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La bibliothèque sonore des femmes Bureau des écritures/ Julie Gilbert 28-30 Av Ernest-Pictet 1203 Genève 078 774 57 53 [email protected]

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La bibliothèque sonoredes femmes

Bureau des écritures/ Julie Gilbert28-30 Av Ernest-Pictet1203 Genève078 774 57 [email protected]

Coproduit par la Maison Rousseau et de la Littérature (Genève)Avec le soutien du BPEV, République et Canton de Genève et la Ville de Genève

.le point de départDepuis quelques années une des mes obsessions est de savoir comment la pensée au féminin habite notre imaginaire, structure notre réflexion ou simplement nous donne des impulsions pour créer. Ainsi depuis quelques temps, je demande régulièrement à mes amis ou collaborateurs masculins et féminins de me citer des femmes qui comptent pour eux dans l’élaboration de leur travail. Souvent les noms peinent à surgir et quand ils surgissent on se rend compte qu’ils restent périphériques, venant seulement en deuxième temps nourrir le débat intérieur.

Ce constat, qui vient en écho de la phrase de Virginia Woolf « Pourquoi aucune femme, quand un homme sur deux, semble-t-il, était capable de faire une chanson ou un sonnet, n’a écrit un mot de cette extraordinaire littérature, reste pour moi une énigme cruelle » est effectivement pénible à faire surtout à l’heure où le monde change et où les femmes écrivent, créent, pensent, transmettent.

C’est en partant de cette constatation qu’est née l’envie de constituer une bibliothèque sonore d’auteures. L’envie de renforcer notre héritage au féminin, de refaire résonner des noms connus ou inconnus pour qu’ils finissent par s’inscrire dans notre corpus collectif, dans notre mémoire collective. Et ceci à travers une installation un peu décalée.

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.des installations téléphoniques

En parallèle de mes écrits pour le théâtre et le cinéma, j’ai réalisé ces dernières années des formes courtes, entre la performance et le spectacle, partant du réel en m’appuyant sur un travail documentaire et revenant au réel à travers une approche scénique qui traverse le quotidien. Je m’intéresse particulièrement aux relations individuelles entre les spectateurs et les comédiens, ainsi qu’à l’impact de ces rencontres sur la vie.

C’est pourquoi le téléphone m’est apparu comme un objet puissant, notamment depuis l’ère du téléphone portable - que désormais nous portons tous partout avec nous et auquel nous répondons où que nous soyons. Sa forme injonctive lui donnant une place déterminante dans notre vie quotidienne, j’ai associé cet espace-temps du téléphone avec l’idée d’une scène de théâtre miniature.

C’est ainsi que sont nées plusieurs performances.

En 2010, « Sexy Girl » reprenait le canevas de l’appel téléphonique érotique, en proposant au spectateur de s’installer dans une cabine pour recevoir l’appel d’une femme. Mais au lieu d’érotisme, il s’agissait d’entendre l’envers du décor. Je voulais travailler à travers un processus intimiste pour provoquer une interrogation sur les inscriptions féminines dans la société, voir ce qu’il se passe quand les femmes décident de ne plus se taire sur certains sujets, habituellement tabous. L’adresse de la confidence chuchotée au téléphone était donc aussi une façon de se questionner sur les rapports que nous entretenons avec certaines réalités que l’on sait exister, mais qu’on ne connaît pas réellement et que parfois l’on ne souhaite pas entendre.

En 2010 aussi, j’ai renouvelé cette expérience en la rendant plus politique avec la création de « De l’autre côté de l’isoloir » pour célébrer le 50ème anniversaire du droit de vote des femmes à Genève. Les spectateurs cette fois-ci étaient conviés dans des isoloirs où ils recevaient l’appel d’une politicienne contemporaine. Les textes avaient été élaborés à la suite d’interviews que j’avais réalisées avec des femmes de toutes appartenances politiques sur le thème du pouvoir au féminin.

Puis en 2013, j’ai créé « Les poèmes téléphoniques ». Prenant cette fois-ci le contrepied des appels commerciaux qui nous inondent, j’ai imaginé entrer dans l’univers intime d’inconnus en offrant un poème par téléphone. Il s’agissait d’un poème nouveau à chaque fois, écrit pour cette personne dont je ne connaissais que le nom et le numéro de téléphone. Mon but étant en effet d’expérimenter un travail poétique, et non de devenir un écrivain public. L’appel était alors un prétexte pour faire surgir un moment d’écriture intime et singulier. Ces poèmes ont été publiés récemment aux éditions Héros-Limite sous le titre Tirer des flèches.

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.la bibliothèque sonore

Lors de l’expérience « Sexy Girl », j’avais écrit un texte qui donnait la parole à Simone de Beauvoir. J’avais alors été impressionnée de découvrir que les générations plus jeunes ne la connaissaient souvent que de nom (s’ils la connaissaient) et que l’écoute de ce texte comme s’il leur était adressé leur donnait envie de découvrir ses écrits.

Je suis donc restée avec l’envie de constituer une bibliothèque sonore d’auteures. Un corpus de textes à la première personne, des monologues inventés, comme si ces auteures s’adressaient à nous depuis la mort, et qui donneraient à la fois à entendre la personnalité de l’auteure, mais surtout permettraient de mettre en lumière un aspect spécifique de leur œuvre. Et ainsi donner envie de lire leurs écrits, de mieux connaître leurs pensées.

.les auteures de la bibliothèque

Pour commencer, ce premier corpus convoque des femmes auteures dont l’œuvre est en lien avec une lutte ou une réflexion sur la place de la femme dans la société et qui sont décédées. Cette bibliothèque ne se veut pas exhaustive ou systématique, mais plutôt une bibliothèque personnelle et intime.

Olympe de Gouges (1748-1793) : femme de lettres et femme politique française qui sera guillotinée. Elle est considérée comme une des pionnières du féminisme français.

La Comtesse de Ségur (1799- 1874) : femme de lettres française, d’origine russe, ayant écrit beaucoup de livres pour enfants.

Virginia Woolf (1882-1941) : femme de lettres anglaise, féministe, un des principaux auteurs du modernisme du XXème siècle.

Paulette Nardal (1896-1985) : femme de lettres et journaliste martiniquaise. Militante de la cause féministe et noire, elle tenait des salons littéraires à Paris où est né le courant littéraire de la négritude.

Simone de Beauvoir (1908-1986) : philosophe, romancière, mémorialiste et essayiste française. Importante théoricienne du féminisme, elle a activement participé au mouvement de libération des femmes dans les années 70.

Grisélidis Réal (1929-2005) : prostituée, écrivaine et peintre genevoise.

Lorraine Hansberry (1930-1965) : dramaturge américaine, engagée dans la lutte des Noirs pour l’égalité des droits de l’homme. Première femme noire à voir ses pièces jouées à Broadway.

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Susan Sontag (1933-2004) : essayiste, romancière et militante américaine. Très engagée sur les questions de l’éthique et très critique concernant l’impérialisme américain.

Françoise Héritier (1933-2017) : anthropologue, ethnologue africaniste et féministe française.

Audrée Lorde (1934-1992) : poétesse américaine noire, militante féministe, lesbienne, engagée contre le racisme.

.des monologues inventés

J’ai écrit les six premiers textes (Olympe de Gouges, Virginia Woolf, Paulette Nardal, Simone de Beauvoir, Grisélidis Réal, Françoise Héritier) mais le but de cette installation est de construire un vaste corpus permettant de faire découvrir ces femmes de lettres mais aussi de faire découvrir des auteures d’aujourd’hui. Construire à travers cette proposition une communauté de pensée curieuse de nouvelles références et réflexions. Aussi, j’ai sollicité d’autres auteures, pour l’écriture de nouveaux monologues sur une écrivaine/penseuse importante pour elle.

Comme il ne s’agit pas d’écrire un pastiche ou à la manière de, qu’il s’agit d’être des passeuses, il est essentiel d’entendre la langue de l’auteure contemporaine, sa propre musicalité, qui entre en dialogue avec le parcours et l’œuvre de l’auteure de référence. C’est pourquoi les auteures sollicitées viennent de l’écriture théâtrale ou de la performance.

Marie Fourquet (Suisse) // La Comtesse de SégurNée à Calais, elle grandit dans le nord de la France avant de s’installer à Bruxelles pour entrer dans l’école de théâtre internationale Lassaad. Auteure, metteure en scène, interprète, elle a écrit plus d'une dizaine pièces de théâtre jouées en Suisse, France et Belgique. Ces dernières années, elle vit et travaille à Lausanne, en 2010, elle écrit le texte « Europe, l’échappée belle ». En tant qu’auteure, elle a obtenu des bourses telles que Leenaards, le pour cent culturel Migros, la SSA. Actuellement, elle développe un projet de série TV prime time pour la RTS et collabore sur des longs métrages.

Dorothée Thébert (Suisse) // Audrée LordePhotographe de formation, elle travaille pour diverses compagnies, en danse, en théâtre et performance. En 2009, elle achève un master à l’Ecole Cantonale d'Art du Valais (Ecav), qui la conduit vers la mise en scène et la performance. Elle développe alors, seule ou avec la complicité de son mari Filippo Filliger, des créations qu’elle conçoit de l’écriture à la réalisation. En 2012, ils bénéficient de la Bourse Textes-en-scènes de la SSA pour l’écriture de L’absence de gouvernail, un laboratoire théâtral à partir de la pensée de Robert Filliou (édité chez Miami Books). En 2017, elle achève le texte Thérèse est/et la Chèvre, à travers

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lequel elle tente de rapprocher Thérèse d’Alain Cavalier et La Chèvre de Francis Veber pour parler de sa pratique artistique.

Marie Louise Bibish Mumbu (RDC) // Lorraine HansberryÉcrivaine et dramaturge, membre du CEAD – Centre des Auteurs Dramatiques, Marie-Louise Bibish Mumbu est une des rares voix féminines congolaises du Québec où elle réside. Elle est engagée dans l’éducation populaire et la décolonisation des mentalités par l’art à travers ses œuvres dans les théâtres, les conférences, les festivals, les maisons de la culture ou les universités.

Florence Minder (Belgique) // Susan SontagDiplômée à l'INSAS (2006), elle poursuit une carrière de comédienne qui l'a conduite à travailler avec Armel Roussel, Selma Alaoui, Pierre Megos, Fabien Prioville ou Reto Müller. Dès 2011, elle entame une pratique personnelle qui mêle théâtre, écriture et performance. Le Théâtre National à Bruxelles produit en 2012 son premier solo, Good Mourning VOstBil. Présenté dans 6 pays, il reçoit également le second prix du Jury au Thespis international Festival à Kiel. En janvier dernier, l'artiste crée Saison 1 au Théâtre National de Bruxelles. Le spectacle est actuellement en tournée et vient d'être sélectionné pour le Festival Impatience 2017.

.les voix et techniciens des

textes

Les dix premiers textes ont été enregistrés avec les voix de :

Fanny Brunet

Julia Perazzini

Pascale Vachoux

Delphine Wuest

Julie Gilbert

Les enregistrements et le montage ont été assurés par le cinéaste Frédéric Choffat

L’installation et l’inventivité technique des téléphones par Philippe Maeder

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.la bibliothèqueLa bibliothèque sonore existe sous forme d’installation ou sous forme de performance.

Sous forme d’installation

L’installation est composée actuellement de dix anciens téléphones. Et chaque téléphone, lorsqu’on décroche le combiné, nous met en lien avec une de ces auteures à travers un monologue enregistré. Les téléphones nécessitent seulement une alimentation électrique.

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Sous forme de performance

Pour chaque session, je viens avec des téléphones portables (très basiques) et des livres. Les spectateurs reçoivent un téléphone portable. Le téléphone sonne et quand ils décrochent, ils ont au bout du fil une comédienne en direct qui leur interprétera un monologue fictif donnant à entendre une des auteures de la bibliothèque sonore. Cet échange est interactif (ou pas). Dans la pièce où se déroule la performance, on trouvera à disposition des livres de ces auteures.Pour cette performance, je suis la seule présente, les comédiennes téléphonant depuis chez elles. Chaque appel dure environ 6 minutes.

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.Faire grandir la bibliothèque

L’intérêt d’une bibliothèque est qu’elle soit pourvue de plusieurs titres. Aussi l’idée est de poursuivre cette collection de textes en commandant des nouveaux monologues à des auteures contemporaines sur une auteure des siècles passés de leur choix.

Les nouveaux textes en cours d’écriture:

Solenn Denis : autrice, comédienne, metteuse en scène, bidouilleuse. Comme on décide de rentrer dans les ordres, elle prend cette résolution : elle fera de sa vie des drames. Elle est lauréate du CnT, du prix Godot, de Beaumarchais-SACD théâtre puis radio, des Journées de Lyon des Auteurs de Théâtre, publication chez Lansman. Elle monte le Collectif Denisyak avec le comédien Erwan Daouphars afin de porter à la scène ses mots façonnés pour la chair. Ils font partie de la pépinière de la Cie du Soleil Bleu et créent en 2014 ses pièces SStockholm puis Sandre, actuellement en tournée.qui écrira sur Sylvia Plath (1932-1963), poétesse américaine, elle écrit aussi des romans, des nouvelles, des livres pour enfant et des essais. Après son suicide, elle devient une figure emblématique et iconique, les féministes voyant dans son œuvre l’archétype du génie féminin écrasé par une société dominée par les hommes.

Céline Delbecq : En mars 2009, elle fonde la Compagnie de la Bête Noire pour laquelle elle écrit et met en scène des pièces de théâtre s’inscrivant dans un contexte social occidental. Titulaire de nombreux prix, éditée chez Lansman, traduite en plusieurs langues. Depuis 2018, elle est artiste associée au Centre Dramatique National de Montluçon et sera, dès la saison prochaine, associée au Rideau de Bruxelles.qui écrira sur Emily Dickinson (1830-1886), poétesse américaine, elle a vécu une vie introvertie et recluse, considérée comme une excentrique par son voisinage. Bien qu’ayant été une auteure très prolifique, peu de poèmes ont été publiés de son vivant.

Douna Loup : écrivaine franco-suisse, a publié trois romans au Mercure de France, L'embrasure, Les lignes de ta paume, et L'oragé. Elle écrit également pour le théâtre, sa pièce Mon chien-dieu a été publié en 2016 au Solitaires intempestifs.qui écrirait sur Catherine Colomb (1892- 1965), femme de lettres vaudoise. Pendant près de 30 ans, elle subordonne ses ambitions littéraires aux exigences de la vie familiale et sociale. Elle commence à écrire en cachette au début des années 1920. Aujourd’hui peu connue du public, elle est pourtant considérée comme une pionnière du nouveau roman.

Antoinette Rychner : Diplômée de l’Institut Littéraire, elle pratique des écritures destinées à la scène autant qu’aux livres. Son premier roman, Le Prix, chez Buchet Chastel, lui vaut le Prix suisse de littérature 2016. Elle produit également des performances scénico-littéraires.

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qui écrirait sur Agota Kristof (1935-2011), écrivaine, poétesse, romancière et dramaturge suisse d’origine hongroise. Elle a dû quitter la Hongrie avec son mari et leur fille et toute son œuvre est marquée par cette migration forcée.

Marina Skalova : née en 1988 à Moscou. Elle a vécu en France et en Allemagne avant de s´installer en Suisse. Elle est lauréate du Prix de Poésie de la Vocation 2016 pour le recueil bilingue Atemnot (souffle court), à paraître chez Cheyne éditeur. Elle a publié dans différentes revues. Elle fait régulièrement des lectures publiques, en français ou en allemand (Festival Aprillen à Berne, Printemps littéraire de Bienne, Babelsprech à Zürich, BuchBasel à Bâle etc). Elle est également traductrice littéraire de l’allemand et du russe.qui écrira sur Marina Tsvetaeva (1892-1941), grande poétesse russe. Prise dans la tourmente révolutionnaire, elle vit un douloureux exil de dix-sept ans à Berlin, à Prague, puis à Paris. De retour dans son pays natal en 1939, elle se suicidera deux ans plus tard.

Karelle Ménine : journaliste, auteure et performeuse. Elle est notamment à l’initiative du projet La phrase et de l’échange avec Jack Ralite.qui écrirait sur Isabelle Eberhardt (1877-1904), écrivaine et journaliste suisse, fascinée par les lointains. En 1897, elle traverse enfin la Méditerranée et s’installe avec sa mère à Bône (Annaba), se convertit à l’Islam et prend le prénom de Mahmoud, qu’elle adoptera pour voyager. Elle meurt à 27 ans.

Nadège Prugnard : Poétesse de la scène, elle écrit pour le théâtre, les arts de la rue, la performance et la scène rock, mêlant écriture de terrain et du dire musical. Elle dirige la compagnie Magma Performing Théâtre. Elle est actuellement artiste associée au CDN de Montluçon. Elle a collaboré entre autres avec Eugène Durif, Pierre Meunier, Éric Lareine, Koffi Kwahulé, les compagnies Kumulus et Générik Vapeur, Catherine Boskowitz et Guy Alloucherie. Elle est éditée aux Éditions Al Dante.qui écrirait sur Ulrike Meinhof (1934-1976), journaliste, avant de devenir en 70 l’une des activistes du groupe Fraction armée rouge. Elle fut arrêtée le 15 juin 1972 et condamnée à 8 ans de prison.

Par la suite, je souhaiterais aussi solliciter: Muriel Pic (Suisse), Sarah Berthiaume (Québec), Claudine Galea (France)... afin de poursuivre la construction d’une bibliothèque où résonneraient à la fois des noms connus et d’autres tombés dans l’oubli.

.diffusion du projet/ presse

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Du 8 mars au 29 avril 2018, 10 textes de la bibliothèque sonore ont été présentés à la Maison Rousseau et de la Littérature à Genève sous forme d’installation.http://m-r-l.ch/bibliotheque-sonore-des-femmesDu 27 au 30 septembre 2018, six nouveaux textes autour de poétesses seront présentés lors de Poésie en Ville à Genève, sous forme performance.Du 31 août au 2 septembre 2018, l’installation sera présentée à Le livre/ Sur les quais à MorgesAvril 2019, Centre Culturel Suisse de Paris

Deux émissions sur le projet : VertigoNectar

. pour donner une idée : 2 textes

Virginia Woolf Texte de Julie Gilbert

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Je suis là, je flotte dans les airs de votre siècle, je peuple les murs, je hante les bibliothèques, mon visage immortalisé en jeune femme romantique. L’Angleterre. J’ai toujours aimé les fantômes. Oui… Trop de morts, trop vite. Ma mère, ma demi-sœur, mon père. Et moi-même, entrant dans l’eau glacée de l’Ouse, 28 mars 1941, les poches pleine de pierres. J’ai 59 ans. Là aussi, romantisme, on romance la mort, ma mort, on parle plus de ma démence, de mes détresses, que de mon obstination à écrire. Avez-vous remarqué cela ? Comme s’il fallait justifier le génie d’une femme dans les racines de sa folie. Comme si c’était là l’unique justification de sa capacité à écrire. Et pourtant je n’ai cessé d’avancer sur cette planche étroite qu’est la vie, négociant entre la volonté et le néant. Oui, pouvoir sans effort entrer et sortir des choses, m'y plonger au lieu de demeurer sur les bords. Je ne sais pas ce qui nous fait tenir debout. Dans ma vie, il y eu le 22 Hyde Park Gate, où nous vivions tous avec ma famille. Dans un milieu très sociable, très cultivé, très aisé avec beaucoup de gens connus, qui écrivaient. Il y avait la grande bibliothèque à laquelle j’avais accès. Mon père Leslie Stephen écrivait, il avait notament le projet de réaliser un dictionnaire biographique sur les grands hommes. Et puis il y a eu 7 années de malheur à la mort de ma mère et de ma demi-sœur, 7 années où Vanessa et moi avons dû nous occuper de tout alors que les frères étudiaient à Cambridge. Tout cela jusqu’à la mort de notre père. J’ai gardé de cette période une forte animosité, un profond sentiment d’injustice. J’y ai repensé au moment de réfléchir à l’absence insensée de femmes écrivains célèbres. Je me suis demandée Pourquoi aucune femme, quand un homme sur deux, semble-t-il, était capable de faire une chanson ou un sonnet, n’a écrit un mot de cette extraordinaire littérature. (Cela) reste pour moi une énigme cruelle. Et douloureuse. Bien-sûr, il aurait été impensable qu’une femme écrive les pièces de Shakespeare à l’époque de Shakespeare. D’ailleurs, vous l’avez remarqué, il n’y a pas de Shakespeare femme à cette époque… Evidemment, car quand Shakespeare part à Londres pour subvenir aux besoins de sa nouvelle famille (il venait d’avoir un enfant), il ne reste pas longtemps gardien de chevaux devant l’entrée du théâtre… Non. Très vite, il devient comédien et finalement l’homme que nous connaissons tous. Par contre, imaginons qu’il aurait eu une sœur, et que cette dernière serait venue comme lui travailler comme gardienne de chevaux au théâtre, et bien elle ne serait pas devenue comédienne, mais enceinte d’un homme qu’elle n’aurait pas aimé et qui pour sûr ne lui aurait jamais permis d’écrire. Alors certainnement elle se serait donnée la mort… Non ? Quand on m’a demandé de parler des femmes et du roman, je ne savais pas quoi dire à part parler des exceptions telles que Jane Austen ou les sœurs Brontë. J’en suis arrivée à la seule conclusion qu’ « il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction ». En effet, n’est-ce pas toujours valable? Cette nécessité d’avoir une pièce à soi que l’on peut fermer à clef, laisser le travail en cours. Tant que les femmes n’ont que la table du salon, où les portes menacent sans cesse de s’ouvrir, où les enfants ou des visiteurs peuvent à tout moment surgir, elles ne peuvent écrire que des poèmes, des formes courtes. Une chambre à soi. C’est mon manifeste. Une chambre à soi. J’ai eu ça dans ma vie. J’écrivais debout sur un pupitre, 2 heures et demi par jour, mais tous les jours. Les lieux sont importants. D’ailleurs, quand nous avons déménagé au 46 Gordon Square avec mes sœurs et frères, le groupe de Blomsberry est né. Notre maison était ouverte et les gens arrivaient vers 22h et repartaient vers 3 h du matin. Ce n’était pas un salon littéraire, on discutait. On aurait

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bien aimé changer le monde, faire quelque chose face à ce désastre de la guerre. Nous étions absolument désespérés. A ce moment-là je pensais « le suicide me paraît parfaitement sensé. Nous sommes nés trop tôt. » (journal). J’ai rencontré là Léonard Woolf, en 1912. Mon mari, ce « juif sans le sou » comme je l’appelais. Je ne vous raconte pas ça parce que j’ai foi en le mariage, mais parce que nous avons tracé ensemble un sillon. Il écrivait aussi mais il m’a laissé la place, ma place et nous avons ensemble crée la maison d’édition Hogarth Press. C’est là que j’ai publié tous mes livres. J’ai écrit, beaucoup. C’est la sensation la plus délicieuse qui soit au monde. Et après Austen, Brönte, Colette, Duras, Sand, Sarraute, Sévigné, Yourcenar, je suis la neuvième femme à entrer dans La Pléaïde. Je ne sais pas si c’est vraiment un fait d’arme. Vous connaissez mes livres ? Mrs Dalloway ? Les vagues ? Promenade au phare ? Vous savez, parce que je suis une femme, on a été étonné que mes livres ne soient pas absolument accessibles, faciles. Que j’abandonne l’intrigue, la narration. Que la langue soit ardue, que la recherche stylistique fasse vaciller. Mais je vous rassure je n’ai jamais été considérée par « les grands hommes » de mon époque. Peu importe, ce qui est important pour moi ce n’est pas d’être célèbre ou grande. (Ce que je veux, c’est continuer à) être aventureuse, à changer, à suivre mon esprit et mes yeux, refusant d’être étiquetée, et stéréotypée. L’affaire est de se libérer soi-même : trouver ses vraies dimensions, ne pas se laisser gêner.1 C’est une chose ardue, à laquelle je me suis attelée toute ma vie. Ma relation avec Vita Sackville-West en 1922, est l’expérience de cette liberté. Je l’ai aimée, nous nous sommes tellement aimées. Follement. Elle m’a inspirée Orlando, un personnage qui traverse les siècles et change de genre. Mais malgré tout ça, on pourrait dire de moi ce que j’ai dit de Mrs Dalloway: Elle avait perpétuellement la sensation d'être en dehors, en dehors, très loin en mer et toute seule ; elle avait toujours le sentiment qu'il était très, très dangereux de vivre, ne serait-ce qu'un seul jour. Oui, je sens dans mes doigts le poids des mots comme des pierres. Et parfois les pierres l’emportent. C’est plus fort que soi. C’est comme ça.

Grisélidis Real Texte de Julie Gilbert

Je suis sûre que vous me connaissez. Si vous habitez cette ville, vous avez forcément croisé mon nom. Forcément. Mon nom. Vous le connaissez. Vous avez lu ce que j’ai écrit ? J’ai toujours écrit. Pour dire la vérité moi je ne sais pas écrire, je le fais instinctivement, plutôt mal que bien, c’est uniquement pour me faire du bien et ne pas étouffer car dans la vie on ne peut ni hurler, ni mordre, ni tuer, pour se venger de certaines choses. Il faut bien se défouler

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(…) dans l’écriture…2 Mais oui, vous me connaissez. Bien sûr. Je suis enterrée au cimetière des rois. La première femme à être enterrée là. Oui, oui à côté de Borgès et de Calvin. Ça a fait tout un pataquès. Bah oui, la première femme qui a le droit d’entrer dans notre panthéon suisse, c’est une prostituée. Qu’est ce que vous en pensez ? On a dit que j’avais été enterrée ici parce que j’ai été une femme au service des hommes, qu’ils n’auraient jamais laissé enterrer une féministe par exemple. Mais moi je ne vois pas les choses comme ça. Je pense vraiment que la prostitution est un art, un humanisme et une science, à condition d’être pratiquée volontairement et dans de bonnes conditions. Je me suis toujours battue pour ça. J’ai dédié ma vie au combat des prostituées. J’ai d’ailleurs exigé que soient marqué sur mes papiers : écrivain et péripatéticienne. Deux métiers publics. Deux métiers où on se met à poil. Mais en vrai, vous savez ce qui compte, c’est de vivre intensément. Dans nos vies là, on ne cesse de se ménager. Mais pourquoi faire ? A quoi ça sert de nous protéger comme ça ? De quoi on a peur ? … Dites-moi. Qu’est ce qui vous a le plus exalté dans votre vie ? Ça sent quoi? Ça a quel goût? Je vous écoute… On a le temps, non ? …. C’est ça non ? Oui, se sentir vivant. Moi, j’ai toujours choisi ça. La vie. La vie. La vie. Bien sûr, ça ne ressemble à rien de s’enfuir de Genève, avec un homme noir américain, schizophrène, que j’arrache à l’asile psychiatrique, avec deux mômes en bas âge dont je n’avais plus la garde, que je kidnappe donc, pour me retrouver à Munich. Oui, j’ai bouffé du maïs, j’ai été battue par un fou toutes les nuits, il m’a envoyé sur le trottoir, (oui) on était pris à la gorge par l’été, l’hiver, à la prison allemande. Mais j’ai aimé, moi, vieille larve, j’ai aimé ! Et j’ai toujours senti, même dans la pire des merdes, les bras des enfants serrés autour de mon cou comme un collier d’or pur3. C’est ça. J’ai toujours préféré ça. Toujours. Il faut vivre, il faut foncer, il ne faut pas s’occuper du reste. La vie, c’est aller se saouler des nuits entières, danser, baiser, foutre le camp, voyager, passer les frontières, se foutre de tout4. Je me suis prostituée, j’avais pas le choix. Et au début j’avais honte, je me disais que j’étais vraiment tombée bien bas. Vous savez mes parents étaient enseignants, je viens pas de la fange. Mais à Munich, j’avais pas d’autres solutions pour nourrir les gosses. Et puis après, j’ai vu toute cette misère, tous ces types-là, ces veufs, ces handicapés, ces émigrés, ces militaires, toute cette misère humaine, tout ce besoin d’amour. Et tous ces hommes et ces femmes que j’ai rencontrés m’ont rendu vivante. Je ne dis pas ma vie a été facile, j’ai eu peur, j’ai failli crever, j’ai souvent pas bouffé, j’ai vécu dans des endroits puants, j’ai attrapé la syphilis, je suis morte d’un cancer, mais je m’en suis toujours sortie, plus forte. Et je me souviens de sa voix :What are you doing so late ?Nothing, I’m walking. C’est vrai, la vie est une promenade.5

C’est comme ça que j’ai toujours vue la vie, sortant chaque soir à la nuit, portant mon unique robe noire, allant chercher quelques billets dans les rues sombres, montant dans des voitures à l’aveugle, décidant chaque fois de ma vie en quelques secondes, juste en me fiant à la voix, à un regard fugacement échangé. Mais voilà je suis une tsigane, je suis noire, je suis

2 (mémoire de l’inachevé)3 (p17/noir est une couleur)4 (Extrait film Prostitution)5 (Le noir est une couleur)

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pute, je suis déesse, je suis la gitane de la littérature, je dévale les escaliers et les rues, je me jette dans les bras de ces hommes, dans la vie, dans toutes les vies, je voudrais tout et j’aurais tout. Parce que si vous avez vécu des choses, que ce soit des coups ou des caresses, c’est plus fort que vous, vous avez envie de vous exprimer là-dessus, de les restituer, par des mots, par des couleurs, par un rythme6... Mais vous voyez, J’ai beau être remontée à la force de mes poignets du fond de la fosse, il n’y a rien à faire : nous sommes de l’autre côté de la barrière. Quand bien même je deviendrais un écrivain célèbre, je resterai toujours du côté des maudits.C’est comme ça, mais je ne regrette rien. C’est ça que je voulais vous dire. N’oubliez pas, sur ma tombe il y a écrit Ecrivain-peintre-prostituée. Venez me voir. Cimetière des rois. Je vous lirais quelques extraits de mes livres. Allez, bon vent !

6 (grands entretiens/pascal Rebetez)

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.bioJulie Gilbert a grandi en France et au Mexique et par les hasards de la vie, est devenue une auteure et scénariste Suisse. Après des études de lettres à la Sorbonne, puis une formation de scénario à l’EICTV à la Havane et à l’ECAL à Lausanne, Julie Gilbert écrit pour le cinéma, essentiellement avec Frédéric Choffat (La Vraie vie est ailleurs, Mangrove, My Little One) et pour le théâtre (Nos Roses ces putains, Les 13 de B., My Swiss Tour). Autant de textes et de scénarios traversés par la question de l’exil et de l’identité. Quatre fois lauréate du prix SSA (Société Suisse des Auteurs) en cinéma et théâtre, elle bénéficie en 2006 de la résidence et bourse d’écriture Textes-en-scènes sous la direction d’Enzo Cormann, puis elle réside au Théâtre du Grütli en 2010-12, où elle écrit et co-met en scène Outrages Ordinaires (Théâtre Espace libre à Montréal, lecture aux Francophonies en limousin, au Tarmac et aux Métallos à Paris). Auteure associée jusqu’en septembre 2014 du Théâtre Saint-Gervais à Genève, elle mène des performances, Sexy Girl, Droit de Vote, La bibliothèque sonore des femmes interrogeant la place des femmes dans la société et crée les poèmes téléphoniques, comme une possible résistance poétique (parution Editions Héros-limite février 2018). Elle écrit aussi pour des metteurs en scène/auteurs tels que Vincent Bonillo, Marcela San Pedro, Antoinette Rychner, Karelle Ménine…, et collabore à travers le Collectif d’auteurs Nous sommes vivants à différents projets Si t’es venu à Limoges pour critiquer, t’aurais mieux fait de rester en Suisse, Festival des francophonies en Limousin et Meyrin, matière à écrire, Théâtre Forum Meyrin. Ses derniers travaux poursuivent sa réflexion sur la question migratoire à travers la réécriture de Les Héraclides d’Euripide, mise en scène de Delphine de Stoutz (Festival Ctrl J en avril 2016 à Genève) ainsi que sur le travail et les formes d’auto-exploitation avec Carnet de travail, tandis qu’elle initie une réflexion sur notre rapport aux amérindiens, avec le texte Les indiens et le scénario My Little One (sortie automne 2018 avec Anna Mouglalis et Mathieu Demy). En 2016, elle est lauréate de la bourse littéraire Pro Helvetia pour l’écriture du roman Au milieu de la nuit. En 2017, elle était présente au festival d’Avignon avec deux lectures, l’une dans le cadre de Sélection Suisse en Avignon et l’autre dans le cadre du programme « Les intrépides » de la SACD. En 2018, deux de ses pièces sont mises en scène : FRIDA/DIEGO, inspiré de la vie de Frida Kahlo et Diego Rivera, mise en scène de Marcela San Pedro (janvier 2018 au Théâtre du Loup) et Je ne suis pas la fille de Nina Simone, mise en scène de Jérôme Richer (février 2018 Théâtre Pitoëff) et elle lira son texte Je préférerais avoir un flingue braqué sur ma tempe, aux Paroles citoyennes à Paris en mars. En avril 2018, elle bénéficie d’une résidence d’écriture à La Chartreuse pour l’écriture de son texte Les indiens et son livre Tirer des flèches a reçu le prix Poésie de l’Académie Romande et a été sélectionné aux journées Littéraires de Soleure.

Juliegilbert.net

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