15
Simone de Beauvoir Deux lettres 1 Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875

Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

1

Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875

Page 2: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

2

LETTRES INÉDITES, VENISE AOÛT 1936 (Deux lettres)

Ces deux lettres sont adressées par Simone de Beauvoir à Olga

Kosackiewicz, de Venise, où elle revient avec Sartre trois ans après une

découverte éblouie. Cependant en 1936 ce n'est plus un couple qui voyage,

mais un trio amputé d'un de ses membres, Olga, qui n'a pu les accompagner,

et c'est pour maintenir la continuité de ce trio amoureux né depuis peu que ces

lettres existent. Il est entendu que Simone de Beauvoir pendant trois jours, puis

les trois jours suivants Sartre, assureront un compte rendu quotidien exhaustif

des journées italiennes qu'Olga ne peut partager. Ainsi délèguent-ils à la force

substitutive des mots la mission de ressusciter le prisme triangulaire des «

regards entrecroisés », dont la magie est capable, aux moments privilégiés, de

multiplier à l'infini le scintillement du réel et la richesse du monde.

Par un oukase d'Olga, qui est Kosackiewicz, Sartre devient le Kobra,

Simone de Beauvoir Kastor : ils n'ont respectivement que 21, 31 et 28 ans, et

même si la téméraire aventure du trio - au demeurant plus ontologique

qu'érotique - se révéla éphémère, nous lui devons ces quelques journées dans

le concret d'une Venise disparue à tout jamais, une Venise à tout jamais

sauvée.

Sylvie Le Bon de Beauvoir

Page 3: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

3

Jeudi 6 Août (1936) (Venise)

Mon doux Kosackiewicz

Je suis bien fatiguée ce soir et je crois que je ne vais écrire qu'une

petite lettre - à moins que ce grand demi de bière brune qui est posé

devant moi ne me rende peu à peu toute gaillarde. Heureusement

le Kobra se charge de vous raconter notre départ et nos premières

journées; vous aurez donc un récit bien détaillé de notre début de

voyage. Je vais moi commencer à ce matin. Demain je vous

achèterai des cartes postales pour compléter votre connaissance de

Venise. Cela me fait bien poétique de vous écrire d'ici; Venise me

plaît tout autant qu'il y a trois ans et comme nous le disions

ensemble il y a quelque temps c'est bien charmant de voir pour la

seconde fois un endroit qu'on aime bien fort. Le Kobra vous a dit

sans doute que nous ne logeons plus dans le même hôtel que la

dernière fois, mais dans un plus petit hôtel, un peu sordide, bien

plaisant, qui donne sur un tout petit canal; quand je me suis

réveillée ce matin, j'étais sous une grande moustiquaire bien

épaisse, il y avait des voix qui montaient du canal sur lequel

s'ouvrent nos fenêtres; j'ai vite poussé les volets, des volets

verdâtres et un peu pourris comme ceux de toutes les maisons de

Venise, et au bord du canal j'ai aperçu deux gondoliers qui

raccommodaient une chaise cassée, la chaise d'une des deux

gondoles qui reposaient sur le canal; des gens passaient sur le très

petit pont qu'on aperçoit de notre chambre et le canal est si étroit

qu'entre les toits on ne voyait qu'une petite bande de ciel pâle, mais

cela suffisait pour se rendre compte qu'il faisait bien beau. Nous

nous sommes vite habillés; comme mes cheveux étaient longs et

mal ondulés, je les ai mis derrière mes oreilles, mais le Kobra dit

Page 4: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

4

que ça ne me va qu'à moitié; nous logeons tout près de la place St

Marc et sur les 9 h 1/2 nous étions assis au café Florian, sur des

banquettes de cuir dur contre les piliers des arcades. On nous a

apporté un de ces superbes petits déjeuners dont nous vous avions

parlé : du chocolat, du café, un immense bol de crème mousseuse

et des gâteaux, mais les gâteaux étaient moins bons qu'autrefois.

Des touristes défilaient sans arrêt sous les arcades et sur la place,

en vêtements clairs, en vêtements de plage, et beaucoup, comme

de coutume, s'arrêtaient près de l'église St Marc et du Campanile

pour se faire photographier au milieu des pigeons; quand 10 h ont

sonné, un homme est arrivé sur la place avec un gros sac plein de

grains et les pigeons se sont envolés tous ensemble dans un grand

bruit d'ailes d'un bout à l'autre de la place pour aller prendre leur

déjeuner. Nous sommes partis, nous avons suivi une rue bordée de

magasins de luxe (un luxe de pacotille d'ailleurs, avec des tas

d'objets en verre soufflé, en cuir doré, faits exprès pour les

touristes), mais qui est un peu plaisante malgré son clinquant parce

qu'elle est tout étroite et qu'on y respire une odeur de cannelle et

de café qui est propre à Venise; quand on a traversé ce quartier

commerçant, on arrive sur le Grand Canal, au pont Rialto près

duquel nous logions la dernière fois et dont je vous ai parlé déjà:

il est très large et d'un bout à l'autre deux rangées de baraques de

bois y dessinent comme trois rues; des marchands de cuivre, de

dentelle habitent les baraques; je vous en envoie une photo. D'en

haut on a des deux côtés une vue charmante sur le grand canal. De

l'autre côté se trouvent les halles de Venise, de grands marchés mi-

couverts, mi-fermés, toujours resserrés dans d'étroits défilés et

regorgeant surtout de fruits et de légumes; il y avait foule de

promeneurs, de ménagères, mais plus du tout de touristes, qui ne

s'arrêtent jamais dans ces quartiers populeux; nous avons fait une

longue promenade le long des canaux, à travers les grandes places

Page 5: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

5

pierreuses mais où souvent l'herbe pousse et dont les maisons

sordides sont souvent des palais; nous avons vu beaucoup de petits

cinémas qui affichent à leurs portes des photographies toutes

déteintes, et de petits cafés tantôt ombragés d'un peu de pauvre

verdure, le plus souvent exposés tout nus au soleil, et toujours des

enfants, des tas d'enfants qui courent pieds nus, qui ont l'air sains,

sales et heureux et dont beaucoup sont charmants. Dans une

ancienne église nous avons été revoir des tableaux du Tintoret qui

sont bien beaux; peut-être vous aimeriez un peu plus la peinture si

vous la voyiez dans des endroits tels que cette Scuola di San

Rocco; il y a trois immenses salles dont les panneaux et les

plafonds ont tous été décorés par le même peintre, si bien qu'on

finit par être plongé dans une espèce de monde tout à fait

particulier, comme lorsqu'on lit un roman ou qu'on voit une pièce

de théâtre, quoique naturellement de façon tout à fait différente.

Ajoutez qu'on voit les tableaux juste là où ils ont été peints, chez

eux, et qu'on est à peu près seuls devant eux, et qu'on peut passer

tout le temps qu'on veut à revenir de l'un à l'autre, à rester assis en

face de l'un d'eux; il n'y a que les plafonds qui soient un peu

ennuyeux à regarder parce qu'il faut se tortiller la tête dans tous

les sens. Après cette visite, nous avons repris notre promenade et

nous sommes arrivés sur un long quai tout sec, qui limite Venise

au sud; il ne donne pas sur le canal, mais sur la lagune et en face

s'étend une île également très sèche et triste qu'on appelle la

Giudecca et dont je vous reparlerai; là on se trouve tout près des

gares, des entrepôts, et l'on aperçoit les grands bateaux de la gare

maritime; nous avons suivi ce quai sous un grand soleil; il sentait

le goudron, le port de mer, il était bien plaisant dans sa dureté; vers

la fin, il s'adoucit un peu, les maisons prennent les tons rouges et

chauds qu'elles ont au cœur de Venise, quelques terrasses de café

se poussent sur le bord de l'eau. Quand on est tout au bout du quai,

Page 6: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

6

près d'une grande église assez laide, on se trouve juste en face de

la place St Marc, on a de Venise la vue classique que je vous

envoie. Nous avons traversé le canal en bateau-mouche, traversé

la place à pied et nous avons déjeuné dans le petit restaurant où

nous avions dîné hier. En prenant le café au Florian, j'ai pris un

sabayon: connaissez-vous? c'est un œuf cru battu au lait avec de

l'alcool, un plat national italien et c'est très bon. Ensuite le Kobra

est rentré lire un roman policier à l'hôtel pendant que j'allais chez

un coiffeur me faire un peu pomponner, j'en avais bien besoin. J'ai

lu aussi un roman policier, en italien, tout en cuisant sous le

séchoir électrique, puis j'ai été chercher le Kobra à l'hôtel et nous

avons été refaire une promenade ; nous avons été un peu dans le

même quartier que ce matin, du Rialto au quai qui donne sur la

Giudecca, mais naturellement en passant par d'autres ponts,

d'autres canaux, d'autres petites places; d'ailleurs à Venise on n'a

presque jamais l'impression de revenir au même endroit, parce

qu'il suffit de prendre une 'place sous un angle un peu différent

pour qu'elle paraisse toute changée. De temps en temps, quand un

coin nous plaisait particulièrement, nous nous asseyions, sur la

balustrade d'un pont, sur un de ces petits escaliers qui permettent

de descendre du quai dans le canal, et nous restions là un moment;

je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée

dans la rue, en désignant cette partie de ma personne que votre

mère trouve obscène d'indiquer du geste, et en me disant que ma

robe était toute tachée de blanc. Mon doux Kosackiewicz, quand

je pense au plaisir que nous donnait à Rouen une maison un peu

jolie, une petite fille gracieuse, comme cela me serre le cœur de

ne pas vous avoir ici; comme vous auriez aimé par exemple les

deux petits garçons aux cheveux, à la peau dorés, qui s'étaient

installés à cheval sur la balustrade d'un quai et qui jouaient aux

cartes, des cartes toutes crasseuses, d'un air si martial; il n'y a pas

Page 7: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

7

une seconde où l'on ne passe à côté de quelque chose de charmant

et dont on parlerait pendant des heures si cela ne se rencontrait ici

en cette profusion.

Nous nous sommes retrouvés vers 6 h sur le quai sec et triste où

nous avions été le matin; nous avions dessein d'y boire, mais le

soleil y était toujours torride; heureusement nous avons découvert

un intérieur de café charmant : nous étions juste contre une fenêtre

de rez-de-chaussée grillagée et tendue de verdure, et à travers nous

voyions la lagune et la Giudecca ; le Kobra a bu une bière, moi

une orangeade et ensuite nous avons pris un de ces bateaux-

mouches qu'on appelle ici « vaporetto » et qui pour 1 0 centimes

nous a menés à la Giudecca. C'est donc une île dans la lagune,

juste en face de Venise, une île toute étroite et longue et séparée

de Venise environ par la largeur de la Seine; elle est elle aussi

sillonnée de canaux mais elle est infiniment plus triste et

laborieuse que le reste de la ville; il Y a des entrepôts, des bassins

de radoub, des usines même et au lieu de gondoles on voit sur l'eau

des péniches plates chargées de charbon, des barques de pêche; il

Y en avait une bien belle, toute jaune avec le haut rougeâtre et un

tas de grossières reprises. Nous nous sommes promenés là, le soir

tombait, un gros soleil rouge s'enfonçait derrière Venise; sur le

quai nous avons rencontré un groupe étrange et plaisant: un jeune

homme avec une jambe de bois qui tenait une grosse caisse, des

enfants, quelques hommes encore portant des tambourins et des

trompettes; ils ont sauté dans une barque et la barque est partie sur

l'eau, toute retentissante de sons discordants parce que chacun

ébauchait sa partie sans s'occuper des autres instruments; nous

n'avons pas compris s'ils allaient mendier dans Venise ou faire la

sérénade à quelques amis; ils ont disparu et nous ne les avons pas

revus. Cependant des enfants nous suivaient en tendant la main;

Page 8: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

8

ils se mettent deux par deux en général et marchent tantôt devant,

tantôt derrière nous en glapissant un peu; mais ils sont moins

persévérants que les enfants espagnols et le silence les décourage.

Un vaporetto nous a ramenés à Venise, nous avons regagné le

grand Canal par une rue dallée et bordée d'acacias qui semblaient

plantés dans la pierre et nous avons pris encore un vaporetto

jusqu'à la place St Marc, ce qui nous a permis d'admirer ces beaux

palais dont les pieds baignent dans l'eau: vous savez qu'il n'y a pas

de quai le long du Grand Canal, les maisons sont plongées dans

l'eau et on ne peut les voir qu'en bateau. A la sortie du Canal, en

face de St Marc, il y avait un grand bateau blanc, sans doute un

bateau de croisière qui venait d'arriver. Une nuée de gondoles

s'étaient abattues sur ses flancs et les bateliers, tout beaux dans

leurs vêtements blancs aux grands cols bleus, faisaient signe aux

passagers et les interpellaient à qui mieux mieux pour être choisis

par eux ; c'était bien plaisant. Nous avons regardé un moment,

nous avons été manger quelques pâtes dans notre restaurant

habituel, et puis nous avons cherché un café pour vous écrire et

nous avons trouvé une brasserie à peu près convenable, tout près

de l'église St Marc. J'aurais bien aimé que cette lettre parte hier

soir, mais après avoir écrit 1 h 1/2 je n'avais pas encore fini et

j'étais fatiguée; j'ai donc interrompu cette lettre et nous avons été

faire un tour dans les petites rues.

Il n'y a presque personne dans Venise le soir; sur le Grand Canal,

près du Rialto, nous avons vu une procession de barques éclairées

de lanternes japonaises et où se donnait la sérénade; mais les petits

canaux étaient déserts; chaque fois que nous apercevions un pont,

nous y courions et nous restions un bon moment penchés sur l'eau

toute noire, et puis nous repartions vers un autre pont à travers de

petites places endormies. Nous avons marché ainsi près d'une

Page 9: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

9

heure et nous sommes rentrés; nous voulions prendre un bon repos

parce que ce soir nous passerons la nuit dehors et il faut que nous

soyons bien frais; j'ai dormi comme un loir sous ma grande

moustiquaire jusque vers les 10 heures, et comme hier nous avons

été prendre un petit déjeuner au café Florian; et puis nous avons

été au Musée. On traverse un joli pont, de la même forme que le

Rialto, mais plus petit et avec les balustrades tout en bois, et sur le

quai on trouve une espèce d'église où les tableaux sont installés.

Là aussi, cela nous plaisait bien de savoir exactement quels

tableaux nous voulions revoir, de traverser sans un regard les

salles que nous méprisions; nous avons regardé seulement deux

salles; l'une est une grande pièce charmante, avec un toit de bois

aux grosses poutres brunes, comme un toit de grenier, et dans le

fond trois espèces de niches où sont de vieux tableaux; le plancher

est un peu plus bas que dans le reste du musée et il faut descendre

par une petite échelle. Il y a là plusieurs tableaux tout à fait

plaisants qui représentent des scènes du vieux Venise par des

peintres du 1 se siècle; sur l'un d'eux on voit des moines qui

repêchent dans un petit canal de saintes reliques et ils nagent dans

l'eau en grandes robes blanches à plis flottants; un autre montre

une procession sur la place St Marc; le plus joli, je vous en envoie

une reproduction, mais où vous ne verrez pas hélas les charmantes

couleurs à la fois somptueuses et un peu passées, les beaux ors

ternis, les pourpres adoucis de Carpaccio; le gondolier nègre a un

justaucorps rouge et un pantalon à damiers noir et blanc. Les

cheminées que vous voyez, en forme d'entonnoirs, existent encore

à présent partout, dans Venise. L'autre salle où nous nous sommes

arrêtés contient seulement une série de peintures de Carpaccio,

une vie de Ste Ursule. Vous pouvez avoir une toute petite idée,

d'après la photo, de la grâce des personnages qu'il aime peindre; il

fait surtout avec tendresse les jeunes gens, des jeunes gens tout

Page 10: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

10

minces et nobles dans de beaux vêtements collants. Quand nous

avons eu bien regardé, nous sommes venus ici vous écrire, doux

Kosackiewicz ; c'est une terrasse de café dans une petite rue bien

tranquille, la T.S.F. joue un peu, mais sans être trop gênante.

Finalement, je vous ai écrit une lettre toute grasse; si je ne suis

pas trop abrutie demain, je vous raconterai la nuit blanche à

Venise. Dimanche nous partons pour Florence où nous passerons

la soirée, et lundi pour Rome où nous resterons une douzaine de

jours. ]' espère bien trouver de vos nouvelles à Rome; je voudrais

imaginer tout ce que vous faites comme je voudrais que par mes

lettres vous puissiez imaginer tout ce que je fais.

Je n'ai pas encore changé, mon doux Kosackiewicz. Je suis

Votre Kastor

Page 11: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

11

Vendredi (Venise, Août 1936)

Mon doux Kosackiewicz

Il est 9 h du soir, nous sommes assis le Kobra et moi sur une petite

place, à la terrasse d'un café: c'est un petit terrain dallé entouré de

grillages de bois verts contre lesquels poussent dans des caisses de

terre quelques arbustes. Dans le café vide quelques musiciens en

vestes cramoisies jouent des airs moroses et dehors, il pleut un

peu, ce qui délaie mon encre. Des gens passent sans arrêt dans la

rue et contre les grilles sont accotés un tas de petits garçons et de

petites filles qui écoutent la musique. C'est bien plaisant.

Je vais donc continuer ce grand journal que vous recevrez, hélas!

un peu tard mais qui sera en revanche aussi complet que possible.

Quand j'ai eu fini ma première lettre, nous avons été déjeuner: j'ai

mangé un succulent poulet en gelée que vous auriez peut-être

consenti à goûter tant le grand plat était beau, avec les morceaux

de poulet et des ronds de tomates pris dans la gelée et décorés de

morceaux de cornichons verts; nous avons bu une petite fiasque

de Chianti et mangé de ces étranges gâteaux italiens dont les

parfums, comme dit justement le Kobra, évoquent le style de

d'Annunzio (que d'ailleurs, heureusement pour vous, vous ne

connaissez pas), puis, en bonnes gens d'habitude, nous avons pris

le café au Florian, et après cela j'ai fait monter le Kobra sur le haut

du Campanile; ce n'est pas une grande entreprise parce qu'il y a un

ascenseur. De la terrasse on a une vue assez plaisante ; elle a déçu

le Kobra parce qu'évidemment Venise paraît une ville un peu

pareille à toutes les villes du Midi avec ses toits rouges serrés les

uns contre les autres; mais c'est bien joli de voir tout autour les

Page 12: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

12

eaux pâles de la lagune, au loin sur de petites îles des villes qui

jadis rivalisèrent avec Venise et qui ne sont plus que de petits

ports, et par-delà le Lido l'Adriatique dont les eaux sont d'un bleu

éblouissant. Nous avons regardé un bon moment puis nous avons

été nous installer près du pont Rialto à la terrasse de notre ancien

hôtel et le Kobra a continué de vous écrire son immense lettre

pendant que je lisais un roman policier. Vers 6 heures nous

sommes partis faire une promenade dans un quartier un peu

différent de ceux que nous avions vus avant-hier et hier, un

quartier moins populeux, plus mort et plus somptueux et qui est

pareil à la description que Barrès donne de Venise, avec de beaux

palais pourris. Il a un peu plu et nous nous sommes refugiés sous

un portique, puis la pluie a cessé mais le ciel est demeuré sombre

et nous aimions voir ainsi Venise sans soleil, sans dorure,

silencieuse et quasi déserte sous un ciel gris. A un moment, nous

nous sommes retrouvés (on ne sait jamais au juste où l'on est à

Venise et c'est toujours avec surprise qu'on se retrouve dans un

endroit connu) sur ce quai dont le Kobra a dû vous parler, en face

d'un cimetière aux murs roses et blancs par-dessus lesquels on

aperçoit des ifs noirs et les coupoles de quelques tombes, en face

aussi d'une grande île triste. A droite était Venise, rose et blanche

sous un ciel d'encre, à gauche, c'était la lagune aux eaux couleur

de tain et toute plantée de grands poteaux dont je ne sais pas

l'utilité mais qui lui donnent un air de terrain vague aquatique. Le

ciel avait de ce côté-là une couleur pâle de petit matin; c'était

sinistre et fort beau. Nous nous sommes assis au bord du quai,

jambes pendantes, et nous sommes restés un long moment. De

temps en temps un éclair tout rose éclatait dans le ciel et dessinait

en traits de feu les contours d'un nuage: au bout d'un moment très

long on entendait alors un sourd grondement, le tonnerre tout au

loin. Nous sommes partis enfin, nous avons cherché une petite

Page 13: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

13

place que j'avais bien aimée il y a trois ans et que nous avons mis

quelque temps à trouver, parce que c'est difficile ici de trouver les

rues qui aboutissent aux points que l'on veut trouver: la moitié des

rues conduisent à des canaux ou à de petites cours sans issue. Enfin

nous avons trouvé, nous avons suivi des quais charmants et peu à

peu nous sommes arrivés dans des quartiers populaires, entre la

gare et la lagune, tout au bout de Venise, juste à l'heure où les

premières lampes s'allumaient dans les rues. Les canaux sont plus

larges, plus longs et plus droits, les maisons sont moins vieilles,

quoique toutes bien croupies par le temps; en un sens cela a moins

de caractère que le reste de la ville, mais en un sens c'est encore

plus plaisant parce que c'est si vivant, et actuellement vivant, et

qu'on oublie tout à fait qu'il existe des touristes, et que Venise est

une ville pour touristes avec un passé embaumé, un passé de

musée; Venise, là, existe pour soi-même tout tranquillement ; je

pense que les trois quarts des gens qui habitent là ne mettent jamais

le pied place St Marc. Il y avait sur le bord du quai un tas de jeunes

garçons presque tous gracieux et beaux et certains d'entre eux

chantaient en chœur, assez faux mais de manière plaisante; des

gens buvaient à la terrasse de cafés misérables, et bien entendu des

enfants jouaient autour des beaux étalages des marchandes de

fruits elles mettent presque toujours leurs boutiques dans des

endroits charmants, dans des encoignures, à un tournant de rue;

une petite tente crasseuse abrite les beaux paniers pleins

d'aubergines, de piments, de tomates qui descendent légèrement la

pente vers le sol. C'est un des ornements les plus plaisants des

petites places et des quais. Nous avons marché, nous nous sommes

assis, nous nous sommes bien pénétrés de toutes choses. Cela

faisait plaisant d'imaginer un type qui aurait vécu dans ces endroits

une histoire un peu tragique, qui aurait eu là des choses à faire, des

choses de sa vie, au lieu de se promener en touriste.

Page 14: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

14

Finalement, nous avons retrouvé cette grande rue sur laquelle nous

sommes installés et qui est une de ces artères où se mêlent

l'habitant de la ville et le touriste pour la promenade du soir; c'est

vous dire que c'est peuplé et gai et pas déplaisant dans son genre,

mais moins intéressant de loin que les quartiers où jamais le

touriste ne met les pieds.

Voilà, doux Kosackiewicz - j'espère qu'il ne va pas pleuvoir et que

nous passerons une belle nuit à errer dans cette ville. J'espère aussi

que vous ne vous serez pas attristée de rester si longtemps sans

lettre, que vous sentirez comme je voudrais vous faire profiter de

tour ce voyage. Vous vous souvenez quand nous disions à propos

du Havre comme c'était plaisant d'avoir l'une et l'autre dans sa

conscience les mêmes objets? Cela me fait bien cruel de ne

pouvoir qu'évoquer par des mots, par des photos, tout ce que je

vois ici. Nous irons ici ensemble, ma petite compagne.

Votre Kastor

Simone de Beauvoir

© L’Infini N° 91, Eté 2005, p 2-11 – numérisation pileface.com

Page 15: Edouard Manet, Le grand Canal à Venise, · PDF fileEdouard Manet, Le grand Canal à Venise, 1875 . ... je me suis si bien salie sur la pierre qu'une Italienne m'a interpellée dans

Simone de Beauvoir Deux lettres

15

Simone de Beauvoir