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Edgar Morin CNRS LA COMMUNICATION, HIER ET AUJOURD'HUI Entretien avec Dominique Wolton Février 2004 Dominique Wolton - Comment cela a-t-il commencé avec Georges Friedman, toi et Roland Barthes ? Que vouliez-vous faire? Qui s'intéressait à la communication en 1962 ? Edgar Morin - Georges Friedman, qui avait été pendant plusieurs années directeur du centre d'études sociologiques, avait consacré son travail fondamental à la civilisation qu'il appelait technicienne. Il se préoccupait de ce problème éminemment technique des moyens de communication. Et notamment tout ce qui pouvait être lié à la culture de masse. Avec Paul Lazarsfeld, ils avaient convenu de l'éventualité de créer un centre voué à ces questions. De mon côté, après avoir fait mon livre sur Le Cinéma ou L'Homme imaginaire, et son complément Les Stars, j'étais poussé à faire de la sociologie du cinéma. Je ne pouvais pas isoler le cinéma de cet ensemble qu'on appelait «culture de masse». J'étais intéressé par la manière dont les Américains faisaient progresser la culture de masse, et je ne partageais pas forcément la position de ceux qui comme H erbert Marcuse et Adorno, pourtant de mes amis, y voyaient l'abrutissement complet des citoyens. Cette jonction entre l'aristocratisme de l'universitaire allemand et la vigilance du marxisme, ou se croyant tel, qui voyaient notamment dans les médias et dans les films une façon d'aliéner les prolétaires et de les empêcher de prendre une conscience de classe, n'emportait pas mon adhésion. J'essayais de dépasser ce HERMÈS 38, 2004 77

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Edgar Mor in

CNRS

LA COM MUNICATION,

HIER ET AUJOU RD'HUI

Entretien avec Dominique WoltonFévrier 2004

Dominique Wolton - Comment cela a-t-il commencé avec Georges Friedman, toi et Roland Barthes ?

Que vouliez-vous faire? Qui s'intéressait à la communication en 1962 ?Edgar Morin - Georges Friedman, qui avait été pendant plusieurs années directeur du centre d'études

sociologiques, avait consacré son travail fondamental à la civilisation qu'il appelait technicienne. Il sepréoccupait de ce problème ém inemment technique des moyens de communication. Et notamm ent tout cequi pouvait être lié à la culture de masse. Avec Paul Lazarsfeld, ils avaient convenu de l'éventualité d e créerun centre voué à ces questions. De mon côté, après avoir fait mon livre sur Le Cinéma ou L 'Hommeimaginaire, et son complément Les Stars, j 'étais poussé à faire de la sociologie du cinéma. Je ne po uvais pa sisoler le cinéma de cet ensemble qu'on appelait «culture de masse». J'étais intéressé par la manière dont lesAm éricains faisaient progresser la culture d e masse, et je ne partageais pas forcément la position de ceux quicomme H erbert Marcuse et Adorno, p ourtant de mes amis, y voyaient l 'abrutissement complet des citoyens.Cette jonction entre l'aristocratisme de l'universitaire allemand et la vigilance du marxisme, ou se croyanttel, qui voyaient notamment dans les médias et dans les films une façon d'aliéner les prolétaires et de les

empêcher de prendre une conscience de classe, n'emportait pas mon adhésion. J'essayais de dépasser ce

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jugement. J'ai étudié le cœur d e ce qui était à l'épo que l'industrie culturelle : le système hollywo odien. Je n'yai pas vu que de l'aliénation. Cette analyse sera valable pour la chanson, pour le rock, pour bien d'autres

choses et même pour la télévision. Je réfléchis au paradoxe. Hollywood était certes une entreprise destinéeà faire de l'argent, avec la spécialisation du monde industriel, et la rationalisation du monde industriel.Comment se fait-il alors qu'il y ait tant de films médiocres ou nuls? Comment se fait-il qu'il y ait nonseulement des réalisateurs, des films extraordinaires mais qu'une bonne partie des films ne soient pascomplètement nuls? Alors j'ai défendu le paradoxe central: la production est obligée de faire appel à lacréation. On ne peut pas fabriquer des films comme on fabrique des automobiles en faisant simplement despetits changements d'enjoliveurs ou de capots. Chaque film doit avoir sa singularité, son originalité et safascination. L e système fait appel aux stars pour ceci, comme éléments de fascination, m ais ça ne suffit pas.Il faut que dans le scénario, la façon de diriger les acteurs, il y ait de l'art. J'ai dépassé la phrase de Malrauxdisant que d'un côté, le cinéma est un art et de l'autre côté c'est une indu strie, je disais c'est un art industrielmais qui ne se réduit pas aux normes classiques de l'industrie. Et cette dialogique ou dialectiqueproduction/création, j'allais la mettre au centre de l'analyse. Quand j'ai voulu étudier le rock, c'était encoreplus intéressant car on voyait des groupes tout à fait marginau x, tout à fait transgressifs, tout à fait sauvages.Et une partie de ces groupes ou de ces chanteurs allait pouvoir quand même être intégrés dans le systèmede production des spectacles et des disques, à commencer par Bob Dylan et d'autres. Bien entendu, lesystème lui-même rejetait de l'inassimilable. J'avais connu des groupes en Californie où les types seshootaient tellement qu'ils étaient incapables de venir à un rendez-vous... Je ne dis pas que le système étaitbon, parce que les normes de la production pouvaient étouffer la création, comme exemple : Eric vonStroheim, O rson Wells, etc. O u bien le système appelait des écrivains comm e Faulkn er et ne les utilisait pas

à plein génie, mais le système utilisait des Dashiell Ham me tt et d'au tres auteurs d e grand talent et le systèmea permis quand même Howard Hawks, John Ford . . .D.W. - Mais l'idée de créer le Cecmas (Centre d'études des communications de masse) est-elle venue

de G. Friedman, de toi, de R. Barthes ?

E.M. - Non, l'idée du Cecmas, est de G. Friedman, après que Lazarsfeld lui eut dit : «il faut faire uncentre sur l'étude des comm unications ». Friedman a convaincu l'École des hautes études et le CNRS de faireensemble le centre. Et il a appelé R. Barthes et moi. Pou rquoi moi ? Parce que j'étais en train d'écrire L'Espritdu temps, je traitais à fond le problème de la culture de masse. Et po urquo i Barthes ? Parce qu'il avait écrit lesMythologies, se trouvait en plus dans une situation difficile, rejeté de la section linguistique du CNRS. Il estentré au Cecmas et par la suite il a bénéficié de la protection et même de l'amitié suprême de F. Braudel.

D.W. - Aviez-vous des adversaires à l'époqu e ?

E.M . - E coute , au mom ent d e la création, c'était plu tôt l'indifférence. Je me rappelle q u'u ne fois je suisallé avec G. Friedman voir Lévi-Strauss. G. Friedman tenait à lui annoncer la chose, Lévi-Strauss écoutaitavec indifférence... Non, l'opposition est venue après, de P. Bourdieu. Il pensa, avec R. Passeron, que celivre, dont il surestimait le succès, était un grand danger intellectuel parce que ma thèse générale était qu'ily avait un côté universel dans le cinéma. Il y avait un côté «trans-classes» si tu veux dans l'amour deschansons, pour Charles Trénet ou pour Ed ith Piaf.

D.W. — Pour lui et d'autres, c'était in supp ortable. . .E.M. - C'était l'époque où, au contraire, il voulait montrer que l'hahitus détermina it tou s les goûts, les

couleurs... Toujours est-il que ce livre, pas seulement à cause de cette attaque de Bourdieu, n'est pas entré

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dans les classiques sociologiques parce qu'il n'était pas sociologique au sens classique. Il était aussi bienhistoriqu e que sociologique o u psycholog ique, il était un peu ce que je fais encore. Enfin tou jours est-il que,

après L'Esprit du temps, et dans la revue Communication, j 'ai écrit un certain n omb re de textes, notamm entun texte au moment de l'assassinat de Kennedy qui s'appelle Une Télétragédie planétaire. J'ai fait un articlesur les différences entre l'interview disons sociologique et l'interview de média. Après je suis parti ailleurs,j'ai fait l'étude en Bretagne; je me suis lancé dans d'autres voies d'épistémologie, sur la théorie du système.R. Barthes par ailleurs évoluait. Après les Mythologies, il a fondé en quelque sorte la sémiologie barthienne,par opposition à celle de Greimas.

D.W. - Pourquoi as-tu laissé tomber ?

E.M. -J'ai pensé que ce que j'avais à dire, je l'avais dit dans L'Esprit du temps et dans Les Stars aussi.Après, il y a eu la fameuse Nuit de la Nation de 1963. Salut les copains, cette émission gentille, est devenue

quelque chose de violent, on a arraché les grilles des arbres, on a renversé des voitures. Stupéfaction. EtJacques Fauvet a demandé: «Comment est-ce arrivé aux oreilles de Claude Lefort? N'y a-t-il pas unsociologue qui pourrait traiter ça ? »

D.W. - Claude Lefort ne s'est jamais occupé tellement des questions de communication.E.M. - Non.D.W. - Pourquoi ?E.M. - En s'intéressant à la démocratie, il aurait pu être sensibilisé à la modernité, mais il était plutôt

intéressé à l 'élaboration d'une théorie métamarxiste. C'était l 'époque disons du métamarxisme de C.Castoriadis, de C. Lefort, et de moi aussi dans un sens. Alors Jacques Fauvet me demanda un texte. J'étaistrès mobilisé. Pourquoi ? Il y avait déjà eu la nuit de la Saint Sylvestre, à Stockholm, deux ans avant, où

brusquement la jeunesse suédoise était devenue enragée, brutalisant les vieux, renversant les grilles desarbres, les bagnoles, une fête adolescente se transformant en quelque chose de violent. Et puis j'ai vu unfilm qui m'influença beaucoup, où des gens, qui vivaient dans toutes les conditions matérielles du bonheuren Californie, étaient vraiment malheureux. C'était déjà le «malaise dans la civilisation». Donc, j'avais leséléments qui me permettaient de développer le thème d'une nouvelle culture adolescente relativementétonnante. Je m'appuyais aussi sur deux films très im portants, légèrement antérieurs, l 'un était L'Equipéesauvage avec Marlon Brando, et les autres étaient les films de James Dean, notamment Les Rebelles. Je mesuis dit : il y a une adolescence qui n'est plus dans le cocon familial, qui n'est pas intégrée dans le mondeadulte et professionnel, et qui exprime des aspirations à plus de liberté, à plus de comm unauté et qui, parlà, a un potentiel de révolte que d'ailleurs allait montrer Mai 1968. Mais bien entendu, pour les

sociologues, l'idée de parler d'une «classe d'âge adolescente» était iconoclaste. Il n'y avait que des classessociales.

D.W. - C'est iconoclaste...E.M. - Chez moi, c'était possible, pour eux, c'était du confusionnisme ! Alors, si tu veux, toute cette

époque allait contribuer, avec Mai 1968 d'ailleurs, à développer ce thème de la culture de masse.D.W. - Oui, mais ce qui est bizarre, c'est que les études de communication vont péricliter après 1970

jusqu'aux années 1980-85.E.M. - Parce que R. Barthes ne s'intéresse plus qu'à la sémiotique, puis il évolue encore. G. Friedman

lui-même, qui paternellement encourageait des études sur les médias, avait d'autres préoccupations qui

allaient donner son livre La Puissance et la sagesse. Après avoir été l'apôtre de la civilisation technique, il

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commençait à voir la crise du progrès. Ce livre a quelque chose de très actuel, La Pu issance et la sagesse.C'est, comment vivre dans ce monde où la puissance peut tout détruire.

D.W. - Ce silence sur G. Friedman est injuste.E.M. - Oui. Il y a deux ans, nous avons fait un congrès sur G. Friedman. Les actes vont être publiés,

mais . . . hélas ! il est tom bé dans un trou, il y a des injustices histo riques. Après Mai 1968, je suis pris par lesproblèmes épistémologiques, par «la méthode». C'est pour cela que, R. Barthes et moi, nous décidons, encommun que le mot Cecmas ne convient plus. Je propose le mot transdisciplinaire qui nous laisse touteliberté d'actions.

D.W. - À cette époque, Communications était la seule revue sur ces questions...E.M. - De plus, le mot communication m'a servi pour faire quelques numéros sur les communications

entre disciplines, sur le retour de l'événement, sur l'épistémologie de la complexité; mais cela, c'est plustard. Ce que je veux te dire aussi, c'est que les phénomènes pris sous l'angle du mot communication, pourbeaucoup auraient pu être pris sous l'angle du mot culture.

D.W. - Tu veux dire qu'on pourrait faire la même chose sur le mot culture ?E.M. - Pour moi, le mot culture de masse me permettait d'intégrer les vacances, l'utopie concrète, le

Club Méditerranée... Du reste, sur les médias j'ai fait encore une étude après 1968, avec mon petit grouped'enquête, le thème était : néo-féminisme, néo-féminité, à laquelle on a mis le titre grotesque « Les femmesmajeures» . C 'était un e analyse des thèmes d e la presse féminine avant et après 1968. Alors que, avant 1968,c'est l'euphorie: «soyez belles, soyez séduisantes, vous garderez votre petit mari, etc.». Après 1968, «nousvieillissons, les enfants s'en vont, les maris s'en vont, la solitude...», cela devient problématique. J'avaisanalysé que le thème central de la Happy End avait perdu son hégémonie majestueuse et qu'on allait vers

des fins équivoques, vers des fins tragiques. J'allais oublier l'enquête sur «Madame Soleil», à Europe n° 1dans les années 1970.D.W. - Ça, c'était original, il n'y avait pas de légitimité.E.M. - J'étais mobilisé par l 'événement. Pourq uoi, brusq uement, Madam e Soleil surgit à Europe n° 1

et devient un événement ? Bien sûr, on a débo rdé su r l'astrologie mo dern e. Jusq ue dans les années 1972, parlà, je suis resté un p eu engagé dans ces intérêts. Puis il y eut la théorie d e Weawer et Schan on. Q u'est-ce quec'est que l'information? Le paradoxe de la «société de l'information», est qu'elle est une société del'information castrée. C'est une société de l'information sans événemen t. Alors que le concept d'informationrenvoie à la ruptu re, parler de société de l'information n'a pas beau coup de sens. À l'épo que , il n'y avait pasbeaucoup d'intérêt pour les études médiatiques. Il y avait des mouvements d'opinion soutenus par une

partie de l'intelligentsia pour dire que le cinéma jouait un rôle nocif sur les gens ; ensuite ce fut la bandedessinée qui a été maudite et après c'était évidemment la télévision. On cherchait une cause aux maux de lasociété, au prob lèm e de la délinqu ance juvénile, une cause extérieure à la vie mêm e de la société, extérieureà la famille. Bien enten du, je m'insurgeais co ntre cette idée, me basant d u reste sur des enquê tes qui avaientété faites aux Etats-Unis et en Angleterre dans les années 1930. Mais le marxisme était déterminant, il n'yavait plus que lui. On ne parlait que d'aliénation. Je me souviens, une fois à Florence, il y avait une granderéunion d'intellectuels. J'ai eu le malheur de dire : «Ah, moi j 'aime le western !». À ce moment, LucienGoldman qui était dans la salle bondit d'indignation, arrive au micro pour dire : «Je ne veux pas que l 'onparle du western, c'est l'aliénation de la classe ouvrière ! »

D.W. - Trouves-tu que les enjeux ont changé par rapport à la communication et l'information ?

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E.M. - Il y eut d'abord un gros impact de la télévision, et puis après le gros impact d'Internet...D.W. - Pas grand chose sur la radio...

E.M. - Elle continue à jouer un rôle très important. La radio, comme le cinéma, on y observe unprocessus de diversification, de même la littérature : la littérature de gare, les romans populaires... Pour lecinéma: cinéma d'auteur, cinéma à grand spectacle. . . La radio s'est elle-même merveilleusementdifférenciée...

D.W. - C'est la même chose pour la télévision avec les nouveaux supports...E.M. - La télévision, déjà aux Etats-Unis, s'est diversifiée avec les satellites ou le câble. Tu as des

chaînes musicales, des chaînes documentaires scientifiques, culturelles... Autrement dit, le processus dediversification est un processus de maturation d'un moyen de communication. C'est manifeste. À conditionde ne pas oublier l'autre rôle fondamental du mass media. Et quant à Internet, n'en parlons pas, il sert àtout, aux rencontres, à l'érotisme, aux spéculations financières, etc. On arrive à cette idée banale de lapolyvalence d'un moyen technique. Ce qui est intéressant, c'est qu'Internet réalise un système neurocérébralplanétaire, immiscé partout. Il présente des caractères de la complexité à partir de trois données. Lapremière, que j'appelle le principe dramatique, c'est-à-dire quelqu'un qui est devant son ordinateur tout enétant singulier, a potentiellement la totalité à sa disposition. Le tou t est potentiellem ent dans le singulier. Ily a un côté récursif. Sans arrêt Internet devient producteur d'autre chose. C'est un principe en boucle.Troisièmement, il est fondamentalement dialogique. Il est fondé sur les relations de complémentarité etmême parfois d'antagonisme. Internet est quelque chose à mon avis d'important de par ses caractères decomplexité, l'autonomie extraordinaire qu'il donne et son caractère planétaire. On voit bien l'enjeu. Faut-ilcensurer Internet ? Mettre des garde-fous ?... Je suis partisan que les avantages de la liberté sont beaucoup

plus importants que la lutte contre la pornographie ou les insignes fascistes ou des propos racistes. J'aidiscuté avec des internautes chinois, etc., on voit à quel point c'est important pour des pays qui subissentde l'oppression, des systèmes...

D.W. - Penses-tu que les questions de communication sont appelées à devenir des disciplinesacadémiques? C'est le cas à l'université depuis 1974. Pas au CNRS par contre. Et que faire pour lesproblématiques interdisciplinires ?

E.M. - Je suis partisan -c'est un texte que j'ai fait pour l'Unesco, Les Sept savoirs nécessaires àl'éducation- de créer des sphères qui permettent de traiter des questions qui sont désintégrées dansdifférentes disciplines et qui doivent être rassemblées. Par exemple, si je fais une sphère sur lacompréhension humaine, je suis obligé de mobiliser la psychologie, différentes psychanalyses, des études

culturelles. Même chose pour une sphère sur la question planétaire, ou sur l'identité humaine. De ce pointde vue, la communication peut absolument être une sp hère.

D.W. - Y a-t-il à terme une place pour un domaine de connaissances quand on voit à la fois l'emprisedes techniques, de l'économie sur la communication ?

E.M. - C'est un domaine typique où le réductionnisme et le spécialisationnisme sont un risque majeur,c'est évident que la réduction à l'économie et la réduction à l'abus technologique sont dangereuses. Laréduction à l'information est aussi un risque. On l'a vu, toi et moi, au sommet sur la société de l'informationen décembre 2003. Dans le fond, le prob lème est de savoir dans quelle men talité on voit ces questions-là. Sion accepte le concept de complexité par opposition au réductionnisme ambulant, il est évident que le

mon de de la communication est un monde fondamentalement ouvert et polydimensionnel. De toute façon,

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les constradictions éclateront s'il y a trop de rationalisation et de réductionnisme. Regarde l'édition. Il s'est

créé des conglomérats énormes, mais un système aussi gros ne peut fonctionner qu'en laissant un peu

d'autonomie à ses satellites. Le gigantisme, surtout pour des domaines aussi subtils, doit donner sa place autalent personnel.

D.W. - À propos des rapports entre information-culture-comm unication, crains-tu quelque chose departiculier ?

E.M. - La « connerie», comme tout le mon de.. .D.W. - D'accord, mais c'est intemporel et universel. Dans la mondialisation de l'information, ou dans

la croissance des industries culturelles, vois-tu des contradictions particulières ?E.M. - Les dangers sont autres. Il y a Internet, on essaie de le contrôler mais on n'y réussit pas bien,

c'est une nouvelle sphère de liberté. De même, la multiplication des chaînes de télévision dans le monde,même s'il y a très souvent les mêmes programmes, c'est tout de même une source de diversité. Même quandil y a concentration financière, les concentrants sont obligés, pour leur réussite, de donner de l'autonomie.En fait, la pluralité des sources d'information, mêm e entre les mains de gens qui veulent gagner de l'argent,conduit au fait que les journaux sont obligés de donner un minimum d'informations pluralistes. Sinon lesgens iraient les chercher ailleurs.

D.W. - Crois-tu à l'idée d'un contrôle des consciences occidentales par R. Murdoch par exemple ?

E.M. - Il faut être prudent, nous l'avons vu en effet pendant la Guerre d'Irak. Il suffit qu'à un momentdonn é des grands groupes de presse répètent, « Saddam a des armes de destruction massive» pour créer unepsychose hystérique. C'est un phénomène que nous avons vu en 1914 où une presse très diverse a été dansl'unanimité d'une hystérie de guerre. Alors, il est sûr que des sortes d'oligopole comme Murdoch sont très

mauvais, mais enfin il n'est quand même pas tout seul, en Angleterre...D.W. - D'un point de vue plus anthropologique, si on pose la question par rapport à un individu, duratio à préserver entre le temps consacré à l'ordinateur, à écouter la radio, de la musique, à regarder latélévision ? Quel rapport avec l 'expérience ? Des risques de déséquilibre ?

E.M. - Dans un premier temps, la télévision, comme le cinéma, sont des inhibiteurs de lecture, maisdans un deuxième temps on montre des films qui donnent envie de lire le roman, et plus profondément ilsvont révéler progressivement le côté unique de la lecture. Un livre, c'est l'avoir entre les mains, on le regarde,on le feuillette, etc. Maintenant, il faut voir pour les jeunes générations. En ce qui concerne les études surla lecture des adolescents, on se rend com pte qu 'ils lisent encore au collège, après ils n'on t plus envie de lireau lycée. Cela tient notamment au détestable enseignement de la littérature qu'on y fait, en faisant de la

sémiotique, en découpant les textes.D.W. - Crois-tu que la généralisation des industries culturelles et de l'information peut modifier de

façon favorable ou défavorable le rapport entre culture et communication ?

E.M. - Il y a un danger incontestablement lié à la technicisation, à l'industrialisation et àl'hypercommercialisation. Ainsi, hier, Le Seuil pouvait éditer des auteurs avec une perspective de faibletirage. Aujourd'hui, que se passe-t-il ? Si l'ordinateur voit un certain volume de ventes, il calcule lui-mêmela réédition. Et le pilon, dans le cas contraire. Autrement dit, des choses qui relevaient auparavant dedécisions individuelles sont maintenant mécaniques. D'autre part, il y a maintenant une volontésystématique de favoriser certains livres et auteurs, ceux qui sont susceptibles d'être des best-sellers - audétriment des autres. Pour certains auteurs, on voit même une campagne systématique orchestrée dans

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plusieurs jou rnaux. À la télévision, il y a aussi une certaine dégradatio n. D ans le temps , je pouvais être invitépour parler une demi-heure ou une heure dans une relation de tête-à-tête. Maintenant, c'est fini. Cela dure

quelques minutes et c'est vers minuit. Les débats sont plus des shows spectaculaires et le meneur de jeu faitattention que personne ne puisse développer sa pensée car il pense que cela va «embêter» les spectateurs.Il y a cette obsession de l'audimat et donc un phénomène de régression. Ce que disait D. Castoriadis : lamontée de l'insignifiance est un fait.

D.W. - Pour la communication politique, vois-tu des enjeux spécifiques ?E.M. - La décadence du débat politique n'est pas tellement liée aux médias. Si le débat politique était

devenu riche, et que les médias l'empêchent, je dirais qu'il y a quelque chose de spécifique. Ce n'est pas lecas. C'est vrai qu'il y a le quatrième pouvoir, c'est-à-dire que les journalistes ont un pouvoir sur lespolitiques, sur les écrivains, mais il faut y résister. Il y a de nom breux autres pays où les journalistes de presseécrite sont beaucoup plus sérieux.

D.W. - Pour la pauvreté du débat politique, trouves-tu que les intellectuels, les universitaires ont uneresponsabilité particulière ?

E.M . - Plus le mond e devient livré à la bureaucratisation , à la spécialisation, aux règles des experts, destechniciens et des technocrates, plus on a besoin de la voix auton om e de l'intellectuel. Pas seulement à causede son autonomie, mais parce que c'est lui qui peut traiter des problèmes fondamentaux et de logo.Malheureusement, certains profitent de ce privilège pour dire n'importe quoi sur ces problèmesfondamentaux.

D.W. - La télévision est-elle le forum ?

E.M. - C'est un forum potentiel, mais il est évident qu'aujourd'hui on apprécie les intellectuels

télévisuels et médiatiques parce qu'ils entrent bien dans le champ. Il est certain que les médias peuventutiliser l'intellectuel qui les conteste parce que cela aussi c'est intéressant. C'est pour ça que Régis Debrayou P. Bourdieu ont été largement médiatisés. La télévision adore parler de la société du spectacle... Mais onne peut pas rendre les médias responsables de la médiocrité du débat intellectuel et politique. Il y a quandmême un pluralisme des médias. Il y a quand même une régression intellectuelle, qui peut-être n'est queprovisoire et qui n'est pas liée à la nature des médias.

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