ensuite : volontaire pour le front »41. Il a conscience de l'importance de sa condition physique

pour pouvoir être efficace et exprime sa volonté de faire des stages supplémentaires : « Il y a ici un

centre d'instruction physique (C.R.I.P.) où l'on fait un stage de 15 jours, je demanderai à faire ce

stage en rentrant de permission »42. Le 23 novembre, il déclare :

« DAVID m'a appris hier soir que lieutenant DONNADIEU, les adjudants

MOULINIER (2e Cie) et BARRUYER (3e Cie) avaient été tués à l'attaque, que

l'adjudant VALLIN a eu la médaille militaire. Hélas si j'avais été présent à cette

offensive, je l'aurais aussi certainement. ».

Ainsi, malgré le réel danger, il souhaite aller au feu, ne serait-ce que pour en revenir avec une

médaille prouvant son courage. Son investissement lui permet d’obtenir pendant sa permission de

mai 1918 son 4e galon. Un autre élément significatif est sa réaction à sa blessure au bras droit le 7

juin. La blessure est violente (« Je sens immédiatement mon bras droit retomber inerte le long de

mon corps ») et nécessite l’intervention du chirurgien Duhamel qui lui dit qu’il est un miraculé car

l’obus est tombé à moins d’un mètre de lui. Le diagnostic révèle que Ferdinand Gillette a été atteint

par 2 éclats d’obus, un entré sous l’aisselle et sorti par la poitrine et le deuxième logé dans le

                                                                                                               40 14 novembre 1917 41 17 octobre 1917 42 24 octobre 1917

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  35  

deltoïde. Sa réaction est surprenante : il regrette de ne pas avoir pu garder le fragment brisé de son

deltoïde « j’aurai aimé le garder comme souvenir », peut-être comme une preuve de son expérience

de guerre et de son courage. Il est par ailleurs important de souligner que le courage de Ferdinand

a été reconnu par ses supérieurs dès le début de la guerre. C’est ainsi qu’il reçoit deux extraits de

citations et une croix de guerre en 1916. Une citation, dans le langage militaire, désigne la mention

honorable accordée à un soldat qui s’est distingué par un acte brave et exemplaire. Elle donne lieu

à une cérémonie où les soldats récompensés reçoivent un diplôme qu’ils peuvent ramener chez eux.

C’est une manière d’inciter les soldats au courage et cela s’accompagne souvent d’une croix de

guerre. Ferdinand reçoit un premier extrait de citation le 7 juillet 1916 qu’il recopie dans son carnet

en soulignant en rouge les deux dernières lignes, sans doute pour marquer sa fierté :

Décision du 6 juillet 1916. Ordre du régiment n°217.

Le lieutenant-colonel GUEDENEY commandant le 158ème Régiment d’Infanterie cite à l’ordre du

régiment :

GILLETTE Ferdinand, Matricule 010167. Classe 1908, aspirant à la 1ère Cie. :

« A brillamment entraîné sa section le 1er juillet 1916, dans un coup de main contre les tranchées

ennemies et est rentré le dernier après avoir parfaitement accompli sa mission. »

A cette occasion, il écrit que cette citation est avant tout la preuve d’un devoir accompli et un

avantage : il obtient huit jours de permission au lieu des six habituels. Il obtient la croix de guerre

le 29 juillet 1916 au cours d’une cérémonie qui récompense quinze autres soldats. Le 17 novembre

1916, il reçoit son second extrait de citation, mais sans le commenter cette fois :

Ordre de Régiment n°295

Le lieutenant-colonel GUEDENEY commandant le 158ème Régiment d’Infanterie cite à l’ordre du

Régiment :

GILLETTE Ferdinand, Matricule 010167. Classe 1908, aspirant à la 1ère Cie du 158e.

« Le 4 septembre 1916 a montré beaucoup de courage et de décision en rassemblant quelques

hommes à la tête desquels il a arrêté, puis refoulé un groupe de grenadiers ennemis qui essayait

de reprendre une tranchée. »

Dans son écriture, il se présente comme un soldat brave et prêt à affronter les épreuves qui se

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présenteront à lui, voire prêt à les provoquer pour que son courage soit reconnu : on peut cependant

se demander s’il n’y a pas quelque peu d’idéalisation derrière ces mots et y voir, sans pour autant

nier son courage, la volonté de se construire une gloire après la guerre.

Ce courage témoigne de sa volonté de garder les valeurs humaines qu’il pense importantes,

il est donc aussi un gradé attaché à sa section et qui connaît ses hommes. Lors d’un état du temps

de présence au front le 3 avril, un commandant s’étonne de cet aspirant qui veut rester à la

compagnie : il refuse une promotion qui le ferait passer sous-lieutenant pour rester avec ses

hommes de la deuxième section. Il est tout de même nommé à une autre section en l’absence de

sous-officier : c’est pourquoi il fait de nombreuses réclamations aux officiers, il se bat pour revenir

à sa section et a gain de cause mais écrit qu’il acceptera les galons à la première occasion car il

n’est pas sûr d’y rester. Le 11 mars 1918, il reçoit une lettre du capitaine ALLENE qui est allé

trouver le colonel pour le replacer dans la 1e Cie, « ce dont je serais bien heureux », ajoute-t-il. Le

13 avril 1918, il ressent un sentiment d’injustice lorsqu’il apprend son affectation à la 3e Cie, son

ancienne « place » à la 1e Cie a été donnée à un « blanc bec, n’ayant jamais monté au front ». Il

parle de « crasse » qu’on lui a faite. S’il est bien accueilli à la 3e Cie et félicité (il a une bonne

réputation), il en garde rancune à ses anciens capitaines qui lui avaient vaguement promis la

Première Cie. On voit à travers l’importance qu’il attache à rester dans cette section la solidarité,

la fraternité et la confiance qui a pu se créer entre les poilus d’un même groupe qui affrontent le

danger ensemble. Cet esprit de groupe aide surement à supporter la vie au repos et est essentielle

lors des combats. Par ailleurs, il s’intéresse à ce que ses hommes sont et font. En tant qu’aspirant,

il a des hommes sous sa responsabilité et, contrairement à la déshumanisation globale qui

transforme les hommes en numéros, il garde trace de qui sont ses hommes : au début de l’année

1917, il consacre une page du carnet à un tableau dans lequel il reporte les informations essentielles

concernant chacun des hommes qui constituent les escouades de sa section.

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  37  

Classes

Noms Prénoms

Mul Rgt (*)

Grades Recrutement Profession Mul Corps (**)

Adresses de la famille Observations

1908 PICARD Alphonse

316 Caporal Épinal Tisserand 06967 Melle PICARD, au Val d'Ajol, Vosges

Passé Instructeur 18.3.17

1915 REYNAUD Joseph

327 2ème cl Bourgoin cultivateur 9406 Me Vve ETIENNE REYNAUD, Aoste, Isère

1908 BOUTIER Eugène

1906 2ème cl Tours Employé 014191 Mr VACHER, 49 rue François Arago, Tours, (I et L)

1916 ESCOFFIER Marcel

355 Caporal Avignon Cocher 13548 Mr ESCOFFIER Auguste, Cavailon, Vaucluse

1916 PARIS Antoine

109 2ème cl Clermt Ferrand

Métallurgiste 13666 Mr PARIS Fayet, rue Carnot à Thiers, Puy de Dôme

1916 ROBERT Émile

1381 2ème cl Le Puy Cultivateur 13674 Mr ROBERT Antoine, à la Besséat, Cme St Jeures (hte Loire)

Évacué 19.5.17 congt. pulmonaire

1916 FERRIER Marius

1548 2ème cl Montpellier Cultivateur 13673 Mr, Vve, FERRIER, Paichauroux par Clarette, Hérault.

Évacué 5.3.17 angine

1907 GRANER Ernest

2344 2ème cl Épinal Cultivateur 0366 Me GRANER, à Barançon sous Plainfaing, Vosges

1907 CANTY Jean 457 2ème cl Tulle Cordonnier 014424 Mr CANTY, garde forestier à Espon Sour, Corrèze

1903 GÉHIN Léon 1011 2ème cl Remiremont Peintre Plâtrier

014821 Mme Vve GEHIN à Eloys, Vosges

(*) : Matricule au régiment (**) : Matricule au corps

Tableau I : CONTROLE DE LA 2e SECTION 6e ESCOUADE - Mardi 2 janvier 1917

Ce tableau43 nous permet de voir qu’à cette époque de la guerre, les escouades sont composées

d’hommes provenant des quatre coins de la France, ce qui a contribué à l’ouverture de vue du pays

                                                                                                               43 2 janvier 1917

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  38  

local vers un territoire national. Le tableau nous indique également la profession civile de ces

hommes et souligne une grande majorité de cultivateurs dans une France toujours très rurale.

L’adresse de la famille de chacun de ces soldats fait également partie pour l’aspirant des

informations primordiales : on peut voir ici le souci de prévenir rapidement les proches en cas de

décès, une préoccupation humaine. Ce souci de conserver une trace de l’identité personnelle de

chaque soldat lui permet de pouvoir rendre compte de l’évolution de sa compagnie mais cet effort

ne se retrouve plus dans les années qui suivent et les journaux d’opérations manquent aussi souvent

de noms : l’omniprésence de la mort et des mutations pour préserver certains soldats rendent de

plus en plus difficile la prise en considération des hommes hors de leur rôle de soldat. Mais tant

que faire se peut, Ferdinand Gillette garde à l’esprit qu’il doit commander des hommes et non

seulement des soldats. La section est un tout, forme un groupe soudé, qu’il aime car il en a partagé

les sentiments et les expériences : « Cela fait plaisir de se retrouver et de parler des souffrances

supportées ensemble »44. La compassion déjà présente envers les Français se retrouve, amplifiée,

pour les poilus sous sa direction. Le 3 février 1918, il plaint les poilus qu’il paye et à qui il doit

refuser des cigarettes parce qu’ils n’ont pas dix jours de présence (or ils ont fait neuf jours dans un

autre camp puis sept dans celui-ci). Il trouve qu’ils sont de bien bonne « composition » pour « se

laisser ainsi faire ». Le 4 février 1918, il écrit sur le même ton : « Ah pauvres poilus on ne vous

ménage guère ». Enfin, même quand il ne combat pas, il reste en lien avec ce qui se passe au front

et n'oublie pas qu'il est soldat. En septembre 1917, après seulement vingt-deux jours de

convalescence loin des autres combattants, il range ses souvenirs de guerre qui occupent une place

importante dans sa vie, dans sa pensée. Il n'arrive pas vraiment à s'en détacher et prend les nouvelles

de camarades qui sont à l'hôpital. Même le 7 juin 1917, lorsqu’il est blessé, il s’inquiète des autres

soldats : « c’est avec un soupir de soulagement que je constate que tout le monde est indemne ».

On pourrait penser que dans les moments de permission et convalescence, il oublie le reste, mais

l’expérience de la guerre ne le quitte jamais. Il est un soldat impliqué et consciencieux qui réfléchit

pour être le plus efficace possible et contribuer à la fois à la victoire de son pays et à la protection

maximale de ses hommes. C’est une expérience de guerre à la fois courageuse et humaine qui

transparaît dans ce carnet.

Par le tableau ci-dessous, nous nous proposons de confronter l’écriture du carnet à celle du

Journal des Marches et Opérations (JMO) du régiment de son auteur, pour mettre en évidence la

                                                                                                               44  21 octobre  

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  39  

précision des informations qu’il donne et la différence entre son expérience combattante et le récit

militaire exigé par la hiérarchie. Nous nous concentrerons sur la période de février à août 1917 car

le JMO ne mentionne pas les détails du mois de janvier (l’écriture change en février, on peut

supposer que l’officier en charge de la rédaction a été tué) et le soldat, après une blessure en juin,

a fini l’année au camp d’instruction donc son expérience ne concerne plus le JMO.

date carnet JMO

1e février au 15 février

Permission Récurrence des remarques sur le froid et les lourdes conséquences qu’il a sur le moral et les conditions de vie et de travail des poilus.

La Cie se déplace de cantonnement en cantonnement, par étapes. Le temps pour aller d’un canton à l’autre est d’en moyenne huit heures. Verglas, rondes gelées, temps frais qui rendent la route difficile. On compte les hommes qui n’arrivent pas à suivre et sont recueillis par la garde de police (jusqu’à 10 soldats par jour), ainsi que ceux qui se font transporter dans la voiture médicale (jusqu’à 10 également). On commence des « travaux » le 9 février au cantonnement d’Altenach.

15 février au

18 février

Retour au 158e RI à Saint-Ulrich (Haut-Rhin, Alsace) Gymnastique, se rend à Altenach pour se doucher, réflexions sur l’Alsace-Lorraine. Un soldat qui aurait dû rentrer de permission n’est toujours pas là. Le travail du jour consiste à creuser un boyau, ils rentrent du travail vers 17h45. Réflexion sur les Alsaciens.

Mêmes cantonnements, travaux jusqu’au 20 février.

Du 19 au 24 février

Maladie, fièvre. Il mange et dort peu, doute quant au fait qu’on fait de son mieux pour le soigner.

Mêmes cantonnements. 2 hommes tués, 2 hommes blessés.

Du 25 février au

3 mars

26 février : bombardement de la voie ferrée. 3 mars : le bataillon de l’auteur du carnet (1e) quitte Saint-Ulrich pour se rendre à Hindlingen.

Travaux. Pas de mention du bombardement. Le 3 mars, le 1e bataillon va cantonner à Hindlingen.

Du 3 au 31 mars

Théorie, gymnastique, jeux. 29 mars : un soldat apprend la mort de sa sœur mais la permission exceptionnelle ne s’applique pas dans ce cas.

Cantonnements.

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  40  

avril

Arrivée du bataillon de Gillette à Frotey le 1e avril, à Borey le 3 avant de retourner à Frotey. Instruction. Il est marqué par la vision des tombes de la Bataille de la Marne, le 13 avril. Le colonel Fayolle est mentionné à partir du 22 avril. 28 avril : arrivée à Domptin (Aisne).

Le 1e avril, le 1e bataillon va cantonner à Frotey, le 3 avril, à Borey, puis rejoint Frotey. Le Régiment part le 6 avril, laissant le 1e bataillon à Frotey. Mêmes cantonnements. Instruction. Mention du colonel Fayolle le 19 avril. L’officier en charge du JMO a recopié un extrait du Journal officiel du 24 avril 1917 qui fait des commentaires sur les soldats. A propos d’Isidore Louis : « Très bon soldat, consciencieux, dévoué, très brave au feu. »

mai

Exercice (surtout prise d’arme). 6 mai : des poilus qui sont allés à la chasse ont tué accidentellement un civil et un militaire. On rassemble tous les fusils de la Cie et on les enferme. Accident de grenades dans la 2e Cie (11 mai). Mutineries mentionnées à la fin du mois, mais pas dans la Cie de l’aspirant. 30 mai : départ pour Breuil.

Mêmes cantonnements. Instruction. Extrait du Journal officiel du 8 mai 1917. Le 30 mai, le 1e bataillon part pour Breuil.

Du 1e au 7 juin

Le bataillon de Ferdinand Gillette va cantonner à Ciry-Salsogne le 1e mai. Le 5 juin, le 2e bataillon doit relever le 1e puisqu’il monte en première ligne. Mais le 2e bataillon se mutine et seuls 180 poilus acceptent de monter, vraisemblablement à cause de permissions non accordées.

Le 1e bataillon va cantonner à Ciry-Salsogne le 1e mai. Le 1e bataillon monte en 1e ligne le 5 juin. Le JMO ne fait pas mention de la rébellion du 2e bataillon.

Tableau II : Comparaison carnet/JMO février 1917-7 juin 1917

Étudier ainsi le JMO nous permet d’abord de replacer l’expérience singulière de Ferdinand Gillette

dans le cadre d’un bataillon, d’une compagnie, de le percevoir dans un contexte précis et d’inscrire

ses actes dans le fonctionnement de l’armée française. Nous voyons aussi à quel point les faits que

Ferdinand Gillette relate dans son carnet sont précis : les dates et les lieux correspondent toujours

scrupuleusement, et le carnet est même plus riche et détaillé que le journal dont c’est la fonction.

Cela donne de fait du crédit au reste de l’écriture : le récit au jour le jour et la volonté de précision

du soldat attestent de sa sincérité. D’autre part, les préoccupations humaines de Ferdinand Gillette

sont aussi renforcées par la comparaison avec l’écriture du JMO car le soldat se préoccupe de santé,

s’indigne contre des injustices, mentionne bombardements et accidents quand le JMO reste

absolument froid et succinct, se contentant de mentionner les déplacements et activités strictement

militaires, ne se souciant des hommes que lorsqu’ils sont évoqués positivement dans les journaux.

Si le carnet cherche à retranscrire une expérience personnelle de la guerre, le JMO est avant tout

un instrument de la hiérarchie qui n’hésite pas à taire ce qui ne va pas dans le sens d’une

glorification patriotique. Ferdinand Gillette ne se contente donc pas d’écrire un carnet factuel, il y

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  41  

tisse surtout une expérience combattante bien plus dense et expressive que les documents officiels :

le débat sur l’importance du témoignage prend son sens ici car, si l’écriture est forcément

subjective, elle est aussi porteuse d’éléments précieux pour l’effort imaginatif qui est la base de

tout travail historique45.

Chapitre 3 : Comprendre la guerre pour ne pas la subir : l’information influe sur les comportements

La pensée de Ferdinand Gillette sur la guerre ne porte pas seulement sur ce qui le concerne

directement mais comporte aussi des réflexions sur ce qui se passe sur les autres fronts : elle n’est

pas que le fait de l’expérience elle-même du combat, mais se construit aussi sur ce qu’il observe,

les rumeurs, les journaux... Comment conçoit-il les combats auxquels il ne participe pas, les autres

fronts, l’arrière, les mutineries ?

Le support écrit est un des vecteurs de l’information, d’abord à travers les lettres : elles

informent l’arrière de ce qui se passe au front, permettent la communication entre soldats et

l’arrivée de nouvelles depuis l’arrière. Elles ne sont pas le vecteur privilégié pour théoriser sur la

guerre car elles expriment principalement des sentiments et des nouvelles personnelles. Mais les

autorités savent à quel point elles peuvent influencer la vision de la guerre à l’arrière comme au

front et le 9 mars 1917, à Hindlingen, Ferdinand Gillette assiste à un cours théorique qui porte sur

la « discrétion dans la correspondance » : il est interdit de donner des indications quant aux activités

militaires et les soldats sont prévenus que le courrier risque d’être prélevé. Le soldat précise qu’il

faut se méfier car les punitions sont lourdes. Les lettres sont surtout pour lui le moyen de prendre

des nouvelles d’amis qui sont soldats par l’intermédiaire de Berthe et de pleurer leur disparition ou

d’exprimer ses craintes : « Ma Berthe n’a toujours aucune nouvelle de ce pauvre René Jouvet, aussi

je crains fort qu’il ne lui soit arrivé malheur, seul l’espoir qu’il a été fait prisonnier subsiste »46 (en

réalité, René Jouvet, soldat du 8e RI, est mort depuis le 18 avril 1917). C’est ainsi qu’on conclut le

rôle essentiellement affectif des lettres qui peuvent contribuer à l’information sur les autres zones

                                                                                                               45 PROST Antoine, Comment l'histoire fait-elle l'historien? XXème siècle, Revue d'histoire, Numéro 65, Janvier-mars 2000 46 24 mai 1917

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  42  

de combat. Mais cette information demeure limitée car censurée à la fois par ceux qui écrivent et

par les autorités qui pensent qu’au moins les poilus en savent sur ce qui se passe ailleurs, au plus il

leur est facile d’imaginer des victoires et de garder le moral.

Un autre support écrit, le journal, a un rôle avéré dans la circulation de l’information et son

effet se fait sentir concrètement dans les régiments. Les bonnes nouvelles que les journaux

apportent remontent le moral des troupes, par exemple la victoire anglaise à Bapaume, et française

à Roye et Lassigny, comme signifié le 18 mars. Ils peuvent aussi avoir l’effet inverse : à l’annonce

de l’abdication du tsar face à la Révolution russe, on que cela affecte les Alliés et le risque de

mutineries est pressenti (18 mars 1917). Le 17 avril 1917, les nouvelles alimentent à nouveau le

découragement : les journaux parlent d’une offensive française qui se fait sous la pluie, Ferdinand

Gillette déplore ces mauvaises conditions et pense que la bataille sera dure à remporter. Cependant,

le soldat instituteur fait preuve de recul quant aux informations délivrées par les journaux, il sait

qu’elles ne sont pas toujours exactes et souvent manipulées en raison de l’effet qu’elles ont sur le

moral des troupes. En mars-avril 1917, les journaux annoncent un grand nombre de prisonniers

faits par les Français alors qu’il entend le canon approcher. Ils vantent aussi l’avance des Français

face au recul des Allemands. Le soldat se méfie de ces informations qu’il juge patriotiques et

destinées à donner confiance aux soldats et il espère que ceux qui prennent les décisions se méfient

comme lui : se fier à de fausses informations, croire véritablement à la faiblesse « boche » et faire

en fonction de cela de mauvais choix stratégiques aurait de lourdes conséquences humaines.

« Décidément, le recul des Boches est à peu près terminé : finie notre avance après

laquelle les journaux ont fait tant de bruit ! J’ose espérer que nous sommes assez

prudents pour résister aux contre-attaques boches qui se font de plus en plus

violentes et que nous ne nous sommes pas aventurés sans prendre maintes

précautions »47.

Gillette attend avec impatience les journaux pour pouvoir penser les autres fronts mais il sait aussi

que l’information n’est pas toujours fiable : il l’utilise pour former sa propre opinion sur la stratégie.

Mais les journaux sont les seules sources d’information à circuler, il doit donc se contenter de leur

information, et il en est avide, sur le front comme en permission et comme les civils. Le 1e février,

alors qu’il est de service à la gare, il voit des civils attendre les journaux pour avoir des informations

sur le raid des gothas (bombardiers allemands) sur Paris dans la nuit du 30 au 31 janvier 1918, et

                                                                                                               47 27 mars 1917

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  43  

lui-même se tient au courant : il y aurait 36 morts et 190 blessés, ce qui a l’effet de teinter son esprit

de désespoir : « Voilà encore quelque chose qui n’est pas pour finir la guerre ! ». Cette obsession

est aussi palpable dans le temps des permissions où l’aspirant suit l’évolution de la guerre par

l'intermédiaire des journaux : « sur le journal d'aujourd'hui, il y a pas mal de renseignements sur

notre avancée dans l'Aisne »48, « sur le journal, les Austro-Boches progressent rapidement en

Italie »49, « je vois dans le journal que bon nombre des régiments ayant fait l'attaque de l'Aisne ont

obtenu la fourragère […]. A cette attaque, il n'y a eu paraît-il que peu de pertes. Tant mieux et le

peu qu'il y a eu c'est encore de trop »50. La présence du modalisateur « paraît-il » renforce à nouveau

l’idée d’une méfiance à l’égard des informations véhiculées.

Par ailleurs, les informations journalistiques sont contrebalancées par les rumeurs, autre

moyen de faire circuler l’information, pas plus fiable mais moins instrumentalisée. Par exemple,

lorsqu’on annonce pudiquement qu’il y a des prisonniers français au Chemin des Dames, des

rumeurs font sentir le caractère gigantesque des pertes : le soldat parle de « on-dit » et aussi de 339

pertes pour le 20ème corps. Aussi le support oral que sont les rumeurs est important et peut-être

sont-ce ces rumeurs qui sont le principal vecteur d’information et qui auraient donc le plus d’effet

sur les soldats. En effet, l’avenir est toujours incertain et ils n’ont pas toujours les

informations nécessaires : il s’agit d’obtenir ce que Ferdinand Gillette nomme des « tuyaux » (21

janvier 1917 : « nous avons maints tuyaux », 11 avril 1917 : « d’après certains tuyaux ») et de

supposer, d’imaginer à partir d’eux à quel point d’évolution peut se trouver la guerre. Le 21 janvier

1917, il y a ainsi une rumeur de départ, on croit remonter au front. Il faut alors laisser le campement

pour la compagnie suivante et cela entraîne une conscience du fait que la guerre dure : « je crois

que ce ne sera pas la pause ». La rumeur et les idées qu’elle permet de construire sont un moyen

pour Ferdinand Gillette d’inscrire les combats dont il est témoin dans l’ensemble des évènements,

de se faire une idée de l’évolution du conflit en général. Chaque indice est source de déduction : le

24 mars 1917, la réduction des permissions de 13% à 5% et le remplacement des cuisines roulantes

font pressentir la reprise de la guerre de mouvement. Le 16 avril, c’est encore par des on-dit qu’il

juge son capitaine : « il est paraît-il très froussard aux tranchées et emmerde les poilus au repos ».

                                                                                                               48   28 octobre 1917  49  29 octobre 1917  50  12 novembre 1917  

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Il ne lui paraît donc pas sympathique malgré le fait qu’il soit félicité par lui pour son travail : les

rumeurs jouent un rôle important dans la réputation des hommes et l’image des batailles. C’est

même par elles qu’il prend des nouvelles du régiment qu'il a quitté pendant sa convalescence, il

met l’accent sur importance des bruits qui courent (l’expression « d’après les bruits qui courent »

est utilisée dix fois en 1917) et qui permettent à chaque soldat de rester informé de ses camarades

et de la progression de la guerre. Il semble beaucoup s'y intéresser : « D'après les bruits qui courent,

il y aurait d'ici peu de jours une attaque sur le front de l'Aisne, ce seraient des noirs qui auraient

remplacé le 158e en ligne »51 (4e régiment de Zouaves). L’aspirant lui-même analyse les causes de

la création et de la circulation des rumeurs. Selon lui, souvent les soldats ne reçoivent que l’ordre

de partir mais ils ne savent pas où, chaque fois cela déclenche ce qu’ils appellent des « canards » :

chacun veut savoir mais personne ne sait rien. Cela l’entraîne à se fier davantage à ses observations.

Il indique plusieurs fois des bruits de canons, par exemple : « Nous pouvons toujours entendre très

distinctement le roulement de canon et il ne doit pas faire bon en ce moment sur le front de l’Aisne».

Il considère ainsi sa situation plutôt chanceuse comparée à celle de ceux qui sont sur le front et a

l’impression d’avoir un point de vue plus extérieur. Ainsi, lorsqu’un sergent prisonnier en

Allemagne, s’étant échappé, lui raconte ce qu’il a vu là-bas, Gillette ne croit pas tout, il pense que

le sergent exagère quand il dit que la vie en Allemagne n’est pas « rose » : il est difficile, dans

l’information de guerre, de démêler la vérité de sa déformation par l’émotion ou par la propagande.

Autre exemple : quand il doit quitter Frotey, le 10 avril 1917, il n’écoute pas les rumeurs qui disent

qu’ils vont à Belfort mais réfléchit, il donne des raisons probables pour confirmer ses intuitions (il

pense qu’ils vont plus loin) : « il est assez bizarre que nous embarquions en chemin de fer pour

aller à Belfort, la distance n’étant pas très grande ». De plus, le cours des élèves a été supprimé, ce

qu’on n’aurait pas fait selon lui si on allait seulement à Belfort. Il essaie de se faire une idée juste

en faisant coïncider ce qu’il observe et ce qu’il apprend des rumeurs non-officielles. L’événement

particulier de la Bataille du Chemin des Dames est révélateur du lien vécu avec les rumeurs, tant

au niveau individuel (découragement de Ferdinand Gillette) que collectif (mutineries). Le 24 mars

1917, des rumeurs annoncent l’hécatombe du Chemin des Dames mais le soldat emploie le

conditionnel, il semble qu’il ait autant de peine à y croire qu’aux victoires. Lorsqu’il guette les

informations concernant le général Nivelle, général qui fut remplacé en mai 1917 par Pétain après

l’échec de la bataille du Chemin des Dames (ou « Offensive Nivelle »), et que les journaux se

                                                                                                               51 5 octobre 1917

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taisent, il ne peut que supposer : le renvoyer serait avouer l’échec et affecter gravement le moral

des troupes. Du reste, l’obstination dans l’offensive qui est un carnage fait perdre confiance en les

chefs et déclenche les mutineries début mai (il en est témoin, mais n’y participe pas). Se basant

toujours sur les rumeurs, il apprend la continuation des offensives, la mise à pieds de généraux, les

immenses pertes françaises, les harangues de Nivelle et déjà le nom de Pétain apparaît. Le 30 avril,

Pétain est nommé mais Nivelle toujours conservé (« pour ne pas affoler l’opinion publique »).

Ferdinand Gillette devient alors assez défaitiste :

« à mon avis que ce soit PETAIN, MICHELER, ou NIVELLE ou n’importe quel

autre qui ait la direction des opérations militaires, je suis persuadé que toute

offensive de notre part est vouée d’avance à un échec et que là où les Boches

voudront résister, nous ne pourrons percer ».

Les rumeurs prennent une ampleur conséquente parmi les troupes car, nées de la peur ou de la joie,

elles font écho aux craintes ou aux espoirs des troupes qui ne demandent qu’à y croire. Elles se

créent aussi surtout pour compenser le manque d’information des soldats : une rumeur est plus

rassurante qu’un départ aveugle pour l’inconnu.

En partie causées par les rumeurs, les mutineries trahissent l’état d’esprit des soldats mais

alimentent aussi celui de Ferdinand Gillette. A partir de mai 1917, il évoque les mutineries, qui

causent le départ de son bataillon le 30. Le 36ème de Caen et le 129ème se sont en effet rebellés dans

la région de Breuil, où vient d’arriver son bataillon. Il pense que ces mutineries sont liées au retard

des permissions et que les officiers qui en avaient la charge sont les seuls responsables. S’il

n’approuve pas les mutineries, il dit comprendre la situation et redouter une amplification de ces

phénomènes : « Je crains fort que cette révolte ne soit suivie par nombre d’autres »52. Il parle aussi

de la possibilité d’une révolte générale, ce qui nourrit ses inquiétudes relatives à la guerre, d’autant

plus que les mutineries provoquent des morts dans le camp français. Le soldat en est attristé et

même horrifié. Il considère en effet que la guerre touche trop de monde. Il s’exclame ainsi le 3 juin,

suite aux mutineries de la 13e division qui font tirer des poilus sur d’autres militaires à Soissons :

« Ah ! Que c’est triste tout de même : la guerre contre les Boches ne fait donc pas assez de

victimes !!! ». Le 4 juin, après avoir passé quatre mois en service sans avoir obtenu de permission,

cinquante-trois poilus du bataillon de Ferdinand Gillette créent une pétition afin de rentrer et de ne

pas monter au front. A partir du 20 juin 1917, alors qu’il est à l’hôpital Laval, il reçoit des nouvelles

                                                                                                               52 30 mai 1917

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de la Compagnie qui lui donne des nouvelles du front. Il apprend que suite aux protestations des

poilus, « le colonel a envoyé 30% du régiment en permission en plus du pourcentage ordinaire ».

Les mouvements de mutineries et des grèves ont donc perduré. Après la période des mutineries, il

accompagne un train de permissionnaires et, selon lui, les soldats se calment qu'en juin et le moral

devient meilleur. Le manque d’information, l’angoisse et un moral au plus bas sont en effet le

terreau de ces mutineries qui ne concernent que de loin Ferdinand Gillette : il les désapprouve et

n’y prend pas part. Mais s’il les mentionne, c’est qu’elles contribuent à l’idée qu’il se fait de

l’évolution de la guerre : le moral ne serait pas si bas si la fin était proche et la France victorieuse,

ce conflit plus que violent et destructeur anéantit territoires et populations. Les mutineries sont un

indice pour concevoir la situation au front.

Ferdinand Gillette ne rédige donc pas un carnet purement factuel qui décrit ses journées de

guerre mais nous offre aussi ses actions, réactions et pensées face à la guerre. Il se montre en soldat

courageux prêt à combattre jusqu’au bout, essaie de penser stratégiquement les combats qui le

concernent mais aussi les forces en présence et les autres fronts. Il cherche à prendre du recul face

aux combats pour les comprendre au mieux et y faire preuve de ses valeurs. Mais son carnet n’est

pas seulement une analyse stratégique, il fourmille aussi, ponctuellement, de réflexions et

d’émotions qu’il exprime par l’écriture.

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  47  

PARTIE 3 : Mettre des mots sur des émotions et des réflexions plus théoriques dans la volonté de surmonter une expérience insupportable

Chapitre 1 : Courage et implication n’atténuent pas des sentiments qu’il faut exprimer : l’aspirant Gillette reste humain dans un contexte de brutalisation

L’écriture abondante de Ferdinand Gillette est un moyen d’échapper quelques temps à la

violence directe et brutale qui l’entoure en mettant des mots sur ce qu’il ressent profondément, en

exprimant ses réactions. Certains passages du carnet prennent ainsi la tournure d’une confession

assez intime sur ses sentiments, que nous pouvons expliquer comme une manière d’extérioriser ce

qu’il ne peut pas dire de façon aussi personnelle.

D’abord, le lien humain fort voire l’amitié qu’il noue avec certains des hommes qui

l’entourent est un sujet important sous la plume de Ferdinand. On peut y voir aussi une volonté de

conserver l’humanité des gens qui se battent malgré la violence des conditions dans lesquelles ils

se rencontrent. Cet attachement aux hommes est aussi un attachement réel à sa compagnie pour

Ferdinand Gillette qui y noue des liens de camaraderie et de solidarité importants. Après un séjour

à l’hôpital, il reparle d’intégrer sa compagnie en mars 1918 et dit vouloir « de tout cœur retrouver

ses� bons camarades ». Ces liens humains, qui sont probablement essentiels pour supporter la

dureté de la guerre, se poursuivent au-delà des obligations du front notamment sous forme de visites

rendues à ceux qui ont été blessés ou évacués : il prend régulièrement, dès qu’il en a l’occasion,

des nouvelles de ceux qui ont dû être évacués et rend visite à ceux qu’il estime vraiment. C’est le

cas en février 1918 lorsqu’il se rend auprès de Léon Mollet, entretien dont le soldat rend compte

en détails, ce qui témoigne à la fois du lien fort qu’il a créé avec ce blessé qui aurait pu être lui et

de l’émotion qu’il éprouve face aux mots de cet homme détruit. Cette approche à travers les

hommes rend plus sensible encore la puissance destructrice de ce conflit. Ces liens créés se

retrouvent à travers la joie qu’il écrit lorsqu’il lui arrive de rencontrer un de ces anciens

compagnons lors d’un déplacement : il est déçu de ne rencontrer personne ou prend plaisir à

retrouver ceux qu’il n’a pas vus depuis longtemps car c’est un moment de joie à la fois dans la

rencontre et dans le soulagement de les revoir en vie. « Je retrouve le sergent BERNARDIN : il n’a

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pas changé et a toujours une bonne blague »53 écrit-il, et on peut voir dans cette qualité qu’il lui

trouve la nécessité de s’évader lorsque c’est possible, de garder l’envie de rire et de parler d’autre

chose qui fait les liens d’amitié si fort entre les soldats. Parfois même les soldats essaient de garder

contact, soit par correspondance en se tenant au courant des offensives qu’ils sont en train de mener,

soit en se retrouvant pendant leurs permissions quand ils en ont l’occasion. Ces relations avec les

autres sont une manière pour Ferdinand Gillette de laisser une trace écrite dans son carnet de ceux

qui ont été plus que des compagnons de bataille. Mais cette amitié qu’il exprime n’est pas

seulement un sentiment gratuit, il se base aussi sur la nécessité de pouvoir compter sur ses

compagnons dans le cadre d’une offensive : à chaque fois qu’un homme est amené à quitter sa

compagnie, il évalue toujours la perte, soit en exprimant du regret, soit en critiquant le manque de

valeur du soldat en question dont il n’est pas mécontent de se débarrasser. Les liens noués ne sont

donc pas purement des liens affectifs tels que nous pourrions les concevoir mais aussi liés à l’estime

due à un soldat vaillant : ainsi le carnet raconte que le 4 avril 1917, un camarade nommé Coste est

trouvé ivre, mais l’aspirant prend sa défense pour lui éviter la peine non seulement parce qu’il est

son ami, mais aussi et surtout car ce mauvais comportement au repos n’est pas comparable à sa

vaillance aux tranchées et que la véritable importance est dans le soutien dans les moments

difficiles, et non dans les déviances des moments de relâchement. Les carnets de ce soldat exhalent

donc un véritable attachement aux personnes qui partagent sa guerre, en l’aidant à en supporter les

difficultés ou qui l’accompagnent avec valeur dans le danger : les conditions extrêmes dans

lesquelles ils évoluent sont propices à la création de cette sorte de lien. Mais ce n’est pas toujours

la norme parmi les troupes car les rapports entre poilus ne sont pas toujours aussi bienveillants : il

est fait mention d’un sous-lieutenant attaqué par des soldats qui doit se défendre avec son arme54.

La guerre est ainsi montrée comme une occasion de montrer sa valeur non seulement combattante

mais aussi humaine, valeur qui détermine les relations avec les autres soldats.

Toutefois l’amitié et le lien fort que Ferdinand Gillette prend le temps d’exprimer dans son

carnet peuvent aussi être vus comme le revers positif du gouffre immense qu’est le manque de sa

famille et l’angoisse que cela lui occasionne. Ses sentiments envers sa femme Berthe, sa fille

Fernande puis sa deuxième fille Simone sont également un thème omniprésent du carnet, sensible

                                                                                                               53 7 octobre 1917 54 1er février 1918

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  49  

dans les jours où il est loin d’elles, mais c’est surtout lorsqu’il parle des permissions que l’on perçoit

à quel point la séparation est difficile. Lorsqu’il est au front ou au camp d’instruction, c’est surtout

la réception de lettres venues de l’arrière qui lui fait parler de « ses chéries » et le pousse à exprimer

le manque. Au début de 1917, ces lettres sont fréquentes, malgré la difficulté du service de

transmission qui fait qu’il en reçoit parfois plusieurs le même jour, et parfois accompagnées de

colis destinés à améliorer son quotidien. On peut ainsi supposer qu’elles étaient un réel soutien

psychologique : il est toujours très heureux de recevoir des nouvelles de celles qu’il doit laisser

pour aller se battre. Berthe accompagne ses mots de photos pour lui permettre de garder le plus de

contact et lui offrir le plus de réconfort possible : la guerre l’empêche de voir grandir ses filles, les

lettres sont un moyen de garder contact avec cette vie qu’il doit quitter et de ne pas se perdre dans

la violence qui l’entoure. Début avril 1918, alors qu’il est difficile de garder le moral, il reçoit une

lettre de Berthe lui donnant de bonnes nouvelles de la santé de Fernande, qui avait eu la grippe, et

une lettre de sa famille. Il note alors « heureusement tous mes êtres chers se portent bien »55 : c’est

un réconfort et une idée essentielle de savoir sa famille en bonne santé car il est trop loin pour

pouvoir les aider comme il le souhaiterait. Ces lettres sont le seul moyen de ne pas rompre le lien

avec la vie qui continue malgré la guerre : le 16 avril, il écrit « je suis toujours sans nouvelles de

mes chéries et je commence à trouver le temps long » alors même qu’il a reçu une lettre quinze

jours plus tôt ! Il sait que les conditions de vie ne sont pas vraiment meilleures pour sa femme que

pour lui et il la laisse avec deux fillettes en bas âge : il tremble pour la vie de Simone qui a à peine

quelques mois et dont on ne sait pas encore si elle va survivre. Lors d’une permission de mai, il

écrit en effet « je la trouve bien petite, mais elle prend bien et dort également bien : peut-être

réussira-t-on à l’élever !!... »56, ce qui témoigne d’une angoisse paternelle qui semble plus forte

que l’angoisse de la guerre qu’il vit au jour le jour, peut-être à cause d’un sentiment d’impuissance

dû à la distance… Sa famille est omniprésente dans son discours, c’est ce qui l’aide à supporter les

épreuves quotidiennes, aussi en janvier 1918, c’est lors d’une crise familiale qu’il parle pour la

première fois de sa propre mort : Marguerite, sa marraine de guerre, envoie à Berthe leur

correspondance, selon lui car elle est en colère qu’il ait repoussé ses avances. La seule idée de

perdre ainsi l’estime de sa femme lui fait envisager la mort au combat comme un soulagement : il

se propose comme volontaire pour monter au front alors que sa compagnie est au repos, mais on le

                                                                                                               55 1er avril 1918    56 10 mai 1918

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  50  

lui refuse. Cet épisode de courage désespéré, dont le récit ne semble toutefois pas parfaitement

impartial, nous fait pour le moins voir que l’espoir de retrouver sa vie d’avant la guerre est la seule

raison qui lui permet de tenir : le désespoir psychologique rend l’horreur du quotidien

insupportable. Le manque s’intensifie au fur et à mesure que la guerre avance et que l’absence se

prolonge, mais il le mentionne surtout aux moments de baisse de moral.

La distance exacerbe donc son affection pour ceux qui lui sont chers et particulièrement

pour sa femme et ses filles, et c’est ce qui explique l’impatience et la récurrence avec lesquelles il

parle des permissions. Le système d’organisation des permissions est rotatif, il doit attendre son

tour. Il voit ainsi partir les autres en le notant à chaque fois sur son carnet avec envie : elles sont si

rares et si espérées que les soldats en viennent à envier ceux qui partent en convalescence à la suite

d’une légère blessure ou d’une maladie (« L'aspirant LAGIER part en convalescence de deux mois

cet après-midi ; le veinard !! »57) car c’est l’assurance d’être à l’abri et auprès des siens pour

quelques temps. En effet, les permissions répondent à la fois à l’angoisse d’être séparé de sa famille

et à celle, sous-jacente bien que jamais exprimée directement, d’être tué au combat. Début 1917, il

craint que la guerre de mouvement ne reprenne et que les permissions ne soient suspendues avant

qu’arrive son tour de partir : il répète à deux reprises « il faudra aller voir de nouveau MM les

Boches avant de revoir mes chéries »58. Les combats et ces ennemis détestés le séparent de ceux

qu’il aime, et peut-être que le courage et la valorisation de la vaillance dont témoigne globalement

le carnet sont nourris par cette absence qui doit être la plus courte possible. L’obtention des

permissions est une préoccupation majeure qui dépend des officiers supérieurs, qui doivent signer

un accord afin que le soldat puisse partir : la lenteur du processus le scandalise. Il est écœuré que

les gradés ne sentent pas l’importance de ces moments pour le moral et la santé de leurs troupes et

tardent tant ou montrent tant de négligence dans la manière dont ils les attribuent. En revanche,

lorsqu’enfin il obtient ces moments de retour à la vie normale loin des batailles, l’écriture ne dit

plus rien de la dureté de la guerre, du manque quotidien, mais ne retrace qu’une grande joie de

retrouver son entourage : lorsqu’il part en convalescence fin 1917, il passe le plus de temps possible

avec sa famille proche et dès qu’il le peut, rend visite à sa famille aux alentours. C’est l’occasion

d’un échange de nouvelles direct qui n’est pas possible habituellement, même à travers une

correspondance suivie. En février 1918, il s’extasie devant les progrès de sa fille Fernande : son

                                                                                                               57 7 octobre 1917 58 21 et 22 janvier 1917    

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  51  

vocabulaire, son caractère « déjà raisonnable ». La joie de la retrouver se mêle au regret qu’il a de

ne pas pouvoir suivre ces progrès, perceptibles chaque jour chez un jeune enfant. La guerre

démultiplie la nécessité d’exprimer l’affection paternelle qu’il ressent et que la distance l’empêche

de témoigner directement. Et, si son lien essentiel à sa famille est perceptible dans l’absence,

évident pendant les permissions, il est exacerbé dans les pages qui concernent les jours de retour

au régiment. Les départs sont toujours l’objet de phrases déchirantes sur la difficulté de se séparer

à nouveau pour « replonger dans l’inconnu ». Le 13 février 1917, il écrit « quelle sale guerre qui

vous éloigne de vos être chéris ! » : après deux années d’expérience des combats, il sait la

souffrance physique, psychologique et l’angoisse qu’ils imposent, aussi quitter le monde connu et

rassurant où vivent ceux qu’il aime, pour repartir sans savoir quand ou s’il pourra revenir, est un

calvaire malgré qu’il n’exprime pas la peur du front. Après une permission agricole en octobre-

novembre 1917, il décide de repousser au maximum le moment du départ, au risque d’être en retard

et de le payer à son retour : « je décide de ne partir que ce soir, advienne que pourra !! ». Le

déchirement du départ le rend encore plus amer envers les embusqués qui parviennent à les éviter

et envers cette guerre interminable : « ah ! Vivement la fin de la guerre et de tous ses maux ! »59

écrit-il quand il faut partir car ses sentiments de mari et de père renforcent encore le dégoût

progressif qui le gagne à propos de la violence perpétuelle qui l’entoure.

L’aspirant au fil du temps exprime en effet de plus en plus son dégoût pour la violence,

l’illogisme et la destruction causés par la guerre. Il se désespère notamment de certains ordres qu’il

reçoit car il en mesure les conséquences pratiques : il doit, début 1917, superviser le creusement

d’une tranchée sur des champs mis en culture et ce, sans but stratégique mais dans l’optique

d’entraîner les soldats. Cette destruction gratuite du travail qui menace les récoltes et donc la survie

s’ajoute à la destruction massive due aux affrontements directs et écœure Ferdinand Gillette qui ne

voit là que l’expression de l’absurdité de la guerre. Autre absurdité pour l’aspirant, entre janvier et

avril 1917, sa compagnie au repos doit changer dix-sept fois de cantonnement : ce constant

mouvement vers l’inconnu participe à la lassitude de la guerre qu’il éprouve de plus en plus

fortement. Or en 1917, il peste contre cet épuisant déplacement qui le rapproche du front sans

jamais l’y confronter mais essaie de s’en accommoder en se disant que « pendant que nous nous

                                                                                                               59 20 février 1918

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  52  

baladons ainsi, le temps passe petit à petit et la fin de la guerre approche aussi peu à peu »60 :

l’espérance d’une fin proche permet de supporter la menace des tranchées, dans l’idée que la vie

joue avec le temps car il espère que la guerre sera finie avant qu’il n’ait à remonter au front et à

risquer de nouveaux carnages. Cette tentative de garder espoir de début 1917 laisse place en avril

1918 à un véritable découragement : alors que sa compagnie est à nouveau obligée de se déplacer

de cantonnement en cantonnement, Ferdinand Gillette écrit « il est tout de même triste de voir de

pareilles stupidités et on comprend pourquoi les poilus en ont ‘marre’ ». Il n’est plus possible de

prendre du recul pour supporter encore l’insupportable qui n’en finit plus, comme l’exprime la

page du 1er mai : « Voilà encore un mois terminé et toujours nulle apparence que cette terrible

calamité, qu’est la guerre, finisse. ». Le courage qu’il s’efforce de faire paraître, son refus de reculer

face à la guerre ne l’empêche pas de ressentir cet écœurement pour des massacres interminables.

Cette vision des massacres remplace d’ailleurs la notion de combat par le terme de « boucherie »

dès certaines pages de 1917 : la guerre n’est qu’un bain de sang dont il faut essayer de s’échapper.

Il est dégoûté notamment par la souffrance immense que cette « boucherie » laisse après elle, dans

les familles. Une fois, il donne une autorisation non officielle à un de ses hommes d’aller voir ses

parents qui habitent dans la région où ils combattent, car il sait qu’« avant de partir à la boucherie,

cela fait plaisir »61. Plus tard dans le carnet, il voit la guerre comme une malédiction et pense à la

douleur des parents « Pauvres Parents !!!, […] voir ainsi ce fils disparaître dans cette boucherie

monstrueuse, c’est triste tout de même !!! »62. Ainsi plusieurs pages sont empreintes de ce dégoût

de la guerre et de ses violences, particulièrement après la conscience que la guerre de mouvement

n’est pas prête de reprendre et que la guerre n’est pas encore finie. Écrire ce dégoût indicible est

peut-être alors une manière de l’exprimer pour continuer à affronter la guerre.

Chapitre 2 : Un regard critique qui évalue la qualité des gens qui l’entourent

Ce dégoût de la guerre, s’il s’exprime parfois par les sentiments et émotions de Ferdinand,

est surtout présent dans les réflexions qu’il fait sur les autres hommes qui l’entourent.

                                                                                                               60 27 avril 1917 61 11 avril 1917    62 24 mai 1917

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  53  

En effet si certaines pages sont marquées par le témoignage de son affection et de ses liens

avec les autres soldats, le regard qu’il porte sur les gradés supérieurs est bien plus dur et critique.

Il les considère comme des incapables occupant une position injustement privilégiée dans cette

guerre : ce ne sont que des ‘emmerdants’ qui distribuent les ordres et manquent de civilisation,

comme il l’exprime à l’occasion d’une petite fête que les soldats organisent pour se retrouver et

penser à autre chose en mettant en commun les ressources dont ils disposent et à laquelle les gradés

s’invitent sans rien partager63. Pour lui, il y a une véritable fracture entre les poilus et leurs

supérieurs, ce qui ne devrait pas être dans une guerre qui emporte tout le monde et dans laquelle

les vies dépendent les unes des autres. Cette mésestime le conduit à refuser plusieurs fois les galons

de sous-lieutenant, pour ne pas quitter ses hommes et entrer dans ce cercle favorisé.

Il finit par se résoudre à demander les galons pour profiter des avantages qu’ils donnent

(l’hôpital s’il est blessé notamment) mais cela n’empêche pas sa critique de chacun des défauts des

gradés tout au long du carnet, et notamment de l’arrogance et du mépris dont ils font preuve envers

les soldats sous leurs ordres. Pour lui en effet, ce sentiment de supériorité vain ne fait que renforcer

la difficulté des conditions de vie des soldats pour lesquels la guerre est assez éprouvante

psychologiquement pour ne pas s’entendre rabaisser par des supérieurs odieux. Il parle notamment

ainsi du lieutenant Pietrini qui est « tout à fait le type du vieux juteux qui n’est pas sympathique

pour un ‘rond’ »64. Il y a une désolidarisation entre les soldats et leurs supérieurs qui pose problème

car les uns peuvent influer sur la vie des autres. Gillette souligne alors un paradoxe dans la conduite

de ces officiers, qui sont proches des poilus dans les phases de combat dans les tranchées mais qui

reprennent leur position dédaigneuse au repos. Cette fierté et ce sentiment de supériorité arrogant

ont de quoi choquer dans un conflit humain destructeur, qui tue quels que soient les galons sur

l’uniforme. Aussi la critique de cet instituteur qui essaie de faire preuve à la fois de valeur guerrière

et de valeur humaine pour rendre la guerre la plus supportable possible est-elle sans appel face à

ce mépris des « petits gommeux se croyant d’une essence supérieure » : pour lui la hiérarchie

militaire n’est pas toujours construite de façon juste et méritée, et certains qui se permettent de

rabaisser les autres ne sont pas même capables d’écrire correctement, à l’exemple de ce « vieux

sergent ou caporal rempilé qui sait tout juste signer son nom : ce matin, pour faire un bon, il écrivait

                                                                                                               63 1er janvier 1917 64 15 octobre 1917

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grenade « grennade », mèche « mayche » »65. Si le niveau d’instruction doit participer à la montée

en grade (le carnet est écrit presque sans fautes et son auteur fait partie pour l’époque d’une élite

intellectuelle), certains parviennent à se hisser à l’abri des combats à force de manigances

hypocrites pour se faire bien voir : un jeune soldat est nommé instructeur, ce qui lui permet de ne

pas retourner de sitôt sur le front et Gillette pense que « de pareils procédés sont vraiment honteux

et devraient être signalés […]. Tout cela parce que GRILLET sait se faire bien voir avec sa langue

bien pendue (il en fout plein la vue au capitaine). Ah, c'est bien dans ce métier militaire que l'on

trouve le plus d'injustices !!... »66. L’aspirant Gillette essaie de se conduire le plus justement

possible, du moins selon ce qu’il écrit : la guerre doit récompenser les plus braves et non les plus

hypocrites, mais la plupart des gradés ne sont pas attachés aux hommes. Privilégiés par leur

position, ils manquent d’intérêt pour ceux qui les servent avec honnêteté et courage et au contraire

favorisent ceux qui se courbent devant eux : malade, Ferdinand Gillette ne peut être évacué à cause

du refus de certains officiers et il voit cela comme un manque de reconnaissance de ses services de

la part de « ces majors qui s’en foutent décidément ». Les compliments qu’il reçoit de sa conduite

ou de sa façon de commander ses troupes ne lui suffisent pas, il préfèrerait que l’on prenne

davantage en compte ses demandes. Ferdinand Gillette est scandalisé de l’exemple que donnent

ces gradés en termes de valeurs et d’humanité, choqué de voir que les valeurs qu’il estime

nécessaires à la guerre ne sont pas celles qui fondent la hiérarchie : il ne mâche pas ses mots pour

dénoncer ces illogismes et le carnet dégage une forte rancœur envers ces supérieurs incapables.

L’injustice des privilèges que s’accordent les officiers est aussi un thème récurrent de sa

critique des gradés. Cette injustice touche d’abord le régime de permission : les officiers partent

trois fois et les simples poilus seulement deux, car leur départ dépend d’un ordre signé par les

officiers. « Voilà ce qu’on appelle justice dans le métier militaire » écrit-il, et l’on peut comprendre

cette exaspération à la lumière de l’importance qu’il accorde aux permissions, véritables moments

de joie où les soldats peuvent reconstruire leur santé physique et morale. Alors que les gradés sont

quelque peu à l’abri des difficiles conditions de vie (privilégiés dans les cantonnements, parfois

dispensés des affrontements directs), il n’est pas normal qu’ils bénéficient aussi de ce réconfort

considérable alors que ce sont les poilus qui en ont le plus besoin. La différence des conditions

                                                                                                               65 7 décembre 1917 66 4 décembre 1917    

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matérielles d’existence est aussi l’objet d’une dénonciation critique de la part de Ferdinand,

notamment lorsqu’il relate un voyage en train de sa compagnie où les officiers voyagent dans des

wagons de première classe presque vides, leurs serviteurs privés dans des wagons de troisième

classe et les soldats entassés dans les wagons à bestiaux. Gillette, alors même qu’il bénéficie de ces

privilèges car il ne voyage pas avec les simples poilus, est conscient de l’illogisme, de l’absurdité

et de l’excès de ces inégalités, qui ne demandent qu’un peu de bon sens pour être, non supprimées,

mais corrigées. La hiérarchie militaire, construite initialement sur des critères d’éducation et de

fortune, est un reflet des classes sociales de l’époque mais offre aussi à certains des possibilités

d’ascension sociale et l’occasion d’un pouvoir de commandement qu’ils n’ont pas dans la vie

civile. Cette situation peut expliquer les abus de pouvoir que dénonce le carnet et l’attention portée

à une séparation entre gradés et soldats : dans une situation comme dans l’autre, le galon est un

objet d’orgueil qui semble légitimer aux yeux de ceux qui le portent les privilèges dont ils jouissent.

Les décisions au repos, en ce qu’elles n’ont pas de conséquence directe sur l’issue des combats,

sont purement arbitraires et les soldats sont soumis à leurs supérieurs : un passage du carnet

concerne ce « chef-d’œuvre d’idiotie et de gâtisme » qu’est le capitaine De Moïy, homme imbu de

son pouvoir qui interdit la sortie le soir après 21h alors que ce moment de la journée est le seul où

les hommes sont susceptibles de se détendre et de prendre l’air. Cette décision jugée infondée par

le soldat est rendue d’autant plus inacceptable que

« ces officiers devraient avoir au moins la pudeur de ne pas se balader dans les

rues dans les onze heures, minuit et de courir à ces heures après le jupon. Ah ! Ils

prêchent bien l’exemple !!! Mais voilà, c’est peut-être, c’est même probablement

pour être plus libres et pour ne pas être gênés par les poilus ! Ah ! Pauvre France

où vas-tu ? »67.

L’indignation de l’aspirant est perceptible contre ces injustices du quotidien qui ajoutent des

vexations à l’enfer du conflit, alors que les gradés devraient tout faire pour avoir les soldats les plus

performants possibles. Car le fond de la critique ne concerne pas tant ces abus injustes qui

s’accumulent que la menace de la guerre, omniprésente, et il sait que ce sont les gradés qui prennent

les décisions et décident des missions à exécuter par les compagnies : au repos, l’incapacité des

officiers n’a pas de lourdes conséquences, mais l’aspirant craint de devoir monter au front sous le

commandement d’un supérieur incapable qui envoie à la mort des hommes n’ayant pas d’autre

                                                                                                               67 20 mai 1918

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  56  

choix que de lui obéir. Au début de 1917, sa compagnie est dirigée par le capitaine Coste, qu’il

loue comme une exception parmi les officiers, un homme essayant de se montrer toujours juste et

valorisant le mérite de ses hommes en même temps qu’il faisait tout pour épargner leur vie. Le

départ de Coste pour une autre compagnie est un sujet de désespoir pour Ferdinand Gillette, qui

exprime longuement ses regrets d’un capitaine si droit, qu’il sait ne pas avoir beaucoup de chance

de retrouver. La critique des officiers est donc une obsession de sa réflexion à propos de sa guerre.

En mai 1918, il écrit « Ah ! Pauvre France ! Si tu sors victorieuse de cette guerre, ce ne sera

certainement pas de la faute à ceux qui ont la mission de diriger la barque !! ». Sa découverte du

fonctionnement interne de l’armée lui a ouvert les yeux sur ses illogismes et ses insuffisances : son

carnet est une négation de tout mérite à ceux qui prennent les décisions et au contraire une

valorisation des soldats qui se sont réellement battus.

Mais la réflexion ne se limite pas au comportement des officiers qui découle de son

observation, elle touche également à l’organisation et au fonctionnement plus général des

institutions militaires dans lesquelles il relève des illogismes et des absurdités qu’il a des idées pour

corriger. Son carnet nous offre donc aussi une image critique de l’armée française lors de la

première guerre mondiale. Il dénonce d’abord une certaine désorganisation lorsqu’il est au camp

d’instruction qui entraîne une grande perte d’énergie et de temps pour les soldats : « nous allons de

nouveau voir le toubib qui, n'ayant pas nos fiches, refuse de nouveau de nous passer la visite. Cela

finit par être assommant cette façon de nous envoyer du bureau à l'infirmerie »68. La circulation

des papiers et des informations est difficile et manque de rigueur, ce qui est inacceptable pour notre

soldat qui répertorie méticuleusement dans son carnet les départs et retours de chacun de ses

hommes en permission, qui avait dressé un tableau précis pour avoir facilement accès à toutes les

informations nécessaires si on les lui demandait. L’efficacité d’une armée et du travail sont

inséparables d’une bonne organisation interne et le désordre qu’il voit le dérange car il sait que

l’énergie des soldats à la fin de cette troisième année de guerre est à ménager. Toute transmission

d’information devient alors compliquée, notamment pour ce qui est des ordres de départ en

permission qui doivent passer dans plusieurs bureaux : « Demain, je commencerai à m'inquiéter de

ce que devient ma permission, elle doit être probablement à traîner dans quelque bureau. Quelle

                                                                                                               68 13 octobre 1917

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  57  

pagaille il y a ici !!... C'est honteux. »69.

Document officiel I : Exemple d’autorisation officielle de permission, papier devant être signé par les officiers70

Penser que le destin des soldats, ou que le départ en permission que chacun attend avec impatience,

ne dépend que d’un geste et se trouve retardé par une désorganisation administrative est intolérable

pour cet instituteur rigoureux qui se veut un soldat juste et efficace. Ce manque d’ordre entraîne

une certaine inertie dans chaque action à mener et Gillette déplore cette lenteur insupportable : « je

me plaignais dans le temps de l'administration civile, mais je crois que l'administration militaire

l'emporte encore de beaucoup pour sa paperasserie et sa lenteur »71. Or, contrairement peut-être à

l’administration civile, l’administration militaire doit prendre des décisions dont dépendent la vie

ou la santé de dizaines d’hommes : la préoccupation humaine de Ferdinand Gillette rend les

négligences intolérables.

D’autant plus que l’armée n’est pas seulement inorganisée selon Ferdinand, elle est aussi

illogique et parfois injuste, ce qui a de lourdes conséquences sur les hommes et le pays. Le carnet

témoigne en effet de réflexions sur les dépenses de l’armée et, au-delà de la critique qui est faite,

l’instituteur pense des solutions pour réaliser des économies à la fois financières et humaines dans

un pays qu’il sait ravagé par la guerre :

                                                                                                               69 6 décembre 1917 70 Site du chtimiste 71 23 octobre 1917

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« Ne ferait-on pas mieux d'envoyer tous ces poilus chez eux pour 15 jours, 1 mois,

2 mois, l'exercice qu'ils prendraient en travaillant chez eux serait certes plus

profitable, de plus cela ne pourrait qu'améliorer leur moral et enfin ce serait de

grandes économies pour l’État ; mais non, c'est trop simple et par suite

incompatible avec le métier militaire »72

Il y a là la critique d’un système complexe qui se veut rigoureux et disciplinaire mais n’est pas

adapté à la réalité des besoins selon l’aspirant : on peut cependant se demander si cette solution,

apparemment faite de bon sens, est applicable à un pays mobilisé et si les exercices du travail

quotidien remplacent vraiment en temps de guerre les exercices militaires qui sont le quotidien des

compagnies, même au repos. Mais ce passage montre la double préoccupation des soldats de cette

guerre qui sont plongés dans l’incertitude quant à leur avenir : la guerre ne se termine pas et la

victoire est très incertaine mais la survie n’est pas plus assurée à l’arrière où les champs cultivés

sont détruits, les hommes valides pouvant travailler peu nombreux, et les ressources du pays

pleinement mobilisées par la guerre. Pour Ferdinand, le moral des hommes et l’économie du pays

ne doivent pas être sacrifiés totalement à la guerre. A ces réflexions administratives et économiques

s’ajoutent des réflexions d’ensemble sur l’inutilité du travail qui leur est demandé ou encore sur

l’injustice de l’attribution des médailles. Celles-ci sont obtenues à la suite d’une nomination par

les gradés des hommes qu’ils estiment méritants. Cette nomination est basée sur les blessures

reçues par le soldat, vues comme gage de son engagement et de son sacrifice. Or pour Ferdinand,

on peut être blessé sans avoir été brave ou en étant très peu resté au front, d’autant plus que les

blessés sont souvent évacués alors que les autres sont confrontés à la boue et à la peur. Ces

illogismes administratifs s’additionnent aux injustices du terrain pour donner de l’armée et de ses

dirigeants en général une image plutôt négative.

Ferdinand Gillette fonde sa guerre sur des valeurs qui lui sont importantes : la droiture, la

rigueur, la justice et le courage. En cela, sa critique des gradés n’a d’égal que le mépris qu’il

exprime à l’égard des lâches qu’il est amené à rencontrer, ceux qui fuient les combats, ceux qui

utilisent les sinuosités de l’administration pour échapper au front ou encore les ‘embusqués’ à

l’arrière, en tout cas des hommes apeurés incapables de faire preuve de valeur militaire. Au début

                                                                                                               72  16 octobre 1917  

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de 1917, un fuyard est repris et doit passer devant le conseil de guerre : sans appel, le sous-officier

espère se débarrasser d’un tel élément sur lequel on ne peut pas compter car la vie d’autres hommes

dépend des actions de ses camarades. Ceux qui se laissent gagner par la peur ne sont pas dignes de

leur position dans l’armée, encore moins quand il s’agit de sous-officiers. Pour Ferdinand, la

crédibilité d’un supérieur se base sur sa bravoure : il refuse d’obéir au sous-lieutenant Lorinot, un

« froussard », qui lui demande une basse dénonciation des poilus qui sont trouvés dehors alors

qu’ils devraient être en exercice. Il estime que cette décision, qui ne concerne en rien la vertu

militaire en elle-même, est illégitime dans la bouche de quelqu’un qui n’a pas fait ses preuves. La

violence de la guerre rend absolument nécessaire de développer une absolue confiance en ses

partenaires, or ces lâches ne sont pas fiables selon l’auteur du carnet, un homme qui a peur à la

guerre est plus dangereux qu’utile. Cette critique virulente des peureux se comprend en

comparaison de la valorisation du courage qui est l’essentiel de son système de valeurs : s’il est

acerbe dans sa critique, même lorsqu’il s’agit de sous-officiers, il sait aussi reconnaître la vertu

d’hommes comme le lieutenant St Saëns qui est « au moins un officier qui n’a pas la frousse, il est

même plutôt téméraire »73.

Ce courage contraste avec ceux que Ferdinand Gillette appelle « embusqués », c’est-à-dire

ceux qui se cachent dans les replis de l’organisation militaire pour éviter autant qu’il est possible

de monter directement au front. N’ayant pu éviter la mobilisation, ils usent de leur habileté pour

échapper au danger. Il y a pour cela plusieurs possibilités. La première ressource est le dépôt

divisionnaire, où sont envoyés au repos et à l’abri des soldats destinés à remplir plus tard les vides

laissés par les morts dans les compagnies montées au front. L’aspirant remarque que, comme une

fois encore les hommes sont choisis par les supérieurs, ce sont les plus froussards qui y sont

envoyés car les autres, plus compétents, peuvent être utiles. Mais sans être nommé au dépôt

divisionnaire, il est possible d’être nommé à un poste bien moins exposé que celui de poilu : il

déplore la nomination d’un lâche comme porte-drapeau, un poste privilégié qui permet aux « sales

loustics de s’embusquer les uns après les autres »74. Les raisons de ces nominations sont toujours

obscures et on peut supposer qu’elles rejoignent ici les accusations d’hypocrisie qui parcourent le

carnet. Le troisième moyen que ce soldat considère comme une façon de se cacher dans les

différents postes de l’institution est d’accepter un rôle bien en-deçà de ses qualités et capacités pour

                                                                                                               73 29 avril 1918 74 24 mars 1917

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ne jamais être exposé directement à commander une troupe qui monte en première ligne. C’est ce

qui cause son indignation quand il apprend que l’ordonnance du capitaine est en fait son cousin,

un cousin qui, de par son niveau d’éducation et sa fortune, pourrait prétendre à une responsabilité

et à un grade bien plus digne que celui de larbin d’un gradé mais demande à rester pour ne pas

avoir à combattre, n’étant pas considéré comme soldat. Cette lâcheté et bassesse d’esprit révoltent

cet aspirant qui assume les responsabilités qui incombent à son statut social et militaire. Enfin, il

dénonce un dernier ressort utilisé par les lâches qui est de se faire porter malade par le médecin

militaire, ce qui donne droit à une permission ou à un séjour à l’hôpital loin des risques et des

souffrances directes. En prenant en compte la durée de la guerre et tous ces procédés utilisés par

les habiles auxquels les courageux ne pensent même pas, Ferdinand Gillette pense que les

meilleurs, les plus valeureux seront tués, et il déplore le fait qu’« après la guerre, il y aura une belle

société en France»75, composées de ceux, non qui auront défendu leur pays, mais qui auront réussi

à passer à travers les balles à force de courbures et de manipulations.

Mais il y a encore une catégorie d’hommes plus méprisables, et plus méprisés dans le carnet,

que les mobilisés qui s’embusquent, à savoir ceux qui parviennent à éviter une mobilisation

obligatoire. A la lâcheté s’ajoute ici l’injustice de la situation, contre laquelle Ferdinand Gillette

peste particulièrement au moment de s’arracher aux siens au départ de permission : je pars « me

faire trouer la peau pour tous ces richards qui tiennent bon à l’arrière »76 écrit-il contre les classes

les plus aisées qui ont usé de leur influence et de leur argent pour éviter la mobilisation. Les grands

industriels jugés nécessaires à l’économie du pays, ou ceux qui payaient un remplaçant ou encore

corrompaient les médecins du conseil de révision, étaient en effet exemptés de combats et

pouvaient rester chez eux. Et ce qui choque le plus l’instituteur, c’est que la supériorité sociale de

ces personnes leur fait parfois mépriser les petits poilus alors même qu’ils affrontent ce que les

autres fuient, qu’ils subissent ce qu’ils veulent éviter. Les conflits de classes et de situation restent

présents en fond de cette guerre. Cela s’observe aussi lors d’une discussion entre les soldats pendant

laquelle Ferdinand Gillette prend la défense des cultivateurs critiqués pour le profit jugé

inapproprié qu’ils font grâce à la hausse générale des prix. L’aspirant avance alors que,

contrairement aux industriels embusqués, les cultivateurs fournissent les neuf dixièmes des

effectifs des tranchées, qu’il est donc bien légitime qu’ils tirent quelques maigres avantages du

                                                                                                               75 8 janvier 1917 76 14 février 1917

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nombre de vies qu’ils donnent en échange77. On aperçoit derrière ces idées celle que les sacrifices

consentis par les classes les plus pauvres, aussi bien que le courage dont elles font preuve pour

affronter les combats, méritent une plus grande reconnaissance. Sa défense des cultivateurs

s’oppose à une critique mi-politique mi-militaire du comportement de l’élite sociale à la guerre, où

cette notion n’a pas lieu d’être : un maréchal des logis décide de partir en permission juste comme

la compagnie se rapproche de plus en plus du front. Cette habile lâcheté déclenche la rancœur parmi

les troupes : c’est là la « mentalité des capitalistes[…]qui laissent le peuple se faire trouer la peau

pour sauver leurs millions »78. Il y a ici une évidente partialité pour dénoncer la possibilité qu’ont

ceux qui ont le pouvoir de l’argent de passer à travers les mailles du filet quand les pauvres n’ont

d’autre choix que d’obéir et d’aller se faire tuer. Une fois encore, la hiérarchie n’est en rien fondée

sur le mérite. Les injustices de la société sont ici démultipliées par la guerre car la mort en est

l’enjeu direct et qu’il est frappant de constater que tous n’y sont pas également confrontés.

Ferdinand Gillette dénonce aussi l’usage qui est fait de la propagande par ces gens qui incitent les

braves jeunes gens à s’engager, qui parlent de patriotisme mais qui eux restent loin du front et de

ses horreurs. Cela affecte le moral des soldats, qui « déjà n’est pas bien élevé » car il est désespérant

de se faire tuer pour défendre un pays dirigé par de telles injustices et de se sacrifier quand d’autres

peuvent échapper à toutes les difficultés.

Chapitre 3 : Un carnet ponctué de réflexions immédiates sur des faits particulièrement marquants : une prise de distance par rapport à ce qu’il vit et à la mort

Le carnet de Ferdinand Gillette est aussi un tissu de représentations de la guerre et véhicule

une lecture particulière et personnelle des évènements et surtout des hommes auxquels il est

confronté. Cette réflexion personnelle, cette manière d’écrire non seulement des faits mais aussi

ses sentiments et ses réactions subjectives nous permet de comprendre plus profondément son

expérience singulière de la guerre. Cette expérience se tisse à travers les centaines de pages de

carnets mais elle est particulièrement sensible dans quelques passages précis où il s’arrête sur un

                                                                                                               77 6 avril 1917 78 16 avril 1917

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détail qui l’a particulièrement marqué et où l’on trouve à la fois une réaction immédiate mais aussi

une tentative de comprendre et de théoriser.

Nous avons déjà noté l’intérêt que porte cet aspirant aux hommes qu’il est amené à

fréquenter, et quelques passages sont destinés aux gens chez qui il est hébergé alors que sa

compagnie en repos cantonne de village en village. En janvier 1917, il fréquente la Haute-Saône et

y est frappé par des habitants plus aisés, vivant avec plus de confort et surtout des mœurs moins

dépravées que les zones du Nord qu’il a traversées. Il cherche l’explication dans le fait que cette

zone a été traversée par moins de soldats, ce qui sous-entend une vision assez négative des traces

que laisse le passage de l’armée : là où les soldats passent et où les combats ont lieu, les habitants

perdent leur confort et leurs bonnes mœurs. On peut voir ici ou bien une référence à la séduction

qu’exerce l’uniforme sur les jeunes filles, ou bien à la sauvagerie des soldats qui n’hésitent pas à

violer les populations locales quand ils sont au repos, ce qui interroge sur les pratiques tolérées

sous prétexte des conditions de guerre. Mais le regard de Ferdinand Gillette est assez distant et

ironique à ce sujet, il ne semble pas concerné par les viols et courses aux jupons qu’il observe

parfois. La vie en communauté masculine et l’angoisse des tranchées pose en effet la question des

comportements sexuels d’homme plongés nuit et jour dans la violence. Il remarque également avec

étonnement en Haute-Saône ce qu’il ne voyait plus depuis longtemps dans les autres zones

françaises : de nombreux hommes jeunes et valides. Son étonnement s’explique par le fait que

depuis trois ans que dure une guerre totale, toutes les classes mobilisables ont été mobilisées, et

même au-delà de l’âge règlementaire habituel, et les immenses pertes n’ont laissé dans les villages

que les femmes et les blessés invalides. Le soldat cherche encore l’explication à cette exception,

dans une volonté constante de comprendre ce qu’il voit, et la trouve dans l’occupation par les

troupes françaises dès août 1914 de cette zone du territoire, ce qui a empêché les allemands de

mobiliser ceux qui étaient exemptés avant que ne débute la guerre (la croissance démographique

de l’Allemagne permettait de fournir chaque année d’importants contingents de soldats, donc un

assez grand nombre de jeunes étaient exempté de service). De plus la France n’a pas véritablement

pris un contrôle administratif de cette zone donc les exemptés le sont restés et les classes des années

de guerre n’ont pas été mobilisées. Cette région semble donc avoir été quelque peu épargnée par

les ravages de la guerre, tant au niveau des hommes que des conditions matérielles. Mais

l’étonnement de notre soldat montre bien qu’il considère cela comme une exception et que sa

représentation du conflit est celle d’un affrontement destructeur qui modifie la composition et le

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comportement des gens dans les villages.

Le 20 mars 1917, sa compagnie stationne à Etouvans où il s’extasie sur l’amabilité, le soin

et l’attention qu’accordent les propriétaires de l’endroit où il loge aux soldats : une fois de plus, sa

surprise laisse deviner que les propriétaires sont d’ordinaires plutôt froids et méfiants envers ces

troupes de soldats qui envahissent leurs maisons. Dans la considération des rapports humains, le

lien entre ces populations locales qui voient sans cesse passer des troupes et les troupes en question

est à interroger. Nous pouvons supposer que l’accueil dépend d’une part de la culture de guerre

plus ou moins profonde de ces zones qui seront d’autant plus favorables à l’arrivée de troupes

françaises que la haine du Boche sera plus importante. Il est probable également que le rapport aux

soldats soit influencé par l’expérience des années précédentes et des troupes précédentes : Gillette

note dans son carnet une préférence marquée des fantassins aux cavaliers de la part de ces

propriétaires, à cause de troupes de cavaleries qui ont laissé derrière eux des chambres

irrespectueusement sales. Mais l’aspirant faisant apparaître dans son écriture le soin de toujours

laisser un lieu propre lorsqu’il s’agit de cantonnements militaires, on peut supposer que ce soin est

démultiplié lorsqu’il loge chez des particuliers. Ces gens qui ne sont pas directement concernés par

les combats, qui ont gardé leur vie quotidienne et familiale, sont d’ailleurs potentiellement à même

d’apporter un peu de réconfort, de chaleur et de repos aux gradés qui ont la chance de ne pas dormir

comme les simples poilus, aussi des relations amicales peuvent-elles se nouer : en partant

d’Etouvans, Gillette relève l’adresse et le nom de ces gens si gentils qui les ont accueillis, pour leur

envoyer plus tard des remerciements ou simplement des nouvelles. Il est donc attaché à essayer de

comprendre les conditions de vie des habitants qu’il rencontre et se réjouit de trouver un accueil

favorable.

Sa réflexion concerne également les lieux qu’il traverse, et nous trouvons notamment

plusieurs descriptions d’endroits préservés des dégâts de la guerre. C’est le cas du village de St

Ulrich, qu’il trouve étonnamment préservé au regard des trois kilomètres qui le séparent de la ligne

de front. Ce cas est généralisé dans une réflexion sur l’Alsace reconquise par les Français où les

villages sont calmes et encore habités. Par rapport à l’enjeu stratégique que représente cette zone,

une telle préservation étonne Ferdinand Gillette qui émet l’hypothèse, en voyant des avions Boches

bombarder les lignes de chemin de fer environnantes mais pas les villages où logent les troupes

françaises, que les Allemands ont pour objectif de récupérer le contrôle de cette zone et qu’ils la

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préservent sciemment dans ce but. Cette hypothèse stratégique est probable mais témoigne de la

représentation des Allemands dans l’esprit de cet aspirant qui est sur le front depuis un an : cette

absence de destruction ne peut venir d’aucune considération humaine, n’a rien à voir avec la

préservation des habitants des villages mais n’est due qu’à l’intérêt qu’ils pourront en retirer, une

fois la guerre finie, s’ils la gagnent. Gillette tente de comprendre mais ne trouve d’explication

satisfaisante que dans ce qui correspond à sa vision de la guerre. Cette vision est celle d’une guerre

qui dévaste non seulement les populations mais aussi les lieux, qui sont trouvés désertés ou

détruits : en mars 1918, il cantonne dans les Vosges et souligne la beauté de la région, et il est

surtout frappé par l’abondance de l’eau pure qui coule devant chaque maison et qui permet aux

soldats de se tenir propres. Ces remarques nous amènent à réfléchir sur l’influence que peut avoir

la région traversée, ses paysages, et ses conditions de vie, sur la psychologie des soldats : un lieu

comme les Vosges où le paysage est beau et les conditions de vie des habitants (donc celles des

soldats) agréables, a probablement une résonance forte sur le moral des troupes et leur santé

physique, comme c’est notable ici grâce à l’hygiène plus accessible. Un lieu préservé de la guerre

est forcément plus rassurant pour les poilus. Or ces remarques sur l’influence psychologique d’un

paysage plus calme, les réflexions de Gillette sur les lieux et les gens sont fortement empreintes

d’une certaine haine du Boche qui s’exacerbe en Alsace, territoire exemple de « civilisation

boche »79 où l’allemand écorche encore les oreilles ou les mots français : pour lui, il y a deux

civilisations distinctes et cette guerre n’est rien de moins que la lutte entre ces deux entités

incompatibles. Sa découverte de l’Alsace lui apporte aussi la déception : il s’attendait à trouver la

région décrite par les livres et la propagande : « Ah ! Où est donc cette Alsace Lorraine gémissante

sous le joug boche, demandant à redevenir française ?...Dont les livres nous faisaient de si belles

descriptions ? »80. Il est alors assez critique pour se rendre compte que la réalité, dans laquelle il

trouve plutôt une hostilité aux soldats français, ne correspond pas avec l’image qu’on a voulu

construire pour légitimer les affrontements, la violence, et donner un objectif à ceux qui se battent.

Et en effet réaliser que tant de souffrance et tant de morts n’ont été causés que pour récupérer un

territoire qui ne veut pas des Français rend l’aspirant songeur quant à la légitimité du conflit : « il

est stupide de se faire casser la gueule pour réunir l’Alsace-Lorraine à la France », les sacrifices et

dégâts consentis sont démesurés par rapport au bénéfice qu’il faut espérer. Ces sacrifices sont aussi

                                                                                                               79 18 février 1917 80 Idem  

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porteurs de lourdes conséquences économiques : l’une des missions qu’il doit superviser au début

de 1917 est d’enterrer des fils de plomb sur plusieurs mètres, il calcule le prix de ce matériel et la

dépense consentie en déplorant cet investissement dans la guerre. Il consacre également un passage

d’avril 1917 à une réforme concernant la dépense interne de l’armée qui décide d’intéresser les

hommes aux économies qu’ils pourront réaliser sur les rations, les équipements… C’est une

manière de réduire le ‘gaspillage’ d’argent qui avait cours jusqu’alors. La santé économique du

pays, non seulement dans la guerre mais aussi après la guerre, est donc l’une de ses préoccupations,

et elle est intimement liée à la conception qu’il se fait d’une guerre destructrice. Si donc son

discours est empreint d’une certaine haine de l’Allemand, qui est un sentiment dominant dans

l’esprit de ceux qui souffrent en les combattant depuis plusieurs années, s’il prend à cœur ses

responsabilités et son rôle militaire, Ferdinand Gillette n’est pas pour autant pétri d’une profonde

culture de guerre et reste conscient des dégâts monumentaux qu’elle génère et des conséquences

immenses qu’il faudra assumer à sa suite.

Toutefois, le plus étonnant de ce carnet de presque deux mille pages est le peu de lignes

consacrées à la mort et à la manière dont il l’envisage ou la perçoit lorsqu’il y est confronté. S’il

est assez engagé personnellement dans son écriture, cherchant à exprimer ses sentiments et

réactions, il reste plutôt froid lorsqu’il doit mentionner la mort, ce qu’il fait rarement (cela peut

s’expliquer en partie par le fait qu’il ne monte pas en première ligne entre 1917 et 1918) : par

exemple le 27 février 1917, il mentionne un bombardement de façon chronologique, la mort ne

semble qu’un détail évoqué au milieu des nombreuses autres précisions de ce carnet abondant.

Certains passages témoignent pourtant d’une angoisse ponctuelle soulevée par le spectacle de la

mort. C’est le cas lorsqu’il traverse la Marne en train en avril 1917 : il est frappé par le nombre de

tombes allemandes et françaises qui s’étalent sous ses yeux et qui sont une illustration forte des

massacres et des risques auxquels il a pu être confronté. Alors il écrit « les victimes de cette guerre

épouvantable reposent pêle-mêle dans leur dernier sommeil »81, signe que la haine qui a causé tant

de morts disparaît au moment de cette mort qui emporte indifféremment Français et Allemands.

Les villages qu’il aperçoit sont aussi marqués par cette dévastation, la gare est anéantie. Ce

spectacle direct des ravages et de la violence du conflit, qui soulève le souvenir de son frère mort

dans cette région au début des affrontements, provoque l’un des rares passages où une émotion de

                                                                                                               81 13 avril 1917

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peur profonde est exprimée à propos de la mort : il craint de n’avoir pas même droit à une tombe

et de mourir en anonyme dans une explosion ou un affrontement où il est impossible de récupérer

les corps. L’angoisse que trahissent ces mots peut permettre de supposer que le silence qu’il garde

sur la mort dont il est témoin est une manière de ne pas réactiver des images trop difficiles à

supporter. De même en janvier 1918, la mort frappe de près quand un sergent est tué par une

grenade : il se cotise avec ses camarades pour lui acheter une couronne, sous prétexte que cet

homme « était marié et père d’un enfant »82. Il est possible que l’identification à cet homme ait

poussé à ce geste, ce qui est la preuve que la mort reste dans un coin de l’esprit de chacun des

soldats, Ferdinand Gillette compris. Il y a donc malgré tout une angoisse sous-jacente mais il

semble qu’il s’efforce de la repousser, de ne pas vouloir y croire ou y penser. Il chasse l’idée de la

mort du paysage qui l’entoure immédiatement, probablement dans le but de ne pas se laisser

paralyser par la peur qu’il blâme si fortement chez les autres. C’est pourquoi il ne fait aucun

commentaire sur la mort de ses camarades à laquelle il a dû être confronté, pourquoi il n’exprime

jamais la peur de sa propre mort, et ne dit rien que de banal lorsqu’il apprend le nombre de morts

dans telle expédition par les journaux. Il ne semble d’ailleurs avoir aucun doute quant au fait qu’il

survivra à la guerre, il fait des projets, pense au moment où il va pouvoir rentrer chez lui pour

élever ses filles… Cette projection vers le futur est certainement un moyen de supporter le présent

et de ne pas se laisser emporter, psychologiquement et physiquement, par l’horreur qui est partout.

Cette atténuation de l’importance de la mort est peut-être due aussi à un danger moins directement

présent au repos et au camp d’instruction qu’au front qu’il a connu dans les premières années.

Toutefois, s’il essaie de lutter contre l’idée d’une mort au combat, il y a une autre angoisse

exprimée ponctuellement dans son carnet, qui semble bien plus profonde et plus puissante, qui est

celle de la mort de l’un de ses proches. Dans de telles conditions de séparation, le manque de

nouvelles contribue à cette angoisse omniprésente, notamment pour un homme qui vient d’avoir

un bébé comme c’est le cas de Ferdinand Gillette. Il craint la mort de Fernande aussi, qu’il trouve

fragile début 1918 et évoque la mort d’enfant de certains camarades, évènements qui doivent faire

résonance à ses propres angoisses. La distance, en plus d’un certain sentiment d’impuissance,

empêche parfois les soldats d’assister aux obsèques de leurs proches : des permissions spéciales ne

sont accordées qu’en cas de mort d’un parent, d’une épouse, d’un enfant, d’un frère tué en guerre

ou de parents rapatriés de zones occupées et de naissance d’un enfant. C’est-à-dire que quand un

                                                                                                               82 17 janvier 1918

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soldat apprend la mort de sa sœur, lors d’une période de tension militaire, il ne peut pas partir pour

assister à son enterrement : le soldat déplore une condition « d’esclave »83 des soldats auxquels ce

maigre privilège est refusé. Occulter complètement l’angoisse de la mort qui est le quotidien de

tout soldat, que ce soit pour lui-même ou pour ses proches dont il n’a que des nouvelles lointaines,

est donc impossible, mais l’écriture expansive de notre instituteur s’attache peu sur ce sujet, soit

que la pensée soit insupportable, soit que les mots manquent pour l’exprimer.

                                                                                                               83 29 mars 1917

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CONCLUSION

L'écriture abondante et quotidienne de Ferdinand Gillette permet une bonne compréhension

de son expérience combattante. A travers ses carnets, nous découvrons des détails sur la vie

matérielle des soldats, mais aussi sa perception des autres armées et de l'organisation militaire

française. Ces agendas riches en informations et en critiques montrent que le soldat ne s'est pas

laissé entraîner par cette guerre et par ses supérieurs : il a su malgré la violence et la

« brutalisation »84 des hommes rester lui-même, être humain avant tout, capable de prendre de la

distance vis-à-vis de ce qu'il vit et de ne pas prêter foi à toutes les informations indirectes qui

peuvent lui parvenir au sujet du conflit. L'écriture apparaît d’abord comme un exutoire dans cette

expérience particulièrement marquante qu'est la guerre, et comme une catharsis pour ne pas se

laisser envahir par l’angoisse et la violence. Le vocabulaire employé, l'ironie persistante lorsqu'il

parle de ses supérieurs hiérarchiques et l'émotion qui se dégage du carnet à l'évocation de sa famille

et du manque qu'il ressent loin d'elle sont le reflet de son expérience combattante. Cette dernière

semble être une longue interruption dans la vie des hommes appelés, qui les oblige à des

concessions telles que celle de supporter de terribles conditions de vie entre le manque d'hygiène

et la fatigue extrême, mais qui leur permet aussi de réfléchir sur eux-mêmes, sur leurs camarades,

sur les autres. La distanciation et l’effort de théorisation qui se dégagent du carnet de Ferdinand

Gillette témoignent du parcours d'un homme qui, instituteur avant le conflit, essaie de conserver

ses valeurs et s’efforce de comprendre du mieux qu’il peut la globalité du conflit, la réalité des

forces en présence, les enjeux et problèmes fondamentaux. Entre regard critique et solidarité avec

ses camarades, volonté de défendre sa patrie et sentiment d'injustice face au fonctionnement de

l'armée, il s’efforce de ne pas se laisser emporter par une culture de guerre aveuglante.

On peut donc s'interroger sur la « brutalisation » ou « ensauvagement »85, c'est-à-dire « la

banalisation et l'intériorisation de la violence de guerre qui permettent d'accepter durablement tous

ses aspects, même les plus paroxysmiques, et de les réinvestir dans le champ politique de l'après-

                                                                                                               84Terme forgé par MOSSE Georges, in Fallen soldiers. Reshaping the memory of the world wars,

Oxford University Press, 1991, traduit en français sous le titre de De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, Hachette Littérature, 1999. Cf ROUSSEAU Frédéric (dir.), Guerres, paix et sociétés 1911-1946, Clefs concours Histoire contemporaine, Atlande, p.342

85Néologisme créé par BECKER Annette, in Annales Histoire Sciences Sociales, Volume 55, Numéro 1, Armand Colin, 2000, p.181 à partir du terme de « brutalization » utilisé par MOSSE Georges, op. cit.

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guerre »86. Dans quelle mesure Ferdinand Gillette a-t-il réussi à résister à cet « ensauvagement » ?

Il semble que l'écriture lui permette de mettre en mots des réflexions sur les valeurs et les

évènements pour ne pas se laisser emporter dans la violence. En effet, écrire dans ses carnets lui

donne la possibilité de mettre à distance tout ce qu'il vit et de déverser sur le papier ses pensées,

émotions et représentations, pour les maîtriser et les garder à l’esprit lorsqu’il doit prendre des

décisions. On pourrait ainsi voir en Ferdinand Gillette un exemple de ces soldats qui résistent à la

« brutalisation » tels qu’ils apparaissent dans la réflexion d’Antoine Prost : « Beaucoup de

combattants, portés par une profonde 'culture du temps de la paix'87, ont su résister à la brutalisation

de la guerre. La guerre n'a brutalisé qu'une minorité de combattants, 'ceux qui y étaient sans doute

enclins'88 »89. Le rédacteur de ces carnets est propulsé dans la guerre et met son courage au service

de la victoire de son pays mais il n’en reste pas moins conscient des ravages du conflit sur les

territoires et les hommes, ce qui empêche sa « brutalisation » pendant la guerre et lui fait valoriser

la paix.

 

                                                                                                               86BECKER Annette, op. cit. 87CAZALS Rémy, ROUSSEAU Frédéric, 14-18, le cri d'une génération, Toulouse, Éditions Privat, 2001, p.43 88CAZALS Rémy, ROUSSEAU Frédéric, op. cit. 89PROST Antoine, in Les sociétés en guerre 1911-1946, Paris, Armand Colin, 2003, Chapitre 6

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ANNEXES    

 Document officiel III : Acte de naissance de Ferdinand-Désiré Gillette en 1888.

 Manuscrit II : Reliure du carnet de Ferdinand Gillette lors de l’année 1915.  

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 Manuscrit II : Extrait du JMO pour la période du 20 Février au 21 Mars 1917

   

 Manuscrit IV :: Page de garde de l'agenda de l'année 1918 de Ferdinand Gillette

     

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TABLE DES ILLUSTRATIONS   Photographie 1, la seule où apparaît Ferdinand Gillette, debout, deuxième à droite  .......................  5   Carte I : Principaux déplacements de  Ferdinand Gillette 1917-mai 1918  .......................................  7   Manuscrit I : Exemple de page du carnet de 1917, site du chtimiste  ...............................................  9   Tableau I : CONTROLE DE LA 2e SECTION 6e ESCOUADE - Mardi 2 janvier 1917  ............  37   Tableau II : Comparaison carnet/JMO février 1917-7 juin 1917  ..................................................  40   Document officiel I : Exemple d’autorisation officielle de permission, papier devant être signé par les officiers  ..............................................................................................................................  57   Document officiel II : Acte de naissance de Ferdinand-Désiré Gillette en 1888.  ..........................  70   Manuscrit II : Reliure du carnet de Ferdinand Gillette lors de l’année 1915.  ................................  70   Manuscrit III : Extrait du JMO pour la période du 20 Février au 21 Mars 1917  ...........................  71   Manuscrit IV : Page de garde de l'agenda de l'année 1918 de Ferdinand Gillette  ........................  71      

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Bibliographie AUDOIN-ROUZEAU Stéphane et BECKER Annette, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000 ROUSSEAU Frédéric, Le Procès des témoins de la Grande Guerre. L'affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003 MOSSE Georges, Fallen soldiers. Reshaping the memory of the world wars, Oxford University Press, 1991, traduction française sous le titre De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, Hachette Littérature, 1999 ROUSSEAU Frédéric (dir.), Guerres, paix et sociétés 1911-1946, Clefs concours Histoire contemporaine, Atlande BECKER Annette, in Annales Histoire Sciences Sociales, Volume 55, Numéro 1, Armand Colin, 2000 CAZALS Rémy et ROUSSEAU Frédéric, 14-18, le cri d'une génération, Toulouse, Éditions Privat, 2001 PROST Antoine, in Les sociétés en guerre 1911-1946, Paris, Armand Colin, 2003 Sitographie Chtimiste, consulté à partir du 4 octobre 2015, http://www.chtimiste.com/ (carnet 151) « La Grande Guerre a-t-elle brutalisé les sociétés européennes? », Association Sens public, site consulté le 25 mai 2016, http://www.sens-public.org/spip.php?article169