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[Eisenstein] Le Film - Sa Forme, Son Sens

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Bouquin de cinéma théorique

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Film Form : © 1949 by Harcourt Brace Jovanovitch Inc.Film Sense © 1942-1947 by Harcourt Brace Jovanovitch Inc.

© 1970 by Jay Leyda.© Christian Bourgois Editeur 1976 pour la version française.

Publié avec le concours du Service de la Recherche de la Télévision Française (1961-1970).

ISBN: 2-267-00014-8

S.M. EISENSTEIN

LE FILM : SA FORME, SON SENS

adapté du russe et de l’américain sous la direction et Armand Panigel

CHRISTIAN BOURGOIS EDITEUR 8, rue Garancière - Paris 6e

du même auteur dans la collection 10/18

— Mettre en scène— Au-delà des étoiles (œuvres Tome I)— La non-indifférente nature (œuvres Tome II)

Note liminaire de l ’éditeur

Il est sans doute superflu de présenter Eisenstein cinéaste, auteur de ces piliers de ciné-clubs que sont le « Potemkine » ou Ivan le Terrible, et d’ailleurs consacré d’innombrables fois « plus grand cinéaste du monde ». Peut-être n’est-il pas inutile, en revanche, d’attirer l’attention sur Eisen­stein écrivain de cinéma, figure moins connue, aujourd’hui encore, malgré la publication en cours (aux éditions 10/18) de ses œuvres complètes.

L’activité d’écriture est en quelque sorte consubstantielle chez lui à toute réflexion pratique, à tout travail de mise en scène, à toute expérience. Aussi, au long de ses vingt-cinq ans de vie cinématographique (du Journal de Gloumov, 1923, à sa mort, 1948) écrit-il énormément, sous les formes et sous les prétextes les plus divers : articles de journaux, entretiens, études théoriques, cours, et une invraisemblable quantité (des milliers de pages) de notes, textes inachevés contenant parfois le plus original de ses vues.

Les dernières dix années de sa vie sont, à cet égard, les plus caracté­ristiques : parallèlement au travail sur Nevski et Ivan, il songe sans relâche à publier enfin des livres qui soient une sorte de somme théorique de sa réflexion sur le cinéma (et sur l’art en général). Ce sera, dès 1937, le projet intitulé Montage, dont il reste quelques centaines de feuillets manuscrits, puis, très vite, vont se succéder les projets : Méthode, Mémoires, La Non- indifférente Nature,...

Aucun, on le sait, n’aboutira ; et ce n’est pas le moindre paradoxe des textes que nous présentons aujourd’hui, que de représenter les deux seuls livres jamais publiés « par » Eisenstein (ou du moins, avec son accord). Paradoxe, puisqu’aucun de ces deux livres, d’ailleurs capitaux pour la connaissance du théoricien, ne correspond à ces projets totalisants qu’il avait entrepris et qu’il espérait voir paraître.

Le premier, The Film Sense, fut publié aux Etats-Unis en août 1942. L’initiative en revenait à Jay Leyda, un ancien élève, assistant et ami d’Eisenstein, dont les ouvrages sur le cinéma soviétique font aujourd’hui autorité. H reprenait pour l’essentiel deux longs essais écrits dans la perspec­tive du projet de 1937, et tous deux parus dans la revue de cinéma Iskoussko Kino : Montage 1938 et Montage Vertical (1940), auquel il adjoignait quelques extraits de textes antérieurs et de scénarios. Le succès fut immé­diat : en 1943, le livre paraissait à Londres, en 1944 il était traduit en espagnol (à Buenos-Aires), et en japonais en 1945 (en pleine guerre !). Encouragé par cette réussite fulgurante, Leyda prépara, et Eisenstein ap­prouva, un second recueil, composé cette fois de textes plus courts et pour la plupart antérieurs à 1940 : ce fut Film Form, publié en 1949 à New York, échantillonnage excellent (tout y est de première importance) où l’on trouve bon nombre des plus célèbres textes d’Eisenstein. Un troisième volume,

Film Essays, fut encore ultérieurement composé par Leyda. Mais c’est Film Form qui, durant près de vingt ans — jusqu’à l’apparition vers 1965 des premiers volumes de la monumentale édition soviétique d’Eisenstein — constitua la référence obligée et presque unique de tout travail sur les théories eisensteiniennes.

La présente édition regroupe Film Form et Film Sense : c’est donc — du moins sous forme de livre — une première en français, qui vient combler une lacune vieille de plus de 25 ans. H pourra paraître étrange que ces ouvrages traduits dans tant de langues depuis si longtemps aient dû attendre un quart de siècle et plus pour trouver leur place dans l’édition française. L’histoire de cette publication est, en effet, étrange — et pour le moins sinueuse — puisque, depuis la première traduction faite par Armand Panigel dès 1942, elle a impliqué directement au moins trois éditeurs différents... Mais, selon la formule consacrée, ceci est une autre histoire.

Quoique l’auteur soit du métier et en connaisse ce qu’une longue pratique, aidée de beaucoup de réflexions particulières, puisse en apprendre, il ne s’appesantira pas autant qu’on pourrait le penser sur cette partie de l’art qui paraît l’art tout entier à beaucoup d’artistes médiocres, mais sans laquelle l’art ne serait pas. Il paraîtra ainsi empiéter sur le domaine des critiques en matière d’esthétique qui croient sans doute que la pratique n’est pas néces­saire pour s’élever aux considérations spéculatives sur les arts.

Il traitera la partie philosophique plus que la par­tie technique. Cela peut sembler singulier chez un peintre qui écrit sur les arts : beaucoup de demi- savants ont traité de la philosophie de l’art. Il sem­ble que leur profonde ignorance de la partie techni­que leur ait paru un titre, dans cette persuasion que la préoccupation de cette partie vitale de tout art était chez l’artiste de profession un obstacle à des spéculations esthétiques.

Il semble presque qu’ils se soient figuré qu’une profonde ignorance de la partie technique fût un motif de plus pour s’élever à des considérations purement métaphysiques, en un mot que la préoc­cupation du métier dût rendre les artistes de pro­fession peu propres à s’élever jusqu’aux sommets interdits aux profanes de l’esthétique et des spécu­lations pures1.

Eugène DELACROIX

1. Eugène Delacroix : Journal de Delacroix, 1822-1823, édit. La Palatine, Genève, 1943, pp. 342-3, à la date du 13 janvier 1857 : ce texte devait servir de Préface au Dictionnaire des Beaux-Arts que Delacroix se proposait d’écrire.

PRÉFACE1

La Guerre!Ce moi implique en général l’assujettissement de tout travail artistique,

surtout en théorie de l’art, et de toute recherche qui s’exerce en dehors du cadre des nécessités de guerre.

Les problèmes de culture, d’esthétique, de sciences sociales sont auto­matiquement rejetés au second plan.

La guerre, ses industries et ses activités demeurent les seuls centres d’attraction.

Mais la guerre que l’on fait aujourd’hui n’est pas une guerre ordinaire.C’est la guerre de toute l’humanité évoluée et progressiste contre les

barbares.Ce n’est pas une guerre pour des marchés ou des colonies, pour de

nouveaux territoires ou simplement pour garantir des frontières.Cette guerre mondiale a dépassé des buts aussi restreints.Cette guerre exalte tous les idéaux de l’humanité contre le monde

obscur de la barbarie.Cette guerre qui a groupé les grands peuples de l’Angleterre, de l’Union

Soviétique, de la Chine, des Etats-Unis, vise non pas la destruction des valeurs humaines, mais leur préservation. C’est une guerre dont le but final n’est pas de détruire, mais de construire.

C’est une guerre pour rendre la condition et la dignité d’êtres humains à tous ces peuples qui sont aujourd’hui écrasés sous le plan de domination mondiale d’Hitler.

Tout ce que l’esprit des hommes et le génie des nations ont créé durant des milliers d’années est menacé d’annihilation totale. J

La magnifique résistance au fascisme d’hommes et de femmes coura­geux se développe sous l’étendard des valeurs culturelles que l’on a pu sauver et préserver pour le moment où le monde sera complètement lavé de la débauche fasciste.

C’est pourquoi, en consacrant toute son énergie au combat contre l’en-~ nemi de l’humanité, on ne doit pas arrêter le développement de la création matérielle et de l’analyse théorique. Ce sont des facteurs importants de cette même lutte.

C’est pourquoi, tout en forgeant des armes pour détruire l’ennemi, les peuples évolués, décidés à supprimer le fascisme, doivent continuer les travaux de l’esprit en prévision du moment de la juste victoire finale.

Le fascisme sera balayé, — et, dès le lendemain, avec une énergie renouvelée nous reprendrons l’étude des problèmes culturels, ainsi que

1. Ecrite par Eisenstein, en 1942, pour l’édition en langue anglaise de cet ouvrage.

ceux de l’art, pour le bien de tous les peuples enfin libérés du cauchemar fasciste.

C’est pourquoi, — bien que le fardeau de la guerre soit au plus lourd, je n’ai pas de scrupules à publier aujourd’hui cette série d’études consa­crées à l’un des problèmes les plus importants et les plus caractéristiques de l’art du cinéma.

Les possibilités du cinéma sont infinies. Je suis fermement convaincu que nous les avons à peine abordées.

L’épanouissement définitif de l’art cinématographique et d’une méthode cinématographique conçus et étudiés à fond, ne pourra commencer qu’à la fin du cauchemar que nous traversons. Le plein essor du cinéma attend le jour où l’énergie des masses, aujourd’hui tout entière tendue à détruire l’ennemi sera libre de se détourner de ses buts de mort et de destruction afin de se consacrer à ceux de construction et de vie.

Faisons tout, pour que ce moment vienne au plus tôt !C’est pour ce moment là que nous devons grouper et développer toutes

les créations culturelles que des siècles de travail, d’inventions et de réali­sation ont bâties.

C’est à ce moment-là que d’un nouvel essor renaîtront l’art, l’esthétique et la culture dans tous les domaines. *■

Ce livre essaie de contribuer à cette tâche ; il est centré sur un des problèmes fondamentaux de la théorie et de la pratique du cinéma : le problème connu sous le nom de m ontage.

A un certain point de vue, ce livre est la somme de ce qui a été réalisé en pratique aussi bien qu’élucidé en théorie, en ce qui concerne le mon­tage, considéré, non seulement comme une des étapes de la production d’un film mais plus généralement sous son angle esthétique.

A un autre point de vue, ce livre présente un aspect des possibilités latentes dans la forme même du cinéma, possibilités qui n’ont été jusqu’à présent qu’à peine explorées : il s’agit là surtout de la cinématographie audiovisuelle où beaucoup reste à faire.

Dans la conclusion, j’entreprends de démontrer, à l’aide d’un exemple concret, que l’art du film sonore est un moyen d’expression aussi exigeant que ses proches parents : l’art musical, ou l’art plastique, arts que le cinéma peut fondre en une puissante synthèse. Il m’est plaisant que l’exemple concret utilisé soit extrait du film Alexandre Nevski, qui a servi en 1938 à rappeler aux fascistes le sort des misérables chevaliers teutons qui enva­hirent la Russie au xme siècle avec le résultat pitoyable que l’on sait.

Je serai heureux que la matière de cet ouvrage invite le lecteur à bien réfléchir aux possibilités illimitées que présente l’amitié anglo-américano- soviétique, ainsi qu’à celles, également illimitées, que présente l’art cinéma­tographique.

Notre lutte incessante le long d’un front gigantesque, le péril dans lequel tout notre pays est placé, les raids sur les villes où nous travaillons ne nous empêchent pas d’analyser ces problèmes et de prévoir les possibilités d’une renaissance artistique et culturelle.

Car notre combat est le combat pour le bien-être de l’humanité et pour un nouvel épanouissement de sa culture et de son art.

Serge E is e n s t e in .

PREMIÈRE PARTIE

LE CONQUÉRANT1922-1923

L ’extrait ci-après est tiré du premier article d’Ei- senstein, publié dans la Revue LEF en 1923. Il avait été écrit comme référence à l ’adaptation qu’il avait faite de la pièce d ’Ostrovsky : Assez de simplicité chez chaque homme sage, et qu’il avait mise en scène sous le titre : L ’Hom m e sage, dans la salle du Stu­dio de Culture Prolétarienne de Moscou (cf. p. 15). Ce qui est particulièrement intéressant dans cet article, c’est l’exposé d’une théorie d’Eisenstein sur la création théâtrale, qui ne trouvera sa réalisation complète que quand il l ’appliquera au cinéma *. Cette ligne de conduite s’est développée d ’une façon tellement homogène dès qu’Eisenstein adopta le moyen d’expression du cinéma, que la confronta­tion de ce texte avec les découpages les plus récents [...] ne trahirait aucune contradiction fonda­mentale.

* Eisenstein l’applique dès son 1er film.

Le montage des attractions1923

Additif à la mise en scène de la pièce d’Ostrovsky : Assez de simplicité chez chaque homme sage au Proletkult de Moscou

A — LA LIGNE THEATRALE DU PROLETKULT

En deux mots : Le programme théâtral du Proletkult n’est pas « l’utili­sation des richesses du passé » ni « l’invention de nouvelles formes de théâtre », mais la suppression de l’institution du théâtre en tant que telle, et le remplacement du stade démonstratif de ses succès par l’élévation du niveau de qualification de l’équipement des masses pour tout ce qui concerne la vie quotidienne.

L ’organisation des ateliers et l’élaboration d’un système scientifique des­tiné à l’élévation de cette qualification est la première mission de la section scientifique du Proletkult dans le domaine du théâtre.

Tout ce qui se fait par ailleurs reste sous le signe du « temporaire » ; de la réalisation de tâches accessoires, qui ne sont pas essentielles pour le Proletkult.

Ce travail « temporaire » se développe selon deux lignes sous le signe commun d’un contenu révolutionnaire.

1 — La première est celle d’un théâtre narratif et figuratif (statique, 1 prosaïque. Il constitue l’aile droite : « Les Aubes du Proletkult » « Léna » / et toute une suite de mises en scènes non terminées de ce même type, de la ligne de l’ancien théâtre ouvrier auprès du comité central du Pro­letkult).

2 — La seconde est celle d’un théâtre d’agitation et d’attraction (dyna- \ mique et excentrique). Il constitue l’aile gauche et suit la ligne mise en ] avant par G. Arbatov et moi-même pour le travail de la troupe ambulante J du Proletkult de Moscou.

Cette voie s’est déjà profilée quoique à l’état embryonnaire, mais avec suffisamment de précision, dans la mise en scène du Mexicain que votre serviteur a effectuée en collaboration avec V.S. Smichliaev (Premier studio du Théâtre d’Art).

Puis une divergence profonde à l’étape suivante de notre travail en commun (Au-dessus du ravin de U. Pletnev) conduisit à une rupture et à un travail séparé qui se manifeste par Le Sage et [...] La Mégère appri­voisée, sans parler de la Théorie de la construction de l’espace scénique de Smichliaev, qui ne fait que survoler les meilleures réalisations du Mexicain.

Je considère cette digression nécessaire dans la mesure où tous les arti­cles critiques portant sur le Sage et qui tentent de mettre à jour ses points communs avec n’importe quel autre spectacle, oublient systématiquement

de rappeler Le Mexicain (janvier-mars 1921) alors que Le Sage et toute la théorie de l’attraction ne sont que le perfectionnement à long terme et le développement logique de ce que j’avais introduit dans cette première mise en scène.

3 — Le Sage, commencé avec la troupe ambulante du Proletkult (et terminée avec la fusion des deux troupes) est le premier travail « d’agita­tion » basé sur une nouvelle méthode de la construction du spectacle.

B — LE MONTAGE DES ATTRACTIONS

Ce terme est employé pour la première fois et demande à être éclairci... [Les moyens fondamentaux du théâtre naissent du spectateur lui-même —

et du fait que nous menons le spectateur dans la direction que nous voulons (ou dans l’atmosphère que nous voulons), ce qui est la tâche primordiale

¡de tout théâtre fonctionnel d ’agitation, de propagande, (pamphlet, éduca­t io n , etc.). Les moyens d’action, dans ce but, peuvent être trouvés dans tous

les accessoires négligés du théâtre (Le « bagout » d’Ostuzhev aussi bien que la couleur du maillot de la prima donna, un roulement de tambours, aussi bien que le monologue de Roméo, le grillon du foyer autant que les coups de feu tirés au-dessus des têtes des spectateurs). Car chacun d’eux, à sa façon, est ramené à une même unité qui légitime leur existence et qui est leur qualité commune d 'attraction.

r L ’attraction (dans notre diagnostic du théâtre) en est chaque moment -J agressif — c’est-à-dire tout élément théâtral qui fait subir au spectateur une

pression sensorielle ou psychologique — tout élément qui peut être mathé­matiquement calculé et vérifié de façon à produire telle ou telle émotion choc. Celle-ci sera située à sa place convenable dans l’ensemble de l’ou­vrage. Ce sont là les seuls moyens grâce auxquels il est possible de rendre compréhensible le message, la conclusion idéologique de l’œuvre. (Ce che­min de la connaissance — «à travers le jeu vivant des passions » — s”ap­plique spécialement au théâtre). —

Naturellement, aussi bien sensuel que psychologique, dans le sens de l’action la plus efficace, — aussi directement actif qu’au théâtre du Grand Guignol de Paris, sur la scène, où l’on arrache un œil à un acteur, ou bien l’on ampute un bras ou une jambe sous les yeux mêmes du public ; ou bien, où l’on introduit dans l’action un coup de téléphone, pour décrire une action particulièrement effroyable qui a lieu à quelques dix kilomètres de là ; ou bien où l’on introduit une situation où un ivrogne sent sa fin proche et dont on prend les supplications et l’appel au secours pour de la folie. Plutôt donc dans ce sens que dans cette branche du théâtre psycho­logique où l’attraction ne réside que dans le thème lui-même, existe et agit en dehors de l’action, même si le thème est suffisamment d’actualité (l’erreur commise par la plupart des théâtres « d’agitation » est de se conten­ter de telles attractions dans leurs mises en scène).

Je considère l’attraction comme étant un élément indépendant et initial dans la construction d’une production théâtrale — une unité moléculaire — c’est-à-dire une composante de l’efficience du théâtre, du théâtre en géné­ral. Cela est en tous points semblable au « magasin d’images » qu’utilise George Grosz, ou aux éléments d’illustration photographique (photo-mon- tage) qu’emploie Rodchenko.

Aussi difficile que cela puisse être de délimiter une composante, celle-ci s’achève très certainement avec le héros noble, fascinant (le moment psycho­logique), et commence au moment où se concentre son charme personnel (c’est-à-dire son activité érotique) ; l’effet lyrique de certaines scènes de Chaplin est indissociable des attractions qu’exercent la mécanique bien définie de ses mouvements ; il est tout aussi difficile de préciser la fron­tière à partir de laquelle le pathétique religieux se transforme en satisfaction sadique, au moment des scènes de tortures des représentations du théâtre de mystères, etc.

L ’attraction n’a rien à voir avec le truc. Les trucs sont réalisés et achevés sur le plan de pur « métier » (surtout les trucs acrobatiques), et ne constituent que l’un des genres d’attraction lié au processus par lequel on se donne (ou, dans le jargon du cirque, « on se vend »). Comme cette expression de cirque, l’indique bien, dans la mesure où il s’agit clairement du point de vue de l’exécutant, le truc est à l’opposé de l’attraction — qui est uniquement basée sur la réaction du public.

Une approche authentique montre que l’attraction change fondamental] lement les principes de construction et rend possible le développement d’une mise en scène active. A u lieu du « reflet » statique d’un événement où toutes les possibilités d’expression sont maintenues dans les limites du déroulement logique de l’action, apparaît une nouvelle forme — le montage libre d’attractions indépendantes et arbitrairement choisies indépendantes de l’action proprement dite (choisies toutefois selon la continuité logique de cette action) — le tout concourant à établir un effet thématique final, tel est le montage des attractions. J

Le théâtre est obligé de résoudre le problème qui consiste à transformer ses « images illusoires » et ses « présentations » en un montage de « choses réelles » tout en incluant dans le montage des « pièces entières de repré­sentation », liées au développement de l’action, désormais, non plus comme force en soi et toute puissante, mais choisies pour leur force pure et parti­cipant consciemment à l’ensemble de la production, autant que peuvent l’être des attractions actives.

Ce n’est pas sur la « révélation » des intentions de l’auteur dramatique, ou sur « l’interprétation correcte des idées de l’auteur », ou sur « l’image réelle d’une époque », qu’une production théâtrale peut être basée. La seule base solide et efficace pour l’action de cette production ne peut s’établir que sur des attractions et sur leur système.

Tout metteur en scène ayant un minimum de pratique emploie d ’une façon ou d’une autre, instinctivement, l’attraction non plus sur le plan du montage ou de la construction, mais comme un élément de la « composition harmonique » (d’où dérive tout un jargon : « une sortie réussie », « une belle chute de rideau », « un superbe tour de force »), mais ceci n’existe que dans le cadre de la vraisemblance du sujet, inconsciemment en général, et dans la poursuite de quelque chose totalement différent de ce qui a été énuméré plus haut. Ce qui nous reste à faire en retravaillant le système de mise en scène, est de porter le centre d’attention à ce qui est nécessaire, considéré auparavant comme superflu, comme un simple ornement et qui apparaît en fait comme le guide essentiel des intentions normales de mise en scène ; et sans nous sentir liés par un respect logique et naturel envers la tradition littéraire. Notre travail est d’établir cette méthode comme une

méthode de production (ce qui a été la tâche du Studio de Culture Prolé­tarienne depuis l’automne 1922).

Une école pour le monteur peut être trouvée au cinéma, et surtout au music-hall et au cirque, car à proprement parler, faire un bon spectacle {du point de vue formel), c’est construire un programme solide à base de music-hall et de cirque, en partant de la pièce qu’on a choisie, comme exemple — l’énumération de la partie des numéros de l’épilogue du Sage : 1) monologue d’exposition du héros, 2) passage d’un film policier (le vol du journal), 3) une entrée musicale excentrique : la fiancée et trois préten­dants repoussés (d’après la pièce, un seul visage) dans le rôle de garçons d ’honneur ; scène de tristesse sous forme de couplets « Vos doigts sentent l’encens » et « Tant pis la tombe » (En projet — xylophone pour la fiancée et jeu de grelots sur les boutons des officiers), 4, 5, 6) trois entrées sur deux motifs, parallèles et clownesques (thème du paiement pour l’organi­sation de la noce), 7) entrée de l’étoile (la tante) et des trois officiers (thème du retard des fiancés repoussés), passage calembouresque à travers le rappel au souvenir du cheval au numéro de voltige à trois à cru sur un cheval (comme il est impossible de l’introduire dans la salle — tradi­tionnel « cheval à trois »), 8) chœurs de chants d’agitation politique ; « le pope avait un chien », sous eux un pope en caoutchouc sous forme de chien (thème du début de la célébration du mariage), 9) éclatement de l’action (voix du marchand de journaux pour la sortie du héros), 10) appa­rition du criminel masqué, passage d’un film comique (résumé des 5 actes de la pièce dans les transformations de Gloumov, thème de la publication du journal), 11) prolongation de l’action (interrompue) dans un autre groupe (mariage avec les trois repoussés simultanément), 12) couplets antireligieux « Alla verdi » thème calembouresque — nécessité d’attirer le mallah, mal­gré la grande quantité de fiancés en présence de la fiancée seule, chœur et un nouveau personnage utilisé seulement dans ce numéro — un soliste en costume de mallah, 13) danse collective, jeu avec la pancarte « la religion est l’opium du peuple », 14) scène de farce : on place la femme et les trois maris dans une caisse, on frappe sur le couvercle avec des pots, 15) trio parodique : « qui est jeune chez nous », 16) rupture de l’action, retour du héros, 17) vol du héros accroché par une longe au-dessus d’une coupole (thème du suicide provoqué par le désespoir), 18) éclatement de l’action — retour du criminel, le suicide est en sursis, 19) combat d’espadons (thème de l’animosité), 20) entrée d’agitation politique du criminel et du héros sur le thème de la N.E.P., 21) acte sur le fil incliné : passage du criminel au-dessus des têtes des spectateurs du manège au balcon (thème du « départ pour la Russie »), 22) parodie clownesque de ce numéro par le héros et saut du fil, 23) arrivée sur les dents sur ce même fil du balcon, du roux, 24) entrée finale de deux roux qui s’arrosent mutuellement d’eau, elle se termine par l’annonce de la « fin », 25) pétard sous les places des specta­teurs comme accord final. Les moments qui lient les numéros s’il n’y a pas d’enchaînement direct s’utilisent comme des éléments de liaison et peuvent être : une disposition différente des appareils, une interruption musi­cale, une danse, une pantomime, des acrobaties sur le tapis.

2.

Manifeste “ contrepoint orchestral ”L’avenir du film sonore. 1928.

Le rêve depuis longtemps caressé du., cinéma sonore est maintenant une réalité.

Les Américains ont inventé la technique du film sonore et l’ont amené à son premier degré d’utilisation pratique et rapide.

L ’Allemagne, également, travaille très intensivement dans le même sens.Partout dans le monde on parle de ce « Muet » qui a enfin trouvé sa

voix.Nous, qui travaillons en U.R.S.S., nous avons pleinement conscience que

nos ressources techniques ne sont pas de nature à nous permettre d’espérer un succès pratique et rapide dans cette voie.

Au reste, il paraît intéressant d’énumérer un certain nombre de consi­dérations préliminaires de nature théorique, d’autant plus que d’après les nouvelles qui nous parviennent, l’on semble orienter ce nouveau perfec­tionnement du cinématographe sur .une mauvaise voie.

Car une conception fausse des possibilités de cette nouvelle découverte technique peut non seulement gêner le développement et le perfectionne­ment du cinéma-art, mais pourrait encore anéantir tous ses acquis formels actuels.

Le cinéma contemporain, opérant comme il le fait au moyen d’images visuelles, produit une impression puissante sur le spectateur et occupe à juste titre un des premiers rangs dans le domaine des arts.

Comme l’on sait, le moyen fondamental — et d’ailleurs unique — par lequel le cinéma a été capable d’atteindre un aussi haut degré d’efficacité est le montage.

L ’affirmation du montage, comme principe essentiel d’action, est l’indis­cutable axiome sur lequel a été basée la culture cinématographique mon­diale.

Le succès universel des films soviétiques est dû pour une large part à un certain nombre de principes du montage, qu’ils furent les premiers à découvrir et à développer.

1. — Aussi, pour le développement futur du cinéma, les seules phases importantes sont celles qui sont calculées dans le but de renforcer et de développer ces procédés de montage pour produire un effet sur le spec­tateur.

En examinant chaque nouvelle découverte et en partant de ce point de vue, il est aisé de démontrer le peu d’intérêt que présente le cinéma en couleur et en relief en comparaison de la haute signification du son.

2. — Le film sonore est une arme à deux tranchants, et son utilisation

la plus probable suivra la ligne de moindre résistance, c’est-à-dire sim­plement celle de la satisfaction de la curiosité du public.

Tout d’abord nous assisterons à l’exploitation commerciale de la mar­chandise la plus facile à fabriquer et à vendre : le film parlant, celui dans lequel l’enregistrement de la parole coïncidera de la façon la plus exacte et la plus réaliste avec le mouvement des lèvres sur l’écran et dans lequel le public aura « l’illusion » d’entendre des gens qui parlent, des objets qui résonnent, etc.

Cette première période de sensation ne portera pas préjudice au déve­loppement du nouvel art, mais il y aura une seconde période — terrible celle-là. Cette période viendra avec le déclin de la première réalisation des possibilités pratiques, au moment où on tentera de lui substituer systé­matiquement des drames de « haute littérature » et autres essais d’invasion du théâtre à l’écran. Utilisé de cette façon, le son détruira l’art du montage.

Car toute addition de son à des fractions de montage intensifiera leur inertie en tant que telles et enrichira leur signification intrinsèque, et cela sera sans aucun doute au détriment du montage, qui produit son effet non par morceaux mais bien, par-dessus tout, par la réunion bout à bout de ces morceaux.

3. — Seule l’utilisation du son en guise de contrepoint vis-à-vis d’un morceau de montage visuel offre de nouvelles possibilités de développer et de perfectionner le montage.

Les premières expériences avec le son doivent être dirigées vers sa « non-coincidence » avec les images visuelles.

Cette méthode d’attaque seule produira la sensation recherchée qui conduira, avec le temps, à la création d’un nouveau contrepoint orchestral j d’images-visions et d’images-sons. ^

4. — La nouvelle découverte technique n’est pas une phase hasardeuse dans l’histoire du cinéma, mais un débouché naturel pour l’avant-garde de la culture cinématographique, et grâce à laquelle on peut échapper d’un grand nombre d’impasses qui paraissaient inéluctables.

La première impasse est le sous-titre, en dépit des innombrables tenta­tives qu’on avait faites pour l’incorporer au mouvement ou aux images du film (son éclatement en plusieurs parties, l’agrandissement ou la dimi­nution de la taille des caractères, etc.).

La seconde impasse est le fatras explicatif (par exemple les plans d’en­semble) qui surcharge la composition des scènes et retarde le rythme.

Chaque jour les problèmes qui concernent le thème et le sujet deviennent plus compliqués. Les tentatives qu’on a faites pour les résoudre par des subterfuges scéniques d’ordre visuel seulement ont pour résultat, ou bien de laisser ces problèmes sans solution, ou bien de conduire le réalisateur à des effets scéniques par trop fantastiques, provoquant la peur de l’her­métisme et de la décadence réactionnaire.

Le son, traité en tant qu’élément du montage (et comme élément indé­pendant de l’image visuelle), introduira inévitablement un moyen nouveau et extrêmement effectif d’exprimer et de résoudre les problèmes complexes auxquels nous nous sommes heurtés jusqu’à présent, et que nous n’avions

pu résoudre en raison de l’impossibilité où l’on était de leur trouver une •solution à l’aide des méthodes incomplètes du cinéma qui utilise les seuls •éléments visuels.

5. — La « méthode du contrepoint » appliquée à la construction du film sonore, non seulement n’altérera pas le caractère international du cinéma, mais rehaussera encore sa signification et son pouvoir de culture à un degré inconnu jusqu’à présent.

En appliquant cette méthode de construction, le film ne sera pas confiné dans les limites d’un marché national, comme c’est le cas avec les drames de théâtre et comme ce sera le cas avec les drames de théâtre filmés. En outre il y aura une possibilité plus grande encore que par le passé de faire circuler à travers le monde des idées susceptibles d’être exprimées au moyen du film, en leur conservant une rentabilité mondiale.

S. E is e n s t e in .V. POUDOVKINE.

G. A l e x a n d r o ff .Octobre 1928.

Un point de jonction imprévu11928

Le célèbre acteur comique Jivokini dut un jour remplacer presque au pied levé Levrov, basse très populaire à Moscou, dans l’opéra La Bayadère Amoureuse. Mais... Jivokini n’avait absolument pas de voix.

— Comment allez vous chanter cela, Vassili Igna- tievitch? hochant la tête d’un air désolé, lui deman­dait son entourage d’un air compatissant.

Mais Jivokini, lui, ne se laissait pas abattre !— Hé bien, quand je ne pourrai pas atteindre une

note, je la montrerai avec la main ! répondait-il gaiement.

(Extrait de Anecdotes sur Jivokini)

Traire un bouc ?... L’agriculteur ne connaît pas une telle opération. De lui, comme on dit, on ne retire ni laine, ni lait. Il a une autre réputation profondément établie et d’autres honorables fonctions.

Mais hélas... notre avant-garde critique (notre critique d’avant-garde) ne considère pas les choses ainsi.

Le théâtre Kabouki est venu nous rendre visite — c’est là une très remarquable manifestation de culture théâtrale2.

Tout le monde s’est répandu en louanges sur sa maîtrise artistique, à la vérité impressionnante. Mais... on n’a absolument pas vu ce qui lui donne ce caractère exceptionnel.

Les éléments de reconstitution (« musée »), bien que, naturellement, indis­pensables, ne suffisent guère à qualifier cette manifestation d’exceptionnelle. Or seul mérite d’être tenu pour remarquable ce qui œuvre pour le progrès

1. Titre dans la trad. de J. Leyda « The Unexpected », chapitre paru pour la première fois dans La Vie de l’art, 19 août 1928 (Léningrad).]. En exergue dans la traduction de J. Leyda :

Ah ! la voix d’un faisan d’un seul coup A englouti le vaste champ.

(Tiré de Maiku Poems, Ancient and Modem, traduits et annotés par Miyamori Asatarô. Tokyo, Maruzen Company, 1940.)

2. [Note de J. Leyda.] Au cours d’une tournée en Europe, la troupe du Kabouki diri­gée par Sandanji, donne plusieurs représentations à Moscou et à Leningrad. A l’issue de sa visite dans cette dernière ville, la revue La Vie de l’Art (19-8-26) lui consacre un numéro. Ce chapitre est la contribution de S. M. Eisenstein à ce numéro.

de la culture, ce qui sustente et stimule les problèmes qui sont à la pointe de l’actualité. On a dit du Kabouki, et en guise de compliment : « Comme c’est musical ! », « Comme ils jouent avec les objets ! », « Quelle plastique ! »— trois lieux communs dont on nous rebat depuis longtemps les oreilles. E t on en a conclu que nous ne pouvons rien, absolument rien en tirer que (comme l’a fait remarquer avec causticité un très respectable critique) a tout cela n’est pas bien nouveau » et que Meÿerhold a depuis longtemps déjà pillé les Japonais8.

Mais ce n’est pas tout. Après s’être débarrassés en quelques vagues phrases d’une analyse des qualités spécifiques du Kabouki, nos éminents, critiques demeurent blessés dans leurs meilleurs sentiments. « Allons donc ! mais du Kabouki, on ne tire ni laine, ni lait !» « Le Kabouki est conven­tionnel ! Le Kabouki, ne nous touche pas, nous Européens ! Sa maîtrise n’est que la froide perfection de la forme !... E t enfin, il joue des pièces féodales ! Quel cauchemar !... »

Mais exiger des Japonais une « Lioubov Iarovaï » est aussi naïf que de nous faire faire des tournées avec La vie pour le tsar... De plus notre théâtre révolutionnaire n’a eu l’idée de Rupture et de Train blindé que10 ans après la révolution.

Je présume que, quand il s’agit du vieux théâtre Kabouki, l’on peut peut-être « passer par-dessus le répertoire » et ne pas exiger de lui plus que du théâtre Bolchoï. Quand, instruit par l ’expérience de l ’Occident, Osseviakhim a adopté les « masques à gaz », s’est-il senti gêné d’utiliser les « fruits de l’impérialisme » ? L ’emprunt dans l’intérêt de la classe ouvrière des éléments techniques d’une expérience autre que la nôtre et même étrangère à la nôtre est justifié aussi bien pour les questions tou­chant à la culture que pour celles touchant à la défense matérielle du pays.

Mais l’utilisation complète de tout ce qui peut être emprunté au Kabouki bute sur l’emploi que fait le Kabouki lui-même de la convention.

Cependant, cette convention que nous ne connaissions que d’une manière « livresque », se révèle en fait singulièrement relative. Les « conventions » du Kabouki ne ressemblent en rien au maniérisme stylisé et prémédité qui sévissait dans la période « conventionnelle » de notre théâtre, artificiellement transplanté sur nos scènes, en marge des prémisses techniques indispen-

i sables. Au Kabouki, ces conventions sont profondément logiques, comme ! d’ailleurs dans tout le théâtre oriental.i Prenons par exemple le théâtre chinois : au nombre de ses personnages

figure... « l’esprit de l’huître » ! Regardez donc l’interprète de ce rôle : son visage est orné de cercles concentriques dessinés de part et d’autre du nez pris comme charnière qui reproduisent graphiquement les deux moitiés de l’huître et cela vous semblera déjà parfaitement « justifié ». Ce n’est ni plus ni moins conventionnel que les épaulettes d’un général. Nées d’un besoin strictement utilitaire — la protection des épaules contre les coups d’épées — les épaulettes, depuis qu’elles sont ornées des étoiles hiérar­chiques, ne se distinguent guère, en principe, de la grenouille bleue dessinée sur le front de l’acteur qui joue « l’esprit de la grenouille ».

3. Dans le texte russe« théâtre conventionnel » ; dans la trad. de J. Leyda : « théâ­tre de Meÿerhold».

Une autre variante dans l’emploi des conventions dérive directement des mœurs. Dans le premier tableau des 47 samourcüs, Sistsia joue le rôle d ’une femme mariée, il entre en scène les dents noircies et les sourcils rasés... convention analogue à celles des femmes juives qui, après leur mariage cachent leur chevelure, ne laissant que leurs oreilles à découvert ou celle de la jeune fille qui entre au Komsomol et reçoit un fichu rouge comme une sorte « d’uniforme ».

A la différence de la « pratique » européenne qui voit dans le mariage une garantie contre les désagréments de l’amour libre, au Japon, une fois mariée, la femme, « puisque les circonstances ne l’exigeaient plus », détrui­sait les éléments de sa séduction. Elle se rasait les sourcils et se noircissait et même s’arrachait les dents *.

Mais passons au plus important. Passons aux conventions qui s’expli­quent par la perception du monde spécifiquement japonaise. Passons aux particularités qui ressortent clairement lors de la perception directe du spectacle, aux particularités dont aucune description ne nous avait donné la moindre idée.

Et c’est là que se produit une rencontre imprévue : celle du Kabouki avec les recherches les plus audacieuses du théâtre, quand celui-ci cesse d’être théâtre pour devenir cinéma — et qui plus est, cinéma à l’étape la plus récente de son développement : cinéma parlant **.

Ce qui distingue tout particulièrement le Kabouki de notre théâtre est, si l’on peut s’exprimer ainsi, un monisme de l’ensemble.

Nous connaissons l’ensemble « émotionnel » de notre théâtre d’Art — ensemble d’une expérience affective collective unique ; nous connaissons le parallélisme des ensembles à l’opéra (orchestre, chœur, soliste). Ajouté à ce parallélisme, « le décor jouant un rôle » nous a été proposé par le théâtre qui s’est illustré sous le qualificatif innaceptable de « théâtre syn­thétique ». Maintenant prépare sa revanche ce bon vieil ensemble « animal » quand, des divers côtés de la scène, les acteurs « bourdonnent » de façon très réaliste, pour recréer de leur mieux un tant soit peu de la « coexistence » quotidienne.

Les Japonais nous ont montré un ensemble d’un tout autre ordre et extrêmement curieux : un ensemble moniste.

Son, mouvement, espace, voix chez les Japonais ne ¿accompagnent pas les uns les autres, (pas plus qu’ils ne sont parallèles) mais ils sont traités comme des éléments d’une égale signification.

La première association qui vient à l’esprit au Kabouki c’est le football, le sport d’ensemble le plus collectif. Voix, maillots, mimes, cris du lec­teur, décors escamotables, sont d’autant d’arrières, demi-arrières, gardiens de but, avants se passant le ballon de l’initiative dramatique, « marquant » buts sur buts contre le spectateur stupéfait.

On ne peut pas parler « d’accompagnement » au Kabouki, exactement

* [Note de S. M. Eisenstein.] Ces traditions, bien entendu, ne sont plus observées dans le Japon moderne européanisé. Mais elles figurent dans le code.

** [Note de S. M. Eisenstein.] J’ai la conviction absolue _____stade moderne du théâtre. Le théâtre sous sa forme ancienne e ^ m S ii^ s’ïrsurvxt7 par inertie.

comme on ne peut pas dire quand on court que la jambe droite accom­pagne la jambe gauche et que toutes les deux accompagnent le buste.

Ici, il n’y a place que pour la sensation moniste de 1’« excitant » théâtral. Le Japonais considère chaque élément du théâtre non pas comme une unité non mesurable de diverses catégories d’actions (sur les divers organes des sens) mais comme une unité de théâtre intrinsèque.

« Un murmure d’Ostoujev pas plus que la couleur du vêtement de la prima donna, un coup de timbale autant que le monologue de Roméo, un grillon sur le poêle pas moins qu’une salve tonnant sur la tête des specta­teurs » voilà ce que nous écrivions en 1923 (dans le numéro de juin de la revue L ief)4 mettent par ailleurs le signe égal (= ) entre ces éléments de diverses catégories, quand nous posons une unité fondamentale de théâtre que nous avons appelée « attraction ».

Le Japonais dans sa technique qui, bien entendu n’est pas élaborée consciemment, fait à cent pour cent appel précisément à ce que nous avions alors en vue. S’adressant aux organes des sens, il se base sur la somme totale d’excitations que reçoit le cerveau sans se préoccuper des voies par lesquelles celui-ci est atteint ***.

Au lieu d’accompagnement, le Kabouki révèle pleinement un moyen de- correspondances. Correspondance du but à atteindre fondamentalement et: qui agit d’un élément d’action à un autre, d’une catégorie d’excitant à une autre.

f En regardant le Kabouki, involontairement il nous vient à l’esprit un I roman écrit par un Américain : l’histoire d’un homme dont on avait inter­

verti les nerfs auditifs et visuels de sorte qu’il avait une perception sonore des vibrations lumineuses et une perception visuelle des vibrations acousti-

i ques : en un mot il s’était mis à entendre la lumière et à voir les sons. \ C’est ce qui se passe aussi au Kabouki : nous y « entendons » les gestes.1 et nous y « voyons » les sons. Exemple :

Iouranossouke quitte le château assiégé. Du fond de la scène il avance vers la rampe. Brusquement le paravent du fond qui représente la porte du château grandeur nature (gros plan) est escamoté. On voit alors un second paravent sur lequel est représentée une porte plus petite (plan d’en­semble). On comprend que Iouranossouke s’est éloigné davantage. Il pour­suit son chemin. On jette sur le paravent un rideau gris vert — cela signifie que le château est hors de vue pour Iouranossouke. Quelques pas encore, Iouranossouke pénètre dans le « chemin des fleurs », ce nouvel éloignement est exprimé à l’aide du « samisen » **** c’est-à-dire à l’aide du son6.

4. « Montage d’Attractions », Lief, 3, 1923 (cf. Appendice 2 de Film Sensé).*** [Note de S. M. Eisenstein.] Les repas pris sur scène ne sont eux-mêmes pas-

laissés au hasard. Je n’ai pas eu le temps de vérifier s’il existe au théâtre une nourri­ture rituelle. Mangent-ils n’importe quoi ? ou les menus sont-ils déterminés ? Dans ce dernier cas, le goût participerait également à l’ensemble.

**** [Note de S. M. Eisenstein.] Le « samisen » est un instrument de musique japo­nais qui ressemble à la mandoline.

5. [Note de la traduction de J. Leyda.] Plutôt qu’à la mélodie, la musique du samisens’en remet au rythme pour rendre les émotions. La gamme des sons est inépuisable. C’est en groupant les sons en rythmes fluctuants que les musiciens obtiennent les effets qu’ils recherchent : la rugosité, la méchanceté, le calme ; la neige qui tombe.

1OT éloignement : des pas — dans l’espace éloignement de l’acteur.2e éloignement : une surface peinte — changement de paravent.3e éloignement : un signe intellectuel de « convention » : le rideau « ef­

face » le paysage qui devient invisible.4« éloignement : le son.

A un moment, on exhibait un petit tableau bleu avec des pois et l’on disait que c’était la représentation visuelle du nom « Maroussia », tandis que des petites croix vertes sur fond orange auraient signifié « Katerina » et des serpentins violets sur fond rose « Sonia ». Cette lubie, cette recherche d’équivalence ont été réalisées brillamment par le théâtre Kabouki.

Voici l’exemple d’un procédé purement cinématographique utilisé dans l’un de leurs spectacles : Tsiousingoura.

Après un bref combat « sur quelques mètres (de pellicule) », une coupure : scène vide — paysage. Puis le combat reprend, exactement comme dans un film nous intercalons, dans une séquence, un paysage, pour créer une ambiance. Ici, c’est un paysage désertique de neige, la nuit (la scène vide), que l’on intercale.

Mais, « quelques mètres de film plus loin », deux des « 47 preux » remar­quent la chaumière ""dans laquelle s’est caché le traître (le spectateur est au courant). Comme au cinéma, dans ce moment crucial du drame, il est indispensable de freiner l’action.

Dans le Potemkine, quand tout est prêt pour commander « Feu » ! sur les matelots recouverts de la bâche, quelques mètres de film montrent des parties « indifférentes » du cuirassé : la proue, la gueule des canons, une bouée de sauvetage, etc., etc. L ’action est freinée et la tension atteint son point culminant.

H faut donc accentuer le moment où l’on découvre cette chaumière. Et si l’on veut un résultat de premier ordre, cet accent doit être obtenu avec les mêmes éléments rythmiques en intercalant donc à nouveau la nuit, le désert, un paysage de neige.

Mais... voici que déjà les preux rentrent en scène ; et, le travail des Japonais est de premier ordre, alors c’est la flûte qui triomphalement entre en scène : et de nouveau, mais grâce à l’ouïe cette fois, vous « voyez » ce même champ de neige, ce même désert sonore et cette nuit que vous entendiez peu avant quand vous regardiez la scène vide...

Parfois même (il semble alors que vos nerfs vont en craquer), les Japo­nais doublent leur effet. Usant d’équivalences parfaites entre les images visuelles et sonores, il leur arrive soudain de cumuler les deux en les élevant au carré et c’est alors un coup de queue de billard magistralement calculé sur les hémisphères du cerveau du spectateur. Je ne saurai autre­ment définir la combinaison du mouvement de la main de Itsihava Ensio

les oiseaux qui volent, le vent qui bruisse dans les branches ; une escarmouche, la mêlée, la paix du clair de lune, la peine du départ, l’extase du printemps ; l’infirmité de l’âge, la joie des amoureux — tout cela et plus encore, le samisen l’exprime pour ceux qui peuvent regarder au-delà du rideau qui exclut les oreilles occidentales de ce monde musical plus à cause des conventions du son que de la mélodie. (Zoe Ki&card, Kabuki Popular stage of Japan ; Londres, Macmillan & Co, 1925, pp. 199-200.)

(se tranchant la gorge dans la scène du hara-kiri) avec le bruit de sanglot venant des coulisses, lequel coïncide graphiquement avec le mouvement du couteau.

} Voilà l’illustration de la phrase : « la note que je ne pourrai pas attein- j dre, hé bien ! je la ferai avec la main ! » Mais ici la voix est synchroniséeI avec la main. Et nous sommes figés de stupeur devant une telle perfection \ de... montage.

** *

f Nous connaissons tous ces trois questions sournoises : Quelle est la forme | d’un escalier en colimaçon ? Qu’entend-on par le mot « compact » ? Qu’est- f ce que la « houle marine » ? L ’analyse intellectuelle ne nous fournit aucune j réponse à ces questions. Beaudoin de Courtenay * saurait nous en donner \ une, mais nous, nous répondons par un geste. Le concept complexe de \ « compact », nous l’exprimons en serrant les poings, (l’escalier en colima- \ çon, nous le visualiserons par un mouvement de la main en spirale), etc.

Qui plus est, nous nous contentons parfaitement de ces explications.Ainsi, nous aussi, nous sommes légèrement « Kabouki ». ! Mais pas

assez.Dans le « Manifeste » sur le cinéma parlant **, j’ai évoqué la technique

du contrepoint appliquée à la combinaison de l’image visuelle et de l’image auditive. Pour bien posséder cette technique, il faut entraîner en soi une nouvelle faculté sensorielle : la capacité de réduire à un dénominateur commun les perceptions visuelles et auditives.

Cette faculté, le Kabouki la possède au plus haut point. E t nous nous devons de la posséder, nous qui franchissons le Rubicon de notre époque : du théâtre au cinéma, du muet au parlant ! Cette nouvelle faculté senso­rielle qui nous est nécessaire, nous devons la prendre aux Japonais. Si, en peinture, nous devons l’impressionisme à l’art japonais, si la sculpture moderne est dans la filiation de l’esthétique noire africaine, c’est encore aux Japonais, et dans la même mesure que notre cinéma est redevable. Je dis bien aux « Japonais », et pas seulement à leur théâtre, car les traits que j’ai exposés, imprègnent profondément, à mon avis, toute leur philo­sophie de la vie, du moins d’après ce que j’ai pu en juger par les frag­ments de culture japonaise auxquels j’ai pu accéder.

Au Kabouki nous trouvons des exemples d’une identification avec la peinture à deux dimensions de la perception tridimensionnelle naturaliste. Admettons que ce soit du « plaqué ». Mais il faut tout de même recon­naître qu’ils ont tout remis en chantier à leur façon, pour que l’on trouve, par exemple, chez eux un poisson-dragon métallique frétillant au bout d’un fil qui « remonte » le courant (une rangée de lignes verticales figurant une chute d’eau). Ou bien encore les murs de cette maison cubique et austère dans La Maison de la Colline aux Eventails s’ouvrant pour décou­vrir une toile de fond sur laquelle se découpe une galerie dont la perspec­tive se dirige vers le centre. Nos décors ne connaissent ni un tel volume dans la décoration intérieure, ni une représentation aussi élémentaire de la

* Célèbre linguiste russe [N.d.T.].** Voir p. 19.

perspective, et encore moins leur emploi simultané. Et il semble que l’on retrouve cela partout.

Dans le costume : Dans « la danse du serpent », Odato Goro entre en scène ligoté par une corde, ce qui, à nouveau, est exprimé grâce à la correspondance du dessin sur sa robe d’une corde à deux dimensions et d’une ceinture-corde (à trois dimensions comme dans la réalité) qui lui enserre la taille.

Dans Yécriture : le Japonais possède semble-t-il une innombrable quantité d’idéogrammes. Ces idéogrammes se composent de dessins d’objets, établis conventionnellement pour exprimer les concepts qu’ils représentent, ce sont donc des tableaux-concepts. L ’image d’un concept. Parallèlement, il existe une série d’alphabets européanisés du type Kata-khana, Khira-gana et autres. Et le Japonais se sert pour écrire de tous les alphabets à la fois. Sans se troubler il effectue ainsi un montage avec les images des idéo­grammes et les lettres des différents alphabets qui ne se correspondent pas entre eux6. a

Dans la poésie : la'- « tanka » japonaise est une sorte d’épigramme lyrique à peu près intraduisible d’une métrique rigoureuse (5, 7, 5 syllabes pour la première strophe ou kami-no-kou, et 7, 7 syllabes dans la seconde ou chimo-no-kou)7 ; c’est la poésie la plus singulière, sans doute, tant par la forme que par le fond. Quand on voit le texte écrit, on se demande tou­jours : est-ce là une ornementation ou une inscription ? car on attache en effet autant de prix à la calligraphie qu’à la valeur poétique de cette tanka.

Mais, le fond ?... ce n’est sans raisons que Julius Kurt a écrit au sujet de la poésie japonaise : « Mieux vaut la voir (c’est-à-dire se la représenter visuellement) que l’entendre » 8.

Citons trois poèmes :

Approches de l’hiverJeté vers l’Orient le pont du vol des pies dans le ciel un torrent- bordées de givre les nuits traîneront un plus lent ennui.

Pour Yakamosi (mort en 785) le vol des pies s’étire donc comme un pont dans l’azur.

6. Variante dans la trad, de J. Leyda : « composer des phrases en employant simulta­nément les images des idéogrammes et les lettres des différents alphabets totalement opposés les uns aux autres ne passe pas pour extraordinaire. »

7. [Note de la trad, de J. Leyda.] La métrique de la strophe classique est connue sous le nom de chichigoto ou rythme 7-5 qui pour tout Japonais reflète le pouls de la race. (J. Ingram Bryan. The Literature of Japan ; Londres, Thornton Butterworth Ltd, 1929,. pp. 33-34.)

8. Julius Kurth : Japanische lyric, p. IV.

L ’oie sauvage

Oie sauvage azurée! Oie sauvage azurée! criant dans l’azur tu ressembles aux maisons à l’ombre des saules.Quand les oies volent, elles ont les plumes ébouriffées ce qui les fait ressembler à des arbres plantés autour d’une maison.

Un corbeau dans la brume printanière

La taille du corbeau est peu à peu cachée à moitié dans le kimono de la brume comme un chanteur de soie dans les plis d’une ceinture.

L ’auteur, un anonyme (1800) compare le corbeau à moitié visible dans la brume matinale aux oiseaux trop grands brodés sur un kimono en partie -dissimulés quand la ceinture est nouée.

Les règles d’airain de la métrique, le charme calligraphique du dessin et les comparaisons qui étonnent tant par leur invraisemblance que par leur merveileuse proximité (un corbeau et un oiseau brodé dans les plis

' d ’une ceinture) témoignent d’une extraordinaire fusion des images solli-7 citant les sens les plus divers. A la base de ce « panthéisme » archaïque

original, on trouve indubitablement une indifférenciation des perceptions — une absence certaine du sens de la perspective. Il ne peut, en effet, en être autrement. L ’histoire du Japon est trop riche d’expérience historique ; le fardeau de la féodalité, politiquement éliminé avec tant de difficultés, demeure la trame des traditions culturelles du Japon. Quand le capitalisme triomphe, dans la société apparaît, en même temps qu’une différenciation économique, une perception différenciée du monde, — dans beaucoup de domaines de la vie culturelle du Japon ce phénomène n’a pas encore eu lieu. E t le Japonais continue à penser « féodalement », c’est-à-dire sans différenciation.

Nous remarquons la même chose dans ce que font les enfants, et les aveugles guéris éprouvent cela également, quand le monde des objets, tant éloignés que rapprochés, leur semble non pas dans l’espace, mais tout contre eux, comme les étreignant.

En plus du Kabouki, les Japonais nous ont montré le film Karakouri- Moussmé. Mais l’indifférenciation qui dans le Kabouki aboutit à d’écla- tants succès imprévisibles, agit ici négativement.

Karakouri-Moussmé est une farce mélodramatique. Après un début dans le style de Monty Banks, le film finit d’une manière incroyablement triste. Entre temps il s’éparpille mortellement entre les deux extrêmes.

Un maître comme Chaplin, inégalé, dans ce genre, dans le Kid ou la Huée vers l’Or n’a lui-même pas su équilibrer ces éléments.

Le matériau glisse de plan en plan.

Tenter de lier ces deux éléments est tâche des plus dures. Dans Karakouri- Moussmé c’est un vrai « gâchis » 9.

Ainsi, comme toujours les extrêmes se touchent. D’une part l’indifféren­ciation archaïque de l’excitation des sens du Kabouki ; de l’autre, l’extrême pointe du développement du montage-pensée.

Le montage-pensée est le summum de la perception différentielle du monde « organique » éparpillé puis rassemblé à nouveau en un instrument d’action mathématiquement infaillible — la machine.

Gn se souvient de la phrase qui s’appliquerait si bien au théâtre Kabouki t et que des marionnettes ont inspiré à Kleist : « La perfection de l’acteur est soit dans ce corps, privé de toute conscience, soit dans celui dont la / conscience a des limites, c’est-à-dire dans la marionnette ou dans le « demi- / Dieu » lü.

Les extrêmes se touchent.Et il n’y a pas de quoi se lamenter sur l’absence d’âme du Kabouki

ou pire de trouver dans le travail de Sadanji une « confirmation des théo­ries de Stanislavski » !

Ou rechercher ce qui n’a pas encore été volé par Meyerhold11 !En gros — du bouc on tire du lait !Et le Kabouki célèbre joyeusement sa rencontre avec le cinéma parlant.

9. [Dans la trad. de J. Leyda] « ... et même un maître comme Chaplin qui, dans le Kid, parvient à une fusion de ces deux éléments qui, depuis lors, n’a jamais été sur­passée, dans La ruée vers l’or n’a pas réussi à conserver un tel équilibre. De plan en plan, on glisse de l’un de ces éléments à l’autre. »

10. Heinrich von Kleist, « Uber des Marionettentheater », traduit par Eugene Jolas. dans Vertical (New York City, Gotham Book Mart, 1941).

11. [Dans la traduction de J. Leyda.] «... On ne gagne rien à pleurnicher sur la sécheresse du Kabouki, ou, pire encore, à trouver dans le jeu de Sadanji « une confir­mation de la théorie de Stanislavski », ou à rechercher ce que « Meyerhold a bien pu omettre de lui voler » !

4,Le principe du cinéma et la culture japonaise* (avec une digression

sur le montage et le plan)1929

Hors-cadre

C’est une curieuse et merveilleuse réalisation que d’écrire une brochure sur quelque chose qui en réalité n’existe pas.

Ainsi, par exemple, un cinéma sans cinématographie est une chose qui n’existe absolument pas.

Et cependant l’auteur du présent livre a réussi à écrire un livre sur le cinéma d’un pays qui n’a pas de cinématographie. Sur le cinéma d’un pays qui a dans son patrimoine culturel un nombre infini de traits cinématogra­phiques répandus partout sauf... dans son cinéma.

Cet article traitera donc des traits cinématographiques de la culture japonaise, qui se trouvent en dehors du cinéma japonais ; il sera donc autant en marge du livre précédent que ces traits dont nous allons parler se tiennent en marge du cinéma japonais.

* Cet article a été publié comme épilogue au pamphlet de N. Kaufman « Le Cinéma Japonais » (Tea-Kino-Pechat), Editions théâtrales et cinématographiques, Moscou, 1929. Il s’intitulait, « En dehors du plan ». Traduit en anglais par Ivor Montagu et S.S. Nalbandov, puis revu par Eisenstein et Ivor Montagu il est publié dans la revue Transition, nos 19-20, juin 1930, Paris, p. 90, puis reproduit dans Expérimental Cinéma, n° 3, 1932. C’est grâce à l’aimable autorisation de l’éditeur de cette revue, M. Eugène Jolas, qu’il nous est permis de reproduire ce texte fort impor­tant, et, jusqu’ici, inédit en français. Son traducteur anglais, I. Montagu l’a fait, pré­céder d’une introduction dont il nous semble utile d’extraire quelques lignes : « en soi, montage n’est rien d’autre que le mot professionnel français et allemand corres­pondant aux mots editing et cutting anglais et américains ; ce qui, dans tous ces pays signifie le collage mécanique des différents plans, suivant l’ordre établi en tournant (ou en « réalisant ») le film. Mais en Russie cette même opération est considérée comme l’acte créateur fondamental de l’expression par le film, les prises de vues n’étant plus considérées que comme le fait de rassembler le matériel pour le montage.

Le mot « montage », donc dans les écrits théoriques soviétiques, a un sens plus fort, de montage constructif. Cela a la même différence que de noter les nouvelles du jour au crayon ou de les présenter comme des événements d’une importance mondiale par le jeu des manchcttes des quotidiens. [...] Dans des écrits philosophiques et esthé­tiques où l’on souligne la signification psychologique de ce procédé (!’« accroissement » des élans affectifs, leur assemblage, et leur accroissement dans un certain ordre), le sens étymologique du mot perd son sens [...] et peut rentrer dans notre langue avec ses papiers de naturalisation soviétique. »

Le cinéma c’est : tant de sociétés, tant et tant d’investissements de capi­taux, tant et tant de vedettes, tant et tant de drames.

La cinématographie est surtout, et avant tout, le montage.Le cinéma japonais est très bien équipé en sociétés, en acteurs, en

scénarios.Mais le cinéma japonais ignore résolument le montage.E t cependant le principe même du montage peut être identifié comme

un élément fondamental de la culture expressive japonaise :L’écriture.Car l’écriture est avant tout, expression.L ’hiéroglyphe.La représentation naturaliste d’un objet tel que l’a peint la main habile

de Tzan Sié, 2650 ans avant notre ère, se schématise légèrement, et constitue avec les 539 autres représentations, le premier « contingent » d’hiéroglyphes.

Gravée avec une pointe métallique sur une plaque de bambou l’image plastique de l’objet ressemble encore en tous points à cet objet.

Mais voilà que, vers la fin de IIIe siècle, apparaît le pinceau.Et dans le siècle qui suit 1’ « heureux événement » (Anno Domini),

le papier.E t enfin, en l’année 220, — l’encre de Chine.Un bouleversement complet. Une révolution dans l’art du dessin. Et

après avoir traversé, au cours des siècles, pas moins de 14 formes d’écriture, l’hiéroglyphe se fige dans sa forme actuelle.

{ Les moyens de réalisation (le pinceau, et l’encre de Chine) déterminent | sa forme.

Les 14 modification successives ont obtenu le résultat escompté.En conclusion : dans l’idéogramme « ma » qui se déploie avec fougue

(un cheval), il est déjà impossible de reconnaître la silhouette du charmant petit cheval, accroupi d’une façon pathétique sur son arrière train, du style d’écriture de Tzan Sié, silhouette bien connue d’après la sculpture de la

/ Chine antique.\ Mais qu’il repose en paix, ce charmant petit cheval avec les 607 autresI signes sianchin restants, — la première catégorie d’hiéroglyphes représen- L tative.I L’intérêt véritable n’apparaît qu’avec la seconde catégorie d’hiéro- \ glyphes, les choy-ee, c’est-à-dire « copulatifs ».

Le fait est que la copulation, — nous ferions peut-être mieux de dire la combinaison — de deux hiéroglyphes des séries les plus simples» doit être considérée non comme leur somme, mais comme leur produit, c’est-à-dire comme une unité d’une autre dimension, d’un autre ordre. Si chacune séparément correspond à un objet, à un fait, leur combinaison correspond à un concept. Par la combinaison de deux choses « représen­tables », on réalise la représentation de quelque chose que l’on ne peut dépeindre graphiquement.

Par exemple, l’image de l’eau, et celle d’un œil, signifie « pleurer » ; l’image d’une oreille, à côté de celle d’une porte : — « entendre » ; un chien et une bouche : — « aboyer » ; une bouche et un enfant : — « crier » ; une

bouche et un oiseau : — « chanter » ; un couteau et un cœur : — « la tris­tesse », et ainsi de suite...

Mais tout ceci c’est... du pur « montage ». !Oui. C’est exactement ce que nous faisons au cinéma, en combinant, les

plans représentatifs — autant que possible synonymes, neutres du point de vue du sens — en un contexte, en séries intelligibles.

Ce sont là des moyens et une méthode inévitables dans toute représenta­tion cinématographique. Et dans sa forme condensée et purifiée, le point de départ du « cinéma intellectuel ».

D’un cinéma visant à un laconisme maximum dans la représentation

En tant que pionnier de ces diverses voies, nous saluons la méthode du regretté Tzan Sié mort voilà déjà longtemps !

Nous avons parlé de laconisme. Le laconisme nous sert de transition pour passer à un autre point. Le Japon possède la forme la plus laconique de poésie : les « hai-kai » (qui apparut au début du XIIe siècle), et les « tanka ».

Toutes deux sont presque des hiéroglyphes transposés en phrases. Et cela à un point tel, que plus de la moitié de leur valeur est évaluée sur la qualité calligraphique de leur dessin. Leur méthode de construction en est en tous points analogue.

Cette méthode, qui dans les hiéroglyphes donne un moyen de détermi­nation laconique d’un concept abstrait, fera naître, une fois transposée en représentation littéraire, un laconisme identique d’une imagerie explicite.

Cette méthode, appliquée de façon rigoureuse aux combinaisons abstraites de signes, fait naître, par leur conflit, la sèche définition des concepts abstraits.

La même méthode, en soi développée dans la richesse d’un groupe de combinaisons verbales déjà formées, se maximalise dans la splendeur d’effets de l’image.

Le concept : une formule nue ; son orientation, développement par adjonction de nouveaux matériaux, le transforme en image : une forme achevée.

C’est exactement le moyen primitif de penser : penser par images, se concentrant jusqu’à un degré donné, se transforme en penser par concepts.

Mais voyons quelques exemples :Le « hai-kai » est un sketch impressioniste concentré :

visuelle de concepts abstraits. /

Dans le foyer Deux points brillants: Un chat assis.

(Ge-Daï)

ou bien

î Un vieux monastère, j La lune froide.| XJn loup hurle

(Hik-ko)

ou encore :

Tout est calme sur le camp,Un papillon vole.Le papillon ¿est endormi.

(Go-Sin)

Les « tanka » sont légèrement plus longs (de deux vers) :

Marchant lentementUn faisan de montagne ; sa queueTraîne derrière.O nuit sans fin,Seul, et je l’endure !

(Khitomaro) [Traduction de Pletner].

A notre point de vue, ce sont là des phrases de montage ; des plans de montage.

La simple combinaison de deux ou trois détails d’une série matérielle se fonde en une représentation parfaitement esquissée d’un tout autre ordre : un ordre psychologique.

Et si les bords bien lisses de la détermination intellectuelle des concepts, créés par la combinaison des hiéroglyphes, sont ici quelque peu flous, du point de vue émotionnel, les concepts ont toutefois éclos.

On ne discerne pas nettement, dans l’écriture japonaise, si son aspect pré­dominant est système de caractère (déterministe), ou création indépen­dante de dessins (pictural).

Quoi qu’il en soit, née de l’union bi-monistique du pictural comme méthode, et du déterministe comme but, la méthode hiéroglyphique perpé­tuera sa tradition (continuera, non pas historiquement, mais consécutive­ment en principe dans l’esprit de ceux qui développent cette méthode).

[Non seulement sa ligne déterministe s’est-elle prolongée dans la litté­rature, dans les « Tanka », comme nous l’avons vu, mais] la même méthode exactement (au point de vue pictural) s’est également appliquée aux expres­sions les plus parfaites des arts graphiques japonais.

Sharaku. Le créateur des plus belles estampes du xvme siècle. D’une galerie de portraits d’acteurs absolument immortelle. Le Daumier du Japon. Le Daumier que Balzac — qui était lui-même le Bonaparte de la littérature — avait dénommé « le Michel-Ange de la caricature ».

Et, en dépit de tout cela, il nous est presque totalement inconnu.Les traits caractéristiques de son œuvre ont été relevés par Julius Kurth.

Traitant de l’influence de la sculpture sur Sharaku, il trace un parallèle entre le portrait de l’acteur Nakayama Tomisabuno et un masque antique du théâtre semi-religieux NO : le masque Rozo, (un vieux bronze) :

...Il y a la même expression dans le masque, créé également aux jours deSharaku, et dans le portrait de Tomisaburo. Les traits du visage, et la distri­

* Passage entre crochets apparemment apocryphe.

bution des masses sont très semblables, bien que le masque représente un vieillard et la gravure une jeune femme (Tomisaburo dans un rôle de femme). La ressemblance est frappante, et cependant ces deux œuvres n’ont rien de commun. Mais c’est justement là que nous découvrons le trait le plus carac­téristique de Sharaku : tandis que le masque est sculpté dans le bois suivant des proportions anatomiques relativement exactes, celles-ci sont, dans l’es­tampe parfaitement inacceptables. L’écartement entre les yeux est tellement énorme que c’est là une injure à tout bon sens. Si l’on compare le nez aux yeux, celui-là se permet d’être presque deux fois plus long que la grandeur à laquelle tout nez aurait droit ; le menton est totalement disproportionné par rapport à la bouche ; les sourcils, la bouche, et, en général, chacun des détails par rapport aux proportions des autres, est absolument impensable. Nous pourrions faire les mêmes remarques pour tous les grands portraits de Sha­raku. Que celui-ci ait pu ignorer que toutes ses proportions étaient fausses, est évidemment impossible. C’est donc intentionnellement qu’il rejette le natu­rel ; et, alors que chaque détail vu séparément, est dessiné en suivant les principes du réalisme le plus strict, leur assemblage dans la com position géné­rale est subordonné seulement aux exigences du fond. Sharaku a adopté comme proportions normales la quintessence du pouvoir expressif psycho­logique *.

N’est-ce pas là exactement ce que réalisent les hiéroglyphes, qui relient les notions indépendantes de « bouche » et « d’enfant », pour créer le concept expressif « hurlement » ?

Et n’est-ce pas là exactement ce que nous autres, cinéastes, faisons quelque­fois quand nous créons des monstrueuses disproportions entre les éléments d’un événement qui se déroule normalement, en le démembrant soudain en « gros-plan de mains qui s’agrippent », « plan-moyen de la lutte », « gros- plan d’yeux exorbités qui emplissent tout l’écran »... en désintégrant par le montage cet événement en plans successifs ? En montrant un œil deux fois plus grand que la taille d’un homme. En combinant ces monstrueuses incongruités, nous rassemblons à nouveau l’événement démembré en un tout, mais tel que nous le voyons ; suivant notre « traitement » de cet événement.

La description disproportionnée d’un événement nous est propre, orga­niquement, depuis nos origines ou notre enfance. A. S. Luria (de l’institut psychologique de Moscou), m’a montré un dessin fait par un enfant sur le thème : « allumer le fourneau ».

Tout y était dessiné en proportions relativement correctes et avec beau­coup de soin. Le feu de bois, le fourneau, la cheminée. Mais au milieu de la pièce on voyait un énorme rectangle sillonné de zig-zags. Qu’étaient ces zig-zags ? E t bien, c’étaient... les allumettes. En prenant en considération leur importance cruciale pour le phénomène dessiné, l’enfant leur avait donné une dimension à l’échelle de leur pouvoir.

La représentation d’objets avec des proportions réelles (absolues) qui leur sont propres, n’est rien d’autre, naturellement, qu’une allégeance à la logique formelle orthodoxe,

Notre subordination à la notion de l’ordre immuable des choses.

* Julius Kurth, Sharaku (R. Piper, Munich, pp. 79, 80, 81).

A la fois en peinture et en sculpture, ce phénomène réapparaît périodi­quement et invariablement aux périodes qui ont établi l’absolutisme.

On échange le pouvoir expressif des disproportions archaïques pour « la table des rangs et des classes » régulières, d’une harmonie régie par des décisions officielles.

| Le réalisme positiviste n’est en aucune façon une forme correcte de j perception. Il n’est, purement et simplement, qu’une fonction d’une cer-1 taine forme de structure sociale,l Suivant une monocratie d’Etat, et imposant une forme monotypique de

pensée d’Etat,Une uni-formation idéologique, dont on peut trouver un développement

figuratif dans les rangs uniformes des Régiments des Gardes impériaux.

Nous venons ainsi de voir comment le principe des hiéroglyphes, « déter­mination par le dessin », s’est divisé en deux.

D’abord, dans la direction même qu’implique son but (le principe de « détermination ») : les principes de création d’imagerie littéraire.

Puis, dans la direction qu’implique la méthode de réalisation de ce but (le principe du « dessin ») : les étonnants procédés expressifs de Sharafcu *.

Et, tout comme les deux branches divergentes d’une hyperbole se rencon­trent comme on dit, « à l’infini » (bien que personne ne soit allé visiter une région aussi lointaine), de même le principe des hiéroglyphes, se divisant infiniment en deux parties (en accord avec le fonctionnalisme des chiffres), malgré ce dualisme et cet éloignement, se réunit soudain à nouveau, mais dans une quatrième sphère : le théâtre.

Si longtemps étrangères l’une à l’autre, à nouveau ces deux parties — à la naissance du drame — sont présentes parallèlement en un curieux dualisme.

[La signification (détermination) de l’action est donnée par le récit qu’en fait un homme derrière le décor,] ** la désignation, la représentation de l’action c’est une marionnette muette qui la mime sur la scène, — celle que l’on appelle Dzidruri.

En même temps qu’une façon bien déterminée de se mouvoir, cet ar­chaïsme passe également dans le premier kabouki. Il se maintient comme méthode partielle, dans son répertoire classique jusqu’à aujourd’hui. [(Quand certaines parties de l’action sont narrées de derrière le décor, tandis que l’acteur les mime sur la scène).] *

Mais ceci n’est pas encore le point le plus important.Ce qui est le plus important c’est le fait que dans la technique du jeu

même, la méthode hiéroglyphique (montage) s’est insinuée de la façon la plus intéressante.

Cependant, avant que nous ne traitions de cette question, puisque nous avons commencé à parler du problème plastique, arrêtons nous en marge sur la question du « plan », afin de fixer ce problème une fois pour toutes.

* Il a été laissé à Joyce de développer dans Literature le côté dessin de l'hiéro­glyphe japonais. Chaque mot que dit Kurth, en analysant l’art de Sharaku peut s’appliquer, clairement et simplement, à Joyce. (S. M. Eisenstein.)

** Passage entre crochets apparemment apocryphe.* Passage apparemment apocryphe.

Un plan.Un petit cadre rectangulaire, portant, — ramassé en lui d’une quelconque

façon —, un fragment d’un événement.« En les collant les uns aux autres », ces plans constituent un montage

(quand, naturellement, ils se succèdent suivant un rythme convenable.)Voilà, en gros, ce que nous enseignait l’ancienne école du cinéma.

Clou sur Clou,Brique sur brique...

Koulechov, par exemple, écrit en ayant recours à une telle brique :

... Aurait-on à exprimer une idée partielle quelconque, un fragment d’action, un des chaînons de toute la chaîne dramatique, cette idée, devra être exprimée, construite à l’aide de plans comme avec des briques... **

Clou sur clou,Brique sur brique...

comme dit la chanson *. \Le plan : c’est un élément du montage. \Le montage : c’est la « succession de ces éléments ». JC’est là, une méthode d’analyse des plus pernicieuses,Méthode dans laquelle la compréhension d’un processus dans son ensem­

ble (succession, montage des plans) ne dérive que des caractéristiques exté­rieures de son cours (un fragment est collé à un autre fragment).

Il serait ainsi possible d’en arriver à la conclusion fameuse que les voi­tures des tramways n’existent que pour être couchées en travers des rues.

Déduction parfaitement logique, si l’on se limite aux fonctions que ces véhicules ont exercées, par exemple, en Russie durant les journées de février 1917. Mais l’économie communautaire moscovite l’interprète dif­féremment.

Le pire de cette histoire c’est que cette conception est réellement, comme les véhicules ci-dessus, étendue en travers de toutes les possibilités de développements formels.

Une telle conception prédestine, non à un développement dialectique, \ mais seulement à un « perfectionnement » graduel en cours d’évolution, dans \ la mesure où il ne mord pas à même la substance dialectique des événements, j

Et en dernier ressort, un tel « perfectionnement en évolution » mènera, soit à la décadence à travers le raffinement, soit à un dépérissement dû à la coagulation du sang.

Et, aussi étrange que cela puisse paraître, un exemple mélodieux de ces deux destins simultanément, se trouve admirablement illustré par le dernier film de Koulechov : le Gai Canari^

** L. Koulechov, L’Art du Cinéma, edit. Tea-Kino-Pechat, Moscou, p. 100.* Citation extraite de Kerpitchki, une chanson populaire russe.

i Le plan n’est en aucune façon un élément du montage,l Le plan est la cellule du montage.

[Tout comme les cellules, par leur division, donnent naissance à un phé­nomène d ’un autre ordre, l’organisme ou l’embryon *.] De l’autre côté du saut dialectique partant du plan, il y a le montage.

'Par quoi, alors, le montage est-il caractérisé, et, en conséquence son embryon — le plan

î Par le choc. Par le conflit de deux fragments s’opposant l’un à l’autre. | Par le choc. Par le conflit.

Devant moi, j’ai un bout de papier jaune chiffonné.Il porte une note mystérieuse :

| « Liaison — P » et « Choc — E ».

C’est là un vestige matériel d’un débat animé, au sujet du montage, entre E : moi-même, et P : Poudovkine (Il y a à peu près un an de cela).

Voilà l’ordre établi. Régulièrement, il vient me voir tard la nuit et nous nous opposons, à huit clos, sur des questions de principes.

Cette fois-là comme toujours. Défenseur de l’école de Koulechov, il défend ardemment la conception du montage comme liaison des fragments. En une chaîne. Des briques.

Des briques, qui par leurs couches successives, formulent un concept.Je lui opposais ma conception du montage-c/zoc. Un point de vue d’après

lequel, du choc de deux facteurs naît un concept.La liaison n’est, selon moi, qu’un cas particulier possible.Vous vous souvenez du nombre infini de combinaisons possibles (en

physique) en ce qui a trait au choc des balles.Suivant qu’elles sont élastiques, non-élastiques ou mixtes.Parmi toutes ces combinaisons, il en est une dans laquelle le choc est si

faible qu’il se résout dans le mouvement uniforme de toutes deux dans la même direction.

C’est ce cas qui correspondrait à la conception de Poudovkine.Il n’y a pas longtemps j’ai eu une autre conversation avec lui. Et

aujourd’hui il est d’accord avec mon point de vue d’alors.Il est vrai que, pendant ce temps, il a eu l’occasion de connaître la

substance des conférences que j’avais données durant cette période à l’institut Cinématographique d’Etat.

Ainsi donc le montage est conflit.,1 La base de chacun des arts est toujours « conflit ». (Une curieuse subli- j mation « en image » du principe dialectique.)

Et le plan n’est rien d’autre qu’une cellule de montage.Par conséquent, il doit également être considéré du point de vue du

conflit.Conflit interne.Montage en potentiel, et dans le développement de son intensité faisant

* Passage apparemment apocryphe.

exploser sa cage rectangulaire, et faisant éclater son conflit dans les impul­sions de montage, entre les fragments de ce montage.

Et si l’on doit comparer le montage à quelque chose, alors la phalange des fragments de montage, les « plans » devraient être comparés aux séries d’explosions d’un moteur à combustion interne, se multipliant dans les dynamiques du montage, et servant ainsi « d’impulsions » pour entraîner une auto ou un tracteur rapide.

Conflit interne. Il peut être de nature très variée : il peut même se situer dans l’action même que l’on décrit. Alors c’est Une série dorée. Un morceau long de 120 mètres. Un tel conflit n’est pas sujet à être examiné à la lumière des questions de formes cinématographiques.

Mais en voilà quelques-uns qui sont « cinématographiques » :Conflit de directions graphiques (de lignes).Conflit de plans (entre eux).Conflit de surfaces.Conflit de masses (surfaces remplies d’intensités variées de lumières).Conflits de profondeurs.N’importe lequel de tous ceux-ci, auxquels il ne manque qu’une intensifi­

cation minime, pour aussitôt constituer des couples de fragments opposés :Gros-Plans et Plans d ’Ensemble. (G-P, P-M, P-E)Des fragments graphiquement diversement dirigés. Des cadres résolus par

volume contre des cadres résolus par surfaces.Plans clairs, et plans foncés.Et enfin, il y a des conflits inattendus, comme :Le conflit d’un objet et de ses dimensions naturelles ; et le conflit d’un

incident et de sa nature temporelle.Cela peut paraître extraordinaire, mais ces cas sont tous deux depuis

longtemps familiers :Le premier : la distortion optique de l’objectif ; le second : l’accélération

ou le ralentissement d’un mouvement.Le fait de grouper toutes les propriétés du cinéma en une seule formule

de conflit, ou d’assembler toutes les caractéristiques du cinéma en une série dialectique sous le même titre, ce n’est pas là une diversion de rhétorique dénuée de sens.

Ce que nous faisons, c’est chercher une systématisation unifiée du pro­cessus de l’expression cinématographique qui sera bonne pour chacun de ses éléments.

Leur assemblage en une série de signes communs va résoudre le pro­blème en bloc.

L’expérience dans les diverses branches du cinéma varie dans des pro­portions extraordinaires.

Alors que nous en savons beaucoup pour ce qui est du montage, pour ce qui est de la théorie du plan nous en sommes encore en train de tâtonner entre l’Académie Royale, les impressionistes français, et les pures géométri­sations qui commencent à nous faire grincer des dents.

En considérant le plan, cependant, comme une cellule particulière de montage, — la destruction du dualisme « plan-montage », nous permet d’appliquer directement notre expérience du montage au problème théori­que du plan.

Il en est de même pour le problème de l’éclairage. Le fait de le conce­voir comme la collision entre un jet de lumière et un obstacle, comme le choc d’un jet d’eau jaillissant d’une pompe à incendie contre un objet, ou comme un coup de vent bousculant une personne doit entraîner une utili­sation de la lumière entièrement différente de celle que permettrait le fait de jouer avec des « gazes » et des « spots ».

Pour l’instant le seul principe dénominateur qui existe est le principe du conflit.

I Le principe du contrepoint optique. (Nous en parlerons une autre fois ; plus en détails).

f Et n’oublions surtout pas maintenant que nous aurons sous peu à résou- \ dre un autre contrepoint, bien moins simple, le conflit des données visuelles

et auditives dans le cinéma sonore.

Î Pour l’instant, toutefois, revenons-en à l’un des conflits optiques les plusi intéressants : le conflit entre les limites du cadre et l’objet filmé.

L’angle de prise de vue, en tant que matérialisation du conflit entre la logique ordonnante du metteur en scène, et la logique inerte de l’objet, par leur choc, donnant la dialectique du point de vue cinématographique.

A ce point de vue nous en sommes encore au stade de l’impressionisme et dénués de principes à en avoir mal au cœur.

Mais, en dépit de cela, une notion aiguë du principe est propre à cette technique aussi.

Le rectangle sec, plongeant dans le hasard de la diffusion naturelle...Et de nouveau nous nous retrouvons au Japon !Car la méthode cinématographique est l’une de celles que l’on utilise

dans 1’enseignement du dessin dans les écoles japonaises.Quelle est notre méthode d’enseignement du dessin ?Nous prenons un bout de papier blanc rectangulaire ordinaire...Et nous entassons là-dedans, et la plupart du temps en n’utilisant même

pas les coins (les bords généralement graisseux des longues suées éprou­vées dans ce travail) quelque étemelle caryatide, quelque lamentable chapiteau corinthien, ou un plâtre de Dante (non pas le jongleur de l’Ermi- tage de Moscou, non, l’autre : Alighieri, l’auteur comique).

Les Japonais font l’inverse.Voici une branche de cerisier, ou un paysage avec un bateau à voile.E t l’élève extrait de cet ensemble, au moyen d’un carré, d’un cercle ou

d’un rectangle, une imité de compositions.Il cadre !Et c’est justement par ces deux méthodes d’enseignement du dessin

(la leur et la nôtre) que l’on pourrait caractériser les deux tendances fon­damentales qui s’opposent dans le cinéma aujourd’hui.

La nôtre : la méthode expirante de l’organisation spatiale artificielle de l’événement en face de l’objectif de la « mise en place » d’une séquence, jusqu’à l’érection d ’une Tour de Babel dans le vrai sens du terme, devant l’objectif.

Et celle des Japonais : le « choix » fait par la caméra, une organisation dictée par ses moyens. La subdivision d’un événement d’actualité au moyen de l’objectif.

Il est vrai que, maintenant, au moment même où nous écrivons, le centre d’attraction commence enfin, dans le cinéma intellectuel, à passer aux « déductions et conclusions » tirées de l’ordre de son approximation aux « slogans » du matériel cinématographique en soi.

Le désaccord entre ces deux écoles perd toute importance et elles pour­raient tranquillement se fondre en une synthèse.

Il y a une dizaine de pages, nous avons oublié, comme une parapluie dans un tramway, la question du théâtre.

Revenons-en au problème des méthodes de montage dans le théâtre japonais,

Et en particulier, dans le jeu des acteurs.Le premier exemple, et le plus frappant, est naturellement, sa méthode

purement cinématographique, — le « jeu sans transitions ».Et en même temps, le Japonais utilise une méthode exactement inverse,

avec des transitions de mimique portées à la limite du raffinement.A un moment donné de l’action, il l’arrête. Les « Noirs » * obligeamment

le cachent de la vue du public. Et, voici qu’il réapparaît avec un tout nou­veau maquillage, une nouvelle perruque, incarnant une toute autre étape (un tout autre degré) de son état émotionnel.

C’est ainsi, par exemple, que dans la pièce Narukami est résolue la tran­sition de Sadanji entre l’ivrognerie et la folie. Par une coupure presque mécanique. Et un changement dans sa collection (dans son arsenal) de raies colorées. Sur son visage, il souligne les raies dont le lot est de remplir une tache de plus forte intensité que celle qui était confiée aux raies de son premier maquillage.

Cette méthode, encore une fois, est propre au cinéma. L ’introduction forcée dans le film, d’après la tradition des acteurs européens, de morceaux de « transition émotionnelle » est encore un autre facteur contraignant le cinéma à piétiner sur place. Alors que la méthode de jeu « avec coupures » permet la réalisation de procédés entièrement nouveaux. Remplacer le visage changeant d’un seul acteur par une gamme de visages-types de diverses expressions par un typage, donnera toujours un résultat expressif beaucoup plus aigu que celui que permet la surface (trop réceptive et dénuée de résistance organique) du visage d’un acteur professionnel.

La suppression des intervalles entre les pôles extrêmes de l’expression d’un visage en contraste aigu, je l’ai utilisée dans notre nouveau film rural. ** Grâce à cela nous sommes arrivés à réaliser une plus grande acuité dans le « jeu du doute » autour de l’écrémeuse. Le lait va-t-il s’épaissir, ou non ? Sommes-nous trompés ? Est-ce la fortune ? Ici, le processus psychologique du jeu des motifs — la foi et le doute — est désintégré en deux positions extrêmes de joie (confiance) et de tristesse (désillusion). Bien plus, ceci est fortement amplifié par l’éclairage (qui n’est nullement conforme aux

* Les « Noirs » dans le théâtre Kabouki, sont des personnes complètement vêtues de noir, et, par cela, relativement invisibles. A part leur fonction mentionnée ci-dessus, ils servent à déplacer les meubles et accessoires, et sont chargés en général de tous les changements qui surviennent sur la scène dans le cours de la pièce.

** La Ligne Générale, allusion à la fameuse séquence de l’écrémeuse. Cf. commen­taires d’Eisenstein sur son film dans sa conférence, prononcée l’année suivante à Paris, p. 171.

conditions réelles de l’éclairage de l’endroit). Ceci produit un renforcement considérable d’intensité.

| Une autre caractéristique remarquable du théâtre Kabouki est le principe \ du jeu « désintégré ». Ainsi, Siozo, la vedette féminine de la compagnie

Kabouki qui a joué à Moscou, en interprétant la scène d’une jeune fille mourante dans « Le Sculpteur de Masques », joua ce rôle avec des frag­ments de jeu entièrement distincts les uns des autres.

Jouant seulement avec son bras droit. Jouant avec seule jambe. Jouant avec le cou et la tête seulement. Le processus complet de l’agonie ordinaire était ainsi désintégré dans le jeu « en solo » de chacune des parties sépa­rément : la partie de la jambe, la partie des bras, la partie de la tête. Une désintégration en « plans ». Avec une réduction de la durée de chacun de ces constituants distincts, à mesure que l’on s’approchait de la fin tragique : la mort.

En se libérant entièrement du joug du simple réalisme, l’acteur est ainsi capable par cette méthode, de se saisir entièrement du spectateur par « rythmes », rendant ainsi la scène théâtrale, qui dans sa composition générale, est basée sur le réalisme le plus conséquent et le plus détaillé, (le sang, etc.), non seulement acceptable, mais extrêmement captivante.

Puisque nous ne faisons plus maintenant une différence de principe entre les questions du contenu du plan, et du montage, nous pouvons citer un troisième exemple.

Le Japonais utilise dans son art un rythme (« un tempo ») lent, d’une len­teur inconnue sur nos scènes. La fameuse scène de hara-kiri dans les Quarante-Sept Ronin. Un tel degré de ralentissement du mouvement est inconnu chez nous. Alors que, dans notre précédent exemple nous avons traité de la désintégration des liens d’un mouvement, ici nous avons une

f désintégration du processus même du mouvement. Le ralenti. Je ne connais qu’un seul exemple d’une application intégrale de cette méthode, telle qu’elle est techniquement utilisable au cinéma, pour un fin de composition prémé­ditée. Généralement elle est utilisée soit pour une description comme celle du « Royaume Sous-marin » du Voleur de Bagdad ; ou pour un rêve (Zvénigora). Ou, plus souvent encore, ce ne sont que futilités ou inutiles espièglerie de la caméra (comme l’Homme avec la Caméra de D. Vertov). L’exemple que j’ai en tête est le film de Jean Epstein La Chute de la Maison Usher. Des émotions incarnées normalement, filmées en accéléré, exercent une pression émotionnelle extraordinaire par leur ralenti à l’écran (si l’on en juge d’après les critiques de presse). Si l’on se souvient bien que l’effet du jeu d’un acteur sur le public est basé sur l’imitation inconsciente qu’en fait le spectateur, il sera aisé de ramener les deux exemples à une seule et même explication adventice. L ’intensité de la réception croît parce que le processus d’imitation se développe plus aisément au cours d’un mouvement désintégré...

Même enseigner le maniement d’un fusil a été fourré dans le crâne des nouvelles recrues les plus obtuses, par ce procédé de « désintégration de mouvement ».

Le rapprochement le plus intéressant que l’on puisse faire avec le théâtre japonais, est bien sûr celui que l’on peut faire avec le cinéma sonore, qui peut et doit apprendre chez les Japonais ce qui lui est indispensable : la réduction des impressions visuelles et auditives au même dénominateur

commun physiologique. Mais j’ai déjà consacré tout un article, dans le Zhizn Iskusstva à cette question, je n’y reviendrai pas ici *.

Ainsi, il nous a été possible d’établir rapidement la perméabilité des branches les plus diverses de la culture japonaise à l’élément le plus pur, au nerf vital du cinéma : le montage.

Et il n’y a que le cinéma japonais qui tombe dans la même erreur que le « mouvement de gauche » du théâtre Kabouki.

Au lieu d’étudier comment extraire les principes et la technique de leur jeu remarquable issu des formes féodales traditionnelles de ce qu’ils jouent, les hommes de théâtre progressistes du Japon se jettent à corps perdu dans l’adaptation des produits informes et spongieux de nos « intui­tifs ». Les résultats sont tristes et lamentables. E t dans le domaine du cinéma, le Japon entreprend d’une manière analogue des imitations des exemples les plus révoltants du bazar commercial américain ou d’Europe Centrale.

Comprendre et appliquer ses particularités culturelles au cinéma, telle est la tâche du Japon.

Camarades Japonais, allez-vous réellement nous abandonner la réalisation de cette tâche ?

* Dans le n° 34, 1928 de cette revue. (Ce texte avait été déjà publié par la revue Le Monde, Paris, décembre 1928.)

5.La dramaturgie du film

Approche dialectique de la forme cinématographique

D’après Marx et Engels:Le système dialectique n’est que la reproduction consciente du processus

(de l’être) dialectique. Des manifestations extérieures du monde.Donc :

La projection du système dialectique des choses dans le cerveau :— dans les figures abstraites,— dans la pensée,

[crée]la voie dialectique — le matérialisme dialectique.

LA PHILOSOPHIEDe même :

La projection d’un tel système des choses :— dans les figures concrètes,— dans les formes,

[crée]

L ART

La base de cette philosophie est \1 interprétation dynamique des choses ] L’être, considéré en tant qu’une formation permanente engendree par

les réactions de deux contradictoires.La synthèse qui s’élabore dans la contradiction de la thèse et de l’anti­

thèse.Dans la même mesure elle sert de base à la véritable interprétation de

l’art et de tous les arts.Dans le domaine artistique, le principe dialectique du mouvement s’in­

carne dans :LE CONFLIT

Comme dans le principe élémentaire et essentiel de toute œuvre d’art et de toutes les formes d’art.

Car l’art est toujours un conflit:1 — A cause de sa mission sociale,2 — A cause de sa nature,3 — A cause de sa méthode.

1. A cause de sa mission socialecar :

La mission de l’art est de révéler les contradictoires de l’existence. A travers le bouleversement intérieur que connaît l’homme, à travers le rebondissement dynamique de passions opposées les unes aux autres, il

! faut forger, d’une façon émotive, la notion intellectuelle et exacte — ( créer la vision vraie.

-- 2. A cause de sa naturecar :

l Du fait de sa nature, l’art résulte du conflit qui surgit entre l’existence j naturelle et la tendance créatrice. Entre l’inertie organique et l’initiative î consciente.

L ’hypertrophie de l’initiative consciente ■— du principe de la logique rationnelle ■— laisse s’engourdir l’art jusqu’à ce que celui-ci se transforme en technique mathématique.

(Le paysage devient une esquisse ■— Saint-Sébastien, un atlas d’anatomie.) L ’hypertrophie de la nature organique — de la logique organique —

réduit l’art à l’informe.(Maléwitch devient un petit ruisseau — Archipenko, un cabinet de

figures de cire.) car :

La limite de la forme organique (le principe passif de l’existence) estLA NATURE

La limite de la forme rationnelle (le principe passif de la production) estl ’in d u s t r ie

t tandis que :| Sur le point d’intersection de la nature et de l’industrie se trouveI

L'ART

1 — La logique de la forme organique,2 — La logique de la forme rationnelle., Produisent, en se heurtant, la dialectique des arts plastiques.| L ’action réciproque de ces deux logiques produit et règle la dynamique.'■ Non seulement dans le sens de l’espace et du temps, mais aussi dans le domaine purement intellectuel. J ’envisage également, dans le conflit entre la représentation habituelle et la production exceptionnelle, la formation de nouvelles notions et visions, comme un dynamisme — une mise en mouvement — de l’interprétation traditionnelle vers une nouvelle inter­prétation.\ Le degré d’éloignement détermine l’intensité de la tension.

(Voyez par exemple, en musique, la notion des intervalles. En outre il peut se présenter certains cas où la tension atteint une telle intensité qu’elle peut nous conduire à la rupture — effondrement de l’unité artistique. L ’imperceptibilité de certains intervalles.): La forme spatiale de cette dynamique est l’expression.\ Les diverses phases de la tension ■— le rythme.1 Ce qui suit est valable pour toutes les sortes d’art, mais surtout pour

toutes les sortes d’extériorisation.Ce conflit de l’expression se trouve ainsi placé entre le réflexe indéter­

miné et le réflexe déterminé.Ce conflit existe dans tous les domaines dans la mesure où ceux-ci sont

interprétés en tant qu’arts. Par exemple, l’acte de la pensée logique considérée comme un art, crée le même mécanisme dynamique. En effet :

« La vie intellectuelle d’un Platon ou d’un Dante était en grande partie inspirée et déterminée par la joie que leur occasionnait la contemplation de la simple beauté du rapport rythmique qui subsiste entre les lois et l’exemple, l’espèce et l’individu. » (G. Wallace, The Great Society.)

Il en va de même pour les autres domaines, par exemple celui du langage, où la saveur, la vivacité et le mouvement résultent de l’antinomie entre les éléments particuliers et l’ensemble du système.

Opposée à un tel langage, la stérilité expressive des langues artificielles est absolument régulière, telle que par exemple l’espéranto.

Du même principe dérive tout le charme de la poésie dont le rythme — conflit entre la musique métrique et usuelle, et ce qui choque cette mesure — provient de la répartition de l’accent tonique. L ’interprétation de la vision formelle et statique en tant que fonction dynamique incarne même, dia­lectiquement et visuellement, les sages paroles de Gœthe. A savoir que :« L’Architecture est la musique glacée ».

Nous userons par la suite de cette interprétation.Et comme du point de vue moniste le général et le particulier doivent

être régis par un principe identique :Le même principe et conflit, considéré comme base de la méthode artisti­

que — en tant que principe élémentaire du rythme à créer et de la formation des formes de l’art, — se joindra au conflit de la détermination sociale et à celui de la réalité.

3. A cause de sa méthode \Le découpage et le montage sont des éléments fondamentaux du film. \

LE MONTAGE '

Le film soviétique en a fait le nerf même du film.Déterminer l’être du montage, cela signifie résoudre le problème cinéma­

tographique.Les anciens metteurs en scène, de même que le retardataire Léon

Kuleschow, considéraient le montage comme un moyen de faire comprendre aux spectateurs ce qu’ils décrivaient. Ils entassaient les découpages les uns sur les autres comme des pierres. Ils confondaient le rythme avec le mou­vement du découpage.

Conception absolument erronnée qui prouve que l’on détermine un fait en se fiant uniquement à son cours extérieur. Observer le collage méca­nique comme principe.

Pour notre compte, nous ne devons point considérer le rythme comme un simple rapport de longueurs.

Dans ce cas, il se constituerait une métrique qui serait un rythme en tant que tel, ce qu’est la métrique mécanique du système de Mensendick, sur le plan de l’expression corporelle et plastique, à l’école adverse de Bodé, qui, elle, est organique et rythmique.

Selon une expression que signe également, en tant que théoricien, \ Poudowkine : Le montage est le moyen de dévider la pensée grâce à la 1 prise de vue de certains rapports (principe épique). j

Le montage n’est point, à mon avis, une file d’éléments isolés placés { au hasard les uns sur les autres mais une idée qui naît du choc de deux î éléments distincts (principe dynamique). ?

(« Epique » ou « dynamique » sont ici pris dans le sens de la méthode plastique et non pas dans celui du contenu et de l’action.)

De même que dans les hiéroglyphes japonais où deux signes idéogra­phiques encore distincts l’un de l’autre explosent, une fois l’un près de l’autre, en une nouvelle notion — ainsi

L ’œil + l’eau = Les pleurs.La porte + l’oreille = écouter.L ’enfant + la bouche = crier.La bouche + le chien = aboyer.La bouche + l’oiseau = chanter.Le couteau + le cœur = l’affliction.(Abel Rémusat : Recherches sur l’origine de la formation de l’écriture

chinoise.)( Ce ne sont nullement des sophismes, car j’essaie, ici, de faire dériver j l’être tout entier, la partie essentielle et l’idée du film, de sa base technique | (c’est-à-dire optique).

Nous savons, en effet, que le phénomène du mouvement cinématique consiste en ce que deux images immobiles d’un corps mobile fusionnent, lors de démonstrations rapides et successives, en un même mouvement.

L’interprétation vulgaire de ce phénomène de fusion nous conduit à la non moins vulgaire conception du montage, dont j’ai déjà parlé.

Maintenant, désignons plus exactement le cours de ce phénomène et dédui- , sons-en la conclusion suivante :/ De deux immobilités filmées l’une à côté de l’autre, il résulte une notion i de mouvement.

Est-ce vrai ? A la lettre, oui.Visuellement, certes — mais non pas du point de vue mécanique.Car, réellement, les éléments ne seront point situés l’un à côté de l’autre,

mais l’un sur l’autre.En effet:

La notion (ou sensation) de mouvement se constitue grâce à la juxta­position de l’impression statique que nous laissa la vue de l’objet dans sa situation précédente, et de sa position actuelle et mobile. D’autre part, le phénomène du relief se forme lui aussi, dans le cas de la stéréoscopie, comme une juxtaposition optique de deux surfaces. De la juxtaposition de deux grandeurs de la même dimension il naît une nouvelle dimension qui leur est supérieure.

Ainsi, dans le cas de la stéréoscopie, la troisième dimension stéréosco­pique résulte de la superposition de deux surfaces à deux dimensions.

Dans un autre domaine :Deux mots concrets (c’est-à-dire servant à la délinéation) situés l’un près

de l’autre engendrent une notion abstraite. Comme dans le japonais cent signes sensibles et imagés situés près de cent autres signes, également sensibles et imagés, produisent un résultat (une notion) transcendant.

j La non-concordance du contour de la première image enregistrée dans ! la mémoire avec l’image suivante, le conflit de ces deux images produit \ une sensation de mouvement — la notion du cours d’un mouvement.

\ Le degré de disharmonie détermine l’intensité de l’expression et la ten-

sion qui succédera par la suite, dans le raccordement à l’élément réel du rythme.

Nous avons ici, dans le temps, ce que, sur des surfaces graphiques et peintes, nous voyons se former dans l’espace.

L’œil suit la direction d’un élément quelconque. Il retient l’expression visuelle qui aussitôt rebondit à la poursuite de la direction d’un second élément. Le conflit de ces directions engendre l’effet de la perception du a tout » ou « effet dynamique ».

I — Celui-ci peut être tourment linéaire : Femand Léger. Le suprématisme.

II — Il peut être « également anecdotique ». Le secret de la mobilité fabu­leuse de Daumier ou de Lautrec provient de ce que les différentes parties du corps de ces figures sont représentées en des états (des positions diffé­rentes de ceux du temps et de l’espace).

(Voyez par exemple, Miss Cecy Loftus de Lautrec.)La position A du pied une fois logiquement dévidée, on construit une

position du corps A qui lui corresponde. Cependant le corps est déjà représenté, à partir du genou, dans la position A + a. L’effet cinématique de l’image immobile y est déjà inclus : des hanches aux épaules, l’on remarque déjà A + a + a. La figure semble vivre et vibrer.

III — Entre I et II se trouve le futurisme italien primitif : « l’homme aux six jambes et dans six positions ». (Entre I et II, parce que II concerne l’unité anatomique et naturelle et que I n’use que d’éléments purs et élé­mentaires. Quant à III, quoique décomposant la nature, il n’atteint pas encore l’abstraction.)

IV — Il peut être enfin un genre idéographique, comme par exemple la peinture si caractéristique et frappante d’un Sharaku.

Le secret de son expression puissante et raffinée à la fois réside dans la disproportion anatomique et spaciale. (On pourrait intituler I une dis­proportion dans le temps..) Jules Kurth est tenté par cette supposition (Sharaku). Il décrit le portrait d’un acteur en le comparant à un masque :

[...] Tandis que la sculpture est travaillée suivant des proportions relati­vement exactes, celles-ci sont, dans un tableau, inacceptables. L ’espace contenu entre les yeux prend une largeur telle que notre raison s’en offusque. Si on compare le nez aux yeux, celui-là se permet d’être presque deux fois plus long que la grandeur naturelle à laquelle il a droit. Le menton n’entretient aucune relation avec la bouche [...]. Nous ferons les mêmes remarques pour tous les portraits de Sharaku. Que celui-ci ait ignoré que toutes ses proportions étaient fausses, voilà qui est évidemment impossible. C’est donc intentionnellement qu’il a négligé le naturel. En effet, tandis que le dessin des différentes parties du corps a pour base le réalisme, leur rapport dépend d’un point de vue purement spirituel [...] (p. 80 et 81).

Le développement dans l’espace de la grandeur correspondante d’un détail par rapport à un autre détail et le conflit avec les proportions réglées

par l’artiste, produisent la caractéristique, la victoire de la décision de l’artiste sur la représentation.

Enfin, la couleur. Une couleur emporte notre vue dans un rythme de vibration. (Ceci non dans un sens métaphorique, mais dans un sens abso­lument physiologique, car une couleur se distingue d’une autre par la quantité des vibrations d’éther.)

La nuance suivante dans un autre ordre de vibrations :Le contrepoint (le conflit) de deux ordres de vibrations, de celui dont

on a gardé le souvenir et de celui qui vient d’apparaître, produit la dyna­mique de la compréhension des jeux de couleur.

De la vibration visuelle à la vibration artistique il n’y a qu’un pas à franchir : l’on est déjà dans le domaine de la musique.

Hors du domaine de l’image, dans l’espace.Dans le domaine de l ’image, dans le temps.La même loi s’applique ici, car le contrepoint est en musique, non

seulement une forme compositionnelle, mais en général la cause qui nous permet de percevoir les sons et de les distinguer.

L ’on voudrait presque ajouter que le même principe de comparaison domine tous les cas mentionnés ici, et qu’il nous rend possible dans tous les domaines, la constatation et l’observation.

Dans le tableau mobile (film) nous avons, pour ainsi dire, la synthèse de ces deux contrepoints. Du tableau dans l’espace et de la musique dans

| le temps. Le film est caractérisé par une notion que nous pourrions inti- !, tuler : contrepoint visuel.

Appliquée au film, cette notion nous ouvre plusieurs chemins qui nous mènent au problème d’un certain genre de film que je nommerai film grammatical.

Cette notion nous permet également d’établir une syntaxe des expres­sions cinématographiques où le contrepoint visuel peut régler un système entièrement neuf de manifestations extérieures.

I Enfin, ajouté à tout cela comme hypothèse fondamentale :\ Le découpage n’est pas un élément du montage.\ Le découpage est la cellule (la moelle) du montage.

Ces dernières phrases indiquent la destruction du dédoublement dualiste dans l’analyse,

des : sous-titre et découpage,des : découpage et montage.Ils sont désormais considérés comme trois phases différentes d’un même

travail d’expression.Avec les mêmes éléments qui déterminent l’ensemble des lois de leur

construction.Le raccordement de ces trois phases, le conflit intérieur d’une thèse —

la pensée abstraite,1 — s’exprime dans la dialectique des titres;2 — se forme dans l’espace au sein du conflit du découpage ;3 — explose lors d’une tension progressive dans la lutte du montage et du découpage.

F

Puis, de nouveau, elle revient exactement à son point de départ, à l ’expression humaine et psychologique. Celle-ci est le conflit de l’intention poétique. Elle peut être également conçue en trois phases :1 — L ’expression purement verbale. Sans intonation. L’expression lin­guistique.2 — L ’expression des gestes (mimique — intonation). La projection sur tout ce qui, dans le système du corps humain, est capable d’expressions. (Les « gestes » et l’intonation « genre sonore »).3 — La projection de ce conflit dans l’espace. Le zig-zag de l’expression mimique de ces mêmes décompositions de visages sera lancé dans l’espace avec une force sans cesse grandissante. L’oscillation de l’expression se constitue à travers la structure spatiale de l’homme se mouvant dans l’espace.

C’est ici que se trouve la base d’une interprétation absolument neuve du problème cinématographique.

Voici maintenant à titre d’exemples, quelques-uns de ses conflits :1 — le conflit graphique ;2 — le conflit des plans ;3 — le conflit des volumes ;4 — le conflit de l’espace ;5 — le conflit de l’éclairage ;6 — le conflit du temps.

Ces conflits sont classés ici d’après ce qui les différencie le plus les uns des autres, d’après leurs dominantes. Il est naturel qu’ils se montrent, en général, comme des complexes situés les uns sous les autres. Ils peuvent s’appliquer au découpage aussi bien qu’au montage. Pour le montage, forme transitoire, il suffit que chaque exemple se divise en deux parties distinctes.

Quant aux exemples suivants, ils nous montreront jusqu’où peut nous mener l’interprétation des conflits dans la manipulation du film :7 ■— Le conflit entre le sujet et le découpage (atteint par la décomposition dans l ’espace, grâce à l’emplacement de la caméra).8 — Le conflit entre le sujet et l’étendue (atteint par la décomposition optique, au moyen de l’objectif).9 — Le conflit entre l’événement et sa durée (grâce au ralenti et à l’ac­célération).Et enfin :10 — Le conflit entre le complexe optique et une tout autre sphère.

De cette façon le conflit entre l’expérience optique et l’expérience acousti­que produit :

LE FILM SONORE

lequel est réalisable en tant quecontrepoint visuel et sonore.

En considérant comme des conflits la formulation et la contemplation de la vision cinématographique, il nous est enfin possible de créer un système unique de dramaturgie visuelle.

Il nous est enfin possible de créer une dramaturgie aussi rigoureusement déterminée par les formes visuelles du film, que la vieille dramaturgie l’était par le scénario.

Traduit de l’allemand par Raoul Michel dans « Bifur », n° 7. Ed. du Carrefour. (Dir. Pierre G. Levi ; réd. en chef G. Ribemont Dessaignes ; secr. de réd. Nino Frank.) 169 bld. Saint-Germain.10 décembre 1930.

6.

La 4e dimension au cinémaNote préliminaire

(N ote de l ’édition soviétique) de «La quatrième Dimension au Cinéma».

Cet article a été écrit en août-septembre 1929 ; son texte complet (dactylo­graphié avec des annotations de l’auteur) est conservé au T.G.A.L.I. Son brouil­lon manuscrit existe aussi (la première partie de l’artiole a été seule publiée dans la revue Kino (Moscou, 27 août 1929) sous le titre « Cinéma : quatrième dimen­sion ». On trouvera ici le texte complet tel qu’il a été retrouvé dans les archives.

Cet article occupe une place importante parmi les écrits théoriques, des années vingt que S. M. Eisenstein nous a laissés. Il comprend d’une part, les conclusions de ses recherches dans le domaine de la théorie du montage, de la théorie de l ’image, dans l’analyse des caractères spécifiques du film et de ses pouvoirs expressifs, et d ’autre part l’ébauche d’idées fécondes qu’il développera par la suite.

Cet article dénote l ’influence sur Eisenstein de la « réflexologie » de Bekh- teriev (cf. note 8 de «Perspectives».) dont les théories mécanistes ramènent les phénomènes complexes de la vie psychique de l ’homme aux phénomènes biolo­giques les plus simples et la psychologie à un système de réflexes. Mais Eisen­stein se détache très tôt de cette « réflexologie » ; d’ailleurs la terminologie de Bekhteriev dont il use ici n ’influe guère sur les principes qu’il énonce en ce qui concerne la théorie du « montage harmonique » ; elle n’intervient pas non plus sur la logique des raisonnements d’Eisenstein — d’autant que lorsque celui- ci se sert des termes de Bekhteriev il leur donne une signification particulière correspondant à ses idées propres. Ainsi l’excitant (« le stimulus ») n ’est pas pour Eisenstein physiologique : c ’est un facteur psycho-physiologique qui exerce son action sur les sens et sur l’esprit du spectateur.

L’excitation n’est pas mécanique, c’est au contraire le processus psychologi­que complexe de l’impact de l’œuvre d’art sur le spectateur. C’est dans cet article que pour la première fois, Eisenstein fait intervenir les concepts de « signe (indice) de montage », et de « pouvoir expressif du montage ». Il main­tient, à l’encontre de la signification unique, la signification multiple de l’image— tant du point de vue idéologique que du point de vue émotionnel (très vite il renoncera à sa comparaison de l’image et de l’idéogramme). Cette significa­tion multiple, il l ’a nommée « complexe de stimuli (excitants). » Et il démontre (à l’aide d’exemple pris en particulier dans la Ligne générale) que le montage peut être effectué non seulement d’après le « signe » principal de l’image, non seulement sur la « dominante principale » (« stimulus central ») mais aussi d ’après de nombreux autres signes («stim uli») — plastiques, auditifs, émotion­nels — qui lui sont associés. Il les nomme ici « sur-tonalités » par analogie avec la technique musicale des « tons voisins ». Eisenstein estime que ce montage « sur-tonal » ou « montage harmonique » représente l’évolution logique de tou­tes les formes des conceptions du montage. Il développera en détail ses idées sur ce « montage harmonique » dans son étude « le montage vertical ».

Il y a exactement un an — le 19 août 1928, alors que je n’avais pas encore entrepris le montage de mon film la Ligne générale à propos de la tournée du théâtre japonais, j ’écrivais dans La Vie de l’Art (N° 34) :

] [...] Le Kabouki considère chaque élément du théâtre non comme une| entité non mesurable de diverses catégories d’actions (sur les différentsj organes des sens), mais comme une unité de théâtre intrinsèque.1 S’adressant aux différents organes des sens, il prémédite l’effet de chaque| « plan » isolément sur la somme totale des stimuli sans se préoccuper\ de la voie par laquelle il y parvient [...]1

Cette spécificité du théâtre Kabouki s’est révélée prophétique : de fait j’ai eu moi-même recours peu après, à cette technique pour le montage de la Ligne générale.

1.I En stricte orthodoxie, le montage est basé sur la dominante. C’est-à-dire

la combinaison des plans entre eux suivent leur indice dominant : montage suivant le tempo, montage suivant la ligne directrice de chaque image, suivant la longueur (la durée) des plans, etc. Disons que c’est un montage suivant ce qui est au premier plan.

Les signes dominants de deux plans raccordés- provoquent entre eux tel ou tel rapport conflictuel produisant tel ou tel effet expressif (je traite ici d’effet de montage pur).

Cette circonstance comprend tous les niveaux d’intensité, du montage- juxtaposition, du montage-choc de l’opposition totale des dominantes (soit une construction fortement contrastée), jusqu’au fondu, à la « modulation » presque imperceptible d ’un plan au suivant (donc tous les cas possibles de « choc » y compris celui où il n’y en a absolument pas !)

Quant à la dominante elle-même, on ne saurait en aucun cas la considérer comme un élément indépendant, absolu et invariablement stable ; elle peut être plus ou moins déterminée par l’un ou l’autre des moyens techniques que l’on peut employer pour composer un plan, — mais jamais à coup sûr.

La spécificité de la dominante est variable et fondamentalement relative. Or faire apparaître cette spécificité dépend de la combinaison même des plans laquelle dépend elle-même de la dominante de chacun d’eux.

Un cercle vicieux ? Une seule équation à deux inconnues ?Un chien qui tourne en rond derrière sa queue ?Non ! C’est là tout simplement une règle bien établie, telle quelle !

Réellement ! Même si nous avons une séquence de deux plans :■— Un vieillard aux cheveux blancs,— Une vieille femme aux cheveux blancs,— Un cheval blanc,— Un toit couvert de neige,

1. Note renvoyant à « Un point de jonction imprévu »

nous sommes encore loin de prévoir ce qui l’emportera : la blancheur ou la vieillesse.

Et cette série de plans pourrait se prolonger encore longtemps, jusqu’à ce que survienne un plan-« révélateur » qui déterminera aussitôt l’en­semble de cette série dans un sens ou dans l’autre.

C’est pourquoi il est recommandé de placer ce plan révélateur le plus près possible du début (dans une construction « orthodoxe »), et l’on est même parfois obligé d’avoir recours... à un sous-titre.

Ces considérations excluent totalement la question dialectiquement insou­tenable de la signification intrinsèque de l’image en soi.

L’image n’est et ne sera jamais une simple et rigide lettre de l’alphabet mais elle doit demeurer toujours un idéogramme riche de multiples signifi­cations, la représentation de quelque chose fait d’éléments tirés du réel*.

Sa lecture n’en est possible que par la juxtaposition, tout comme un idéogramme n’acquiert sa signification, son sens voire même sa propre prononciation (qui peuvent être différents sinon diamétralement contradic­toires) que lorsqu’il est combiné avec un guide parallèle de lecture ou avec un petit accent — signe révélateur — qui lui est accolé.

A la différence du montage orthodoxe suivant certaines dominantes particulières, la Ligne générale a été monté d’après de tous autres principes.

A « l’aristocratie » des dominantes individualistes nous avons substitué la technique de l’égalité « démocratique » de tous les stimuli en les prenant en bloc, comme un tout.

De fait, la dominante (toutes restrictions faites quant à sa relativité), bien qu’étant le stimulus majeur d’un plan ne semble pas, il s’en faut, en être le seul. Par exemple, le sex-appeal d’une belle star américaine s’accom- ' pagne de quantité d’excitants : matériels, dus au tissu de. sa robe ; lumineux, dus à la façon dont elle est éclairée ; raciaux et nationaux positifs pour les spectateurs américains « c’est une américaine-type, bien de chez nous » ! ou négatifs pour un public noir ou chinois : « c’est là, la femme d’un colonialiste-exploitateur ! » de classe sociale, etc. *

En un mot, le principal stimulus (disons sexuel dans ce cas) accompagné toujours de tout un ensemble de stimuli-seconds **.

Il en est exactement de même en acoustique (en particulier dans le cas de la musique instrumentale).

Là en effet en même temps que le son de la tonalité dominante fonda­mentale, il se produit toute une série de sons secondaires dérivés qui seraient des « sur-tonalités » et « sous-tonalités », les harmoniques. Le frot­tement entre eux, le frottement avec la tonalité de base, engendre autour de cette dernière un halo sonore de vibrations secondaires.

Si, en acoustique, ces vibrations accessoires ne sont que des éléments « parasites », — en musique, quand ils sont prévus dans la composition,

* Fin de phrase dans la trad. de J. Leyda [rajouté de la main de S. M. Eisenstein au crayon sur son manuscrit].

* Dans la trad. de J. Leyda, la phrase s’achève par : «... l’ensemble fondu en un tout solidement soudé de son essence physiologique-réflexe ».

** «... ou le processus physiologique d’une intense activité nerveuse » Ifin de la phrase dans la traduction de J. Leyda].

ils deviennent l’un des moyens d’action les plus remarquables des compo­siteurs d’avant-garde de notre siècle (Debussy, Scriabine).

Il en est exactement de même en optique avec les distorsions, les défor­mations, etc. : ces défauts, une fois contrôlés par des lentilles appropriées peuvent être prévus comme éléments de la composition, et permettent alors d’obtenir toutes sortes d’effets (en passant, par exemple d’un objectif de 28 à un 310).

Dans des combinaisons qui exploiteraient ces vibrations secondaires (c’est- à-dire rien moins que le matériau filmé, lui-même) nous pouvons obtenir, tout comme en musique, le complexe surtonal visuel du plan, ses har­moniques visuelles. Et c’est en nous servant de cette méthode que nous avons établi le montage de la Ligne générale. Ce montage en effet est basé, non sur une dominante particulière, mais sur la somme des excitations provoquées par tous les stimuli. Ce complexe de montage original à Vinté-

: rieur du plan, qui naît du choc et de la combinaison des signes particuliers qui lui sont propres. Signes d’origines diverses de par leur « nature externe »— mais étroitement soudés en une inflexible unité de par leur pouvoir sur le psychique *.

Ainsi, derrière la ligne d’ensemble du plan, on perçoit la somme des vibrations comme une unité complexe de tous les stimuli qui la composent.

C’est donc cela la sensation spécifique du plan, celle qu’il produit dans son ensemble.

Cela fait du plan, l’équivalent des scènes isolées de la technique du Kabouki évoquées ci-dessus. C’est donc l’effet global final du plan sur le cortex cervical tout entier (quelles que soient les voies empruntées par les stimuli) qui est le signe essentiel de ce plan.

Ainsi la nature de ces sommes peut être confrontée en n’importe quelles combinaisons conflictuelles, révélant, par là, de toutes nouvelles possibili­tés pour résoudre les questions de montage.

Comme nous l’avons vu, du fait de la génétique même de ces procédés, ceux-ci doivent s’accompagner d’un extraordinaire pouvoir sensoriel. Comme en musique les œuvres utilisent essentiellement les harmoniques.

Pas le classicisme d’un Beethoven, mais le pouvoir sensoriel d’un Debussy ou d’un Scriabine.

Prenez la Ligne générale, vous y remarquerez sans doute en divers endroits une puissance sensorielle exceptionnelle. C’est que justement il s’agit là du premier film monté suivant ce principe des harmoniques visuelles.

Et ce procédé de montage, il est curieux d’observer qu’on peut le vérifier.Si dans les brillants lointains classiques de la cinématographie du futur,

le montage harmonique (surtonal) et le montage suivant la dominante (la tonique) seront à coup sûr, utilisés parallèlement, un procédé nouveau, comme toujours dans ses débuts, s’affirme en exagérant son originalité de principe.

* Dans la traduction anglaise de J. Leyda et dans l’édition soviétique, ce paragraphe est devenu : « signes d’origines diverses « nature externe » mais leur essence physio- logique-réflexe les soude étroitement en une inflexible unité. Physiologique dans la mesure où ils sont de perception «psychique», ce qui n’est que le processus physio­logique d’une intense activité nerveuse ».

Le montage « harmonique » a donc dû adopter, dans ses premiers pas, une démarche radicalement contraire à celle du montage « dominante ».

Il y a de nombreux cas, il est vrai, où l’on peut trouver — et déjà dans la Ligne générale — des combinaisons « synthétiques » de ces deux pro­cédés de montage.

Par exemple : « la prosternation devant l’icône » dans la procession * ou la séquence de la sauterelle et de la moissonneuse ont été montées visuel­lement en une sorte d’association auditive mettant aussi en relief intention­nellement leur « ressemblance formelle ».

Pour ce qui est de la méthode, les constructions les plus révélatrices, sont, bien entendu, celles qui n’ont aucune dominante. Celles où la domi­nante apparaît comme une formulation purement physiologique de l’objet, (ce qui revient au même).

Par exemple : le montage du début de la procession est établi sur les degrés progressifs de « saturation de la chaleur » (dans chacun des plans isolément, ou encore le début de la séquence du « sovkoze » établi sur le « carnivorisme ». Des données étrangères à la discipline cinématographique font correspondre physiologiquement de façon imprévue des matériaux qui sont logiquement (tant formellement que par leur usage) absolument indé­pendants les uns des autres.

Il y a dans ce film des quantités de raccords de plans qui caricaturent et ridiculisent ouvertement le montage scolastique, le montage orthodoxe d’après la dominante.

Il est très facile de s’en rendre compte en passant ce film sur une vision­neuse. C’est alors seulement que l’on découvre clairement ces raccords « impossibles » qui abondent dans ce film et par la même occasion, on constatera aussi l’extrême simplicité de sa métrique, de ses « dimensions ».

D’importants passages entiers de certaines séquences sont faits de plans de longueur parfaitement uniforme ou de la répétition de brèves coupures absolument brutes. Toute la nuanciation complexe, rythmiquement senso­rielle de la combinaison des plans obéit presque exclusivement à un plan de travail suivant la résonance psycho-physiologique de chaque plan. C’est d’ailleurs à la visionneuse que j’ai moi-même découvert cette faculté clairement caractérisée du montage particulier de la Ligne générale. C’est quand il m’a fallu réduire le film, le raccourcir. A ce moment-là, « l’ex­tase créatrice » qui accompagne le choix des plans et leur assemblage, cette « extase créatrice » que l’on éprouve en « entendant et en ressentant » ces plans tout cela était bien dissipé. Car raccourcir, couper ne demande aucune inspiration, mais seulement technique et habileté. Ainsi donc en déroulant à la visionneuse « La procession », je ne parvenais pas à faire cadrer une combinaison quelconque de ses plans dans le moule de telles ou telles catégories orthodoxes (dans lesquelles votre propre expérience peut vous servir de guide) à la visionneuse *. Privé du mouvement, on ne peut absolument pas comprendre d’après quels signes les plans ont été raccordés. Il est bien prouvé que les critères de leur choix sont étran­gers aux critères normaux de la forme cinématographique. On découvre

* Point culminant de la procession et des prières pour la fin de la sécheresse.* Visionneuse non animée.

alors un nouveau trait curieux de ressemblance entre les harmoniques visuelles et musicales.

Les unes ne sont pas plus indiquées dans la partition que les autres ne le sont dans les plans immobiles. Toutes deux n’émergent en vraie grandeur que dans la dynamique du processus musical ou cinématogra­phique.

Les frottements d’harmoniques prévus bien que non « écrits » dans la partition ne naîtront que dans la future dialectique du passage du film dans un appareil de projection, ou de l’exécution de la symphonie par un orchestre.

r II est bien prouvé que les harmoniques visuelles sont un élément authen- | tique d’une partie authentique de... la quatrième dimension, inexprimable

spatialement dans l’espace à trois dimensions, émergeant et existant seu­lement dans une quatrième dimension (le temps qui s’ajoute aux trois dimensions).

La quatrième dimension ?Einstein ? Une mystique ?Ou une plaisanterie ? *Il est temps de cesser d’avoir peur de cet « épouvantail » : la quatrième

dimension **.Possédant un instrument d’investigation aussi parfait que le cinéma —

même à son niveau primitif — nous serons bientôt aussi à l’aise dans la quatrième dimension * que dans nos pantoufles ! E t on en arrivera peut- être un jour à poser le problème de... la cinquième dimension !...

Le montage harmonique est donc une nouvelle technique parmi les divers procédés de montage connus jusqu’ici.

Les ressources pratiques immédiates de ce procédé sont immenses.Voilà pourquoi cet article est publié en cette revue dans un numéro

consacré au cinéma parlant ! **

** *

Dans l’étude cité en tête du présent article rappelant « le point de jonc­tion imprévu » — la ressemblance entre le théâtre Kabouki et le cinéma parlant, j ’ai exposé à propos de la méthode contrapuntique de combinaison des images visuelles et auditives :

« ... pour bien posséder cette technique, il faut développer en soi un

* Ces trois mots ont disparu dans l’édition soviétique des œuvres d’Eisenstein [N.d.T.].

** Dans l’édition anglaise de J. Leyda, on trouve ici ces quelques lignes :« ... Einstein lui-même nous l’affirme : « le non-mathématicien est saisi d’un frisson mystérieux quand il entend parler de choses à quatre dimensions ; d’un sentiment qui n’est pas sans ressembler à celui que suggère l’occultisme [...] Pourtant rien n’est plus banal que de dire que le monde dans lequel nous vivons est un continuum à quatre dimensions espace-temps. (Albert Einstein, La théorie de la relativité, cf. trad. La relativité, la théorie particulière et générale de R.W. Lawson, Peter Smith, p. 65, Londres, Methuen.)

* [...] dans le continuum à quatre dimensions espace-temps [dans la traduction de J. Leyda].

** Dans l’édition soviétique, cette phrase est devenue: «justement pour ce qui est du problème brûlant de l’actualité cinématographique : le cinéma sonore ! »

sens nouveau : le pouvoir de « réduire à un dénominateur commun » les perceptions visuelles et auditives ».

Mais nous ne pouvons, pas réduire les perceptions visuelles et auditives à un dénominateur commun.

Car ce sont des valeurs relevant de dimensions différentes. Alors que l’harmonique visuelle et l’harmonique auditive sont des valeurs d’une même nature mesurable, d’une même dimension.

Car si l’image est une perception visuelle et le son une perception audi­tive, les harmoniques auditives aussi bien que visuelles sont des sensations totalement physiologiques.

Et, par conséquent elles sont d’un seul et même ordre, en dehors des catégories auditives ou sonores * leur servant de guides, les menant à leur but.

Pour une harmonique musicale, « j’entends » n’est déjà plus le terme qui convient. Ni pour une harmonique visuelle : « Je vois » ! Pour tous deux c’est une formulation nouvelle et identique qui doit être employée : « Je sens ».

Théorie et méthode de l’harmonique en musique ont déjà été cultivées et popularisées par, entre autres, Debussy et Scriabine. C’est la Ligne générale qui instaure le concept de l’harmonique visuelle.

Et du conflit contrapuntique entre les harmoniques visuelles et auditives naîtra la structure du film parlant soviétique.

* [N.d.T.] Lapsus d’Eisenstein ? a-t-il voulu logiquement écrire « auditives ou visuelles » ? Toujours est-il que comme son manuscrit, l’édition soviétique et la traduc­tion anglaise de J. Leyda ont suivi ce texte que nous respectons aussi.

Méthodes de montage1929

La méthode du montage harmonique1 est-elle totalement indépendante de notre expérience passée, est-elle artificiellement greffée sur le cinéma ou bien est-elle simplement l’accumulation quantitative d’une entité faisant un bond en plein essor dialectique et commençant à opérer comme une entité qualitative nouvelle ?

En d’autres termes, le montage harmonique est-il une nouvelle étape du développement des procédés du système de montage en général, l’étape suivante des autres formes de montage desquelles il découlerait ?

Il convient2 de bien noter et de se souvenir que l’étude ci-dessous des formes diverses de montage n’est nullement indépendante du fond. Bien au contraire, l’utilisation pratique dans des cas concrets de telle ou telle forme dépend de ses exigences du fond, comme la forme elle-même a été façonnée par le travail accompli pour résoudre les problèmes particulière­ment importants que notre cinéma aborde.

Les diverses catégories formelles de montage que nous connaissons sont les suivantes :1. Le montage métrique (ou mesuré)

Le critère fondamental ici est la longueur absolue de chacun des \ morceaux. Ceux-ci sont raccordés les uns aux autres suivant leurs Ion- } gueurs en une formule schéma3.

On le réalise par la succession de ces formules.Un effet de tension est obtenu grâce à une accélération mécanique, en

raccourcissant ces morceaux tout en conservant les proportions originales de la formule (1/2; 1/3; 1/4; etc.) Méthode à l’état brut: tempo-trois- quatre : tempo de marche, temps de valse (3/4, 2/4, 1/4, etc.) chez Kouletchov ; méthode dégénérée : le montage métrique employant une mesure d’une irré­gularité (16/17, 22/57, etc.), ce gende de mesure ne peut plus avoir le moindre effet physiologique car elle est contraire à la « loi des rapports numériques simples ». En effet des rapports simples, fournissant une

1. Dans sa traduction anglaise J. Leyda a placé en exergue une citation des Mémoi­res de Goldoni : « En chaque art, chaque découverte, l’expérience a toujours précédé les préceptes. En temps opportun une méthode a été assignée à la pratique de l’invention. »

2. Tout un paragraphe du manuscrit original de S. M. Eisenstein est omis dans l’édition soviétique (ainsi que dans la trad. anglaise de J. Leyda). Dans l’édition soviétique nous lisons à la place de ce paragraphe : « Il existe diverses catégories de- montage : ce qui les caractérise ce n’est pas seulement les éléments extérieurs mais la spécificité du processus en chaque cas. »

3 .J . Leyda précise: « ... équivalent à une mesure en musique»...

impression claire, sont nécessaires pour une efficacité maximum. C’est pourquoi on les retrouve dans toutes les œuvres classiques saines quelles que soient les disciplines : l’architecture, — la couleur dans la peinture, — les compositions musicales complexes d’un Scriabine (toujours limpides comme l ’eau de roche dans les relations entre leurs parties) ; la géométrie dans la mise en scène ; la planification précise d’un état, etc.

Dans cet ordre d’idée, nous pourrions citer, comme exemple, la Onzième année de Vertov où la pulsation métrique est d’une telle complexité mathé­matique que, pour déterminer la proportion qui la régit, on a besoin d’une règle à calcul ! En calculant donc, et non par l’impression que l’on éprouve !

Je ne veux pas suggérer pour autant qu’il est nécessaire que l’on perçoive consciemment cette pulsation dans l’impression d’ensemble que l’on res­sent. Au contraire ! Bien qu’elle doive demeurer « imperceptible », elle n’en est pas moins indispensable à « l’organisation » de l’impression perçue par nos sens. Le fait même qu’elle soit précise contribue à mettre à l’unisson la « pulsation » du film et la « pulsation » de son audience. Et il ne pourra y avoir entre eux aucun contact sans cet unisson (que l’on peut d’ailleurs obtenir de diverses façons).

Une pulsation métrique trop complexe ne produit en effet qu’un chaos d’impression au lieu d’un seul impact émotionnel !

H existe enfin un troisième emploi du montage métrique — à mi- chemin entre ces extrêmes de simplicité et de complexité : il réside dans la recherche métrique d’une alternance savante de morceaux simples en corrélation entre eux. Ainsi : la séquence de la « lesginka » (la lesghienne) dans Octobre, ou encore la séquence de la manifestation patriotique dans la Fin de Saint-Petersbourg (laquelle peut être tenue pour classique en matière de montage purement métrique).

Dans le montage métrique de ce genre, le contenu propre à l’image est subordonné à la longueur en valeur absolue de chacun des plans. De ce fait, il n’est tenu compte que du caractère « dominant » en gros chaque plan pour ce qui est du but qui lui est assigné (autant dire de la signification unique » que l’on peut envisager pour chaque image) *.2. Le montage rythmique

Ici, le contenu propre à chacune des images a autant de droits que tous les autres facteurs à être pris en considération lors de la détermination de la longueur de chaque morceau.

On va, en effet, substituer à la fixation arbitraire de cette longueur, une relation plus souple de longueurs réelles.

Í Car, ici, cette longueur réelle ne coïncide pas nécessairement à celle que ! l’on établit mathématiquement d’après une formule métrique. Ici, cette j longueur utile dépend des caractères mêmes du plan autant que de sa durée1 dictée par la structure de la séquence.

D’ailleurs, en raccordant des plans suivant leur contenu, il est tout à fait possible que l’on trouve une complète identité métrique de ces morceaux et de leurs dimensions rythmiques.

Ici pour obtenir formellement un effet de tension par une accélération, on raccourcira chaque plan non seulement en obéissant à la formule-schéma

4. J. Leyda ajoute cette précision : « ... ce qui pourrait donner des plans synonymes ».

initiale, mais aussi en transgressant sa loi. E t ce qui serait préférable serait d’inclure un autre matériau, d’une plus grande intensité, dans le même temps aisément perceptible.

La séquence des « escaliers d’Odessa » dans le Cuirassé Potemkine en est j l’exemple-type. Dans cette séquence, tout d’abord, le martèlement rythmé des bottes des soldats descendant ces escaliers enfreint toutes les conventions métriques. Non synchronisé avec le rythme des changements de plans, ce martèlement tombe chaque fois à contre-temps (off-beat) et le plan lui- même est totalement différent de résolution dans chacune de ses interventions.De plus l’exaspération finale de cette tension est obtenue par le transfert du rythme des bottes des soldats descendant à un autre rythme — à un mou­vement descendant d’un autre genre — au niveau d’intensité immédiatement supérieur du même phénomène : il s’agit, dégringolant ces escaliers, d’une voiture d’enfant. Celle-ci agit comme un accélérateur en progression constante des bottes qui avancent ? La descente pas à pas devient une des­cente en roulant.

Confrontez cet exemple avec celui, déjà évoqué, de la Fin de Saint- Pétersbourg où l’effet d’intensité a été obtenu en raccourcissant chacun des morceaux l’un après l’autre au minimum possible dans le cadre d’une seule et même mesure métrique ! Un montage métrique de ce genre peut parfaitement convenir à résoudre un simple mouvement de marche. Mais il se révélera insuffisant pour des exigences rythmiques plus complexes. Si l’on est forcé de l’employer pour résoudre ce genre de problèmes, cela donnera fatalement un montage raté. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit pour la séquence de la Danse religieuse des masques dans Tempête sur l’Asie. Basée sur une pulsation métrique complexe qui était inadaptée au contenu propre de chacun de ses plans — elle n’est parvenue ni à recréer le rythme de la cérémonie originale, ni à organiser un rythme cinématiquement sensible.

Dans la plupart des cas analogues, on ne provoque rien d’autre qu’une grande perplexité chez le spécialiste, rien d’autre qu’une grande impres­sion de confusion chez le simple spectateur (les béquilles artificielles de l’accompagnement musical peuvent porter quelque secours à ce genre de séquence boiteuse ■— c’était d’ailleurs le cas pour notre dernier exemple— mais sa faiblesse congénitale n’en sera pas guérie pour autant !)3. Le montage tonal

C’est la première fois que l’on emploie ces termes: Montage tonal. \ Celui-ci représente l’étape suivant immédiatement le montage rythmique. \

Dans ce dernier le montage rythmique, nous l’avons vu, c’est le mouvement intérieur à chaque image qui conditionne le mouvement de plan à plan. Ce mouvement, à l’intérieur d’un plan, pouvant être aussi bien celui des choses qui se déplacent que celui de l’œil du spectateur que l’on déplace le long des contours d’objets immobiles.

Dans le montage tonal, nous concevons le mouvement dans son sens le \ plus large. La conception de mouvement va en effet embrasser les vibrations de toutes sortes qui peuvent se dégager d’un plan. Le montage va donc être basé ici sur la résonance émotionnelle propre à chaque morceau, en particu­lier à sa dominante. Sur la tonalité générale de chaque plan. j

Je n’entends pas impliquer que cette résonance émotionnelle de chaque morceau doive être évaluée de façon « impressionniste ». En la matière, le

caractère d’un morceau peut se mesurer avec autant de précision que dans le cas le plus banal des mesures « au double-décimètre » dans le montage métrique. Mais les unités de mesure ne sont plus les mêmes. Et les l; quantités à mesurer sont également différentes.

Par exemple, le degré de vibration de la lumière dans, un morceau peut être évalué non seulement à l’aide d’une cellule photoélectrique (au télé- nium), mais aussi bien à l’œil nu qui perçoit chaque degré de cette vibration.Si nous attribuons à un morceau quelconque une appellation comparative et émotionnelle comme : « plus sombre », nous pouvons trouver tout aussi bien pour ce morceau un coefficient mathématique représentant son degré d’éclairage. Ceci étant le cas d’une « tonalité lumineuse ».

Ou encore, si l’on peut dire d’un morceau qu’il a une résonance « stri­dente », il est tout aussi facile de trouver, derrière cette désignation, les nombreux éléments anguleux et pointus que ce plan contient et qui y préva­lent sur les autres éléments de forme. Ce serait là le cas d’une « tonalité

, graphique ».Jouer à combiner divers degrés d’images douces5 ou divers degrés de

: « stridence » voilà les emplois types du montage tonal.Comme je l’ai déjà dit, celui-ci se base sur la résonance émotionnelle

; dominante de chacun des morceaux. Un exemple dans le Cuirassé Potemkine : la « séquence du port d’Odessa dans le brouillard » (précédant la manifesta­tion funèbre collective devant le cadavre de Vakoulintchouk). Ici, le montage a été basé exclusivement sur la « résonance » émotionnelle de chaque plan,

> c’est-à-dire sur des vibrations rythmiques qui ne suscitent pas d’altération spatiale. Ce qui est intéressant, dans cet exemple, c’est que — à côté de la dominante totale de base — une autre dominante secondaire, accessoire, rythmique agit parallèlement ; ceci relie la construction tonale de la scène à la technique du montage rythmique dont le montage tonal représente le stade extrême de développement. Et, comme le montage rythmique, c’est une dérivation particulière du montage métrique.

Cette dominante secondaire se manifeste ici par d’infimes mouvements : le frisson imperceptible de l ’eau ; la brume se levant doucement ; et les mouettes se posant lentement sur l’eau.

A strictement parler, il s’agit là aussi d’éléments d’ordre tonal, car ces mouvements se manifestent suivant des caractéristiques tonales plutôt que spacio-rythmiques. Ici des déplacements mesurables spatialement sont combi­nés suivant leur résonance émotionnelle. Mais le principal indice qui nous a servi à assembler ces pièces ce fut leur élément de base : les vibrations lumineuses optiques (degrés variable de « brouillard » et de luminosité ») et l’organisation de ces vibrations révèle une analogie complète avec de la musique en mineur. De plus, cet exemple nous fournit une démonstration de consonance dans la combinaison du mouvement-déplacement et du mouvement-vibration lumineuse.

Ici aussi on obtiendra un effet de tension accrue en intensifiant la même dominante « musicale ». Nous trouverons un exemple particulièrement élo­quent de cette intensification dans la séquence de la moisson retardée dans la Ligne Générale (5e partie). La construction de ce film dans son ensemble,

5. En anglais dans le texte russe : soft focus.

comme en cette séquence particulière, obéit à son procès fondamental : le conflit entre « le fond » et la « forme traditionnelle ».

Des éléments de pathos appliqués à un matériau étranger à tout pathos. Il y a transfert du stimulus de son emploi habituel comme situation (ainsi l ’érotisme tel qu’on en use au cinéma) à des éléments d’une tonalité para­doxale. Dévoile-t-on un « monument à l’industrie » — on s’aperçoit que c’est une machine à écrire ! Y a-t-il une noce heureuse ? Le marié, c’est le taureau ; l’épouse, une génisse ! etc.6.

Ainsi, le mineur du thème de la moisson est résolu par le majeur de la tempête, de la pluie. Oui ! la chaleur et la moisson elle-même — tradition­nellement thème majeur de fécondité dorant au soleil — est la résolution du thème mineur, trempée comme elle l’est par la pluie).

Ici, l ’accroissement de la tension obéit à l’intensification interne de la « résonance » d’un accord dominant, toujours le même : dans chaque plan oppression croissante avant la tempête. Comme dans l’exemple précédent, la dominante tonale (le mouvement — vibration lumineuse) est accompagnée par une autre dominante secondaire rythmique : le mouvement — déplacement.

Cette dominante secondaire s’exprime ici par la violence croissante du vent. Laquelle est rendue par les bourrasques qui deviennent pluie torren­tielle — analogie complète avec le mouvement descendant des bottes qui devient le mouvement roulant de la voiture d’enfant.

En structure générale le rôle de la dualité vent-pluie est comparable à ce qui relie dans un précédent exemple (le brouillard dans le fort) mouve­ments rythmiques et flou rétinien. Mais en fait, le caractère de ces rapports est complètement différent. A l’opposé de la consonance du précédent exemple, nous avons en effet ici une relation inverse.

Au ciel qui se fige en une masse noire et menaçante s’oppose la force dynamique croissante du vent — et la concrétisation qu’implique la transfor­mation des bourrasques en trombes d’eau est encore accrue par la dynamique de l’agression du vent, les jupes des femmes, contre le seigle déchiqueté sur pied.

Ici le choc des tendances — intensification du statique et intensification du dynamique — nous fournit un exemple parfait de dissonance dans une construction de montage tonal. En ce qui concerne ce qui est ressenti sur le plan émotionnel, cette séquence de la moisson est un exemple de mineur tragique (actif) en opposition au mineur lyrique (passif) de la séquence du brouillard dans le fort.

Il est remarquable que le montage de ces deux exemples soit basé sur un ordre de mouvement immédiatement supérieur au mouvement-déplace­

6. J. Leyda dans son édition anglaise, ajoute : « ... et ce n’est pas le saint Graal qui inspire l’anxiété et l’extase — mais c’est l’écrémeuse ». Il ajoute également la note suivante : « Il y avait aussi un parallélisme entre la conclusion ironique du film de Chaplin A Woman of Paris (l’Opinion publique) (1924) et la fin originalement prévue pour la Ligne Générale. Ce dernier film contient d’ailleurs un nombre exceptionnel d’allusions (tant de sujet que de style) à d’autres films : la séquence du « monument à l’industrie » s’amuse à élaborer sa satire sur un épisode semblable mais traité sérieu­sement dans le film de Poudovkine la Fin de Saint-Pétersbourg : le triomphe final du tracteur est l’amplification parodique des scènes de poursuite des westerns... Il n’est jusqu’au film de Buster Keaton Three Ages (les Trois âges) qui ne se reflète, très consciemment, dans le schéma original de la Ligne Générale.

m ent7 : c’est-à-dire sur la couleur. Dans la séquence « du brouillard » sur le fort : du gris foncé au blanc brumeux (correspondant, dans la vie, au lever du jour) ; dans la séquence « de la moisson » : du gris clair au noir foncé (correspondant, dans la vie, à l’approche d’une catastrophe). C’est-à- dire suivant une courbe de vibrations lumineuses de fréquences croissantes, dans un cas, et de fréquences décroissantes, dans l’autre.

Ainsi donc, encore une fois, un simple construction métrique a été élevée à un autre ordre de mouvement ■— sensiblement supérieur.

Ce qui nous conduit à une nouvelle catégorie de montage que nous pouvons, à bon droit, nommer :4. Le montage harmonique

Comme nous allons le voir, le montage harmonique (tel que je l’ai décrit en mon précédent article) est organiquement le développement suprême auquel on peut accéder, dans la vie du montage tonal. Ce qui le distingue de ce dernier, je l’ai indiqué, c’est l’évaluation d ’ensemble de toutes les poten­tialités de chaque plan.

Cette particularité va exalter l’impression ressentie d ’une couleur sensible mélodiquement jusqu’à la perception physiologique directe. Et, à nouveau, c’est là le niveau immédiatement au-dessus mais sans rupture de continuité avec les niveaux précédents.

Les quatre catégories que nous étudions sont des méthodes de montage. Elles deviennent de réelles constructions de montage acquérant des relations conflictuelles entre elles — comme dans les exemples que nous avons cités.

jDans le cadre de leurs relations mutuelles, se répondant ou se heurtant l’une l’autre, elles tendent vers un type de montage défini de plus en plus fort, chacune étant organiquement engendrée par la précédente.

Ainsi on est passé du métrique au rythmique parce qu’il y a conflit entre la longueur d’un plan et son mouvement intérieur propre.

Le montage est né, de même, du conflit entre les données rythmiques et tonales de chaque morceau.

Et enfin, le montage harmonique, du conflit entre la tonalité principale du morceau (la dominate) et ses harmoniques8.

Ces considérations nous fournissent, en premier lieu, un précieux critère d’appréciation d’une construction de montage du point de vue « pictural ». Le « pictural » est ici opposé au « cinématique » — le pictural esthétique à la réalité physiologique^

7. Chez J. Leyda : «... que le montage se développe en même temps que croît son élément de base... »

8. Ici S. M. Eisenstein ajoute un paragraphe (omis par J. Leyda) dans son manus­crit (paragraphe placé en note dans l’édition soviétique) : « le cas le plus intéressant et le plus complexe d’un montage de cet ordre, sera atteint quand il sera tenu compte non seulement du conflit entre les plans (en tant que complexes physiologiques de « résonance ») mais aussi de la possibilité pour les stimuli inclus en chaque plan d’avoir en plus des relations conflictuelles particulières avec les stimuli des plans voisins. Le résultat que naus obtiendrons alors sera une polyphonie originale. Un nouvel orchestre, qui va fondre les parties isolées des différents instruments dont les sonorités percent le complexe général de la sonorité orchestrale. Dans les séquences les plus réussies de la Ligne générale ce but a été atteint (ainsi dans la seconde partie, en particulier dans la procession).

Discuter du fait pictural d’un plan de film — c’est trahir une certaine naïveté. Et c’est typiquement le fait des gens possédant une culture esthé­tique convenable qui n’a jamais été appliquée logiquement au cinéma. C’est de ce genre de « pensée », par exemple, que relèvent les opinions sur le ciné­ma exprimées par Casimir Malévitch9. Le plus novice des débutants en la matière ne s’aviserait pas d’analyser du même point de vue un plan quelcon­que d’un film et un paysage peint sur une toile.

Je pense que l’on doit poser comme critère du « pictural » d’une cons­truction de montage, dans son sens le plus large, ceci : le conflit doit être résolu à l’intérieur de l’une ou l’autre des catégories de montage, c’est-à-dire en évitant que ce conflit intervienne entre les catégories.

Le vrai cinéma commence seulement avec le choc de diverses dimensions 10 cinématographiques de mouvement et de vibration. Par exemple, le conflit « pictural » entre corps et horizon (que ce conflit soit statique ou dynamique— aucune importance !). Ou l’alternance de morceaux différemment éclairés du seul point de vue du conflit des vibrations lumineuses ; ou d’un conflit entre la forme d’un objet et son éclairage, etc.

** *

Il nous faut aussi définir ce qui caractérise l’impact des diverses formes \ de montage sur le complexe psycho-physiologique de celui qui est à l’autre ; bout de la chaîne : le spectateur.

La première catégorie, métrique, se caractérise par sa force motrice brute | qui peut aller jusqu’à inciter le spectateur à vibrer avec l’action qu’il perçoit, j jusqu’à l’extérioriser. Par exemple, dans la Ligne générale, le concours de s fauchage a été monté suivant cette méthode. Les différents morceaux de ce montage étaient « synonymes » — ne comportaient qu’un seul et même mouvement de fauchage d’un bord de l’écran à l’autre — ; et j’ai bien ri quand j’ai remarqué que dans la salle les spectateurs les plus réceptifs ont commencé / à se balancer de droite et de gauche de plus en plus vite à mesure que le tempo s’accélérait par le raccourcissement de chaque morceau. Exactement ce qu’aurait pu provoquer un orchestre de cuivres et de tambours jouant une marche militaire quelconque !

J ’ai rappelé la seconde catégorie « rythmique » (!) j’aurai pu aussi la \ nommer « le sentiment primaire »n. Ici le mouvement est évalué plus ' subtilement, car si ce que l’on ressent découle du mouvement, celui-ci n’est plus la simple transformation primaire de l’extérieur.

La troisième catégorie — tonale — peut être nommée « d’émotion mélo- \ dique » (« mélodiquement-émotionnelle »). Le mouvement, qui, dès le cas

9. Casimir Malivitch (1878-1935), peintre russe, fondateur de l’école Suprématiste de peinture — l’une des tendances de l’art abstrait : « il a exprimé un certain nombre de banalités sur les limites « photographiques » et « naturalistes » du cinéma « [note de J. Leydà].

10. S. M. Eisenstein en son manuscrit a écrit «mutations cinématographiques», dans sa traduction J. Leyda, écrit «mutations cinématiques ». Nous suivons ici l’édi­tion soviétique.

11. Littéralement « primitivement-émotionelle » (N.d.T.).

précédent, avait cessé d’être une simple transformation, se mue clairement ici une vibration émotionnelle d’un ordre encore supérieur.

Quand à la quatrième catégorie — raz-de-marée de pur physiologisme, pour ainsi dire — elle fait écho, mais au maximum d’intensité, à la première méthode, en gardant encore un degré de puissance de plus par une force d’impact directe.

En musique, cela s’explique par le fait que, aussitôt les harmoniques perçus conjointement au son fondamental, on ressent alors également des battements, c’est-à-dire un genre de vibrations qui à nouveau ne sont plus ressenties en tant que sons ; l’impression reçue devient un « ébranlement » purement physique.

Cela est tout particulièrement le cas avec des instruments fortement tinîbrés donc très riches en harmoniques.

La sensation « d’ébranlement » physique est même parfois littéralement réalisés : ainsi, les cloches, les orgues, les très grands tambours, etc.

Dans certaines de ses séquences, la Ligne générale parvient à provoquer des combinaisons conflictuelles des voies tonales et harmoniques. Celles-ci en arrivent même parfois à se heurter, aussi bien avec les voies métrico- rythmiques. Comme dans les divers « incidents » de la procession : ceux qui se jettent à plat ventre sous les icônes, les cierges qui fondent, les moutons qui hoquettent au paroxysme de l’extase, etc.

Il est intéressant de noter qu’en choisissant les morceaux pour le montage de cette séquence, nous nous sommes inconsciemment donné la preuve d’une équivalence essentielle entre rythme et tonalité, en établissant cette unité graduelle comme j’avais précédemment établi une unité graduelle entre les concepts plans et montage.

Ainsi donc, la tonalité est un degré du rythme.Au profit de ceux qui s’inquiéteront de pareilles réductions à des dénomi­

nateurs communs, et l’extension des propriétés d’un niveau à une autre dans un but de recherche et de méthode, je rappellerai ici le résumé que Lénine nous a laissé des éléments fondamentaux de la dialectique hégélienne :

Ces éléments peuvent être présentés d’une façon plus détaillée de la sorte :10) un processus illimité de découverte de nouveaux aspects, rapports, etc.11) un processus illimité d’approfondissement de la perception humaine des choses, apparences, processus et ainsi de suite, de l’apparence à l’essence et de l’essence la moins profonde à la plus profonde.12) de la coexistence à la causalité et d’une forme de rapport et d’inter­dépendance à une autre, plus profonde, plus générale.13) récurrence, au niveau le plus haut, de traits, attributs, etc., connus, du plus bas et14) retour, pour ainsi dire, à l’ancien (négation de la négation)12.

Après une telle citation, je pense pouvoir maintenant, sans risque de contradiction définir la catégorie suivante de montage — une catégorie d’un ordre encore plus élevée :

12. Analyse de Lénine, ajoutée à la Science de la logique de Hegel (œuvres choi­sies de Lénine, IX) (Philosophkyie Tetrodi, Ogie, Moscou, 1947) pp. 192-193, 275/7, édition 1929. Toute cette citation ne figure pas dans le manuscrit de S. M. Eisenstein.

Le montage intellectuelLe montage intellectuel est un montage non pas de sons harmoniques

généralement physiologiques — mais de sons et d’harmoniques de nature intellectuelle : c’est-à-dire la combinaison conflictuelle d’affects intellec­tuels concommitants.

La gradation est déterminée ici par le fait qu’il n’y a en principe aucune différence entre le mouvement d’un homme se balançant sous l’influencé d’un montage métrique élémentaire (comme ci-dessus) et son processus intellec­tuel intérieur, car le processus intellectuel est une agitation analoguë, mais au niveau des centres nerveux supérieurs.

Et si, dans l’exemple précité, sous l’influence d’un « montage-jazz », les mains, les genoux de quelqu’un s’agitent rythmiquement, dans le second cas une telle agitation (sous l’influence d’une toute autre incitation intellec­tuelle) se produit d’une façon identiquement la même au niveau des tissus du système nerveux supérieur de notre appareil à penser.

Bien que, jugés comme « phénomènes » (apparences), ils semblent en fait différents, cependant du point de vue de 1’ « essence » (processus) ils sont indubitablement identiques.

En appliquant l’expérience acquise par un travail à un niveau inférieur, aux catégories d’un ordre supérieur, cela fournit la possibilité de porter l’offensïve au cœur même des choses et des phénomènes. Ainsi, cette cinquième catégorie, serait l’harmonie intellectuelle.

Un exemple peut en être trouvé dans la séquence des « Dieux » d 'Octobre, où toutes les conditions de leur comparaison ont été rendues dépendantes exclusivement de la résonance de classe intellectuelle de chaque morceau se rapportant à un Dieu. J’emploie le mot « classe » car, bien que le principe intellectuel, lui, a dès ses racines une teinture de classe, ces plans ont été raccordés en fonction d’une échelle intellectuelle descendante, ramenant le concept de Dieu à son fondement13.

Mais ceci, bien sûr, n’est pas encore le cinéma intellectuel que j’annonce déjà depuis plusieurs années ! Le cinéma intellectuel sera celui qui va résoudre la combinaison conflictuelle des harmoniques physiologiques et intellectuels14 en établissant une forme totalement neuve de cinéma— concrétisant la révolution dans l’histoire générale de la culture, en éta­blissant une synthèse de la science de l’art et de l’esprit militant de classe.

** *

A mon sens, le problème des harmoniques est de la plus grande signifi­cation pour le futur de notre cinéma. Et c’est d’autant plus attentivement que nous devrions étudier sa méthodologie et approfondir nos recherches dans ce domaine.

Moscou-Londres, automne 1929.

13. J. Leyda dans sa traduction ajoute : « contraignant le spectateur à percevoir intellectuellement cette « progression »...

14. Voir l’article « perspectives » (dans la revue Iskoussivo, nos 1 et 2).

DEUXIÈME PARTIE

LE COMBATTANT1930-1938

1.«Allez-y !... servez vous»

Un cours sur l ’adaptation1 1932

Tous ces palabres sur ce qui doit être « distrayant » ou « divertissant » finissent par m’agacer. La notion même de « distraire » m’est étrangère, inamicale, hostile — à moi, surtout, qui ai déployé tant d’efforts pour « impliquer », pour « enthousiasmer » le public.

Quand j’entends dire qu’un film doit « distraire », j’ai envie de répliquer : « Allez-y, servez-vous ! ».

Quand Ivan Ivanovitch Perepenko2 vous propose pompeusement du tabac « il commence toujours par nettoyer le couvercle de sa tabatière, la tapote du doigt et vous la présente en disant, — s’il vous connaît —, « Oserai-je, mon cher Monsieur, vous prier de bien vouloir vous servir ? » S’il ne vous connaît pas, il dit alors « Oserai-je, mon cher Monsieur, — de qui je n’ai cependant pas l’honneur de connaître le rang, le nom ni le patro­nyme — vous prier de bien vouloir vous servir ? » Mais quand c’est Ivan Nikiforovitch Docgotchkoum qui vous offre une prise, il dit simplement « Allez-y ! Servez-vous ! ».

Et bien, moi, je suis de son bord.Et pour moi, de la même façon, le rôle du film est d’inciter le public

à « se servir » et non de le distraire. De l’empoigner et non de l’amuser. De donner à ce public des armes et non de gaspiller l’énergie qu’il avait en venant au cinéma. « Divertir » n’est pas un mot inoffensif : il récèle toute une mécanique nuisible et bien réelle dont je m’en vais ici dénoncer l’em­prise éventuelle. Je dis bien « l’emprise », ne l’oubliez pas, cette étude ne traite que ce cela.

Nous devons bien convenir que le « distrayant », le « divertissant » ne vise à rien d’autre qu’à alléger le matériau thématique lui-même quantita­tivement et non qualitativement.

Quand nous avions des films qui nous « impliquaient » on ne parlait pas de « divertissement » !

Nous n’avions pas le temps de nous ennuyer !Hélas, cette « emprise » s’est égarée depuis, on ne sait où.On a perdu l’art de réaliser des œuvres qui « impliquent » — et on s’est

mis alors à parler de « divertissement ».Mais il est impossible de réaliser ceci, si l’on n’a pas d’abord maîtrisé

cela !

1. Dans sa traduction anglaise de ce texte, J. Leyda l’a intitulé ainsi et a placé en exergue une citation de l’Ulysse de James Joyce.

2. Héros de la nouvelle de Gogol « la querelle d’Ivan Nikiforovitch et d’Ivan Iva­novitch » du recueil Miergorod (N.d.T.).

Nombreux sont ceux qui subodorent dans les appels en faveur du « diver­tissement ». Les relents des pires miasmes du N.E.P. -isme8 — dans sa perversion la plus odieuse — qui risquent de corrompre la conception des données idéologiques de nos films.

Il nous faut, à nouveau une méthode : des règles, des directives qui s’incarneront en créations exaltantes.

Personne ne peut nous aider en cela !Nous devons nous y mettre nous-mêmes !Comment y arriver — comment nous préparer à le faire — je m’en vais

vous le dire !Réhabilitons les données idéologiques — non comme des éléments qui

seront plaqués de l’extérieur « au bon plaisir du Repertkom »1 — mais comme des forces vives, fondamentales, puissantes qui doivent féconder rien moins que la tâche la plus exaltante du réalisateur : son « adaptation ». C’est de cela que mon article va traiter.

Il y a d’ailleurs une raison bien précise pour le faire à propos du cours de réalisateur de la troisième et dernière année de l’institut du Cinéma, où d’après le programme, les étudiants doivent accéder à la maîtrise de leur art en accomplissant un exercice de réalisation.

Talmudistes de la méthode, — grands marxistes académiques —, injuriez- moi tant qu’il vous plaira ! Mais, moi, je veux entreprendre ce travail, ce cours, — tout simplement, empiriquement, « en ouvrier » !

De toute façon, personne ne sait, jusqu’ici, concrètement comment s’y prendre...

... que l’on se dissimule ou non derrière de savantes citations !Moi-même, j’ai été constamment, pendant des années, hanté par ces

facultés surnaturelles — transcendant le bon sens et la raison humaine —, qui seraient indispensables pour accéder aux mystères5 du travail créa­teur du metteur en scène. Pour disséquer la symphonie de ce travail créateur !

La disséquer — sans que ce ne soit l’autopsie d ’un cadavre6 — ce sera là notre travail avec les futurs lauréats de l’institut.

Nous l’aborderons tout simplement — et non d’après des principes pré­conçus de méthodes scolastiques !

E t ce ne sera pas sur le cadavre d’œuvres éculées que nous examinerons le processus d’élaboration de la réalisation !

Le théâtre d’anatomie et la salle de dissection sont les terrains d’exercice les moins appropriés à l’étude du théâtre.

Or, l’étude du cinéma est indissociable de celle du théâtre.Etablir l’art cinématographique à partir de « l’idée de la cinématogra-

phie » et de principes abstraits — cela serait barbare et stupide. On ne peut, analytiquement, maîtriser les méthodes propres au cinéma que par

3. N.E.P. : «Nouvelle politique économique», dénoncée par Staline en 1928.4. Le « Glavrepertkom » : Comité directeur du contrôle des spectacles et du réper­

toire.5. S. M. Eisenstein écrit textuellement «... pour élucider les Mystères d’Udolphe »

(d’Anna Ratcliffe).6. Dans le texte anglais, J. Leyda dte, ici, le monologue de Salieri dans la première

scène du Mozart et Salieri de Pouchkine.

une comparaison analytique avec les formes de spectacles qui l’ont précédé.« La critique doit consister à comparer et à opposer un fait donné — non

pas avec une abstraction mais avec un autre fait ; pour cela, l’important est d’analyser avec précision, dans la mesure du possible, ces deux faits et que ceux-ci représentent, l’un par rapport à l’autre, divers moments d’un seul développement » \

Nous allons aborder ces problèmes avec un processus créateur vivant. C’est la première fois que l’on procède de la sorte.

Il nous faudra créer, à la fois, un processus de travail et une méthode.Nous ne procéderons pas à la façon de Plékhanov partant d’options pré­

conçues, de « méthodes en général », pour en arriver à un cas concret, — au contraire, nous pensons, à travers un travail concret sur un matériau particulier, parvenir à en généraliser une méthode de réalisation d’une œuvre cinématographique.

Dans ce but, il nous faudra sortir de l’ombre le processus créateur « intime » du réalisateur, dans toutes ses phases, dans toutes ses sinuosités— et l’exposer publiquement « au grand jour ».

Le débutant, plein d’illusion, peut s’attendre à quelques surprises. Pour­rions-nous, à ce point rallier pour un instant le camp du « divertissement » ? Nous allons alors évoquer un maître ès-« divertissement » Alexandre Dumas père celui que son fils, Alexandre Dumas fils, présentait en disant : « Voilà mon père, ce grand bébé que j’ai eu quand j’étais enfant ».

Qui n’a été enchanté par l’harmonie classique de la structure-labyrinthe du Comte de Monte Cristo. Qui n’a été frappé par la logique implacable qui lie et relie entre eux les personnages et les événements du roman comme si, dès l’origine, leurs correspondances avaient été préméditées ? Qui n’a enfin, imaginé le vertige de Dumas père, « le gros nègre », son cerveau soudain ébloui embrassant d’un seul regard d’aigle, le futur monument de son roman, avec tous ses détails, toutes ses subtilités, et sur la façade, l’enseigne flamboyante Le Comte de Monte Cristo? E t l’écho qui le répète répond « comment y parvenir » ? Et, comme il est instructif et rassurant de recon­naître en savourant la sauce les éléments employés pour la cuisson et pour la construction de ce chef-d’œuvre. Comment y parvenir ?

Par une obstination sauvage et non par une illumination divine.Par un véritable travail de nègre ! Non pas d’un nègre gras et oisif !

Mais d’un journalier nègre trimant dans une plantation.Alexandre Dumas était d’ailleurs réellement un noir ; il était né à

Haïti — comme Toussaint Louverture8, le héros de mon prochain film Le Consul Noir. Le père d’Alexandre Dumas (le général Thomas Alexandre) avait un surnom : Le Diable Noir. Notre Dumas avait lui aussi un surnom : le gros nègre ; comme ses confrères et les envieux avait coutume de l’appeler. Un certain Eugène de Mirécourt (sous ce nom glorieux se dissimulait un pauvre hère des lettres au nom combien plus modeste de Jacquot) dans un pamphlet Fabrique de Romans, Maison Alexandre Dumas & Cie rapproche les origines et les méthodes de travail de Dumas :

7. Extrait de Que sont « les Amis du peuple * de V. Lénine (1894).8. Chef de la révolte des Noirs à Haïti en 1791.

« Grattez l’écorce de Monsieur Dumas et vous trouverez le sauvage... Il déjeune en tirant de la cendre du foyer des pommes de terres brûlantes qu’il dévore sans ôter la pelure : nègre ! il court après les honneurs : marquis ! il se livre avec un sang froid magnifique au métier d’écumeur sur l’océan littéraire et débarque audacieusement ses prises dans tous les bazars du journalisme et de la librairie. »...Mais comme il lui faut 200 000 francs par an :« Il embauche des transfuges de l’intelligence, des traducteurs à gages qui

se ravalent à la condition de nègres travaillant sous le fouet d’un mulâtre ! » 3 « Votre père était un nègre » lui cracha quelqu’un au visage ; « E t mon

grand-père un singe » répliqua-t-il10. Mais il semble avoir été plus sensible aux insinuations concernant sa « fabrique de Romans » et ses propres « nègres » :

Un jour pourtant, un seul, Dumas eut du chagrin : Béranger qu’il aimait beaucoup lui demanda d’admettre un intéressant exilé « au nombre des mineurs qu’il employait à extraire le minerai converti par lui en bons et gros lingots » ; et Dumas répondit : « Cher père, mon seul mineur c’est ma main gauche qui tient le livre ouvert, tandis que la main droite travaille douze heures par jour. » Il exagérait. Il avait des collaborateurs, « mais comme Napoléon avait des généraux » u...Certes, il est difficile de s’astreindre à travailler avec une telle frénésie.

Mais sans elle il est plus dificile encore de réaliser quoi que ce soit.Les prodiges de création : ce n’est qu’une affaire de persévérance et

de temps dans la « péiorde d’apprentissage de la vie » de chacun de nous.En matière de productivité, le Romantisme se distingue d’ailleurs par la

rapidité vertigineuse des tempi chez ses grands auteurs :En huit jours (du 17 au 26 septembre 1829) Victor Hugo écrit les trois

mille vers d’Hernani qui ont mis cul par-dessus tête tout le théâtre classique — Marion Delorme en vingt-trois jours, Le Roi s’amuse en vingt jours, Lucrèce Borgia en onze jours, Angélo en dix-neuf jours et Ruy Blas en trente- quatre jours !

Le nombre d’ouvrages répond d’ailleurs à cette rapidité. Ainsi Dumas père nous a légué un héritage littéraire de près de mille deux cents volumes !

La même possibilité, en soi, d’en faire autant est offerte à chacun. Ainsi, pour le Comte de Monte Cristo Lucas-Dubreton nous révèle

comment il a été conçu :Au cours d’une croisière en méditerranée, Dumas est passé auprès d ’une petite île dans laquelle il n ’a pu aborder car « elle était en contumace » :

9. Cité par J. Lucas-Dubreton : La vie d’Alexandre Dumas père (édit. N.R.F., Paris 1928, collec. La Vie des Hommes Illustres, n° 14, pp. 138-139). Il est piquant de signaler que J. Lucas-Dubreton (qui a soulevé le masque de Eugène de Mirécourt pour dévoiler l’humble Jacquot) est lui-même le pseudonyme d’Hervé de Peslouan (voir André Maurois, Les trois Dumas, édit. Hachette, Paris, 1957, pp. 472-473).

10. S. M. Eisenstein reprend ce trait dans le même chapitre de l’ouvrage de Lucas Dubreton qui ne semble pas avoir connu l’autre version de ce célèbre dialogue. Son interlocuteur lui ayant dit « Vous êtes un nègre, votre père l’était et votre grand-père devait être un singe ! » Dumas aurait répondu « Oui, je descends d’un singe mais vous, vous y remontez. » [N.d.T.]

11. J. Lucas Dubreton : La vie d’Alexandre Dumas père (pp. cit., p. 141).

l’île de Monte-Cristo. Le nom l’a frappé. Quelque temps après, en 1843, il a signé avec un éditeur un traité pour la publication d’un ouvrage qui serait intitulé : Impressions de voyage dans Paris, mais la trame roma­nesque lui manque ; par bonheur il lit un jour une anecdote de vingt pages Le diamant et la vengeance qui se passe sous la seconde restauration et que Pauchet a insérée dans son livre La police dévoilée. Voici le sujet rêvé : Monte Cristo découvrira dans Paris ses ennemis cachés !Là-dessus Maquet a l’idée de raconter les amours de Monte-Cristo avec la belle Mercédès, la trahison du perfide DanglarçK; et les deux amis repartent sur une nouvelle piste : Monte-Cristo, d impressions de voyage romancées tourne au roman tout pur. L ’Abbé Faria — un lunatique né à Goa, que Chateaubriant vit essayer en vain de tuer un serin en le magnétisant — vint accroître le mystère ; et le château d’If se profila à l’horizon » 12...De fait, c’est bien que les choses s’entraînent l’une l’autre !En revivre l’enchaînement, y participer soi-même — voilà qui me paraît

le plus utile, le plus fécond pour un étudiant.Les « méthodiques » qui préconisent d’autres démarches et qui prônent

d’autres « recettes » sont des nègres... et des nègres qui n’ont rien de commun avec celui de Pierre Le Grand13 !...

Mais en cette matière, « le hasard » a moins à faire qu’il ne paraît — et le « code » qui régit le processus de la création, nous pouvons le percevoir, le détecter. Sans doute, il y a la méthode. Mais voilà le piège : les positions méthodologiques préconçues n’engendrent rien ! E t un torrent bouillon­nant d’énergie créatrice, s’il n’est canalisé par une méthode, produit moins encore !

** *

Analyser, comme nous le faisons, la construction pierre par pierre d’une œuvre d’art va mettre en lumière le « code » le plus sévère qui, sur les fondations des données initiales idéologiques et sociales, régit chaque détail de la construction de l’ouvrage14.

Ainsi, ce qui a déterminé le roman d’Alexandre Dumas, — rutilant des trésors fabuleux d’un ancien matelot devenu le tout puissant Comte de Monte Cristo — c’est autant la soif de la fortune et de l’or caractéristique

12. J. Lucas-Dubreton : La vie d’Alexandre Dumas père {op. cit., p. 137).13. Allusion au « nègre » (ou « arabe ») de la cour de Pierre le Grand — « nègre »

qui fut le grand-père de Pouchkine. Dans l’édition anglaise J. Leyda omet cette référence (assez obscure pour les non-russes) et achève cette phrase ainsi : « qui approuvent d’autres « recettes » nous font simplement perdre un temps précieux ! »

14. Note de l’édition soviétique des Œuvres de S. M. Eisenstein : Eisenstein se laisse ici entraîner par la polémique : « si chaque détail » de la construction découle des mêmes données initiales, on en arriverait à ne plus comprendre comment peu­vent exister des différences de style entre artistes partageant la même idéologie dans une même société.

Pour S. M. Eisenstein (qui lui-même s’intéressait tellement aux problèmes du temps, des nationalités et des divers phénomènes subjectifs dans l’élaboration, le processus et l’aboutisement des œuvres d’art) le plus important ici, l’essentiel n’est pas « chaque détail » mais le fait que la forme découle de la philosophie et du cadre social du créateur.

du règne de Louis-Philippe que les propres souvenirs et lectures d’enfance de l’auteur : Scheherazade et les trésors d’Ali Baba.

Le fait même qu’un simple matelot devienne Comte — c’est dire que n’importe qui peut en faire autant !

Dans cette ruée générale vers l’or et les titres aristocratiques, — le matelot Dantès devenant le richissime, le fabuleux Comte de Monte Cristo, a servi de merveilleux « idéal social » à toute la bourgeoisie qui tentait alors fié­vreusement de s’enrichir.

Ce n’est pas sans raison que certains ont pu retrouver dans ce héros de Dumas quelques éléments d’un auto-portrait sublimé. Alexandre Dumas ne s’était-il pas, comme tant d’autres, complaisamment vautré dans les eaux troubles des fortunes douteuses, des spéculations suspectes du règne du « Roi bourgeois » ?

« Un million ?... Mais c’est très exactement ce que j’ai tout le temps sur moi, c’est mon argent de poche !... »

Cette boutade représentait, de façon absolument identique, l’idéal inacces­sible de notre « gros nègre » régnant souverainement sur le Paris de la presse, du feuilleton et du théâtre aussi inconsidérément prodigue de son argent que de ses œuvres — et celui des innombrables affairistes, aven­turiers cupides et insolents qui régnaient sur la vie économique de Paris.

Cependant, pour saisir pleinement combien les données idéologiques et économiques déterminent le moindre contour formel d’une œuvre, combien elles sont intimement fondues dans leur processus, — on doit, en toute indépendance, en toute lucidité, vivre du début à la fin « au ralenti », le cycle complet et ininterrompu d’une création.

Bien entendu il serait passionnant de se saisir d’un nouveau Goethe, d’un nouveau Gogol, de les placer devant un public et, de demander à l’un d’écrire une troisième partie du Faust, à l’autre de recréer la seconde partie des Ames mortes. Mais hélas, nous n’avons même pas sous la main un nouvel Alexandre Dumas !

C’est pourquoi nous autres de l’année terminale de l’institut du Cinéma, allons nous transformer nous-même en un créateur-réalisateur collectif.

Ici, le professeur n’est rien de plus que primus inter pares, le premier parmi ses pairs.

Ce collectif-réalisateur (et, ensuite, chacun de ses membres, individuelle­ment) devra se frayer une voie à travers toutes les embûches, tous les tourments du travail de création — à travers tout le processus de l’élaboration de l’œuvre, depuis la première lueur fugitive du sujet jusqu’au moment où il faudra décider si les boutons du blouson de cuir du dernier figurant sont ou non nécessaires au film.

Le rôle du professeur se résume à donner habilement et au bon moment, le coup de pouce utile pour que le groupe se dirige vers les difficultés « naturelles » et « fécondes » — pour que le groupe aille vers une appré­hension claire et nette de ces questions là précisément — d’elles seules, dont les solutions mènent à la construction — et non à un stérile bavardage « autour » d’elles.

Exactement comme, au cirque on enseigne le trapèze volant !Le trapèze y est impitoyablement retenu, ou le débutant trouvera un poing

fermé au lieu d’une main tendue pour le rattraper, s’il n’a pas pris la bonne cadence. Il tombera peut-être une ou deux fois, hors du filet, sur les ban­

quettes autour de la piste — ce n’est pas bien grave. Car il ne commettra plus, à l’avenir la même faute.

Avec autant de vigilance, on devra — à chaque étape de la création en cours — donner opportunément à nos « combattants » égarés ou bloqués, des armes appropriées tenues en réserve : les indications, l’expérience « héri­tée du passé ».

Mais cela sera bien insuffisant si l’on n’a pas alors à sa portée, cet invinci- cible géant de la synthèse-cinéma qui, à chaque moment crucial, bien plus que « l’héritage du passé », est « l’héritier vivant » qui s’est forgé, dans son domaine, une solide technique.

Ces trois dernières années, un enseignement systématiquement de sujets particuliers a remplacés au G.I.K. (Institut du Cinéma) le mince vernis des conférences qui y étaient données sporadiquement par « d’éminents cinéastes ».

Ces personnalités s’engouffraient dans l’institut comme dans un autobus —, aussi étrangères les unes aux autres que le sont justement les passagers d’un autobus, et se pressaient aussi vite que possible à la sortie après avoir émis 45 minutes de propos fortuits et sans relations les uns aux autres. Et, se reprécipitant ensuite sur les orbites de leurs activités propres, ils disparais­saient de la vue de leurs prosélytes hébétés.

Voilà encore un petit film qu’il a fallu reprendre de fond en comble !Dans le cadre du programme général du G.I.K. des spécialistes doivent

être appelés aux moments voulus, pour traiter de questions concrètes et pré­cises, à une étape précise du déroulement d’ensemble de l’ouvrage en cours. Pour traiter justement des points précis dans lesquels ils sont experts.

Tout cela concourt à la réalisation d’un projet de dimensions convenables dont le collectif, comme plus tard chacun de ses membres individuellement, est responsable de bout en bout.

En nous débarrassant de ce « petit film » des conférences d’enseignement, nous avons dû enterrer également les lamentables « petits films » réalisés par les étudiants ! Ces « courts-métrages » des lauréats, — décousus et misérables mais combien flatteurs pour leur amour-propre, — il faut en finir une bonne fois : ils ne servent à rien !

Un lauréat en architecture dont l’ouvrage de fin d’études est un projet à l’échelle, disons, d’une cathédrale comme la bienheureuse cathédrale du Saint-Sauveur, opportunément démantelée aujourd’hui se trouvera en géné­ral amené par la suite à bâtir des constructions plus modestes, accessibles à tout le monde comme des cabinets. Mais si son projet de sortie est une petite pissotière, alors il est risqué de vouloir..., oui,... ce dont vous avez envie !

Et cependant, une année après l’autre, c’est ce que nous avons vu échoir aux lauréats de l’institut !

Il faut supprimer cela complètement.De toutes façons, donc, on ne pourra filmer que des « petits films » des

« séquences » 15.Il est vrai que, dans la pratique, un film se compose de divers « épisodes »

complets en eux-mêmes. Mais tous ces « épisodes » se rattachent à un même arc, à un « tout » d’une seule et même idéologie, d’une seule et même composition, d’un seul et même style.

15. Curieusement ces deux paragraphes ont été omis par J. Leyda dans sa traduction anglaise [N.d.T.].

L’art du cinéma, ce n’est pas de choisir des cadrages fantaisistes, de filmer sous des angles imprévus ou de monter « sec » avec de surprenantes ellipses !

L ’art consiste en ce que chaque fragment du film soit bien un élément organique d’un « tout » conçu organiquement.

C’est quand on a prévu et filmé organiquement ces éléments de la conception d’ensemble vaste et significative, que ceux-ci deviendront les parties du « tout » ! Nullement avec des esquisses hasardeuses, accidentelles !

C’est avec ces parties filmées, — avec les épisodes non-tournés mais bien préparés et prévus pour les précéder ou les suivre dans le découpage déve­loppé et les feuilles de montage suivant l’emplacement de chacune de ces parties dans l’ensemble, — c’est avec de tels éléments fondamentaux que l’on supprimera réellement et définitivement chez les étudiants l'irresponsabilité dans la création. Du début à la fin, le travail des étudiants sera suivi, et tout en même temps ils démontreront de façon probante comment et jusqu’à quel point ils sont capables d’exécuter dans la pratique la conception générale solidement préétablie.

Sans doute à ce stade, ce n’est encore pas pour chaque étudiant, sa propre conception individuelle — mais une conception élaborée collective­ment. Cela ne lui enseignera que mieux la dure leçon de l’autodiscipline. Qui' lui sera d’autant plus nécessaire lorsqu’il s’agira justement de sa propre conception individuelle !

Mais avant d’en arriver à cette dernière étape, à cette dernière frontière qui le sépare des ouvrages qu’il entreprendra hors de l’institut, il lui reste à rencontrer un bon nombre de spécialistes vivants ou morts.

A un certain stade, cela prendra la forme d’une longue discussion à propos du type, de l’aspect et du caractère des personnages qu’il a prévus. Dans ces discussions, les cendres de Balzac, Gogol, Dostoïevsky et Ben Jonson vont s’agiter dans leurs tombes. La question va se poser : comment camper ce type, cette image, ce caractère ? Là nous allons nous en remettre aux confi­dences de Kachalov sur la manière dont il composa son personnage du « baron » dans Les bas fonds ; Batalov viendra aussi s’entretenir avec nous, ou bien Max Straukh nous dira les moyens dont il s’est servi pour incarner Rubinchik dans La rue de la Joie de Zarkhi.

En allant de l’avant dans les taillis de la construction du scénario, nous démonterons avec Aksionov les squelettes des drames élisabéthains, nous écouterons Dumas père et Victor Chlovski sur la détermination des struc­tures d’un sujet et sur les méthodes de Weltmann dans ses œuvres.

Et puis, après avoir discuté avec le défunt Webster et avec Zarkhi, et Wollkenstein du dramatique des situations nous nous intéresserons à la façon d’habiller ces situations-là.

Alexei Maximovitch Gorki ne refusera sans doute pas de nous initier à sa manière d’écrire les dialogues des Bas Fonds ou de Iegor Boulitchev. Et Nikolaï Erdmann nous dira comment il s’y est pris dans ses pièces16.

16. Dans l’édition anglaise de J. Leyda, se trouvent ici ces quelques lignes absentes du texte russe :

« Et Isaac Babel nous parlera de la contexture spécifique du mot et de l’image — et de la technique d’extrême laconisme des moyens d’expression littéraires —, Babel qui est peut-être celui qui connait dans la pratique mieux que quiconque, ce grand

Tout cela viendra en son temps, au fur et à mesure des progrès dans son film du processus créateur exclusif de notre Réalisateur-Collectif.

La fusion de différentes étapes au cours d’excursions analytiques particu­lières n’a rien d’extraordinaire.

La conception d’un thème et d’un sujet peut parfois être totalement indé­pendante de leur rédaction. Le Revizor (l’inspecteur de district) et les Ames Mortes, ne sont-ce pas là des exemples éclatants de développement, de rédac­tion de sujets qui ont été « donnés » à Gogol17 ?

Et les problèmes de l’accompagnement musical pour l’ambiance sonore ! et les problèmes de tous les éléments concrets !

D’où l’analyse de bon nombre d’exemple de notre « héritage » dans d’autres domaines — chacun sous l’angle de cette nécessité particulière où celui-ci, singulièrement celui-ci, peut être doublement utile.

James Joyce et Emile Zola.Honoré Daumier et Edgar Degas.Toulouse-Lautrec et Stendhal.Et, longuement, méticuleusement, les spécialistes marxistes-leninistes

étudieront avec nous la formulation idéologique correcte des problèmes du point de vue de l’appréhension du sujet et de la compréhension sociale des choses.

C’est ainsi que nous espérons équiper ceux qui, instruits par l’exercice et qualifiés par un contrôle soutenu, seront capables d’être des Réalisateurs.

Et la partie la plus sérieuse et la plus intéressante de cette tâche — le cœur du travail de création du réalisateur — est d’entraîner les étudiants au « traitement » (à « l’adaptation ») et d’étudier avec eux comment y procéder et le mener à son terme.

En fait, nous travaillons essentiellement avec des données simplifiées et dérisoires de si bas niveau expérimental que nous n’avons tout simplement pas l’occasion d’étudier des œuvres qui sont originales, vivantes, fécondes, qui ont une adaptation et une conception sociale se correspondant — avec une forme élaborée.

Nos œuvres sont à un tel niveau de simplification que l’on ne peut s’empêcher de penser à cette célèbre caricature américaine d’une usine automatique à saucisses où l’on voit pénétrer à un bout des wagons avec des cochons vivants et de l’autre sortir les mêmes wagons remplis de boîtes de saucisses.

Entre le squelette décharné schématique du « slogan » et la peau vide de la forme extérieure — il n’y a nulle couche de chair ni de muscles, tangibles, vivants.

Pas d’organes coordonnés non plus, reliés les uns aux autres.Et avec ça, il en est qui s’étonnent que la peau pende, lamentablement

informe. E t qu’à travers sa pitoyable minceur de simplification percent les os pointus de la conception mécanique des thèmes sociaux.

secret « qu’il n’est d’acier qui puisse percer plus profond le cœur de l’homme qu’une phrase placée au bon moment » (aphorisme anonyme). Et il dira peut-être comment, avec ce laconisme, il a composé l’inimitable, Sunset (crépuscule) pièce admirable (qui n’est guère appréciée à sa juste valeur) : le meilleur exemple de dialogue théâtral de ces dernière années.

17. C’est Pouchkine qui avait suggéré les sujets de ces deux ouvrages [N.d.T.].

Tout cela manque de chair et de muscles !Voilà pourquoi18 legor Boulitchev de Gorki a été accueilli avec un enthou­

siasme aussi général. Encore que cet ouvrage ne répond guère à l’un de nos problèmes fondamentaux : les hommes et les femmes qu’il nous montre ne sont pas encore des nôtres ni de notre temps ; ce qui ne nous empêche pas d’attendre que l’esprit de Gorki enfante un jour ces derniers Mais d’autre part, voici la chair ! Voici les muscles ! Et cette chair a été engendrée aujour­d’hui, alors qu’autour de nous, sur la scène comme sur les écrans, nous ne trouvions même pas les « hommes en boîtes » que Tchekov a décrits — mais seulement des boîtes sans hommes ! Cependant que, truffées comme elles le sont de citations vulgaires, nos œuvres ressemblent aux fils de fer barbelés du réel à l’état brut revêtus de mousseline — et nous sommes sur­pris que le sang ne circule pas dans ces barbelés ! Et que cette mousseline ne trahisse pas le battement d’un cœur !

Du sublime au grotesque, il n’y a qu’un pas !D’une idée conçue de façon sublime et exprimée en un slogan — à

l’œuvre d’art vivante il y a plusieurs centaines de pas !Si l’on ne fait qu’un seul pas, on n’aboutit qu’au résultat grotesque des

navets conformistes actuels ! f II faut d’abord que nous apprenions comment on fait des œuvres modelées ! en trois dimensions — en partant des esquisses plates à deux dimensions en i « ligne droite » du slogan au sujet — sans « correspondances ».

** *

Le rôle déterminant l’idéologie20 dans l’orientation d’une élaboration sérieuse d’un film, nous pouvons la retrouver dans une de mes propres expé­riences bien que cela se soit produit dans des conditions sociales quelque peu inhabituelles.

Cela s’est passé à Hollywood.Alors que « je gagnais mon pain » à la Paramount.Il s’agissait du scénario et de l’adaptation d’une œuvre littéraire d’une

qualité exceptionnelle imposant le respect.Bien qu’il ne soit pas sans trahir certaines lacunes idéologiques, le

roman de Théodore Dreiser An American Tragedy21 n’en est pas moins, pour autant un roman de grande classe (même si, à notre point de vue, ce n’est pas là un roman de classe sociale) et cette œuvre a toutes les chances d’être comptée parmi les classiques de son temps et du pays qui l’a vue naître.

Que cet ouvrage suscite deux options irréductiblement opposées — la

18. Tout cet alinéa est absent de l’édition russe des œuvres de S. M. Eisenstein.19. Iégor Boulitchev était la première pièce d’une trilogie qui devait s’étendre jus­

qu’à la période suivant la révolution (Les dernières pièces de M. Gorky, édit. Interna­tional Publishers, New York, 1937).

20. Cette seconde partie de ce texte figure isolément sous le titre « une tragédie américaine » dans les Réflexions d’un cinéaste.

21. Une tragédie américaine : on sait qu’Eisenstein travailla longuement, lors de son séjour à Hollywood, à son adaptation et découpage. Notons que dans son édition anglaise J. Leyda a contracté ce paragraphe en trois lignes [note A.P.].

nôtre et celle des « patrons » de la Paramount — appelées inévitablement à se heurter, cela a éclaté dès le moment où nous avons remis les premières esquisses du scénario.

« Dans votre adaptation, est-ce que le Clyde Griffiths est coupable Ou innocent ? fut la première question que nous a posée B. P., le « Boss # des studios californiens de la Paramount (B. P. Schulberg). Nous avons aussitôt répondu :

« Innocent ! »« Mais alors votre scénario est un monstrueux défi à la société amé­

ricaine !... »Nous avons tenté d’expliquer que, pour nous, le crime commis par Clyde

Griffiths était l’aboutissement de toutes les relations sociales, à l’influence desquelles il fut soumis à chaque étape du déroulement de sa vie et de la formation de son caractère, ce à quoi l’on assistait tout au long du film.

Et, pour nous c’était là, essentiellement, le seul intérêt de l’ouvrage.« Nous préférerions une bonne et solide intrigue policière, centrée sur

un meurtre... »« ... et centrée sur l’amour d’un jeune homme et d’une jeune fille ! »

ajouta quelqu’un en soupirant.Le fait que le personnage central de ce roman se prête à deux interpré­

tations aussi radicalement opposées n’a pas de quoi surprendre.Le roman de Dreiser est vaste et illimité comme l’Hudson ; il est immense

comme la vie elle-même et autorise autant d’interprétations différentes que l’on voudra. Comme chacun des phénomènes « objectifs » de la nature, ce roman comporte 99 % d’exposé des faits et 1 % de réflexion à leur sujet. Cette épopée d’une vérité et d’une objectivité cosmiques, il a fallu la couler dans un moule tragique : impensable, sans une certaine conception, une certaine vision du monde et de la vie, sans un point de départ et l’axe d’une direction !

C’est pour une toute autre raison que les patrons de la Paramount, eux, étaient inquiets quant à l’innocence ou à la culpabilité de Griffiths :

Coupable... il deviendrait antipathique !Un héros antipathique ?Que dirait le box-office ?Mais s’il n’était pas coupable !...Et c’est à cause des difficultés soulevées par ce « maudit problème » que

An American Tragedy moisissait encore dans les tiroirs de la Paramount, cinq ans après que celle-ci en eut acquis les droits !

Griffith lui-même (pas Clyde Griffiths, mais David L.W. Griffith le patriarche du cinéma), Lubitsch aussi parmi d’autres, s’en était approché — mais approché, sans plus !...

Avec leur prudence et leur circonspection habituelle, les « patrons », dans notre cas également, ont éludé toute décision définitive. Il nous fut suggéré que nous terminions d’abord le scénario « ... comme nous le sen­tions ». On verrait plus tard.

Ce que j’ai déjà dit indique clairement que dans notre cas, contrairement aux manipulations précédentes, ce n’étaient pas de simples considérations matérielles qui étaient en causes. Le désaccord ne naissait pas d’une diver­gence de points de vue sur une décision touchant un détail de l’intrigue —• mais de quelque chose de beaucoup plus profond mettant en cause un

élément fondamental : Il s’agissait de l’interprétation sociale dans son ensemble.

Il est intéressant aujourd’hui d’analyser avec cet exemple comment une orientation adoptée au départ détermine graduellement la façon dont vont se modeler les différentes parties — et comment cette orientation parti­culière, elle seule et de par ses impératifs, va féconder tous les problèmes des situations déterminantes de l’approfondissement psychologique et de l’aspect « strictement formel » de l’ordonnance de l’ensemble de l’ouvrage — et comment, en fin, elle va susciter sur le plan dit « strictement formel » des méthodes totalement originales, lesquelles, en se conjuguant engendreront de nouvelles conceptions créatrices des disciplines primordiales de la cinémàto- graphie en soi.

Il serait malaisé de résumer ici toute l’intrigue du roman : on ne peut faire tenir en cinq lignes ce qui a exigé de Dreiser deux gros volumes.

Nous allons donc nous limiter au nœud apparent du sujet extérieur de la tragédie, c’est-à-dire au meurtre lui-même ■— quoique la tragédie ne réside évidemment pas là mais bien dans le cours tragique suivi par Clyde qu’une certaine structure sociale a mené irrésistiblement au meurtre. Et c’est sur ce point que notre scénario mettait l’accent.

Clyde Griffiths, après avoir séduit une jeune ouvrière employée dans l’atelier dont il est le contremaître, est dans l’impossibilité de l’aider à se faire avorter. L’avortement étant, aujourd’hui encore rigoureusement inter­dit aux U.S.A.

Il se trouve donc contraint de l’épouser — ce qui risquerait de briser toutes ses ambitions de carrière et l’empêcherait d’épouser une riche héritière qui est follement éprise de lui.

Ses ambitions22 reflètent une situation typiquement américaine : dans leur petite et moyenne industrie, il n’y a pas en Amérique de barrière de castes interdisant une pareille mésalliance. On en est toujours à la « démocratie patriarcale » et les pères se souviennent encore du jour où ils sont arrivés à la ville pour chercher fortune sans même avoir une chemise sur le dos. Par contre, dans la génération montante, on veut évoluer vers « la riche aris­tocratie de la Cinquième Avenue » ; ce qui apparaît clairement dans les rela­tions combien différentes de Clyde avec son oncle et avec son cousin.

Clyde se trouve donc face à un dilemme : il doit ou bien renoncer pour toujours à sa carrière et à sa réussite sociale ou bien se débarrasser de sa petite amie.

Les expériences acquises par Clyde dans ses heurts avec les réalités américaines ont, à ce moment-là, tellement marqué déjà sa formation psy­chologique, qu’après un long combat intérieur (non contre ses principes moraux, mais contre la veulerie de son caractère) il .se résout à la seconde solution : faire disparaître la jeune femme !

Il imagine et prépare minutieusement son crime : ce sera le naufrage d’une barque qu’il maquillera en accident.

Tous les détails sont prévus avec, justement, l’excès de minutie d’un assassin débutant, ce qui entraîne fatalement le novice à se faire prendre dans le filet implacable des preuves matérielles irréfutables.

Il part donc en barque avec la jeune femme.Pendant leur promenade sur l’eau, ses conflits intérieurs atteignent leur

paroxysme : conflit entre la pitié et la haine qu’il ressent pour la jeune femme — conflit entre son irrésolution veule et son aspiration à la fortune.

A moitié conscient, à moitié inconscient, en proie à la plus folle panique, il fait chavirer la barque.

La jeune femme se noie.Clyde, l’abandonnant, fuit en suivant le plan qu’il avait prévu et se

prend dans le piège imprévisible du filet qu’il avait tissé lui-même pour se sauver !

Le naufrage de la barque s’est passé comme toujours dans des drames de cet ordre : rien n’est très clair, rien n’est clairement perçu — bref, c’est un magma confus. Et Dreiser clot cet épisode sans prendre parti ; il laisse l’affaire se dérouler ensuite non pas suivant un cours logique, mais suivant l’enchaînement formel de la procédure criminelle.

Il nous fallait impérieusement, quant à nous, mettre l’accent sur l’innocence matérielle aussi bien que formelle de Clyde dans l’accomplissement même de son crime.

C’est seulement ce faisant que nous pouvions donner toute sa netteté au « monstrueux défi » à cette société dont le mécanisme a acculé au crime un garçon passablement veule et qui, par le truchement de la justice légale, le fera passer ensuite, au nom de la morale, sur la chaise électrique.

Le côté sacro-saint du principe formel, dans les côdes de l’honneur, de la morale, de la justice et de la religion est, en Amérique, primordial, fonda­mental. C’est sur lui que reposent les joutes interminables des avocats au prétoire, les duels raffinés entre juristes, entre parlementaires. Le fond des affaires dont on dispute dans les formes passe au second plan et n’inté­resse personne.

Le secondaire devenant l’essentiel, l’emportera sur le fond, le plus habile consistant à fignoler la forme.

Ainsi, la condamnation de Clyde, formellement innocent (bien qu’il l’ait amplement méritée au fond, vu le rôle qu’il a joué dans cette affaire à laquelle personne ne s’intéresse) serait considérée dans le contexte améri­cain comme « monstrueuse », comme un assassinat juridique.

Telle es t23 la psychologie dont l’Américain ne se départit jamais. Super­ficielle sans doute. Mais envahissante, en revanche, et inflexible.

Ce côté du caractère américain, j’ai eu à le connaître moi-même et ailleurs que dans les livres.

C’est pourquoi il nous fallait traiter l’épisode de la barque en faisant ressortir avec une précision incontestable, l’innocence formelle de Clyde.

Sans la blanchir entièrement pour autant, sans lui ôter non plus la moindre parcelle de culpabilité.

Et nous avons adopté cette solution :Clyde veut tuer, mais il ne le peut pas !Au moment décisif où il lui faut agir, il flanche. Par simple lâcheté.Cependant, avant d’en arriver à cette « défaite » intérieure, il a eu le

23. Ce paragraphe et le suivant sont omis dans le texte anglais de J. Leyda.

temps de susciter une telle terreur en Roberta (la jeune femme) qu’au moment où il se penche vers elle — ayant déjà capitulé au fond de lui- même et tout prêt à « repartir de zéro », — Roberta, horrifiée, tente de lui échapper. Ainsi elle déséquilibre leur barque. En essayant de retenir Roberta, Clyde lui heurte le visage avec son Kodak. Totalement affolée et terrorisée elle chancelle, tombe et la barque se retourne.

Pour souligner davantage encore, nous la montrerons remontant à la surface. Nous montrerons même Clyde tenter de s’approcher d’elle à la nage. Mais le mécanisme de l’assassinat qu’il avait mis en branle va continuer inexorablement son œuvre jusqu’au bout, en dépit même de la volonté de Clyde : horrifiée, Roberta va le repousser en criant faiblement, tentera de s’éloigner et, incapable de nager, elle va se noyer.

Très bon nageur, Clyde regagne le rivage et ayant retrouvé ses esprits va reprendre et poursuivre le plan infernal du crime prémédité qui s’était trouvé à deux doigts d’échouer.

L’approfondissement tragique et psychologique de ce traitement de la situation est incontestable.

Le tragique s’en trouve même haussé presque jusqu’au fatum grec — cette « moira-aveugle » d’Eschyle qui une fois mise en action, ne lâche jamais plus celui qui a osé la défier.

Il se hausse même jusqu’à cette « causalité » tragique, implacable qui appelée à faire valoir ses droits amène jusqu’à son terme logique tout ce à quoi l’on a donné vie par le cours impitoyable de son processus.

C’est dans cet écrasement d’un individu isolé par un principe cosmique « aveugle », dans cette force d’inertie de lois échappant à l’emprise humaine que réside l’un des principes fondamentaux de la tragédie antique. C’est là l’image de la dépendance passive dans laquelle se trouvait en ce temps-là l’homme par rapport aux forces de la nature. On peut trouver là une analogie avec ce que Engels notait à propos de Calvin, dans le cadre d’une toute autre époque :

Sa doctrine de la prédestination était l’expression religieuse du fait que, dans le monde de la rivalité commerciale, la réussite et l’échec ne résul­tent ni de l’activité ni de l’habileté de l’homme mais de circonstances indépendantes de sbn contrôle“.Retrouver l’atavisme des puissances cosmiques primitives au travers

d’une situation particulière actuelle à toujours été le moyen de hisser un sujet dramatique aux cimes de la tragédie.

Mais notre adaptation ne s’en tenait pas là. Elle débouchait, en les sou­lignant avec la plus grande précision, sur tous les événements en chaîne qui jalonnent la suite de l’action.

Dans le roman de Dreiser, « pour préserver l’honneur de la famille » l’oncle riche mobilisait pour la défense de Clyde toute une « équipe » d’avocats.

En fait, la défense^' n’a aucun doute sur la matérialité du crime.Elle n’en forgera pas moins, et de toutes pièces, sa thèse d’un « revi-

24. Engels : Le matérialisme historique. Dans l’édition anglaise de J. Leyda la citation est plus longue et se poursuit ainsi : « Il ne dépend pas de celui qui veut ou de celui qui dirige, mais de la bonne grâce de puissances économiques supérieures inconnues. »

rement » (change of heart) revirement soudain des sentiments de Clyde, inspiré par son amour de Roberta, par sa pitié.

Comme invention « sur le vif », ce n’est déjà pas si mal !Mais cela devient d’autant plus diabolique alors que ce « revirement »

s’est effectivement produit. Alors que ce revirement a eu des motivations tout autres. Alors qu’il n’y a pas eu réellement assassinat. Alors que les avocats sont convaincus qu’il y a eu crime. Et qu’avec ce fieffé mensonge, tout à la fois si proche et si éloigné de la vérité, ils vont en maquillant la vérité s’acharner, à blanchir l’accusé pour le sauver.

Et cela deviendra encore plus fort, dramatiquement, tout à l’heure, quand l’adaptation par son « idéologie » va bousculer les hiérarchies des valeurs et, plus loin, l’objectivité épique du récit de Dreiser.

Le second volume de ce roman est presque entièrement dévolu au déroulement du procès de Clyde. Celui-ci sera harcelé jusqu’à ce qu’il avoue, jusqu’à ce qu’il soit condamné à la chaise électrique.

En quelques lignes seulement, Dreiser indique que Clyde n’est nullement le véritable objet de son procès et de sa condamnation. L’affaire ne vise qu’à accroître, auprès des farmers (le père de la victime Roberta étant un fermier) la popularité du procureur Masson afin qu’il puisse être élu juge aux prochaines élections.

Et la défense aussi a assumé cette cause qu’elle sait perdue d’avance (« il s’en tirera avec au mieux dix ans de travaux forcés ») dans la même perspective politique électorale.

Appartenant au parti politique adverse (bien que de la même classe sociale) son objectif principal est de déployer toute son activité pour vaincre les ambitions du procureur — candidat — pour chaque camp, donc, Clyde n’est que le moyen d’aboutir à un certain but.

Déjà jouet entre les mains d’une aveugle Moira, du destin, du fatum, d’une « causalité » à la grecque — Clyde se trouve dès lors le jouet entre les mains de la machine judiciaire, nullement aveugle celle-là, et qui n’est rien d’autre que l’instrument des manœuvres louches de politiciens par­faitement lucides.

Ainsi, tragiquement s’élargit et se généralise le cas particulier du destin de l’individu Clyde Griffiths — qui en devient une authentique American Tragedy générale. — une histoire caractéristique d’un jeune Américain au début du vingtième siècle.

Les dentelles subtiles de la procédure ou du procès seront donc pratique­ment absentes dans la rédaction de notre scénario qui leur substituera toute la cuisine électorale telle qu’elle va se révéler dans l’usage pratique qui est fait du prétoire utilisé non pour sa fonction réelle, mais comme champ de manœuvre pré-électoral.

Cette option fondamentale dans notre traitement du crime va entraîner un approfondissement tragique et une acuité idéologique accrue en une autre partie de l’ouvrage et par un autre personnage.

La mère de Clyde dirige une « mission » religieuse.Sa religion est un fanatisme aveugle. E t sa foi est si totale en ses

dogmes absurdes que son personnage en arrive à atteindre la stature d’un symbole, nimbé en quelque sorte de l’auréole des martyrs ; et finissant même par inspirer un involontaire respect. Même en dépit du fait qu’elle s^it l’incarnation première de la culpabilité de la société américaine envers

Clyde : l’éducation qu’elle lui a donnée, les principes qu’elle lui a inculqués, les constants recours à Dieu ou au ciel, plutôt que l’entraînement au travail, sont autant de prémisses annonciateurs du drame.

Le roman de Dreiser nous la montre luttant jusqu’au bout pour que son fils soit innocenté, se faisant même engager comme chroniqueur judiciaire par un quotidien provincial pour pouvoir suivre le procès, puis faisant une tournée de conférences à travers les Etats-Unis (comme le firent les mères et sœurs des jeunes noirs de Scottsboro) pour réunir les fonds nécessaires à la révision du procès et à un recours en cassation, quand tout le monde aura abandonné Clyde.

C’est vrai qu’à force de sacrifices, elle acquiert, héroïne d’une cause perdue, une certaine grandeur, grandeur qui chez Dreiser ira jusqu’à infuser quelque sympathie en ses doctrines religieuses et morales.

Dans notre adaptation, c’est à elle25 que Clyde, dans sa cellule de condamné à mort, va avouer que s’il n’a pas tué Roberta, il en avait eu l’intention.

La mère pour qui en bigoterie chrétienne un crime en pensée vaut un crime accompli — il n’y a que l’intention qui compte —, est anéantie par cet aveu.

Caricature inattendue et inversée de l’authentique grandeur de la Mère de Gorki26 cette mère-ci va trahir son fils.

Quand elle ira solliciter la grâce de Clyde chez le Gouverneur, elle sera désemparée par la question qu’il lui pose à brûle-pourpoint « Etes-vous, vous-même, convaincue de l’innocence de votre fils ? »

A ce moment crucial pour la vie de son fils — elle demeure silencieuse.C’est le sophisme chrétien de l’identité de l’idée (l’action en pensée) et

du fait (l’action de facto) — parodie grinçante des principes dialectiques — qui va déclencher le dénouement tragique.

Le recours en grâce est rejeté, discréditant également le dogme et le dogmatisme de celle qui l’a présenté. Rien désormais ne pourra la laver de cet instant fatal où elle est démeurée silencieuse — même pas les larmes qu’elle verse d’abondance la dernière fois qu’elle voit son fils, ce fils qu’elle a jeté de ses propres mains dans la gueule du « Baal chrétien ». Plus l’hor­reur des scènes finales devient atroce, plus cette atrocité même lacère âpre- ment cette idéologie qui en est demeurée au chamanisme.

Ic i27 le curieux formalisme du dogmatisme américain se prolonge anti- thétiquement par le principe du messianisme — en apparence son contraire, mais qui se révèle, en fait, un dogmatisme tout aussi glacé du principe formel de la religion. E t ceci est inévitable puisqu’ils puisent en quelque sorte l’un et l’autre leur substance dans les mêmes données sociales.

Notre adaptation nous avait permis, c’est ce que nous pensions, d’arracher sinon tous les masques (et encore moins leurs innombrables variantes) du moins quelques-uns de ceux qui maquillaient la figure symbolique de la mère.

25. Ajout de J. Leyda dans l’édition anglaise :« Et non au Révérend Me Millan comme dans le roman. »

26. S. M. Eisenstein fait allusion au film de Poudovkin dans lequel Zart a ajouté l’épisode de la trahison qui ne figure pas dans le roman de Gorki [N.d.T.].

27. Ce paragraphe est omis dans le texte anglais de J. Leyda.

Ainsi28 nous avons rectifié un peu ce qui avait été noté très justement dans l’ensemble quant à la mère de Clyde dans la préface de la traduction29 de A n American tragedy.

Les personnages de A n American Tragedy appartiennent tous à la grande et à la petite bourgeoisie... Il semble qu’ils soient décrits avec objec­tivité. Dreiser ne trahit pour ainsi dire pas son attitude à leur endroit. Cela incite à penser qu’il demeure quant à lui, pour la plus grande part, du bon côté. Mais il n’en est plus de même dès qu’il s’agit de deux de ses personnages : la mère de Clyde et le révérend Me Millan. Là Dreiser abandonne son style réaliste habituel pour nous entraîner dans la fantasma­gorie. Il idéalise la mère, la revêt d’une beauté spirituelle qui inspire une sympathie sincère. Cette femme étriquée et ignorante devient une héroïne à la fois sage et hardie; qui ne fléchit pas sous les coups du sort. Le révérend Mac Millan est dépeint d’une manière propre à éveiller de même la sympathie. C’est lui qui en dernier doit consoler Clyde au moment atroce où celui-ci, en transes, s’apprête à recevoir la décharge électrique mortelle. Me Millan lui dit alors : « tu reçois la mort en puni­tion de tes péchés et tu vas retrouver la paix. Demande pardon à Dieu ! » Ces rengaines de morale chrétienne viennent couronner le roman et Dreiser ne fait rien pour en dénoncer la fausseté.Les options stylistiques de Dreiser en ce qui concerne la mère de Clyde

et le Révérend Me Millan s’écartent sans doute du réalisme, son objectivité est celle d’un romancier de la petite bourgeoisie qui a ses limites.

Quant à nous, nous avions « adapté » la mère de Clyde de notre mieux et nous avons purement et simplement supprimé de notre scénario le Révérend Me Millan.

Et Dreiser fut le premier à endosser tout ce que notre adaptation avait apporté à son ouvrage30.

Ce n’est pas par hasard31 que nous voyons aujourd’hui Dreiser s’éloigner de plus en plus du camp de la petite bourgeoisie pour se rapprocher du nôtre.

Dans notre adaptation, en fait, la tragédie est accomplie bien avant les dernières scènes du roman de Dreiser. Celles-ci, la cellule, le spectre de la chaise électrique, le crachoir trop bien astiqué à ses pieds (que j’ai vu, de mes yeux vu, dans la prison de Sing-Sing), tout cela n’est rien d’autre que la fin normale de l’une des quelconques affabulations de cette tragédie qui elle continue à se dérouler aux Etats-Unis en permanence à chaque heure, à chaque minute bien au-delà de ce livre refermé.

Mais notre choix d’une formule sociale, apparemment si « sèche » et si « ordinaire » ne permettait pas seulement de resserrer l’intrigue en l’éclairant,

28. Ce paragraphe et le suivant ne figurent ni dans le texte anglais de J. Leyda ni dans les Réflexions d’un cinéaste (op. cit.).

29. Russe (edit. Zuf, 1928).30. On possède, aux archives Eisenstein, une des lettres que Dreiser lui écrivit

après que la Paramount ait rompu avec Eisenstein.31. Paragraphe omis dans l’édition anglaise de J. Leyda.

de cerner d’un trait plus aigu les personnages et de causer plus profond l’analyse de leur psychologie32.

Une adaptation de cette nature agit tout aussi profondément sur les procédés purement formels dont on sera amené à se servir au cours de la réalisation. En particulier, c’est grâce à elle, en effet, et à cause d’elle qu’à pu être définie de façon probante la notion du « monologue intérieur » au cinéma notion que j’avais portée en moi pendant plusieurs années. Avant même que le « parlant » rende possible son utilisation pratique.

Comme il a été dit tout à l’heure, il fallait pouvoir exposer très clairement et avec une différenciation exceptionnelle ce qui se passait dans l’esprit de Clyde juste avant que ne se produise « l’accident » de la barque.

Et nous avons bientôt compris que montrer seulement des « éléments extérieurs » ne résolvait pas notre problème et ne révélait pas le nœud du drame.

Sourcils froncés, yeux exorbités, respiratoires haletantes, contorsions du corps, expressions figées du visage, gros plans des mains convulsivement crispées — tout cet arsenal était bien incapable d’exprimer les infinies subtilités du conflit intérieur dans ses plus infimes nuances.

Il fallait que la caméra puisse pénétrer « à l’intérieur » de Clyde. Il fallait que de façon sonore aussi bien que visuelle soit restituée la course fiévreuse de ses pensées, et par intermittence la réalité extérieure — la barque, la jeune femme assise en face de lui, ses propres gestes mis au jour le « mono­logue intérieur ».

— Ah ! Que ces séquences du découpage étaient superbes !Sur ce terrain, même la littérature demeure pratiquement impuissante. II

lui faut se limiter soit à la réthorique primaire dont se sert Dreiser pour rapporter les balbutiements intérieurs de Clyde83 soit aux pires tirades pseudo-classiques des héros du Strange Interlude d’Eugène O’Neill qui, entre leurs répliques, confient au public, en aparté, ce à quoi ils pensent afin de compléter ce qu’ils sont en train de se dire les uns aux autres. Dans ce cas le théâtre est encore plus boiteux que la prose littéraire orthodoxe.

Le film seul dispose de moyens aptes à présenter de façon adéquate tout le cours de la pensée d’un homme dans un état de crise.

La littérature pourrait y arriver, mais une littérature qui aurait brisé ses frontières conventionnelles. Dans le domaine strictement littéraire les plus brillantes réussites du genre, sont les^monologues intérieurs » immor­tels de l’agent d’assurance Léopold Blum dans l’admirable Ulysse de James Joyce. Quand j’ai rencontré Joyce 'à Paris, il s’est passionnément inté­ressé à mes projets de monologue-intérieur au cinéma dont les possibilités sont infiniment plus vastes que celles offertes par la littérature. Malgré sa

32. Dans les Réflexions d’un cinéaste. A partir d’ici plusieurs pages sont omises jusqu’aux quatre paragraphes signalés plus loin [N.d.T.].

33. Par exemple : « tu pourrais la sauver. Mais encore une fois tu ne pourrais peut-être pas ! car regarde comme elle se débat. Elle est accablée. Elle est elle-même incapable de se sauver — et sa terreur folle risquerait si tu t’approchais d’elle main­tenant, de t’entraîner toi aussi dans la mort. Mais tu veux vivre ! Et si elle vit, ta vie n’en vaudrait plus la peine désormais. Arrête-toi un moment — une fraction de minute ! attends, — attends — ignore cet appel pitoyable. Et puis — Et puis. Mais là ! Attention. C’est fini. Elle se noie maintenant. Et jamais, jamais tu ne la reverras vivante — jamais plus ! » (An American Tragedy, II).

cécité presque totale, Joyce a tenu à voir les passages du Cuirassé Potemkine et d’Octobre qui, avec les moyens d’expression propres au cinéma procé­daient dans une direction analogue34.

Le premier emploi du monologue-intérieur en tant que démarche litté­raire abolissant la distinction entre le sujet et l’objet en cristallisant les impressions que le héros éprouve et ressent a été relevée grâce aux recher­ches des spécialistes d’histoire littéraire dès 1887 dans Les Lauriers sont Coupés d’Edouard Dujardin, pionnier en matière de « courant de cons­cience ».

Sans doute, comme thème, comme appréhension du monde, comme « sen­sation », comme description d’objet — mais non comme méthode — on pourrait le retrouver plus tôt encore. « Glisser » de l’objectif au subjectif et vice-versa est caractéristique du style des romantiques : E. T. A. Hoff­mann, Novalis, Gérard de Nerval35.

Mais en tant que méthode d’écriture littéraire et non comme interférence du subjectif et du récit ou manière de description littéraire, — c’est bien chez Edouard Dujardin que nous le voyons pour la première fois utilisé en tant que moyen spécifique de construction. Et sa perfection littéraire absolue ne sera atteinte que, trente et un an plus tard par Joyce et Valéry Larbaud.

Cependant le monologue intérieur ne trouvera son expression totale qu’avec le cinéma.

Car le film sonore seul est capable de restituer toutes les phases et toutes les particularités du déroulement de la pensée.

Quelles séquences superbes dans ce découpage !Comme la pensée, cela procédait parfois en images visuelles. Avec le son.

Synchronisé ou non. Puis comme des bruits. Informes. Ou en images sonores : avec des sons objectivement figuratifs...

Puis, soudain, en mots précis formulés par l’intellect — aussi « intellec­tuels » et sans passion que des mots récités. Avec l’écran tout noir un torrent visuel sans images.

Puis en phrases passionnées et décousues. Rien que des substantifs. Ou rien que des verbes. Puis des interjections. Avec des zigzags de formes sans intention, tourbillonnant en synchronisme avec elles.

Puis en course d’images visuelles dans un silence complet.Puis mêlées à une polyphonie sonore. Puis à une polyphonie visuelle. Puis

les deux en même temps.Puis interpolées aux cours extérieur de l’action, puis des éléments de

l’action extérieure s’interpolant dans le monologue intérieur.Comme si se révélaient du dedans, le jeu intérieur, le heurt des hésita­

tions, les accès de passion, la voix de la raison, en accéléré ou au ralenti, marquant les rythmes différents de l’un et de l’autre et, en même temps, soulignant le contraste avec l’absence quasi totale d’action extérieure : la fièvre d’un débat intérieur — le masque de pierre du visage.

Combien il est passionnant de percevoir le cours de ses propres pensées,

34. J’ai déjà attiré l’attention dans la revue sur le Qui-vive littéraire sur l’impor­tance de Joyce dans le domaine du cinéma bien avant mon voyage en Europe et en Amérique (ajout de S. M. Eisenstein omis par J. Leyda dans l’édition anglaise).

35. Voir en particulier la Double vie de Gérard de Nerval de René Bizet (édit. Pion, Paris, 1928) — note de S. M. Eisenstein.

surtout en état de tension, de façon à se surprendre soi-même scrutant et écoutant son propre esprit. Comment on se parle « en soi-même » contrai­rement à « en-dehors de soi ». La syntaxe du discours extérieur. Les réso­nances des mots intérieurs correspondant à des images visuelles. Les contrastes avec les événements extérieurs. Comme ils interfèrent récipro­quement...

Ecouter et réfléchir — afin de percevoir leurs lois structurelles et les réunir dans une élaboration de monologue intérieur de cette tension suprême du combat d’une re-création tragique.

Comme c’est passionnant !Et quel champ pour la réflexion, pour l’invention créatrices !Et comme il apparaît évident que le matériau du film sonore n’est pas \

le dialogue.Le vrai matériau du film sonore, c’est naturellement le monologue.Et comme, soudainement, dans sa matérialisation pratique, l’expression

d’un cas particulier concret non prémédité — il va susciter en écho ce « dernier mot » en fait de forme du montage en général — qui était prévu en théorie depuis longtemps. Que la forme du montage est, structurellement, une restitution des lois du processus de la pensée36.

(Cependant cela n’implique nullement que le processus de pensée comme forme de montage doive nécessairement avoir le processus de pensée comme

s seul sujet !)

** *

Les notes pour ce virage à 180 degrés des principes du film sonore — ont moisi dans une valise à l’hôtel et furent ensevelies comme les ruines de Pompéi sous les cendres sous une avalanche de livres, et pendant qu’elles attendaient leur accomplissement...

... C’est finalement37 von Stemberg qui a été chargé de réaliser le film A n American Tragedy et, adoptant une démarche exactement contraire à la nôtre il a immédiatement et littéralement rejeté tout ce sur quoi nous avions basé notre adaptation et/ il a repris tout ce que nous avions rejeté. *

Quant au « monologue intérieur » il n’y a, bien entendu, jamais songé...Stemberg s’est contenté de répondre aux désirs du studio, en ramenant

le tout à un film policier sans complications.Dreiser lui-même, ce lion vieilli et grisonnant, s’est vainement battu pour

notre « altération » de son ouvrage. Dans sa fureur il a même intenté un procès à la Paramount parce qu’elle n’avait tiré de son roman qu’une correcte réalisation superficielle et tout à fait extérieure.

Deux ans plus tard Strange Interlude d’Eugène O’Neill fut « adaptée » à l’écran et nous avons eu droit à des voix dédoublées et triplées commentant

36. Ajout de S. M. Eisenstein (omis par J. Leyda dans son édition anglaise) « ... pro­cessus de la pensée, laquelle à son tour, restitue la réalité mouvante en cours de déroulement. Ainsi donc l’un des facteurs de l’adaptation après avoir engendré un procédé non-formel nouveau, le transcende pour aboutir à une généralisation de portée théorique et de portée nouvelle de principe : la théorie de la forme de mon­tage en son ensemble. »

37. C’est ici que s’arrête cet article dans Réflexions d’un cinéaste.

autour du visage silencieux du héros, ajoutant une pesanteur supplémentaire à la lourdeur de la dramaturgie cunéiforme de l’auteur. Quelle foutue blague face à ce qui aurait pu être réalisé avec des principes corrects de montage — par le monologue intérieur !

** *

OMIS DANS LE TEXTE ANGLAIS

Sur le monologue intérieur comme principe de composition du film sonore :

...Que tous les phénomènes, en définitive, se ramènent à un mouvement, a dit encore Plekhanov1.

Parler du mouvement comme du signe caractéristique d’un art quelcon­que, c’est tout dire en ne disant rien.

Le langage du cinéma est le mouvement (plus la parole dans le film sonore).

Mais, m a is .Le langage du théâtre est aussi le mouvement (plus la parole si ce n’est

une pantomime).Mais il y a mouvement et mouvement. Et ce mouvement n’est pas

le même dans les deux cas.Et c’est cela qui fait la différence entre les deux arts dans les deux

domaines.En se fondant sur le domaine déterminé de la manifestation humaine

(« le mouvement ») qui est caractéristique de son domaine — l’hétéro- morphie de l’art acquiert par la même occasion une loi correspondante de structure qui lui est spécifique.

C’est ainsi qu’à mes yeux le théâtre est tout d’abord une reconstruction sociale. Et ce fait détermine et a déterminé le caractère spécifique de la conception dramatique théâtrale. Les structures, les constructions et la liaison des membres du drame tout en se développant et en évoluant indissolublement liés au cours de ce développement social, conservent cepen­dant les traits de leur caractère spécifique, caractéristique du théâtre.

Le cinéma me semble être suivant le trait spécifique de son langage, reproduit les phénomènes d’après tous les indices de la méthode au moyen de laquelle se produit reflet de la réalité dans le mouvement du processus psychique de l’activité humaine.

Il me semble erroné de considérer que même les procédés les plus simples du cinéma comme l’assombrissement progressif de l’image, un changement de nuance brusque, suivent une distance focale longue ou courte, une exposition simple ou double, un fondu, sans parler de toutes les complexités du montage, comme une copie de nos actions psychiques les plus simples : fermeture progressive des yeux, vision double des ima­ges, etc.

Même là, il me semble, nous retrouvons en eux avant tout et dans une mesure encore bien plus grande dans les différentes formes de montage,

* Tiré de l’article «Un Pantagruel est en train de naître». (Journal «cinéma», n° II, 1933.)

nous retrouvons en eux le reflet, tout d’un phénomène d’ordre psychique : extinction progressive des images dans notre conscience, présence simul­tanée de plusieurs représentations ou différents types de combinaisons d ’associations du processus de notre pensée *.

C’est à la base de cette position dans son application constructive que se trouve à mon point de vue, l’angle par lequel on pourra aborder le système dramatique spécifique du film sonore. Ses relations avec le drame théâtral seront alors d’un style nouveau, parviendront à un stade aussi différent que peut être éloignée la marche de nos pensées par rapport à une promenade après les repas.

C’est dans cette ligne que l’on trouvera les procédés d’expression spé­cifiques du cinéma sonore, et les règles de tous ces éléments.

Au milieu de leur variété infinie, le fameux dialogue cinématographique trouvera aussi sa place, sans aucun doute, foncièrement différente de celle du dialogue théâtral ? Car il sera construit sur une base spécifique de son domaine et cette manière ne rappellera réellement pas le théâtre.

Aussi paradoxal que cela puisse être, la structure du dialogue recons­truit selon la base spécifique des moyens d’expression du cinéma sonore, sera celle du monologue intérieur. Voilà une partie de ce que nous entendons par une forme de montage reconstruisant le courant de la pensée.

FIN DU PASSAGE OMIS DANS LE TEXTE ANGLAIS

Un travail du même genre. Des solutions par l’adaptation de l’œuvre en chantier. Une hiérarchisation par l’adaptation. Mais surtout et de la plus haute signification, donner un rôle artistique pour ce qui est de la construction et fécond pour ce qui est de la forme — à cette idéologie, à cette vigilance idéologique dites « embêtantes », « obligatoires », « im­posées ».

Non pas des réalisations schématiques, mais un organisme vivant de production — c’est là le travail primordial qui attend la direction collective de la troisième année du G.I.K.

Et pour tous les moyens de détection d’une thématique de choc, nous rechercherons les sujets de ce travail dans l’océan de thèmes multiformes qui nous baigne...

... M ais88 je suis certain cependant que la première expérience que nous allons vivre en chemin, sera de résoudre les problèmes d’un film qui attend depuis longtemps d’être réalisé — son sujet : « Un jeune homme du XXe siècle », « un jeune soviétique ».

Moscou 1932.

* Il est également énorme de supposer que le phénomène cinématographique fonda­mental de l’illusion du mouvement n’est que le résultat de la persistance d’une impression visuelle sur la rétine de notre œil, et non celui de la trace des phases correspondantes de mouvement dans la perception de notre conscience.

38. J. Leyda a omis cette conclusion dans son texte anglais [note A.P.].

De la pureté cinématographique1932

« La création, c’est ¡un concept que nous autres, écrivains, employons bien trop librement, alors que nous n’en avons guère le droit. La création c’est, dans le travail de l’esprit l’arrivée à un certain degré de tension auquel la vitesse de son travail va extraire, du fond des réserves de connaissance et d’impressions, les faits, les images, les détails les plus saillants et les plus caractéristiques — et les restituera avec les mots les plus précis, les plus actifs, les plus intelligibles. Notre jeune littérature ne saurait prétendre possé­der cette qualité. Le stock d’impressions, la sommes des connaissances de nos jeunes auteurs sont limités et nous n’apercevons aucun indice d’une quel­conque inquiétude de leur part pour les étendre ou les enrichir1. »

Oui ! Mon nom commence par « E ».Mais peu importe qui le premier dira « Eh » en cette affaire2 : La pureté

du langage cinématographique.Or, d’une façon ou d’une autre, il nous incombe à nous tous de répondre

à la déclaration du camarade Gorki sur le langage littéraire, — par des réflexions sur l’état actuel du langage cinématographique3.

Ce n’est pas là une expression toute faite puisée dans le jargon de la critique mais bien un certain concept, souvent exposé dans le passé et que parfois l’on a associé en bloc à mes travaux et à mes propres commentaires à leur sujet.

C’est pourquoi je me permets ici de prendre l’initiative, et d’ouvrir le feu moi-même.

1. J. Leyda a placé en tête de l’article de S. M. Eisenstein cet extrait du discours intitulé La littérature soviétique prononcée par Gorky au cours du premier congrès des écrivains soviétiques dont il avait eu le texte avec ceux des débats du congrès publiés en 1934 en URSS et à l’étranger — à New York sous le titre Problems of soviet literature (International Publishers). Il est possible que l’article de S.M. Eisen­stein réponde (comme le suggèrent L. & J. S c h i n t z e r , cahiers 210, man. 69, p. 14) l’article de Gorki, celui sans doute de son discours au congrès, publié par la Pravda du 18-14-34 et où « Gorki s’élevait contre l’envahissement de la langue littéraire par des mots parasites et appelait à lutter pour la pureté, la clarté et la précision colorée du langage, cette arme de la culture » (note A.P.).

2. Allusion au Revizor de Gogol (acte I, sc. 3). « Non ! c’est moi qui ai dit Eh ! » communément cité pour couper court à toute discussion (note A.P.) (trad. M. Seme- naff, éd. Pion, 1922, p. 18).

3. J. Leyda, dans son texte anglais, a omis ces deux premiers paragraphes et commence sa traduction par une mouture du 3e : « le discours de Gorki sur le lan­gage littéraire doit être entendu — et vu l’état du langage cinématographique nous qui sommes dans le cinéma devrions sentir qu’il nous appartient plus qu’à d’autres de lui répondre », le 4e paragraphe est abrégé et commence par « c’est un certain concept communément associé à mes travaux... » [Note A.P.]

Je ne me propose pas de parler des films parlants — ou plus exactement des passages « causants » de ces films. Ils parlent d’eux-mêmes. Que dis-je ? ils gueulent ! E t quand à leurs qualités — même sans les vouloir apprécier sur le plan du cinéma — elles sont d’une telle indigence d’ordre purement littéraire, que leur ambition d’être du cinéma peut être écartée pour le moment.

De toutes façons ce n’est pas de l’écriture de ces dialogues que je compte traiter ici : je n’oserai pas m’en mêler (et vue la solide réputation de mon style littéraire, ce serait risible de ma part !) ce dont je veux parler c’est de la faiblesse culturelle dans l’écriture cinématographique que nous pouvons constater aujourd’hui dans toutes les bobines de pellicule qui défilent sur nos écrans.

Dans ce domaine de l’écriture cinématographique, notre cinéma a beau­coup contribué au niveau culturel du film mondial. Contribution infiniment plus sérieuse qu’une simple mode.

Il est vrai qu’à l’étranger la plus grande partie de ce qui nous revient en propre dans le développement des possibilités expressives du film a été considéré aussi superficiellement qu’une mode passagère.

Des bouts de films vaguement parfumés et reliés entre eux par rien de plus consistant qu’un collage, apparaissent maintenant aux menus des salles étrangères sous le nom de « montage russe » (Russian cutting ou Russischen Schmitt)4 tout comme les menus des restaurants étrangers usent du terme Salade Russe5 pour désigner quelques légumes et primeurs coupés en dés et vaguement assaisonnés.

C’est la mode.Les modes passent — la culture reste. Parfois on ne dissocie pas

culture et mode. Et parfois des accomplissements culturels sont jetés et dis­paraissent avec l’eau de vaisselle de la mode.

Tant pis pour l’Occident !Les sculptures nègres, les masques polynésiens, les techniques soviétiques

du montage ont en bloc été, pour l’Occident, tout bonnement des exotica. Et rien que de l’exotisme !

Découvrir les vraies valeurs culturelles, — en assimiler les principes, — placer ces découvertes à la disposition du peuple qui, lui, en principe fait avancer la culture... mais voyons ! parler encore de tout cela, c’est tellement dépassé !

A quoi bon, d’ailleurs ? Et à quoi bon la mode ? Demain, les potentats de la mode, les Patou, Worth, Madame Lanvin et autres, du fond de leurs ateliers lanceront une mode nouvelle ! De quelque trou du fond du Congo, quelque nouveauté sera exhumée, quelque objet inédit taillé dans les défenses d’ivoire des éléphants par les esclaves des colonies. De quelque trou des collines de la Mongolie, quelque trouvaille sera exhumée, des plats de bronze inédits et verdis ciselés par les esclaves de quelque chef de tribu disparu depuis si longtemps, à une époque elle aussi disparue depuis si longtemps.

Tout cela est bon ! Tout cela est utile ! Tout cela rapporte !

4. En anglais et en allemand dans le texte.5. En français dans le texte alors que justement en U.R.S.S. cette salade s’appelle

« Olivier » du nom d’un cuisinier français qui l’aurait créée [note A.P.].

L’essor de la culture ? Qui s’en soucie ?On pourrait croire, toutefois qu’une attitude aussi désinvolte envers la

culture et son essor était bien révolue — chez nous, tout au moins, grâce à la Révolution d’Octobre.

Nous n’arrivons plus à nous faufiler dans les musées les jours fériés, l’ouvrier avec femme et enfants doivent faire longtemps la queue avant de pouvoir pénétrer dans la galerie Tretiakov. On ne peut plus trouver une place de libre dans les bibliothèques — tant il y de monde. Exposés, confé­rences — tout est comble. Tous les soirs, partout, une foule attentive, concen­trée, passionnée, sensible aux valeurs — une vraie prise de possession écono­mique de tous les acquits d’avant la révolution.

Il n’y a que dans le cinéma que persiste une gabégie spécifiquement bourgeoise. Non seulement dans ses budgets, mais par manque de réflexion ! Et non seulement dans ses calendriers, mais parce que demeure totalement ignoré et négligé tout ce qui a apporté et réalisé dans le domaine culturel du film au cours de la période soviétique, par des travailleurs soviétiques, avec des matériaux soviétiques et suivant les principes soviétiques.

« Nous avons assimilé les classiques. » Parfait ! (Parfait ou pas — c’est une toute autre question au demeurant, sujette à discussion !) Enfin, inscri­vons cela dans la colonne des profits.

Mais cela ne répond en rien à la question posée.Pourquoi devrions-nous en les « assimilant » rejeter dans l’oubli, tous les

moyens d’expression, tout le potentiel du cinéma qui ont permis à ces classi­ques de briller sur nos écrans ?

« Nous avons assimilé les acteurs de théâtre. » C’est mieux encore que les classiques ! Parfait !

Mais alors la question se pose à nouveau « Est-ce qu’il faut comme le dit Krylov se cramponner toujours à la queue de la petite tante » 6. Même si cette « petite tante » est une remarquable acrice comme Tarasova7. Ou alors y aurait-il eu le risque que la culture cinématographique soit plus nuisible que profitable à l’excellence de son jeu.

Quant aux cadrages — « de la blague !» — Et la composition de chaque plan — « des complications ! » E t le montage, évidemment « de la nervosité ! »

Le résultat est que, quand vous regardez l’écran, vous avez la délicieuse impression que vos yeux sont saisis par des pinces à sucre et que — mais si délicatement — on les roule d’abord à droite, puis à gauche, on leur fait faire enfin un tour complet avant de les renfoncer d’un coup sec dans vos orbites affolées.

Us vous disent : « ce n’est pas de notre faute si vos yeux sont faits commme ça », ou bien « le spectateur s’en moque » ou encore « le spectateur ne remarque rien » et enfin « le spectateur ne crie pas ».

C’est vrai ! Et le lecteur ne crie pas non plus !Ce qu’il faut ici ce n’est pas un cri mais un sacré coup de gueule. Cette

6. Fable russe célèbre où l’animal le plus faible se cramponne à la queue de sa tante alliée au puissant sanglier pour se faufiler au premier rang.

7. Alla Tarasova, du théâtre d’Art de Moscou, venait d’interpréter le film tiré par Petrov de la pièce d’Ostrovsky Orage peu avant que S. M. Eisenstein rédige cet article [note J. Leyda].

gueulante qu’avec autorité Gorki a poussée pour que la littérature se rende compte qu’elle est en train de tomber en miettes.

Mais le lecteur n’en meurt pas de « complications », les « blagues » non plus ne le condamnent pas à mort. Et il n’est pas poussé au tombeau par la « nervosité » des négligences de style littéraire.

Il n’en demeure pas moins que l’on a ressenti la nécessité de s’unir autour de la littérature pour défendre le lecteur.

Mais alors de quelle façon la vue du lecteur serait-elle moins sensible quand il entre dans une salle de cinéma ?

De quelle façon serait-elle moins sensible son ouïe lorsque associée à sa vue, elle est soumise à quelque cacophonie audio-visuelle qui a le toupet de se prétendre un contrepoint son-image ?

Il est caractéristique que les films s’appellent désormais des films sonores. Cela implique-t-il que ce que l’on regarde pendant que l’on écoute ne mérite plus aucune attention ? Il semble bien qu’on en soit arrivé là!

C’est ici que je soupçonne quelque vipère de siffler « Ha ! Ha ! le vieux va de nouveau pleurnicher sur le montage ! »

/ Oui ! Sur le montage !Pour de nombreux cinéastes, montage et déviation gauchistes de forma­

lisme, c’est la même chose !' Et pourtant... Et pourtant, le montage ce n’est pas cela du tout !

Pour ceux qui en sont capables, le montage est le moyen d’expression le plus puissant pour composer un film.

Pour ceux qui ignorent ce qu’est la composition, le montage est une syntaxe qui permet de construire correctement chaque séquence du film.

E t enfin, le montage peut n’être qu’un ensemble de règles élémentaires d’orthographe pour ceux qui à tort mélangent les morceaux d’un film comme on suit des ordonnances pour doser des médicaments ou des recettes faites pour saler des concombres, pour faire de la confiture de prunes, ou de la liqueur de pommes et d’airelles mélangées.

Comme fin en soi, un bouton, une ceinture, une paire de bretelles... c’est absurde. Le montage — fin - en soi aussi !

Mais j’aimerai bien voir la liberté créatrice des mains de l’homme dont la partie inférieure de ses vêtements est privée de ces éléments de soutien !...

Il arrive que l’on remarque dans des films quelques beaux plans, mais dans ce cas la valeur de ces plans et leur qualité picturale propre se contredisent l’une l’autre. S’ils ne sont accordés à la conception profonde du montage et de la composition, ces plans ne sont plus que des joujoux d’esthètes et une fin en soi. D’ailleurs, plus les plans isolés sont beaux, plus le film qui les contient ressemblera à une juxtaposition incohérente de belles phrases, à une vitrine bourrée d’objets charmants mais hétéroclites ou encore à un album de timbres-poste décoré !

Je ne plaide nullement ici pour « l’hégémonie » du montage. Le temps n’est plus où, avec pour buts la pédagogie et la formation, il a été inévitable de perpétrer quelques excès tactiques et polémiques, pour pouvoir donner carrément son autonomie à part entière à ce moyen d’expression cinémato­graphique.

Mais il nous faut absolument aujourd’hui résoudre du moins le problème du degré minimum de pureté de l’écriture cinématographique.

Bien plus nous devons exiger que la qualité du montage, de la syntaxe filmique et du langage filmique non seulement ne descendent jamais au- dessous du niveau atteint dans les œuvres précédentes — mais qu’elle aille en s’améliorant de film en film et qu’elle surclasse ses prédécesseurs. E t voilà pourquoi nous devrions être intimement concernés dans cette lutte pour le plus haut niveau culturel du film.

C’est plus facile sans doute avec la littérature. En la critiquant on peut toujours la confronter avec les classiques : E t l’ensemble de leur héritage littéraire et leurs réussites pour la plupart ont été soumis à des analyses et à des études très nombreuses au microscope jusqu’à leur moindre détails. Par exemple l’analyse des structures de composition et d’expression de la prose de Gogol établie par le regretté Andrei Belyi, se dresse, tel un accusateur vivant face à toute facilité littéraire8.

Et, à propos, les œuvres de Gogol ont eu aussi de la chance à l’écran. Alourdi jusqu’ici par des adaptations cinématographiques chaotiques, Gogol a enfin eu la veine d’étinceler de tout son éclat dans un film sonore d’une telle pureté formelle de montage, qu’il semble presque que le texte de Gogol se soit directement métamorphosé en matériau visuel.

Dans la première bobine du film de Dovjenko Ivan9 sous le splendide poème visuel du Dnieper, je pense que l’on pourrait déclamer avec bonheur le « Merveilleux est le Dnieper » de Gogol10.

Le rythme du mouvement de la caméra — le glissement des rives. Les plans des larges surfaces d’eau immobiles qui s’y insèrent. Dans l’alternance et la succession de ces plans il y a toute l’adresse, toute la magie des images et des tournures de phrases de Gogol. Tout cela « ne bronche ni ne gronde ». Tout cela « on le regarde et on ne sait si se meut ou non son immensité infinie... et cet enchantement semble tout entier coulé en cristal » et ainsi de suite. Ici littérature et cinéma nous donnent un modèle de la plus pure union, de la fusion la plus intime. Et de plus cette séquence m’évoque aussi... Rabelais. Comme il a prévu poétiquement la mise en image de la théorie de la relativité dans sa description de l’île « en laquelle les chemins cheminent ».

... Puys, considérant les alleures de ces chemins mouvans, nous dist que, scelon son jugement, Philo, Aristacus et Seleucus avaoient en icelle isle autresfoys philosophé et prins oppinion de affermer la terre véritablement autour des pôles se mouvoir, non le ciel, encores qu’il nous semble le contraire estre vérité, comme, estans sus la rivière de loyre, nous semblent les arbres se mouvoir ; touteffoys ilz ne se mouvent, mais nous par le décours du bateau12...

8. Andrei Belyi (Boris Nicolaïyevitch Bougaïev), Masterstvo (l’art de Gogol) (édit. Moscou, 1934).

9. Ivan, film sonore (des studios de Kiev) sorti le 6 novembre 1932. Scénario et réalisation d’Alexandre Dovjenko. (S. M. Eisenstein lui a consacré une étude parti­culière qui, sous le titre Naissance d’un cinéaste, figure dans les Réflexions d’un cinéaste. [Note A.P.]

10. Gogol : La vengeance épouvantable (chap. X), les citations « entre guillemets » du paragraphe suivant en sont extraites [note A.P.].

11. En français dans le texte.12. Rabelais : Le cinquième et dernier livre des faicts et dicts

Nous nous sommes attardés sur cet exemple13, car il est peut-être le chant du cygne de la pureté du langage cinématographique dans notre cinéma actuel. E t d’ailleurs dans Ivan également ; les bobines suivantes de film n’atteignent à aucun moment à la perfection de ce passage.

J’entends quelqu’un qui proteste que « Merveilleux est le Dnieper » est un poème.

Là n’est pas la question !Si l’on adoptait ce point de vue, il nous faudrait alors admettre que la

structure de la prose, celle de Zola par exemple, doive fatalement exprimer un « chaos naturaliste »

Cependant dans une étude en cours de l’œuvre de Zola, j’ai eu l’occasion de voir des pages entières de Germinal découpées telles des strophes d’un poème épique — que l’on pourrait lire avec autant de rigueur que les hexa­mètres d’Homère.

Ces pages sont celles où figurent les divers épisodes qui conduisent à cette scène abominable où pendant l’émeute les femmes saccagent avant l’arrivée des gendarmes la boutique du boulanger — l’affameur Maigrat, celui qui abuse des filles.

Les furies déchaînées entraînées par la Brûle, la Mouquette et la Levaque s’emparent du corps de ce boutiquier haï — de son cadavre car en essayant de se glisser par le toit il est tombé et s’est fracassé le crâne à l’angle d’une borne. Et, cherchant « un outrage, une sauvagerie qui les sou­lageât — faut le couper comme un matou ! » elles le mutilent. Ce trophée sanglant...

... la Brûlé, alors (le) planta au bout de son bâton, et, le portant en l’air, le promenant ainsi qu’un drapeau, elle se lança sur la route, suivie de la débandade hurlante des femmes...... — Qu’ont-elles donc au bout de ce bâton ? demanda Cécile qui s’était enhardie jusqu’à regarder.Lucie et Jeanne déclarèrent que ce devait être une peau de lapin.— Non, non, murmura Mme Hennebeau, ils auront pillé la charcuterie, on dirait un débris de porc.A ce moment, elle tressaillit et elle se tut.Mme Grégoire lui avait donné un coup de genou. Toutes deux restèrent béantes. Ces demoiselles très pâles ne questionnaient plus, suivaient de leurs grands yeux cette vision rouge, au fond des ténèbres14.Cette scène aussi bien que celle qui la précède immédiatement (quand ces

mêmes femmes déchaînées essaient de fesser publiquement Cécile) est la

Pantagruel, chapitre XXVI : comment nous descendismes en l’isle de Odes, en laquelle les chemins cheminent (Bibliothèque de la Pléiade, N.R.F., Paris, 1942, p. 846).

13. Le lecteur curieux de connaître mieux les Haikii mentionnés dans un autre texte de S. M. Eisenstein découvrira une autre « anticipation poétique » de la séquence du film de Dovjenko ; La voile hissée-les aulnes du rivage-ont fui Jakusui [note J. Leyda].

14. E. Zola, Germinal, 5e partie, chapitre VI. Les Rougon-Macquart (bibliothèque de la Pléiade, vol. III, p. 1454, édition N.R.F., 1964). Les notes de cette édition précisent qu’une partie du fragment cité — de « jusqu’à regarder » à « toutes deux » — était absente de l’édition préoriginale parue en feuilleton et a été rétablie ou ajoutée dans l’édition originale en volume [note A.P.].

transposition stylisée de toute évidence d’un épisode qui avait frappé Zola dans les annales de la Grande Révolution Française.15 La scène où Cécile est violentée par les femmes reproduit, en effet, l’épisode bien connu de l’agression contre Théroigne de Méricourtlc, la seconde scène dont nous avons cité la fin suscite le souvenir involontaire d’un épisode moins connu, et moins répandu qui figure parmi les documents réunis par Mercier. Quand la haine de la foule envers la princesse de Lamballe, — l’amie la plus intime de la reine Marie-Antoinette, — s’est déchaînée le peuple en fureur devant les grilles de la prison de la Force, s’est emparé de la Princesse et s’est fait justice lui-même, — et l’un des participants « lui coupa les parties honteuses et s’en fit une moustache17 ».

Tel un index tendu pour nous signaler que ces adaptations stylisés sont nées d’un emploi conscient d’événements de ces époques lointaines. Il y a le titre même de l’ouvrage de Zola qui n’a pu être choisi au hasard : Ger­minal tiré du calendrier révolutionnaire de cette même époque. Si cet emprunt au dynamisme et au pathos de cette époque tragique a largement contribué à ce style de littérature de forme claire, nettement rythmée, — il n’en demeure pas moins que ce traitement développé de ces épisodes infi­mes de la petite histoire ne compte pas parmi ses pages les mieux venues.

De même une scène analogue, dans la séquence sur le soulèvement de Juillet 1917, n’a porté chance non plus à notre film Octobre.

En recréant l’incident authentique de l’ouvrier bolchévique frappé à mort par la bourgeoisie déchaînée"— nous avons eu envie de lui donner de surcroît le « climat » de la Commune de Paris. D’où la scène des femmes frap­pant l’ouvrier avec leurs ombrelles qui, replacé dans ce contexte est d’un caractère totalement étranger à l’atmosphère réelle qui précéda Octobre.

C’est là, soit dit en passant, une remarque qui peut n’être pas inutile. Héri­tiers de l’énorme bagage littéraire, il nous arrive fréquemment d’avoir recours aux éléments de la culture, images et langages, des époques passées. Or cela détermine naturellement et pour une très grande part le style de nos œuvres.

Il me paraît donc important de noter aussi honnêtement les réussites que les échecs dans l’emploi de ces matériaux.

15. Pour ceux qui ignoreraient l’épisode qui mit fin à l’aventureuse carrière poli­tique de l’amazone révolutionnaire Théroigne de Méricourt, nous rappelons que celle-ci (réputée âme damnée des Girondins et amie de Brissot) a tenté le 15 mai 1793, vêtue comme d’habitude d’une amazone, de pénétrer dans l’enceinte de la Convention, elle en fut empêchée par les « tricoteuses » qui l’immobilisèrent, lui retroussèrent les jupes et la fessèrent publiquement. Théroigne ne se remit jamais de cette humilia­tion [note A.P.].

16. Sic.17. Sic (en français dans le texte), Louis Sébastien Mercier : Paris pendant la

révolution (édition Poulet-Malassis, Paris 1862, tome I, p. 88), ici se trouve un ajout de S. M. Eisenstein omis par J. Leyda dans son texte anglais : « A ce sujet il y a un prolongement curieux (et tardif, puisque publié par la revue l’intermédiaire... en 1894). « On a tout dit sur ce que dut endurer la malheureuse princesse. Mais les collection­neurs ne respectent rien ! J’ai vu, il y a près de vingt ans, dans un château des environs de Liège, pieusement conservé, complètement désséchés et posés sur un coussinet de velours, les organes de la Princesse de Lamballe. »

** *

Pour en revenir au problème de la pureté de la forme cinématographique, je pourrai sans mal contrer l’objection habituelle que l’art de l’écriture de l’expression cinématographique est encore bien trop jeune pour disposer de modèles constituant une tradition classique. On dit même parfois que je condamne les modèles de forme cinématographique dont nous disposons sans que, pour étayer mes agressions, je puisse fournir d’exemples positifs et que je m’en sors en ayant recours à des analogies littéraires. Nombreux sont aussi ceux qui doutent que ce « semi-art » (vous seriez surpris de constater combien considèrent encore ainsi le cinéma qu’ils soient cinéastes ou non) que ce « semi-art » mérite un tel appareil de références.

Je vous en demande bien pardon !Mais c’est comme cela !Et cependant notre langage cinématographique, bien que totalement

dépourvu alors de classiques a possédé naguère une très grande rigueur de forme et de rhétorique. A une certaine étape notre cinéma a considéré avec autant de stricte responsabilité chaque plan — et son inclusion qu’en témoigne la poésie avec l’inscription dans le montage d’une séquence d’un vers au cœur d’un poème, ou la musique pour chaque ligne placée dans une fugue.

Il y a quantité d’exemples dans notre cinéma muet auquels l’on pourrait avoir recours.

Ne disposant pas d’assez de temps pour analyser les autres modèles dans ce but, — il me sera peut-être accordé de proposer ici un échantillon d’analyse de l’un de mes autres films. J ’extrais cette étude des matériaux que j’accumule pour achever mon livre la Mise en Scène18 — en deuxième partie la Mise en cadre19. Il s’agit du Cuirassé Potemkine. Pour démontrer comment il y a interdépendance de composition dans la plastique de chacun des plans, je choisis intentionnellement cet exemple non dans un moment choc du film mais dans une quelconque séquence prise au hasard : ainsi les quatorze fragments successifs de la scène qui précède la fusillade sur l’escalier d’Odessa — la scène où « Messieurs les Odessates » (c’est ainsi que les marins d’Odessa s’étaient adressé à eux) envoient des canots chargés de vivres aux mutins du cuirassé.

Deux sujets20 en un très net montage parallèle vont concrétiser cet envoi de bons vœux :

18. Regissura : ouvrage demeuré inachevé à la mort de S. M. Eisenstein.19. Misencadre sic (en français dans le texte) : voir chap. « la diff entre Misencadre

et Misenscène ».20. Quelques précisions quant à la terminologie de cette seconde partie de l’article :

— Plan : étant donnée la fréquente répétition de ce terme, il sera désormais réservé aux expressions «arrière-plan», «avant-plan», «premier plan», «gros plan». Dè ce fait chaque « plan » séparé de la séquence sera désigné par le mot image (ou, exceptionnellement, par le mot cadre).— Thème : pour bien marquer la hiérarchie des éléments distincts de la composition il a été soigneusement évité de confondre : thèmes, sujets et motifs (puis complexe).— Canots (à voile) souvent appelés voles dans les traductions françaises des commen­taires d’Eisenstein sur ce passage du Cuirassé Potemkine : il a paru préférable de s’en tenir à canot [note A.P.].

1. Les canots filant vers le cuirassé.2. Les gens d’Odessa regardant et saluant de la main.

A la fin ces deux sujets se confondent. Les éléments de la composition sont essentiellement basés sur deux plans : l’arrière-plan et l’avant-plan (ou le fond et le premier plan). Alternativement chacun des sujets domine l’autre et s’avance au premier plan en se repoussant l’un l’autre, à tour de rôle, à l’arrière-plan.

La construction de la composition se base :(a) sur Faction plastique réciproque du fond et du premier plan (à l’exté­rieur du cadre de l’image)(b) sur le déplacement des lignes et formes de chacun d’eux d’une image à la suivante (dans le montage). Dans ce second élément, le jeu de la composition est le fait de l’action réciproque des impressions plastiques du choc ou de l’action réciproque d’une image avec la précédente ou la suivante. (L’analyse ne traite ici que des éléments strictement linéaires et spatiaux : les relations de rythme et de temps seront étudiées une autre fois.)

Le mouvement de la composition21 procède ainsi :

I — Les canots en mouvement. Mouvement régulier, constant, parallèle aux lignes horizontales du cadre. Tout le champ visuel est dévolu au sujet n° 1. Et il y a un jeu de petites voiles verticales.

II — Mouvement intensifié des canots du sujet 1 (l’apparition du sujet 2 va y contribuer). Le sujet 2 s’inscrit au premier plan dans le rythme sobre des colonnes verticales statiques. Ces lignes verticales annoncent la dispo­sition plastique des figures suivantes (dans IV, V, etc.). Jeu mutuel des horizontales (les sillages) et des verticales (les voiles et les colonnes). Le sujet des canots reculés au fond. E t au bas de l’image apparaît le motif plastique d’un arc.

III — Ce motif plastique de l’arc va envahir l’image tout entière. Ce jeu est obtenu par la transformation dans ce que montre l’image — des lignes verticales (colonnes de II) à la structure du plein centre (la voûte) le motif des verticales se maintient dans le mouvement de la foule — des petits per­sonnages qui s’éloignent de la caméra en se dirigeant vers le fond. Les canots sont relégués dans le fond.

IV — Le motif plastique de l’arc occupe enfin tout le premier plan. La

21. Voir le tableau. Une précision quant à cette séquence. Bien qu’il ne prenne pas le soin de l’indiquer explicitement, il est évident que S. M. Eisenstein désigne par I, II... XIX les 14 plans successifs de la séquence qu’il a construite. Or, une analyse plan par plan, des copies de Potemkine actuellement accessibles en France, fait appa­raître des disparités nombreuses d’autant plus injustifiables que l’ordonnance est rigoureuse du montage que S. M. Eisenstein expose. Ainsi dans la version « sonorisée » éditée en U.R.S.S. en 1950 et qui fut éditée en France (par Film office) et en vente publique on s’aperçoit que dans la remarquable et précieuse analyse plan par plan réalisée par Luigi Lanza (La corazzala Potiomkin), éd. Fratelli Bocca, Milano, 1954, pp. 105 à 107, d’après 6 copies sonores ou muettes de Lausane, Berne et Londres, ces XIV plans sont décrits comme 23 plans (5 bobines plans) (n° 830 à 852), les mêmes plans se répétant, d’autres isolés ou en groupe de deux ou trois n’occupant pas la place que leur désigne ici S. M. Eisenstein [note A.P.].

structure en arc de la voûte transpose ici en une autre solution plastique : le cercle dans lequel s’inscrit le contour du groupe de spectateur (l’ombrelle complète cette composition). La même transposition se produit également pour ce qui est de la construction verticale : les petits personnages de dos qui se dirigeaient vers le fond sont remplacés par de grands personnages statiques filmés de face. Le sujet des canots en mouvement persiste par réflexion dans l’expression de leurs yeux et dans le mouvement horizontal de leur regard.

V — Au premier plan une variante ordinaire de la composition : le nombre pair des personnages est remplacé par un nombre impair. Deux spectateurs sont remplacés par trois. Cette « règle d’or des changements de Mise en scène22 » s’appuie sur une tradition que l’on peut faire remonter23 jusqu’à la Commedia dell’arte (En même les directions des regards de V croise celle de IV). Le motif de l’arc est infléchi à nouveau, cette fois en une courbe inversée. Doublée et soutenue par un nouveau motif en arc parallèle et à l’arrière plan : une balustrade — le thème des canots en mouvement. Les yeux regardent à travers toute la largeur de l’image en une direction horizontale.

VI — Les plans I à V : passage du sujet des canots au sujet des specta­teurs en cinq plans. La jonction V-VI fournit un brusque retour des spec­tateurs aux canots. En suivant rigoureusement le contenu thématique, la composition inverse brutalement chacun des éléments, la ligne de la balus­trade du fond apparaît soudain au premier plan, répétée maintenant par la ligne du plat bord des canots, laquelle est doublée par la ligne adjacente de la surface de l’eau, fendue par les canots. Les éléments fondamentaux de la composition sont les mêmes mais inversés dans leur traitement. V est statique. VI est entraîné par la dynamique du mouvement du canot. La division verticale en « trois » est maintenue dans l’une et l’autre images. L’élément central est de matériau analogue (blouse de la femme et toile de la voile du canot). Les éléments latéraux sont vivement contrastés : les formes sombres des hommes à côté de la femme et les trouées claires derrière la voile centrale. La distribution verticale est également opposée : aux trois person­nages coupés par l’horizontale du bord supérieur de l’image se substitue la voile verticale coupée par le bord horizontal supérieur de l’image, à l’arrière- plan un nouveau sujet apparaît : le cuirassé dont on n ’aperçoit que la carène coupée par l’horizontale supérieure de l’image, ceci pour annoncer le VII.

VII — Brusque volte-face de sujet. Le sujet de l’arrière-plan de l’image précédente — le cuirassé —, est avancé ici au premier plan (la rupture thématique V-VI servait en quelque sorte à annoncer cette rupture VI- VII). Le point de vue se retourne de 180 degrés : on regarde à partir du cuirassé en direction de la mer — c’est le contre-champ VI. Cette fois-ci le

22. En français dans le texte.23. Il ajoute ici « jusqu’aux principes de la peinture chinoise ».24. En italien dans le texte.

bord du cuirassé au premier plan est également coupé mais par le bord horizontal inférieur du cadre.

Dans le fond le thème des verticales des voiles. Les verticales des matelots et le canon statiques prolongent la ligne du mouvement du canot de l’image précédente et le bord du cuirassé semble tracer un arc s’infléchis­sant en une ligne presque droite.

VIII — Répétition de IV dans une intensité accrue. Le jeu horizontal des regards, remplacé ici par les bras agités verticalement. Le thème ver­tical passe donc du fond au premier plan répondant au transfert thématique des matelots de VII à ceux qui ici les regardent.

IX — Deux personnes, plus rapprochées. A dire vrai ce n’est pas là une assemblée très heureuse avec l’image précédente, il eût été préférable de placer entre VIII et IX une image de trois visages reprises de V avec une intensité accrue (comme VIII reprend IV). E t cela aurait donné la struc­ture 2-3-2 qui plus est, la répétition de la succession déjà vue IV-V s’achevant avec IX qui est une nouvelle image, aurait renforcé l’impression donnée par cette dernière. Notre erreur est quelque peu rattrapée par la légère modification du cadrage un peu plus serré dans IX par rapport àVIII avec donc des volumes plus importants.

X — Au lieu des deux visages de IX un seul, en gros plan. Le bras s’agite très énergiquement vers le haut et en dehors du cadre. Une correcte alternance des visages (si la rectification suggérée ci-dessus avait été faite entre VIII et IX) donnerait la structure : 2-3-2-1 avec un correct grossisse­ment des dimensions entre cette seconde paire d’images et la première paire (répétition exactée avec variation qualitative). La série des images impaires se distinguant de la série paire par la différence aussi bien en quantité (3-1) qu’en qualité (volumes relatifs) — différence donc dans les dimensions des visages aussi bien que dans leur nombre tout en conservant l’indice commun aux nombres impairs.

XI — Encore une brusque volte-face de sujet. Une rupture répétant celle de V-VI, avec une intensité renouvelée. Le bras s’agitant vers le haut de l’image précédente se prolonge ici dans la voile verticale. Et la ligne verticale de la voile traverse rapidement le cadre en une direction horizontale. Répéti­tion du thème de VI avec une intensité accrue. Et, reprise de la composition de II avec cette différence que l’horizontal du mouvement des canots et les verticales des colonnes immobiles se fondent ici en un seul déplacement horizontal de la voile verticale. Cette composition confirme l’objet de la séquence : l’union entre les canots et la foule sur le rivage (avant d’en arriver à l’objet final de ce passage : la fusion du rivage à travers les canots, vu du cuirassé).

XII — La voile unique de XI se subdivise en une multitude de voiles verticales filant horizontalement (répétition de I avec une intensité accrue) les petites voiles se déplacent en sens contraire de la seule grande voile de XI.

XIII — Après s’être subdivisée en une multitude de petites voiles, la

grande voile se recompose mais cette fois ce n’est plus une voile, c’est le drapeau qui flotte sur le Potemkine. Qualité nouvelle dans cette image, car elle est à la fois statique et dynamique — le mât vertical, immobile —, le drapeau qui claque au vent, la composition « formelle » de XIII répète celle de XI. Mais remplaçant la voile, le drapeau sublime un principe d’unification plastique idéologique du sujet. Ce n’est plus désormais une union plastique, verticale d’éléments différents de la composition, — c’est le drapeau de la'ûy révolution qui unit le cuirassé, les canots et le rivage. Jw

XIV — D’où! naturellement retour du drapeau au cuirassé. XIV re­prend VII avec également un degré de plus d’intensité au cours de cette image va s’introduire dans la composition un nouveau complexe : relations entre canots et cuirassés, différent du premier complexe : canots et rivage qui exprimait « les canots portent les vœux et les cadeaux du rivage au cuirassé ».Le nouveau complexe qui se développera dans la séquence suivante va exprimer la fraternisation des canots et du cuirassé.

La ligne de partage de la composition entre ces séquences et en même 1\. temps leur unificateur idéologique c’est le mât et le drapeau révolutionnaires. I \

Le VII qui reprend le début du XTV, (première image du second complexe) apparaît donc comme une sorte d’amplification de ce second complexe et comme un trait d’union entre ces deux complexes un peu comme si le second avait envoyé une avant-garde dans le premier. Dans le second complexe, ce rôle sera tenu par la reprise des images de personnages agitant les bras, insérées entre les images de la fraternisation des canots et du cuirassé.

H ne faudrait pas s’imaginer que le tournage et le montage de ces scènes ont été effectués en suivant ces schémas tracés à priori.

Bien sûr que non !Mais l’assemblage et la distribution entre eux de ces éléments sur la

table de montage étaient déjà clairement dictés par les exigences en fait de la composition de la forme cinématographique.

Ces exigences ont dicté le choix de ces images particulières parmi toutes celles dont nous disposions. Ces exigences ont fixé également la loi rigou­reuse de leur succession.

De fait, ces images vues uniquement sous l’angle du dramatique et de l’anecdotique, auraient pu être assemblées dans n’importe quel ordre. Mais sans aucun doute, la montée de la composition qui les traverse ne se serait guère affirmée alors dans la rigueur continue de sa construction.

Il ne faut surtout pas se plaindre de la complexité de cette analyse. Comparée aux analyses des formes littéraires ou musicales, mon analyse est encore relativement toute simple et seulement narrative. Bien que nous ayons écarté jusqu’ici l’examen du rythme, on pourrait poursuivre cette étude dans un sens analogue à celui de la combinaison alternée des sons et des mots. Il faudrait alors étudier les lentilles et les objectifs dont nous nous sommes servis pour filmer ces images — leur emploi suivant les angles de prises de vue et la lumière —, le tout en fonction des exigences du style et de la nature du contenu de ce film —, alors seulement cette étude pourrait être la réplique exacte d’une analyse de la faculté expressive des phrases, des mots et de leurs phonétiques dans un ouvrage littéraire.

Ce qui nous confirme dans notre conviction que les exigences de la compo­

sition cinématographique ne le cèdent en rien aux exigences de la compo­sition littéraire ou de la composition musicale.

Bien entendu le spectateur, moins que quiconque, n’est à même de vérifier au calibre que les compositions des images successives ou non dans un montage obéissent ou non à ces règles. Mais dans sa perception d’une œuvre dont le montage a été pleinement réalisé, les mêmes éléments joueront que ceux qui distinguent, à ses yeux, en matière de style littéraire, une page seule de prose noble de toutes les pages de « Count Amori », de Verbitz- kaya ou d e , Breshko-Breshkovsky25.

Actuellement le cinéma soviétique a historiquement raison de déclencher une campagne en faveur du sujet. Sur cette voie il y a encore bon nombre de difficultés et de grands risques de mal comprendre les principes mêmes du sujet. Parmi ces risques le plus terrible serait de négliger la possibilité qui nous est offerte mille et mille fois de nous libérer des vieilles traditions du sujet ;

la possibilité de réexaminer à la base et d’un œil neuf les fondements et les problèmes des sujets de films ;

la possibilité d’aller non en arrière mais de l’avant dans le sens du progrès cinématographique, en ne retombant pas dans le « retour au sujet ». Sur ce chemin il n’y a pas encore d’orientation artistique claire bien que certains indices positifs isolés pointent déjà.

D’une façon ou d’une autre le moment se rapproche où nous devrons maîtriser complètement les principes clairs des sujets des films soviétiques, et nous devons être fin prêts pour ce moment, armés de l’impeccable pureté culturelle de l’irréprochable valeur du langage et de la rhétorique cinémato­graphiques.

Les grands maîtres de notre littérature de Pouchkine et Gogol à Maïakovski et Gorki, ne sont pas seulement estimés par nous pour leur maî­trise dans la narration de leurs sujets. Nous estimons en eux la valeur culturelle des maîtres de la phrase et du mot.

Il est grand temps de poser dans toute son acuité le problème de la culture du langage cinématographique.

Il est essentiel que tous les cinéastes disent tout ce qu’ils ont à dire en la matière.

Et tout d’abord, dans le langage des images et du montage de leurs pro­pres films.

25. Suivant J. Leyda qui dans son édition anglaise suggère les noms d’auteurs anglais ou américains, Elinor Glyn, Dorothy Dix, Rupert Hughes, qui correspondent approxi­mativement à ceux de ces écrivains russes populaires du début du siècle — l’on pourrait chercher des équivalences françaises dans les ouvrages des Félicien Champ- saur, René Boylesve, Maurice Maindron, Binet-Valmer, et autres Paul de Kock Inote A.P.],

3.Du théâtre au cinéma

1975

Il est intéressant de retracer les diverses voies qu’ont suivies les cinéastes actuels ' depuis le début de leur activité créatrice, ce qui nous permettra de brosser la fresque polychrome qui a servi de toile de fond du cinéma soviétique *

N’oublions pas que, au début des années vingt [quand nous sommes tous arrivés au cinéma] nous sommes entrés dans le cinéma soviétique, dans quelque chose qui n’avait pas encore pris forme.

En y pénétrant nous n’avons pas marché dans une ville déjà construite avec une artère principale, des rues latérales, des places et des lieux publics ou avec des ruelles tortueuses et des impasses, comme celle que forme aujourd’hui la cinémétropolis stylistique de notre cinématographe. Nous sommes arrivés tels des bédouins ou des chercheurs d’or. Sur un terrain vierge. Sur un terrain offrant des possibilités inimaginables dont jusqu’à présent encore une portion ridiculement infime a été défrichée et cultivée.

Et dans le chaos des divergences, de la diversité des origines de chacun, nous avons construit nos huttes et planté nos tentes et, originaires de tous les domaines possibles de la culture et des activités précédentes, nous avons mis dans le camp commun les produits de l’expérience accumulée de l’autre côté des tranchées.

Des activités personnelles, d’anciennes professions accidentelles, des mé­tiers imprévisibles, des éruditions insoupçonnées — tout fut mis au profit de la construction de quelque chose qui n’avait, jusque-là, aucune tradition écrite, aucune exigence stylistique précise, et des besoins qui n’avaient pas encore été formulés.

Si je comprends bien, la rédaction du numéro actuel consacré au jubilé attend avant tout des travailleurs qui créent du cinéma un matériau auto­biographique. Et en particulier, un matériau concernant les voies par les­quelles ils sont venus et se sont intégrés au cinéma soviétique.

Je pense que c’est un désir légitime. Surtout lorsque sont concernés des travailleurs du « premier tour » (de la l re cuvée) du cinéma soviétique quand après la première tranche de 5 ans se dressant solidement sur ses propres jambes, sur sa propre terre ferme, il a émis son propre mot plein de poids dans l’histoire mondiale de la culture cinématographique. Ce désir de la rédaction en ce qui concerne le « premier tour » (s’il est permis par analogie d’appliquer à l’histoire du cinéma le terme qui désigne les étapes des guerres et des révolutions des dernières décades) est juste non seulement

du point de vue de la satisfaction, de la peut-être légitime « curiosité his­torique ».

En comptant pour dix ans chaque année de révolution (qui a suivi la révolution) la cinématographie soviétique peut être considérée comme antique : 150 ans ne sont pas une mince affaire !

Il y a plus.Ici l’histoire individuelle, ou plus exactement l’histoire de la venue indi­

viduelle au cinéma de chaque travailleur devient en bien des points une tranche de l’histoire générale, histoire de la formation et de la constitution de la cinématographie soviétique en tant que tout organique et stylistique.

D’où et comment sont venus les éléments de ce qui ensuite s’est fondu dans la forme ciselée et bien définie du style de la cinématographie soviétique qui, à l’époque en question, a occupé la position d’avant-garde de la ciné­matographie mondiale, rôle qui avait été dévolu en leur temps à la Scandi­navie, l’Italie, l’Amérique ou l’Allemagne.

La prémisse fondamentale du rôle dirigeant de notre cinéma s’écrit briè­vement et s’exprime en un mot : Octobre — ou en deux : (La) Révolution (d’Octobre). C’était nécessaire et cela se révèle suffisant pour, d’une gigan­tesque poussée d’ordre créateur, projeter en avant à la première place dans la cinématographie mondiale la cinématographie soviétique, techniquement la plus faible, mais brûlant de l’enthousiasme idéologique le plus pro­gressiste.

Il est d’autant plus intéressant de suivre comment divers travailleurs, cha­cun suivant sa propre voie, chacun dans son domaine, chacun selon sa sphère d’activité, se sont rejoints pour venir à la cinématographie ; s’unis­sant en un front de fer unique, définissant en présence de la plus grande diversité des résolutions stylistiques individuelles le visage toujours nette­ment dessiné du premier cinéma de la première étape artistique indépendante.

Quand et où à travers l’activité précédente, sur quoi et comment dans les occupations antérieures ont commencé à s’élaborer et à se cristalliser dans tel ou tel travailleur les traits qu’il a par la suite introduits d’une manière créatrice dans le complexe collectif de ce qui plus tard s’est affermi comme « le style soviétique » de la cinématographie de l’étape définie ? Dans le cas présent c’est beaucoup plus que des souvenirs personnels. C’est la remontée aux sources créatrices de ce qui est devenu la puissante pression du pathétique révolutionnaire, se rassemblant dans le courant unitaire puis­sant du cinéma soviétique.

** *

Sans m’enfoncer trop avant dans le dédale théorique du cinéma, il est deux points sur lesquels on peut s’arrêter. Ce sont aussi bien des éléments d’autres disciplines artistiques mais ils apparaissent avec une importance particulière plus précisément dans le travail cinématographique.

Primo : des fragments-photo du réel sont enregistrés. *Secundo: ces fragments sont combinés de différentes façons.C’est-à-dire : le plan (l’image).

C’est-à-dire le montage. *La photographie est un système grâce auquel on peut fixer des moules-

empreintes des événements réels, des éléments de la réalité. Ces moules- empreintes peuvent être combinés de diverses façons. En tant qu’empreintes aussi bien que dans leurs combinaisons, elles permettent à tous les degrés des distorsions : que celles-ci aient été techniquement inévitables ou déli­bérément préméditées. Les résultats vont donc varier depuis d’exactes combinaisons naturalistes de phénomènes de corrélation visible, à travers une prise de conscience interne et réaliste et une re-prise de conscience des combinaisons réciproques, jusqu’à une transformation radicale dans un jeu formaliste absolument non prévu par la nature et l’ordre des choses.

L’apparent arbitraire des matériaux par rapport aux status quo inaltérables du réel est en fait beaucoup moins arbitraire qu’il ne semble. L ’ordre final est déterminé inévitablement *.

H est parfois inconsciemment, mais toujours inéluctablement défini par les origines sociales du réalisateur du film. Les impulsions tendancieuses qu’elles déterminent en lui sont à base de ce qui paraît être un rapport ciné­matographique arbitraire à l’objet qu’il trouve ou qu’il place devant l’objec­tif de sa caméra.

C’était le pathétique de la Révolution. C’était le pathétique du révolution- nairement nouveau. C’était la haine de la culture bourgeoise. E t une fierté diabolique et la soif de « donner une raclée » à la bourgeoisie sur le front cinématographique également.

Période unique qui ne se répétera pas. Car c’était la première lutte de la nouvelle idéologie révolutionnaire dans le domaine de la culture. Et une bataille gagnée en dépit des censeurs, des matraques des policiers, et des ciseaux vils et lâches des monteurs bourgeois. Les raids de la cinémato- graphie soviétique furent immanquablement couronnés de succès au plus profond de l’arrière ligne des pays et des remparts de l’ennemi bourgeois. Ces victoires étaient pour nous-mêmes inattendues. Nous ne pensions pas du tout étonner ou soumettre l’Occident. En travaillant nous avions devant les yeux notre nouveau et merveilleux pays. Le servir lui et ses intérêts était notre tâche essentielle, inchangée jusqu’à présent.

Et je me souviens de notre commun et incrédule étonnement quand tout à coup film après film nous avons commencé à percer le blocus spiri­tuel de l’Occident, remplaçant par le fer et le feu le blocus duquel commençait seulement à se dégager le jeune pays des soviets. E t c’est seulement dans ce domaine que peut-être nous avons réussi plus que partout ailleurs, car notre dette envers notre propre pays est loin d’être payée. Et à la prochaine étape du nouvel essor de notre cinéma incombera la résolution de cette tâche par un travail de choc.

De tout ce qui a été dit il ressort qu’en somme les autobiographies ciné­matographiques peuvent apporter aux futurs chercheurs plus qu’une sim­ple utilité historique. Elles apportent beaucoup de choses plus essentiel­les. En effet aujourd’hui comme jamais auparavant on a nettement cons­cience de l’héritage culturel qu’a reçu la « spécificité du cinéma » des formes d’art voisines. La théorie de la « génération autogénèse spontanée » du cinéma a depuis longtemps été abandonnée. Et ce sentiment n’est pas seu­

lement un thème abstrait et académique ou un problème esthétique, mais une indication tout à fait concrète de travail, un indicateur absolument concret qui montre comment se sortir de toute une série de difficultés, d’impasses et d’échecs stylistiques où par moments le cinéma s’égare, surtout depuis qu’il est devenu sonore. Il faut exiger des travailleurs du cinéma d’intégrer à ce stade les données détaillées de leur précédent travail créateur dans leur tâche cinématographique.

Je fais la première tentative dans cette direction en espérant que quelque chose peut avoir un quelconque intérêt au-delà des limites d’une simple soirée de souvenirs.

Nous aimerions tirer de ce processus à deux volets (le fragment et ses interrelations) un indice quant aux spécificités du cinéma partiellement et dans les limites de cet article, mais nous ne pouvons nier que ce même pro­cessus se retrouve dans d’autres disciplines artistiques qu’elles aient ou non de rapport avec le cinéma (mais quel est l’art qui n’a aucun rapport avec le cinéma ?) ; quoi qu’il en soit, nous pouvons quand même insister sur le fait que ces particularités sont bien spécifiques du cinéma, car ce qui lui est propre dépend moins du processus lui-même que de l’intensité que l’on peut conférer à ces particularités.

Le musicien utilise une gamme de sons, le peintre une gamme de tous, l’écrivain une chaîne de sons et de mots — ils puisent tous à un même degré dans la nature.

Mais par le fait même que la parcelle constante de vraie réalité incluse en ces éléments est de signification plus étroite et plus neutre elle se révélera d’autant plus souple à se prêter à des combinaisons, qui perdent parfois l’apparence de combinaison et de juxtaposition et semblent consti­tuer une unité organique originale. En musique : un accord ou même trois notes liées semblent bien être une unité organique. Car au cinéma, la suc­cession de trois plans dans un montage (à plus forte raison s’ils sont courts) est toujours perçue comme une triple collision, un triple choc de trois images successives. Quand on mélange la couleur bleue à la couleur rouge le résultat est considéré par tous comme du violet et non comme une « surim­pression » de bleu et de rouge. Enfin la même fusion de « fragments-mots » autorise toutes sortes de variations expressives.

Comme il est facile de distinguer, par le langage, trois nuances de signi­fication — par exemple « une fenêtre sans lumière », « une fenêtre obscure » et « une fenêtre non-éclairé ».

Essayez maintenant en composant des images d’exprimer ces diverses nuances. Est-ce simplement possible ?

Si c’est possible, à quel contexte compliqué devra-t-on avoir recours pour relier de tels fragments à la trame du film afin qu’une forme sombre sur le mur puisse se révéler être soit une fenêtre « obscure » soit une fenêtre « non-éclairée » ? que d’invention et d’ingéniosité faudra-t-il prodiguer pour pouvoir atteindre à un résultat si facile à obtenir avec des mots !

La nature de l’image cinématographique est très différente de celle du mot ou du son, et de toute autre chose. De ce fait l’action réciproque de l’image et du montage nous fournit un agrandissement d’échelle d’un processus qui est microscopiquement présent dans toutes les disciplines artistiques. Alors que dans le film ce processus est élevé à un tel niveau qu’il semble en acquérir une qualité nouvelle.

Le plan, considéré du point de vue de la résistance des matériaux, est plus dur que le granit. Cette force de résistance lui est spécifique. C’est dans sa nature même qu’est profondément enracinée la vocation du plan d’être complètement « factuel » et inaltérable.

Cette force a pour une large part déterminé la richesse et la variété des formes et des styles de montage car le montage est le moyen le plus fort pour la reconstitution créatrice vraiment effective du réel.

Et nous voilà revenus au fait que le cinéma mieux que toute autre forme d’art, est obligé de nous révéler le processus qui se poursuit microscopique- ment dans tous les autres disciplines artistiques. Le fragment naturel le moins altéré possible est le plan, le montage est la faculté d’en créer les combinaisons.

L’approfondissement de ces problèmes avait suscité la plus grande atten­tion durant la seconde période de cinq ans du cinéma soviétique que nous sommes en train d’étudier (1925-1930) une attention souvent soutenue jus­qu’à 1 ’excès et l’absurdité. La moindre transformation infinitésimale d’un fait ou d’un événement devant la caméra s’épanouissait, au-delà de toutes limites légitimes, en vastes théories documentalistes.

La nécessité légitime de combiner ces fragments du réel se développait en théories de montage que l’on présumait aptes à supplanter tous les autres éléments de l’expression cinématographique.

Mais cependant à l’intérieur de limites raisonnables, ces particularités ren­trent dans le cercle des problèmes propres à n’importe quelle cinématogra- phie et non pas l’intention d’empêcher de soulever d’autres problèmes — par exemple, ceux du sujet.

Dans le premier cas nous avons affaire à un film documentaire. Dans le second, à un film d’art.

Différents par la nature de leur manifestation et réalisation des faits (fait ou fixation de la représentation) ils sont devant l’objectif « comme devant Dieu », égaux dans ces domaines.

Mais revenons au double processus évoqué au début de cet article, comme particulièrement caractéristique du cinéma, au milieu des 3 périodes quin­quennales écoulées du cinéma soviétique. H sera précieux de connaître les biographies des cinéastes de l’époque pour voir comment ces deux parti­cularités ont pu naître et, comment elles se sont développées dans leurs travaux pré-cinématographiques. Tous les chemins de cette époque me­naient à une seule et même Rome. Tout semblait se diriger dans une même direction qui m’a conduit moi-même sur cette route aux principes du cinéma.

** *

Ma carrière cinématographique, dit-on d’ordinaire, aurait commencé avec ma mise en scène de la pièce d’Ostrovski, un Sage1 au premier théâtre ouvrier du Prolet kult en (mars 1923) à Moscou.

1. Nicolas Ostrovski : Un sage trouve toujours plus sage que soi (ou Un simple trouve toujours un plus simple que soi). Décors et costumes de S. M. Eisenstein. Interprétation : Gregori Alexandrov (Glournov), Maxime Schtrauch (Mamaiev), Vera Yanoukova (Mamaieva), représentée au théâtre Prolet kult de Moscou en mars 1923 [note A.PJ.

C’est à la fois vrai et faux.C’est faux si l’on se base seulement sur le fait que cette réalisation

comportait un petit film comique2 tourné spécialement pour ce spectacle : monté pour s’insérer dans la marche de l’action, dans l’arène de notre théâtre.

Cela se rapproche de la vérité si l’on se base sur le caractère même de ce spectacle, car déjà à cette époque on y pouvait remarquer les éléments de spécificité que j’ai évoqués ci-dessus. Etudions-les l’un après l’autre.

Nous nous étions accordés sur le fait que le premier indice d’une démar­che cinématographique était de reproduire les faits et les événements avec le moins de distorsion possible, en visant bien la réalité factuelle de chacun des éléments constitutifs de l’ouvrage. Nous avions montré la spé­cificité fondée de ce fait, à condition qu’il reste des limites bien définies. Nous avions mentionné également l’hypertrophie de ce trait dans la théorie documentaliste.

Si l’on se dirige de ce côté il faudrait faire remonter le début de ma vocation cinématographique à trois ans auparavant, au moment de la produc­tion d’une pièce tirée d’une nouvelle de Jack London : Le Mexicain3. Ici ma contribution fut d’introduire au théâtre les « événements » eux-mêmes, ce qui est une démarche strictement cinématographique — par opposition aux « réactions aux événements » qui représentent une démarche stricte­ment théâtrale.

Il s’agit d’une scène de boxe. Le sujet emprunté à Jack London (travaillé par deux metteurs en scène en collaboration avec B. Arbatov) est quant à lui assez naïf, mais dans l’état d’esprit et les exigences de l’année 1920, il recélait un caractère émotionnel suffisant, pour captiver le spectateur malgré le caractère peu convaincant de la fable.

Voici quel était le sujet de la pièce :Un groupe de révolutionnaires mexicains a besoin d’argent pour pour­

suivre ses activités. Un jeune Mexicain s’offre à les aider à en trouver. Il poursuit un entraînement de boxeur et signe le contrat d’un match où il se laissera battre par le champion, lequel lui versera une partie de la prime. Au lieu de cela, au cours du match il va battre le champion et il gagnera une somme rondelette à laquelle s’ajoute la recette de la vente des billets. Maintenant que je connais davantage les particularités des mouvements révolutionnaires mexicains, pour ne rien dire du système des championnats de boxe, je ne songerai pas un instant à monter cet ouvrage comme nous l’avons fait, sans parler le sujet qui était sans consistance. Mais je le répète, les temps étaient autres. Ainsi que les exigences. Rappelez-vous le succès des non moins invraisemblables Diablotins rouges.

Le sommet de la pièce était le match de boxe. Suivant les traditions les plus éculées du théâtre d’Art il était censé se dérouler dans les coulisses (tout comme la corrida dans le dernier acte de Carmen) alors que les acteurs sur la scène devaient feindre de se passionner pour ce combat qu’eux seuls

2. Intitulé Le journal de Gloumov, S. M. Eisenstein la réalisa avec le concours de l’opérateur.

3. Arbatov : Le Mexicain (d’après J. London), mise en scène Valeri Smischlaïev, costumes et décors S. M. Eisenstein. Interprétation : Judith Glizer, Maxime Schtrauch, etc.

étaient censés regarder et ils devaient donc en même temps exprimer les diverses réactions des personnages concernés par l’issue du match.

Ma première impulsion (en empiétant sur le travail du metteur en scène, car mon rôle officiel dans cette production était seulement d’en être le décorateur) fut de suggérer de monter le ring sur la scène. Bien plus, je proposai que le « ring » fut dressé au centre de la salle afin de récréer les cadres exacts d’un vrai match de boxe. Ainsi nous aurions osé recréer concrètement des événements réels. Les péripéties du match et l’issue de chaque round seraient bien entendu, soigneusement préparés d’avance, mais le combat lui-même devait être absolument réaliste et concret, pas du tout semblable à une « figure de danse ».

Le jeu de nos jeunes ouvriers-acteurs au cours du combat était radica­lement différent de leur jeu dans le reste de la pièce. Dans toutes les autres scènes, chaque réaction en engendrait une autre (nous appliquions alors le système de Stanislavsky) qui à son tour servait de moyen d’action sur le public ; mais durant le match le public serait soumis à une excitation directe, à une « action réelle ».

Alors que les autres scènes agissaient sur le public par le truchement d ’intonations, attitudes, gestes et mimiques — notre match employait des moyens réalistes voire même concrets —, le vrai combat, les corps qui tom­baient sur le plancher du ring, haletants, les torses luisants de sueur, enfin le bruit inoubliable des gants de boxe s’écrasant sur la peau tendue, sur les muscles bandés.

Un décor artificiel devenait un vrai ring (bien qu’il ne put être placé au centre de la salle, grâce à cette plaie de tous les théâtres : le pompier qui obligea à le pousser vers le proscenium) et des figurants faisaient le cercle autour du ring.

Ainsi j’ai pris conscience d’avoir découvert un nouveau filon : l’élément matérialiste authentique au théâtre. *

Dans ma mise en scène suivante, le Sage saison 1922-23, cet élément devait s’affirmer avec une nouvelle force.

L’excentricité de la mise en scène, conduisant tous les éléments du théâtre jusqu’au paradoxe, affirma cette ligne jusqu’au bout dans le grotesque de la confrontation. Cette démarche s’épanouissait non pas à partir d’une technique de jeu artificiel, mais dans le domaine physique de l’acrobatie. Un geste se transformait en mouvement de gymnastique, la fureur s’exprimait par un saut périlleux, l’exaltation par un salto-mortalei, le lyrisme en grimpant sur « le mât de la mort ». Le « grotesque » excentri­que de ce style de mise en scène autorisait le passage soudain d’un genre d’expression à un autre, aussi bien que l’enchevêtrement inattendu des deux genres. Dans la production suivante de l’été 1923, Ecoute, Moscou / 5 ces deux voies distinctes de « facture réelle » et « d’imagination visuelle » aboutirent à une synthèse qui s’exprima par une technique de jeu particulière.

Ces deux principes furent employés à nouveau dans la mise en scène

* Paragraphe ajouté par J. Leyda.4. En italien dans le texte.5. Saynète caricaturale de Serge Tretiakov jouée (juillet 1923) au Proletkult.

suivante (1923-24) pour la pièce de Tretiekov : Masques à G az6 mais ils étaient dès lors irréconciliables de façon si tranchante que si cette produc­tion avait été un film, celui-ci serait resté, comme on dit, « au fond du tiroir ».

Qu’était-il arrivé ? les principes conflictuels du « matériau-pratique » et du « descriptif-artificiel » avaient fini par se rabibocher plus ou moins quand il s’agissait de grotesque et d’excentrique ou de mélodrame, mais là ils ne tenaient plus ensemble — et ce fut l’échec complet.

La charrette tomba en miettes et son conducteur partit pour le cinéma.Et tout cela s’est produit parce qu’un jour le metteur en scène eut la

brillante idée de monter cette pièce où il s’agissait d’une usine de gaz asphyxiant... dans une usine de gaz asphyxiant à Moscou.

Là véritablement, l’intérieur réel d’une usine ne pouvait absolument pas s’accorder avec notre fiction théâtrale.

Et en même temps la séduction plastique de l’auhentique dans l’usine s’est affirmée si forte que le réel s’imposa avec une puissance accrue — prit, comme on dit les choses en mains — et finalement a privé l’artifice de tout pouvoir d’emprise.

E t par cela même cette tendance nous conduisit à la frontière du cinéma.

Mais ce ne fut pas la fin de nos aventures en ce qui concerne ce trait particulier de notre travail théâtral. Elles reprirent de plus belle avec une autre tendance qui s’épanouissait et commençait à se faire connaître sous

f le nom de typage1.\ Ce « typage » est une propriété du cinéma de la période quinquennale

étudiée autant que le « montage ». Et qu’il soit clairement affirmé ici que je n’implique nullement que l’emploi de ces deux concepts se soit limité à mes seuls films *. Ces deux traits étaient caractéristiques des tendances du cinéma d’alors. Ils étaient comme la mise à nu et l’hypertrophie de ces deux autres traits que nous avons choisis et soulignés au début de l’article comme étant spécifiques de tout cinéma. Je voudrais préciser que le « ty­page » de cette époque doit être compris dans un sens plus large que le simple fait d’avoir utilisé des visages non-maquillés ou d’avoir substitué aux acteurs des personnages « naturellement expressifs ». A mon avis, le « typage » inférait une démarche spécifique quand aux événements inclus dans ce contenu du film. A nouveau, ici, on retrouve le principe de la

6. Serge Tretiakov : Masque à Gaz, mise en scène par S. M. Eisenstein dans une usine de gaz asphyxiant de Moscou avec les artistes du Proletkult et les ouvriers de l’usine.

7. S. M. Eisenstein a déclaré par ailleurs que l’on pourrait définir le typage comme un prolongement moderne de la Commedia dell’arte — avec ses sept personnages de base qui se multiplient à l’infini. Les affinités ne résident pas dans leur nombre, mais dans le conditionnement du public. Dès qu’apparaît Pantalon ou le Capitaine le masque annonce aussitôt au public ce qu’il doit attendre de lui. Le typage dans les films modernes consiste dans la nécessité de présenter au public chaque nouveau personnage de façon si précise, si complète qu’il soit reconnaissable du premier coup d’œil — et qu’en l’utilisant à nouveau, il soit d’emblée accueilli comme un élément familier. Ainsi des conventions nouvelles et immédiates sont établies. Une généralisa­tion de ce système sera trouvée plus loin dans les réflexions de S. M. Eisenstein à propos de Lavater, dans son discours de janvier 1935, reproduit ci-après [note J. Leyda].

moindre interférence possible dans ce cas précis — d’ordre dramaturgique dans le cours du réel et dans la succession des événements. Dans ce sens la conception d 'Octobre est, de la première image à la dernière du pur « typage ».

La tendance au typage peut également plonger ses racines dans le théâtre ; ¡et tendant au passage du théâtre au cinéma. Ce passage, une fois effectué, a. offert d’immenses possibilités pour un meilleur développement stylistique. Mais cela n’est pas suffisant pour devenir à l’étape donnée un élément 4e style d’un mouvement intégral à l’intérieur de la cinématographie tout .entière.

Examinons à présent le second facteur spécifique du cinéma : les prin­cipes du montage.

Comment ces principes se sont-ils exprimés et formés dans mon travail avant que je n’arrive au cinéma ?

Au milieu du flot d’excentricités du Sage, y compris le bref film comique, nous pouvons découvrir les premiers indices d’un montage nettement exprimé.

L’histoire se déroule à travers un tissu d’intrigues compliquées. Mamaïev a envoyé son neveu Gloumov servir de gardien à son épouse Mamaïeva. •Gloumov prend avec sa tante quelques libertés qui outrepassent évidem­ment les instructions de son oncle. Et Mamaïeva prend très au sérieux toutes les avances de son neveu. En même temps Gloumov commence à négocier son mariage avec la propre nièce de Mamaïev Touroussine, tout ■en dissimulant bien entendu ses intentions à sa tante. En courtisant sa tante, Gloumov trompe son oncle ; en flattant son oncle, Gloumov se

. débrouille pour lui masquer que Mamaïeva le trompe.Gloumov, sur le plan comique, revit toutes les situations, les passions

irrésistibles, la tempête financière que son modèle français Rastignac a vécues. Ce genre de Rastignac en Russie n’en était encore qu’au berceau. La course à la fortune n’apparaissait encore que sous forme de jeux puérils entre les oncles et les neveux, les tantes et leurs galants. Tout cela reste dans la famille, tout cela demeure sans importance ! D’où la comédie ! Mais l’intrigue et ses enchevêtrements sont là de toutes façons, jouant sur deux fronts à la fois, avec ses personnages doubles... et nous avons exprimé tout cela avec un montage parallèle de deux scènes opposées (Mamaïev donnant ses instructions — et la façon dont Gloumov les met en exécution). Les interférences surprenantes des deux dialogues avivaient à la fois les personnages et la pièce, accéléraient le temps et multipliaient les ressources comiques des situations.

Pour la production du sage la scène était établie sous la forme d’une piste de cirque, marquée par une barrière rouge et entourée aux trois-quarts, par le public. Le dernier quart était isolé par un rideau rayé, devant lequel était bâtie une plate-forme surélevée de quelques marches au-dessus de la piste. La scène avec Mamaïev (Schtrauch) se jouait en bas tandis que les passages avec Mamaïeva (Yanoukova) intervenaient sur la plate-forme. Au lieu de changements de décors, Gloumov (Yetzamikov) allait et venait en courant d’un lieu scénique à l’autre, prenant un bout du dialogue d’une scène, l’interrompant avec un bout de l’autre scène — les dialogues ainsi s’entrechoquant, créant une signification autre et parfois même des jeux

de mots. Les bonds de Gloumov d’une scène à l’autre servant de césure entre ces fragments de dialogue.

Et le tempo s’accélérait par ce « montage ». Ce qui était le plus intéressant, c’était que l’extrême piquant de ce côté excentrique ne jurait pas dans le contexte de cette partie du spectacle, ne s’éloignait pas du contenu thémati­que ; ce ne fut jamais comique pour être comique, mais parce que ça collait au sujet et que c’était avivé par la réalisation scénique et poussé jusqu’au paradoxe.

Un autre caractère propre au film mis en œuvre ici était le sens nouveau que des phrases communes peuvent acquérir quand elles sont confrontées dans un nouveau contexte.

Tous ceux qui ont eu en main un bout de film à monter savent par expé­rience combien il demeure neutre — même s’il doit faire partie d’une séquence planifiée —, jusqu’au moment où on le colle avec un autre frag­ment et que soudain il acquiert et il exprime une signification toute diffé­rente et souvent tout à fait à l’opposé de celle qui avait été prévue au moment du tournage.

Ceci fut à la base de cette technique à la fois savante et diabolique consistant à re-monter des films fait par d’autres. On en trouvera les exemples les plus éloquents, à l’aube de notre cinéma, quand nos premiers maîtres-monteurs — Esther Schoub8, les frères Vassiliev9, Benjamin Bois- tler et Birrois — étaient tous attelés au re-montage habile des films que nous importions au lendemain de la révolution.

Je ne peux pas résister ici au plaisir de citer un tour de force de remontage de ce genre réalisé par Boistler. Un des films que nous avions importé d’Al­lemagne, le Danton10 avec Emil Jannings, devint chez nous La guillotine. Il comportait la scène suivante dans la variante soviétique : Camille Des­moulins vient d’être condamné à la guillotine. Bouleversé Danton se pré­cipite vers Robespierre ; celui-ci détourne son visage et lentement essuie de son mouchoir une larme. Et sur l’intertitre11 on lisait alors quelque chose du genre « Au nom de la liberté j’ai dû sacrifier un ami... » Tout paraissait en ordre !

Qui aurait pu alors imaginer que dans le film allemand original Danton qui nous est présenté comme un oisif, un coureur de jupon, mais un chic type et le seul personnage positif au milieu de créatures diaboliques, que

8. Schoub, dont le nom a été de longtemps familier dans le monde entier à tous ceux qui s’intéressent aux documentalistes, est surtout connu, hors de la Russie, par son film intitulé (aux USA) Canons et tracteurs. La première fois que S. M. Eisenstein eut l’occasion de coller l’un à l’autre deux bouts d’un vrai film ce fut quand, assis­tant d’Esther Schoub, il participa au re-montage du Dr Mabuse de Fritz Lang (1923). Ceci se passait peu après la production du Sage [note J. Leyda].

9. Les frères Vassiliev, devenus réalisateurs, ont fait le célèbre film Chapaïev qui inscrivit d’emblée leurs noms dans l’histoire du cinéma mondial [note J. Leyda].

10. Danton (ou Tout pour une femme) de Buchowetzki (1921) remarqué à l’époque pour son évocation dégradante et agressive de la Révolution française et sa désinvol­ture quant à l’exactitude des faits et des personnages — caractéristiques, que l’on retrouvera d’ailleurs identiques à elles-mêmes dans le « re-make » Danton de Hans Behrendt (1931) avec Kortner dans le rôle tenu auparavant par Jannings [note A.P.].

11. Doit-on rappeler que les textes qui, inscrits entre les images, ponctuaient le déroulement d’un film muet étaient à l’époque nommés titres, ou inter-titres [note A.P.].

ce Danton s’était précipité vers le monstre Robespierre et ... lui avait craché au visage ? Et que c’était ce crachat que Robespierre essuyait de son mouchoir ? et que l’intertitre soulignait la haine de Robespierre pour Danton, haine qui à la fin du film motivant la condamnation de Jannings- Danton à la guillotine ?

Deux infimes coupures avaient suffi à bouleverser toute la signification de la scène. E t un crachat injurieux était devenu une larme de compassion pour un ami mort. Notre pratique connut un grand nombre de tels exemples.

D’où venait donc mon expérience du montage dans ma mise en scène du Sage en particulier dans les scènes évoquées ci-dessus ?

Il y avait déjà à l’époque un « parfum » de montage dans le nouveau cinéma de « gauche ». Avoir remplacé comme nous l’avons fait, le journal intime écrit par Gloumov dans la pièce de Ostrovski par un petit film comique, journal filmé était, en soi, la parodie des premières expériences tentées dans les actualités filmées.

Et surtout, je crois qu’il faut en premier, rendre grâce aux principes essen­tiels de montage des programmes de cirque et de music-hall pour lesquels, dès mon enfance, je nourrissais une véritable passion. Sous l’influence des comiques français et de Chaplin (que nous ne connaissions alors que par ouï-dire) ainsi que des premiers échos qui nous parvenaient du fox-trot et du jazz, cette passion ancienne ne fit que croître et embellir. Rappelez- vous les Fek’s, Foregger, le théâtre de comédie populaire et le plus précoce spectacle de cirque du Mexicain ; on avait évidemment besoin à l’époque de l’élément music-hall pour que la forme de pensée « montage » puisse apparaître.

Mais ses racines s’enfonçaient plus profondément dans un certain nombre de traditions. *

Il est peut être curieux que ce soit Flaubert qui nous ait donné l’un des exemples les plus parfaits d’un « montage parallèle » de dialogues, em­ployé dans la même intention d’accentuation expressive. Il s’agit de la scène, dans Madame Bovary où, au cours des comices agricoles les relations d’Emma et Rodolphe vont devenir plus intimes. Il y a là deux dialogues entrecroisés : le discours de l’orateur municipal, et la conversation des futurs amants :

La religion et l’agriculture et leur perpétuelle rivalité dans la marche vers la civilisation furent merveilleusement mis à jour.

Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme. Remontant au berceau des sociétés, l’orateur nous dépeignait ces temps

farouches où les hommes vivaient de glands ; au fond des bois. Puis ils avaient quitté la dépouille des bêtes, endossé le drap, creusé des sillons, planté la vigne. Etait-ce un bien, et n’y avait-il pas dans cette découverte plus d’inconvé­nients que d’avantages ? M. Derozerays se posait ce problème.

Du magnétisme, peu à peu, Rodolphe en était venu aux affinités, et, tandis que M. le Président citait Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux et les empereurs de la Chine inaugurant l’année par des semailles, le jeune homme expliquait à la jeune femme que ces attractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque existence antérieure.

— Ainsi, nous, disait-il, pourquoi nous sommes-nous connus? Quel hasard l’a voulu? c ’est qu’à travers l’éloignement, sans doute, comme deux fleuves qui

coulent pour se rejoindre, nos pentes particulières nous avaient poussés l’un, vers l’autre.

Et il saisit sa main ; elle ne la retira pas.« Pour une direction commune de l’exploitation agricole », cria le président..— Par exemple, quand je suis venu chez vous...« A M. Binet, de Quincampoix. »—■ Savais-je alors que je vous accompagnerais« Soixante et dix francs ! »— Cent fois même j’ai voulu partir, je suis resté avec vous.« Fumiers. »— Avec quel plaisir je resterais ce soir, demain, les autres jours, toute ma

vie... !« A M. Caron, d ’Argueil, une médaille d’or ! »— Car jamais je n’ai trouvé dans la société de personne un charme aussi

complet.« A M. Bain, de Givry-Saint-Martin ! »— Aussi, moi, j’emporterai votre souvenir.« Pour un bélier mérinos... »— Mais vous m ’oublierez, j’aurai passé comme une ombre.« A M. Belot, de Notre-Dame... »— Oh ! non, n’est-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensée, dans

votre vie ?« Race porcine, prix ex-aequo à MM. Lehérissé et Cullembourg ; soixante

francs ! »Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frémissante

comme une tourterelle captive qui veut reprendre son vol mais, soit qu’elle essayât de la dégager ou bien qu’elle répondît à cette pression, elle fit un mouvement des doigts, il s’écria :

— Oh ! Merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vous êtes bonne ! Vous compre­nez que je suis à vous ! Laissez que je vous voie, que je vous contemple !

U n coup de vent qui arriva par les fenêtres fronça le tapis de la table, et, sur la table, en bas, tous les grands bonnets de paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui s’agitent.12

Ainsi, au fur et à mesure, que les dialogues se poursuivent la tension s’accroît.

Comme nous le voyons, c’est là un cas type de l’entrecroisement de deux tracés thématiquement identiques et également ordinaires. Mais ce maté­riau est sublimé à en devenir un monument dont le sommet est atteint grâce à la persistance du parallélisme, voire des jeux de mots, avec une signification qui dérive toujours de la juxtaposition de ces deux tracés.

En littérature, de tels exemples abondent. E t ce procédé a été utilisé avec un succès croissant dans l’avenir.

Nos fantaisies en ce qui concerne la pièce d’Ostrovski étaient demeurées sur le plan d’une avant-garde franchement dépouillée. Mais ce germe des tendances de montage va s’épanouir rapidement et embellir avec Patatra qui est hélas demeuré à l’état de projet faute d’une salle convenable dotée d’un équipement technique approprié. La production en avait été prévue avec des « tempi de poursuite », des rapides changements d’action, des scènes s’entrecoupant et même des scènes différentes se déroulant en même temps.

12. Gustave Flaubert : Madame Bovary, deuxième partie, VIII (dans les Œuvres de Flaubert. Bibliothèque de la Pléiade, vol. I, pp. 460-461, éditions Gallimard, Paris, 1951).

Un autre projet, encore plus ancien, prévoyait d’impliquer dans la mise en scène l’architecture même de tout le bâtiment du théâtre. Cela fut aban­donné en cours de répétitions et repris plus tard par d’autres en une démarche purement théâtrale. Il s’agissait de la pièce de Pletneïv, Précipice, s u r laquelle Smischlaïev et moi avons longtemps travaillé, — tout de suite après le Mexicain, jusqu’à ce que nous nous opposions sur des questions de principe et que notre association s’en trouve dissoute. Nous quittâmes ensuite tous deux le Proletkult. (Quand je revins au Proletkult l’année sui­vante, pour monter le Sage, ce fut en qualité de metteur en scène bien que j’ai continué à faire les décors et les costumes de mes productions).

Précipice comportait une scène où un inventeur, excité par sa nouvelle invention, courait, tel Archimède, de par la ville (ou peut-être était-il pour­suivi par des gangsters cherchant à exploiter les fruits de sa découverte). Tou­jours est-il qu’il nous fallait tenter de recréer le dynamisme des rues de la ville, tout en exprimant l’impuissance d’un individu isolé à la merci de la « grande ville » (cette notion de « l’urbanisme » était l’attribut inévitable conféré aux représentations que nous nous faisions de l’Occident.)

Il me vint alors l’idée d’une combinaison amusante : utiliser des éléments mobiles de décor représentant des bouts de façades d’immeubles à une échelle réduite. (Meyerhold n’avait pas encore conçu, comme il devait le faire pour Trust, D.E., ses tôles polies neutres, murs mobiles™, unifiant divers lieux scéniques) — mais aussi, vu sans doute ce qu’imposaient les changements de décor, de créer une corrélation entre ces décors mobiles et les personnages. Les acteurs étaient placés sur des patins à roulettes et non seulement se déplaçaient eux-mêmes à travers la scène, mais véhiculaient aussi leur « tranche de ville ». Notre solution de ce problème — l’interrelation de l’homme et de son milieu — était indubitablement influencée par les principes des peintres cubistes. Mais les célèbres costumes « urbanistiques » de Picasso que je devais parodier plus tard dans les esquisses du scénario parodique « La jarretière de Colombine » au théâtre de Foregger, comptaient moins ici que la nécessité d’exprimer le dynamisme de la grande ville — des façades entrevues, des mains, des jambes, des colonnes, des têtes, des coupoles. On peut d’ailleurs retrouver tout cela dans l’œuvre de Gogol, mais nous ne l’avions pas encore remarqué avant que l’étude d’Andrei Belyi14 nous révèle cette forme particulière de cubisme chez Gogol. Je me souviens encore des quatre jambes de deux banquiers qui portaient la façade de la Bourse des valeurs avec, couronnant le tout, leurs deux hauts-de- forme. Il y avait aussi un policier, découpé en tranche et écartelé par la circulation.

Des costumes flamboyants avec des perspectives de lumière tournoyantes, et uniquement de grandes lèvres rouges visibles par-dessus *. Tout cela est resté sur le papier — et maintenant que même ces feuilles de papier ont disparu il nous est sans doute permis de devenir très pathétiquement lyriques dans nos réminiscences.

13. En français dans le texte.14. Andrei Belyi (Boris Nicolaïevitch Bougaïev), Masters-Tvo Gogolva (L’art de

Gogol), Moscou, 1934. S. M. Eisenstein a déjà cité cette étude de Belyi dans l’article précédent.

Ces gros plans insérés dans les visions d’une ville deviennent un nouveau chaînon de notre analyse. C’était un élément filmique qui tentait de s’ins­taller sur la scène de théâtre réfractaire.

Et il y avait aussi les éléments des surimpressions doubles et multiples — « surimpressions » d’images de l’homme et d’images des immeubles — toute une démarche de corrélation de l’homme avec son milieu en une seule représentation complexe. (Le fait que mon film la Grève était farci de ce genre de complexité dénonce la « maladie infantile du gauchisme » affec­tant les premiers pas de notre cinéma).

Elle est directement liée à cette précoce tendance théâtrale et à travers elle remonte sans nul doute à ces mêmes prémisses cubistes qui l’ont influencée.

Cette même source a nourri le cinéma expressionniste et d’avant-garde de l’Occident en suivant la ligne de la méthode plastique de l’étape définie.

A partir d’une fusion mécanique, d’une synthèse plastique, la démarche s’élargit en une synthèse thématique. Dans la Grève il y a plus qu’une transformation dans les techniques de la caméra. La composition et la structure du film dans son ensemble accomplissent l’effet et la sensation de l’unité ininterrompue entre le collectif et le milieu qui crée ce collectif. Et l’unité organique des marins, du cuirassé et de la mer qui se révélait en coupes plastiques et thématiques dans le « Potemkine » n’était pas le fait de trucages, de surimpressions ou d’interférences mécaniques — elle naissait de la structure générale de la composition.

Mais au théâtre, le fait qu’il soit impossible de réaliser un jeu de scène ■— se développant à travers toute la salle, unissant plateau et public dans le déroulement d’un même canevas — a imposé d’inclure sous forme concentrée les problèmes de jeu de scène à l’intérieur de l’action scénique.

La convention quasi géométrique de la mise en scène du Sage et sa suite formelle Ecoute, Moscou, est devenue l’un des éléments fondamentaux de l’expression. Les intersections du montage ont même, à l’occasion, atteint une précision trop éloquente. La composition isolait des groupes, sollicitait l’attention du spectateur d’un point de la scène à un autre, présentait en gros plan une main tenant une lettre, un froncement de sourcils, un regard. La technique de la composition d’une authentique mise en scène15 était en train d’être maîtrisée — et d’atteindre ses limites. Elle était déjà menacée de ressembler à la marche du cheval dans le jeu d’échecs, le déplacement de formes plastiques dans les grilles déjà « non-théâtrales » de canevas élaborés.

Arrivé à ce point critique notre théâtre avec Masques à gaz s’est brisé et est devenu cinéma. Il est alors apparu que la seule issue logique à l’hyper­trophie rigoureuse de la mise en scène était la vision des détails bien modelés à travers le cadre de l’image (du plan) et les transitions d’un plan à un autre. Théoriquement, cela établissait que nous découvrions la dépendance de la mise en scène et du montage. Pédagogiquement, cela déterminait, pour le futur, les méthodes d’approche du montage et du cinéma, que l’on atteindrait en maîtrisant la composition théâtrale et l’art de la mise en scène1*. C’est ainsi qu’apparut la notion de mise en scène. Comme la

15. En français dans le texte.16. Comme il l’a déjà souligné dans un précédent article « allez-y servez-vous »,

un cours sur l’adaptation pour les deux premières années, les programmes de

mise en scène est la corrélation de personnages en action, la mise en scène est la composition picturale de cadres (images en plans) interdépendants dans une séquence de montage.

Dans Masques à gaz nous nous sommes trouvés devant la convergence de tous les éléments des tendances filmiques — les turbines, l’arrière-plan de l’usine, ont effacé les derniers restes de maquillage et de costumes de théâtre, et tous les éléments ont paru être indépendamment fondus. Les accessoires de théâtre au milieu des machines réelles de l’usine devinrent ridicules. L’élément du « jeu » était incompatible avec l’odeur âcre des gaz — notre plateau minable ne cessait de disparaître parmi les plateaux authentiques du travail des ouvriers. En bref, notre production fut un échec. E t nous avons atterri au cinéma.

Notre premier film La Grève (1924-25) reflétait comme dans un miroir en une image inversée la production de Masques à Gaz.

Mais ce film pataugeait dans des débris d’une théâtralité qui lui était devenue étrangère.

Et en même temps, la rupture avec le principe même du théâtre était si tranchante que, dans ma « révolte contre le théâtre », je me débarrassai aussi d’un élément absolument vital du théâtre — le sujet.

A cette époque, cela paraissait naturel. Nous apportions l’action collec­tive, l’action de masse à l’écran, par opposition à l’individualisme et au drame « triangulaire » du cinéma bourgeois. Rejetant la conception indivi­dualiste du héros bourgeois, nos films de cette période marquaient une dévia­tion abrupte — ne s’arrêtant que sur la compréhension commune de la masse en tant que héros.

Aucun écran n’avait encore reflété l’image d’un collectif quelconque. Maintenant la conception de « collectif » allait être représentée. On avait besoin d’une image que la fixât. C’est ce qui exprime l’écho qu’a rencontré cette représentation des masses et du collectif, quoique unilatérale ; unilaté­rale parce que le collectivisme implique le développement maximum de l’individu au sein du collectif, conception irréconciliablement opposée à l’individualisme bourgeois. Et cette question n’a été en aucune façon épuisée par la cinématographie qui a créé des films sur le collectif de la l re période, avec le « héros-masse » en tant que protagoniste de l’action.

Néanmoins, je demeure convaincu que, pour son temps, cette exagération était non seulement naturelle mais nécessaire. Il était important que l’écran soit d’abord conquis par cette image d’ensemble, la masse unie et animée par une seule et même volonté. « L ’individualité au sein du collectif » a été une demande et une exigence de la période suivante de notre cinéma. Demande qui demeure valable et n’a pas encore été satisfaite aujourd’hui.

En 1924, animé d’un zèle intense j’écrivais « à bas le sujet, à bas l’anecdote ». Aujourd’hui, le sujet et l’anecdote qui à l’époque ressemblaient presque à une « agression de l’individualisme » contre notre cinéma révo­lutionnaire, reviennent sous une forme à sa place normale. C’est ce tournant essentiel vers le sujet qui marque l’importance historique de la troisième étape quinquennale du cinéma soviétique (1930-1935).

S. M. Eisenstein des cours de réalisateurs à l’institut du cinéma insistaient sur une étude approfondie des principes du théâtre (note J. Leyda). Signalons que la phrase suivante qui achève ce paragraphe semble avoir été ajoutée par J. Leyda.

Et maintenant —. comme nous allons aborder la quatrième période quin­quennale de notre cinéma et comme s’apaisent les querelles abstraites des « éprgrones » du film « à sujet » et des « embryons » du film « sans sujet »,— on a envie de rappeler l’apport positif de la seconde période quinquen­nale de notre cinématographie.

Je considère qu’en plus de la maîtrise des éléments du langage filmique, de la technique de l’image et de la théorie du montage, nous avons un autre actif à inscrire à l’actif de cette période — la valeur des liens profonds qui l’unissent avec les traditions et la méthodologie de la littérature. Construi­sant une œuvre entièrement opposée à celle du théâtre et du cinéma théâtral de l’Occident bourgeois, le cinéma de cette période a su maintenir un contact extrêmement étroit avec toutes les formes de littérature. Ce cinéma a posé les problèmes de sa poétique. Ce n’est pas en vain que durant cette période est né le concept d ’image cinématographique en tant qu’élément indépendant du cinéma, la nouvelle notion du langage cinématographi­que, non en tant que langage de la critique cinématographique mais comme l’expression de la pensée cinématographique, quand le cinéma a été appelé à incarner la philosophie et l’idéologie du prolétariat victorieux.

En tendant ses mains vers cette nouvelle qualité de littérature — la dramatique du sujet — le cinéma ne peut oublier les formidables expériences de ses premières étapes. Cependant la démarche ne doit pas être de s’en retourner vers elles, mais d’aller de l’avant vers la synthèse de tout ce qu’il y avait de mieux dans ce qu’a accompli notre cinéma muet, vers la syn­thèse de tout cela avec les exigences d’aujourd’hui, en suivant la voie du sujet et de l’analyse idéologique marxiste-léniniste.

Vers l’étape de synthèses monumentales dans les images du peuple de l ’époque du socialisme.

Vers l’Etape du réalisme socialiste au cinéma.

Le texte suivant le préambule d’Eisenstein à l’édi­tion anglaise revêt une importance exceptionnelle.

Il s’agit du seul discours public — largement improvisé, d’ailleurs, comme il sera précisé plus, loin —, que S. M. Eisenstein ait laissé inclure dans les recueils de ses articles.

Les circonstances ,qui l ’entourent imposent qu’il soit présenté — afin que les sujets abordés et la. manière dont ils sont traités s’éclairent du contexte qui fut imposé à S. M. Eisenstein.

On lira aussi, à la suite du texte de S. M. Eisen­stein quelques extraits des débats que son allocution a suscités. (

Par ailleurs, S. M. Eisenstein, vue l’importance de son discours en autorise la publication à l’étranger quelques mois à peine après le congrès dans la traduction de son ami (et collaborateur à Holly­wood) Ivan Montagu sous le titre Film Form 1935 — N ew Problems (dans la revue Life and' Letters Today, Londres, septembre-décembre 1935). Pour cette publication S. M. Eisenstein écrivit un nouveau préambule résumant les premières pages le» plus ouvertement polémiques de son allocution — c ’est le texte repris par J. Leyda dans Film Form que nous reproduisons ici-en bas de page, parallè­lement au texte original du discours de S. M. Eisen­stein.

La forme du film : nouveaux problèmesPrésentation :

Le 8 janvier s’ouvrait le 1er congrès des ouvriers créateurs (cinéastes) de toute l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Il était réuni pour célébrer le quinzième anniversaire du Cinéma soviétique, et ses débuts étaient prévus pour cinq jours ; son thème : les problèmes idéologiques et techniques du Cinéma soviétique, qui depuis 2 ans à peine, produisait des films sonores avec un bon­heur inégal. Eisenstein est appelé à présider cette conférence et on lui indique que l ’on attend de lui qu’il s’explique pur ses ¡projets futurs. Depuis son retour du Mexique sa seule activité officielle était son enseignement au G.I.K., comme on l’a vu dans les articles précédents. D e plus il venait de reprendre son projet de réaliser un film, Le Consul Noir, sur Toussaint-Louverture dont le rôle devait être tenu par Paul Robeson, le célèbre chanteur noir amé­

ricain, qui avait donné son accord. P. Robeson a même fait le voyage de Londres à Moscou pour rencontrer S. M. Eisenstein et étudier de plus près ce projet. Il semble que les deux hommes soient pleinement d’accord, et qu’il ne reste plus à fixer que les dates de tournage en fonction du calendrier très chargé de Robeson. Ce dernier est fêté par les cinéastes soviétiques à son départ de Moscou, la veille de l’ouverture du congrès.

Eisenstein n ’ignore pas que ses confrères, qui ont fort peu ou pas du tout de sympathie pour lui, sont quelque peu irrités à son encontre : il n’a produit aucun film depuis la Ligne Générale (de 1928-29), son voyage en Occident, à Hollywood et au Mexique s’est soldé par des fiascos dont on apprécie diffici­lement les raisons ; depuis son retour, il semble s’être cloîtré dans son isolement et son enseignement et ses seules manifestations ce sont ses articles (dont ceux publiés plus haut) et le dernier : le plus important des arts (Izvetzia du 6 janvier, soit 48 h avant l’ouverture du Congrès) avive les ressentiments.

S. M. Eisenstein ne s’en inquiète pas outre mesure, en dépit de la tension qu’il dit avoir ressentie au cours de la réunion préparatoire. Il aurait préparé un discours relativement bref centré sur son enseignement et comportant l’annonce de son prochain retour à la production avec le Consul Noir.

Mais à l’ouverture du Congrès deux surprises l’attendent. Tout d’abord la présence de Sergeï Sergeïevitch Dinamov représentant du Comité Central du Parti Communiste qui prononce un très long discours (plus de quatre heures !) et qui le prend directement à parti — et puis le Dr Choumiatsky du Cinéma sovié­tique ne prononçant ni discours ni allocution d’usage, S. M. Eisenstein se voit dans l’obligation de prendre la parole aussitôt après Dinamov, donc de lui répondre.

Le Dr Dinamov ne l’avait pas ,ménagé. Son discours nous est connu •— comme tous les débats de ce congrès qui, sténographiés, ont été publiés peu après à M oscou (Ze Bolsho Kino'iskousstvo, Moscou, 1935) ce qui nous permet de replacer l’importante allocution de S. M. Eisenstein dans son contexte (signalons aussi les larges extraits cités par Mary Seton dans sa biographie de S. M. Eisen­stein, op. cit., pp. 330 à 350).

Dinamov avait centré son long discours d’une part sur les recommandations aux cinéastes soviétiques (qu’ils prêtent davantage d ’attention aux problèmes de la beauté artistique — et qu’ils centrent davantage leurs films sur des personna­ges, des héros reflétant bien le comportement des citoyens dans pette époque de mutation), d’autre part sur un analyse détaillée, d ’ailleurs compétente et sensi­ble, des principaux films soviétiques récents et plus anciens.

C’est alors qu’il s’en prend à S. M. Eisenstein1 à qui il attribue, pour la critiquer vigoureusement, toute la théorie du « cinéma intellectuel ».

Les erreurs de la théorie de S. M. Eisenstein consistent dans le fait qu’il sépare la pensée du sentiment. D es personnages comme les siens n’existent pas ! Des gens qui ne sont que pensée évoquent pour nous des créatures avec une tête colossale, disproportionnée, mais sans bras, sans jambes et surtout sans cœur.Insistant sur l’obligation de centrer les sujets des film s sur des personnages individualisés, il critique de même les films de masses et le « typage » / Dans Octobre tout ce qu’il y avait c’était une foule (...) les personnages individualisés ont disparu de notre cinéma parce que les metteurs en scène ne connaissaient pas le peuple et qu’ils ont cru que leurs films devaient être centrés uniquement sur les masses...

C’est donc aussitôt après ce discours que (Choumiatsky ne prenant pas la

1. Cf. citations du discours de Dinamov, comme celles des débats qui suivirent l’allocution de S.M. Eisenstein et que nous publions plus loin.

parole) S. M. Eisenstein prononça son allocution dont il du improviser la plus grande partie.

Préambule de l’édition anglaise :Même ce vétéran d’Héraclite avait observé qu’aucun homme ne pourrait

se baigner deux fois dans la même eau d’une rivière.De même, aucune esthétique ne pourrait s’épanouir sur le même ensemble

de principes, à deux étapes différentes du cours de son développement. Spé­cialement quand il se trouve que l’esthétique particulière dont il s’agit, concerne le plus mouvant de tous les arts — et que les deux étapes en question sont deux périodes quinquennales de l’entreprise la plus puissante et la plus remarquable que le monde ait connue : l’édification du premier Etat et de la première société socialiste de l’histoire.

De tout ceci, il découle évidemment que notre propos est ici l’esthétique du cinéma, et, en particulier, l’esthétique du cinéma sur la terre des Soviets.

Au cours de ces dernières années, un grand bouleversement est intervenu dans le cinéma soviétique. Ce bouleversement est, avant tout et surtout, d’ordre idéologique et thématique.

Au temps où fleurissaient les films muets, le sommet fut atteint à l’aide du slogan largement répandu des « masses » le « héros-masse », — et des méthodes d’expression cinématographique qui en dérivaient direc­tement, rejetant les conceptions dramatiques étriquées au profit de l’épopée et du lyrisme, avec des « types » et des personnages épisodiques au Heu de héros individualisés — enfin de ce que tout cela entraînait inévitable­ment : le principe du montage comme principe directeur de la force expressive du film.

Mais au cours des toutes dernières années, — c’est-à-dire depuis l’appa­rition des films sonores soviétiques, — les principes directeurs se sont trouvés bouleversés.

A partir des représentations antérieures dominées par la masse du mou­vement et des manifestations des masses, — on en est arrivé, à ce stade, à isoler des personnages — héros individualisés. Leur avènement s’est accompagné d’une transformation structurelle dans les œuvres où ils sont apparus. Le caractère épique antérieur et sa gigantesque « échelle » très caractéristique ont commencé à se rétrécir en des réalisations plus proches de la dramaturgie (dans le sens le plus étroit de ce terme) d’une dramatur­gie, en fait, d’une marque plus traditionnelle et beaucoup plus proche du cinéma étranger que ces films anciens qui jadis avaient déclaré une guerre à mort à ces principes-là !

Les meilleurs films de la période la plus récente (Tchapmev, par exem­ple) n’en ont pas moins réussi, à préserver partiellement le souffle épique de la première période du développement du cinéma soviétique, avec des résultats plus vastes et plus heureux.

Mais la majorité des films récents a presque entièrement perdu ce bagage esthétique, comportant principe et forme qui, en son temps, défi­nissait la qualité caractéristique et spécifique du cinéma soviétique, qualité inséparable de la nouveauté, et de l’originalité qu’il manifestait en reflétant l’extraordinaire, le jamais-vu-auparavant Pays des Soviets, ses efforts, ses buts, ses idéaux et ses luttes sans précédent.

Il semblera à certain que le développement progressif du cinéma sovié­

tique se soit arrêté. Certains parlent même de régression. Ceci, bien sûr, est faux ! Et il est une circonstance importante que sous-estiment les partisans fervents du vieux cinéma soviétique muet qui maintenant ouvrent de grands yeux devant les nouveaux films soviétiques qui se succèdent, et qui ressemblent dans leur forme en bien des points au cinéma étranger. Si dans plusieurs cas, on doit en effet observer que s’est terni cet éclat formel auquel nos amis étrangers s’étaient habitués, c’est parce qu’à son stade actuel, notre cinéma s’est entièrement absorbé dans une autre sphère de recherches et d’approfondissement. Une mesure de suspension dans la poursuite du développement des formes et des moyens de l’ex­pression filmique est apparue comme la conséquence inévitable du chan­gement de direction des recherches, changement récent, encore en pleine croissance : vers l’approfondissement et l’élargissement de la formulation thématique et idéologique des questions et des problèmes du contenu des films.

Ce n’est pas par hasard que, justement au cours de cette période, on voit apparaître pour la première fois dans notre cinéma, les premières images parfaites de quelques personnalités, pas n’importe lesquelles, mais les plus remarquables : les visages marquants des principaux communistes et bolchéviques. Tout comme du mouvement révolutionnaire des masses a émergé le seul parti vraiment révolutionnaire : celui des bolchéviques, qui a pris la tête des éléments inconscients de la révolution, et les a conduits vers des objectifs révolutionnaires conscients, — de même les images filmiques des hommes principaux de notre temps commencent au cours de cette période à cristalliser hors de la qualité de masse révolutionnaire d’ensemble des films antérieurs. Et la clarté du mot d’ordre communiste.

Le cinéma soviétique traverse actuellement une nouvelle phase, une phase d’une bolchévisation encore plus nette, une phase encore plus aiguë du point de vue idéologique, encore plus essentielle et militante. Une phase historiquement logique, naturelle et riche en possibilités fécondes pour le cinéma, considéré comme le plus important de tous les arts.

Cette nouvelle tendance ne constitue pas une surprise, c’est une étape logique de croissance, dont les racines plongent au cœur de l’étape précé­dente. Ainsi, le partisan le plus ardent du style épique de masse au cinéma, dont le nom a toujours été lié au cinéma de « masses » — l’auteur de ces lignes — a suivi exactement le même processus dès son avant-dernier film 2 la Ligne générale où Marfa Lapkina apparaît déjà comme un per­sonnage individualisé exceptionnel de l’action du film.

Notre travail, toutefois, est de parvenir à ce que cette nouvelle étape soit suffisamment synthétique — de s’assurer que dans sa marche vers des conquêtes nouvelles d’approfondissement idéologique, non seulement elle ne perdra pas la perfection déjà atteinte dans les réalisations antérieures, mais encore qu’elle les dépasse dans son avancée vers des qualités nou­velles et des moyens d’expression non encore exploités. Et d’élever une fois de plus la forme au niveau du contenu idéologique.

2. Curieuse désignation, car en 1935 La Ligne générale demeure encore le dernier film achevé par S. M. Eisenstein qui, imprudemment sans doute, écrit ces lignes comme si le Pré de Béjina qu’il vient d’entreprendre était sorti et connu [note A.P.].

Etant engagé pour le moment dans la recherche de la solution pratique de ces problèmes en mon nouveau film Le pré de Béjina, que je viens de commencer, j’aimerai exposer une série de remarques en passant au sujet des questions de forme en général.

Le problème de la forme, à l’égal du problème du contenu, traverse, dans l’étape présente la phase du plus sérieux approfondissement de prin­cipe qu’il ait connu. Les lignes suivantes doivent servir à montrer la direc­tion dans laquelle ce problème évolue et à quel point la nouvelle tendance de pensée en cette sphère se trouve étroitement liée, pour son évolution, aux découvertes les plus avancées faites dans cette voie, à l’apogée de notre cinéma muet.

Commençons par les derniers points que la recherche théorique a atteints \ au cours de l’étape 1924-1929 à laquelle il a été fait allusion plus haut.

B est clair et indubitable que le « nec plus ultra » de ces démarches fut la théorie du « cinéma intellectuel ». J

Cette théorie se donne pour tâche de « redonner une plénitude émotion- li nelle au processus intellectuel ». Cette théorie s’est consacrée de la façon suivante : en transposant en forme filmique le concept abstrait, le cours et lés étapes des concepts et des idées, — sans intermédiaire. Sans recourir à un sujet, à une intrigue inventée, en fait, directement : au moyen d’élé­ments — images. Filmés tels quels. Cette théorie était une généralisation large peut-être même trop large, d’une série de possibilités d’expression mises à notre disposition par les méthodes du montage et de ses combi­naisons. La théorie du cinéma intellectuel a représenté, à sa façon, une limite, la reductio ad paradox de cette hypertrophie de la conception du montage qui imprégnait l’esthétique du film à l’époque où s’affirmaient les films muets soviétiques dans leur ensemble et les miens en particulier.

Une fois rappelée « l’institution du concept abstrait » comme cadre des produits éventuels du cinéma intellectuel, comme infrastructure de base de la trame de ses films, — une fois reconnu que la marche en avant du Cinéma Soviétique le dirige désormais vers d’autres buts, à savoir la démonstration de tels postulats conceptuels par l’intermédiaire d’actions concrètes et de personnages vivants (ce que nous avons déjà indiqué plus haut), — voyons maintenant ce que peut, ce que doit être la destinée ultérieure de ces idées qui furent alors exprimées.

Est-il nécessaire de jeter par-dessus bord, dans sa totalité, le colossal matériau théorique et créateur dans le bouillonnement duquel est apparue la conception du cinéma intellectuel ?

Ne se serait-il manifesté que sous forme d’un paradoxe singulier et excitant, une fata morgana d’un potentiel créateur avorté?

Ou bien aurait-il manifesté, paradoxalement, qu’il ne se trouvait pas dans son essence mais dans la sphère d’application ? De telle sorte qu’au­jourd’hui, après avoir examiné quelques-uns de ses principes, il pourrait se faire que, — sous une apparence nouvelle, avec un nouvel emploi, une utilisation nouvelle, — les postulats alors exprimés aient tenu, et pourraient encore continuer à tenir un rôle hautement positif dans l’ap­proche, la compréhension et la maîtrise théoriques des « mystères du cinéma » ?

Le lecteur a sans doute déjà compris que c’est dans ce sens que j’incline à juger de la situation — et que tout ce qui suit doit servir à démontrer

(ne serait-ce que dans ses grandes lignes) ce que nous entendons exacte­ment par cela, dont nous nous servons d’ailleurs comme base de travail, et qui, en tant qu’hypothèse de travail pour ce qu’est de l’essor du déve­loppement culturel de la forme et de la composition filmiques, se trouve conforté de jour en jour, par la pratique quotidienne, en une conception logique générale3.

Discours et discours de clôture

au congrès des travailleurs du cinéma

(8 janvier 1935)

On est terriblement handicapé quand on est accueilli par des applau­dissements !

Si on est applaudi d’avance, on est d’autant plus inquiet sur ce qui risque de se passer à la fin de son discours !

Vous n’ignorez pas que je suis un fichu orateur — et que je m’exprime mal. Aussi avais-je l’intention d’aborder avec vous, aussi brièvement que possible, deux ou trois sujets importants seulement.

Mais il s’est révélé, au cours de la réunion préparatoire de ce congrès et au cours du discours de Sergueï Sergueïvitch Dinamov, qu’il était impé­rieux que je discute avec vous un grand nombre de problèmes.

De problèmes que je croyais noyés depuis toujours dans la nuit des temps.

Il faut croire qu’ils continuent à se poser pour certains puisqu’ils revien­nent périodiquement dans les discussions, — alors même que, pour ainsi dire, ils ont pratiquement cessé d’exister !

Voilà pourquoi j’aurai sans doute pas mal de choses à dire !Il me faudra reconsidérer les options que j’ai jadis avancées, voir ce

qu’elles sont une fois qu’on les a révisées, voir aussi où nous en sommes, etc., etc.

J’espère qu’ainsi il nous sera enfin possible de mettre la croix, une bonne fois, sur certaines de ces questions ! Mais aussi de constater qu’il se pourrait bien que certaines autres se maintiennent.

(iUn interrupteur : j’insiste pour que la sténo note bien que S. M. Eisens- tein sourit en disant cela !)

Ah ! Non ! Je vous en prie ! Pas de remarques de ce genre ! C’est vraiment par trop malhonnête !

H y a eu, de plus, des commentaires de toutes sortes qui sont venus s’agglomérer à propos de ma position devant notre passé cinématographique en liaison avec le 15e anniversaire de la cinématographie soviétique. Vous

3. Ici s’achève le préambule (rajouté par S. M. Eisenstein) de l’édition anglaise du texte qui suit.

savez que cela a provoqué pas mal de discussions et vous savez aussi que j ’ai déjà eu l’occasion d’exposer là-dessus, ma manière de voir. Mais à partir de celle-ci d’autres conclusions encore ont été déduites — qui elles ne riment plus à rien !

Je dois donc commencer par redire ici ce que je pense vraiment des quinze premières années de notre cinéma.

Il me semble, pourtant, que dans mon dernier article publié il y a quelques jours par les Isvetzia1 j’ai tenté d’expliquer aussi clairement que possible ma position envers le cinéma dans son ensemble. Je n’y témoigne aucun parti pris. Je ne traîne dans la boue aucune période particulière de notre cinéma. Et on peut y trouver toutes les précisions voulues sur mon opinion quant à l’ensemble de ces quinze années d’acti­vité de notre cinéma.

H est vrai que dans les Isvetzia, en raison dès limitations d’espace, certains passages de mon article ont été abrégés. Et, de ce fait, il se peut que l’impression très vive que j’ai de ces quinze années n’apparaisse pas avec tout le relief que j’aurais souhaité.

L’opinion que j’y exprime est que la transformation de style et de structure générale que notre cinéma a traversés au cours de son évolution serait une image composite et spécifique qui reflète l’inflexion du courant révolutionnaire caractéristique de l’évolution historique elle-même.

A l ’origine, pour notre cinéma, il n’y avait qu’un seul héros : les masses, le « héros-masses ». Mais, au terme de ces quinze années, nous avons vu sur nos écrans, cet « héros-masse », caractéristique de la période initiale, se morceler en une série d’images individualisées, de personnages indivi­dualisés. Ainsi sont graduellement apparus de nombreux héros individua­lisés, les héros bolcheviques, dans des épisodes de la lutte révolutionnaire clandestine, dans les combats de la Guerre Civile, et enfin dans chaque étape de la construction du socialisme.

L’ensemble de la production cinématographique de ces quinze ans, représenterait ainsi le symbole de l’union des chefs, des héros et des masses, en une seule expression globale.

H me paraissait indispensable d’exposer ici clairement cette précision, cette mise au point !

J’ai écrit que l’évolution des thèmes de notre cinéma, — du mouvement révolutionnaire des masses aux actions révolutionnaires individuelles, — est un symbole ! Et que ce symbole n’est pas pour autant l’exclusivité de notre cinéma !

C’est un symbole caractéristique de la bolchévisation des masses — et qui pourrait même être constaté aussi en Occident où on le voit joindre dans ce Front Unifié Antifasciste dont nous avons tous entendu parler.

Voilà donc l’impression d’ensemble que me donnent les quinze premières années de notre cinéma !

Mérite-t-elle vraiment d’être combattue ?Allons plus loin ! En analysant les phases successives de notre cinéma,

et l’évolution qui a abouti à nos dernières réalisations, j’ai ébauché un petit schéma en trois périodes, lequel, il faut bien le dire, a suscité des

1. S. M. Eisenstein : Le plus important... (Isvetzia, Moscou, 6-1-1935).

levées de boucliers, des attaques, des ragots de couloirs, des irritations, de la nervosité !...

Je ne me hasarderai pas à prétendre que ce schéma soit exhaustif ! Bien sûr, comme tous les schémas il est un peu conventionnel, sommaire et... schématique. Mais je persiste à penser qu’il permet de déterminer assez exactement et, de mieux saisir l’essentiel des tendances de cette évolution que notre cinéma a traversée.

En allant encore plus loin, il nous faut aussi dresser le bilan des réus­sites et des échecs de chacune de ces périodes, de ce qu’il y a eu de juste et de faux en chacune d’elles. Et il nous faudra déterminer les éléments positifs qui s’y trouvaient, ceux qui n’étaient valables que pour leur période et ceux qui, dans un nouveau contexte, sont susceptibles d’acquérir un caractère nouveau, — et de servir encore, enfin il nous faudra en tirer un certain nombre de conclusions.

Sur tous ces points, il me semblait qu’il y avait bon nombre de vieux critères usés depuis si longtemps qu’ils ne méritaient plus que l’on s’y attarde.

Mais 2 quelques conversations que j’ai eues avec certains camarades et les déclarations de Dinamov sembleraient prouver, au contraire, qu’il demeure nécessaire que l’on s’entende bien sur un grand nombre de ces questions.

Aussi, je vais me permettre de revenir sur quelques-unes de ces ten­dances que nous avons connues et qui semblent être encore des sujets de réflexion et d’inquiétude.

Vous n’ignorez donc pas que — de façon toute relative — je subdivise l ’histoire de notre cinéma en trois périodes. La troisième, — ou, si vous préférez, la quatrième, — étant en tout cas celle de la « synthèse » dans laquelle nous pénétrons maintenant et qui compte déjà à son actif Tchapcüev des Vassiliev, La jeunesse de Maxime, les Paysans d’Ermeler, les grippe- sous de Miedviedkine8.

Voilà donc la subdivision que j’ai proposée :— 1924 à 1929 : période du « typage » et du « montage ».— 1929 jusqu’à fin 1934 : période suivante de caractérisation psycholo­

gique, de dramatisation des sujets, — ce qui représente essentiellement le passage à un plan supérieur de ce qui, dans la période précédente, était « typage » et « montage ».

Pour la première période, quels ont été les objectifs principaux ? je retiendrai d’abord la question du « typage » — en précisant bien que je ne la considère nullement comme l’apanage de certaines œuvres ni de certains cinéastes particuliers. Le « typage » a été l’une des tendances déterminantes qui ont régné à l’époque sur tout notre art cinématogra­phique.

Je prends ici le mot « typage » en son sens le plus large. Pour certains réalisateurs, certaines équipes, il assumait des nuances particulières, des caractéristiques spéciales, — mais, dans l’ensemble, sa tendance demeurait constante qui consistait à camper les événements et les hommes de cette

2. Ce paragraphe, omis du manuscrit de S. M. Eisenstein, est repris de l’édition soviétique de ses Œuvres choisies [note A.P.].

3. Films fêtés (et discutés) en 1933-1934.

époque avec le minimum de transposition, de « distorsion ». Sans doute, je le redis, cette tendance se manifeste de façon différente selon les réalisateurs.

A un extrême, ce fut le principe de la « caméra-œil » dont le programme et le but furent de s’interdire la moindre « interprétation ».

Chez d’autres, ce fut l’acteur qui devint un simple figurant (école de Kouletchov). E t chez Poudovkine, l’acteur professionnel s’est trouvé ramené à n’être qu’un individu parmi d’autres, voire même un figurant parmi d’autres.

Chez moi, le principe du « typage » a été pris dans un sens strict et appliqué de la façon la plus absolue. Au point que, vers la fin de cette période, pour l’un de mes films1 j’en suis arrivé à ce que Maria Lapkina incarne dans le film ce qu’elle est réellement dans la vie. — Autant dire que nous en arrivons à l’autre extrême : le « type » utilisé en tant qu’ac­teur (avec le résultat que vous savez).

Mais l’essentiel alors était — tout en restant autant que possible dans le domaine de l’art —, de ne pas transposer ni interpréter, ni re-créer, mais de montrer, d’exposer, de « démontrer » les personnages que nous présen­tions à l’écran. Dans tout ce que nous filmions, il y avait ce parti-pris de « non-intervention ». C’était bien là l’essentiel, à l’époque !

Nous avions évidemment la même attitude envers les faits concrets, les événements historiques par exemple. C’est-à-dire que notre démarche ne se limitait pas aux hommes, mais s’étendait tout aussi bien aux éléments des événements que nous reconstituions : nous nous efforcions de les prendre « tels quels » en évitant, autant que possible, de les charger d’une quelconque « distorsion » dramatique.

Le « typage », utilisé de cette façon, a joué un très grand rôle, et devint bientôt très nettement stylistique. En vérité — dès qu’un fait est ainsi respecté et n’est pas soumis à quelque sollicitation arbitraire de celui qui s’en sert —, on ne dispose plus que d’un seul moyen pour utiliser ces éléments « intacts » : c’est de les enchaîner les uns aux autres — c’est-à-dire de procéder à ce que nous avons appelé le « montage ».

Et nous voyons que c’est au cours de cette période de recherche (dans la bonne ou la mauvaise direction) que l’on a trouvé dans le « montage » une méthode fondamentale pour reconstituer la réalité. Dans de nom­breuses réalisations de cette époque, nous pouvons constater que le fond du film s’est accordé harmoniquement avec le montage. Mais nous savons aussi que ce même montage a joué de mauvais tours à certains qui s’ef- forçaient pourtant de réduire les « distorsions » au minimum.

C’est en effet, d’abord du fait du montage que l’on s’est justement retrouvé, en tentant de reconstituer le réel, amené irrésistiblement à le triturer dans tous les sens. Car le montage est si fort que, dans une certaine mesure, il rafle à son profit toute la puissance expressive du cinéma.

Certains vont maintenant trouver que les termes dont je me sers sont tellement excessifs, qu’ils en arriveront à penser que le contenu de l’image n’existe plus, pour moi ! C’est parfaitement absurde ! Mais je sais que certains ont voulu interpréter ainsi ce que j’ai écrit et qu’ils ont préféré donner à mes projets ce côté arbitraire.

H est vrai, cependant, qu’à l’époque tout l’accent de nos recherches et

leur centre de gravité s’étaient fixés sur ce problème de l’enchaînement, de la juxtaposition — bref sur le montage qui en acquit bientôt une sorte de pouvoir exclusif. Et c’est bien moi qui ai alors émis l’idée que la conti­nuité elle-même, les procédés d’enchaînement et de succession des images pourraient devenir le fond, le contenu d’un film.

C’est-à-dire — et nous l’avons baptisé « cinéma-intellectuel »4 — que les procédés d’enchaînement et de continuité (dans la mesure même où ils sont quelque peu abstraits) pourraient servir à représenter dans une œuvre des notions abstraites. C’était là, sans doute, le point extrême auquel pou­vait aboutir le montage, je veux dire le montage conçu dans sa générali­sation. Oui ! C’est bien à moi qu’il est revenu de mener cette tendance jusqu’à son ultime extrémité !

Et j’ai bien été jusqu’au bout.Mais en quoi exactement consistait donc ce « cinéma intellectuel » dont

je suis contraint de reparler ici, puisqu’on le considère encore comme demeurant à l’ordre du jour parce que susceptible de charmer et d’induire certains cinéastes à l’utiliser de nouveau.

Force nous est, d’abord, d’épurer ce concept de fond en comble !Le nœud de l’affaire c’est que sous l’appellation ordinaire de « cinéma

intellectuel » on a voulu inscrire d’emblée tout film privé de la moindre qualité émotionnelle. Dès que paraissait un film délirant, à tous les coups, on l’intitulait « cinéma intellectuel » !

Et pourtant ce n’est que dans Octobre que l’on peut découvrir un essai5 d’application des possibilités d’une construction intellectuelle au cinéma et par le cinéma, essai qui avait alors paru, en théorie, admissible.

Il est donc rigoureusement faux de mettre au compte du « cinéma- intellectuel » le manque d’expression émotionnelle que certains prétendent pouvoir peut-être déceler dans la Ligne générale. Ce serait, plutôt, exac­tement le contraire ! Quand je traitais du « cinéma-intellectuel » j’avais surtout en vue des structures qui pourraient s’emparer de l’esprit du public, le diriger et l’inciter à acquérir une compréhension, une intelligence émo­tionnelle. (Ce qui figure d’ailleurs dans la conférence que j’ai donnée à la Sorbonne lors de mon passage à Paris, conférence à laquelle Dinamov a fait tout à l’heure allusion 6.)*

4. Intellactualnoïe-Kino, expression souvent traduite, à l’époque et depuis — erro- nément — par cinéma-abstrait qui en Occident a représenté une toute autre recher­che [note A.P.].

5. Dans les séquences de Kerenski montant l’escalier, les dieux, etc. [note A.P.].6. Les principes du nouveau cinéma russe *, conférence donnée en français par

S. M. Eisenstein à la Sorbonne le 17 février 1930, lors de son passage à Paris en route vers Hollywood. Le texte sténographié a été aussitôt publié dans la Revue du Cinéma (2e année, n° 9, avril 1930) où nous retrouvons les déclarations suivantes :« ... le film abstrait (voir note précédente) ne s’occupe pas d’organiser ni de provoquer les émotions principalement sociales de l’auditoire, tandis que le film de masses s’occupe principalement d’étudier comment on peut, par l’image et la composition des images provoquer l’émotion de l’auditoire. Nous n’avons plus la ressource du sujet à aventures, du sujet policier ou autre ; il nous fallait donc trouver dans l’image même et dans les modes de coupage (sic), les moyens de provoquer les émotions cherchées. C’est une question dont nous nous sommes beaucoup occupés. Après avoir travaillé dans cette direction, nous sommes parvenus à accomplir la plus grande tâche de notre art : filmer par l’image les idées abstraites, les concrétiser en quelque sorte ; et cela,

Et il vous suffirait de vous souvenir, si vous le voulez bien, de mon article Perspectives, écrit peu avant mon allocution à la Sorbonne, et où j’indiquais clairement que l’un de nos objectifs principaux était, alors, de traduire la pensée au niveau de l’émotion. C’est ainsi, et pas autrement, que je le concevais.

C’est pourquoi me reprocher aujourd’hui d’avoir été étranger à « l’homme- vivant » 7 n’est pas plus fondé que de m’accuser d’avoir séparé émotion et intellect.

Bien au contraire !J ’écrivais : « ... le dualisme des sphères du sentiment et du raisonnement aura son terme grâce à l’art nouveau... (il faudra) restituer sa flamme, sa passion au processus intellectuel. Replonger le processus de réflexion abstraite dans la fièvre de l’action pratique, etc., etc. ».8 Cette tendance, d’ailleurs, allait de pair justement avec une autre démar­

che de la même époque : le refus du « pittoresque », de « l’image » — qui découlait de « l’esthétique constructiviste ». Vous n’ignorez pas que les films documentaires ont été enclins à conserver, dans une certaine mesure, cette tradition. Leur erreur était qu’en utilisant un fait concret pour la propagande, ils ont négligé, à ce moment-là, qu’un fait est également une image. Une roue qui tourne, voilà un fait concret, —■ mais c’est aussi bien davantage car cela peut aussi bien être une représentation symbolique de notre pays sortant de l’ornière ! cette ambiguïté de leurs réalisations (mon­traient-ils des faits ou davantage ?) affecte encore jusqu’aujourd’hui la méthode de travail des documentalistes.

J’ai, d’ailleurs, commis moi-même une erreur analogue en n’analysant pas suffisamment ce « chaînon » essentiel : je veux parler de ce qui, dans mes films, était réussi et qui avait porté sur le public. E t je croyais alors que l’on pouvait re-créer une image complète de l’homme, une

non pas en traduisant une idée par quelque anecdote ou quelque histoire, mais en trouvant directement dans l’image ou dans les combinaisons d’images le moyen de provoquer des réactions sentimentales prévues et escomptées à l’avance. Je ne sais si je m’exprime assez clairement, mais je crois l’idée assez compréhensible par elle- même. Il ne s’agit pas de réaliser une série d’images composées de telle sorte qu’elle provoque un mouvement affectif, qui éveille à son tour une série d'idées. De l’image au sentiment, du sentiment à la thèse. Il y a évidemment en procédant ainsi, le risque de devenir symbolique ; mais vous ne devez pas oublier que le cinéma est le seul art concret, qui soit en même temps dynamique, et qui puisse déclencher les opérations de la pensée... »

* Cette dernière phrase (entre parenthèses) ne figure pas dans le manuscrit de S. M. Eisenstein, mais est incluse dans l’édition soviétique de ses Œuvres choisies d’où nous l’extrayons, mais il faut ajouter que cette édition ajoute, en note, que « l’on a pas retrouvé cette allusion à la conférence de la Sorbonne dans le texte du discours de S.S. Dinamov ». Que Dinamov l’ait ou non évoqué, il n’empêche que cette conférence de S. M. Eisenstein : Les principes du nouveau cinéma russe (dont la sténographie a été éditée alors à Paris) revêt ici une importance extrême : S. M. Eisenstein exposant ses vues en pleine période de « cinéma intellectuel » — et en français. Nous publions donc, à la fin de ce chapitre un extrait de ce texte, ainsi que l’extrait de son article Perspectives (paru dans Iskussivo Kind, nos 1-2, 1929, pp. 116-122).

7. Ce reproche provient justement de l’un des développements de l’article Perspec­tives où S. M. Eisenstein, s’en prenant directement à « l’homme-vivant » lui assignait de demeurer en dehors du « cinéma-intellectuel » [note A.P.].

8. Dans l’article Perspectives : voir Ajouts à la fin de ce chapitre [note A.P.].

image complète de ses actions... en langage exclusivement cinématogra­phique ! Ce qui est curieux, c’est que, dans la pratique, pour y arriver j’ai eu cependant largement recours à de tout autres moyens. Rappelons- nous Maria Ropkina !

Donc, en analysant mes propres films, il m’est arrivé de croire que leur centre d’intérêt se trouvait en un certain point — et, sans m’en rendre compte, je le situais très loin du point où il se situait vraiment.

D’autre part, j’avais décelé dans Potemkine et dans Octobre toute une série de possibilités formelles qui m’ont séduit en tant que possibilités — bien qu’elles ne servaient à rien d’essentiel —, en tant que possibilités nouvelles elles m’ont sans doute tourné la tête et je les ai alors peut-être surestimées.

Je me suis acharné à rechercher comment expliquer vraiment cette par­ticularité artistique de l’époque. Pourquoi, à ce moment-là, l’art cinéma­tographique possédait-il tel caractère ? Pourquoi telle particularité ressor- tait-elle au premier plan, compte tenu de tous les autres courants stylistiques de ce temps-là ?

Bien entendu9, pour y voir clair dans toutes ces questions on pourrait recourir aux diverses et nombreuses études qui ont été publiées là-dessus. Je peux me permettre de rappeler qu’il y a eu des articles, comme celui d’Anissimovll>, qui prétendaient expliquer les tendances révélées par mes films comme résultant de mon appartenance... à une intelligenzia techni­que ! Ou encore la théorie exprimée alors par Soutirine11 qui, lui, l’ex­pliquait par quelque crise de conscience qui troublait l’âme des cinéastes de cette époque. Toutes ces explications, je îe crains ne sont ni très sérieuses ni très convaincantes !...

A force de chercher moi-même dans tous les sens à comprendre ce qu’alors nous concevions réellement, ce que nous imaginions du monde qui nous entourait, — il ne m’est plus rester qu’une chose à faire : évaluer honnêtement les sentiments que j’ai éprouvés en moi-même à l’époque et qui m’ont dicté la forme par laquelle je me suis efforcé d’exprimer ce qui, pour nous, était l’essentiel : le sens même de notre existence. Je dois dire qu’à la base il y a cette attitude curieuse envers les événements révolu­tionnaires que l’on retrouvait d’ailleurs chez de nombreux créateurs en ce temps-là. Pour la plupart d’entre nous (bien entendu, je parle de moi- même, mais j’élargis aussitôt mon propos pour y inclure les autres) nous sommes arrivés au cinéma après un certain apprentissage de la guerre civile. Je précise, d’ailleurs, que la guerre civile et la révolution ne nous ont impliqué, en général, que techniquement plutôt qu’en des fonctions

9. Ce paragraphe des manuscrits de S. M. Eisenstein est repris de l’édition soviéti­que des Œuvres choisies. Notons qu’il figure aussi dans les (longues) citations de ce Discours que Marie Seton a inclus dans son ouvrage (op. cit., p. 333) [note A.P.].

10. Ivan Ivanovitch Anissimov (né en 1899) essayiste littéraire soviétique, corres­pondant de l’A.N. U.R.S.S. fut également critique cinématographique dans les années 1920-1930. Bien que son étude des films de S. M. Eisenstein ait été écrite au cours du séjour de celui-ci au Mexique et n’ait eu que peu d’influence réelle (aucune à l’étranger) elle est caractéristique du virage de l’opinion officielle en U.R.S.S. à la veille du parlant. Nous en publions des extraits en ajout à la fin de ce chapitre [note A.P.],

11. Vladimir Andreïevitch Soutirine (né en 1902) critique soviétique.

décisives. En gros, notre situation était pratiquement celle des « compa­gnons de route » en littérature. Nous n’avons découvert qu’à la fin de la guerre civile la portée de ce formidable mouvement historique auquel, sans en avoir encore pleinement conscience, nous avions participé. Nous n’étions pas conscients non plus du fait que notre attitude envers la réalité maté­rielle s’en trouvait, en quelque sorte, marquée de façon indélébile.

Le fait donc que ce soit, au retour de la guerre civile, que nous ayons abordé de front tous ces phénomènes, — c’est là, pour moi, l’explication socio-psychologique de notre recours au « typage » dans notre appréhension des événements et des hommes d’une réalité révolutionnaire... qu’il ne fallait pas déformer. Bon gré, mal gré, à cette première rencontre nous avons éprouvé une sorte de pieux respect — ce qui nous a déterminé à prendre tels quels ces événements, ces hommes de notre réalité révolu­tionnaire qu’il nous fallait exprimer. Surtout ne pas prendre de distance vis-à-vis d’eux, ne pas les transposer, ni les interpréter, ni les déformer.

Ainsi, l’essentiel, l’inédit, l’inouï, c’était ce avec quoi nous étions confrontés, pour la première fois, inconsciemment !

Et c’était vrai, d’ailleurs, non seulement pour l’Histoire que nous avions nous-mêmes vécue, mais aussi pour la Pré-histoire — pour le passé révolu­tionnaire antérieur qui se révélait dans la plénitude à nos yeux pour la première fois !

On peut, sans doute, discuter ce que j ’avance là, car, dans une certaine mesure, je me fonde sur mon expérience personnelle. Mais je crois bien que cela est également vrai pour d’autres que moi. Si, parmi vous, certains veulent bien repenser aux relations qui ont existé alors entre la réalité révolutionnaire et eux-mêmes — je pense qu’ils seront d’accord avec moi. Car, dans le fond, ceux à qui il a incombé de faire le cinéma de l’époque, n’étaient-ils pas pour la plupart, venus à la révolution dans la même situation que les « compagnons de route » en littérature ? Le cinéma ne s’est d’ailleurs pas distingué par une évolution particulière. Mais ce phéno­mène de « marche à côté » est apparu dans les options de style spécifique des œuvres mêmes et non sous la forme d’une tendance indépendante se développant à côté.

Que se produit-il ensuite ?Au fur et à mesure de l’évolution, le sentiment, la démarche et la vision

de côté vont commencer graduellement à se confondre.De plus en plus, des images créatrices originales sont nées et se sont

mêlées activement à ce que, auparavant, on se contentait de considérer « de l’extérieur ». Nous savons que ce processus, ce processus de notre convergence, de notre intégration a été consacré par le décret du 23 avrilu qui a établi définitivement l’égalité de tous les créateurs dans leur partici­pation à l’édification du socialisme. C’est un énorme progrès ! Ou, plus exactement, un énorme progrès a été accompli dans la conception du monde, dans la philosophie de la vie des cinéastes soviétiques, boule­versant ainsi dans sa plus grande partie, la situation précédente.

12. Décret du 23 avril 1932 qui a dissous la R.A.P.P. et les autres organisations littéraires et qui a créé l’Union unique des écrivains soviétiques. Ce décret a une importance considérable car il a ouvert une nouvelle étape dans l’évolution de la littérature et des arts soviétiques, débouchant sur la large avenue du réalisme socia­liste (note de l’édition soviétique des Œuvres choisies).

Cette nouvelle conception du monde, cette nouvelle prise de conscience de soi-même, de la vie et de l’univers, ont redoublé le désir d’exprimer la réalité d’une façon nouvelle.

Si, au début, nous avions recréé les événements sous forme épique — par la suite, graduellement, nos créations sont passées de cette forme épique (si chère aux débuts de notre cinéma, mais devenue depuis un phénomène révolu) à la forme dramatique, au drame.

Et on retrouve cette même évolution dans chacun des éléments consti­tutifs de la réalisation.

* Ainsi le principe de saisir « tels quels » un événement, une situation, le principe de la conception/vision « typage » s’est transformé en évoluant, d’une part vers la représentation d’un « personnage », la manière de le camper dramatiquement — et d ’autre part vers une appréhension drama­tique analogue des événements en pleine mutation qui a remplacé la vision

\ objective « extérieure » des faits.De même pour le montage ! Le « drame » microscopique qu’avait pu

être le conflit des plans entre eux, s’est épanoui, mué aux dimensions du conflit passionnel des héros dramatiques. Désormais, il est devenu le conflit de ceux qui font les événements et non plus, comme auparavant, le conflit des événements entre eux.

Le « cinéma intellectuel », du fait de cette évolution se trouvait donc sur le plan formel, au fond de l’impasse !

Tout avait déjà été dit au cours de l’été 1 9 2 9 Qu’est-il advenu, par la suite, de ce que j’avais alors déclaré et de mes conceptions à son sujet ?

Je me trouve donc contraint de parler ici un peu de moi-même et de mes travaux depuis cette date. Cela m’est difficile — d’autant que les déclarations que j’ai eu depuis l’occasion de faire à propos de certaines œuvres réalisées après 1929, — et qui témoignent du revirement qui s’est produit sur mes options précédentes — le consommateur ne les connaît pas —•, et vous ne les connaissez pas davantage !

Pour ne prendre qu’un exemple récent : au cours de notre réunion prépa­ratoire, le metteur en scène Youtkévitch nous a démontré que tous les défauts dans la réalisation du film Le dernier bal masqué14 étaient direc­tement imputables aux principes du « cinéma intellectuel » que j’avais jadis établis ! Sa démonstration a démontré avant tout que Youtkévitch n’avait rien compris du « cinéma intellectuel ». Et il n’est hélas pas le seul dans ce cas, je l’ai déjà dit ! Et ça n’a rien de surprenant !

Mais ce qui est surprenant, c’est que justement à propos de ce film, vous allez pouvoir constater que je suis moi-même revenu depuis long­temps sur mes anciennes options un peu excessives. J ’ai été très heureux de retrouver le rapport sténographié de l’avis que j’avais formulé sur ce film. Je me trouvais alors dans le Caucase, j’ai été consulté sur un certain

13. S. M. Eisenstein fait allusion aux nombreux articles qu’il avait écrits à ce sujet avant son départ pour l’Occident. En plus de Perspectives (déjà cité, voir plus loin. : ajouts) il faut mentionner : Une expérience comprise par des millions (paru dans Sovietskil Ekren, n° 6, 1929), sans acteurs (dans Ogonvok, n° 10, 1929) et surtout La quatrième dimension filmique (dans Kmo, numéro du 27 août 1929) qui figure dans le présent volume [note A.P.].

14. Poslieonii Mascarad, film du réalisateur M.E. Tchizoureli (1934, production Goskinprom de Géorgie).

nombre de projets de filins, et j ’ai donné un avis détaillé sur chacun d’eux. Sans m’étendre sur tous ces textes, je vous indiquerai simplement que pour le scénario de ce film qui se dispersait en divers lieux et en diverses actions, j’ai recommandé qu’on le concentre en un seul lieu et que l’on resserre l’action à un seul groupe de personnages placés en un nombre réduit de situations. Comme on peut connaître « l’eau tout entière par une seule de ses gouttes » il fallait tenter de montrer à travers ce seul groupe toute la diversité des événements révolutionnaires. J ’avais trouvé que l’intérêt de ce scénario consisterait justement à montrer l’évolution des différents personnages et de leurs rapports dans le cours des événe­ments révolutionnaires. Et j’ai souligné que le rôle le plus intéressant était celui du bolchévique en formation, — surtout parce qu’il s’agissait d’un bolchévique géorgien, personnage nouveau dans la galerie de nos héros cinématographiques : Un bolchévique de caractère national très marqué n’ayant pas encore été traité par notre cinéma. J ’ajoutais qu’il était d’un intérêt essentiel de montrer un groupe exemplaire de personnages bien caractérisés — et qu’enfin il paraissait souhaitable que l’intrigue soit déve­loppée et approfondie.

Tout ceci remonte à 1932, c’est-à-dire à l’époque même où sortait Contreplan15 (à ce moment-là j ’étais au Caucase).

Ce que j’ai déclaré, dans l’avis que je viens de résumer, contredisait donc ce que j’avais précédemment écrit dans l’article Perspectives.

Comment expliquer un tel revirement ?Il ne peut être expliqué que d’après les travaux en profondeur auxquels

je me suis livré entre cet article de 1929 et l’époque où je me suis trouvé au Caucase — travaux que je regrette bien que personne n’ait encore vus. II faut donc me croire sur parole !

Après la Ligne Générale, lorsque j’en étais à réfléchir aux perspectives de mes films futurs, j’avais décidé de camper des personnages, de réaliser des images d ’hommes. Déjà Marfa Lapkina, dans La Ligne Générale peut- elle être considérée comme le « germe », pour ainsi dire, des héros de mes réalisations futures.

A ce moment-là se place mon voyage à l ’étranger.Et mes intentions ont pu se concrétiser dès les premiers scénarios aux­

quels j’ai travaillé à Hollywood au cours de l’été 1930. Mon travail ayant justement porté d’abord sur ce qui existait à peine dans ces scénarios, c’est-à-dire d’en extraire une représentation de personnages très caractéri­sés, — non pas pris « tels quels » mais bien dans leur évolution au cours d’une intrigue dramatique.

Nous avons ainsi écrit trois scénarios qui seront peut-être édités un jour pour l’intérêt historique que représente notre travail d’adaptation. Leurs sujets étaient respectivement :

Le capitaine Sutter, sa découverte de la Californie et sa mort dans le bouillonnement de « la ruée vers l’or » de 1848 (d’après le roman l’Or de Biaise Cendrars).

15. Vastretchnii. Scénario et réalisation de F. Ermler et S. Youtkevitch (1932, production Ros film Leningrad). L’allusion de S. M. Eisenstein ne vise pa.s seulement à situer une date mais à impliquer une critique allusive qui va s’éclairer au cours ç’îs débats qui suivront son discours (voir à la fin de ce chapitre) [note A.P.].

Les événements majeurs de la Révolution de Haïti que j’ai adaptés plus tard pour en faire Le Consul Noir. En effet, le scénario, à l’origine portait moins sur le personnage de Toussaint-Louverture que sur un autre général révolutionnaire qui s’est trouvé un certain temps à la tête de la République haïtienne et à partir de là le scénario prenait un tour shakespearien : comme il s’éloignait de plus en plus des masses révolutionnaires, il se produisait une rupture entre cet homme, qui fut un héros et le peuple, rupture qui entraînait sa chute. Le rôle principal est destiné au grand acteur noir Paul Robeson que nous avons eu la joie d’accueillir il n’y a pas si longtemps parmi nous.

Le troisième projet — qui fut d’ailleurs à deux doigts d’aboutir — était l’adaptation du roman de Dreiser An American Tragedy. Le travail essentiel pour ce film était de représenter la formation et l’évolution d’un personnage. Ce qui nous avait particulièrement intéressé, c’était la dégra­dation progressive d’un jeune homme de ce siècle, plongé dans la vanité et la futilité de son milieu social, se trouvant aux prises avec diverses situations caractéristiques du monde bourgeois et en arrivant à commettre un meurtre. C’était un personnage négatif — et nous aurions pu lui opposer un jeune homme contemporain en pays socialiste.

Tels furent les principaux travaux auxquels je me suis là-bas consacré16.Est-ce que la nouvelle attitude qu’ils témoignent vis-à-vis des problèmes

que nous avons évoqués m’était personnelle, exclusive ?Bien sûr que non ! Comme pour les éléments caractéristiques de la

période précédente, — en 1932, c’était la tendance générale.Ainsi quand en revenant du Mexique je suis repassé à New York sur

mon chemin de retour, avec dans mes valises tous ces scénarios travaillés en détail et en profondeur — le premier film venant de chez nous et que j’ai eu la chance de voir là-bas, à un demi-globe terrestre de distance —, révélait les mêmes tendances. C’était Les Montagnes d’o r17 de Youtkevitch — du même Youtkevitch qui maintenant m’attaque ici ! Son film devait justement avoir sa « première » américaine quand je me trouvais à New York et j’ai eu la joie de le présenter en public ; dans ma présentation j’ai d’ailleurs déclaré, à peu près ce que je viens de redire ici : qu’à notre première période du « héros-masses » succédait une marche nouvelle vers l’homme individualisé dans la collectivité — et que désormais nos films ne s’intéresseraient plus comme avant à la collectivité abstraite (« les masses »). Mon allocution me permit, d’ailleurs, de stigmatiser assez vivement la superficialité, le néant des films américains, en les opposant justement aux problèmes théoriques et philosophiques profonds de nos films, — bien que Les Montagnes d’or n’en fournissaient qu’une expres­

16. En raison de mes opinions et de mes principes « tendancieux » de réalisations, on ne m’a pas laissé tourner là-bas ces scénarios comme vous le savez [note S. M. Eisenstein].

17. Zlatyie Gori, premier film parlant de Youtkevitch (XI, 1931, production Soyouskino, Leningrad). On n’a retrouvé dans les archives aucune trace de cette « présentation » publique du film par S. M. Eisenstein (note édition soviétique). En cherchant bien pourtant les éditeurs des Œuvres choisies auraient pu retrouver quel­ques échos du passage de S. M. Eisenstein à New York et de ses déclarations — en particulier dans le New York Times du 21-11-1932 (T. Nuremberg: Russia finds use for the cinéma) et surtout dans le Time du 2 mai 1932 (Eisenstein’s monster) voir aussi Art’s Weekly du 30 avril 1932 [note A.P.J.

sion encore assez timide, à dire vrai, et quelque peu embryonnaire. Et cette même allocution, j’ai enfin déclaré que l’approfondissement idéo­

logique des sujets était la seule issue aux culs-de-sac formalistes au fond desquels le cinéma américain commençait à se trouver coincé. La signifi­cation politique que mon allocution revêtait ainsi ne vous échappe pas plus qu’elle n’a échappé à la presse américaine qui a réagi très violemment.

Ainsi, nous voyons bien que la tendance de cristalliser les films autour de certains héros, de personnages particuliers correspondait à une solution historique parfaitement normale. E t sur ce point, je voudrais ajouter que je ne suis pas d’accord avec Zarkhi lorsqu’il déclare que Tchapaiev est lé descendant direct de l’époque au cours de laquelle Poudovkine a réalisé La mère. Je suis profondément convaincu, au contraire, que l’utilité et la nécessité des films comme Contreplan et d’autres résident justement dans le fait qu’ils ont développé de façon originale et approfondie les possibi­lités idéologiques, militantes des sujets, — au-delà du domaine de la révo­lution dans son ensemble, cadre de notre cinéma muet au moment de sa maturité, au moment de la réalisation de La mère.

De plus, il y a un autre élément remarquable, à mon sens, — c’est de constater que la même mutation se retrouve dans le bouleversement qui a récemment affecté le domaine philosophique. Cette apparition des héros individualisés et bolchéviques au cinéma réplique je crois, dans le domaine artistique ce qui s’est produit idéologiquement dans le domaine philoso­phique. Tout irait pour le mieux si l’on pouvait passer tranquillement d’une étape à l’autre ! Mais, par malheur, l’évolution adopte inévitablement la route célèbre de la contradiction. Une nouvelle étape ne se fait pas d’emblée ! D ’où un temps de conflit entre cette nouvelle étape et la précédente.

Je n’ai nullement l’intention d’accuser ici qui que ce soit ! Lorsqu’un bouleversement se produit dans la conception idéologique des sujets, et dans le rapport de ces sujets avec les mots d’ordre du Parti — et cependant que flambent sujets et contenu — il est tout à fait normal je pense, que toute une série de conquêtes et de caractéristiques formelles que notre cinéma avait antérieurement réalisés, soient rejetées au second plan. A nouveau, je n’accuse personne, et ce processus est indiscutable !

Bien sûr, la sortie des films récents que j’ai cités allait provoquer un choc, et mettre en évidence le conflit entre les combattants de la première et de la seconde période ! Les premiers ne pouvaient pas manquer de s’inquiéter de la soudaine dévaluation des moyens raffinés d’expression qui avaient donné à leur période son éclat sinon son orgueil ! Us ne pouvaient manquer non plus de s’inquiéter en constatant que les nouvelles réalisations n’étaient peut-être pas tout à fait à la hauteur du contenu idéologique nouveau de leurs sujets — et que, dans la plupart des cas, elles ne dépassaient guère le niveau des films les plus médiocres produits à l’étranger, contre lesquels justement notre cinéma avait déployé tant et tant d’efforts !

Tou ceci peut et va prêter à de nombreuses discussions entre réali­sateurs, sans impliquer pour autant un dénigrement quelconque du sérieux des sujets et des problèmes abordés par ces nouveaux films (comme cer­tains camarades malveillants vont insinuer). Ces discussions doivent tendre à rehausser notre cinéma à sa plus haute valeur culturelle !

Contreplan, nous le savons, a le mérite d’avoir tenté de camper un héros, ce vers quoi tend notre nouveau cinéma, — mais nous savons aussi que du point de vue formel ce film laisse encore à désirer. Les films VOrage18 et la Nuit de Saint-Pétersbourg19 ont été, comme vous le savez l’objet de violentes attaques et de vives critiques quant à l’orthodoxie cinématographique. Mais je me dois de prendre ici leur défense quitte, sur ce point, à renier mes propres goûts ! Ce serait parfaitement injuste de se boucher les yeux devant ces films et de crier hystériquement « on redé­gringole chez les classiques !» ou « on va de nouveau s’occuper des vieux de la vieille ! ». A mon avis, ces nouvelles réalisations témoignent d’une démarche valable, même s’il faut l’apprécier sous un jour particulier. Si certains en sont à camper des héros de notre temps, il me paraît tout à fait normal que des réalisateurs (pas nécessairement les mêmes, mais leurs camarades les plus proches) s’attachent à étudier comment les maîtres du passé ont campé les personnages de leur temps.

Vous voyez, et je le redis : je peux discuter, critiquer, combattre la réalisation formelle, la présence ou l’absence de qualités artistiques, toutes sortes de choses, quoi ! Mais sincèrement de façon que ces critiques aussi violentes soient-elles n’estompent ni ne masquent les principes essentiels et mon option d’ensemble des données du cinéma soviétique.

Je me suis donc efforcé d’exposer, une fois de plus, ces principes et cette option à l’intention de ceux qui cherchent à les interpréter de tra­vers ! Maintenant vous pouvez, tous, apprécier clairement ma position, sans que je prétende pour autant, la placer à l’abri de toute critique.

En fait, chaque tendance, engendre des exigences très précises. Et c’est quand on juge des œuvres en fonction de ce qu’elles ont apporté dans telle ou telle tendance, que l’on peut alors trouver matière à critiquer, et à critiquer très sérieusement.

Considérons, donc, les intentions et les ambitions des tendances des deux dernières époques de notre cinéma.

La première (« typage » et « montage ») il faut bien le souligner a suscité le travail le plus passionné, le plus acharné, le plus intense, -— et les résultats ont été tels que furent atteints à 100 % les objectifs peut-être étroits, peut-être unilatéraux mais en tous cas cohérents qu’elle s’était fixés.

La seconde période qui a mis en vedette les questions de personnages, de sujets et de dramatisme n’a pas atteint — et sur de nombreux points — les buts qu’elle se proposait ! si l’on en juge en effet par certaines œuvres de cette période 1929-1934, on ne peut que constater qu’elles n ’ont pas toujours été à la hauteur de leurs ambitions.

La nouvelle période qui s’ouvre depuis la fin de 1934, avec Tchapaiev (et La jeunesse de Maxime et Les paysans) semble à ce point de vue, je le crois, bien partie pour réaliser à cent pour cent ce vers quoi elle tend. Cette période, je l’appelle « période de synthèse ». Car elle va englo­ber l’acquis artistique et les résultats des travaux antérieurs. Elle n’en

18. Groza, film de V. Petrov, d’après la pièce d’Ostrovsky (sorti le 25 mars 1934, production Soiouzfilm, Leningrad).

19. Peterbourskaïa Noch, adaptation et réalisation de Grigori Roshal et Vera Stroïeva d’après Dostoievsky : les Nuits blanches et Netochka Nezvanova (sort le 19 février 1934, production Soiouzfilm, Moscou).

fera pas seulement la somme, mais elle exaltera ces éléments en qualités originales et saura les mener vers de nouvelles conquêtes.

Ayant noté ce qu’elle retiendra et ne retiendra pas du passé, voyons maintenant ce qui —, des principes et des éléments de l’époque précédant Çontreplan — pourrait subsister dans cette nouvelle étape en voie d’épa­nouissement.

Je crois qu’il serait vain et bien léger de dire seulement que « le montage devra s’améliorer » ou encore qu’il faudrait « commencer à se préoccuper un peu de l’image ».

Ce qu’il faut c’est que tous les moyens d’expression cinématographiques soient mobilisés pour les passages essentiels, les points forts du drame. Ceci20 a déjà été incidemment exprimé par Serguei Sergueïevitch Dinamov qui a remarqué que les points forts — tant par le fond que par les idées — des drames de Shakespeare sont ceux-là même qui sont les plus fortement construits et les mieux élaborés, par exemple dans Le roi Lear.

Il est parfaitement évident que, au cours de notre nouvelle étape, il faudra liquider cette habitude déplorable d’inclure des séquences « cinéma­tographiques » dans des œuvres qui n’ont rien de « cinématographique ». Dans une certaine mesure, ceci est le cas de Çontreplan où l’on bute sur des séquences cinématographiques placées là comme autant de « prières d’insérer ». Seule la partie des Nuits Blanches21 constitue un îlot où les réalisateurs se sont soudain resouvenus des moyens d’expression cinéma­tographique. Mais dans tous les cas où ce que l ’on traite est du ressort du drame, les moyens que l’on emploie sont d’ordre théâtral et les moyens d’expression cinématographiques passent au second plan.

Dans notre nouvelle étape il ne suffira pas de se limiter à un bon montage et à un plus grand souci de l’image. J’attends davantage de cette nouvelle étape ! Je crois que de nombreux éléments qui illustrèrent notre première période vont retrouver une nouvelle jeunesse dans l’époque où nous entrons.

Cela m’amène à évoquer ici certains problèmes que j’ai rencontrés dans le matériau sur lequel je suis en train de travailler.

Mais qu’il soit clairement entendu que ce matériau dont je vais vous entretenir à présent n’est pas pour l’instant, matière à discussion.

Mettons-nous bien d’accord, pour commencer sur ce point : il ne s’agira seulement que d’une partie des notions sur lesquelles je suis en train de travailler actuellement.

Ces idées ne sont pas encore entièrement mûries, et demeurent sans doute imprécises, discutables. Mais elles n’en représentent pas moins le matériau de mes réflexions et de mon travail actuel.

Sur ce point, je n’entends pas accepter vos attaques tant que je ne les aurai pas étayées avec toutes les références indispensables.

20. Cette fin de paragraphe omise dans le manuscrit de S. M. Eisenstein où toute cette partie du discours est abrégée (nous ne la signalerons qu’en cas importants). Ici il enchaînait par : « il est parfaitement évident que, dans notre nouvelle période, certaines astuces inadmissibles au cinéma devront être liquidées. Nous rétablissons, ci-dessous, le texte des Œuvres choisies [note A.P.].

21. L’auteur fait allusion ici non pas au film La nuit de Saint-Petersbourg, mais à un épisode du film Çontreplan d’Ermler et Youtkevitch : la promenade nocturne des héros dans les rues de Leningrad [note de l’édition soviétique].

Mettons que, jusqu’à nouvel ordre, je vais vous communiquer mes pen­sées « à crédit ».

Tout d’abord, revenons un peu en arrière.Le « cinéma-intellectuel », — jusqu’où était-il allé ?Il est peut-être intéressant, maintenant de voir à quoi pourraient nous

servir aujourd’hui, les considérations qui furent exprimées jadis à son sujet. Sont-elles toutes à rejeter complètement ? Ou, au contraire, certaines d ’entre elles ne mériteraient-elles pas d’être reconsidérées ? Ne pourraient- elles pas se révéler aptes à s’épanouir en qualités nouvelles — et, de ce fait, assumer, dans le contexte actuel entièrement différent, une nouvelle action positive ?

** *

Pour commencer, je voudrai vous faire remarquer ceci :Il est très curieux que certaines conceptions, certaines théories —

tenues, à un certain moment de l’histoire, pour l’expression de la connais­sance scientifique et théorique —, ne soient plus reconnues pour telles à une autre époque. Cependant, il arrive qu’elles subsistent et qu’elles paraissent sinon valables, en tous cas admissibles — mais ce n’est alors plus dans le domaine scientifique mais dans celui des arts ou de l’imagerie.

Prenons, par exemple, la Mythologie ! Chacun sait qu’à un moment de l’histoire, elle a représenté un ensemble de connaissances généralisées des phénomènes de l’univers, exprimées, dans une large mesure, en un langage imagé et poétique.

Oui ! toutes ces figures mythologiques que nous considérons aujourd’hui, au mieux comme des matériaux simplement allégoriques, ont représenté à une certaine époque la compilation imagée de toutes les connaissances de l’Univers. Plus tard, la science est passée de ces représentations imagées à des concepts — et toute la galerie des précédentes expressions symbo­liques de la nature et leurs personnifications mythologiques se survécut quelque temps en une série d’images picturales, de métaphores littéraires, de personnages lyriques, etc.

Enfin, même dans cet emploi, elles se sont usées et maintenant elles dorment à jamais dans les archives ! Regardez où en sont aujourd’hui, la peinture, la poésie, l’Opéra par rapport aux mêmes expressions artistiques au xvme siècle qui en était encore à user et abuser des figures allégo­riques de la Mythologie.

Prenons un autre cas. Par exemple, le postulat de l’apriorisme de l’idée par rapport à la conception du monde, dont parle Hegel. A une certaine époque, c’était là le fin mot, le sommet de la connaissance philosophique. Puis ce sommet a été renversé. Marx a retourné ce postulat cul par-dessus tête avec ses principes d’appréhension de la réalité telle qu’elle est. Cependant dans notre domaine artistique, si nous y réfléchissons bien, nous nous trouvons en fait dans une situation qui reproduit presque iden­tiquement la proposition de Hegel. Car n’est-ce pas ? c’est bien le fait que le créateur soit imprégné par une idée, le fait qu’il soit assujetti à préconcevoir cette idée qui va permettre à son œuvre d’art de naître et qui va en déterminer tout le cours. E t nous savons bien que dans cette œuvre d’art, si tous les éléments qui sont, sans doute, des répliques authen­

tiques du réel, n’incarnent pas tout en même temps cette idée initiale, on n’obtiendra jamais une réalisation de l’art pleinement accomplie. Natu­rellement, il est certain que l’idée elle-même ne naît pas spontanément chez le créateur, ne s’engendre pas d’elle-même, qu’elle est une image miroir, reflétée socialement, qu’elle est le reflet de la réalité sociale. Mais du moment que chez l’artiste est apparu ce point de vue initial, cette idée — celle-ci va déterminer toute la structure matérielle et réelle de sa création, la « conception du monde » de sa création. Et voilà que nous en sommes bien, mais dans le domaine artistique, au postulat de Hegel.

Changeons de domaine, pour voir ! Et prenons par exemple la « Physio­gnomonie » de Lavater En son temps elle passait pour un système scientifique objectif — aujourd’hui, bien entendu, ce n’est plus considéré par personne comme une science. Déjà Hegel se moquait de Lavater bien que Gœthe en était encore à travailler avec lui (anonymement, à dire vrai : on attribue à Gœthe l’étude « Physiognomonique » anonyme de la tête de Brutus). Quant à nous, qui n’attribuons aucune valeur scientifique à ces théories, dès qu’il nous faut, pour la représentation exhaustive d’un personnage de type donné, imaginer la caractérisation de son aspect exté­rieur, nous procédons immédiatement comme Lavater. Et nous agissons ainsi car ce que nous recherchons essentiellement dans ce cas, c’est de créer surtout et d’emblée une impression, — l’impression subjective qu’aura le spectateur, — et non une coordination objective de son apparence exté­rieure et du fond qui détermine son personnage. En d’autres termes, les théories que Lavater et les siens prétendaient scientifiques, c’est nous qui en usons, en abusons, les épuisons dans notre domaine artistique de l’image.

Pourquoi tous ces exemples qui sont autant de digressions ?Parce que ces incidences entre la science et l’art peuvent parfois se

retrouver, avec une troublante analogie, à l’intérieur même de l’art dans les incidences entre le fond et la forme. E t qu’ainsi il survient qu’au sein des procédés artistiques, une caractéristique représentant la logique en fait de construction formelle, soit prise, à tort, comme élément de fond de l’œuvre d’art. Cet élément logique est parfaitement admissible sinon nécessaire comme méthode et principe de construction de la forme, mais si on considère en même temps cette méthode, cette logique de construction comme le fond, — le contenu total de l’ouvrage, —■ on obtient un résultat délirant, cauchemardesque.

Vous voyez déjà, sans doute, à quoi je tends !Mais, pour que tout cela soit bien clair, j’aimerais donner un autre

22. Jean Gaspard Lavater : l’art d’étudier la physionomie (1772) et Fragment physiognomoniques (1774). Philosophe, poète et théologien protestant (né et mort à Zurich, 1741-1801), auteur de nombreux ouvrages mystiques, s’est opposé aux Ency­clopédistes autant qu’aux doctrinaires de la Révolution française. Dans ses mémoires et. Fragments, il étudiait moins la structure de la tête que le «jeu vivant et mobile du visage, lieu privilégié où l’âme entière se reflète ». Malgré le zèle de ses admirateurs les lavatériens (Goethe et Zimmermann), il eut dès son vivant de virulents antagonis­tes (dont Lichtenberg et Musaeus) qui l’ont ridiculisé. Leur opinion prévalut que la théorie de Lavater « n’avait aucun caractère scientifique, n’était même pas un art » mais un exercice auquel d’ailleurs, il excellait [note A.P.].

exemple que je vais emprunter à la littérature — et à l’un des genres littéraires les plus populaires : le roman policier.

Ce que représente le roman policier, de quelles structures sociales et de quelles tendances il est l’expression, nous le savons tous ! Gorki nous en a copieusement entretenu, lors du récent Congrès des Ecrivains. Mais ce qui nous intéressera ici, c’est l’origine de certaines de ses caractéris­tiques, les sources d’où proviennent les matériaux qui ont servi à façonner ce moule idéal dans lequel sont venus se couler certains traits de l’idéologie bourgeoise. Il paraît que le roman policier compte, dès le début du XIXe siècle, au nom de ses précurseurs... Fenimore Cooper ! Oui ! le romancier des Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord ! D’ailleurs du point de vue idéologique, ses romans d’aventures qui célèbrent les exploits des colonisateurs, ne valent guère mieux que les romans policiers tant ils sont, les uns et les autres, les porte-paroles éhontés de l’idéologie de la pro­priété privée. Mais ce n’est pas leur idéologie qui doit nous occuper ici, mais l’origine de leur technique. Alors, tournons-nous vers Balzac, Hugo et Eugène Sue dont de nombreux ouvrages serviront plus tard à l’élabo­ration des romans policiers ordinaires, ■— ouvrages que, de leur propre aveu, ils ont écrits sous l’influence de Fenimore Cooper ! Dans leur correspondance, carnet ou journaux intimes, Balzac, Hugo et Sue nous révèlent qu’ils ont été guidés dans l’élaboration des sujets de leurs romans (Vautrin, les Misérables, Le Juif errant) par les procédés des romans d’aventure de Cooper, comportent fuites et poursuites pour l’action —, autant que, pour le cadre, ils avaient été fascinés par l’ambiance envoû­tante des profondes forêts américaines, arrière-plan commun des romans de Cooper.

Ainsi, tous trois, ils ont choisi de transplanter le cadre, les forêts obscures américaines dans le labyrinthe des ruelles de Paris — et de même pour l’action, ils ont adapté les méthodes des Coureurs de Piste décrites par Cooper en une technique de poursuites jalonnées par des indices. Ainsi donc l’image (la forêt profonde) et la technique (les cou­reurs de piste) de Fenimore Cooper ont servi à de grands romanciers comme « métaphores » initiales de leurs romans de poursuivant-poursuivi dans les dédales de Paris. Et de cela, exemples conférant des lettres de noblesse à ces procédés, naîtra plus tard, comme un genre indépendant, le roman policier.

Mais parallèlement à cette utilisation, comme je disais tout à l’heure, « admissible » des principes de structure et de dynamique de Cooper — il en est une autre : la transposition littérale des éléments de ces romans. Et elle nous donne, comme il était prévisible, des ouvrages absurdes, déli­rants. Paul Feval23 par exemple a écrit un roman dans lequel il a imaginé de lâcher des vrais Peaux-Rouges dans le vrai Paris. Ils s’y déchaînent à leur façon, et même dans un chapitre de cet ouvrage, on peut voir trois indiens scalper leur victime dans un fiacre !

23. Paul Féval (1817-1887), auteur fécond, parmi ses ouvrages (dont le plus célèbre demeure Le Bossu), les premiers parus trahissent bien ses « emprunts » à Cooper que S. M. Eisenstein dénonce et ridiculise ici : Le club des phoques, le Loup Blanc, Les mystères de Londres, le Fils du Diable, etc. A ne pas confondre avec son fils, également Paul Féval, auteur du Fils de Lagardère entre autres romans populaires de cape et d’épée [note A. P.].

Tous ces exemples, donc, pour en revenir au « cinéma-intellectuel ».Dès lors que le caractère spécifique et technique du « cinéma-intellec­

tuel » a été proclamé pouvoir être le contenu même d’un film et qu’il a été tenu pour tel — dès lors que le processus intellectuel, le cours de la pensée, a été présenté comme éléments exhaustifs de tout ce que le film exprimait, c’est-à-dire comme substitut du sujet —, le « cinéma-intellectuel » devient injustifiable même dans ses apparitions les moins outrancières.

Est-ce à la suite de cela ? Mais le « cinéma-intellectuel » a bientôt déve­loppé une nouvelle conception, sur le plan théorique ! Vous ne l’ignorez pas, le « cinéma-intellectuel » a eu un petit successeur : la théorie du « monologue-intérieur ».

Le « monologue-intérieur », il faut le dire, a quelque peu réchauffé l’abstraction glaciale et ascétique du seul processus intellectuel, en le transposant sur un plan plus proche du « sujet » dans la représentation des émotions du héros. Mais au cours des discussions sur le « monologue- intérieur » qui pour certains ne vaut guère mieux que son père, le « cinéma- intellectuel » on n’en a pas moins exprimé une petite nuance, à savoir : La technique du « monologue-intérieur » peut servir aussi de structure pour d’autres constructions que celle qui consiste uniquement à restituer un m onologue-intérieurCe n’était là qu’un petit crochet planté entre paren­thèses. Mais c’est justement à ce crochet qu’est suspendu tout l’intérêt de l’affaire. Ouvrons donc bien vite cette parenthèse, car c’est là que réside l’essentiel de ce dont je voulais vous entretenir.

Si le « cinéma-intellectuel » en s’attribuant le contenu du film a subi un fiasco, par contre, il nous a permis de prendre conscience d’une parti­cularité essentielle de la création artistique dans son ensemble.

Cette particularité : l’opposition entre la syntaxe du discours intérieur et la syntaxe du discours explicité.

Le discours intérieur — flot et continuité de pensées encore informulées non revêtues des formes logiques de leur formulation —, possède en propre une structure particulière. Cette structure est fondée sur divers ensembles de lois précises.

Ce qui est remarquable ici — et c’est pourquoi j’en parle —, c’est que ces lois de constructions du discours intérieur se révèlent être exactement les lois que l’on retrouve à la base de toutes les règles ordonnant la structure de la forme et de la composition des œuvres d’art et qu’il n’existe pas un seul procédé formel qui ne soit l’image toute crachée de l’une ou l’autre de ces lois qui régissent la structure du discours intérieur, en opposition à la logique du discours explicité. Et il ne saurait en être autrement !

Nous savons qu’au départ de toute création formelle, se trouve un pro­cessus de pensée fondé sur les images sensorielles25.

24. Voir ci-dessus l’un des articles précédents « Allez y, servez vous » (ou Un cours d’adaptation) mais S. M. Eisenstein avait déjà exprimé les raisons théoriques qui le menaient au monologue intérieur dans un précédent article Un Pantagruel est né Nous en publions un ajout à la fin de ce chapitre [note A.P.].

25. Cette thèse n’est pas avancée ici comme étant neuve ni originale. Hegel et Plekhanov ont consacré l’un et l’autre une égale attention aux processus de la pensée sensorielle. Ce qui serait nouveau ici, c’est la distinction constructive des lois de cette pensée sensorielle, car ces auteurs olassiques ne se sont guère attachés à cet

Le discours intérieur se trouve justement au stade de la formation image- sensation non encore parvenue à la formulation logique dont le discours doit se revêtir avant d’apparaître au grand jour. Il est utile de noter que — tout comme la logique obéit à des lois précises et à des particu­larités structurelles —, identiquement, le discours intérieur, pensée-sensation, est soumis à des lois non moins rigoureuses et à des particularités structu­relles. Toutes ces lois, on les connaît — et, à la lumière des considérations avancées ici (bien que, sous cet angle, on ne se soit jamais proposé de les étudier ni de s’en servir) elles représentent une réserve inépuisable, pour ainsi dire, de lois pour la construction de la forme, dont l’étude et l’analyse sont d’une importance capitale dans notre entreprise de domi­ner les « mystères » de la technique de la forme.

Pour la première fois nous nous sommes mis en possession d ’une solide réserve de postulats, portant sur ce qu’il advient à la notion initiale du sujet au moment même de sa translation en une chaîne d’images senso­rielles. Pour la première fois, nous nous trouvons en mesure d’étudier et d’analyser les lois de cette translation26. Le domaine qui s’ouvre aux études dans cette direction est encore plus vaste qu’on aurait pu le supposer.

Le fait est que les formes de la pensée sensorielle prélogique qui, chez les peuples ayant atteint un niveau convenable de développement social et culturel subsistent, sous forme du discours intérieur —, en même temps représentent, pour une humanité encore à l’aube de son évolution culturelle, les normes de conduite générales. Autrement dit, les lois suivant lesquelles se déroule le processus de la pensée sensorielle sont pour cette humanité primitive l’équivalent de ce que sera pour eux dans le futur la « logique de bon sens » ; c’est en obéissant à ces lois qu’ils fondent les règles de leur conduite, de leurs rites, de leurs coutumes, de leur langage, de leur expression, etc. E t si nous nous référons à l’immense trésor du folklore des normes et des formes de conduite surannées mais subsistant, préservées, comme elles le sont dans ces sociétés encore à l’aube de leur développement, nous découvrons que ce qui pour elles a été ou est toujours normes de conduite, coutumes traditionnelles, se révèle être justement pour nous très exactement ce que nous utilisons comme « procédés artistiques », et « technique de représentation » dans nos œuvres d’art.

Je n’ai pas le temps d ’exposer ici en détail la question des formes premières du processus de pensée. Je ne vois pas qu’il y ait l'opportunité de vous dépeindre ses caractères spécifiques fondamentaux, qui sont le reflet de la forme exacte de l’organisation sociale primitive des structures communautaires. Ce n’est pas le moment d’aller plus avant dans la manière

aspect particulier — alors qu’aucune application opérationnelle de cette thèse ne pourrait être faite dans la pratique artistique ni dans la formation professionnelle sans cette distinction. Les développements qui suivent de ces considérations, de ces matériaux et de ces analyses se sont justement donnés comme but objectif cette application opérationnelle particulière de leur utilisation pratique [note S. M. Eisen- stein].

26. Il ne convient pas de comprendre cette phrase grossièrement comme la « translation » mécanique d’un slogan donné en l’image de l’autre traduction. Le processus de création part des deux bouts, mais la relation entre la formule et l’image pour un même thème est exactement telle que je l’expose plus bas [note de S. M. Eisenstein].

par laquelle, à partir de ces postulats généraux, sont élaborés les carac­tères distincts des signes et des formes d’une construction de représentation.

Je me contenterai de vous donner deux ou trois exemples illustrant ce principe que tel ou tel moment dans la pratique de la création formelle est identiquement un moment de pratique coutumière chez ceux qui en sont toujours au stade où les représentations sont encore directement construites en accord avec les lois de la pensée sensorielle. Je veux souligner ici, cependant, qu’une telle construction n’est évidemment pas exclusive. Bien au contraire, dès les temps les plus reculés il est obtenu un courant d’expériences pratiques et logiques à partir de cette dernière dérivant du processus du travail pratique ; un courant qui graduellement s’élargit en se basant sur elles, rejette ces formes primitives de pensée et embrasse finalement toutes les sphères non seulement du travail, mais aussi des autres activités intellectuelles, en abandonnant les formes primitives au monde des manifestations sensorielles.

Considérez, par exemple, le plus répandu des procédés artistiques que l’on appelle : « para pro toto ». Personne n’ignore la puissance de son efficacité : le pince-nez du médecin du Potemkine est resté gravé dans la mémoire de tous ceux qui ont vu ce film. Ce procédé a consisté à substituer au tout — le médecin —, une partie — le pince-nez —, laquelle a pris le rôle du médecin et, de ce fait, l’a si bien pris, avec bien plus d’inten­sité sensorielle que n’en aurait même pu avoir une réapparition du médecin.

Il se trouve que ce procédé, est l’exemple type des formes de pensées de l’arsenal des processus de pensée primitive. A cette époque nous étions encore incapable d’unifier le tout et la partie comme nous l’entendons aujourd’hui. A cette époque de pensée non différenciée la partie est alors et en même temps également le tout. Il n’y a pas d’unité du tout et de la partie mais à sa place on dispose d’une identité objective de représentation du tout et de la partie. En d’autres termes, la conception de l’unité n’existe pas encore en tant que représentation dynamique d’une unité mais en tant que perception statique d’une égalité, d’une identité : le tout et la partie sont considérés isolément comme une seule et même chose ; il est totalement indifférent que ce soit une partie ou un tout — chacun tient invariablement le rôle de l’agrégat, du tout. E t cela se présente non seulement dans les domaines et les actions pratiques les plus élémentaires (indigestion de nourriture, etc.), mais cela apparaît dès que l’on sort du domaine de la pratique « objective » élémentaire.

Ainsi, par exemple, si l’on vous offre un ornement fait d’une dent d’ours cela signifie que c’est l’ours tout entier que l’on vous donne ou, ce qui dans ces conditions revient au même, que l’on vous a donné la force de l’ours tout entier. A ce stade de pensée il n’existe également pas encore de représentation distincte de ce qui est « la force » en dehors de ce qui est concrètement et spécifiquement le « support de cette force ». Dans les mœurs actuelles, un tel comportement serait absurde. Personne en recevant le bouton d ’un costume, ne s’imaginerait être revêtu d ’un complet-veston tout entier.

Mais aussitôt que nous passons dans la sphère où les constructions senso­rielles et imagées jouent un rôle décisif, dans la sphère des constructions artistiques, cette même para pro toto reprend immédiatement pour nous

toute sa valeur. Le pince-nez remplaçant le médecin a non seulement rempli complètement son rôle, mais, ce faisant, a agi avec une intensité de l’impression produite considérablement accrue en émotion-sensorielle, à un point très supérieur à ce que l’on aurait obtenu avec la réapparition du personnage du médecin lui-même.

Comme vous le voyez, dans le but de provoquer une impression artis­tique sensorielle nous avons utilisé comme procédé de composition l’une de ces lois de pensée primitive qui, à une époque donnée apparaissaient comme les us et coutumes de la vie quotidienne. Nous avons utilisé une construction du type pensée-sensorielle et, comme résultat nous recevons effectivement de notre construction un effet d’émotion-sensorielle. Nous n’enregistrons pas simplement le fait que le médecin s’est noyé, mais nous réagissons émotionnellement à ce fait à travers une présentation constructive définie de ce fait.

Il est important de remarquer ici que ce que nous avons analysé quant à l’usage du gros-plan (dans notre exemple : le pince-nez du médecin) n’est d’aucune façon un procédé caractéristique uniquement du seul cinéma et qui lui soit spécifique. Il occupe également une place tout aussi importante en méthodologie et il est fréquemment employé, par exemple, en littérature. Para pro toto dans le domaine des figures de rhétorique nous est connu sous le nom de synecdoque.

Rappelons — ici la définition qu’en donne le dictionnaire27 : Synecdoche ou Synecdoque : Figure de rhétorique dans laquelle on fait

entendre le plus en disant le moins et le moins en disant le plus. — Encycl. La synecdoche est une sorte de métonymie elle remplace :1 — l’espèce par le genre : le plus insolent des mortels (= des hommes)2 -— le genre par l’espèce : la saison des roses (= des fleurs)3 — le singulier par le pluriel ou inversement : l’ennemi nous attaque (= les ennemis) — on lit dans les prophètes (= dans l’un des prophètes)4 — une quantité déterminée par une quantité indéterminée : vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage (Boileau)5 •— le tout par la partie : il n’avait pas atteint son vingtième printemps (= sa vingtième année)6 — la partie par le tout : un bouclier fait de trois taureaux (= peaux de taureaux)7 — le nom d’une chose par celui de la matière dont elle est faite : Prends ce fer (= cette épée).

27. S. M. Eisenstein cite la définition de Potiebiene avec les exemples appropriés. Il leur substitue des exemples de la langue anglaise. Il a paru légitime d’inclure ici la définition du dictionnaire Larousse (la plus proche de celles des textes russes et anglais) encore que la définition plus générale et plus brève du Littré semble épouser plus étroitement la pensée de S. M. Eisenstein : « Figure par laquelle on prend le genre pour l’espèce ou l’espèce pour le genre, le tout pour la partie ou la partie pour le tout. Exemples : une voile pour un navire, les flots pour la mer ; l’airain pour les canons», la synecdoque est une espèce de métonymie par laquelle on donne une signification particulière à un mot, qui dans le sens propre a un sens plus général... Dans la métonymie je prends un nom pour un autre, au lieu que dans la synecdoque je prends le plus pour le moins, ou le moins pour le plus » (Dumers, Iroo. II, 4), un exemple récent et populaire de l’emploi systématique de la synecdoque se trouve bien entendu dans les exercices de style de R. Queneau, ouvrage qui eut enchantéS. M. Eisenstein [note A.P.].

Comme vous pouvez vous en rendre compte ces diverses subdivisions et variantes sont assujetties à une seule et même condition fondamentale. Cette condition est l’identité de la partie et du tout d’où « l’équivalence », la signification égale obtenue en substituant l’un à l’autre.

Des exemples tout aussi frappants de la même démarche se trouvenl dans la peinture et dans le dessin, où deux taches de couleur et le tracé d’une ligne incurvée peuvent fournir le remplacement sensoriel complet de l’objet tout entier.

Ce qui nous intéresse ici ce n ’est évidemment pas cette énumération en elle-même —, mais l’hypothèse qu’elle confirme. C’est-à-dire que nous avons affaire, non pas à des méthodes spécifiques, particulières à telle ou telle discipline artistique, mais d’abord et surtout à une démarche, à une condition spécifique de la pensée-en-formation, c’est-à-dire de la pen­sée sensorielle pour laquelle cette règle est loi. L’emploi particulier « synecdoqual » du gros-plan, de la tache de couleur, de la ligne incurvée ne constitue qu’un cas particulier de l’application de cette loi générale, para pro toto, caractéristique de la pensée sensorielle et que l’on peut tirer de chacune des activités artistiques où elle est utilisée pour son pouvoir de réalisation créatrice du germe initial de l’œuvre d’art.

Un autre exemple. Nous le savons bien : toute réalisation doit être en plein accord artistique avec le sujet à représenter, avec chaque élément suscité par ce sujet. Nous savons que cela s’applique aux costumes, aux décors, à la musique d’accompagnement, à la lumière, à la couleur. Nous savons aussi que cet accord implique non seulement les exigences d’une option réaliste, mais aussi et surtout sans doute, les exigences de l’homo­généité de l’expression et du maintien de la tension émotionnelle.

Ainsi, si une séquence dramatique « sonne » dans une certaine tonalité, tous ses éléments constitutifs doivent « sonner » dans le même ton. Il y a un exemple classique inégalé de cette résonance dans le Roi Lear : la tempête intérieure du malheureux héros est en résonance avec la tempête sur la lande qui se déchaîne autour de lui sur la scène. L’on peut éga­lement trouver des exemples de construction inverse suivant la loi des contrastes : ainsi le déchaînement d’une passion extrême s’exprimant par un statisme délibéré, par l’immobilité. Dans ce cas aussi tous les éléments constitutifs doivent s’accorder et soutenir tout aussi rigoureusement le sujet, mais cette fois en sens inverse.

Cette nécessité s’étend aux structures du plan et du montage dont tous les éléments constitutifs doivent être en résonance avec la « tonalité » de base de l’ouvrage prévue pour le traitement de l’œuvre tout entière et de chacune de ses séquences20.

Or il se retrouve que ce principe, universellement admis et appliqué dans tous les arts, se retrouve, sous une forme identique, obligatoire et rigoureuse dans le mode de vie de sociétés qui n’en sont qu’à un certain niveau d’évolution.

En voici un exemple des coutumes polynésiennes — cette coutume s’est

28. L’art consommé dont a témoigné, à ce point de vue, notre cinéma muet à très nettement décliné aussitôt l’arrivée du parlant — pour le prouver, il n’est que de voir la plupart de nos films parlants [note S. M. Eisenstein].

maintenue pratiquement sans changements dans leur mode de vie actuel : quand n’importe quelle femme polynésienne est sur le point d’accoucher, il est une règle absolue que toutes les barrières du village soient poussées, que toutes les portes de toutes les habitations soient ouvertes, que toute la population (y compris les hommes) dénoue ceintures, tabliers, bandeaux, ainsi de suite, bref que tous les nœuds soient dénoués, etc., c’est-à-dire que le milieu, en tous ses détails concomitants, doit s’organiser de telle sorte qu’il soit exactement conforme avec ce qui se passe, et correspondre au thème fondamental de l’événement : tout doit être ouvert, dénoué, pour faciliter au maximum la venue au monde d’un nouvel enfant.

Tournons-nous maintenant vers un autre domaine ; prenons le cas où le matériau artistique de la création formelle est l’artiste lui-même. Cela viendra aussi confirmer la justesse de notre théorie. Bien plus, dans ce cas, la structure de la composition finale ne reproduit pas seulement, pour ainsi dire une réimpression de la structure des lois suivant lesquelles se déroule le cours de la pensée sensorielle. Dans ce cas, la circonstance elle-même, confondue ici avec le sujet-objet de la création générale, restitue ce tableau de l’état psychique et des représentations relevant des formes primitives de la pensée.

Reprenons une fois de plus des exemples :Tous les chercheurs et tous les voyageurs sont invariablement quelque

peu sidérés par un trait des formes primitives de la pensée, totalement incompréhensible pour l’homme habitué à penser suivant les règles de la logique courante, il s’agit du cas de la conception qu’un être humain, tout en étant lui-même très conscient de soi-même et comme tel, peut cependant tout en même temps considérer qu’il est aussi une autre per­sonne ou une chose, et, bien plus, qu’il l’est de façon tout aussi définie, tout aussi matérielle, concrète sur ce sujet, dans la littérature spécialisée, nous trouvons un exemple particulier souvent cité : celui des Bororos, une tribu indienne du Brésil du Nord :

Les Bororos prétendent que tout en étant des êtres humains, ils sont néanmoins, en même temps une certaine espèce de perroquets rouges très répandus au Brésil. Notez que, par cette conception, ils n’impliquent nul­lement qu’ils deviendront ces oiseaux à leur mort, ni que ces derniers soient leurs lointains ancêtres. Pas du tout ! — ils affirment ouvertement qu’ils sont réellement ces oiseaux-là. Il ne s’agit pas non plus ici d’une affaire d’identité, ni de parenté, ni de dénomination. Ils prétendent qu’il y a une identité totale et simultanée entre eux et ces perroquets.

Aussi étrange et extraordinaire que cela puisse nous paraître, nous pouvons cependant retrouver dans la pratique des arts quantités d’exem­ples qui semblent reprendre mot à mot la croyance des Bororos quant à une existence double et simultanée de deux représentations, complè­tement différentes et distinctes l’une de l’autre, et cependant, réelles. Il suffit tout simplement de considérer le sentiment qu’un acteur a de lui- même au cours de sa création ou de son interprétation d’un rôle, surgit immédiatement ici le problème du « moi » et du « lui ».

L ’individualité de celui qui joue — « moi », l’individualité de l’image représentée du rôle « il ».Ce problème de la simultanéité du « moi » et du « non-moi » dans la

création et l’interprétation d’un rôle est l’un des « mystères » essentiels de

la création de l’auteur. Sa solution oscille entre la soumission totale du « lui » au « moi » — et « il » — (transsubstantation complète). Alors que ■l’attitude actuelle face à ce problème dans sa formulation se rapproche de la formule dialectique relativement claire de o l’unité des pôles opposés s’interpénétrant », — le « moi » de l’acteur et le « il » de l’image, il n’en demeure pas moins que le sentiment intime concret de l’affaire n’est pas l’image —, et de loin, ni si précise ni si claire pour l’acteur. D’une façon ou d’une autre, « moi » et « lui », « leurs » rapports mutuels, « leurs » liens, « leurs » interactions figurent immanquablement à tous les stades de la préparation du rôle. L ’acteur « en soi-même » et l’acteur a dans le rôle », en dépit d’un support matériel unique, incarne simultanément deux existences distinctes.

Citons au moins un exemple pris dans les déclarations les plus récentes et les mieux connues sur ce point.

L’actrice Serafina G. Birman (représentante du second de ces pôles !) écrit :

«... j’ai lu qu’un certain professeur ne souhaitait pas les anniversaires de ses enfants. B ne célébrait que l’anniversaire du jour où l’enfant cessait de parler de lui-même à la troisième personne — non plus « Lala voudrait se promener », mais « je voudrais me promener ». Ce même genre d’anniversaire pour un acteur c’est celui du jour, voire de la minute de ce jour où il cesse de dire de son personnage « lui », pour dire « moi ». De plus ce nouveau « moi » n’est pas le « moi » personnel de l’acteur ou de l’actrice, mais le moi de son personnage29.On trouve des exemples non moins révélateurs dans les souvenirs de

quantité d’acteurs décrivant leur comportement au moment où ils se griment ou revêtent leurs costumes, opération qu’ils agrémentent souvent de toute une opération magique de « transfert » en murmurant des phrases comme « je ne suis déjà plus moi », « je suis déjà quelqu’un d’autre », « voyez, je deviens lui », etc.

D’une façon ou de l’autre, le dédoublement plus ou moins contrôlé, lors de l’incarnation d’un rôle ne peut qu’intervenir dans cette réalisation même quoi qu’ils en disent chez les partisans les plus acharnés de la « métamorphose » complète. L ’histoire du théâtre, en fait, ne connaît guère d’acteurs qui se soient appuyés sur le « quatrième » mur (celui qui n’existe pas).

Il est significatif, d’ailleurs que se manifeste, chez le spectateur, la même dualité alternative dans sa perception de l’action scénique à la fois en tant que réalité du théâtre et réalité de la représentation. Ici aussi, l’appréhension correcte est celle d’une dualité unifiée qui d’une part part empêche le spectateur de monter sur scène pour tuer le traître, (dans la mesure où il a conscience que celui-ci n’est pas réel), mais qui, d’autre part lui laisse le loisir de rire ou de pleurer (dans la mesure où il oublie qu’il assiste à une représentation, à un jeu d’acteurs et rien d’autre).

Arrêtons-nous sur un autre exemple : dans Element der Volkserpsycholo-

29. Echanges culturels oraux du Club des artistes de Moscou : S.G. Birman, Acteur et personnage, l re édition, Moscou, 1934.

gie Wilhelm W undt30 cite certaines constructions de structures primitives du langage. (Ce n’est pas le point de vue personnel de Wundt qui nous concerne ici mais le document type, convenablement authentifié qu’il nous offre). Soit le thème suivant :

« Le Bushman a d’abord été reçu aimablement par le blanc afin qu’il puisse être décidé à garder son troupeau. Mais ensuite le blanc maltraite le Bushman lequel s’est enfui. »

Ce simple concept décrivant une situation trop simple et trop fréquente dans le cadre des mœurs colonialistes est exprimé approximativement sous cette forme en langue bushman :

« Bushman - là-bas aller ; ici - courir - chez - blanc ; blanc - donner - ta­bac ; Bushman - aller - fumer ; aller - remplir - blague - à - tabac ; blanc - donner - viande - bushman - aller - manger - viande - ; se lever - aller - maison ; aller - aller - gaiement ; aller - s’asseoir ; rester - garder - trou­peau - blanc - ; Blanc - venir - battre - Bushman ; Bushman - crier - fort - mal ; Bushman - aller - fuir - blanc ; blanc - courir - après - Bushman. »Nous sommes bien sûr, étonnés par cette longue série, presque une

série asyntaxique, d’images descriptives séparées. Mais imaginez que nous décidions de visualiser dans notre esprit la représentation en action sur scène ou à l’écran des deux-trois lignes de la situation que renferme le sujet initial de la première phrase, nous constaterons à notre grande surprise que nous en arrivons à composer quelque chose qui ressemble beaucoup à ce qui nous a été appris de la construction du Bushman. Et ce quelque chose, tout aussi asyntaxique mais comportant seulement... quel­ques numéros n’est rien d’autre que ce qui nous est bien familier : un découpage, c’est-à-dire un instrument transposant une série de faits, abstraite en un concept, et transposée en une série d’actions concrètes sépa­rées ; ce qui produit aussi dans le processus de transposition des indications scéniques en actions. « Il le fuit », ces trois mots dans le langage bushman donnent une séquence orthodoxe de découpage en deux plans : « Bushman - va - courir - devant - blanc » et « blanc - court - derrière - Bushman » embryon de montage d’une séquence-poursuite à l’américaine.

La notion abstraite, « est reçue aimablement », est exprimée par des détails concrets très précieux grâce auxquels l’accueil aimable prend forme, le tabac offert, la pipe allumée, la viande cuite, etc. Une fois de plus, nous avons un exemple qui démontre que du moment où il nous faut passer de l’information à l’expression réaliste, nous sommes contraints inévitablement de passer par les lois structurelles correspondant à la pensée sensorielle, laquelle assume le rôle déterminant dans les repré­sentations caractéristiques d’un stade primitif d’évolution.

A ce propos il m’est impossible de ne pas citer un autre exemple lumi­neux, très proche du précédent. On sait qu’à ce stade encore primitif, il n’existe pas de généralisations ni de concept « veral » généralisé. Levy- Brülh nous en donne un exemple effectif dans le langage klameth : cette langue ne possède aucun concept de « marche », mais en revanche, elle possède une série infinie de termes pour désigner chaque forme particu­

30. Wilhelm Wundt : Eléments of Folk Psychology (trad. angl. Adword Leroy Schaub, New York, Macmillan, 1926, p. 72).

lière de marche : Marche rapide, marche claudicante, marche fatiguée, marche furtive et ainsi de suite. Chaque forme de marche est désignée par un terme particulier aussi subtilement qu’elles se distinguent les unes des autres. Ceci peut nous paraître singulier — mais seulement jusqu’à ce que nous soyons amenés à ouvrir les parenthèses d’une direction : « Il approche » dans n’importe quelle pièce — et que nous révélions que c’est une suite de pas d’un acteur s’approchant d’un autre. Même la compré­hension la plus superbement consciente du mot « marche » vous fait entiè­rement défaut, ici : et si, chez l’acteur (ou le metteur en scène) cette compréhension de « marche » ne révèle pas aussitôt « par derrière » tout un choix de ces particuliers possibles et connus d’approches possibles parmi lesquelles il pourra choisir la variante la mieux appropriée à sa situation particulière... et bien ! il peut s’attendre à ce que sa représenta­tion81 soit un fiasco, très triste, tragique !

Jusqu’à quel point tout ceci se vérifie, même sans les détails, on pour­rait le constater aussi en confrontant les « variantes » des manuscrits des littérateurs. Entre les premières esquisses et la version définitive, « le polissage du style » se réduit très souvent, dans de nombreuses œuvres, en particulier poétiques, à ce qui semble n’être que des interversions insi­gnifiantes de quelques mots. Or ces interversions sont conditionnées préci­sément par des lois exactement du même ordre.

Prenons un exemple82.Dans les poèmes de Victor Hugo dont on possède les brouillons, les

notes et les rédactions successives, on trouverait par centaines des exem­ples de ce genre. Ainsi dans Nox, premier poème des Châtiments, le sixième vers de la seconde strophe

changez-vous, preux de France, en brigands de Calabre !Victor Hugo l’avait d’abord écrit83 :

31. Les différences entre ces deux exemples donnés ici, résideront en ce que les éléments de la « marche » et les mouvements choisis, aussi subtilement élaborés qu’ils puissent être, devrait toujours être aussi (dans un découpage véritable) tout eh même temps le « conducteur » du sens général qui s’y réalise en une incarnation particu­lière. Tout spécialement si son but est de transformer la simple « approche » en une représentation complexe d’une interaction d’états psychologiques. Sans cela ni carac­térisation, ni réalisme ne sont possibles [note S. M. Eisenstein],

32. S. M. Eisenstein cite ici une phrase du Tarass Boulba de Gogol (d’un des dialo­gues de Yankel et Boulba) dont la première rédaction (citée par Mendelchtem : Caractérisation du style de Gogol, 1902, p. 118) diffère du texte final par une interversion entre sujet et verbe qu’il est difficile de restituer en traduction. De même que J. Leyda dans son texte anglais lui substitue un exemple pris dans la poésie (populaire) anglaise, il semble légitime de citer ici un procédé analogue chez Victor Hugo et d’enchaîner aussitôt avec le texte original de S. M. Eisenstein qui lui corres­pond parfaitement [note A.P.]. Tarass a sauvé la vie à Yankel pendant un pogrome et il l’a aidé à se sauver caché dans une caravane. Yankel qui s’est vite adapté aux circonstances, installe bientôt un petit commerce et explique à Tarass qui s’en étonne :

« ... ne dites rien — je vous suivrai dans la caravane et je vous vendrai des vivres aussi bon marché que possible. Attendez vous verrez.

Tarass Boulba haussa les épaules et s’éloigna... »Dans la version définitive Gogol a corrigé cette dernière phrase :« Il haussa les épaules, Tarass et... »33. Victor Hugo : Les châtiments dans Œuvres poétiques, vol. II (bibliothèque de

la Pléiade, édition Gallimard, 1967), le poème NOX, pp. 7 à 18 ; les notes et variantes (par Pierre Albouy), pp. 926 et suivantes.

Soldats français, changés en brigands de Calabre !ou encore, pour un autre vers du même poème, ces rédactions successives :Je le roule avec moi, hideux, dans mon ruisseau !

L’épopée, avec moi, je la roule au ruisseau !I. Mendelcthtam, dans son étude du style de Gogol, note qu’en inter­

vertissant sujet et verbe, il a obtenu des effets frappants et qu’il a eu souvent recours à ce procédé stylistique. En guise d’explication il cite Herbert Spencer34 (Expériences). Celui-ci a en effet signalé ce genre d ’effet, et reconnaît que des interversions de cet ordre sont plus « artis­tiques » — cependant il n’en donne pas d’explication tout au plus il se réfère à une « économie des énergies et des sensibilités mentales » de la forme transposée, qui en soi mérite très certainement une meilleure expli­cation. Car il ne révèle en rien en quoi réside cette « économie » dans une transformation qui apporte « une nouvelle signification, différente de la première rédaction et qui rend tout ce passage plus expressif ».

On peut être au moins d’accord avec lui sur ces derniers mots mais ce qu’il nous faudrait c’est savoir le pourquoi et le comment.

Que la version finale soit plus expressive, comme dans la plupart des cas analogues d’interventions, c’est indiscutable. Cependant ce « mystère » réside précisément dans le fait que je ne cesse de signaler. En effet, c ’est une fois de plus parce que cette transposition correspond à un processus de pensée des temps anciens et nous pouvons trouver cette fois la caractérisation de ce processus chez Engels :

« Quand nous pensons et réfléchissons à la nature en général ou à l’histoire de l’humanité, ou à notre propre activité psychique, tout d’abord nous voyons le tableau de relations et de réactions, de permu­tations et de combinaisons qui s’entremêlent à l’infini et dans lequel rien ne demeure ce qu’il était, où il était ni comme il était mais où tout est perpétuellement en mouvement, se transforme, apparaît et dis­paraît. De sorte que nous voyons en premier ce tableau comme un tout dont les détails sont plus ou moins flous et à l’arrière-plan ; nous observons plutôt les mouvements, les transitions, les connections plutôt que ce qui se meut, transite ou se relie. » 85H s’ensuit qu’en une continuité des mots où la description du mou­

vement, de l’action (le verbe) précède le personnage ou l’objet qui se meut ou qui agit (le sujet), correspond de plus près à cette forme de structure relativement primitive. Et cela est tout aussi vrai et même davantage dans d’autres langues que la nôtre — la russe — comme il fallait s’y attendre dans la mesure où c’est avant tout lié à la structure spécifique ■de la pensée. En allemand « Die Gënse flogen » (les oies sauvages volaient)

34. Herbert Spencer : The philosophy of style dans Essays : Scientific, Political and Spéculative (édit. D. Appleton & Cie New York and London, 1916) qui cite cet exemple de Gogol avec comme commentaire : « la rédaction définitive donne un sens nouveau qui n’existait pas dans la première version ... apportant à l’expression quel­que chose de plus subjectif de la part de Tarass ... et tout le passage en devient plus .expressif ».

35. Friedrich Engels : « le développement du socialisme de l’utopie à la science » ■(déjà cité dans un article précédent : Un cours sur l’adaptation).

sonne froid et sec, c’est une information alors que ne serait-ce que la forme d’expression « es flogen die Gänse » grâce à cette interversion prend déjà un certain ton de ballade ou de poème inusité dans le langage courant (la forme indéterminée « es flogen » dans sa neutralité implante déjà avec force une première perception du sujet. Le même effet peut s’obtenir en anglais grâce à la forme « there is, there was », etc., qui peut jouer le même rôle).

Les indications de Engels et les caractères des phénomènes que nous, venons de décrire en tant que phénomènes d’aller-et-retour aux formes caractéristiques des étapes d’évolution primitive de la pensée peuvent être parfaitement illustrées par des cas où nous sommes nous-mêmes confron­tés par des tableaux graphiques et confirmés de régression psychique — telle qu’on peut l’observer, par exemple, à la suite de certaines opérations du cerveau. A la clinique neuro-chirurgicale de Moscou spécialisée en chirurgie du cerveau, j’ai moi-même eu l’occasion d’observer le cas le: plus intéressant du genre. C’était un des malades qui aussitôt après son opération, et dans la mesure de son degré de régression, témoignait dans. sa définition verbale d’un objet qu’il passait graduellement et très net­tement par les phases notées ci-dessus ; dans son cas, les objets qu’il désignait auparavant par leurs noms il ne pouvait plus les identifier que par les verbes spécifiques des actes effectués à l’aide de ces objets. Par exemple si on lui présentait une tasse, à la question — qu’est-ce que c’est ? on avait comme réponse suivant les degrés de régression :1. « une tasse » (état normal)2. « avec une tasse » ou « avec un fouet, un crayon, etc. » (suivant ce qu’on lui présentait) prouvant une tendance très nette à indiquer la carac­téristique fonctionnelle de l’objet mais sans la distinguer du caractère de l’objet lui-même.3. On arrive alors à la désignation de cet objet par l’action et le mou­vement que remplacent totalement plus tard par les notions « mouvement » ou « action ». Quand on montrait la tasse la réponse était : « boire du thé ».

On pourrait citer une infinité d’exemples de ce genre qui compléteraient le tableau de ce que je viens d’exposer.

Mais tournons-nous maintenant vers le sujet intérieur — en fait, le nôtre : la pensée sensorielle sous la forme qu’elle adopte pour la première fois dans l’art.

Au cours de cet exposé, il m’est arrivé d’employer à plusieurs reprises le terme « formes primitives du processus de pensée », et d’illustrer mes propos par des images de représentations fréquentes chez les peuples qui en sont encore à l’aube de la civilisation. Or j’ai toujours eu l’habitude d’être sur mes gardes dans toutes les circonstances qui impliquent ce champ d’investigation. Et non sans raison ! Ce domaine est totalement infesté par toutes les espèces de représentants « des théories racistes » et par les propagandistes encore plus affichés de la politique coloniale de l’impérialisme. Il n’est donc pas inutile de souligner nettement que les considérations que j’ai exprimées ici suivent une tout autre ligne. En général on considère les structures du soi-disant processus de la pensée primitive comme une forme de pensée fixée en elle-même une fois pour

toutes, caractéristique des peuples soi-disant « primitifs », inséparable racia- lement de ces derniers et réfractaire à toute évolution. Dans cette perspec­tive, elle devient l’apologie scientifique des méthodes d’esclavage auxquelles ces peuples sont soumis par les colons blancs — dans la mesure où il est inféré que ces peuples sont de toute façon « des cas désespérés » pour ce qui est de la culture et de tout échange culturel.

A plus d’un titre Levy-Brühl lui-même est loin d’être à l’abri d’une telle conception, quoique il ne poursuive pas consciemment un tel objectif. C’est pourquoi, en ce domaine nous sommes dans notre droit de l’attaquer, du fait que nous n’ignorons pas que les formes de pensée sont le reflet dans la conscience des structures sociales par lesquelles à tel moment de l’histoire passe telle ou telle communauté humaine collectivement.

Mais à plus d’un titre aussi, les adversaires de Levy-Brülh tombent dans l’excès contraire quand ils s’efforcent soigneusement d’écarter* le caractère spécifique de cette particularité indépendante des formes de pensées primitives. C’est le cas en particulier d’Olivier Leroy qui se fondant sur une analyse poussée du niveau élevé de logique dans l’ingéniosité pro­ductive et technique des peuples dits « primitifs », en arrive à nier toute différence entre leur système de pensée et les postulats de notre logique généralement admise. C’est tout aussi faux et sous-entend une négation égale du fait qu’un système de pensée donné dépend de la caractère spéci­ficité des relations de production et des données sociales qui l’ont engendré.

La faute primordiale à ajouter à tout cela, et qui est enracinée dans les deux camps, c’est qu’ils ne sentent pas suffisamment la qualité de gradation qui subsiste entre les systèmes de pensée apparemment incompa­tibles et qu’ils négligent totalement la nature qualitative du passage de l’un à l’autre.

Une attention insuffisante à cette circonstance-là, et voilà que nous-mêmes prenons peur dès qu’une discussion tourne autour des formes primitives de pensée. Et ceci est d’autant plus singulier que, dans l’ouvrage déjà cité de F. Engels, on trouve un exposé exhaustif — qui occupe rien moins que trois pleines pages — sur les trois stades de construction de la pensée que l’humanité traverse au cours de son évolution :

— de la pensée « diffuse-complexe » primitive (d’où nous avons extrait tout à l’heure notre citation),

— à son antithèse, la phase « logique-formelle »,— pour aboutir enfin à la « dialectique » laquelle à un « degré photo­

graphique » les absorbe telles quelles toutes deux.Une telle appréhension dynamique de ces phénomènes n’est évidemment

pas concevable par le « positivisme » de Levy-Brühl !M ais36 l’intérêt principal de toute cette affaire réside dans le fait

que, non seulement le processus de l’évolution lui-même ne procède pas en ligne droite (comme n’importe quel autre processus d’évolution) mais qu’il s’avance en continuelles oscillations en arrière et en avant — indé­pendamment du fait qu’il soit progressif (le mouvement des peuples arriérés vers des réalisations culturelles supérieures sous un régime socialiste) ou

36. Ce paragraphe et le suivant, absents du manuscrit et texte russes des Œuvres de S. M. Eisenstein, est repris ici d’après le texte anglais de J. Leyda [note A.P.].

régressif (la régression des super-structures spirituelles sous le talon du nazisme).

Ce glissement continuel de niveau à niveau — en avant et en arrière ; ici, vers les formes les plus hautes de l’ordre intellectuel ; là, vers les formes primitives de la pensée sensorielle —, se produit aussi comme phase de l’évolution à chacun des points une fois atteint et temporairement stable. Non seulement le contenu de la pensée, mais jusqu’à sa construc- toin elle-même, sont pour l’être humain profondément différents qualita­tivement de n’importe quel type de pensée donné, déterminé socialement, suivant la situation dans laquelle cet homme peut se trouver à un moment donné. La marge entre ces formes est extrêmement mobile et si fluide qu’il peut suffire qu’intervienne une impulsion émotionnelle (même pas d’une acuité exceptionnelle) pour provoquer cette personne (raisonnant, disons d’une manière extrêmement logique) à réagir soudain d’après l’arsenal intime, toujours en éveil, de la pensée sensorielle avec toutes les normes de conduite qui en dérivent.

Quand une jeune fille que vous avez trompée déchire votre photo en mille morceaux parce qu’elle est « en fureur », et qu’elle détruit ainsi le « cruel traître », elle recrée, pour un moment, une opération purement magique de détruire un homme en détruisant son image (qui se fonde sur l’identification primitive de l’objet avec sa représentation). Même37 de nos jours, les Mexicains, dans des coins reculés de leur pays, par temps de sécheresse, sortent de leurs églises la statue d’un certain saint catholique qui a pris la place du Dieu primitivement responsable de la pluie, et tout au long des champs flagellent cette statue (ce saint, ce Dieu) pour le punir de sa passivité, en imaginant qu’ainsi ils font souffrir celui que la statue représente.

Du fait de sa régression passagère la jeune fille dans un moment d’aber­ration, se retrouve à ce stade de l’évolution où cet acte semblait parfai­tement normal et susceptible de conséquences réelles38. Il n’y a relativement pas si longtemps, à l’orée d’une époque qui connaissait déjà des esprits comme Léonard de Vinci et Galilée, un politicien de l’envergure de Catherine de Médicis, avec le concours du magicien de sa cour, vouait au malheur ses ennemis en perçant d ’épingles des petites figurines de cire à leur image.

Ajoutons à tout ceci que nous connaissons bien d’autres manifestations d’exactement la même régression psychologique — manifestations cette fois non plus momentanées mais bien (temporairement) irrévocables : quand tout un système social est en régression alors ce phénomène est appelé « la réaction » et la lumière la plus vive qui pourrait être faite sur ce point sera celle que dégagent les flammes des bûchers des autodafés fascistes nazis sur les places de Berlin où sont brûlés livres et tableaux d’auteurs indésirables !

D’une façon ou d’une autre considérer l’une ou l’autre de ces structures de pensée comme un système fermé est une erreur profonde. La faculté de glisser d’un type de pensée à un autre, d’une catégorie à une autre,

37. J. Leyda dans son édition anglaise a rejeté en note (?) la fin de ce paragraphe [note A.P.].

38. Absent des textes russes et repris ici du texte anglais de J. Leyda [note A.P.].

et plus encore, la coexistence simultanée, en diverses proportions, des dif­férents types et stades, ainsi que la prise en considération de cette condition sont également importantes, éloquentes et révélatrices, dans cette sphère aussi bien que dans toute autre — en d’autres termes permettent dans une mesure égale l’explication de quantité de phénomènes dans tous les domaines :

« une représentation exacte de l’univers, de son évolution, du dévelop­pement de l’humanité de même que le reflet de cette évolution dans l’esprit de l’homme, ne peuvent donc être obtenus que par la voie de la dialectique avec son attention constante aux innombrables actions et réactions de la vie et de la mort, des changements progressifs et des changements régressifs... » 39.Cette dernière, dans le cas qui nous intéresse, est directement liée

à ces transitions dans les formes de la pensée sensorielle qui réapparaissent de façon sporadique dans les états d’aberration ou dans d’autres conditions analogues, et les images toujours présentes dans les éléments de compo­sition et de formes fondés sur les lois de ce type de pensée sensorielle, comme j’ai tenté tout à l’heure d’en donner preuves et exemples. Je n’ai donc plus à accumuler de nouveaux exemples, mais il me reste à ajouter une seule chose :

Après avoir dépouillé une énorme documentation sur des phénomènes de ce genre, je me heurtais naturellement à une question qui peut éga­lement vous inquiéter :

C’est ceci : Est-ce que l’art ne serait rien d’autre qu’une régression arti­ficielle dans le domaine psychique vers les formes des processus de pensée primitifs ? C’est-à-dire, un phénomène analogue à n’importe quel genre de drogue, d’alcool, de religion, de chamanisme ? La réponse à cette question est simple et extrêmement intéressante :

La dialectique des œuvres d’art est bâtie sur la plus curieuse des « unité- dualité ».

L ’élément affectif de l’œuvre d’art repose sur le fait qu’un double pro­cessus se déroule en elle simultanément : un impétueux élan progressif suivant les directions des plus hauts échelons explicites de conscience — et simultanément, au moyen de la structure formelle, une plongée dans les couches les plus profondes de la pensée sensorielle. Les pôles opposés de ces deux directions de courant créent une remarquable tension de l’unité de la forme et du fond sans laquelle et en dehors de laquelle il n’existe pas d’œuvres d’art authentiques. Dans ce remarquable principe et dans cette propriété réside la différence de principe illimitée qui permet de distinguer l’œuvre d’art de tous les domaines adjacents, semblables, ana­logues, « réminiscents » des phénomènes liés aux « formes de pensée primi­tives » interviennent.

C’est par l’unité indissoluble de ces deux éléments : — de la pensée sensorielle avec l’effort et l’élan intellectuel conscient — que l’art est unique inimitable, dans ces domaines où l’on dépend d’un déchiffrage comparatif pour une confrontation analytique.

Voici pourquoi avec cette thèse fondamentale en tête nous n’avons pas

39. F. Engels, id.

lieu de redouter un déchiffrage des lois fondamentales de la pensée senso­rielle en nous souvenant bien que l’unité et l’harmonie des deux éléments est nécessaire qui est la seule condition pour obtenir une œuvre d’art entièrement valable.

Si on laisse l’un ou l’autre de ces éléments l’emporter, l’œuvre d’art demeurera inaccomplie. Si on penche trop dans le sens de la logique- thématique, on obtiendra une œuvre sèche, logique, didactique — nous en avons des exemples typiques dans les films « agitprop » de triste mémoire. Mais si l’on exagère dans le sens des formes de pensée senso­rielle en négligeant quelque peu la logique-thématique, cela serait tout aussi fatal à l’ouvrage, qui serait de ce fait condamné à n’être qu’un chaos sensoriel délirant et surnaturel. Ce n’est que dans « l’unité-dualiste », dans la compénétration de ces deux tendances que réside, chargée de ten­sion, l’authentique unité de la forme et du fond40, c’est en cela ici que réside la différence essentielle de principe entre la plus haute activité artistique de l’homme et, par opposition avec elle tous les autres domaines dans lesquels intervient la pensée sensorielle ou ses formes primitives (l’infantilisme, la schizophrénie, l’extase mystique, l’hypnose, etc.).

Et si, en ce qui concerne le premier élément, nous sommes à la veille d’immenses victoires dans le domaine de l’appréhension du monde et d’une philosophie de la vie (ce dont témoignent les derniers films produits).

Cependant pour ce qui est de la technique de notre art il nous paraît nécessaire, pour nous d’approfondir aussi à présent et par tous les moyens les données du second élément. C’est dans l’intention de servir cet objectif que j’ai exprimé ici ces remarques, aussi fugitives soient-elles. Non seu­lement rien n’est encore acquis en ce domaine, mais tout commence à peine. Et ce travail nous est indispensable de la façon la plus impérieuse. L’étude de l’ensemble des matériaux de ces problèmes nous sera de la plus haute importance.

C’est en analysant et en assimilant ces matériaux que nous avancerons dans la connaissance des lois de la construction formelle et des lois intimes de la composition.

Or, comme vous le savez, pour ce qui est de la connaissance dans le domaine des lois de structure formelle, le cinéma, et à vrai dire, les arts dans l’ensemble, sont encore fort démunis. A part la formule douteuse de « distanciation » il n’y a rien. Même en ce moment, nous sommes en train seulement d’explorer en ces domaines quelques rudiments des systè­mes de lois, dont les germes profonds sont enfouis dans la nature même de la pensée sensorielle.

En comparaison avec la littérature et la musique, nous ne trouvons pour ainsi dire rien. Mais en analysantt dans cette direction toute une série de questions et de phénomènes nous pourrons accumuler dans le domaine de la forme un grand ensemble de connaissance exacte sans laquelle nous ne pourrions jamais parvenir à cet idéal commun de sim­plicité auquel nous pensons tous. Pour atteindre cet idéal, pour réaliser cette démarche il est indispensable que nous ne nous égarions pas dans une autre direction qui peut aussi se présenter bientôt à nous : le « sim-

40. Ce paragraphe absent des textes russes est repris d’après l’édition anglaise de J. Leyda [note A.P.].

plificationisme ». Il n’est pas besoin de s’étendre ici sur ce sujet ; cette question a été suffisamment débattue en littérature. Mais cependant je ne peux m’empêcher d’en dire deux mots car cette tendance est, dans une certaine mesure, déjà présente en nos films car certains parmi nous, sous prétexte de filmer « directement » ont tendance en dernier ressort à filmer « n’importe comment », et ça c’est terrible ! Car nous savons bien que l’essentiel n’est pas de filmer « précieux » et « joli » (une image devient « précieuse » et « jolie » lorsque son auteur ne sait ni ce qu’il veut filmer ni comment filmer ce qu’il veut).

L ’essentiel est de filmer expressif.Nous devons nous diriger vers la forme expressive-limite, et affective-

limite en utilisant le point extrême de la forme sobre et économique qui exprime ce que nous avons à exprimer.

Mais pour résoudre ces questions avec succès, il faut passer par un très sérieux travail d’analyse, par une très sérieuse connaissance de la nature intime de la forme artistique. Pour cela, nous devons aller de l’avant non par la voie d’une simplification mécanique du travail mais par la voie d’une vérification analytique méthodique de ce qui se trouve au cœur même de la nature de la forme affective.

Je n ’ai cherché ici qu’à vous donner quelques indications sur la direction suivant laquelle j’analyse actuellement ces problèmes, et je crois que c’est une bonne direction de travail. Et si nous revenions maintenant au cinéma intellectuel nous pourrons constater qu’il a rendu quelques services en dépit de sa propre reductio ad absurdum quand il a prétendu s’arroger un style exhaustif, un contenu exhaustif.

Cette théorie est tombée dans l’erreur de nous fournir non pas une unité de la forme et du fond, mais une identité en coïncidence des deux car dans une unité il est compliqué de suivre exactement comment une concrétisation effective des idées a été établie.

Mais lorsque les deux choses se sont « télescopées » en « une », alors on découvrit que la loi fondamentale des structures de la forme et de la composition était la démarche de la pensée sensorielle. Et aujourd’hui nous pouvons utiliser les lois ainsi découvertes à d’autres fins que « la construction intellectuelle », nous pouvons les appliquer à la réalisation des constructions multiples, à la fois du point de vue du sujet et de l’image. Dès lors que nous connaissons maintenant certains « secrets » et les lois fondamentales des structures de la forme et des structures effec­tives en général.

C’est là-dessus que je voudrais terminer.De ce que j’ai élucidé le long des lignes du passé et le long des lignes

de mes travaux actuels il apparaît, vous l’avez remarqué, une nouvelle différence qualitative.

C’est ceci : quand nous proclamions dans nos différentes « écoles » la priorité du montage ou du cinéma intellectuel ou du documentaire ou de quelque autre programme d’action, tout cela avait, avant tout un carac­tère de tendance. Ce que j’essaie aujourd’hui de vous exposer brièvement ne serait-ce que par allusions, du champ de mon travail actuel, a un tout autre caractère, cela revêt un caractère tout autre : il ne s’agit pas d’une tendance spécifiquement « tendancieuse » (comme le futurisme, l’ex­

pressionnisme ou tout autre « programme »), mais s’enfonce dans les ques­tions touchant à la nature des choses et ici les problèmes ne sont plus concernés par la ligne de quelque stylisation donnée, mais par la ligne d’une recherche en vue d’une méthode, d’un mode général pour les pro­blèmes de la forme également essentiel à tous les genres de réalisation dans le cadre d’ensemble du réalisme socialiste. D’intérêt de tendances, les questions s’élargissent vers un intérêt approfondi de toute la culture elle-même du « moyen » dans lequel nous travaillons ; que notre ligne directrice ici vire en direction de la recherche scientifique académique. J’ai ressenti ceci non seulement dans mon travail créateur, mais également dans ma propre vie : dès l’instant où j’ai commencé à m’intéresser à ces problèmes fondamentaux de la culture de la forme et de la culture du cinéma, je me suis trouvé dans la vie, non plus dans la production ciné­matographique mais engagé dans la création d ’une académie du cinéma tout récemment fondée qui commence à peine à prendre son essor et vers laquelle mes trois années de travail au G.I.K. tendent. De plus ceci est intéressant à noter, les phénomènes précédemment cités ne sont ni isolés ni l’apanage exclusif de notre cinéma : Nous commençons à percevoir toute une série de voies théoriques directrices qui cessent d’être uni­quement considérées comme des « tendances originales » et qui commen­cent, à travers permutation et transformation graduelle à s’indure aujour­d’hui parmi les questions scientifiques méthodologiques.

Il est impossible d’indiquer un exemple de cet ordre dans l’enseignement de Marr en philologie : auparavant de tendance « japhétique », dans la science du langage et qui a été révisé dans un sens marxiste, il entre dans la pratique non plus comme une tendance, mais comme une méthode généralisée de philologie et de psychologie dans l’étude des langues et de la pensée. Ce n’est pas par hasard qu’autour de nous naissent prati­quement sur tous les fronts, des académies. Ce n ’est pas par hasard que les querelles dans le domaine de l’architecture par exemple ne sont plus affaire de tendances rivales (Le Corbusier, Jeltowski) ; les discussions ne procèdent plus désormais là-dessus mais sur une synthèse des « trois arts », sur l’approfondissement des recherches sur la même nature même du phé­nomène de l’architecture.

Ce n’est donc pas par hasard qu’il se produit chez nous, dans le cinéma, quelque chose de très semblable : car dans l’étape présente, nous autres cinéastes, nous ne sommes plus séparés par des différences de principes, par des querelles sur tel ou tel postulat de programme à adopter comme dans le passé. H y a encore bien sûr, des nuances d’opinion individuelles mais à l’intérieur d’une compréhension globale d’un style unique : le réalisme socialiste.

Et ce n’est nullement un signe de dépérissement, comme il pourrait sembler à certains : « s’ils ne se battent plus c’est qu’ils sont tous morts » (la bataille est finie, faute de combattants !). Bien au contraire ! Préci­sément ici et précisément en ceci, je vois le plus grand, le plus précieux signe de notre temps.

Je pense qu’avec la seizième année de notre cinéma qui approche nous entrons dans une période exceptionnelle : ces indices que l’on peut retrou­ver aujourd’hui dans les arts voisins aussi bien que dans le cinéma sont les messagers annonçant la nouvelle que notre cinéma soviétique, après

plusieurs périodes de différentes divergences d’opinions et de conflit, entre dans son ère classique. Parce que les caractéristiques de ses intérêts nou­veaux et la manière particulière dont sont abordés tous ces problèmes, cette aspiration à la synthèse, cet enjeu et cette exigence d’une harmonie totale de tous les éléments depuis le sujet jusqu’à la composition de l’image « sans concession », cette exigence pour la qualité la plus haute et — tous ces facteurs que notre cinéma a pris à cœur d’acquérir — tout cela est la preuve du plus grand épanouissement d’un art.

Nous entrons, à mon avis, dans la période la plus remarquable de notre cinéma — celle du classicisme : la meilleure période et dans le meilleur sens du mot. Pour terminer, je vous dirai que dans une telle période ne pas participer créativement est désormais impossible. Et si, durant ces trois dernières années j’ai été totalement absorbé dans mes recherches scientifiques et dans mon travail pédagogique (dont j’ai évoqué tout à l’heure un aspect) j’ai décidé maintenant que tout en poursuivant mon travail d’académie je me plongerai, dès le début du printemps à nouveau dans la production d’une œuvre pour avoir aussi ma place dans ce classicisme en voie d’édification et pour y apporter ma contribution à ce classicisme qui comportera quelques-uns des éléments de l’immense dotation qui nous a été laissée. (Applaudissements.)

Après l’allocution de S. M. Eisenstein, tous les orateurs du Congrès ont, à tour de rôle et selon l’usage, émis leur avis sur les nouvelles tendances et les problèmes à l’ordre du jour et critiqué dans ce cadre leurs propres films comme ceux de leurs collègues présents (Poudovkine, Dovjenko, Ermler, Koulechov, Alexandrov, etc.), chacun d’eux s’en prit aussi à S. M. Eisenstein soit indirectement (à propos de ses films muets) soit directement (à propos des éléments de son discours) soit même person­nellement.

Il est nécessaire de citer ici de brefs extraits de ces interventions (les débats ont duré quatre jours!) qui ont incité S. M. Eisenstein à reprendre la parole dans son discours de clôture de congrès où nous le voyons, en répondant à ses détracteurs, préciser et commenter ses propres décla­rations tout en infléchissant le sens profond de sa pensée et de sa détermination de revenir à la production.

Premier interlocuteur: Leonide Treuberg41 qui ne fait que quelques allusions indirectes aux films de S. M. Eisenstein dans le cadre de son analyse des problèmes nouveaux :

Si nous extrayons Potemkine de son époque et si nous l’analysons de notre point de vue d’aujourd’hui, alors sans doute (il se trouvera un grand nombre de critiques qui pourront impitoyablement dénigrer ce film). Mais si nous le replaçons dans le cadre de son temps, force nous est de déclarer que pour son époque, c’était un grand film, un film superbe !... Cependant aujourd’hui il nous faut détruire quelques-unes des légendes qui furent créées autour de cette période dépassée. Au second jour du congrès Alexandre Dovjenko dont le propre film Ivan avait été sévèrement cri­

41. Leonide Trauber.

tiqué, après quelques allusions plus ou moins aimables42 s’en prend direc­tement à S. M. Eisenstein.

Et maintenant. Eisenstein. Tous ceux qui parlent de lui commencent en général par être nerveux, excités... Nous connaissons tous son rôle dans notre cinéma... Toutefois, j’ai été quelque peu troublé par son dis­cours d’hier. D’une part Eisenstein s’y est révélé un maître tant pour ce qui est des principes que pour la profondeur de la pensée (...) mais d’autre part il n’a pas pu nous dire ce qu’il entend faire. S. M. Eisenstein n’occupe plus dans notre cinéma la place qui lui revient. Me tenant sur cette estrade à ses côtés et l’aimant loyalement, je vais vous dire et lui dire ce que je pense de son œuvre. Je n’attends pas de S. M. Eisenstein qu’il nous raconte des histoires sur les femmes polynésiennes. Tout cela est beaucoup trop loin de nous. (...) Je pense que pour S. M. Eisenstein il vaudrait mieux qu’il observe les femmes vivantes autour de nous. Elles sont plus proches de nous et elles sont beaucoup plus importantes. Elles aussi mettent au monde des enfants, mais elles au moins peuvent accou­cher de façon relativement moderne. J’espère que vous entendrez cette métaphore comme il convient.

Quand j’écoutais le discours d’Eisenstein j’ai eu peur que, avec tout ce qu’il sait, avec son cerveau si « clair », il semble qu’il ne fera plus jamais de nouveaux films. Si j’en savais autant que lui, réellement j’en mourrai (Rires et applaudissements) je regrette que vous en riiez. J ’en ai peur mais j’espère que S. M. Eisenstein ne va pas continuer à tourner en rond48. J’ai peur aussi que son laboratoire ne finisse par crever sous la pression irrésistible de tous ces matériaux compliqués, confus mys­térieux et énigmatiques. Je suis convaincu qu’à plus d’un titre son érudition est en train de le tuer ! Non ! Excusez-moi ! Je ne voulais pas dire ça ! Je voulais dire : est en train de le démolir... Sergueï Mikhaïlovitch : si tu ne produis pas un film au moins cette année, alors je t’en conjure, n’en produis plus du tout ! Nous n’en aurons plus besoin ! Tu n’en auras plus besoin !... Avec tes films tu dois arriver à démêler tous les nœuds des intrigues autour de ta personne. Tu dois démêler en bloc et une fois pour toutes ce complexe freudien ! H faut en finir une bonne fois !... (...) J’ai fait tout ce que j’ai pu pour mettre une sourdine à ce que je tenais à dire, afin que Sergueï ne le prenne pas trop mal. Mais il est impérieux pour lui qu’il sente bien qu’il y a un travail formidable qui l’attend. Pour moi, Sergueï, ta production est mille fois plus sérieuse que toutes tes théories. Toutes ces histoires sur les femmes polynésiennes, tous tes scénarios avortés, je les échangerais avec joie contre un seul de tes films !

Puis ce fut au tour de Youtkevitch dont l’intervention s’achevait par :

En conclusion, je voudrais parler d’Eisenstein. S. M. Eisenstein est un génie et un maître, mais très souvent il est un théoricien dans l’erreur...

42. Parlant de Tchapaïev ; Dovjenko aurait dit : lorsque Tchapaïev apparaissait, même S. M. Eisenstein oubliait si le héros combattait en gros plan ou en plan améri­cain... Et si les maudits Blancs disparaissaient dans un fondu enchaîné ou dans la tombe...

43. Littéralement : qu’il ne continuera pas à mastiquer sa propre queue.

Sans juger les divers points intéressants dont il a parlé, je voudrais diriger mes remarques sur un certain élément. Eisenstein a parlé avec une pathos extraordinaire mais il m’a troublé parce que la pensée de ce remarquable artiste va de l’avant uniquement en ce qui concerne les processus internes de l’art il ne se dégage pas des limites imposées par le cadre de l’image (...) si George Sand avait connu Eisenstein, c’est à lui et non à Flaubert, qu’elle eût adressé ces quelques lignes qu’elle a tracées en janvier 1876 : « On ne doit mépriser aucun pouvoir du cerveau humain qui se dirige vers la recherche de la vérité ». Oui c’est ça que George Sand a écrit à Eisenstein ! Je parle parce que, Sergueï, tu as de nombreuses décisions à prendre mais tu ne t’exprimes qu’en un langage excessif. En réalité tu lis, tu réfléchis, tu travailles plus que moi et bien plus que la plupart d’entre nous. Tu as reçu une meilleure formation que je n’en aurais jamais. Tu es cent fois plus riche que n’importe lequel de nous ! Tu es un millionnaire ! Et tu es là à te plaindre comme si tu étais un miséreux. S’il te plaît, fais aux pauvres la charité ! Ton matelas est bourré d’or, et cependant tu as décidé de vivre de rien, si ce n’est de belles phrases et de mots subtilement choisis ! Mais qu’attends-tu malheureux, pour fouiller dans ton matelas, et pour te nourrir de ton or? Nourris-toi des idées et des sentiments que tu découvriras dans ta tête et dans ton cœur ! Et les mots, les phrases, les formes dont tu t’enorgueillis tant s’élimineront d’eux-mêmes grâce à ta digestion ! La recherche, c’est aujourd’hui ton but — mais elle ne devrait être qu’un sous-produit ! Une sincérité heureuse ne peut naître que des émotions — et les émotions ne peuvent naître que des convictions ! Sauf si tu ressentais une chose très passionnément — tu ne pourrais en être inspiré ! »

Vievolod Poudovkine s’étendit longuement sur ses propres œuvres, sa pro­pre position dans le cinéma soviétique et par rapport à ses nouvelles tendances puis aborde le discours de S. M. Eisenstein...

... qui était complexe, je dirais comme une galaxie ! Galaxie — c’est le système qui régit les étoiles, fascinant, plus vaste encore que notre système solaire ! (rires). Son discours était quelque peu brumeux, flou... Sa commu­nication, en son essence, était quelque chose comme ça : La voie de notre perception du monde à travers les arts, comme à travers toutes les manifestations du réel — est double. D’une part, il y a cette imagerie complexe de pensée, et d’autre part, il y a une détermination qui est intellectuelle, analysante, atomisante ! C’est cela les deux choses — et leur union seule peut donner à la perception sa plénitude. Ce genre de pensée, cette imagerie complexe, on les trouve sous une forme particulièrement intense uniquement auprès des peuplades qui en sont encore à l’aube de la culture. Souvenez-vous de ses Polynésiens ! Eisenstein trouve en lui l’acuité de l’acquisition intellectuelle et déclare que s’il unit le fil aigu de son intellect dans l’ordre de polarité avec l’imagerie totale créée par l’humanité, il pourra construire des scènes extrêmement intenses dans son œuvre d’art. Camarades ! Vous le savez : dans les œuvres d’art formi­dables créées par Gœthe la pensée scientifique s’unissait de même aux mythes et aux fables. Eisenstein ressemble un peu à Gœthe mais d’une façon un rien brumeuse !...

Enfin la série des discours devait s’achever par la communication de Sergëi Vassiliev qui interpelle directement S. M. Eisenstein.

Tu as toujours été notre maître, Sergueï Mikhaïlovitch et je m’adresse à toi comme un élève. Je veux que tu comprennes que les sujets théoriques et scientifiques dans lesquels tu es noyé à ton bureau ou tu es assis emmitouflé dans ta splendide robe de chambre couverte d’hiéroglyphes chinois et entouré par quantité de livres, de merveilleuses statuettes et tant d’autres beaux objets — que tu comprennes que tout ceci n’est pas tout — parce que c’est ceci qui t’empêche de participer. Jusqu’à ce que tu te décides à rentrer au vif de notre réalité et à ressentir ce que tout le peuple soviétique ressent actuellement — tu demeureras incapable de créer rien de vraiment significatif. Tu as créé Potemkine. Tu possèdes une passion révolutionnaire exceptionnelle, tu brûles de sentiment — mais quelque chose t ’est arrivé. Je ne tiens pas à en rechercher les raisons — mais ce que je veux vraiment c’est que tu te débarrasses de ta robe de chambre chinoise et que tu participes à notre réalité soviétique d’au­jourd’hui.

Après les discours, là discussion générale au cours de laquelle les participants pour la plupart ont tenu à ajouter leur grain de sel. Relevons d’abord l’intervention exceptionnelle de Lev Kouletchov dont les travaux venaient d’être sévèrement critiqués :

Quant à S. M. Eisenstein — vous avez tous parlé de lui avec chaleur et émotion, avec des sourires touchants et voilés de larmes — comme s’il était un cadavre que vous étiez en train d’enterrer de façon anticipée. Je tiens à lui dire à lui qui est tellement vivant, à lui que j’aime et que j’estime grandement. Mon très cher et très aimé Sergueï Mikhaïlovitch ! on a dit ici que l’on pouvait crever de trop de savoir et que l’on avait peur que cela risque de t’arriver ! Mon cher Sergueï, personne n’a jamais crevé de trop de savoir — mais il arrive que l’on crève de trop d’envie ! C’est tout ce que j’ai à dire.

Cette déclaration eut été la seule du genre n’était l’intervention de Lebedev qui, du fait de ses, fonctions, avait eu connaissance des travaux de S. M. Eisenstein et de ses programmes d’enseignements au G.I.K., et semble avoir été le seul (en tout cas parmi les interlocuteurs) à en avoir compris la portée :

Eisenstein est typiquement un érudit, un grand théoricien, un chimiste, et même un alchimiste ! Dans sa tentative d’établir les tables de loga­rithmes de l’art, il y a quelque chose de très semblable à l’alchimie... Eisenstein a absorbé les théories de Freud, de Marinetti le futuriste, de Pavlov le physiologue, de Bogdemov du Proletcult et de plusieurs psycho­logues et philologues bourgeois. Ce n’est que dans ces toutes dernières années, depuis son retour de l’étranger, qu’il a commencé à se mettre à l’étude du marxisme. De ce fait c’est maintenant seulement que nous pouvons parler de lui, comme un théoricien qui a maîtrisé aussi les métho­des du marxisme.

Eisenstein compare souvent ses travaux à ceux de Marx, tout comme ce dernier a recherché les racines du développement du langage parlé, S. M. Eisenstein recherche les racines et les formes du développement du langage filmique. (...) Si vous examinez la totalité de son activité créatrice, vous serez surpris de constater que, à l’exception de Potemkine qui se suffit à lui-même, l’une ou l’autre de ses œuvres n’est qu’une sorte d’ex­périmentation lui servant d’infrastructure à l’une ou l’autre de ces théo­ries... (...) Mais il prend ses matériaux dans la Révolution. Il est toujours en train de défendre les idées révolutionnaires et ses films s’inscrivent tou­jours à l’intérieur du cadre d’un thème soviétique. Personne ne peut l’accuser d’avoir recours au classicisme, ni à la pure littérature, ni aux problèmes de l ’Occident. Ses propres thèmes ont uniquement servi de matériaux aux recherches d’un savant pour qui l’objectif final était la quête d’un déno­minateur commun dans le langage de la forme filmique. Eh bien ! N’est-ce pas là une attitude respectable que de se préoccuper du langage filmique et de faire des expériences dans ce domaine afin de parvenir à créer une théorie nouvelle et de la vérifier dans la production de ses propres films ? Ce n’est pas juste parce que Marx est un grand académicien et un maître du langage que cela implique nécessairement qu’il puisse écrire des poè­mes. Il vaudrait mieux pour nous être patients et attendre que S. M. Eisen­stein trouve le genre de sujet qui l’absorbera entièrement, je pense qu’il serait bon que l’on mette à sa disposition un studio vide et qu’on lui laisse faire ses expériences pour vérifier ses théories... (...) car vous ne pouvez pas l’obliger à faire un film. E t de toutes façons les travaux d’Eisenstein ne sont pas des broutilles ; enfin du point de vue historique ils sont de la plus grande importance pour les étudiants en cinématographie.

Mais au cours des trois jours de débats, les critiques ont repris de plus belle ! Par exemple, avec Youkov :

Indiscutablement Eisenstein nous a aidés et lui-même en même temps, à examiner ses propres conceptions erronées. Mais dans son autocritique, S. M. Eisenstein n’est pas allé suffisamment loin pour lui permettre de formuler une plate-forme positive basée sur son autocritique. Comment pouvons-nous comprendre cette position du camarade Eisenstein sinon comme une tentative de justification en bloc des principes théoriques de notre cinéma sur lesquels justement il y a tant de conflits ? Le fait de poser les questions de cette façon prouve que tout dans la vie se répète en dehors de la lutte des classes et en dehors de la vision dialectique des thèses scientifiques... (...) Son incapacité à tenir compte de la tendance fondamentale du réalisme socialiste a entraîné Sergueï Mikha'üovitch à for­muler encore une dernière erreur : que nous sommes en train de pénétrer dans une période de soi-disant classicisme. Je ne vais pas discuter cette notion de classicisme (...) Je considère que son insistance sur cette notion est à la fois très dangereuse et très incorrecte. Parce qu’elle sape notre conception et notre compréhension du réalisme socialiste.

Cette seule citation suffira à préciser le climat de ce congrès dont l’atmosphère s’alourdit encore dans la soirée du 11 janvier (à l’avant-veille de la clôture du congrès) quand au cours de la soirée de gala consacrée

à ce congrès et à la célébration du 15e anniversaire du cinéma soviétique, il y eut en présence des plus hautes personnalités du pays, la première distribution honorifique de titres, décorations et médailles pour les cinéastes, depuis l’Ordre de Lénine jusqu’aux modestes diplômes d’honneur et pen­sions pour ancienneté. A la stupeur générale S. M. Eisenstein ne fut inclus ni dans les ordres de Lénine (douze furent attribués) ni dans les ordres du Drapeau Rouge du travail (14 attribués) ni dans les ordres de ïEtoile Rouge (5 attribués) ni dans les titres d’artistes du peuple (2 attribués). Il était le second nommé de la 5e catégorie ayant droit au titre de « travailleur émérite des Arts ». Il était le trente-cinquième nommé à ce tableau d’hon­neur ! Il est inutile de préciser que tous ses anciens collaborateurs, et assis­tants et, bien entendu, tous ses contradicteurs du congrès le précédaient, et de loin, dans la hiérarchie. On n’avait pas manqué pourtant de lui demander de préparer pour cette soirée de gala un nouveau discours qu’il écrivit (en marge des débats du congrès et la veille de la cérémonie) et plutôt deux fois qu’une, sa première rédaction ayant été refusée par les a u to r i té s i l reprit le texte définitif et le développa dans le discours de clôture qu’en tant que Président de cette Assemblée il était contraint de prononcer. Ce texte d’une importance45 au moins égale à celui prononcé quelques jours auparavant que l’on a lu ci-dessus, qu’il prolonge, précise et complète, ne figure pas (Pourquoi?) dans Film Form. Il semble néan­moins indispensable d’en donner ici les plus larges extraits possibles46 en conclusion à cette série d’événements dont on peut mesurer l’importance dans la carrière de S. M. Eisenstein.

S. M. Eisenstein

Il est effrayant de devoir prendre sur soi de prononcer les paroles qui vont conclure un événement aussi exceptionnel que notre conférence sur le travail de création. Je ne suis pas un orateur brillant. De plus tous les discours prononcés ici sont à un tel niveau et l’intervention du cama­rade Bliakhine consacrée au haut intérêt que nous témoigne le décret gouvernemental du 11 janvier nous émeut tous tant qu’il est particuliè­rement difficile de revenir encore une fois à toute la série de nos questions particulières dont il convient cependant de reparler.

L’une des particularités les plus remarquables de notre conférence, c’est que notre discussion s’est maintenue de bout en bout sur le plan le plus élevé et que l’on y chercherait vainement la moindre trace de ce que Lénine appelait des « petitesses »... Sur les questions fondamentales nous

44. Il fut sans doute jugé tel dès la fin du congrès puisque bien avant la publica­tion complète des discours et débats, il fut aussitôt reproduit dans la Literaturnàia Gazeta du surlendemain (15 janvier 35) et deux jours après dans Kino (17 janvier 35).

45. Mary Seton (op. cit., p. 344) prétend qu’il n’aurait pas prononcé en fin de compte ce discours ce qui semble contredit par la publication de son texte dans la Pravda du lendemain (12 janvier 35) sous le titre La vérité de notre temps quoi qu’il en soit le contenu de ce discours est repris et développé dans le discours final du congrès que nous citons plus loin.

46. Mary Seton ne s’y trompe pas qui en a publié un grand résumé émaillé de larges extraits du texte lui-même [note A.P.].

sommes d’accord et c’est ce qui est le plus remarquable dans notre conférence.

Mais je voudrais saisir l’occasion qui m’est donnée pour discuter la définition que notre camarade Youkov a proposée du « classicisme ». Je me suis servi de ce mot pour caractériser, dans le développement de notre cinéma, l’époque qui vient, à présent, de commencer. Dans son discours, notre camarade Youkov a paru bien « petit » et cela n’a pas « sonné » juste quand il s’est permis d’interpréter lui-même ma conception du classicisme comme une substitution au concept du Réalisme Socialiste. Sur ce point je me propose de disputer sa déclaration de bout en bout.

Il y a des gens qui, lorsqu’on leur parle de « classicisme », voient devant eux immanquablement un chapiteau corinthien ou une toile de Louis David. Il n’est pas question ici de ce classicisme. Il est question ici du classicisme en tant que modèle de la plus haute qualité.

Comme ici la discussion peut être philologique, permettez-moi de vous citer à propos de ce mot un passage de l’exposé qui a pour titre « Problème de la connaissance dans un éclairage historico-matérialiste » et qui a été lu à la session de l ’institut de Philosophie de l’Académie communiste, laquelle était consacrée au 25e anniversaire de la parution de « Matéria­lisme et empirocriticisme ». On y trouve les mots suivants :

a ... Nous employons toujours le mot classique. « Classique » dans le sens de modèle parfait. Cependant, peu connaissent le sens premier de ce concept. En fait, dans l’antiquité, ce mot « classicus » signifie de classe, la première classe portait avec fierté le nom de « classis » ; « clas­sicus » désignait tout ce qui avait trait aux représentants de cette première classe qui s’opposait à toutes les autres classes, en particulier aux « pro­létaires » de la Rome antique. Il va de soi que simultanément naquit une idéologie purement de classe et « classique » signifie « parfait » parce qu’il est question des qualités de la classe supérieure.

Tout ce qui fut le produit de l’activité et de la création de cette classe était parfait, exemplaire.

Nous voyons que chez Gellius « classicus » s’oppose à « prolétarius ». Chez lui, par exemple, écrivain classique s’oppose au prolétarien qui est sous-estimé en raison de son appartenance à la classe inférieure, aux « prolétaires ». Et en parlant d’un « écrivain de première classe » nous ne soupçonnons pas que nous répétons la même chose et que cela signifie : « écrivain appartenant à la première, à la classe supérieure de la société » (A. Dzeborine).

... Camarades ! La plus haute, la première classe de la société d’au­jourd’hui c’est la classe prolétarienne (applaudissements). A l’art le plus haut de la classe la plus haute appartiennent les droits de ce terme — le terme d’art classique !

En liaison avec ceci je voudrais dire la chose suivante ; nous avons entendu lors de l’ouverture de notre conférence l’exposé d’un non spécia­liste dans le domaine du cinéma. Je voulais dire que jusqu’à cette confé­rence il n’était pas un spécialiste mais que depuis cette conférence il est l’un des principaux spécialistes (applaudissements), principaux parce que S. S. Dinamov a su faire le principal, il a su réunir en un exposé remarquable tous les thèmes qui troublent la cinématographie, sans offen­ser aucune des questions, et il faut dire que nos camarades professionnels

ne sont pas montrés au même niveau dans bien des cas. Il y avait des moments où les accents se déplaçaient, où il n’était pas dit assez sur certaines questions. Malgré cela, j’ai déjà noté la haute signification de principe de ces déclarations, mais je voudrais attirer l’attention sur ceci : dans nos conversations, dans nos déclarations, a passé l’ombre d’un danger possible.

Nous avons tous noté et notons avec une joie infinie que la cinéma- tographie du point de vue conception du monde a grandi d’une manière colossale. Etait d’autant plus dangereux le sentiment qui passait parfois de penser que c’était exhaustif et que tout était dit. C’est ce qui se glissait dans certaines déclarations de metteurs en scène. Aujourd’hui, je dois noter avec une joie profonde que les opérateurs ont quelque peu corrigé ces questions. Peut-être n’ont-ils pas parlé aussi longtemps aussi bien que beaucoup de metteurs en scène, mais ils ont fait dans une série de déclarations ce tour de main supplémentaire que, comme dit Kozintsev, fait Moskvine en direction du cadre de mise en scène, après quoi tout va très bien.

C’est le problème de la responsabilité colossale et de l’importance de tous les éléments de la culture dont est formée une œuvre synthétique cinématographique. Je tiens à m’exprimer très nettement à ce sujet, parce que camarades, c’est un danger et une erreur dans lesquelles la pensée théorique est déjà tombée une fois.

Ces sentiments paraissent être concentrés dans la dernière phrase du discours du camarade Youtkevitch qui a cité une lettre de George Sand qui aurait pu m’être adressée. Rappelez-vous ! Il a terminé sa citation en disant : « E t voici ce que George Sand a écrit à... Eisenstein !» Il y avait aussi tout ce passage de son discours : « tu lis, tu réfléchis, tu travailles plus que moi et bien plus que la plupart de nous, etc. » (voir suite du discours). Eh bien ! Youtkevitch a pris pour l’assister George Sand. J ’ai donc commencé de mon côté à chercher quelle sorte de femme j’allais appeler à mon secours (rires) oui ! Mais en cherchant je me suis aperçu qu’après tout ce que Youtkevitch avait mobilisé pourrait aussi m’aider. Alors j’ai cherché, cherché — et enfin, j’ai trouvé... la phrase même citée par Youtkevitch. Le fait est que si Youtkevitch dans son discours s’est reposé sur George Sand, il semble bien que George Sand elle-même se reposait sur un bon nombre d’idées antérieures, d’idées reçues— du genre: Tant qu’on a la santé. Tout va bien! Je me suis permis de me servir de ces formulations parce qu’il y a dans la phrase de G. Sand un écho de ce que Vladimir Ilich Lénine disait en son temps à propos de la tendance du Proletkult. Vous savez que j’ai moi-même travaillé alors au Prolekult et qu’à cette époque, il y avait le célèbre slogan « si tu appartiens à la classe ouvrière, et si tu es jeune... (l’auditoire répond en chœur) tout ira bien » .47

Et j’ai dû me battre contre une telle situation dans les années 20-21. Vous ne croiriez pas ce qui se passait alors dans le théâtre quand les

47. S. M. Eisenstein rappelle l’attitude des responsables du Proletkult désireux de laisser toute leur spontanéité aux jeunes ouvriers quand bien même leur incompétence les amenait à singer les pires réalisations du temps des Tsars. C’est alors qu’avec quelques camarades ils imposèrent une totale déviation à cette tendance.

metteurs en scène étaient assis et essayaient que naisse chez le jeune étudiant, ouvrier Antonov, une manifestation expressive qui serait une manifestation parfaite, et tous s’efforçaient de ne pas s’en mêler : comme il dira, comme il comprendra, comme cela devra être. Les premiers temps, j’étais moi aussi assis, je regardais et pensais : « Et peut-être que réellement c’est comme ça. » Mais plus tard j’eus une autre approche et commençai à analyser : de quoi est-il ici question ? Il s’avérait que dans de nombreux cas cette originalité attendue n’était qu’un simple refrain et non le refrain d’un riche héritage culturel, mais de modèles les plus éculés, auxquels étaient condamnés au temps du tsarisme les ouvriers de diverses régions dans leur aspiration à la culture et à l’art. Alors, nous prîmes une autre inclinaison en nous appuyant sur ce que disait Lénine du Proletkult : il fallait donner toutes les formes les plus parfaites de la culture, de l’art, de la technique à ces jeunes ouvriers qui venaient vers nous dans les studios et les théâtres du Proletkult.

Pour nous éviter donc le risque de retomber dans les mêmes erreurs, j ’ai pensé qu’il était de mon devoir de vous rappeler tout ceci aujourd’hui ; la phrase exacte de George Sand citée par Youtkevitch se retourne contre lui d’une autre façon encore ; il me faudrait utiliser ici en plus de la lettre de George Sand, les remarques qui se trouvent dans les écrits du destinataire, Gustave Flaubert lui-même. De fait, c’est bien Flaubert qui a écrit ce commentaire remarquable que « l’imperfection de la forme est toujours la preuve que l’on n’étreint l’idée que de façon imprécise » 43 cepen­dant je ne voudrais pas me lancer dans de telles polémiques avec le cama­rade Youtkevitch. Comme je l’ai dit, et il en est d’accord et nous en sommes tous d’accord, son film Contreplan avec toutes ses admirables vertus idéologiques, ne représente pas le dernier mot en fait de perfection. D’accord ? (nombreuses voix : oui, d’accord, certainement). Je ne compte pas en déduire la conclusion réciproque que si ce film n’est pas parfait dans tous ses éléments de composition, cela découlerait de l’insincérité du réalisateur. C’est impossible ! J ’ai trop de respect pour le travail des créa­teurs et, dans leur intérêt, je préfère ne pas adopter George Sand comme guide conducteur et je m’en tiendrai à ce que Lénine nous a appris au sujet du Proletcult. Ce qui m’amène à la question qui a eu cours ici, à savoir, que nous sous-estimons gravement le travail et les recherches dans la technique de notre art particulier et les solutions à ses nombreux pro­blèmes spécifiques.

Aucun de nous ici n’a eu à subir autant de compliments sur sa sagesse distinguée que moi-même chacun ou presque y a fait allusion et de la façon la plus charmante « cher Sergueï MikhaÏÏovitch nous te considérons tous comme un tel puits de science, etc., etc. », mais aussitôt qu’il s’agissait de l’activité concrète du même Sergueï Mikhaïlovitch, c’était alors comme si l’on m’encourageait gentiment sur l’épaule comme pour me faire comprendre « tout ce que tu fais à l’Académie et dans tes recherches, c’est inepte/

48. Il est vraisemblable que S. M. Eisenstein fait ici allusion à la lettre que Flau­bert adresse à George Sand en réponse à la lettre citée par Youtkevitch. Vr. G. Flau­bert : Correspondance (7e série, édit. L. Couard, Paris 1930, pp. 280-283). Il a écrit : Enfin, je tâche de bien penser pour bien écrire... (...)

absurde. Tu dois produire des films. Tout le reste de ton travail — tout ça ne vaut rien ! »

Je sens qu’il est important de réaliser des films et je vais réaliser des films. Mais je sens aussi que le travail de réalisation doit aller de pair avec un intense travail théorique et de recherche (des voix : C’est vrai ! C’est exact ! Applaudissements). Et à ce propos je voudrais répondre à Sergeï Vasiliev : Dans ton discours tu m’as dit « je m’adresse à toi comme un élève à un maître ». Eh bien permets-moi de te parler comme un maître à un élève. Quand tu évoques ma robe de chambre chinoise cou­verte d’hiéroglyphes dans laquelle je suis emmitouflé quand je m’assieds devant mon bureau pour travailler, tu commets une erreur grave : il n’y a aucun hiéroglyphe sur ma robe de chambre. E t quand je suis à ma table je ne m’abîme pas dans la contemplation abstraite des statuettes que je possède —, je ne les regarde même pas ! Quand je suis à ma table je travaille aux problèmes qui vont faciliter l’essor de la jeune génération de cinéastes ; et si je demeure assis à ma table à travailler, je le fais afin que toi-même tu ne perdes pas de temps à ce même travail et que tu puisses continuer à faire des films aussi remarquables que ton Tchapmev ! (applaudissements).

Tous ces racontars au sujet d’une pseudo tour d’ivoire vous sont familiers ! Eh bien ! si nous devons parler de tour d’ivoire, permettez- môi alors de me réfugier non pas dans une tour d’ivoire mais dans la certitude que je vis au cœur d’une unité combattante de laquelle je ferai une percée vers les sujets de notre cinéma. Et si, ces dernières années je me suis consacré aux problèmes théoriques et académiques — en par­ticulier quant à la méthode, à la théorie et à la pratique de la formation de jeunes cinéastes — à partir d’aujourd’hui je me remets au travail de production et de création (longs applaudissements).

Et maintenant, à ce propos, je voudrais aborder un point que personne n’a osé évoquer ouvertement mais qui, je le sais, vous a tous émus. Et je voudrai régler cette question carrément. Il s’agit de ce point de la décision des autorités, des responsables du gouvernement quant aux dési­gnations et récompenses honorifiques en commémoration du 15e anniver­saire de notre cinéma —, et qui me concerne. Quels sont vos sentiments, quels sont mes sentiments quant à cette décision ?

Camarades ! je considère que ce document qui nous a été attribué par le Gouvernement est de la plus grande importance ; et pour ce qui est du point qui me concerne directement, je pense qu’il est encore plus sage que dans tout le reste je l’interprète ainsi : l’essentiel est — et vous le savez —, que je ne me suis pas associé toutes ces dernières années au travail de création ou de production. Je vois donc dans son choix une haute décision éloquente du Parti et du Gouvernement que je dois revenir à la production.

Je suis un réalisateur et un pédagogue et il est possible que j’eusse agi de même sans me soucier si cela pouvait briser le cœur à quelqu’un. Camarades, je n’ai pas le cœur brisé ! je n’ai pas le cœur brisé parce qu’un cœur qui bat pour l’accomplissement des objectifs bolchéviques ne peut pas être brisé (très longs applaudissements, tous les assistants se lèvent et continuent à applaudir bruyamment debout). Camarades ! Ces jours-ci vous avez tous généreusement reconnu que j’avais un cerveau. Je

vous prie de bien vouloir reconnaître à partir d’aujourd’hui que j’ai aussi un cœur ! (acclamations) que le camarade Youtkevitch ait voulu dire ou non ce qu’il a dit à mon sujet, des films comme le Cuirassé Potemkine sont réalisés avec le cœur et le sang ! Et ce que je suis en train de dire ici n’a qu’un seul but : mettre fin une bonne fois à tous les cancans et à tous les commérages sur celui qui aurait été méconnu et sous-estimé. Ces sentiments vous devez les arracher de votre âme, les déraciner avec la résolution toute bolchevique (applaudissements). Tout cela ne peut que nous gêner dans nos travaux. Le travail que nous accomplissons dans notre action communiste ne disparaîtra pas, c’est un travail historique et il se montrera payant. C’est le plus beau compliment que l’on puisse avoir.

Je voudrais dire, en conclusion, que le grand événement historique pour le cinéma que nous venons de vivre ces jours-ci, nous mobilise tous pour affronter les formidables, les redoutables problèmes qui nous attendent demain !... Cette nouvelle période est et sera celle de la plus grande harmo­nie intérieure. Cela ne veut pas dire pour autant que nous devions paisi­blement nous endormir comme au Paradis, sans vigilance et sans combat ! Beaucoup a déjà été fait, mais il reste encore davantage à faire !... Cela signifie que notre lutte pour la pureté des méthodes du réalisme socialiste se fera à un niveau élevé, nous parlerons à haute voix, nous parlerons sur la base de la vision du monde socialiste des cinéastes, ce qui n ’était pas auparavant.

— Camarades ! Il est tout à fait possible que nous ayons mélangé tous les accents, que nous ayons blessé certains parce que nous n’avons pas assez parlé d’eux ou de leurs œuvres. Il se peut que se soient les réali­sateurs, les acteurs les cameramen. Camarades, ce n’est pas cela ! Peut- être n ’en avons-nous pas parlé dans chacune des sessions, dans chacun des discours — mais tous nous sentons, et tous nous savons qu’il ne pourrait y avoir qu’un collectif sans talent quand un créateur en nie un autre ! (applaudissements) etc, camarades, vous ne devez pas oublier le rôle for­midable que joue dans votre travail la direction directe. Vous savez que nous nous sommes querellés, que nous avons discuté avec le camarade Choumistsky dans nos discours et dans la presse. Mais hier, à la soirée pour ceux qui ont été honorés par le Gouvernement, nous avons tous embrassé Choumistsky et Frédéric Ermler a déclaré que commençant là une nouvelle ère pour toute notre activité —, une ère de coopération directe et de compréhension totale l’entreprise commune des ouvriers créa­teurs (que j’avais l’honneur à ce moment-là, de représenter) dans la voie tracée par le Parti et qui entraîne nos entreprises bolchéviques et nous tous qui y travaillons ensemble (applaudissements). Camarades il resterait à conclure tout ce qui a été dit ici. Je pense que nous pouvons renoncer à une conclusion qui formulerait à nouveau toutes les positions. Nous pensons que c’est seulement la première réunion mais nous pouvons dire que nous nous sommes révélés une des réunions des plus puissantes qui ont eu lieu dans le domaine de l’art. Pourquoi? Parce que comme for­mules et conclusions nous avons des documents d’une inestimable impor­tance historique, comme ceux que nous avons lus ces jours derniers à la première page de nos journaux. Ces mots que nous a adressés le Comité Central de notre parti et la direction du pays des Soviets.

Il ne peut y avoir de meilleure conclusion, il ne peut y avoir de meilleur programme futur imparti à la discipline artistique à laquelle nous parti­cipons, que celle tirée de découverte dans la beauté socialiste que le Camarade Dinamov a évoqué au début de son rapport.

Je pense, Camarades, que là-dessus nous pouvons conclure notre congrès. Nous savons clairement ce que nous avons à faire dans le futur. (Immense ovation).

** *

AJOUTS

Perspectives article écrit fin 1928 et publié dans Iskousstuo-kino ; n° 1-2 1929, pp. 116-122 à la veille du départ de S. M. Eisenstein pour l’Occident. Traduit en un texte abrégé par S. M. Eisenstein en allemand : Der Quar- schmitt, I 1930 puis en anglais: The left (Davenport, automne 1931). Le texte intégral traduit par J. L. : Film Essays (Dobson 1968, pp. 35-47) puis en français par L. et J. Schnitzer : Cahier du Cinéma (n° 209, II 69, pp. 22-29).

Une autre partie de Perspectives paraît en allemand Der Film der Zukunft dans Vossische Zeitung (annonçant son film Le Capital, trad. N.Y. Herald Tribune 22.1229.)

...Provoquer des tensions intérieures et à travers leur résolution dialec­tique, fournir aux masses-spectatrices un stimulant nouveau pour la recréa­tion du réel.

Quelle différence y a-t-il entre une parfaite méthode oratoire et une parfaite méthode d’acquisition du savoir ?

Le dualisme des sphères du « sentiment » et du « raisonnement » aura son terme grâce à l’art nouveau.

Restituer la sensualité à la science.Restituer sa flamme, sa passion au processus intellectuel.Replonger le processus de réflexion abstraite dans la fièvre de l’action

pratique.Rendre aux formules théoriques châtrées la généreuse exubérance des

formes ressenties et vécues.Conférer à l’arbitraire formel, la clarté de la formulation idéologique.Voici les gageures ! Voici les exigences que nous notifions à la nouvelle

période de l’art dans laquelle nous pénétrons maintenant.Quel est donc cet art pour lequel ces exigences ne seraient pas exces­

sives.Uniquement, exclusivement le cinéma !Uniquement, exclusivement le cinéma intellectuel. Film-synthèse de

l’émotionnel, du documentaire et de l’absolu.Seul un cinéma intellectuel peut résoudre le conflit entre le « langage

de la logique » et le « langage des images » grâce au langage dialectique du film...

Conférence à la Sorbonne (in extenso dans Revue du Cinéma 1929)?

TROISIÈME PARTIE

LE MAITRE1939-1948

De la structure (du film)“ O stroieniyi veschei ”

de la structure des choses *

1938-1939

Chagrin/douleur/peine

Texte achevé le 1er janvier 1939 (ou la seule première partie qui en tous cas fut...) . .Publié dans Isskoustvo Kino, n° 6, juin .1939, Biblio J. Leyda : p° 187.Une version « abrégée » en aurait été publiée auparavant dans :

L’Anthologie sur la M ise en scène des film s (Moscou, 1939). inclus dans Œuvres choisies.Ou vr Cahiers n° 211 : reprise identique de la lre partie de l’article (jusqu’à

Potemkine) : LA NON INDIFFERENTE NATURE : De la structure des choses « NERAVNODOUCHNAIA PRIRODA »

serait le 2e chapitre du « grand ouvrage » portant même titre, tome III des Œuvres choisies

vr Biblio J. Leyda 296: dans Isskoustvo Kino, 1962, n° XI (pp. 99-122), « fragment d’un essai théorique écrit en 1945 et préparé pour la publication par Léonide Kozlov »

MONTAGE de la Collection Change du Seuil, IX, 1968 : extraits.Film Form : première traduction anglaise « qui om et une analyse mathématique détaillée des proportions idéales (en relation avec les parties interdépendantes de Potemkine) employant des illustrations tirées de la pratique de l’architecture, de la poésie et de la peinture » (J. Leyda).Traduction (franco-anglaise) « abrégée » :

manquent les 10 premières pages de J. Leyda dans la lre partie : voir ci-dessus Réflexions d ’un cinéaste.sous le titre L ’unité organique et le pathétique dans la composition du Cuirassé

Potemkineet repris dans Cahiers du Cinéma (n° 82, avril 1958).

Disons que l’on doive représenter, à l’écran, la tristesse.La tristesse « en soi » n’existe pas.La tristesse est concrète, toujours liée à quelqu’un ou à quelque chose.

Elle a ses supports : les personnages qui sont tristes dans le film. Elle

( DE LA* « Choses » — ► choses d’art = objets d’arts donc { STRUCTURE

j, ( DES OBJETSde natura rerum (de la nature des choses)

En 1940 S. M. Eisenstein publie : Encore sur la Structure (Film essays, pp. 92-108). En 1945/6 S. M- Eisenstein reprend ce texte et l’intitulera (tome III des Œuvres) « de la nature des choses ».

a ses consommateurs : les spectateurs du film, si la représentation de la tristesse parvient à les rendre, eux-mêmes, tristes.

Ce dernier effet n’est pas nécessairement obligatoire dans tous les cas où l’on représente la tristesse : la tristesse de l’ennemi, au moment de sa défaite, suscite la joie du spectateur solidaire du vainqueur.

Ces considérations élémentaires sont évidentes, cependant elles contien­nent les problèmes les plus complexes de la réalisation d’une œuvre d ’art, car elles concernent ce qu’il y a de plus palpitant dans notre travail : le problème de la représentation et du comportement envers ce qui est représenté. La composition est l’un des moyens les plus efficaces pour représenter ce comportement. Encore que ce comportement ne pourra jamais être entièrement représenté par la seule composition. Et encore que ce ne soit pas là la seule tâche de la composition.

Je voudrais, dans cet article, traiter de cette question particulière : comment la réalisation de ce comportement s’obtient justement par la voie étroite de la composition.

Le comportement envers un fait représenté s’incarne dans la manière dont ce fait est présenté. Jusqu’à 1 un maître en fait de « comportement », Franz Kafka, qui a souligné que le point de vue physique est essentiel :

« Diversité des idées que l’on peut se faire, par exemple, d’une pomme : l’idée du petit garçon qui est obligé de tendre le cou pour arriver tout juste à voir la pomme sur le dessus de la table —, et celle du maître de maison qui prend la pomme et l’offre librement à son convive2. » Aussitôt, une question se pose :Quels seront les moyens et les méthodes à employer pour façonner

Ij la représentation afin qu’elle révèle simultanément, d’une part ce qu’elle : S; est censée montrer —, et d’autre part comment l’auteur se comporte envers ; \\ elle et comment l’auteur désire que les spectateurs la reçoivent, la res- i < | sentent et y réagissent ?

Nous allons considérer ceci du point de vue de la seule composition. Nous examinerons, pour cela, un cas où la résolution de ce problème — concrétiser la façon dont le créateur l’appréhende —, sera essentiellement réalisé par la composition, prise ici en tant que loi de construction du représenté. Cela est, pour nous, de la plus haute importance, car on a très peu écrit sur le rôle de la composition au cinéma, et les traits de la composition dont je veux parler ici n’ont jamais été mentionnés dans la littérature cinématographique.

H peut y avoir coïncidence entre l’objet de la représentation et la loi structurelle par laquelle il est représenté. C’est le cas le plus simple et on vient ici plus ou moins à bout du problème de la composition. C’est une structure du genre le plus simple ! La « tristesse triste », « la joie joyeuse », la « marche marchante », etc. En d’autres termes : le héros s’attriste et, à l’unisson avec lui, la nature s’attriste — et la lumière —, et la composition du plan parfois — et le rythme du montage plus

1. Cette fin de paragraphe et la citation semblent omis du texte russe. Nous les extrayons du texte anglais de J. Leyda qui les a rajoutés [note A.PJ.

2. Franz Kafka : Carnets, Méditations, sur le péché, la souffrance, l'espoir et le Vrai chemin — 11 — 12 — Marthe Robert (Cercle du Livre Précieux, tome VII des Œuvres Complètes, édit. C. Tchou, Paris, 1964, p. 16).

rarement —, mais, le plus souvent, on y accole une musique triste ! Il en est de même quand il s’agit de la « joie joyeuse », etc.

Déjà, dans ces cas les plus élémentaires, apparaît avec une parfaite évidence ce qui alimente la composition et ce dont elle tire sa pratique et ses matériaux : la composition extrait ses éléments de structure du phéno­mène représenté et, à partir de ces éléments, elle compose ses règles de construction de l’œuvre (contenante).

Ce faisant, cette composition prend en vérité ce genre d’éléments, d’abord, de la structure du comportement émotionnel de l’homme conjoint au contenu éprouvé de tel ou tel phénomène représenté. C’est pour cette raison qu’une composition authentique est dans tous les cas profondément humaine, que ce soit dans la structure rythmique « bondissante » des séquences joyeuses, dans le montage « d’une monotonalité étirée » d’une scène triste, ou dans la résolution lumineuse o pétillante de joie » d’un plan.

Diderot tire les principes de composition3 de la musique vocale — et ensuite de la musique instrumentale — des fondements de l’intonation du discours humain, vivant, émotionnel, et simultanément des phénomènes sonores de la nature réceptrice environnante.

Et Bach — le maître des formes les plus complexes de composition musicale — affirme lui aussi cette approche humaine des fondations de la composition comme point de départ d’une pédagogie directe.

Forkel4 a décrit ses méthodes d’enseignement :« H considérait ses parties musicales comme étant des personnes de bonne éducation, qui auraient eu entre elles une conversation intéres­sante. Etaient-elles trois ? Chacune pouvait à son tour garder le silence et écouter les autres parler, jusqu’à ce qu’il lui plut à elle-même de dire quelque chose. Dans la partie la plus intéressante du discours musi­cal, si quelques notes, venant tout à coup s’introduire, tentaient sans

3. Denis Diderot : Le Neveu de Rameau (dans Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, édition Gallimard, 1951, pp. 480-481). Le texte de Diderot qui complète en l’illustrant le propos de S. M. Eisenstein est : « Le chant est une imitation, par les sons, d’une échelle, inventée par l’art ou inspirée par la nature, comme il vous plaira, ou par la voix ou par l’instrument, des bruits physiques ou des accents de la passion; et vous voyez qu’en changeant là-dedans les choses à changer, la définition conviendrait exactement à la peinture, à l’éloquence, à la sculpture et à la poésie. Maintenant, pour en venir à votre question, quel est le modèle du musicien ou du chant ? C’est la déclamation, si le modèle est vivant et pensant ; c’est le bruit, si le modèle est inanimé. Il faut considérer la déclamation comme une ligne, et le chant comme une autre ligne qui serpenterait sur la première. Plus cette déclamation, type du chant, sera forte et vraie ; plus le chant qui s’y conforme la coupera en un plus grand nom­bre de points ; plus le chant sera vrai, et plus il sera beau... » [Note A.P.]

4. Cette citation de Johann-Nikolaus Forkel (de Vie, talents et travaux de J.S. Bach, 1802, trad. Félix Grenier, coll. Jouaust, édit. J. Baur, Paris, 1876, p. 203) semble avoir été substituée par J. Leyda dans son édition anglaise (d’après la célèbre trad. M. Stephenson) à la citation russe que S. M. Eisenstein a prise dans l’ouvrage de E. Rozenov : J.S. Bach et ses descendants (1911) qui cite, en le déformant, ce passage <ie Forkel, sans même le nommer : « Selon les renseignements qui nous sont parvenus par les élèves de Bach, il leur enseignait de considérer... » Forkel (1749-1818) fut en effet élève de Bach, ami de ses fils et surtout musicien-musicologue réputé, le pre­mier biographe sérieux de Bach, le premier aussi à avoir entrepris en Allemagne une immense Histoire de la Musique. Nous lui devions bien après J. Leyda de restituer son texte authentique [note A.PJ.

raison de dire un seul mot, voire une seule syllabe, Bach considérait leur incartade comme une inconvenance et faisait comprendre à ses élèves toute l’étendue de cette irrégularité. »C’est en procédant exactement de la sorte, en se basant sur le feu

croisé des émotions humaines, en se basant sur les expériences humaines, que le cinéma doit aussi édifier ses démarches structurales et ses construc­tions de composition complexe.

Prenons, par exemple, l’une des scènes les mieux réussies d 'Alexandre Nevsky : celle de l’attaque de la horde5 allemande sur l’armée russe, au tout début de la Bataille des Glaces6.

Cette séquence restitue dans toutes ses nuances le sentiment d’une terreur croissante, quand, devant le danger approchant, le cœur se serre et le souffle manque. La structure du « galop de la cavalerie (1) », dans cette séquence, est exactement calquée sur les variations du dévelop­pement interne de ce sentiment. Ce sont ces variations qui ont dicté les rythmes d’accroissement de césure, d’accélération et de ralentissement du mouvement. Le battement tumultueux d’un cœur affolé a donné le rythme des sabots au galop ; sur le plan figuratif : c’est le galop des chevaliers (Teutons à l’attaque) ; sur le plan compositionnel : c’est le battement du cœur qui s’affole à se rompre.

Pour obtenir la réussite de cette séquence, les deux structures (figurative et compositionnelle) sont fondues ici dans le tout indissociable d’une représentation terrifiante : le début d’un combat non pour la vie mais pour la mort !

Et cet événement, à mesure qu’il se déroule sur l’écran suivant la « courbe » de telle ou telle émotion, rebondit de l’écran sur le spectateur dont il provoque l’émotion suivant la même « courbe », suscitant en lui le même enchevêtrement de passions qui, à l’origine, a déterminé le schéma de composition du film. Voilà le secret de l’affect émotionnel authentique d’une vraie composition. Prenant comme source la structure d’une émotion humaine, elle éveille infailliblement l’émotion, et suscite infailliblement l’ensemble complexe de ces impulsions qui l’ont engendrée (la composition).

Dans toutes les disciplines artistiques — et dans l’art filmique plus que dans tout autre, aussi ignoré que cela soit en cette discipline —, ce sont précisément ces moyens d’abord, qui peuvent accomplir ce que Tolstoï disait de la musique :

« La musique, elle, me transporte d’emblée, immédiatement dans l’état d’âme où se trouvait celui qui l’a écrite...7 »

5. Littéralement «cochon», faisant allusion à la disposition de combat de la cavalerie teutonne sous forme triangulaire (un « coin »). Pour éviter que le terme cochon fut pris (nous sommes en 1938-39 quand S. M. Eisenstein écrit ce texte) pour une injure politique — ou ne suggère une confusion avec les « cochonneries » dont il va être abondamment question plus loin, il nous a paru préférable d’utiliser une indication neutre [note A.P.].

6. Cette séquence va être analysée par S. M. Eisenstein dans ses moindres détails d’organisation structurelle, précisés par un précieux graphique, peu après, dans le troisième volet du Montage vertical : la forme et le fond : la pratique, inclus plus loin en ce volume [note A.P.].

7. Tolstoï : La Sonate à Kreutzer (trad. Sylvie Luneau, édit. Gallimard, 1958), chap. XXIII, p. 114.

Et ceci — des cas les plus simples aux plus complexes —, est Y un des types possibles de construction.Mais il est aussi un autre cas, où le créateur, au lieu d’une résolution

du type « la joyeuse joie », est obligé de trouver les vecteurs de compo­sition pour, par exemple, « la mort affirmant la vie ».

Comment faire dans ce cas ? Il est alors évident que la loi de construction d’une œuvre d’art ne peut se nourrir exclusivement des éléments dérivant directement des émotions, conditions et sensations humaines naturelles et communes, liées au phénomène donné. Pourtant la loi de composition demeure inchangée dans ce cas aussi. Mais les schémas de composition devront être ici recherchés non plus tant parmi les émotions relatives à ce qui est représenté mais d’abord et surtout parmi les émotions relatives au comportement envers ce qui est représenté.

Mais un problème de ce genre est plutôt exceptionnel et il n’est nullement fatal qu’il ne se retrouve dans tous les cas. Et, habituellement, dans ces circonstances, apparaît le tableau bien singulier, très souvent inattendu, d’un phénomène transféré et élaboré d’une façon qui serait inso­lite dans des circonstances « normales ». En littérature, les exemples de cet ordre abondent et à tous les degrés. Ici, cette méthode apparaît déjà dans des éléments primaires du développement de la composition, comme une structure « imagiste », éventuellement résolue par le recours à des analogies.

Certaines pages littéraires nous présentent même des exemples de struc­tures compositionnelles absolument imprévues qui montrent des phéno­mènes « en eux-mêmes » tout à fait habituels pour nous. Et ces structures, soulignons-le, ne sont pas le moins du monde définies, alimentées ou engendrées par des déviations formalistes ni par des recherches d’extra­vagance 8. Je pense en particulier à quelques exemples tirés de la littérature réaliste classique. Classiques, ils le sont dans la mesure où, par les moyens mis en œuvre, ces exemples incarnent avec une rigoureuse clarté, un jugement rigoureusement clair sur une situation donnée et un compor­tement rigoureusement clair face à une situation donnée.

Que de fois, par exemple, ne rencontre-t-on pas, en littérature des descrip­tions de « l’adultère » 9 ! Aussi variées que puissent être les situations, les circonstances, et les comparaisons imagées choisies pour le dépeindre —, il en est peu d’aussi impressionnante que celle où les « étreintes criminelles des amants » sont, de façon imagée, identifiées à... un meurtre !

« Elle se trouvait si coupable, si criminelle qu’il ne lui restait qu’à demander grâce ; et n’ayant plus que lui au monde, c’était de lui qu’elle implorait son pardon. En le regardant, son abaissement lui paraissait si palpable qu’elle ne pouvait prononcer d’autre parole. Quant à lui, il se sentait pareil à un assassin devant le corps inanimé de sa victime : ce corps immolé par lui, c’était leur amour, la première phase de leur amour. Il se mêlait je ne sais quoi d’odieux au souvenir de ce qu’ils avaient payé du prix effroyable de leur honte. Le sentiment de sa nudité morale écrasait Anna et se communiquait à Vronski. Mais quelle

8. Expressions communément employées par les détracteurs de S. M. Eisenstein [note J. Leyda].

9. En français dans le texte (mais phonétiquement en caractères russes) [note A.P.].

que soit l’horreur du meurtrier devant sa victime, il ne lui faut pas moins cacher le cadavre, le couper en morceaux, profiter du crime commis. Alors, avec une rage frénétique, il se jette sur ce cadavre et l’entraîne pour le mettre en pièces. C’est ainsi que Vronski couvrait de baisers le visage et les épaules d’Anna. Elle lui tenait la main et ne bougeait point. Oui, ces baisers, elle les avait achetés au prix de son honneur ; oui cette main qui lui appartenait pour toujours était celle de son complice...10 »Ainsi, dans ce passage d 'Anna Karénine, c’est à partir du comportement

intime de l’auteur face à cette situation (et non à partir des émotions ou des sentiments des protagonistes eux-mêmes) qu’a été élaborée, tout au long d’une scène superbement cruelle, la structure imagée de la comparaison (tout comme Zola traite ce même sujet, en ses innombrables variations, au long du cycle des Rougon-Macquart). Rappelons que Tolstoï a inscrit en épigraphe à ce roman :

« A moi la vengeance et la rétribution (Deutéronome, XXXII, 35)11 ». Dans une lettre qu’il écrivit le 23 mai 1907 à Veressaïev12 Mikhaïl

Soukhotine13 cite quelques mots de Tolstoï expliquant cette épigraphe qui avait ému Veressaïev :

« Je dois redire que j’ai choisi cette épigraphe pour exprimer l’idée que — quel que soit le mal, quoi que fasse l’homme —, l’amertume qui en découle provient, non des hommes, mais de Dieu —, et de ce que Anna Karénine endura elle-même. »Dans la Seconde partie à’Anna Karénine, d’où est extrait ce passage,

la tâche particulière que Tolstoï s’était imposée était de démontrer « quel que soit le mal, quoi que fasse l’homme ».

Son tempérament d’écrivain le contraint à ressentir cette situation, stade suprême du Mal — comme un crime.

Son tempérament de moraliste le contraint à apprécier ce Mal, stade suprême du crime envers un humain — comme un meurtre.

Son tempérament d’artiste, enfin, le contraint à représenter cette appré­ciation du comportement de ses personnages par la mise en œuvre de tous les moyens d’expression dont il peut disposer.

Le crime — meurtre posé comme significateur fondamental du compor­tement expressif de l’auteur face à cette situation —, devient simultanément déterminateur de tous les éléments fondamentaux du traitement composi- tionnel de cette scène.

C’est lui qui dicte images et comparaisons :« ... Il se sentait pareil à un assassin devant le corps inanimé de sa vic­time : ce corps immolé par lui, c’était leur amour... »

aussi bien que les images du comportement des personnages, dictant la

10. Léon Tolstoï : Anna Karénine, 2e partie, XI (trad. Henri Mongault, édit. Galli­mard, Paris, 1951, vol. 1, pp. 183-184).

11. Voir aussi Epitre aux Romains, XXI, 19 et Epitre aux Hébreux, X, 30.12. V. Veressaïev (Vikenti Smidovich, 1867-1945), écrivain soviétique, auteur entre

autres d’une biographie de Tolstoï. La citation est extraite de souvenirs qui venaient de paraître Vospominanivia (Moscou, 1938) [note A.P.].

13. Mikhaïl Soukhotine, époux de Tatiana, fille de Tolstoï.

réalisation des gestes propres à l’amour sous forme de gestes propres au meurtre :

« ... Alors, avec une rage frénétique, comme avec passion, l’assassin se jette sur ce cadavre et l’entraîne pour le mettre en pièces. C’est ainsi que (Vronski) il couvrait de baisers le visage et les épaules d’Anna... » Ces « indications »14 d’une précision absolue, définissant toutes les nuan­

ces du comportement, Tolstoï les a choisies parmi des milliers d’autres possibles pour la raison — pour la seule raison —, qu’elles coïncidaient totalement avec son propre comportement d’auteur vis-à-vis de cette situation.

L’idée du Mal, exprimée par une composition basée sur l’image du crime — du meurtre — comme dans le passage précité, se trouve aussi en d’autres ouvrages de Tolstoï. Cette comparaison lui est chère et proche. Il use de cette même structure imagée pour la composition non seulement de « l’adultère », mais de même pour « les cochonneries » dans les relations conjugales. C’est ainsi que l’on peut retrouver un thème identique dans La Sonate à Kreutzer où deux passages15 du récit de Pozdnychev l’illustrent brillamment. La seconde des citations ci-dessous (celle concernant les enfants) élargit le cadre de référence en nous donnant une structure externe de composition encore plus imprévue mais provenant en bloc du comportement intime de Tolstoï vis-à-vis du sujet.

« Je me demandais avec étonnement d’où venait notre acharnement l’un contre l’autre, c’était pourtant parfaitement clair : cet acharnement n’était pas autre chose que la protestation de la nature humaine contre l’ani­malité qui l’étouffait. Je m’étonnais de notre aversion l’un pour l’autre. Or il ne pouvait en être autrement. Cette aversion n’était rien d’autre que la haine réciproque des complices d’un crime... et pour l’instigation et pour la participation au crime. C’était bien là un crime : la malheu­reuse fut enceinte dès le premier mois et notre liaison de pourceaux se poursuivit ! Vous pensez que je m’écarte de mon récit ? Pas le moins du monde ! Je continue à vous raconter comment j’ai tué ma femme. Au tribunal, on m’a demandé avec quoi j’avais tué ma femme. Tas d’imbéciles ! Us croient que je l’ai tuée à ce moment-là, avec un cou­teau, le cinq octobre. Ce n’est pas ce jour-là que je l’ai tuée, mais bien plus tôt. Exactement comme ils tuent maintenant, tous, tous... (chap. XIII).

Ainsi la présence des enfants, loin d’améliorer notre existence, l’em­poisonnait. De plus, les enfants étaient pour nous un nouvel élément de discorde. A partir du moment où les enfants furent là et plus ils grandirent, plus souvent ils furent eux-mêmes et le prétexte et l’objet de notre désunion. Us furent non seulement un objet de désunion mais un instrument de combat; nous nous battions en quelque sorte au moyen des enfants. Chacun de nous avait son préféré, son instrument

14. Indications ou Remarques (en pays anglo-saxons « directives »), précisions que le metteur en scène d’un film ajoute à son scénario ou à son découpage, dans la marge ou dans une colonne appropriée [note A.P.].

15. L. Tolstoï : La Sonate à Kreutzer, op. cit. : respectivement chap. XIII (p. 63-64) et chap. XVI (p. 82).

de combat. Pour moi, c’était Vassia, pour elle Lise... (...) ... Ils en souf­fraient affreusement, les pauvres petits, mais dans notre guerre perpé­tuelle, nous avions bien autre chose à faire que de penser à eux (Chap. XVI). »Comme nous le voyons, quel que soit l’exemple que nous prenions,

la méthode de composition demeure toujours la même. Dans tous les cas, son déterminateur fondamental demeure toujours, et en premier, le compor­tement de l’auteur. Dans tous les cas, c’est l’action de l’homme et la structure des actions de l’homme qui préfigurent la composition.

Les facteurs essentiels de la structure de composition — l’auteur les extrait des bases de son comportement envers la situation. Ce compor­tement dicte structure et caractéristiques selon lesquelles la représentation elle-même va se dérouler. N’ayant rien perdu de sa réalité, la représen­tation va en émerger considérablement enrichie de qualités tant intellec­tuelles qu’émotionnelles.

On peut donner encore un autre exemple. Son intérêt réside dans le fait que dans la description des deux personnages les représentations sont non seulement détachées de leur construction habituelle et stéréotypée —, mais de plus, par les moyens de la composition, une interversion des structures est consciemment provoquée.

Ces deux personnages sont un officier allemand et une prostituée française.

Toute la structure de l’image d’un « noble officier » est attribuée à la prostituée. Et de la même façon, les éléments les plus répugnants de la structure de l’image d’une prostituée vont constituer le squelette de la silhouette de l’officier allemand.

Ce « chassé croisé »16 original a été imaginé par Maupassant — pour ce conte que nous connaissons tous fort bien : « Mademoiselle Fifi. »

L ’image de la fille française est tissée de tous les traits nobles liés à la représentation bourgeoise des officiers. Et, de la même manière, conformément à cette démarche, la substance de l’Officier allemand se révèle dans sa nature de prostituée. De cette « nature », Maupassant n’a retenu qu’un seul trait : son côté destructif des « principes moraux » de la société bourgeoise. Ce côté est intéressant car Maupassant l’a emprunté à une démarche semblable qui avait fourni, sous forme achevée, un per­sonnage célèbre et suffisamment récent pour être encore présent dans toutes les mémoires. Son officier allemand est taillé suivant le patron dessiné par Zola !

L ’officier (le baron Wilhelm von Eyrick) surnommé Mademoiselle Fifi, c’est, évidemment, N a m 11.

Il ne s’agit pas, bien sûr, du personnage de Nana tout entier, mais de la Nana de cette partie du roman où Zola hausse son personnage au niveau d’une immense puissance dévastatrice, déchaînée contre les familles bien-pensantes —, et décrit parallèlement les caprices dévastateurs de

16. En français dans le texte.17. Il est exact que Mademoiselle Fifi, daté 1881, fut publié en 1882 (édit. Kiste-

maeckers, Bruxelles), alors que Nana, paru en feuilleton du 16 octobre 1879 au 5 février 1880, fut publié en volume (édit. Charpentier) en mars 1880 et connut aussitôt un immense succès : 90 éditions en 1880 ! [note A.P.]

Nana qui brise tous les bibelots de famille en porcelaine que ses adora­teurs lui offrent.

Cette représentation globale et générale d’une courtisane, force de perdi­tion des familles et de la société, est « matérialisée » tout particulièrement dans cette scène où Nana brise une bonbonnière en porcelaine de Saxe et se livre à un « massacre général » des morceaux de cadeaux précieux qui, évidemment, tiennent lieu ici d’image symbolique de la « haute société » que Nana, capricieuse et sarcastique, fait voler en éclats.

La structure du comportement de l’officier allemand de Maupassant est, en tous points, calquée sur la structure du comportement de la Nana de Zola dans cette partie du roman. D’ailleurs, il y a encore un autre indice de leur ressemblance dans la similitude apparente de leurs sur­noms : Na-na et Fi-fi. Sans doute18 Maupassant indique-t-il bien, comme s’il voulait brouiller les pistes et détourner l’attention du lecteur, que le baron allemand doit son surnom à sa détestable manie d’exprimer à tout bout de champ son mépris envers tout et tous autour de lui par « fi, fi, donc ! ». Mais cela ne change rien à l’affaire, au contraire. Les diminutifs familiers ou populaciers des prénoms français se forment en redoublant la syllabe principale : Ernest devient Nénesse ; Joséphine : Fifine ; Robert : Bébert, etc. Toutes choses qui viennent plutôt confirmer notre hypothèse.

Et dans l’ensemble de la nouvelle de Maupassant nous disposons d’un brillant exemple de la façon dont une peinture naturaliste normale peut être déviée en composition et adaptée en un cadre structural répondant aux intentions de l’auteur.

Tous les exemples que nous avons examinés sont suffisamment clairs et nets, aisément déchiffrables. Or, les mêmes principes exactement sont enfouis au plus profond des éléments de structure de composition, dans ces couches que seul peut atteindre le scalpel de l’analyse la plus fouillée et la plus attentive.

Et partout, nous trouvons au fond la même humanité et la psychologie humaine, qui alimente et modèle les éléments de composition les plus complexes de la forme tout comme elle nourrit et définit le contenu de l’œuvre.

Je voudrais illustrer ceci avec deux exemples complexes et apparem­ment abstraits, concernant la composition du Cuirassé Potemkine. Us serviraient d’exemples pour les thèmes concernant la structure et la compo­sition aux sens les plus larges de ces termes, et serviront tout à la fois à corroborer ce qui a été dit plus haut.

Quand on discute du Cuirassé Potemkine, on s’accorde en général à reconnaître deux de ses caractéristiques :

La construction organique de sa composition d’ensemble.Et pathos du film19.

18. La fin de ce paragraphe, entièrement omise par J. Leyda de son texte anglais,, a été placée en partie par S. M. Eisenstein en note et de même dans l’édition sovié­tique de ses œuvres. Il paraît légitime de restituer à son raisonnement toute sa continuité [note A.P.].

19. C’est ici que s’achève la première partie de cet article repris textuellement (sous le titre De la Structure des choses rappelé en tête de la trad. de L. et J. Schniter dans Les Cahiers du Cinéma, n° 211, avril 1969) comme premier chapitre de l’ou­vrage que S. M. Eisenstein voulait intituler la nature non-indifférente qu’il entreprit

L ’ORGANICITE ET LE PATHOS20

Nous allons tenter, en prenant ces deux caractères les plus remarqués de Potemkine, de découvrir comment ils ont été, l’un et l’autre, obtenus — en particulier dans le domaine de la composition.

Nous examinerons Vorganicité dans la composition d’ensemble du film.Et pour le pathos, nous prendrons cet épisode du film où il atteint

son paroxysme de tension dramatique : la scène de l’escalier d’Odessa. Nous généraliserons ensuite cela à tout le film.

Ce qui nous occupe ici c’est comment « l’organicité » et le « pathos » du sujet ont été accomplis par les moyens spécifiques de la composition. De la même façon on aurait pu considérer isolément ces caractères du film et voir comment ils ont été résolus par d’autres facteurs qui y ont également contribués : comme le jeu des acteurs, l’interprétation du sujet, la gamme d’éclairage et de couleur des prises de vue, le travail des scènes de masses, des décors réels, etc.

C’est dire que nous n’abordons cette étude que du seul point de vue restreint et particulier de la structure —-, et que nous ne prétendons nul­lement nous livrer à une analyse exhaustive de tous les aspects du film

Cependant dans une œuvre d’art « organique », les facteurs qui nour­rissent sa totalité, envahissent chacun des éléments constitutifs de cette œuvre. Une seule et même loi régit aussi bien l’ensemble et chacune de ses parties, que chaque domaine appelé à contribuer à la tâche de la composition du tout. Les mêmes principes irriguent tous les domaines, développant en chacun d’eux leurs propres particularités qualitatives. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, peut-on parler d 'organicité, car la notion d’« organisme » est prise ici suivant la définition d’Engels, dans la Dialec­tique de la Nature : « ... l’organisme est, cela va de soi, l’unité supérieure ».

Ces considérations nous amènent d’emblée au premier point de notre étude : la structure « organique » de Potemkine.

Nous allons essayer d’aborder cette question à partir des données éta­blies dans la première partie de cet article. L 'organicité d’une œuvre, aussi bien que l’impression à'organicité que cette œuvre vous fait ressentir,

en 1945-6 mais ne put achever et dont l’ensemble original a paru au tome 3 de ses Œuvres Choisies. Une partie a été publiée dans Iskousstvo Kino, 1962 (n° XI, pp. 99- 122). La seconde partie de l’article, à partir du paragraphe suivant, a été incluse, sous le titre L’unité organique et le pathétique dans la composition du Cuirassé Potemkine dans Les Réflexions d’un Cinéaste (op. cit. : 2e partie : Comment on fait un film).

20. Il n’est peut-être pas inutile de signaler que, dans le langage courant de la critique d’art (éventuellement cinématographique) ces termes correspondent à ce que l’on a coutume de désigner communément par homogénéité et pathétique. Les traduc­teurs de ce texte dans les Réflexions d’un cinéaste ont adopté « pathétique » et évité le néologisme « unité organique ».

Mais S. M. Eisenstein soulignant le sens littéral et original de l’un des termes employés ici, et insistant sur le néologisme qu’il forge (organicité étant adopté de préférence à unicité, vue la définition d’Engels citée plus loin), il est préférable de suivre sa démarche qui singularise chaque emploi de ces mots [note A.P.].

doivent apparaître dans le cas où la loi de construction de l’œuvre répond à la loi de structure dans les phénomènes organiques naturels.

H est parfaitement clair21 que nous parlons ici de l’impression d 'organicitê de composition dans l’ensemble de l’œuvre. Ce qui peut vaincre la résistance même du spectateur dont l’appartenance sociale est diamétralement opposée à la direction adoptée par le sujet et le thème de l’ouvrage, c’est-à-dire de ce spectateur pour qui le thème et le sujet ne sont pas « organiques ». Ce qui explique en partie le succès de Potemkine (en dehors de l’U.R.S.S.) dans les salles bourgeoises.

Soyons plus précis. Que voulons-nous dire par l’organicité de la construc­tion de l’œuvre ? Il me faut dire que nous avons deux genres d’organicitê.

Le premier est caractéristique de n’importe quelle œuvre qui possède l’intégrité et des règles internes. Dans ce cas, ce qui définit l 'organicitê, c’est que l’œuvre dans son ensemble est régie par une certaine loi de structure et que toutes ses parties sont subordonnées à cette règle. Les esthéticiens allemands appelleraient cela : une organicitê d’ordre général. Il apparaît clairement que dans notre exemple de ce principe nous avons un canevas du principe sur lequel les phénomènes naturels sont construits et à propos desquels Lénine écrivait :

« Le particulier n’existe qu’en fonction du général — et le général danset par le particulier22 ».Mais la loi elle-même par laquelle ces phénomènes naturels sont

construits, tant qu’on en est à ce premier genre, ne coïncide pas obliga­toirement avec cette règle de construction de telle ou telle œuvre d’art.

Le second genre d’organicitê d’un ouvrage se manifeste lorsque est présent, non seulement le principe même de l’organicité, mais aussi la règle même suivant laquelle les phénomènes naturels sont construits. On pourrait l’appeler une organicitê de genre particulier ou exceptionnel. E t c’est celle-ci qui nous intéresse spécialement.

Nous avons, devant nous, le cas où une œuvre d’art, une œuvre art-ifi~ cielle est construite d’après les mêmes lois qui régissent la construction des phénomènes non-artificiels —, des phénomènes « organiques » de la nature.

Il y a dans ce cas, non seulement un sujet sincèrement réaliste, mais aussi dans les formes par lesquelles la composition l’incarne, un reflet plein et sincère d’un ordre propre à la réalité.

Evidemment, quel que soit son genre d 'organicitê, cette œuvre affectera ses spectateurs d’une façon particulière, non seulement parce qu’elle est élevée au niveau des phénomènes naturels, mais aussi parce que les lois de sa construction sont aussi bien les lois qui régissent ceux-là mêmes qui la reçoivent, dans la mesure où ces spectateurs font aussi partie de la nature « organique ». Chacun de ces spectateurs se sent organiquement.

21. Ce paragraphe, et les neuf suivants, qui figurent bien dans le texte anglais, sont omis dans la traduction de cet article publié dans les Réflexions d’un cinéaste, traduction, pour n’avoir pas à le signaler dans chaque cas, tout à la fois abrégée: dans certaines parties et très libre quant au texte de S. M. Eisenstein [note A.P.].

22. Formule contractée généralement admise et citée d’une phrase célèbre qui est littéralement : « le particulier n’existe pas en dehors de cette relation qui mène ait général. Le général existe seulement dans le particulier et par le particulier».

lié, fondu, uni à une œuvre de cet ordre, tout comme il se sent uni et fondu à la nature et au milieu organique qui l’entoure.

Chacun de nous, à un degré plus ou moins grand, ressent inévitablement cette sensation, dont le secret réside dans le fait que, dans ce cas, nous- mêmes et l’œuvre d’art sommes régis par une seule et même règle. Nous pourrons observer la nature de cette règle dans les deux exemples choisis, qui semblent concerner deux questions différentes et indépendantes ; les­quelles, cependant, finissent bien par se rejoindre.

Le premier exemple est consacré à l’analyse de cette règle dans des conditions statiques ; le second analyse cette règle dans sa dynamique.

Notre premier exemple va soulever des questions de parties et de pro­portions dans la structure de l’œuvre. Notre second exemple, le mouvement de cette structure.

Cela veut dire que la solution à la première question quant à la struc­ture organique de Potemkine doit commencer par le déchiffrage. Suivant la structure, elle est subordonnée à la première condition, Yorganicité d’ordre général.

Potemkine se présente comme une chronique83 d’un certain événement, mais se déroule comme un drame.

Le secret de ceci réside dans le fait que l’allure du déroulement des événements est réglée sur celle d’une rigoureuse composition tragique de la forme la plus strictement codifiée — celle d’une tragédie en cinq actes. Les événements, perçus presque comme des faits bruts, sont scindés en cinq actes de tragédie —, les faits étant choisis et ordonnés en une succession telle que ces faits répondent aux exigences de la tragédie classique : le troisième acte très différent du second, le cinquième du premier, et ainsi de suite.

L ’utilité et la régularité du choix de cette ordonnance précisément en cinq actes, pour cette tragédie, n’était, bien sûr, pas du tout accidentelle ; elle fut le résultat d’une très longue sélection naturelle, mais nous n’avons pas à nous attarder ici sur cette histoire. Il suffit que comme base à notre drame, nous ayons adopté une structure qui justement avait été vérifiée à l’usage au cours des siècles. La structure s’est trouvée soulignée encore par les titres particuliers24 que nous avons donnés à chaque « acte a.

Rappelons, en résumé, ces cinq actes :

Acte 1 : Des hommes et des versExposition de l’action. La situation sur le cuirassé. La viande avariée. Effervescence parmi les marins.

23. Dans le sens de magazine d’actualités [note A.P.].24. Quand Le Cuirassé Potemkine a été projeté hors de l’U.R.S.S., ces « intertitres »

ont été régulièrement supprimés par les divers distributeurs (au moment où ceux-ci remplaçaient les intertitres russes par ceux de la langue de leurs pays). Les seules copies à l’étranger qui soient identiques à la version originale sont celles que pos­sède et diffuse la Cinémathèque du Musée d’Art Moderne de New York et qui sont -contretypées sur une copie originale, don de S. M. Eisenstein [note A.P.].

Acte 2 : Drame sur le gaillard d’arrière« Tout le monde sur le pont ! » Refus de manger la soupe et la viande avariée. Scène avec la bâche. « Frères ! » Refus de tirer. Mutinerie. Règle­ment de comptes avec les officiers.

Acte 3 : « Le mort crie vengeance »Brumes. Le cadavre de Vakoulintchouk au port d’Odessa. Cérémonie funèbre autour du cadavre. Colère. Manifestation. Meeting. Le drapeau rouge est hissé.

Acte 4 : L ’escalier d’OdessaFraternisation de la population à terre avec le Cuirassé. Canots chargés de vivres. Fusillade sur les escaliers d’Odessa. Le Cuirassé tire sur « l’Etat- major ».

Acte 5 : La rencontre avec l’EscadreNuit d’attente. Escadre en vue. Salle des machines. « Frères ! » L’escadre refuse de tirer. Le Cuirassé victorieux passe à travers l’escadre.

Pour ce qui est de l’action en chacun de ces épisodes, chaque partie du drame est totalement différente des autres, mais les traversant et, pour ainsi dire, les cimentant entre eux, il y a comme un leit-motiv.

Dans le « Drame sur le gaillard d’arrière » un petit groupe de marins . révoltés (petite parcelle du Cuirassé) crie « Frères ! » face aux gueules des

fusils du peloton d’exécution dirigés sur eux. E t les fusils s’abaissent. L’organisme entier du Cuirassé est avec eux.

Dans la « Rencontre avec l’Escadre » tout le Cuirassé mutiné (petite parcelle de la Flotte) lance le même cri : « Frères ! » face aux bouches des canons du vaisseau amiral pointés sur le Potemkine. E t les canons s’abaissent. L ’organisme entier de la Flotte est avec eux. D’une minuscule cellule de l’organisme du Cuirassé à l’organisme du Cuirassé entier ; d’une minuscule cellule de l’organisme de la Flotte, à l’organisme de la Flotte tout entière ; et ainsi vole à travers le sujet le sentiment révolutionnaire de « fraternité ». Et la structure du film, qui a pour thème fraternité et révolution, lui fait écho.

Au-dessus des têtes des officiers du cuirassé, au-dessus des têtes des amiraux de la flotte tzariste, au-dessus enfin des têtes des censeurs des pays bourgeois, le film lance son fraternel « hourrah », de même qu’à l’intérieur du film le sentiment de fraternité s’envole du cuirassé révolté, traverse la mer pour rejoindre le rivage.

L’organicité du film, née dans la cellule à l’intérieur du film ne fait pas que s’élargir à travers le film en entier mais dépasse dans le destin du film même les limites de ce dernier.

Thématiquement et émotionnellement, cela aurait suffi peut-être pour parler d’organicité, mais nous voulons être plus formellement sévères.

Regardons attentivement la construction de la chose.Ces cinq actes, liés par la ligne commune du thème de la fraternité

révolutionnaire, sont extérieurement peu ressemblants. Sous un rapport pourtant ils sont absolument identiques : chaque partie se divise en deux

moitiés presque égales. C’est particulièrement net à partir du 2e acte :— Scène avec la bâche — la révolte— Le deuil de Vakoulintchouk — le meeting de la colère— La fraternisation lyrique — fusillade— L ’attente inquiète de l’escadre — le triomphe

De plus, aux points de « rupture » de chaque partie, chaque fois on a comme un arrêt, une sorte de « césure ».

Dans un cas, c’est quelques plans de poings serrés, à travers lesquels le thème du deuil de l’assassiné passe au thème de la colère (3e partie).

Dans l’autre, l’inscription « SOUDAIN » qui interrompt la scène de fraternisation, pour amener à la scène de la fusillade (4e partie).

Les bouches immobiles des fusils là (2e partie). Les gueules béantes des armes ici (5e partie). E t l’exclamation « Frères », rejetant la pause mor­telle de l’attente dans l’éclatement des sentiments fraternels — et ici et là.

Et ce qui est également remarquable c’est que la rupture de chaque partie n’est pas une rupture pour donner une autre construction, un autre rythme, un autre événement, mais chaque fois le passage à quelque chose de violemment opposé. Non pas contrasté mais bien opposé, car cela donne une image du même thème d’un point de vue opposé, mais qui naît de ce même thème.— éclatement de la révolte après un certain point d’oppression sous les bouches des fusils (2e partie)— ou éclatement de la colère, éclatant organiquement du thème du deuil de l’assassiné (3e partie)— fusillade sur l’escalier comme « conclusion » organique de la réaction aux étreintes fraternelles des insurgés du « Potemkine » avec la population d’Odessa (4e partie)— l’imité d’une telle loi qui se répète à travers chaque acte du drame est déjà par elle-même significative— mais si nous considérons la chose en entier, nous voyons qu’il en est de même pour toute la construction du « Potemkine ».

Réellement, quelque part près du milieu, le film en entier est coupé par la pause morte d’une césure. Le mouvement bouillonnant du début s’arrête entièrement pour reprendre son élan pour la deuxième partie.

Le rôle d’une telle césure par rapport au film en entier est joué par l’épisode de Vakoulintchouk mort et des brumes d’Odessa.

Pour tout le film, cet épisode joue le même rôle d’arrêt avant le trans­fert, que jouent les plans indépendants à l’intérieur des parties indé­pendantes.

A ce moment-là, le thème, brisant le cercle forgé par les bords du cuirassé mutin englobe toute la ville qui topographiquement est opposée au bateau mais par les sentiments unie à lui. La ville sera séparée de lui par les bottes des soldats sur l’escalier au moment où le thème rejoint à nouveau le drame en mer.

Nous voyons combien est organique le développement du thème et simul­tanément nous voyons que la construction du « Potemkine » qui découle de ce développement, est une pour la chose en entier de même qu’elle est une également pour ses divisions factionnaires.

La loi d’organicité de l’ordre général est observée intégralement.

Mais regardons plus loin et vérifions si la loi d’organicité n’est pas introduite encore plus profondément, si dans la construction du « Potem- kine » il n’y a pas l’observation non seulement du principe mais de la formule même de cette loi, par laquelle vivent les phénomènes de la nature organique.

Pour cela il nous faut examiner la nature même de ces lois, les définir, et ensuite vérifier si la construction compositionnelle du a Potemkine » correspond non seulement aux principes mais aussi aux formules selon lesquelles s’accomplissent les processus des phénomènes de la nature.

Visiblement, d’après une telle formulation de la question, il va s’agir en premier lieu des proportions, selon lesquelles est construit le Potem­kine, et de savoir dans quelle mesure le rythme de la construction de ces proportions coïncidera avec les rythmes des lois dans les phénomènes de la nature.

Pour cela rappelons et définissons quelles sont ces « formules » et les formes géométriques dans lesquelles s’expriment les traits caractéristiques des phénomènes organiques de la nature, leur unité organique et les indi­ces de l’unité organique du tout et de ses parties.

On peut les découvrir et les définir le plus facilement dans le phéno­mène fondamental qui différencie la nature organique vivante des autres phénomènes.

Ce phénomène c’est la croissance et c’est autour de cette formule de la croissance, indice fondamental d’un phénomène organique, que nous allons concentrer nos recherches.

C’est volontairement que nous parlons ici de croissance et non de déve­loppement, c’est-à-dire du côté primitivement évolutionnel d’un phénomène par distinction avec les lois du développement qui ont un graphique de progression plus compliqué. Nous parlerons plus bas de ce dernier, de cette seconde phase de ce qui se passe dans l’organisme, non seulement des phénomènes de la nature, mais aussi dans la société, nous parlerons donc plus bas du développement par rapport à la croissance.

Quelle est donc la « formule » de la croissance, indice typique et initial de la nature organique ? Dans le domaine des proportions établies, qui expriment (par elles-mêmes) dans la statique, la dynamique de ce phéno­mène, cette formule entre sous le nom de ce qu’il est convenu d’appeler dans le domaine des Sciences esthétiques « la section dorée » (« le nombre d ’or »).

A l’école nous appelions une telle proportion division d’une partie extrême et moyen.

Arrêtons-nous ici un instant et dans une courte digression essayons de montrer comment dans la formule du nombre d’or la courbe réelle de la croissance des phénomènes de la nature se croise avec l’image mathématique pour exprimer Vidée de croissance.

Dans les recherches des « formules » et de l’image généralisatrice de la courbe qui auraient exprimé l’idée de la croissance organique, les cher­cheurs ont suivi deux directions. D’un côté, ils suivirent la voie la plus simple : comparer les mesures des objets de la nature organique qui gran­dissaient de fait.

D’un autre côté, ils utilisèrent la mathématique « pure » dans les recher­ches de la formule qui exprimerait dans la forme mathématique (ou imagée) l’idée du second indice nécessaire de l’organicité c’est-à-dire le principe d’unité et d’indissolubilité du tout et de toutes les parties qui le constituent.

Pour les premiers, des couronnes de feuilles et de fleurs, des pommes de pin et des têtes de tournesol servirent d’objets de mesurage. Les tour­nesols se révélèrent l’un des modèles les plus spectaculaires pour l’obser­vation : la trajectoire des courbes de croissance est visible sur la tête du tournesol aussi bien que sur un graphique les mesurages et la courbe obtenue qui généralisait tous les cas particuliers conduisirent à la situation suivante : le processus de la croissance se déroule selon une spirale, la dite spirale étant logarithmique...

Les spirales logarithmiques sont très diverses mais elles ont en commun une particularité : les vecteurs successifs disposés comme OA, OB, OC, OD, etc., sur le graphique, forment la progression géométrique ; c’est-à-dire que pour une spirale logarithmique la succession ci-dessous sera toujours valable pour n’importe quelle valeur de m :

OA OB OC----- = ------ = ------ = mOB OC OD cf. fig. 1

Il est évident que chaque spirale logarithmique porte en elle l’image de l’idée d’une évolution régulière.

Cependant, il est aussi évident que de toutes les possibles, une seule courbe bien définie est la courbe réelle de la croissance. Cette courbe est telle qu’elle peut lier les vecteurs avec elle et (conformément à la seconde condition de l’organicité) établir un autre lien entre les vecteurs successifs, un lien caractéristique à nouveau pour l’unité du tout et de ses parties.

A ce moment on rencontre deux sortes de recherches : la voie des mesures réelles et la voie des recherches de l’image mathématique pour l’idée de l’unité du tout et de ses parties.

L ’expression mathématique de cette idée troublait déjà les peuples de l’Antiquité.

Dans sa réponse à la question : Comment deux parties peuvent-elles constituer un tout ? (Timée, VII) Platon donne une première approche de l’expression.

« Il est impossible que deux choses s’unissent parfaitement sans une troisième car entre elles doit apparaître un lien qui les renforcerait. La proportion peut faire cela au mieux car si trois nombres ont la particula­rité suivante : le moyen se rapporte au plus petit comme le plus grand au moyen, et vice-versa, le plus petit se rapporte au moyen, comme le moyen au plus grand ; alors le dernier et le premier seront le moyen

et le moyen le premier et le dernier. De cette façon tout sera par nécessité identique, et comme tout sera identique, cela formera un tout. » (Je cite d’après Timerding).

Si l’on ajoute à cela que le plus grand est simultanément le tout, c’est-à-dire la somme du plus petit et du moyen alors ce sera la formule qu’incarnera le mieux l’idée du lien entre le tout et ses parties, repré­sentées sous la forme de deux fragments qui constituent dans leur somme ce tout.

Sous cette forme, cette situation est connue de tous depuis l’école : c’est la division d’une partie en rapports extrême et moyen ou ce qu’on appelle le nombre d’or (ou section dorée).

« Sectio aurea », c’est ainsi que Léonard de Vinci appelait cette section. Parmi les innombrables amateurs et chercheurs qui s’occupent du pro­blème passionnant du nombre d’or de l’Antiquité à nos jours, une place d’honneur lui revient dans la définition de ses propriétés.

Sa propriété est réellement la propriété que nous cherchions.Le professeur Grimm (La proportionnalité en architecture, M. 1935,

p. 33), écrit dans « les résultats des propriétés uniques du nombre d’or » :« ... 2. Seule la section dorée de toutes les divisions du tout donne le

rapport permanent entre le tout et ses parties. C’est seulement là que les deux fragments se trouvent en complète dépendance de la grandeur, du tout initial, de plus le rapport qui existe entre eux et entre le tout n’est pas fortuit, il est permanent et exactement de 0,618... quelle que soit la nature du tout. »

Il est évident que c’est l’approximation la plus accessible du schéma mathématique vers la condition de l’unité organique du tout et de ses parties dans la nature. C’est ainsi que la définit Hegel dans les pages de L’Encyclopédie dont Engels se sert dans La dialectique de la nature :

« ... On dit, il est vrai, que l’animal est formé d’os, de muscles, de nerfs, etc. Cependant, il est immédiatement clair que cela n’a pas le même sens que dans la déclaration suivante : ce morceau de granit est constitué des éléments cités ci-dessus. Ces éléments se comportent avec l ’indifférence la plus complète envers leur réunion et peuvent très bien exister sans être réunis ; alors que les parties d’un corps organique ne se conservent que réunies, et séparées l’une de l’autre elles cessent d’exister en tant que telles... » (Hegel, Tome II, Œuvres).

« ... Les membres et les organes d’un corps vivant doivent être consi­dérés non pas seulement comme ses parties, car ils représentent en eux- mêmes ce qu’ils représentent seulement dans l’unité et ne se comportent absolument pas indifféremment envers celle-ci. Ces membres et ces organes ne deviennent de simples parties que sous les doigts d’un anatomiste, qui n’a déjà plus affaire à des corps vivants mais à des cadavres...» (idem).

Une question est naturelle : où est le lien entre la section dorée en tant qu'image mathématique la plus parfaite de l’unité du tout et de ses parties et la spirale logarithmique en tant qu’image linéaire la plus parfaite de l’expression du principe d’évolution régulière en général ?

C’est un lien des plus étroits qui consiste dans le fait que de toutes les spirales logarithmiques possibles la seule qui dessine non seulement l’image du principe d’évolution en général, mais qui suit la croissance

OA OBréelle des phénomènes de la nature est celle dont les rapports------ = -----

OB OCOC

= ------etc., sont égaux à 0,618, c’est-à-dire que pour chaque AC, BD, etc.,OD

les OB, OC, etc., correspondants servent de plus grand des deux fragments, résultants de la section dorée.

Ainsi nous voyons que cette courbe qui est présente réellement dans tous les cas de croissance est fidèle aussi bien pour la coupe du tronc d’arbre, que pour le volute du coquillage, que pour la corne d’un animal, que pour la coupe d’un os humain ; et inséparable de cette extraordinaire image plastique de l’idée de la croissance, et chacun de ses trois vecteurs du type OA, OB, OC se trouve dans la proportion qui incarne le mieux l’image mathématique de l’unité du tout et de ses parties. Ainsi dans les dessins et les proportions dans le domaine des mathématiques s’in­carne l’idée d’organicité, qui d’après tous les indices coïncide avec les processus et les faits de la nature organique.

Ainsi, dans le domaine de la proportion sont « organiques » les pro­portions de la Section dorée.

** *

Une telle digression, bien sûr, est en elle-même attrayante. Mais il ne fait également aucun doute qu’elle est trop spécialisée pour qu’on s’arrête plus longtemps et plus en détail sur les questions qui y sont abordées.

D’autant plus que pour notre thème la conclusion est plus principa­lement importante : il est important que la condition recherchée de l’orga- nicité des proportions de deux fragments d’une ligne aussi bien par rapport l’un à l’autre que par rapport à cette ligne en entier, exige, que la division de cette ligne en deux passe par le point de la section dorée. La section dorée réside dans la division d’une ligne entière en deux fragments tels que le plus petit se rapporte au plus grand, dans les mêmes rapports que le plus grand au tout.

Exprimée par des nombres entiers, la proportion des distances du point de la section dorée avec les extrémités du fragment s’exprime dans les approximations suivantes selon cet ordre : 2/3, 3/5, 5/8, 8/13, 13/21, etc., ou par une fraction infinie de 0,618... pour le plus grand fragment, consi­dérant le tout comme une unité.

La construction des choses, arrangées selon les proportions, selon la section dorée, possède dans l’art un pouvoir d’action absolument unique, car elle crée la sensation d’une organicité limitée.

Les meilleures œuvres d’art de la Grèce et de la Renaissance sont construites conformément à cette règle. La composition des plus intéres­santes productions de la peinture en est imprégnée. En général dans le domaine des arts plastiques le nombre d’or et son utilisation dans la composition sont plus que populaires.

Il est parfaitement évident qu’il n’y a rien de mystique à la b,ase de son action exceptionnelle. Nous nous sommes suffisamment efforcés de montrer en détails combien cet effet était foncièrement organique et

pourquoi cette loi trouve un plus grand écho en nous-mêmes : de toutes les fibres si ce n’est de notre âme mais du moins de notre organisme, dans cette loi unique au mouvement le plus simple, la croissance, nous coïncidons avec ce qui est représenté dans l’œuvre.

Autrefois, le lien « du sang » de l’homme avec le futur édifice prenait forme physiquement dans les dépouilles ensanglantées du sacrifice humain, qui s’enfouissaient à la place des futurs murs des temples. Mais à partir des Grecs, l’intimité (consanguine) de ce lien passa du corps physique et des os de l’homme dans l’unité et la communauté des lois qui impré­gnaient de la même façon le corps humain vivant et ces chefs-d’œuvre inégalés de l’architecture grecque, dont les proportions suivaient le nombre d’or. Comme nous l’avons dit les problèmes de la section dorée ont été plus particulièrement et plus profondément examinés dans le domaine des arts plastiques.

Ils sont moins populaires dans les applications aux arts temporels bien qu’ils possèdent ici un champ d’application encore plus grand.

Cependant, dans le domaine de la poésie il y a quelque chose dans cette direction. L’analyse de ce problème pour la structure des œuvres musicales m’est familière par les travaux non terminés ou non publiés de E. K. Rozenov, qui révèlent dans la musique un gros pourcentage d’exemples de section dorée. Les exemples en poésie sont innombrables. Ils abondent chez Pouchkine. Je choisis au hasard deux exemples particu­lièrement nets : les points de chute de la section dorée y sont marqués par un signe d’arrêt absolu, le point.

Point qui à l’intérieur du vers ne tombe qu’à la place de la section dorée.

Le premier exemple est extrait du chant II de « Rouslan et Ludmila ». (1817-1820)

... Du seuil de ma chaumière J’ai vu, en plein été quand derrière une poule peureuse Sultan orgueilleux du poulailler Mon coq dans la cour courait et de ses ailes voluptueuses Sa compagne déjà enlaçait ;Au-dessus d’eux en cercles rusés Vieux voleur des poussins du voisinage,Ayant pris des mesures funestes,Planait le milan grisEt comme la foudre tomba sur la courIl s’élance aux nues, vole. Dans ses serres effroyablesVers l’ombre des crevasses sans dangerLe misérable emporte la malheureuseEn vain par son chagrinEt une peur mortelle frappéLe coq appelle sa bien-aimée...Il ne voit que du duvet qui vole Apporté par le vent qui vole.

La section dorée se produit au treizième des vingt vers ; elle le partage en deux massifs de matériau verbal dont le plus grand a pour volume— 0,62 exactement (la section dorée est 0,618). D’après le contenu même on voit que justement à cet endroit a lieu la division sujéto-thématique du massif en deux parties, d’où il découle que la section dorée n’est pas un pur « jeu de l’esprit » mais qu’elle est profondément liée au contenu. Elle est à tel point soulignée que dans le premier exemple cité c’est le seul vers coupé à l’intérieur par le signe « d’arrêt absolu » — le point.

Deuxième exemple :

A cheval, dans la profondeur des steppes nues Le roi et l ’ataman filent tous deux.Ils galopent. Le destin les a unis.Le danger proche et la rage Donnent des forces au roi.Sa grave blessureIl a oublié. Tête baisséeIl galope, chassé par les Russes,Et ses serviteurs fidèles en masse Peuvent à peine le suivre.

Poltava. 1829. Chant III.

La section dorée fondamentale a lieu après le mot « oublié »A : B = 6 : 4 ; plus exactement 6,25 : 3,75.

Egalement, selon la section dorée, les massifs A et B se divisent à l’intérieur approximativement dans le même degré.

Les morcellements du massif entier et également les morcellements à l’intérieur du massif.

Et de nouveau ils sont coupés par des arrêts complets, par des points, par les mêmes cas, lorsque le point apparaît à l’intérieur du vers.

Sur le mot « serviteurs » où se morcelle suivant la section dorée le massif B, à la place du point, nous avons affaire à un accent purement d’intonation, qui apparaît obligatoirement à la lecture et provoque l’arrêt nécessaire devant le mot « fidèles » (en somme un « point imaginaire »).

Les deux dates des deux exemples (1817-1820 et 1829) sont citées pour montrer que ces éléments « d’organicité » sont caractéristiques pour Pouchkine à des étapes différentes de son œuvre.

Pour les productions de l’art cinématographique on n’a jamais semble- t-il effectué des « vérifications » avec la section dorée.

Il est d’autant plus curieux de noter que c’est au Potemkine, connu empiriquement par « l’organicité » de sa structure, qu’il revient d’être entiè­rement construit selon la loi du nombre d’or.

Ce n’est pas un hasard si nous avons dit plus haut que la séparation en deux de chaque partie indépendante et de tout le film en entier se trouve approximativement au milieu. Elle se trouve beaucoup plus près de la proportion 2 : 3 en fait, ce qui apparaît comme une approximation schématique de la section dorée.

En effet sur la ligne de partage des eaux 2 : 3 , entre la fin de la deuxième et le début de la troisième partie du film en cinq actes, se

trouve la césure fondamentale du film : le point nul de l’arrêt de l’action.Même plus précisément car le thème de Vakoulintchouk mort et de la

tente entre en action non pas à partir de la troisième partie mais à partir de la fin de la seconde, ajoutant les 0,18 manquant aux six points de la partie restante du film, ce qui donne pour résultat 6,18, c’est-à-dire la proportion exacte, qui correspond à la section dorée.

De même, dans une proportion analogue, les points de césure sont dépla­cés, changement OB dans les différentes parties du film.

Mais le plus intéressant dans tout cela c’est que la loi de la section dorée dans le Potemkine est respectée non seulement pour le point m l (point zéro) de l’action — elle est également juste pour le point d’apogée. Le point d’apogée — c’est le drapeau rouge sur le mât du cuirassé. Et le drapeau rouge se dresse au point de la section dorée ! Mais de la sec­tion dorée, calculée cette fois-ci de l’autre bout du film — au point 3 :2 (c’est-à-dire sur la ligne de partage des eaux des trois premières et des deux dernières parties — à la fin de la troisième partie. Avec un débor­dement dans la quatrième où le drapeau apparaît encore et au début de la quatrième partie). Ainsi dans le Potemkine non seulement chaque partie mais aussi tout le film dans son ensemble, dans ses deux points culminants — au point d’immobilité complète et au point d’envol maxi­mum — suit d’une façon stricte la loi de la section dorée — la loi de structure des phénomènes organiques de la nature.

C’est en cela que réside le secret de l’organicité de sa composition, c’est en cela que se trouve l’affirmation dans la pratique des suppositions de composition en général que nous avons émises au début.

*# *

Avant de nous tourner vers le problème du pathétique, notons que le Potemkine n ’est pas le seul à avoir le moment d’apogée et le moment de contre-apogée qui tombent deux fois aux points de la section dorée, calculés une fois à partir du début, une autre fois à partir de la fin du film. Sous ce rapport le Potemkine n’est absolument pas isolé. Dans n’importe quel art voisin, on peut trouver des exemples tels que les deux points de choc dans la structure compositionnelle se trouvent tous les deux aux points de la section dorée. Dans ce cas les points sont calculés à partir des différentes extrémités de la masse principale qui se divise en eux.

Introduisons un exemple de cette « double section dorée » pris à la peinture.

Cet exemple est particulièrement intéressant parce qu’il est pris dans l’œuvre du représentant le plus important et non controversé de la ten­dance réaliste en peinture.

Et le fait qu’on rencontre cela justement chez lui peut servir de reproche à ces préjugés, selon lesquels pour le réalisme la seule vérité prosaïque serait suffisante et la sévérité dans l’exécution de la composition absolument peu importante, voire nuisible.

L’analyse des travaux des grands Lés problèmes de la composition 1 les problèmes d’incarnation de la

maîtres du réalis ;s ont torturés vérité de la v

bout sentie sincèrement et jusqu’au bout exprimée dans ses sentiments s’incarne à travers tous les moyens qui sont entre les mains de l’artiste. Mais tout cela a déjà été dit longuement. Venons-en à notre exemple. Ce tableau, c’est la Boiarde Morezova, l’auteur, V. I. Sourikov.

Ce tableau et cet auteur sur la. vérité desquels Stassov a écrit en 1887 :« ... Sourikov a créé un tableau qui, d’après moi, est le premier de tous

nos tableaux ayant pour thème l’histoire russe... La force de vérité, la force d’historicité qui soufflent dans ce nouveau tableau de Sourikov, sont étonnantes... »

Et toujours lié avec cela, ce même Sourikov qui écrivait à propos de son séjour à l’Académie :

« La composition m’a toujours préoccupé par-dessus tout. Là-bas on m’appelait le « compositeur ». J ’ai étudié en permanence le côté naturel et la beauté de la composition. A la maison je me posais moi-même des problèmes et je les résolvais... »

Sourikov resta toute sa vie un « compositeur ». N ’importe lequel de ses tableaux en est une preuve vivante. Et de manière encore plus éclatante : La Boiarde Morozova.

Ici l’union du « naturel » et de la beauté dans la composition est par­ticulièrement richement rendue.

Mais, qu’est-ce que cette union du « naturel et de la beauté », si ce n’est « l’organicité » au sens défini plus haut ?

Mais là où il est question d’organicité, là cherche la section dorée dans les proportions !

Ce même Stassov parlait de la Boiarde Morozova comme d’un « soliste » entouré d’un « chœur ». La « partie » centrale appartient à la boïarde. La partie centrale du tableau lui est réservée. Son rôle est fixé par le point d’envol le plus haut et le point de chute le plus bas du sujet du tableau. Le point le plus haut — c’est la main levée de Morozova qui forme le signe de croix des vieux croyants. L ’autre point c’est la main d’une vieille femme, tendue désespérément vers la boïarde, main de dessous laquelle en même temps que le dernier espoir de salut glisse la pointe du traîneau.

Ce sont les deux points centraux du drame du « rôle ■» de la boïarde Morozova : le point « nul » et le point d’envol maximum.

L’unité du drame semble tracée par le fait que ces deux points sont fixés à la diagonale centrale décisive qui détermine toute la construction du tableau. Es ne correspondent pas absolument avec cette diagonale et c’est là qu’est la différence entre un tableau vivant et un schéma géomé­trique figé. Mais le mouvement vers cette diagonale et le lien avec elle sont apparents.

Nous allons nous efforcer de définir quelles sections décisives passent près de ces deux points du drame.

Un petit travail schématico-géométrique nous montrerait que ces deux points du drame comportent entre eux deux sections verticales qui passent à 0,618 de chacun des bords du rectangle du tableau !

« Le point inférieur » coïncide parfaitement avec la section AB, dis­tante de 0,618 du coin gauche. Et qu’en est-il du « point supérieur »,? Au premier coup d’œil on voit une contradiction flagrante : la section A l Bl, distante de 0,618... du coin droit du tableau, passe non à travers la

main, même pas à travers la tête, ou l’œil de la boïarde, mais quelque part devant sa bouche ! En d’autres termes cette section décisive, ce moyen maxima de fixer l’attention, passe semble-t-il en l’air, dans le vide, devant la bouche.

Je suis d’accord : devant la bouche.Je suis d’accord : en l’air.Mais absolument pas d’accord pour : « dans le vide ». Au contraire !La section dorée tranche ici le plus important. E t l’inattendu ici c’est

que ce plus important est plastiquement irreprésentable.La section dorée A l B1 passe sur les paroles qui s’envolent de la bouche

de la boïarde : car ici, ni la main, ni les yeux brûlants, ni la bouche ne sont importants.

Mais la parole de feu de la conviction fanatique.C’est en elle que réside la puissance de Morozova. Le même Stassov

écrit à son propos qu’elle était « cette femme dont Avakoum, le chef des fanatiques d’alors, disait qu’elle était « le loup au milieu des brebis » ! Cependant on peut représenter une main, un œil, un visage mais pas la voix.

Que fait alors Sourikov ? A la place où se serait élevée la voix « plastiquement irreprésentable » il ne met aucun détail susceptible d’attirer l’attention du spectateur. Mais il force cette attention à se fixer encore plus fort sur cet endroit, car cet endroit est le point plasti­quement non représenté d’intersection des deux divisions compositionnelles décisives qui mènent l’œil à la surface du tableau, et plus précisément la ligne compositionnelle fondamentale de la diagonale et de la ligne qui traverse la section dorée. Ici Sourikov, grâce au système des divisions compositionnelles, sort du cadre étroit de la représentation plastique figu­rative* et il le fait pour faire sentir que par les moyens de la seule représentation figurative il eût été impossible de montrer cela ! H fixe l’attention, non seulement sur la boïarde Morozova, non seulement sur son visage, mais sur les mots mêmes de l’appel enflammé qui s’échappe de ses lèvres.

Comme nous le voyons le point supérieur comme le point inférieur, comme dans le Potemkine se trouvent bien ici sur les pivots de la section dorée. E est intéressant de noter que l’analogie va plus loin encore.

Nous avons découvert chez Sourikov le passage d’une dimension à une autre sur « le point de l’envol le plus haut ».

Un son non représenté coïncide avec ce point.La même chose se produit dans le « point d’envol supérieur » dans le

Potemkine : sur ce point il y a le drapeau rouge ; sur ce point la gamme noir-gris-blanc des photographies se jette brusquement dans une autre dimension, dans la couleur. La représentation lumineuse devient colorée.. Souvenons-nous de cela et tournons-nous maintenant vers l’étude des prin­cipes du pathétique, où on accordera l’attention voulue à de tels phéno­mènes.

** *

Nous n’allons pas entrer ici dans la nature du pathétique « en tant que tel ». Nous nous limiterons à l’étude d’une œuvre pathétique du point de

vue de sa réception par le spectateur, ou plus exactement du point de vue de son action sur le spectateur. E t partant des traits propres à cette action nous nous efforcerons de définir les traits particuliers de structure que doit posséder une composition pathétique. Ensuite nous vérifierons ces traits sur l’exemple qui nous intéresse et nous ne nous refuserons pas le plaisir de terminer tout cela par quelques conclusions générales.

Pour cela, décrivons avant tout en quelques mots l’action du pathétique. Nous le ferons intentionnellement d’une manière aussi lapidaire et banale que possible. Alors les traits les plus caractéristiques et les plus frappants apparaîtront tout de suite.

La description des signes superficiels de la conduite extérieure d’un spectateur en proie au pathétique sera ici particulièrement primitive.

Cependant, ces signes se révéleront tellement symptomatiques qu’ils nous conduiront tout de suite à l’essentiel du problème.

D’après de tels signes, le pathétique c’est ce qui fait sauter le spectateur de son fauteuil. C’est ce qui le fait changer de place. C’est ce qui le fait applaudir, crier. C’est ce qui fait briller ses yeux d’enthousiasme avant qu’ils ne pleurent d’enthousiasme. Bref, tout ce qui le fait « sortir de lui- même ».

En utilisant des mots plus jolis, on aurait pu dire que l’action du pathétique d’une œuvre consiste à conduire le spectateur à l’extase. Cette nouvelle formulation n’ajoute rien, car trois lignes plus haut il a été dit exactement la même chose, car ex-stasio (hors d’état) signifie mot, mot la même chose que notre « sortir de soi-même » ou « sortir de son état habituel ».

Tous les signes cités suivent strictement cette formule. Celui qui était assis se lève. Celui qui était immobile se met en mouvement. Celui qui se taisait, se met à crier. Ce qui était terne se met à briller. Ce qui était sec s’humidifie. Dans chaque cas une « sortie de l’état », une « sortie de soi- même » se produit.

Mais ce n ’est rien encore : « la sortie de soi-même » n’est pas une « sortie dans le néant ». La sortie de soi-même est immanquablement un passage à quelque chose d’autre, autre par la qualité, à quelque chose d’opposé à ce qui précède (l’immobile devient mobile, le silencieux par­lant, etc.).

Ainsi de la description la plus superficielle, de l’effet de l’extase que crée une structure pathétique, on voit quel signe fondamental doit pos­séder la structure dans une composition pathétique.

Dans cette construction doit être respectée dans tous ses signes la condition de « sortie de soi-même » et de passage continuel à une autre qualité.

Faire sortir de soi-même, faire perdre l’état et l’équilibre habituels, transporter dans un autre état — tout cela bien sûr fait partie des condi­tions d’action de tout art, capable de s’emparer de nous. Et les formes des œuvres d’art visiblement se groupent selon leur capacité dans ce domaine. C’est aux œuvres pathétiques qu’il revient de posséder cette qualité commune au plus haut degré. Visiblement les constructions pathétiques sont le point culminant dans cette voie unique. Et visiblement on peut considérer toutes les autres formes de composition des œuvres

d’art comme des dérivatifs qui vont s’amenuisant du cas limite qui fait « sortir de soi-même », au cas de type de construction pathétique.

Que personne ne s’effraie du fait que parlant du pathétique je n’ai jamais abordé pour l’instant le problème du thème et du contenu. Il est question ici non du contenu pathétique en général, mais de savoir comment le pathétique se réalise dans la composition. Un seul et même fait peut entrer dans une œuvre d’art sous n’importe quelle forme; du froid protocole du contenu à l’hymne d’un pathétique authentique. Mais ces particularités des moyens artistiques qui élèvent la « résonance » de l’événement jusqu’au pathétique, ne nous intéressent pas ici.

Il ne fait aucun doute qu’en premier ordre le déterminant est l’atti­tude de l’auteur vis-à-vis du contenu. Mais la composition dans le sens où nous l’entendons ici est celle qui en premier ordre sert à incarner le rapport de l’auteur avec le contenu et simultanément à forcer le spectateur à réagir à ce contenu.

C’est pourquoi dans cet article le problème de la « nature » pathétique de tel ou tel phénomène, toujours relative du point de vue social, nous intéresse moins. De même nous ne nous arrêtons pas sur la nature du rapport pathétique de l’auteur avec tel ou tel phénomène, nature égale­ment déterminée socialement. Ce qui nous intéresse ici (les deux étant données à priori) c’est le problème étroitement posé de savoir comment ce « rapport » envers « la nature des événements » se réalise par la compo­sition dans les conditions de construction pathétique.

Ainsi suivant cette attitude, qui s’est déjà révélée juste dans la question de l’organicité, nous dirons que, voulant obtenir une « sortie de soi » maximale du specitateur, nous devons lui proposer dansï l’œuvre une « écriture » correspondante, suivant laquelle il atteindrait l’état voulu.

Le « prototype » le plus simple d’une telle conduite imitative, sera, bien sûr, un homme qui se conduit de façon extatique sur l’écran, c’est-à-dire un personnage gagné par le pathétique, un personnage dans tel ou tel sens « sortant de soi-même ».

Là, la structure coïncidera avec la représentation. Et l’objet de la représentation -— la conduite même de cet homme se déroulera confor­mément aux conditions de la structure « extatique ». Prenons ne serait-ce que le langage. Inorganisé dans son cours habituel, en se pathétisant, il acquiert sans tarder le martèlement du rythme qui transparaît clairement. Non seulement en prose mais prosaïque dans ses formes, il commence sans tarder à scintiller de formes et de tournures du discours, propre à la poésie (comparaisons inattendues, relief des métaphores), etc., etc.

Quel que soit le signe pris (langage ou toute autre manifestation de l’homme), partout nous notons ce bond d’une qualité à une nouvelle qua­lité. C’est le premier degré dans la ligne des possibilités de composition sur cette voie.

Beaucoup plus compliqué et beaucoup plus efficace sera le cas où cette condition fondamentale ne repose pas seulement sur l’homme, mais sor­tant elle-même « des limites » de l’homme, s’étend sur le milieu et l’entou­rage du personnage, c’est-à-dire le cas 'où cet entourage même est représenté dans les mêmes conditions de « frénésie ». On peut trouver cela chez Shakespeare. Dans ce domaine l’exemple de la « frénésie » de Lear, fréné­

sie qui dépasse les limites du personnage et se retrouve dans la « frénésie » de la nature même, dans la tempête, est classique.

« La sortie de soi-même » — le passage à une autre dimension dans le but de produire un effet pathétique — est caractéristique pour Shakespeare.

Rappelons ne serait-ce que cet exemple caractéristique de « pathétisation » du fait que « le roi va boire sa santé » dans les paroles du roi Claude, qui lève sa coupe pour Hamlet dans la scène du duel avec Laerte.

Le roi

Hamlet ... Le roi va boire sa santé.Acte V Donnez-moi une coupe...Acte II ..............................................

Le toast du roi pour Hamlet. Commencez...Ici la « méthode » du pathétique est presque dévoilée jusqu’au « procé­

dé » ! Et c’est profondément fondé : le roi lève sa coupe pour celui qui doit périr dans le duel d’une simple éraflure de l’épée empoisonnée (sur son ordre).

De ce fait la tirade pathétique du roi n’est pas un transport de senti­ment sincère, mais une « proclamation », techniquement et volontairement construite selon le « codex » des discours pathétiques. De là la mise à nu du procédé et le choix des moyens mêmes dans l’intérêt plutôt de ce que les Anglais par opposition à pathétique — « pathos » — appellent « ba- thos » — emphase démesurée.

Dans son aspect « grossièrement souligné » la méthode de construction du pathétique chez Shakespeare est d’autant meilleure pour nous. N’ou­blions pas qu’il est lui-même fidèle à cette méthode dans les moments les plus tendus de ses tragédies. Ainsi l’exclamation suivante passe del 'anglais au latin, o Es-tu, Brute ! » dans la bouche de Jules César périssant sous les poignards de ses assassins au pied de la statue de Pompée.

On peut trouver des exemples de cela, non moins brillants et de plus traités sur le matériau d’un milieu qui nous est habituel, en profusion chez les naturalistes de l’école de Zola et en premier lieu chez Zola lui-même.

Chez Zola, le milieu décrit lui-même, les détails qui le composent, les phases des événements mêmes dans chaque scène sont choisis et repré­sentés de manière à ce qu’ils soient physiquement et usuellement dans l’état nécessaire d’après la structure. C’est vrai pour n’importe laquelle de ses structures de composition, mais particulièrement évident dans les cas où Zola tombe dans le pathétique et élève jusqu’au pathétique des évé­nements qui en eux-mêmes ne sont pas obligatoirement pathétiques. Ce n’est ni dans le rythme de la prose, ni dans le système des images et des comparaisons, ni dans la construction d’une scène, c’est-à-dire que ce n’est pas dans les éléments purement compositionnels des épisodes qu’apparaît chez Zola la règle de structure indispensable pour une scène ; mais c’est conformément à sa formule que sont représentés les phénomènes et que les personnages imaginaires agissent selon les prescriptions de l’auteur. C’est tellement typique de la manière de Zola que l’on pourrait considérer

cela comme un procédé spécifique et caractéristique de la méthode des naturalistes de cette école.

Ainsi, dans ce cas-là au premier plan se trouve un choix de phénomènes qui se déroulent eux-mêmes d’une façon extatique, qui « sortent d’eux- mêmes », c’est-à-dire qu’ils sont pris pour être décrits juste aux moments d’extase de leur être.

Un deuxième procédé de composition, rudimentaire celui-là, accompagne ce procédé : les phénomènes représentés sont disposés l’un par rapport à l’autre, de telle sorte que l’un d’entre eux par rapport à l’autre résonne comme le passage d’une intensité à une autre, d’une dimension à une autre. Et ce n’est qu’en troisième et dernier lieu que cette école de temps en temps applique ces conditions aux éléments purement compositionnels (de composition) : au mouvement à l’intérieur de la nature de la langue ou de la structure générale du mouvement de l’épisode ou de la suite d’épisodes.

Cette partie du travail revient historiquement aux écoles qui ont remplacé l’école du « naturalisme », à des écoles qui, passionnées par ce côté de l’affaire dans de nombreux cas, ont fait et font cela au détriment de la matérialité solide « à la Rubens » des représentations, si caractéristiques pour Zola.

Mais revenons après tout ce qui a été dit à l’objet de notre étude, « l’escalier d’Odessa ». Regardons comment sont représentés et groupés les événements qui s’y déroulent.

Tout d’abord, après avoir noté l’état frénétique des personnages repré­sentés, de la masse, recherchons ce qui nous est utile d’après les signes de structure et de composition.

Faisons cela ne serait-ce que selon la ligne du mouvement.C’est avant tout des silhouettes en gros plan qui courent de façon

chaotique. Ensuite ce sont des silhouettes qui courent de façon chaotique en plan général.

Ensuite le chaos du mouvement se change en martèlement des jambes de soldats qui descendent rythmiquement.

Le tempo s’accélère. Le rythme s’accroît.Avec l’accroissement de l’aspiration du mouvement vers le bas, celui-ci

se renverse en mouvement contraire vers le haut, le mouvement vertigineux du meeting vers le bas passe au mouvement vers le haut lent et solennel de la silhouette solitaire de la mère avec son fils tué. La masse — Vertige — vers le bas.

Et soudain :Une silhouette solitaire — lenteur solennelle — vers le haut —. Mais

ce n’est qu’un instant. Et à nouveau bond en arrière dans le mouvement vers le bas. Le rythme s’accroît. Le tempo s’accélère.

Et soudain le tempo de la course de la foule saute dans la catégorie de vitesse suivante — dans le landau d’enfant qui dévale à toute allure. Il pousse l’idée de la roulade vers le bas dans la dimension suivante — de la roulade comprise « au figuré » à ce qui roule physiquement et de fait.

Ce n’est pas seulement une différence de stades de tempo. C’est aussi le passage de la méthode de description du figuré au physique qui se produit à l’intérieur de la représentation de la roulade.

Les gros plans passent au plan général. Le mouvement chaotique (de

la masse) au mouvement rythmique (des soldats). Un aspect de la vitesse du mouvement (les gens qui roulent) dans le stade suivant de ce même thème de la vitesse du mouvement (le landau qui roule).

Le mouvement vers le bas — en mouvement vers le haut. Les nombreux coups de nombreux fusils — en la salve unique de la seule gueule de canon du cuirassé.

Pas après pas — saut d’une dimension dans une dimension. Saut d’une qualité dans une qualité. De manière qu’en fin de compte non seulement l’épisode (le landau) mais toute la méthode d’exposition de l’événement accomplisse de même son saut ; l’exposition de type narratif en même temps que les lions rugissants qui se dressent se jette dans une tournure de construction imagée.

La prose visuelle rythmée devient un discours poétique visuel.Comme nous le voyons aux marches de l’escalier sur lesquels l’action

descend au galop vers le bas, fait écho le bond en dégradé d’une qualité dans une qualité qui va suivant la ligne de l’intensité et des dimensions vers le haut.

E t nous voyons que le thème pathétique, qui court sur l’escalier, pathé­tique des événements de la fusillade, pénètre jusqu’au bout la structure fondamentale selon laquelle l’événement est plastiquement et rythmique­ment arrangé.

L’épisode de l’escalier est-il unique dans ce genre ? Sort-il par ce train du type commun de construction ? Pas du tout. Dans cet épisode ces traits, caractéristiques pour la méthode, ne sont que soulignés très fortement comme est souligné l’épisode lui-même, qui est le point culminant de tout le film par son degré intense de tragédicité.

Ce signe de composition possède encore une autre application, tout à fait inattendue pour un film muet. J’ai dû écrire que dans les problèmes de la pratique du cinéma sonore, je ressemblais au dernier arrivé à la noce : je suis le plus jeune des réalisateurs de films sonores et j’ai abordé ce domaine plus tard que tous les autres. En y regardant de plus près, ce n ’est pas tout à fait ça.

Mon premier travail sur un film sonore remonte à 1926. E t il se rapporte toujours au même Potemkine. Le fait est que Potemkine fut — dans son destin à l’étranger — l’un des très rares films, agrémentés d’une musique spécialement écrite pour eux.

C’est-à-dire que dans les conditions du cinéma muet il se trouvait le plus près de ce dont dispose n’importe quel film sonore.

Cependant le problème ici n’est pas dans le fait qu’Edmund Maizel ait écrit une musique spéciale pour le Potemkine.

Avant et après le Potemkine, on a écrit une musique pour d’autres films. Il y avait même des cas où l’on tournait des films muets en tenant compte d’une musique précise (c’était surtout le cas pour les opérettes comme par exemple Ein Walzertraum de Ludwig Berger qu’il tourna d’après une musique de Strauss semble-t-il).

Ce qui est important, c’est comment fut écrite la musique du Potemkine.Elle fut écrite comme on travaille aujourd’hui avec un phonogramme.Plus exactement comme devraient travailler avec un phonogramme, tou­

jours et partout l’amitié créatrice et la co-création amicale du compositeur et du réalisateur.

Malgré tout, même maintenant dans les conditions du film sonore la musique est presque toujours « à côté du film » et se distingue très peu de l’ancienne « illustration musicale ».

Cependant avec le Potemkine il en était déjà autrement. Bien sûr pas en tout ni jusqu’au bout : mon séjour à Berlin (en 1926), quand fut commandée la musique, fut trop court. Mais pas au point que je ne puisse me mettre d’accord avec le compositeur Maizel sur « l’effet » décisif dans la musique du Potemkine. Et précisément sur « la musique des machines » dans la rencontre avec l’escadre.

Pour ce moment précis, j ’avais exigé catégoriquement du compositeur le refus non seulement de la mélodicité habituelle et de la mise sur le bruit rythmique dévoilé des instruments à percussion, mais par cette exi­gence la musique à ce moment décisif était contrainte de « passer » dans « une qualité nouvelle » : dans une construction sonore. Le Potemkine lui- même à cet endroit, stylistiquement dépasse les limites de la structure « du film muet avec illustration musicale » et passe dans un nouveau domaine — le film sonore, où les modèles authentiques de cette forme d’art vivent dans l’unité des images visuelles et musicales fondues, qui créent ainsi l’image audito-visuelle unie de l’œuvre.

C’est à de tels éléments, qui ont anticipé la possibilité de l’essence interne de la composition du film sonore, que cette scène est redevable de son effet « dévastateur » à l’étranger. A l’égal de « l’escalier d’Odessa » cette scène de « la rencontre de l’escadre » est entrée dans toutes les anthologies du cinéma.

Ce qui m’intéresse particulièrement ici c’est que, à l’intérieur de ce domaine, qui se trouve lui-même dans la structure générale du Potemkine on trouve ce bond dans une qualité nouvelle — dans l’attitude même vis-à-vis de la musique même est respectée la condition de la construction pathétique — la condition du bond qualitatif, qui dans le Potemkine, comme nous l’avons montré, est inséparable de l’organique même du thème.

Ici le film muet Potemkine donne une leçon au film sonore affirmant encore et encore une fois que pour une chose organique, une seule loi de construction la pénètre d’une manière décisive selon tous ses « indices » et que pour ne pas rester « à l’écart » mais devenir une partie organique du film, doivent diriger la musique non seulement les mêmes images et les mêmes thèmes, mais aussi les mêmes lois fondamentales et les mêmes principes de construction qui dirigent la chose entière.

Il est amusant de rappeler que sa première représentation — dans le Grand Théâtre U.R.S.S. en décembre 1925, pour le 20e anniversaire de la révolution de 1905 en l’hommage de laquelle le film avait été réalisé, devait se terminer par une « sortie de soi-même » originale de tout le film.

D’après l’intention de la mise en scène, le dernier plan du film — la proue du cuirassé qui s’avance — devait déchirer la surface de l’écran : l’écran devait se déchirer en deux et laisser apparaître derrière lui une réunion réelle commémorative et solennelle de personnes réelles — les participants aux événements de 1905.

De cette manière, le Potemkine aurait accompli une série de faits du passé analogues.

Casimir Malévitch me raconta plus tard que de la même façon le rideau s’était déchiré pour découvrir le premier spectacle des « boudiétliantsi » — les futuristes russes — au théâtre de la rue des Officiers.

Mais ce n ’était pas le couronnement de tout le spectacle ni sa conclusion logique ; ce n ’était pas l’expression d’un pathétique intérieur mais plutôt du cassage de vaisselle, rien de plus qu’une « gifle au goût public ».

C’est sur un tout autre élan de pathétique social qu’en une toute autre date — le mémorable 14 juillet 1789 — le rideau de gaze séparant les spectateurs des acteurs se déchira dans le petit théâtre parisien. « Des délassements comiques ! »

Dans sa lutte infatigable contre les théâtres populaires, la « Comédie- Française » obtint du gouvernement que pour ce théâtre, dont le directeur était Plancher-Valcour, furent restaurées toutes les persécutions que la « Comédie », vu ses privilèges, était en droit d’imposer aux petits théâtres : interdiction aux acteurs de parler, interdiction de montrer sur scène plus de trois acteurs à la fois. A cela s’ajoutait la condition impérative et stu­pide de séparer les acteurs et les spectateurs... par un rideau de gaze. Le 14 juillet Plancher-Valcour apprend la prise de la Bastille, et dans un accès de pathétique sincère il crève de son poing le rideau de tulle, le déchire en deux au cri de « Vive la liberté ». Le 13 janvier 1791, le gouvernement révolutionnaire donne la liberté aux théâtres (Cf. L.M. Ber­nardin, La Comédie italienne en France et le Théâtre de la foire et du boulevard 1570-1791, Paris 1902, p. 233).

Et enfin on peut citer un cas d’élan pathétique plus connu dans la littérature, cet élan accompagne le déchirement d’un rideau, du rideau du temple, au moment où la tragédie sur le Golgotha s’accomplit.

Les ancêtres du Potemkine sont très disparates ! Il est difficile de dire lesquels de ces associations et de ces souvenirs ont contribué à la formation de mon projet qui était l’expression pure de ce pathétique dans lequel ce film prit vie, se réalisa et s’accomplit.

** *

Il est judicieux de rappeler ici ce que nous disions plus haut en ce qui concerne le caractère même des deux parties, selon lesquelles se divise conformément aux proportions de la « section dorée » chacun des cinq actes du drame du Potemkine.

Nous disions que, à travers la césure l’action « saute » immanquablement, et nous avions ainsi qualifié ce phénomène non pas fortuitement mais parce que le diapason de la nouvelle qualité, dans laquelle était passée la première partie, était toujours le plus haut de ceux accessibles : c’était à chaque fois un bond dans l’opposition (voir plus haut).

H s’avère que dans tous les éléments décisifs de composition nous rencontrons toujours la formule extatique fondamentale : un bond « hors de soi », qui devient immanquablement un bond dans une nouvelle qualité et la plupart du temps atteint le diapason du bond dans l’opposition.

Dans cela, comme plus haut dans la section dorée pour les proportions, comme ici dans la démarche même de l’œuvre, nous avons le secret de l’organique ; car le passage en forme de bond d’une qualité dans une qualité n’est pas seulement la formule de croissance mais déjà la formule

de développement — d’un développement qui nous attire par sa régularité» non seulement comme des unités « végétatives » isolées, soumises aux lois d’évolution de la nature, mais déjà comme des unités collectives et sociales, qui participent consciemment à son développement, car nous savons que ce bond dont il est question ici est présent du point de vue des phéno­mènes sociaux, de ces révolutions selon lesquelles marchent le dévelop­pement social et le mouvement de la société.

Et ici on aurait pu dire qu’apparaît devant nous pour la troisième fois l’organicité du Potemkine, car ce fond qui caractérise la structure de chaque maillon de la composition en entier, est la mise en application dans la structure de la composition de l’élément le plus décisif du contenu du thème même, l’explosion révolutionnaire comme un des bonds par lesquels s’actualise la chaîne ininterrompue du développement social conscient progressif.

Mais :Un bond. Le passage d’une qualité à une qualité. Le passage dans

l’opposition.Tout cela ce sont des éléments de la marche dialectique du dévelop­

pement, tels qu’ils entrent dans le concept de dialectique matérialiste.Et de là pour la structure d’une œuvre variée comme pour la structure

de n’importe quelle construction pathétique, on peut dire que la structure pathétique est celle qui nous fait, nous qui faisons écho à sa démarche» vivre les moments d’accomplissement et de formation des lois des pro­cessus dialectiques.

Nous entendons moment d’accomplissement dans le sens de ces points du processus, à travers lesquels passe l’eau à l’instant où elle forme de la vapeur, de même la glace — de l’eau, la fonte de l’acier. C’est ça la sortie de soi, la sortie de l’état, le passage d’une qualité à une qualité, l’extase. Et si l’eau, la vapeur, la glace et l’acier pouvaient psychologi­quement enregistrer leurs sensations dans ces moments critiques — moments de l’accomplissement du saut ils diraient qu’ils parlent avec pathétique, qu’ils sont en extase.

De bien plus hautes formes de pathétique, de bien plus hautes formes d’extase nous sont données. A nous, et seulement à nous parmi tous les habitants du globe terrestre, est accordé le suprême, vivre réellement pas à pas chaque moment du devenir inéluctable des plus grandes réalisations dans le domaine du développement social du monde. Il nous est donné encore plus : la participation collective aux grands instants de revirement de l’histoire de l’homme et la possibilité de les ressentir. Ressentir un moment de l ’histoire est le pathétique suprême et la sensation d’union avec ce processus. Dans la sensation de marche commune avec elle. Dans la sensation de participation collective. Tel est le pathétique dans la vie.

Tel est son reflet dans la méthode de l’art pathétique. Ici la construction de la composition née du pathétique du thème fait écho à la loi fonda­mentale selon laquelle s’accomplissent les processus organiques, sociaux et autres du devenir de l’univers et à travers la participation à cette loi (dont le reflet est notre conscience et le domaine d’exposition tout notre être) nous ne pouvons pas ne pas être remplis de la sensation émotionnelle la plus forte — le pathétique. Il reste une question — par quelle voie l’artiste peut-il atteindre en pratique ces formules de composition ?

Y a-t-il une recette ? Un étalon ? Un modèle ? Un passe-partout ou une clé ?

Dans chaque œuvre pathétique réalisée, ces formules de composition ne manqueront pas d’apparaître.

Mais on ne les atteindra pas par des calculs de composition a priori seulement.

Les connaître, en être maître et les manier à la perfection n ’est pas suffisant.

Pour l’organicité authentique et pour le pathétique authentique qui en est la plus haute forme, c’est indispensable mais encore trop peu.

Une œuvre ne devient organique, elle n’entre dans les conditions de l’organicité suprême, dans le domaine du pathétique comme "nous le comprenons que lorsque le thème de l’œuvre, que lorsque son contenu, que lorsque son idée deviennent organiquement un tout avec les pensées, les sentiments, l’être même et l’existence de l’auteur.

Seulement alors l’organicité même transparaîtra dans les formes les plus strictes de la construction de l’œuvre, seulement alors il restera au maître- expert en connaissances de la conduire jusqu’aux dernières étincelles de la perfection formelle.

Et alors, seulement alors, aura sa place l’organicité authentique de l ’œuvre entrant dans le cercle des phénomènes naturels et sociaux comme un membre à part entière, comme un phénomène indépendant.

Montage 1938Le m o t1

Il y eut un temps dans l’histoire du Cinéma Soviétique où l’on pro­clamait que le montage était « Tout ». Nous sortons maintenant d’une période durant laquelle on a déclaré que le montage n’était « Rien ». N’envisageant le montage comme n’étant ni « rien » ni « tout », nous considérons qu’il est besoin de rappeler que le montage est un élément constitutif d’une œuvre cinématographique autant que n’importe lequel des éléments nécessaires au pouvoir de ce film. Après la tempête « pour le montage » et la bataille « contre le montage », nous devons aborder sim­plement ce problème d’un œil neuf. C’est d’autant plus nécessaire que, dans cette période de négation du montage, ce qui, en lui, est incontestable et réellement à l’abri de toute controverse, a été également remis en question.

Le fait est que les auteurs d’un certain nombre de films se sont, ces dernières années, proprement « débarrassés » du montage à un point tel qu’ils ont oublié jusqu’à son but et la mission inséparable du rôle révélateur que toute œuvre d’art implique : la nécessité d’une exposition liée et suivie du thème, du sujet, du comportement, de l’action, du mou­vement à l’intérieur d’une séquence aussi bien que dans le déroulement du ciné-drame en son ensemble. Sans parler du récit ému d’un sujet, mais de sa seule logique ou sa continuité, raconter une histoire simplement suivie a souvent été négligée dans leurs œuvres par quelques metteurs en scène, et même les meilleurs, et dans des films de genres très divers.

Ce qu’il faut, bien sûr, ce n ’est pas tant critiquer ces maîtres individuel­lement, que faire l’effort de retrouver la connaissance du montage que tant de cinéastes ont oubliée. C’est d’autant plus nécessaire que nos films ont comme tâche d’exposer non seulement un récit cohérent mais contenant surtout un maximum d’affectivité communicative.

Le montage est d’une grande aide pour accomplir cette tâche.... Et puis d’abord, pourquoi utilisons-nous le montage ?Les détracteurs les plus acharnés du montage admettront eux-mêmes

que ce n’est pas dû seulement au fait que la longueur de la pellicule dont nous disposons n’est pas infinie, et que, par conséquent, condamnés à travailler sur des morceaux de longueur donnée, nous devons à l’occasion rattacher un morceau à un autre.

« L’aile gauche » du parti du montage envisage ce problème en se plaçant à l’autre extrême. A force de jongler avec les morceaux de pelli­cule, elle a découvert ce faisant une certaine propriété qui l’a surprise

1. Ce titre ne figure pas dans l’édition soviétique des Œuvres de S. M. Eisenstein.

| pendant de longues années : à savoir que deux morceaux de pellicule, | n’importe lesquels mis bout à bout, se combinent inévitablement ; et que \ de leur juxtaposition résulte une qualité nouvelle.

Ceci n’est nullement une particularité du cinéma ; c’est un phénomène que l’on remarque invariablement chaque fois que l’on juxtapose deux faits, deux phénomènes ou deux objets. Nous sommes habitués à déduire quasi automatiquement des conclusions et des généralisations stéréotypées aussitôt que tels ou tels objets se présentent simultanément à nous.

Prenez par exemple une tombe, juxtaposez-en l’image avec celle d’une femme en deuil, pleurant tout à côté, et chacun déduira immédiatement : c’est une « veuve ». C’est précisément en cet automatisme de notre per­ception qu’Ambrose Bierce a trouvé tout l’effet d’une de ses fables — express — fantastiques : « La veuve inconsolable » :

« Une femme en voiles de deuil sanglotait sur une tombe.— Consolez-vous, Madame, lui dit un Quidam Compatissant, les bontés

du Ciel sont infinies. Il y aura certainement, quelque part au monde, un autre homme que votre mari, avec qui vous pourrez être encore heureuse !

— Il y eût un tel homme, gémit-elle, il y eût..., mais c’est justement sa tombe !... »2.

Tout l’effet de cette histoire est basé sur la juxtaposition de la tombe et de la femme en deuil qui nous porte à déduire, d’après des conventions établies, que c’est là une veuve pleurant son mari, alors qu’en fait elle pleure son amant !

Le même mécanisme se rencontre souvent dans des devinettes : par exemple, celle-ci de notre folklore : « Un corbeau vole, et un chien est assis sur sa queue. Comment cela est-il possible ? » Automatiquement nous combinons ces éléments et nous les fondons en un seul, et, par suite, nous déduisons que le chien est assis sur la queue du corbeau, alors que la phrase contient deux faits indépendants : le corbeau vole, tandis que le chien est assis sur sa propre queue.

Cette * tendance à fondre en un seul, deux ou plusieurs objets ou faits indépendants, est une tendance très forte même dans le cas de mots distincts qui caractérisent divers aspects d’un même phénomène. Un exem­ple extrême peut en être trouvé chez l’inventeur du « Mot-Portemanteau » : Lewis Carroll. La déclaration modeste de son invention, de deux « sens fondus en un seul mot comme un porte-manteau » conclut son introduction à la Chasse au Snark :

Prenez par exemple les mots « fumant » et « furieux ». Décidez-vous à les dire tous deux, mais ne choisissez pas celui que vous prononcerez le premier. Ouvrez alors votre bouche et parlez. Si vos pensées penchent un tant soit peu vers « fumant » vous direz « fumant-furieux » ; si par contre elles penchent du poids d’un fil vers « furieux » vous direz « furieux- fumant » ; mais si vous avez ce don des plus rares : un esprit parfaitement équilibré, vous direz « frumieux ».

2. Ambrose Bierce : The Monk and the Hangman’s daughter : Fantastic Fables(Le Moine et la Fille du Bourreau : Fables Fantastiques), édit. Cape, Londres, 1927.

* Les 8 paragraphes suivants ont été omis dans l’édition soviétique des Œuvres deS. M. Eisenstein.

Cet exemple, bien sûr, ne nous donne pas d’idée nouvelle, pas plus que de nouvelles propriétés. Le charme de l’effet « portemanteau » réside dans la sensation de dualité contenue dans le néologisme arbitrairement formé. Chaque langue a son virtuose du « portemanteau » — comme Walter Winchell, en Amérique. La plus grande utilisation du « mot-porte- manteau » se trouve évidemment dans Finnegan’s Wake de James Joyce.

La méthode de Lewis Carroll est donc essentiellement une parodie d’un phénomène naturel, d’une habitude de notre esprit : la formation de nou­velles unités qualitatives ; c’est donc un moyen primordial d’obtention d’ef­fets comiques.

Cet effet comique est atteint quand on perçoit simultanément le résultat obtenu et ses deux constituants distincts. Les exemples de ce genre d’humour sont innombrables. Je n’en citerai ici que deux que l’on trouve... dans Freud :

Pendant la guerre entre la Turquie et les Etats Balkaniques, en 1913, le Punch a dépeint le rôle de la Roumanie en représentant cette dernière en voleur de grand chemin assaillant les membres de VEntente Balkanique. Ce dessin était intitulé: Klepto roumanie.

Un méchant chroniqueur rebaptisa Léopold, un ancien chef d’Etat, Cléôpold à cause de ses relations avec une femme surnommée Cléo...3

Je crois qu’il est maintenant bien établi que le phénomène dont nous traitons est plus que largement répandu : il est littéralement universel.

Il n’y a donc rien de surprenant dans le fait que les spectateurs d’un film tirent des déductions bien définies de la juxtaposition de deux mor­ceaux de pellicule mis bout à bout.

Je pense que nous ne critiquons ici ni les faits, ni leur particularité, ni leur universalité, mais simplement les déductions et les conclusions que l’on en a tirées en leur apportant les corrections nécessaires.

** *

Quand nous avons pris l’initiative de signaler pour la première fois l’importance indiscutable de ce phénomène pour une connaissance et une maîtrise plus grandes du montage, de quelle omission étions-nous cou­pables ! Qu’y avait-il de vrai, qu’y avait-il de faux dans les déclarations enthousiastes que nous faisions à l’époque?

Un fait était alors vrai et le demeure encore aujourd’hui : la juxtaposition de deux fragments de film distincts, mis bout à bout s’apparente moins à leur somme qu’à leur produit. Cela s’apparente plus à un produit qu’à une somme du fait que qualitativement — par sa dimension (son degré) — le résultat d’une juxtaposition diffère toujours de chacun de ses compo­sants pris séparément. On n’a, aujourd’hui, à rappeler à personne que « qualité » et « quantité » ne sont pas deux caractères différents d’un même phénomène, mais seulement deux aspects distincts de ce phénomène. C’est là une loi physique qui se vérifie également dans d’autres domaines aussi bien scientifiques qu’artistiques. Parmi les différents problèmes où l’on peut l’appliquer, l’emploi qu’en fait le professeur Koffka, dans le domaine du comportement, vient fort à propos dans ce développement : On a dit :

3. Sigmund Freud : Le mot d’esprit et ses relations avec l’inconscient.

le tout est plus que la somme de ses parties. Il est plus correct de dire que le tout est différent de la somme de ses parties: car additionner est ici un procédé dénué de sens, alors que totaliser a tout son sens. 1

Pour en revenir à notre exemple : la femme est une représentation, la robe de deuil qu’elle porte en est une autre ; c’est dire que toutes deux sont des représentations-objets, alors que la « veuve » qui naît de la juxta­position de ces deux éléments n’est pas, elle, une représentation-objet : c’est une idée nouvelle, un concept nouveau, une image nouvelle.

Quelle était donc alors la « distortion » de notre attitude à l’endroit de ce phénomène indiscutable ?

L ’erreur consistait à donner plus de poids aux pouvoirs de la juxtapo­sition et à négliger l’approfondissement analytique du problème des maté­riaux de cette juxtaposition.

Mes critiques ne manquèrent pas de présenter cette attitude comme trahissant un moindre intérêt pour le contenu propre de chaque fragment du film confondant ainsi l’intérêt envers un élément particulier du pro­blème, avec l’attitude même du chercheur quant à la réalité qu’il repré­sentait.

Je les renvoie au jugement de leur conscience.Tout ceci est dû au fait que j ’avais d’abord été séduit par cette propriété

nouvellement découverte dans la juxtaposition des fragments de pellicule, à savoir que, quelque étrangers qu’ils puissent être, et souvent, en dépit de leur caractère disparâtre, leur mise bout à bout au gré d’un monteur engendre un « troisième-quelque chose » qui les apparente l’un à l’autre.

Et j’ai été ainsi séduit par cette propriété atypique dans la construction et la composition cinématographique normales.

Opérant avec un tel matériel et de tels exemples, au départ, il était naturel de ne spéculer essentiellement que sur les possibilités offertes par la juxtaposition. On prêtait moins d ’attention analytique à la nature exacte des parties juxtaposées ; du reste une telle attention n’aurait pas à elle seule suffi ; une telle attention consacrée uniquement au « contenu » de chacun des éléments a mené, en pratique, au déclin du montage au niveau « d’effets spéciaux », ou de « séquences spéciales »... avec toutes les consé­quences que ceci entraîne.

Quelle importance relative convenait-il de donner à chacun de ces facteurs pour demeurer dans un juste milieu ?

Ce qu’il fallait, c’était revenir à cette notion fondamentale qui fixe également le « contenu » de chaque cadre et la juxtaposition composi- tionnelle de ces éléments, c’est-à-dire revenir à l’entité de l’œuvre dans son ensemble et dans le détail de ses éléments unifiants.

L ’une des solutions extrêmes consistait à ne considérer que les seuls problèmes de technique d’enchaînement (méthodes de montage), et l’autre à se consacrer uniquement aux éléments à relier (le contenu de chaque « plan »).

Nous aurions dû nous intéresser davantage à la nature même de ce principe d’enchaînement, car c’est justement lui qui détermine à la fois le

4. Kurt Koffka : Principles of Gestalt Psychology, édit. Kegan Paul, Londres', 1935. Tout ce paragraphe ne figure pas dans l’édition soviétiques des Œuvres de S. M. Eisen- stein.

contenu des « plans » et la nouvelle notion naissant de telle ou telle juxta­position de ces plans.

Mais, tout en ne perdant pas ceci de vue, encore fallait-il que l’attention du chercheur ne se consacre pas, au départ, à des cas paradoxaux dont le résultat final n’est pas prévu à priori, mais survient de façon inattendue. On aurait dû se consacrer uniquement à ces quelques cas où, d’une part les fragments de pellicule ne sont pas totalement étrangers les uns aux autres et où, de plus, le résultat final, ce résultat général, ce résultat d’en­semble est non seulement prévisible mais détermine lui-même tant les éléments individuels que les conditions de leur juxtaposition. Ce sont là des cas normaux, généralement admis que l’on rencontre fréquemment. Le résultat de leur juxtaposition apparaît aussi comme « une troisième chose ». Mais ainsi seront plus nets, plus évidents, à la fois le contenu des cadres et du montage, leur structure et leur définition. E t ces cas-là, justement, sont typiquement cinématographiques.

Le montage étant ainsi conçu, les plans isolés et leur juxtaposition s’équilibrent aussitôt. Bien plus, la nature même du montage non seulement ne s’écarte pas des principes de l’écriture réaliste du film, mais intervient comme un des facteurs les plus rationnels et les plus légitimes du récit réaliste de l’action du film.

Qu’implique essentiellement une telle conception du montage ? Dans ce cas, chacun des éléments du montage n’est plus indépendant mais devient une des représentations particulières du thème général également présent dans tous les «plans». La juxtaposition de tous ces éléments en un montage donné fait naître et apparaître au grand jour ce caractère général qui a engendré chacun de ces éléments et qui les unit en un tout, singu­lièrement en cette image d’ensemble à travers laquelle le créateur, suivi du spectateur, ressent le thème du film.

Et si maintenant nous considérons deux fragments de pellicule bout à bout, nous apprécierons leur juxtaposition sous un jour quelque peu dif­férent. A savoir :

Le fragment A (tiré des éléments du thème que l’on traite) et le fragment B (de la même origine) juxtaposé, engendrent l’image dans laquelle le thème s’incarne le plus efficacement.

Exprimée au mode impératif, pour en faire une formule de travail plus précise, cette proposition devient :

La représentation A et la représentation B doivent être choisies (parmi tous les éléments possibles du thème que l’on traite) et recherchées de telle sorte que leur juxtaposition — la leur et non celle d’autres éléments —, éveille dans l’esprit et dans la sensibilité du spectateur une image exhaus­tive du thème traité.

Dans notre développement ci-dessus deux nouveaux termes se sont glissés : « représentation » et « image ». Il me faut définir la différence entre ces termes avant de poursuivre.

** *

Ayons recours à un exemple. Prenons un disque blanc, de dimension moyenne et de surface lisse, et divisons sa circonférence en soixante par­ties égales. Toutes les cinq divisions, inscrivons un chiffre de 1 à 12 ;

fixons au centre du disque deux tiges de métal, mobiles autour de ce point fixe, leur extrémité libre s’achevant en flèche, l’une de la longueur du rayon du disque, et l’autre légèrement plus petite. Plaçons la plus grande de telle sorte que sa pointe soit fixée sur le chiffre 12, et la plus petite de telle sorte qu’elle indique tour à tour les chiffres 1, 2, 3 et ainsi de suite jusqu’à 12 : ceci donnera une série de représentations géométriques des relations successives entre ces deux tiges, exprimées par 30, 60, 90 degrés et ainsi de suite jusqu’à 360 degrés.

Si toutefois le disque avait été muni d’un mécanisme imprimant un mouvement régulier à ces aiguilles, les figures géométriques formées sur sa surface auraient acquis une signification particulière : ce n’aurait plus été désormais une représentation, mais une image du temps.

Dans cet exemple, la représentation et l’image qu’elle évoque dans notre esprit se sont tellement confondues qu’il faudrait nous placer dans des. circonstances particulières pour distinguer la figure géométrique formée par les aiguilles sur le cadran de la montre, de la notion du temps. Ceci peut cependant nous arriver, en admettant, bien sûr, que nous soyons placés dans des circonstances exceptionnelles. C’est ce qui arrive à Vronsky quand Anna Karenine lui apprend qu’elle est enceinte :

« ... Sur la véranda des Karenine, Vronsky, l’œil fixé sur la pendule, était tellement ému, tellement préoccupé, qu’il vit les aiguilles et le cadran de la pendule sans réaliser l’heure qu’il était... » 5

Ici, l’image du temps, donnée par la montre, n’a pas pu naître. Vronsky n’a pu voir que la représentation géométrique formée par les aiguilles sur le cadran.

Ainsi donc, même dans cet exemple élémentaire, où il n’est question que du temps astronomique, de l’heure, la représentation formée sur le cadran de la montre est insuffisante en elle-même. Il ne suffit pas sim­plement de voir — quelque chose de plus doit arriver à la représentation —, on doit en faire quelque chose de plus, afin qu’elle cesse d’être perçue comme une simple figure géométrique, afin qu’elle devienne l’image de 1’« heure » particulière où cet événement s’est produit. Ce que Tolstoï nous fait remarquer, c’est ce qui se produit quand ce processus n’a pas lieu complètement.

Quel est exactement ce processus ? Une position quelconque des aiguilles sur le cadran d’une montre, évoque aussitôt une foule de représentations associées à l’heure correspondant à la position de ces aiguilles. Supposons, par exemple, que la figure donnée corresponde à 5 heures : notre imagi­nation est accoutumée à y répondre en évoquant toutes sortes de visionsdes événements qui se produisent à cinq heures : .......... l’heure du dîner,la fin du travail de la journée, le début de la cohue dans le métro, la fermeture des libraires, ou cette lumière très particulière des fins d’après- midi... Quoi qu’il en soit, nous évoquons une série de tableaux (représen­tations) de ce qui se passe à cinq heures.

L ’image de 5 heures est, elle, constituée par toutes ces représentations de détail.

Voici donc le déroulement exact du processus, et il se développe ainsi jusqu’au point où l’on a assimilé tous les tableaux-représentations qui don­

5. Léon Tolstoï : Anna Karénine, 2e partie, chap. 24.

nent les images des heures du jour et de la nuit. Puis, les lois d’économie de l’énergie psychique entrent en jeu ; et dans le processus que nous venons de décrire se produit une « condensation » : la série des chaînons intermé­diaires disparaît, et il se forme un joint instantané entre la représentation et l’image de l’heure qui lui correspond. L’exemple de Vronsky nous mon­tre que sous le coup d’une forte émotion, ce joint peut être rompu, au point que représentation et image se dissocient.

Mais, ce qui nous intéresse, c’est le déroulement complet du processus de formation de l’image à partir de la représentation, ainsi que nous venons de le décrire. Cette « mécanique » de la formation de l’image nous intéresse car, naturelle dans la vie courante, elle sert évidemment, un art, de prototype au processus de création d’images artistiques.

Récapitulons : entre la représentation d’une heure sur le cadran d’une montre, et notre perception de l’image de cette heure, se trouve une longue série de chaînons : les représentations des divers aspects caractéristiques de cette heure. Et nous répétons : une habitude de l’esprit tend à réduire cette chaîne au minimum de telle sorte que le début et la fin du processus soient seuls perçus.

Cependant, dès qu’il nous faut, pour quelque raison que ce soit, établir un lien entre une représentation et l’image qu’elle doit entraîner dans notre esprit ou nos sens, nous sommes contraints inévitablement d’avoir recours à nouveau à une série de représentations intermédiaires, qui s’assemblent en une image.

Prenons d’abord un exemple, dans la vie courante, très proche d’ailleurs du précédent. Dans la ville de New York, la plupart des rues n’ont pas de noms ; on les différencie par des numéros : Fifth Avenue, Forty-second Street, etc. Les voyageurs éprouvent toujours, au début, beaucoup de diffi­culté à retenir cette désignation des rues. Nous sommes habitués à des rues portant des noms, ce qui pour nous est beaucoup plus simple, car chaque nom évoque tout de suite une image de la rue considérée ; autrement dit, quand vous entendez le nom d’une rue, cela éveille tout un complexe particulier de sensations et, avec elles, l’image de cette rue.

J ’ai pour ma part, beaucoup de mal à retenir les images des rues de New York, et, par conséquent, à pouvoir les reconnaître. Leur dénomina­tion, (des chiffres neutres comme 42 ou 45) ne provoquaient pas en moi des images qui auraient pu se condenser en la perception de l’aspect d’en­semble de l’une ou l’autre rue.

Pour y remédier, il me fallait fixer dans ma mémoire des séries d’élé­ments caractéristiques de telle ou telle rue, surgissant en mon esprit en réponse au signal « 42 », distinctes de celles qu’évoquait le signal « 45 ». Ma mémoire devait ainsi enregistrer des théâtres, des cinémas, des maga­sins ou des immeubles caractéristiques des rues dont je voulais me sou­venir. Cette opération a suivi des étapes très nettes : je peux préciser deux d’entre elles : tout d’abord à la dénomination verbale « Forty-second Street (42e Rue) », ma mémoire, avec beaucoup de peine, répondait en énumérant toute la série des éléments caractéristiques de cette rue, mais je n’obtenais pas encore une réelle perception de la rue parce que ces divers éléments ne s’étaient pas encore condensés en une seule image. Ce n’est qu’à la seconde étape que tous ces éléments commencèrent à se fondre en une seule image ; et quand on mentionnait le Numéro d’une rue, toute la foule

de ses divers éléments surgissait toujours, mais ce n’était plus une suite de chaînons: c’était désormais une chose unique, une caractérisation d’en­semble de la rue, son image d’ensemble.

Ce n’est qu’après cette étape que l ’on peut prétendre avoir réellement fixé telle rue dans sa mémoire. L ’image d’une rue donnée commençait à naître et à vivre dans le conscient et la sensibilité, tout comme, au cours de la création d’une œuvre d’art naît peu à peu, à partir de ses éléments, une image d’ensemble et complète que l’on n ’oubliera plus.

Dans les deux cas — que ce soit une question de mémoire ou de processus de perception d’une œuvre d’art, la loi demeure : l’élément de détail pénètre le conscient et la sensibilité par le truchement de l’ensemble— et l’ensemble par l’image.

Cette image ayant pénétré le conscient et la sensibilité, par agrégation, chacun de ces éléments se fixe dans la mémoire et dans la sensibilité en tant que partie indissociable de cet ensemble.

Cette image peut être sonore — un complexe rythmique ou mélodique — ou bien une image plastique, groupant sous forme visuelle des éléments séparés appartenant à la série dont on veut se souvenir.

Dans l’un et l’autre cas, la série des représentations de détail se compose, dans le conscient et la sensibilité, en une image d’ensemble comprenant tous les éléments séparés.

Nous avons vu que dans le processus de la mémoire il y a deux étapes essentielles : la première est Yassemblage des éléments de l’image, alors que la seconde consiste dans le résultat de cet assemblage, et dans sa signification pour la mémoire.

Pour cela il est important que la mémoire néglige autant que possible la première étape et parvienne au but en traversant cette phase d’assem­blage aussi vite que possible. C’est ce qui se passe habituellement dans la vie, par opposition à ce qui se fait dans l’art ; car, si nous abordons la sphère de l’art, nous découvrons un très net déplacement de l’importance relative de chacune de ces étapes. De fait, pour atteindre son but, une œuvre d’art consacre tout le raffinement de ses méthodes au Processus.

Une œuvre d’art, dans son sens dynamique, est bien ce processus d’as­semblage des images dans l’esprit et les sens du spectateur6. C’est ce qui constitue la particularité d’une œuvre d’art vraiment vivante ; c’est ce qui la distingue de cette autre, morte, dont le spectateur ne perçoit que le résultat final du processus achevé, au lieu d’être intimement mêlé à ce même processus au fur et à mesure de son déroulement.

Cette condition se vérifie, partout et toujours, quelle que soit la disci­pline artistique considérée.

Le jeu vivant d’un acteur, par exemple, consiste en ce qu’il ne repré­sente pas une imitation des sentiments, mais en ce qu’il parvient à les contraindre à prendre corps, à se développer, à s’amplifier en d’autres sentiments brefs, à vivre devant le spectateur.

Ainsi donc, l’image d’une scène, d’une séquence, ou d’une œuvre entière, n’existe pas comme une donnée préétablie ; elle doit naître et se développer.

6. Nous verrons plus loin que ce même principe dynamique est à la base de toute les images réellement vivantes, même pour un moyen d’expression aussi apparemment immobile et statique, qu’est, par exemple, la peinture [note d’Eisenstein],

De même, un personnage, s’il doit créer une impression vraiment vivante» doit se faire devant le spectateur, tout au long de l’action, et ne pas être une poupée mécanique dont le caractère est fixé à priori.

Dans le drame, il est tout particulièrement important que le déroulement de l’action doive non seulement composer une représentation du rôle, mais aussi composer, ou, mieux, « imager », le rôle lui-même.

Par conséquent, dans la méthode même de création d’images, l’œuvre d’art doit reproduire ce processus par lequel, dans la vie courante, de nouvelles images se construisent dans le conscient et la sensibilité de l’homme. Nous venons de le montrer avec notre exemple des rues numé­rotées ; et nous sommes en droit d’attendre d’un artiste, chargé d’exprimer une image donnée par une représentation matérielle, qu’il ait recours à une méthode en tous points analogues à celle de « l’assimilation » des rues de New York. De même, l’exemple de la représentation formée par les. aiguilles sur le cadran d’une montre, nous a révélé l’opération par laquelle l’image de l’heure surgit de cette représentation. Donc, pour créer une image, l’œuvre d’art doit utiliser un processus analogue : la création d’une chaîne de représentations.

Reprenons cet exemple de l’heure. Dans le cas précédent, pour Vronsky, la figure géométrique des aiguilles de la pendule ne parvient pas à faire naître une image de l’heure. Il y a aussi certains cas où ce qui est impor­tant, ce n ’est pas de percevoir l’heure chronométrique. « Minuit » par exemple, mais de ressentir « Minuit » avec toutes les sensations et les asso­ciations d’idées que l’auteur veut évoquer dans le déroulement de son œuvre. C’est peut-être : minuit l ’heure anxieusement attendue d ’un rendez- vous ; minuit l ’heure de la mort ; minuit l’heure d’un enlèvement roma­nesque, bref, tous sentiments fort éloignés de la simple représentation chronométrique : « minuit ». Dans ce cas, c’est de la représentation des12 coups que doit surgir l’image de « Minuit », comme celle d’une sorte « d’heure fatidique » toute chargée de sens. Ceci peut à son tour être illustré par un exemple — pris cette fois, dans Bel-Ami de Guy de Maupassant —, exemple qui a, d’ailleurs, un intérêt supplémentaire, du fait qu’il est « auditif » ; et un autre encore, parce que, tout en étant en soi du pur montage, il apparaît, dans le déroulement de l’action comme une simple notation d’incidents réels, et cela, grâce à un procédé d’écriture judicieusement choisi. H s’agit du moment où Georges Duroy (qui a déjà choisi de s’appeler du Roy) attend dans un fiacre Suzanne, qui a consenti à fuir avec lui à minuit. Ici, minuit, est aussi peu que possible l’heure chronométrique, mais est au contraire et au plus haut point, l’heure à laquelle tout (ou, tout au moins, une très grande partie) est en jeu. (« C’est fini, c’est raté. Elle ne viendra pas... »). Et voici comment Maupassant suggère à l’esprit et aux sens du lecteur l’image de cette heure, et sa signification, bien distincte d’une simple description de cet instant par­ticulier de la nuit :

« // ressortit vers onze heures, erra quelques temps, prit un fiacre et se fit arrêter place de la Concorde, le long des arcades du Ministère de la Marine. De temps en temps, il enflammait une allumette pour regarder l’heure à sa montre. Quand il vit approcher minuit, son impatience devint fiévreuse. A tous moments, il passait la tête à la portière pour regarder. Une horloge lointaine sonna douze coups, puis une autre, plus près, puis

deux ensemble, puis une dernière très loin. Quand celle-là eut cessé de tinter, il pensa : « C’est fini, c’est raté. Elle ne viendra pas. »

Il était cependant résolu à demeurer jusqu’au jour. Dans ces cas-là il faut être patient.

Il entendit encore sonner le quart, puis la demie, puis les trois-quarts, et toutes les horloges répétèrent « Une heure » comme elles avaient annoncé « Minuit »...7

Nous voyons dans cet exemple que, quand Maupassant a voulu imposer à l’esprit et aux sens du lecteur la puissance émotionnelle de « Minuit », il ne s’est pas contenté de dire simplement que Minuit sonna d’abord, puis Une heure. Il nous a obligés à éprouver la sensation de Minuit en faisant sonner les douze coups en divers endroits, par diverses horloges. Ces diverses séries de douze coups, se combinant dans notre esprit, for­ment la sensation générale de Minuit. Des représentations distinctes se combinent en une image. Ceci a été strictement réalisé par une technique de montage.

Cet exemple de Maupassant peut servir de modèle à une écriture de montage des plus raffinés, où la notation sonore « 12 heures » est mise en valeur par une série de plans. Ces horloges qui sonnent, prises à des distances variées, ressemblent à un objet filmé avec des réglages différents de la caméra, et reproduit en une série de trois plans différents « plan éloigné » 8, « plan moyen » et « plan très éloignés ». De plus, cette sonnerie elle-même, ou plus exactement, les différentes sonneries des horloges n’ont nullement été choisies en tant que détail réaliste de Paris la nuit. L’effet principal de cette confrontation de sonneries d’horloges est de souligner avec insistance l’image émotionnelle de « l’heure décisive de minuit », et non le simple renseignement : « Zéro heure ».

Si son intention avait simplement été de fournir le renseignement « Zéro heure », Maupassant n’aurait sans doute pas eu recours à une notation aussi subtile. De même que, sans cette solution de montage choisie à dessein, il n’aurait jamais obtenu, avec des moyens aussi simples, une émotion aussi sensible.

Puisque nous en sommes aux horloges et aux heures, je ne puis m’em­pêcher d’évoquer un exemple de ma propre expérience. Pendant que, en 1927, nous filmions « Octobre », dans le Palais d’Hiver, nous sommes tombés sur une curieuse vieille horloge : en plus du cadran principal, elle avait tout autour de lui une couronne de petits cadrans. Sur chacun d’eux se trouvait le nom d’une ville : Paris, Londres, New York, etc. Chacun de ces petits cadrans indiquait l’heure qu’il était dans chacune de ces villes, par rapport à l’heure de Moscou ou Pétersbourg (je ne sais plus laquelle) du cadran principal. Cette horloge se fixa dans notre mémoire. E t quand, dans notre film, nous avons voulu marquer le plus fortement possible le moment historique de la Victoire, et de l’établissement du pouvoir soviétique, cette horloge nous suggéra curieusement une solution de montage : nous avons répété l’heure de la chute du Gouvernement Provisoire, indiquée sur le cadran principal à l’heure de Petrograd, sur

7. Guy de Maupassant : Bel-Ami.8. Ou : plan d’ensemble.

tous les petits cadrans auxiliaires donnant l’heure de Londres, de Paris,. New York, etc. Ainsi cette heure, unique dans l’histoire et dans la destinée des peuples, s’incarnait par la multiplicité des diverses heures locales» comme si elle unissait et fondait tous les peuples dans la prise de conscience de l’heure de la Victoire de la classe ouvrière. Cette même, idée était également soulignée par un mouvement de rotation de la cou­ronne des cadrans secondaires, mouvement qui, à mesure qu’il s’amplifiait et s’accélérait, réalisait plastiquement aussi la fusion de toutes les diverses, indications de l’heure, dans la sensation d’une seule Heure historique.

Ici, j’entends clairement une question de mes inévitables contradicteurs.« Mais que dire alors d’un long fragment de film, sans découpage ni

montage, joué par un acteur ? L’interprétation, en soi de cet auteur crée- t-elle une impression ? Une prestation de Tcherkassov9 Okhlopkov10 Tchir- kov11 ou Sverdlin12, ne crée-t-elle pas, elle aussi, une impression en soi? »•

Il serait absurde de croire qu’une pareille question inflige un coup mortel à notre conception du montage. Le principe du montage est beau­coup plus large. Il est entièrement faux de prétendre que, quand un acteur joue tout au long d’une même séquence et que ce fragment de film n’est pas découpé par le metteur en scène en divers plans, cette réalisation soit « exempte de montage » ! Il n’en est rien.

Ce qu’il faudrait faire, dans ce cas, c’est rechercher le montage ailleurs, et, de fait, dans l’interprétation même de l’acteur. Nous discuterons plus loin de la mesure dans laquelle la technique « intérieure » du jeu s’appa­rente au montage. Pour l’instant, il nous suffira de citer une déclaration d’un grand acteur de la scène et de l’écran, Georges Arliss, extraite de son autobiographie :

« ... J’ai toujours cru, qu’au cinéma, le jeu devait être exagéré ; mais j’at soudain réalisé que la retenue est la qualité principale que l’acteur devait acquérir quand il passe de la scène à l’écran. On peut étudier autant que l’on voudra, l’art de la retenue et de la suggestion en regardant jouer l’inimitable Charlie Chaplin... »

A l’amplification (jeu... exagéré), Arliss oppose la retenue. Pour luï la mesure de cette retenue c’est la réduction du geste à la suggestion. Il rejette ainsi non seulement l’exagération d’un acte, mais la représentation; de cet acte, tout entière ! A sa place, il conseille de suggérer. Mais qu’est donc « la suggestion » sinon un élément, un détail de l’acte, un gros plan de l’acte qui, juxtaposé à d’autres détails, pourra servir à représenter un fragment entier de l’action. Ainsi, selon Arliss, l’ensemble d’une inter­prétation coordonnée, n’est rien d’autre que la juxtaposition de quelques- uns de ces gros plans caractéristiques ; en se combinant, ils créent l’image du contenu de l’interprétation et non seulement sa représentation. E t ainsi,.

9. Nikolai Tcherkassov, dans les rôles du Prof. Polejaïev, dans le Député de lat Baltique, du Tzarevitch Alexis, dans Pierre Ier, d’Alexandre Nevski, et d’Ivan dans. Ivan le Terrible.

10. Nikolai Okhlopkov dans les rôles de Vassili dans Lenine en Octobre, et Lenine en 1918, de Vassili Bausslaï dans Alexandre Nevski.

11. Boris Tchirkov : Maxime de la trilogie de Maxime, et le Nouveau Professeur.12. Lev Sverdlin: l’espion Tzoi dans En Extrême-Orient, le Colonel Usishima

dans La défense de Volochaïevsk et Tchoubenko dans la Brigade des Partisans.

le jeu de l’acteur peut avoir les caractères d’une plate représentation ou d’une authentique image suivant la méthode qu’il utilise pour composer son interprétation. Quand bien même celle-ci serait filmée entièrement sans déplacer la caméra, elle n’en serait pas moins en elle-même — dans le meilleur des cas — du « montage ».

Il conviendrait de noter que le second exemple de montage évoqué ci-dessus (du film : Octobre) n’est pas un exemple de montage ordinaire, et que le premier (extrait de Maupassant) n’illustre que le cas où un objet est filmé, de divers endroits, à différentes distances.

Un autre exemple, que je me propose de citer, est typiquement cinéma­tographique ; il ne traite plus d’un seul objet, mais au contraire de tout un événement ; il n ’en est pas moins composé exactement de la même façon. Cet exemple est une certaine « feuille de découpage » en tous points remarquable : d’une masse de détails et de tableaux caractéristiques, une image palpable prend corps devant nous. Il ne s’agit pas d’une œuvre littéraire achevée, mais simplement des notes qu’un grand maître a jetées sur le papier pour lui-même, des visions du Déluge. Cette « feuille de découpage » est la série des notes de Léonard de Vinci en vue d’un tableau sur le Déluge. J’ai choisi cet exemple particulier, parce qu’ici, le tableau audio-visuel du Déluge est achevé avec une clarté et une force exceptionnelles.

« ... On verra Vatmosphère obscure et nébuleuse combattue par les cou­rants de vents contraires et désordonnés, par la pluie continuelle et mêlée de grêle, et entraînant d’ici et de là un vaste filet de branchages arrachés, mêlés à une infinité de feuilles.

Aux alentours, on voit les plus anciennes végétations déracinées et bri­sées par la furie du vent,

et la ruine des monts déjà déchaussés par le cours de leurs fleuves, déboulant dans ces mêmes fleuves et obstruent leurs vallées ;

et ces fleuves débordant, inondant et submergeant les terres et leurs habitants.

Aucun objet plus léger que l’eau qui ne fut couvert de divers animaux. Ceux-ci faisant trêve, se tenaient ensemble, en un groupement peureux, loups, renards, serpents, et animaux de toutes sortes qui fuient la mort.

E t toute l’onde frappant les rivages, les attaquant avec le choc répété des corps noyés et des corps achevant de tuer ceux qui gardent un reste de vie.

On peut voir des groupes d’hommes, qui, à main armée, défendent le petit espace qui leur reste contre les lions, les loups, et autres rapaces qui y viennent chercher leur salut.

Oh ! quelles rumeurs effrayantes on entend dans l’air obscur, déchiré par la fureur du tonnerre et les fulgurances de ces secousses qui dévastent et passent, frappant tout ce qui leur fait obstacle.

Oh ! combien vous en auriez vu boucher leurs oreilles avec leurs mains pour ne pas entendre l’immense rumeur qui emplit l’air ténébreux de la fureur des vents mêlés à la pluie, aux tonnerres célestes et à la fureur de la foudre !

D ’autres ne se bornent pas à fermer leurs yeux, ils y posent leurs mains superposées et les serrent pour ne pas voir le cruel destin que la colère de Dieu fait à l’espèce humaine.

Oh! quels désespoirs! et combien d’affolés se précipitent du haut des rochers! On voit les rameaux d’un grand chêne chargé d’hommes trans­porté dans l’air par l’impétuosité du vent.

Autant qu’elles sont, les barques sont renversées, les unes entièrement, les autres en morceaux, sur les gens qui se débattent pour leur salut, avec des attitudes et des mouvements douloureux, sentant la mort mena­çante.

D’autres, en désespérés, se suicident, désespérant de pouvoir supporter pareille angoisse;

les uns se jettent du rocher, les autres ¿étranglent de leurs propres mains, d’autres prennent leurs enfants très rapidement, les jettent violemment du remblai,d’autres se frappent de leurs armes et se tuent eux-mêmes, d’autres tombent à genoux se recommandent à Dieu.O ! combien de mères pleurent leurs fils noyés qu’elles tiennent sur

leurs genoux, levant leurs bras ouverts vers le ciel et d’une voix qui hurle maudissant la colère divine.

D’autres mains jointes et les doigts crispés, se mordent d’une dent cruelle, comme s’ils se dévoraient, avec des morsures d’où le sang ruis­selle, priant avec supplication, leur poitrine repliée sur leurs genoux, écrasés par une immense et insupportable douleur.

On voit les troupeaux d’animaux, chevaux, bœufs, chèvres, déjà entourés d’eau et restés isolés sur la haute cime des monts ; ils reculent ensemble,

et ceux du milieu s’élèvent en haut, et marchent sur les autres et cela fait entre eux une grande mêlée, et beaucoup meurent par manque de nourriture.

Et les oiseaux commencent à se poser sur les hommes et sur d’autres animaux, ne trouvant plus de terre découverte qui ne soit occupée par des vivants;

déjà la faim, servante de la mort, a ôté la vie à beaucoup d’animaux, et les corps morts, déjà soulevés, montent du fond de l’eau profonde et surgissent à la surface au milieu des vagues. Dans le combat des ondes qui entre elles l’une l’autre se harcèlent et, comme une balle pleine de vent, bondissent en arrière du lieu de leur percussion, les eaux deviennent la source des morts prédites.

Et sur toute cette malédiction, l’air étend des nuées obscures, divisées par les mouvements serpentins de la foudre céleste en furie, illuminant tantôt ici, tantôt là, l’horreur des ténèbres. B

Le texte précédent n’était pas considéré par son auteur comme un poème ou un essai littéraire. Péladan qui a publié l’édition française du Trattato délia Pittura de Léonard, considère cette description comme le projet, non exécuté, d’un tableau qui aurait été « un chef-d’œuvre insurpassé en fait de paysage et de représentation de la lutte des éléments »M. Quoi

13. Léonard de Vinci : Textes choisis, trad. et présentés par J. Péladan ; édit. du Mercure de France, Paris. Ce texte a été volontairement présenté par Eisenstein sous forme de découpage cinématographique, en subdivisant certaines phrases, mais sans jamais intervertir l’ordre des mots, en ajouter ou en supprimer un seul [N.d.T.].

14. Traité de la peinture, édit. Delagrave, Paris, 1921 [note de J. Péladan].

qu’il en soit cette description n’est pas chaotique mais elle est exécutée au contraire d’après les données caractéristiques des arts « du temps » plutôt que des arts « de l’espace ».

Sans que nous ayons à apprécier en détail la structure de cet extraordi­naire « découpage », nous devons toutefois indiquer que la description suit un mouvement parfaitement défini. Bien plus, la trajectoire de ce mouvement n’est en rien fortuite : ce mouvement suit une courbe précise, puis dans l’ordre inverse, retourne à des incidents correspondants à ceux du début. Commençant par une description des cieux, le tableau s’achève sur une description semblable. Au centre, un groupe d’hommes et ce qu’ils endurent ; la scène se déploie des cieux aux hommes et des hommes aux cieux, en passant par des groupes d’animaux. Les détails reproduits à la plus grande échelle (les Gros-plans) se trouvent au centre, au paroxysme de la description : « ... mains jointes et doigts croisés... des morsures d’où le sang ruisselle... ». Ainsi apparaissent très clairement les éléments carac­téristiques du montage.

De plus, le contenu de chaque cadre des diverses scènes est renforcé par l’intensité croissante de l’action.

Considérons par exemple ce que nous pourrions appeler le « thème ani­mal » : les animaux qui essaient de s’enfuir, les animaux portés par les flots, les animaux qui se noient, les animaux qui se battent avec les hommes, les animaux qui se battent entre eux, les cadavres des animaux noyés flottant à la surface des eaux. Ou bien la terre ferme se dérobant peu à peu sous les pieds des hommes, des animaux, des oiseaux, et ceci atteignant son paroxysme au moment où les oiseaux doivent se poser sur les hommes ou sur d’autres animaux. « Ne trouvant plus de terre décou­verte à nouveau qui ne soit occupée par des vivants. » Ce passage nous rappelle que la répartition des détails dans un tableau « à deux dimensions » présume également d’un mouvement, un mouvement du regard dirigé, sui­vant la composition, d’un phénomène à l’autre. Naturellement, le mouvement est indiqué, ici, moins nettement que dans un film, où l’œil ne peut suivre la séquence des détails dans un autre ordre que celui imposé par le respon­sable du montage.

Il est cependant indiscutable que la description extrêmement continue15 de Léonard ne se contente pas d’énumérer tous les détails, mais souligne la trajectoire du mouvement imposé à l’attention sur la surface du tableau. Nous avons là un brillant exemple de la façon dont a été appliqué (dans la « co-existence », apparemment statique, des détails d’un tableau immobile) exactement le même choix que dans un montage, exactement la même séquence ordonnée dans la juxtaposition des détails, que l’on trouve dans les arts fonctions du facteur « temps ».

Le montage prend tout son sens réaliste quand les différents morceaux produisent, une fois réunis, le Tout, la Synthèse d’un thème donné. C’est bien là l’image, où le thème s’incarne.

Si nous passons de la définition au processus créateur, nous voyons que celui-ci se déroule de la manière suivante : Avant même qu’il n’en ait la vision intime, le créateur perçoit confusément une certaine image où

15. Voir plus loin, ce que Rodin dit de 1‘Embarquement pour Cythère de Watteau [N.d.T.].

s’incarne émotionnellement son sujet. Ce qu’il devra faire, c’est traduire cette image en quelques représentations de détail qui, en se combinant évoqueront dans l’esprit et les sens du spectateur, du lecteur ou de l’au­diteur, cette même image qu’il avait perçue au départ.

Ceci est vrai aussi bien de l’image d’une œuvre d’art dans son ensemble, que de l’image de chaque scène ou de chacune de ses parties. E t ceci reste vrai, et dans le même sens de l’image que crée le jeu d’un acteur. L’acteur est confronté avec exactement la même tâche : exprimer, grâce à deux, trois ou quatre données essentielles d’un rôle ou d’une action, ces éléments fondamentaux qui juxtaposés recréeront l’image totale telle qu’elle avait été conçue par l’auteur, le metteur en scène ou l’acteur lui-même.

Qu’y a-t-il de remarquable dans cette méthode ? D’abord et avant tout son dynamisme. Ceci est surtout dû au fait que l’image désirée n’est ni fixée ni pré-établie, mais qu’elle naît et prend corps. L ’image que veulent l’auteur, le metteur en scène et l’acteur, ils la concrétisent eux-mêmes en divers éléments représentatifs, et elle se réalise à nouveau et définitive­ment dans l’esprit du spectateur. C’est là, vraiment, le but final de toute démarche créatrice d’un artiste.

Gorki l’expose éloquemment dans une lettre à Constantin Fedine :Vous me dites que vous êtes hanté par la question : « Comment écrire ? »

Il y a vingt-cinq ans que j’observe à quel point cette question hante les gens... Oui ! c’est une question grave ! J’ai été moi-même hanté par elle, je le suis encore, et je le demeurerai jusqu’à la fin de mes jours. Pour moi, cependant, la question se pose ainsi : comment dois-je écrire afin que l’être humain quel qu’il soit, surgisse des pages du récit qui le concerne avec cette force physiquement sensible, de son existence, avec cette puis­sance de sa réalité à demi-fantastique, avec laquelle je le vois et je le sens? Tel est le problème comme je l’entends, tel est le secret de cette question. 16

Le montage nous aide puissamment à résoudre ce problème.La force du montage réside en ce qu’il implique le cœur et la raison

du spectateur dans le processus créateur. Celui-ci est contraint de suivre le même chemin créateur que l’auteur a parcouru en créant l’image. Et non seulement il voit les éléments représentés de l’œuvre achevée, mais il ressent aussi le processus dynamique qui a fait apparaître et se réaliser l’image tout comme l’a ressenti le créateur lui-même. Ceci est apparemment le plus haut degré possible d’approximation dans l’expression visuelle des perceptions et des intentions de l’auteur dans leur plénitude ; cette trans­mission se faisant avec « cette force physiquement sensible » qu’elles avaient en apparaissant à l’auteur au cours de son travail créateur, de sa vision créatrice.

D convient de nous rappeler ici la définition que Karl Marx a donnée de la véritable investigation (ou analyse) authentique :

Non seulement le résultat, mais aussi le chemin qui y mène, est une partie du vrai. L ’investigation de la vérité doit elle-même être vraie : la véri­

16. Maxime Gorki : Lettre à Constantin Fedine, publiée dans la revue Literaturnaya Gazeta, n° 17, Moscou, 26 mars 1938, traduction originale de ce texte, inédit, à notre connaissance, en français [N.d.T.l.

table investigation est la vérité déployée dont les parties disjointes s’unissent dans le résultat1'’.

L ’efficacité de cette méthode réside aussi dans le fait que le spectateur est entraîné en un acte créateur dans lequel sa personnalité n’est pas subordonnée à celle de l’auteur mais s’épanouit au contraire en se fondant à ses intentions, tout comme la personnalité d’un grand acteur se fond avec celle d’un grand dramaturge dans la création d’une image théâtrale classique. De fait, chaque spectateur, suivant sa personnalité et à sa façon d ’après sa propre expérience (du sein de sa fantaisie du canevas de ses associations, des données de son caractère, de ses habitudes et de ses appartenances sociales) crée une image suivant la voie tracée par le créa­teur ; cette voie le mène à comprendre et à ressentir le thème de l’auteur (le thème donné). Cette image est identique à celle que l’auteur avait prévue et créée, mais elle est aussi bien et en même temps créée par le spectateur.

Peut-il y avoir rien de plus précis et de plus net que l’inventaire quasi scientifique des détails du Déluge, tels qu’ils se déroulent devant nous dans le « découpage » de Léonard de Vinci ? Cependant, combien person­nelles et individuelles sont les images finales (définitives) qui naissent dans l’esprit de chaque lecteur, bien qu’elles dérivent toutes de spécifications et de détails juxtaposés communs à tous les lecteurs de ce document. Ces images se ressemblent et diffèrent autant que les rôles de Hamlet ou du Roi Lear interprétés par des acteurs différents, de pays, d’époque ou de théâtre différents.

Maupassant propose à chaque lecteur le même (découpage) montage pour la sonnerie des horloges. E sait que cette construction particulière évoquera dans l’esprit bien autre chose qu’une simple information quant à cette heure de la nuit : c’est l’impression vivante de toute la signification de minuit qui sera évoquée. Chaque spectateur entend sonner des horloges de la même façon ; mais en chacun naîtra une image particulière : sa propre représentation de minuit et de sa signification. Toutes ces repré­sentations sont — dans le sens de l’image —, personnelles, dissemblables, et cependant du même thème : et chacune de ces images de minuit, tout en étant pour chaque spectateur-lecteur simultanément celle de l’auteur, lui sera également personnelle, vivante, proche, « intime ».

L ’image voulue, conçue par l’auteur est devenue chair de la chair de l’image qui naît en chaque spectateur... En moi, spectateur, cette image est née, a pris corps. Non seulement œuvre de l’auteur mais la mienne aussi, moi, spectateur-créateur.

Nous avons au début, opposé la relation émotionnelle des faits à leur exposé logique et protocolaire.

— Un exposé protocolaire c’est la construction sans montage pour tous les exemples que nous avons cités. Dans le cas des notes de Léonard de Vinci pour le Déluge, un exposé protocolaire n ’aurait pas pris en considération, comme il l’a fait, les diverses échelles et perspectives à

17. Zur Wahrheit gehort nicht nur das Resuit, sondem auch der Weg. Die 'Unter- suchung der Warheit muss selbst wahr sein, die wahre Untersuchung ist die entfaltete Wahrheit, deren auseinander gestreute Glieder sich im Résultat zusammenfassen. Dans Bemerkungen uber die neuest preussishe Zensurin-struktion, von ein Rhein- lander ; dans Karl Marx : Werke und Schriften ; Bis Anfang 1844, nebst Briefen und Dokumenten ; édit. Marx-Engels Gesamtansgabe, Berlin ; section I, vol. 1, subdivision I.

répartir sur la surface du tableau achevé, suivant ses prévisions de la trajectoire que suivra le regard du spectateur. L ’exposé protocolaire se serait aussi contenté dans le film Octobre d’une vue fixe du cadran de l’horloge indiquant l’heure précise où le Gouvernement Provisoire avait été renversé. E t chez Maupassant cela n’aurait donné que la brève infor­mation : Minuit sonna. En d’autres termes, une pareille méthode n ’implique qu’une information documentaire toute nue, qu’aucun art n’élève au niveau de l’émotion, de l’effet affectif. S’ils n’étaient que des exposés protocolaires, tous ces exemples n’auraient été, en jargon cinématographique, que des séquences filmées d’un seul angle ; mais réalisés par des artistes, ils consti­tuent d’authentiques images qui prenne corps grâce à la construction du montage.

Nous pouvons donc, maintenant, déclarer que c’est justement le principe du montage (opposé à celui de la représentation) qui oblige le spectateur à créer lui-même, et de ce fait, provoque cette force de l’enthousiasme créateur intérieur18 chez le spectateur, ce qui distingue une œuvre émo­tionnelle de celle qui n’est que le récit et la stricte représentation logique des événements.

En étudiant cette distinction de près, nous voyons que le principe du montage au cinéma n’est qu’une application partielle du principe du mon­tage en général ; ce principe, s’il est pleinement compris, va beaucoup plus loin que coller simplement des bouts de pellicules les uns aux autres.

** *

Ce n’est pas en vain que nous avons comparé plus haut dans la méthode de montage la création du spectateur avec la création de l’acteur, car ici justement, se produit la rencontre de la méthode du montage, avec le domaine, semble-t-il, le plus inattendu, celui de la technique interne de l’acteur ; c’est-à-dire, la forme de traitement interne par lequel l’acteur crée un sentiment vivant qui se déploiera par la suite dans l’authenticité de son comportement sur scène ou à l’écran *, et avec les formes de ce processus interne au sein duquel naît ce sentiment vivant qui pourra transparaître en des actions vécues.

« Ramifications », c’est-à-dire, « ces ramifications » n’offrent pas seu­lement des différences de terminologie et de nomenclature, mais les repré­sentants de ces différentes tendances voient un rôle capital et mettent l’accent en des points cruciaux de la technique de l’acteur différents.

Un certain nombre de systèmes et de doctrines ont été érigés au sujet du problème de l’interprétation de l’acteur. Plus précisément il y a en fait deux ou trois systèmes et divers sous-produits. Ces écoles de second

18. Il est tout à fait évident que le thème en soi indépendamment même de la forme sous laquelle il est présenté peut émouvoir. La brève annonce par les journaux de la victoire des Républicains espagnols à Guadalajara nous émeut davantage qu’une œuvre de Beethoven. Mais nous traitons ici de comment, au moyen de l’art, on peut élever un thème ou un sujet donné — qui est peut-être déjà passionnant en soi, à un degré maximum de puissance effective. Il est, de plus, parfaitement évident que le montage, tel que, n’est nullement un facteur unique dans ce domaine, bien qu?il soit l’un des plus puissants [note d’Eisenstein].

* A partir d’ici, et jusqu’à la fin du paragraphe, ces lignes sont omises dans l’édition soviétique des Œuvres de S. M. Eisenstein.

plan se distinguent les unes des autres non pas par des différences de terminologie, mais surtout par leurs diverses conceptions du rôle principal joué par différents points fondamentaux de la technique de l’acteur. Dans certains cas, une école oublie presque entièrement tout un chaînon du processus psychologique de la création de l’image. Dans d’autres cas, au contraire, un chaînon qui n ’est pas essentiel est placé au tout premier plan. Au cœur même du monolithe que représente la méthode du Théâtre d’Art de Moscou, avec tout son bloc de postulats fondamentaux, il y a quelques variantes indépendantes dans l’interprétation de ces postulats.

Je ne compte pas m’aventurer à travers les nuances des différences essen­tielles ou terminologiques des méthodes de travail, d’entraînement ou de création avec l’acteur. Je m’en tiendrai seulement aux règles de la technique interne qui, dans leurs prémisses fondamentaux, entrent obligatoirement dans la technique de travail de l’acteur à chaque fois qu’elle parvient réellement à des résultats, c’est-à-dire, à chaque fois qu’elle s’empare du spectateur. Notre but ici est d’étudier les seules caractéristiques de la technique interne qui interviennent nécessairement et directement dans le métier de l’acteur et lui permettent ainsi d’obtenir des résultats, c’est- à-dire, de s’emparer de l’imagination du spectateur. N ’importe quel acteur ou metteur en scène est, d’ailleurs, en mesure de déduire ces caracté­ristiques de sa propre expérience « interne », s’il peut arriver pour un ins­tant, à s’arrêter de la vivre, dans la mesure où, pour sa part, le metteur en scène, lui aussi est quelque peu acteur. D’après quelques observations de cette « part d’acteur » dans mon expérience de metteur en scène, je vais essayer d’ébaucher cette technique interne, dont nous traitons à l’aide d’un exemple concret ; ce faisant, je n’ai nulle intention de dire quoi que ce soit de nouveau sur ce point précis.

Supposons que je sois confronté avec le problème d’interpréter le « len­demain matin » d’un homme qui, durant la nuit, a perdu aux cartes de l’argent de l’Etat. Supposons que l’action implique toutes sortes de choses, comme par exemple, une conversation avec sa femme qui ne se doute absolument de rien, une scène avec sa fille qui observe fixement son père dont le comportement lui semble étrange, une scène où l’auteur du détour­nement attend nerveusement le coup de téléphone qui doit le convoquer à rendre des comptes, etc., etc. Supposons qu’une succession de scènes ana­logues mènent l’auteur du détournement à une tentative de suicide.

Et prenons le cas où l’acteur doit interpréter la scène finale quand le personnage en arrive à réaliser qu’il n’y a plus qu’une seule issue : le suicide, et que sa main commence à fouiller le tiroir de son bureau, à la recherche de son revolver...

Je crois qu’il serait à peu près impossible de trouver aujourd’hui un acteur, digne de ce nom qui, dans cette scène, essaierait de « jouer les sentiments » d’un homme sur le point de se suicider. Chacun de nous, au lieu de suer sang et eau en imaginant comment un homme se comporte en pareille circonstance, envisagera cette question d’un tout autre point de vue. Nous obligerons l’état d’esprit et les sentiments appropriés à nous posséder ; et alors cet état, cette sensation, cette expérience, authen­tiquement ressentis, sans attendre a transparaîtront » automatiquement en mouvements, en actes et en comportement vrais et émotionnellement exacts. Telle est la voie qui mène à la découverte des éléments initiaux d’un

comportement correct, correct en ce sens qu’il est approprié à un état ou à un sentiment sincèrement éprouvés.

L’étape suivante du travail de l’acteur consistera à composer, à assembler ces éléments, en les épurant de toute addition fortuite, en les affinant jusqu’au plus haut degré d’expression. Mais ceci est l’étape suivante : ce qui nous intéresse ici c’est l’étape qui la précède. Ce qui nous intéresse c’est cette partie du processus durant laquelle l’acteur commence à être possédé par le sentiment. Comment ceci s’accomplit-il ? Nous avons déjà dit que ce n’est pas en suant sang et eau que l’on y arrive. Nous allons trouver au contraire, une méthode qui reste utilisable dans tous les cas semblables.

Ce que nous allons faire précisément, c’est contraindre notre imagination à se représenter un certain nombre de tableaux concrets ou de situations appropriées à ce thème. La somme des images ainsi évoquées nous sug­gère l’émotion requise, la sensation, la compréhension et l’expérience authen­tique que nous poursuivons. Naturellement, la matière de toutes ces images évoquées variera suivant les données particulières du caractère et de la nature du personnage que l’acteur doit interpréter.

Supposons qu’un des caractères principaux de notre auteur du détour­nement soit la peur de l’opinion publique. Ce qui va surtout le terrifier, ce ne sont pas tellement les angoisses de sa conscience, le sentiment de sa culpabilité, ou le fardeau de son futur emprisonnement, mais bien plutôt le souci du « qu’en dira-t-on ? »

Dans ce cas, notre homme, se trouvant dans cette situation, imaginera tout d’abord, en ces termes particuliers, les terribles conséquences de son acte. Imaginer ces conséquences et leurs associations, va le pousser à un tel degré de désespoir qu’il en viendra à l’issue fatale.

C’est exactement ce qui se passe dans la vie courante. La terreur, nais­sant de la réalisation d’une responsabilité, entraîne la perspective affolée de ses conséquences. E t la multitude d’images évoquées, agissant sur ses sens accroît sa terreur, et mène cet homme au comble de l’horreur et du désespoir.

C’est exactement là le processus que l’acteur utilisera pour créer, sur scène, une situation semblable. La seule différence consiste à ce qu’il devra délibérément contraindre son imagination à envisager ces mêmes consé­quences que, « dans la vie courante », l’esprit d’un homme aurait sponta­nément évoquées.

Les méthodes que l’on emploie pour contraindre l’imagination à recréer un état d’âme sur certaines circonstances présumées et imaginaires, n’in­téressent pas directement, pour l’instant, notre exposé. Nous traitons ici du processus suivi, du moment où l’imagination est déjà en train de dépeindre tout ce qui peut être impliqué par une situation donnée.

L’acteur n’a pas à se forcer à ressentir et à éprouver séparément toutes les conséquences imaginables. Ce sentiment et cette expérience, autant que les actes qui en découlent, naissent d’eux-mêmes, éveillés par les images que son imagination lui dépeint : un état d’âme vivant naîtra par ces images elles-mêmes, par leur assemblage et leur juxtaposition. En cher­chant les moyens de provoquer cet état déterminé, je me représente une quantité innombrable de situations et d’images qui, toutes, présenteront le sujet donné sous différents aspects.

Je prendrai, par exemple, les deux premières situations qui me viennent à l ’esprit parmi les multiples images évoquées. Sans même y réfléchir, je vais essayer de les noter ici comme elles naissent devant moi : « Je suis un criminel aux yeux de mes anciens amis et relations. Les gens m’évitent. Ils m ’ont mis au ban de la société... », etc. Pour le ressentir par tous mes sens, je suivrai le processus indiqué ci-dessus en me représentant à moi- même des situations concrètes et des images précises du sort qui m’attend.

Admettons que la première soit la salle du tribunal où l’on me juge. La seconde : mon retour à la vie normale après avoir purgé ma peine. Essayons de noter dans toute leur concrétisation plastique ces innombrables situations fragmentaires qu’en un instant notre imagination accumule. Chaque acteur les voit à sa façon.

Ceci est simplement ce qui m’est venu à l’esprit quand je me suis posé, à moi-même, le problème :

« Le tribunal. Je suis en train d’être jugé. Je suis sur le banc des accusés. La salle est pleine de gens qui me connaissent, certains très bien, d’autres à peine. Mon regard croise celui de mon voisin, fixé sur moi. Pendant trente ans nous avons vécu porte à porte. Il remarque que je l’ai surpris me fixant. Ses yeux glissent sur moi, avec une inattention feinte. Il regarde par la fenêtre, avec un regard d’ennui... Un autre spectateur dans la salle : la femme qui vit dans Vappartement au-dessus du mien. Croisant mon regard elle baisse les yeux, terrifiée, tout en m’épiant du coin de l’œil.

... Se retournant ostensiblement mon partenaire habituel au billard me tourne le dos... Il y a là le gros patron de la salle de billard et sa femme, qui me regardent avec une insolence marquée.

... J’essaie de disparaître en fixant mes pieds. Je ne vois rien, mais tout autour de moi j’entends un murmure réprobateur et le bruit confus des voix. E t coup sur coup les mots du réquisitoire du Procureur Général me sont assénés... »

Et j’imagine avec la même précision, l’autre scène, mon retour de prison :

« ... Le cliquetis des grilles se refermant derrière moi comme on me relâche... Le regard sidéré de la bonne qui s’arrête de nettoyer les fenêtres des voisins quand elle me voit arriver dans ma rue... Il y a un nouveau nom sur ma boîte-aux-lettres... le parquet de l’entrée a été nouvellement ciré et il y a un paillasson neuf devant ma porte... La porte de l’autre appartement du palier s’ouvre... Des gens que je n’ai jamais vus me jettent un regard inquisiteur et soupçonneux. Leurs enfants se serrent contre eux, mon aspect les fait instinctivement reculer. D’en bas, ses lunettes tout de guingois sur le bout de son nez, le vieux concierge qui se souvient de moi me suit des yeux dans la cage de l’escalier...

Trois ou quatre lettres pâlies qui m’ont été adressées ici avant que mon indignité n’ait été connue de chacun... Deux ou trois pièces de monnaie qui tintent dans ma poche... Et puis, les portes de mes anciennes relations se ferment devant mon nez... Mes pieds me conduisent timidement le long des escaliers, vers Vappartement d’un ancien ami mais quand je n’ai plus que deux marches à franchir, je m’en retourne... Le col, vivement relevé, du pardessus d’un passant qui me reconnaît... »

Et ainsi de suite. C’est à peu près, une rédaction honnête de tout ce qui se presse en moi et traverse ma conscience et mes sentiments lorsque,

en tant que metteur en scène ou en tant qu’acteur, je saisis émotionnel- lement la situation proposée.

Après m’être placé mentalement dans la première situation, puis dans la seconde, et faisant de même avec deux ou trois situations correspondantes de différentes intensités de ce qui m’attend au futur, et ainsi à l’épreuve réelle du caractère désespéré et tragique de ma situation. La juxtaposition des détails de la première situation envisagée produit une nuance de ce sentiment; la juxtaposition des détails de la seconde situation en produit une autre. Une nuance de sentiment s’ajoutant à une autre, de leur ensemble va naître l’image du désespoir, intimement liée à l’émotion intense éprou­vée en le ressentant réellement.

De cette façon, sans se forcer à mimer un sentiment donné, celui-ci sera évoqué avec succès par l’assemblage et la juxtaposition des quelques détails délibérément choisis parmi tous ceux que notre imagination nous propose.

Que le mécanisme de ce processus, ainsi que je l’ai déjà dit, s’accorde ou non dans ses détails avec ceux qu’ont établi l’une ou l’autre des écoles actuelles de technique dramatique, est ici hors de propos. Ce qu’il est important d’établir, c’est qu’une étape semblable à celle que j ’ai décrite ici existe dans tout ce qui tend à la formation et à l’intensification de l’émotion, dans la vie ou dans la technique du processus créateur. Un minimum d’auto-analyse suffirait à nous en convaincre, que ce soit dans certaines circonstances de la vie, ou dans les conditions particulières de la création.

Up autre point important est le fait que la technique de la création reproduit un processus de la vie courante, conditionné seulement par les circonstances particulières que l’art implique.

Il conviendrait de bien noter, naturellement, que nous n’avons pas traité de la technique de l’acteur dans son ensemble, mais rien que d’un seul chaînon de son système.

Par exemple, nous n’avons abordé nullement ici la nature même de l’imagination, et en particulier la technique de « son échauffement » au point où elle évoque les images que nous souhaitons, celles que nécessite le sujet donné. Le manque de place ne nous permet pas d’étudier ces différents chaînons, bien que leur analyse ne ferait que confirmer l’exacti­tude des assertions que nous venons de faire. Pour l’instant nous en reste­rons au résultat obtenu tout en ne perdant pas de vue que le chaînon que nous avons analysé n’occupe pas, dans la technique de l’acteur, une place plus grande que celle qu’occupe le montage dans la série des ressources expressives du cinéma. Nous ne pourrions prétendre davantage que le montage occupe une place de moindre importance. A la vérité, pas moindre.

** *

Mais permettez : dans quelle mesure l’exposition ci-dessus, dans le cadre de la technique interne de l’acteur, diffère-t-elle, en théorie et en pratique, de celle que nous avons précédemment décrite comme étant l’essence du montage cinématographique ?

La distinction se fait ici, non sur le fond de la méthode, mais dans le domaine de son application.

Notre dernier problème était : comment faire naître dans l’acteur une expérience et des sentiments vivants.

Notre problème précédent était faire pénétrer dans les sentiments du spectateur une image émotionnellement ressentie.

Dans ces deux problèmes, les éléments statiques, c’est-à-dire, les fac­teurs donnés et les facteurs imaginés, juxtaposés les uns aux autres, font naître une émotion, une image, au développement dynamique.

Nous voyons bien que ceci ne diffère fondamentalement en rien du processus de montage cinématographique : c’est la même concrétisation aiguë du thème rendu perceptible à travers les détails caractéristiques, le résultat obtenu par la juxtaposition de ces détails créant l’évocation du sentiment, de l ’état d’âme donnés.

Pour ce qui est de la nature exacte de ces « évocations » composantes qui apparaissent devant « l’œil interne » de l’acteur, leurs caractéristiques plastiques (ou auditives) sont parfaitement homogènes avec celles qui caractérisent les « plans » d’un film. Les termes « fragments » et « détails » que nous avons appliqués ci-dessus à ces « évocations » n’ont pas été choisis au hasard, vu que l’imagination n ’évoque pas des tableaux complets, mais uniquement les quelques propriétés précises et caractéristiques de ces tableaux. Car si nous examinions la foule des « évocations » notées presque automatiquement ci-dessus — et que je me suis efforcé d’enre­gistrer avec la précision photographique d’un document psychologique —, nous verrions que ces « évocations suivent positivement un ordre cinéma­tographique — avec angles de prise de vues, prises de vues à diverses distances —, et constituent un matériel de montage.

Un « plan » par exemple, ne se composait que d’un homme tournant le dos, composition faite évidemment bien plus par la silhouette de son dos que de son corps tout entier. Deux têtes aux yeux écarquillés et fixes contrastent fortement avec les cils baissés à travers lesquels la femme de l’appartement au-dessus du mien me jette des regards de côté — nécessi­tant une différence dans le « cadrage » de la caméra. Il y a plusieurs gros-plans évidents : du paillasson neuf devant la porte, des trois enveloppes. Ou bien, dans un autre ordre, le plan d’ensemble sonore du murmure des témoins dans la salle du tribunal contrastant avec le tintement de quelques pièces de monnaie dans ma poche, etc. Ainsi, « l’ob­jectif » de l’esprit travaille d’une façon très variable, il augmente l’échelle ou la diminue, s’adaptant aussi fidèlement qu’une caméra de pri­ses de vue aux diverses nécessités du cadre, il suffit d’inscrire des numéros en face de chacun des fragments notés pour obtenir un découpage typique.

Cet exemple dévoile le secret de la rédaction d’un découpage technique avec dynamisme et émotion authentique, au lieu du défilé de la lourde alternance des gros-plans, plans moyens et plans d’ensemble !

L’essentiel de cette méthode donne aussi bien des résultats dans les deux sphères. La première tâche est la subdivision du thème en représentations caractéristiques, et puis ensuite la combinaison de toutes ces représentations dans le but de faire apparaître l’image fondamentale du thème. E t le processus par lequel cette image est perçue est en tous points identiques à celui par lequel on perçoit tout d’abord le thème du contenu de l’image. E t tout aussi inséparable de cette expérience aiguë et authentique, est le travail du metteur en scène rédigeant son découpage technique ; car c’est

là, la seule méthode qui lui donnera ces représentations décisives grâce auxquelles l’image d’ensemble de son sujet jaillira dans la perception.

C’est là que réside le secret de cette passionnante et émouvante qualité de l’expression (opposée à l’exposition-témoignage de simple information) dont nous parlions plus haut, et qui est tout aussi nécessaire au jeu vivant de l’acteur, qu’à la vivante création cinématographique.

Nous allons voir qu’une foule d’exemples analogues, soigneusement choisis et réduits au laconisme extrême de deux ou trois détails, peuvent être trouvés dans de très beaux extraits de toutes les littératures.

Prenons par exemple Poltava de Pouchkine : la scène de l’exécution de Kochubei. Dans cette scène le thème de la « fin de Kochubei » est exprimé de manière particulièrement poignante dans l’image de la « fin de son exécution ». L’image même de cette fin de l’exécution naît et se déve­loppe dans la seule juxtaposition de trois représentations quasi documen­taires de trois incidents de détail de cet épisode :

« Trop tard », leur dit alors quelqu’un,Le doigt pointé vers le champ.Là-bas, on démontait l’êchafaud,Un prêtre en soutane noire priait,Et sur une charrette était portéPar deux cosaques, un cercueil de chêne...19

Pour créer la sensation de l’image de la mort dans toute son horreur, il serait difficile de trouver un choix de détails plus frappants, que ceux-ci qui concluent la scène de l’exécution.

Le fait qu’au moyen d’une véritable méthode on puisse obtenir l’émotion est confirmé par d’autres exemples très curieux. Ainsi, voici une autre scène tirée de Poltava de Pouchkine, dans laquelle le poète fait apparaître magiquement dans l’esprit du lecteur, l’image d’une fuite nocturne avec tout ce qu’elle implique d’émotion et de pittoresque :

Mais personne ne sut au juste quand et commentElle disparut. Un pêcheur solitaireDurant la nuit entendit le claquement des sabots des chevauxUne voix cosaque, et les murmures d’une femme...20

Trois plans :1. Le claquement des sabots des chevaux.2. La voix cosaque.3. Les murmures d’une femme.

19. Alexander Sergeyevitch Pouchkine : Polnoye Sochinenii, édit. Academia, Lenin­grad, 1936, vol. II, p. 403. Dans la plupart des citations suivantes d’extraits des poètes russes, la traduction respecte le rapport du sens au vers, l’importance du contexte. Dans ces traductions, on a également essayé de respecter la mesure, mais on a négligé la rime [N.d.T.].

20. Pouchkine : op. cit., p. 377.

De nouveau, trois représentations exprimées objectivement, (par le son !) se fondent en une image d’ensemble, exprimée avec émotion, et distincte de la perception de chacun de ces éléments considérés en dehors de leur association. Cette méthode est employée dans le seul but de faire ressentir au lecteur une certaine émotion, une certaine expérience émotive.

Et rien qu’une expérience émotive, puisque l’information que Marya a disparu a déjà été donnée en un seul vers (« Elle disparut. Un pêcheur solitaire... ») Ayant dit au lecteur qu’elle a disparu, l’auteur veut également le lui faire ressentir. Et pour cela, il a recours au montage. Avec trois détails choisis parmi tous les éléments d’une fuite l’image de cette fuite dans la nuit naît à la façon d’un montage, en imposant l’expérience de cet événement aux sens du lecteur.

A ces trois images auditives, Pouchkine en ajoute une quatrième. Elle produit l’effet d’un point d’orgue. Et pour obtenir cet effet, il fait appel à un autre sens : ce dernier « gros-plan » n’est pas « sonore » mais « vi­suel », et plastique.

« ... et huit sabots avaient laissé leurs marques sur la prairie, dans la rosée du matin... »

On voit ainsi comment Pouchkine utilise le montage pour créer des images dans une œuvre d’art. Et il l’emploie aussi avec tout autant d’habi­leté pour composer l’image d’un personnage, ou de tout un dramatis per- sonae. Avec un étonnant assemblage de différents aspects (ou : différents cadrages de caméra) et de différents éléments (ou : tronçons de montage d’objets définis visuellement, précisés par le cadrage du « plan ») Pouchkine obtient un extraordinaire réalisme dans ses descriptions. Et c’est bien l’Homme, tout entier, vivant et palpable, qui émerge de ses poèmes.

Quand Pouchkine travaille avec un grand nombre d’éléments, son utili­sation du montage va encore plus loin. Le rythme, créé par la succession de phrases longues et de phrases brèves au point de se réduire à un seul mot, donne un caractère dynamique à l’image de sa «.construction- montage ». Ce rythme sert à exprimer le tempérament authentique du personnage qu’il dépeint, en nous donnant une expression dynamique de son comportement.

L ’on peut également apprendre chez Pouchkine comment un énoncé ordonné dans la description et dans la révélation du caractère et de la personnalité d’un homme, peut rehausser la valeur totale de son image. La description de Pierre le Grand dans Poltava, en est un excellent exemple :

I. Alors, avec la plus grande exaltationII. Eclata, vibrante, la voix de Pierre :III. « Aux armes ! Que Dieu soit avec nous ! Et de la tente,IV. Entouré d’une foule de favoris,V. Pierre apparaît. Ses yeuxVI. Brillent, son visage est terrible.VII. Ses mouvements rapides. Magnifique, luiVIII. Dans tout son aspect, divine fureur.IX. Il va. Son destrier lui est mené.X . Ardent et docile fidèle coursier.

XL Flairant le feu de la mêlée.Xll. Il frémit. Il tourne ses yeux de côté,XIII- E t fonce dans la poussière du combat,XIV. Fier de son puissant cavalier. 21

La numérotation ci-dessus est celle des vers du poème. Nous allons maintenant re-écrire ce même passage comme un découpage technique, en numérotant les plans tels que Pouchkine les a « montés » :1. Alors, avec la plus grande exaltation, éclata, vibrante, la voix de

Pierre: « Aux armes! Que Dieu soit avec nous ! »2. De la tente, entouré d’une foule de favoris,3. Pierre surgit4. Ses yeux brillent5. Son regard est terrible.6. Ses mouvements rapides.7. Il est magnifique,8. Dans tout son aspect, divine fureur.9. Il va.

10. Son destrier lui est mené11. Ardent et docile, fidèle coursier.12. Eclairant le feu de la mêlée, il frémit.13. Il tourne ses yeux de côté14. Et fonce dans la poussière du combat, fier de son puissant cavalier.

Le nombre de vers et le nombre de plans s’avèrent identiques, quatorze dans chaque cas. Mais il n’y a cependant aucune conformité interne dans la disposition des vers et dans celle des plans ; cette conformité n’apparaît qu’à deux reprises pour l’ensemble des quatorze vers : VIIIe vers iden­tiques au 8e plan, et Xe au 11e. De plus le contenu d’un plan varie d’une longueur de deux lignes (1 et 14) à la brièveté d’un seul mot (9).23

Ceci est très instructif pour les techniciens du cinéma, et surtout pour ceux qui se spécialisent dans le son.

Voyons comment Pierre a été « monté ».Les plans 1, 2 et 3 constituent un excellent exemple de présentation

significative d’un personnage en action. Ici trois degrés, trois étapes de son apparition sont absolument distinctes :(1) Pierre n’est pas encore vu — mais il est présenté par le son — sa

voix.(2) Pierre est sorti de sa tente, mais on ne peut encore le voir. Tout ce

que nous pouvons voir, c’est le groupe de ses favoris qui entourent sa sortie de la tente.

(3) Enfin, et rien qu’au troisième plan, pouvons-nous voir réellement Pierre sortir de sa tente.

Ceci est suivi par « ses yeux brillants », le détail le plus important de son aspect général (4). Et puis, son visage en entier (5). Ce n’est qu’alors

21. Pouchkine : op. cit., pp. 409 et 10.22. En russe « il va » se dit en un seul mot : idët (phonétiquement : « idyôt »).

que tout son corps est révélé (vraisemblablement coupé aux genoux) pour que l’on voit ses gestes, leur vivacité et leur brusquerie. Le rythme du mouvement et le caractère qu’il révèle sont exprimés « impétueusement » par le choc de phrases très brèves. Et tout son corps n’est entièrement montré qu’au 7e plan, et à ce moment-là d’une façon bien supérieure à une simple exhibition documentaire : d’une manière éclatante, comme une image : Il est magnifique (ou superbe). Dans le plan suivant cette description est renforcée et dépassée : il est tout comme la foudre divine. Ce n’est que dans ce 8e plan que Pierre est découvert dans toute la puissance (plastique). Ce huitième plan de toute évidence, représente Pierre, dans toute sa taille, mis en valeur par toutes les ressources du cadrage, avec une couronne de nuages au-dessus de lui, avec les tentes et autour de lui et à ses pieds. Après ce plan général, le poète nous replonge aussitôt dans le domaine du mouvement et de l’action avec le seul mot : « Il va » (idët). Il serait difficile de saisir d’une manière plus éclatante le second caractère fondamental de Pierre, son allure, le point le plus important depuis « ses yeux étincelants ». Le laconique « Il va » réalise aussi complè­tement que possible le sentiment de ce pas énergique, impétueux, immense de Pierre que ses hommes avaient tant de mal à suivre. D’une façon tout aussi magistrale, Valentin Serov a saisi et exprimé cette « démarche de Pierre » dans son célèbre tableau de Pierre à la construction de Saint- Pétersbourg. 23

Je crois que l’énoncé ci-dessus est une adaptation cinématographique correcte de ce passage particulier. Tout d’abord, une pareille « présentation » d’un personnage de Pouchkine, est en général caractéristique de son style. Voyez par exemple, un autre passage étonnant d’exactitude, le même type de o présentation », celle de la ballerine Istomina, dans Eugène Onegine21. La seconde preuve de la justesse de l’adaptation ci-dessus est la déter­mination de l’ordre des mots qui, avec une exactitude absolue, ordonne à son tour l’apparition successive de chacun des éléments, dont l’ensemble finalement se fond dans l’image du personnage, le « révélant » plastiquement.

Les plans 2 et 3 auraient été notés d’une manière toute différente si au lieu de :

... Et de la tenteEntouré d’une foule de favorisPierre apparaît

23. Pierre Ier, gouache (1907), se trouve dans les collections du Musée d’Etat Tretiakov, à Moscou.

24. « Le théâtre est bondé, les loges scintillent Les stalles ¿agitent, le parterre grondeLes galeries applaudissent et trépignent, impatientes.Le rideau bruit comme il s1élève ;Une lumière magique jouant autour d'elle,L’enchantement des archets dociles,Une foule de nymphes autour d’elle, — enfin !Istomina sur ses pointes... » Pouchkine, Polnove Sobranive Sochine-nit, Lenin­

grad, Academia, 1936, vol. III, chap. I, stance XX.

on avait eu :« Pierre sort de la tenteentouré d’une foule de favoris... »

Si l’on avait commencé par l’apparition de Pierre au lieu d’arriver à elle, l’impression aurait été tout à fait différente. La manière dont Pouchkine l’a décrite est un modèle d’expression obtenue par une méthode et des moyens de pur montage. Dans chacun des cas, on a l’alternative d’une construction expressive différente ; mais celle choisie pour chacun entraîne et délimite à priori « ce seul agencement convenable des seuls mots pos­sibles » dont parle Tolstoï dans « Qu’est-ce que l’Art » 25.

Le son de la voix de Pierre et ses mots sont présentés avec exactement le même caractère dè succession logique qui a prévalu dans les images visuelles. (Voir plan 1.) Car Pouchkine n’a pas écrit :

... « Aux Armes ! Que Dieu soit avec nous ! »Eclata, la voix de Pierre, vibrante,E t avec la plus grande exaltation.

Mais :... Alors, avec la plus grande exaltation,Eclata, vibrante, la voix de Pierre : a A ux Arm es! Que Dieu soit avec nous!-a

Si en tant que cinéastes, nous étions confrontés avec la tâche de repro­duire la puissance d’expression de cette exclamation, nous devrions, nous aussi, le faire de telle sorte qu’il y ait une suite ordonnée, révélant d’abord son exaltation, puis son caractère vibrant, puis nous reconnaîtrons cette voix comme étant celle de Pierre, et enfin nous distinguerons les mots que cette voix exaltée et vibrante de Pierre crie : « Aux Armes ! Que Dieu soit avec nous ! ». H semble clair qu’en « mettant en scène » un tel passage, le problème de cette introduction ne pourrait être résolu qu’en entendant d’abord une exclamation provenant de la tente, dont on ne pourrait distinguer les mots, mais qui posséderait déjà ce caractère exalté et vibrant que nous reconnaîtrons plus tard dans la voix de Pierre.

Ainsi que nous venons de le voir, ceci a une importance considérable dans le problème de l’enrichissement des ressources expressives du cinéma.

Cet exemple est un modèle du type le plus complexe de film-sonore, ou de composition audito-visuelle. Il semble incroyable qu’il y en ait qui croient encore qu’il soit à peine nécessaire d’avoir recours à ces moyens, et que l’on peut acquérir une expérience très suffisante en étudiant la coordination de la musique et des gestes rien que dans l’Opéra ou le Ballet !

Pouchkine nous apprend aussi comment travailler de façon à éviter la coïncidence mécanique entre les plans d’un film et les mesures de la musique de la bande sonore.

25. Léon Tolstoï : Qu’est-ce que l’Art ? dans ses Œuvres Complètes, vol. XVIII.

En envisageant seulement le cas le plus simple — la non-coïncidence des mesures musicales (dans ce cas — des vers) avec la fin, le début et la longueur des différentes images plastiques : dans un diagramme sommaire, cela donnerait quelque chose comme :

Musique I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV

Image 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14

La ligne supérieure est constituée des 14 vers de cet extrait, et la ligne inférieure des 14 images tirées de ces vers.

Le diagramme indique leur distribution relative dans cet extrait. Il révèle clairement quelle merveilleuse écriture contrapunctique d’éléments son- image emploie Pouchkine pour obtenir ce remarquable résultat dans ce passage. Comme nous l’avons déjà noté, à l’exception de VIII = 8 et X = 11, nous ne rencontrons dans les douze autres vers aucun cas de correspondance absolue entre les vers et l’image.

De plus, l’image et le vers ne se superposent en regard qu’une seule fois : Vin = 8. Ceci n’est nullement accidentel ; cette seule correspon­dance absolue entre l’articulation de la musique et celle de l’image, souligne le « plan » le plus significatif de toute cette composition. Dans son genre particulier, il est unique : dans ce 8e plan le caractère de Pierre est complè­tement révélé et présenté, et, de plus c’est le seul vers dans lequel est employée une comparaison visuelle : « H est tout entier comme la foudre divine ». Nous voyons que ce mécanisme de coïncidence de la tension de la musique avec la tension de l’expression est utilisé par Pouchkine pour frapper le coup le plus fort du passage. C’est exactement ce qu’aurait fait dans un film, un monteur expérimenté, compositeur authentique de combinaisons audio-visuelles.

En poésie, le prolongement d’une phrase, d’un vers sur le suivant, est appelé « enjambement ». Dans son Introduction à la Métrique, Zhirmunsky écrit :

« Quand l’articulation métrique ne coïncide pas avec la syntaxique, il se produit ce que l’on appelle l’enjambement... Le signe le plus caracté­ristique d’un enjambement est la présence, dans un vers d’une pause syntaxique plus significative que celle du début ou de la fin de ce vers. »2S

Ou bien, comme on peut le lire dans le Dictionnaire Larousse :ENJAMBEM ENT : ... Rejet au vers suivant, d’un ou de plusieurs mots

qui complètent le sens du premier...

26. Victor Maksimovitch Zhirmunsky : Vvedeni v Metriku, Teoria Stikha, édit. Academia, Leningrad, 1925, pp. 173-4. Les deux exemples suivants (jusqu’à la fin du poème de Keats) sont, sans doute, des ajouts de J. Leyda.

On peut trouver un bel exemple d’enjambement dans le poème de Keats : Endymion :

... Ainsi finit-il, et tous deuxDemeurèrent silencieux : car la fille était peu encline A répondre; sentant bien que des mots exhalés,Seraient totalement perdus, non entendus, et aussi vains que Yépée Contre la cuirasse d’un crocodile, ou que les bonds Des sauterelles contre le soleil. Elle pleure,Et songe; elle s’efforce de trouver une raison Pour se composer un visage qui dirait, Honte Malheureuse faiblesse ! mais malgré ses efforts Elle n’aurait pu davantage arracher la vie Une tourterelle blessée. Enfin, pour rompre le silence,Elle dit tremblant de son audace : « Est-ce là, la raison ?... » v.

Zhirmunski parle également d’une des interprétations compositionnelles toute particulière de ce genre de construction qui n’est pas sans présenter aussi un certain intérêt pour nos coordinations audio-visuelles cinémato­graphiques, dans le cas où l’image joue le rôle de la phrase syntaxique et la construction musicale le rôle de l’articulation rythmique :

« Une quelconque non-coincidence entre l’articulation syntaxique et la métrique est une dissonance artistiquement volontaire, qui atteint sa réso­lution, quand après une série de non-coïncidences, la pause syntaxique coincide enfin avec les bornes des séries rythmiques. » 28

Ceci* peut être illustré par un exemple, tiré cette fois, de Julian and Maddalo, de Shelley :

... « Il s’arrêta, et épuisé se renversa un moment. ///Puis, se levant, avec un sourire triste Alla vers un sofa, /// et s’étendit, III et sommeilla D’un sommeil lourd, /// et en rêvant il pleurait Et murmurait un nom familier, /// et nous Pleurions sans honte avec lui »...

On en voit un exemple très net dans le poème de Polonski que Tinianov cite dans « Problèmes de la langue poétique » :

27. « ... Thus ended he, and bothSat silent ; for the maid was very loth To answer; feeling well that breathed words Would all be lost, unheard, and vain as swords Against the enchased crocodile, or leaps Of grasshoppers against the sun. She weeps,And wonders ; struggles to devise some blame To put on such a look as would say, Shame On this poor weakness! but, for all her strife She could as soon have crush’d away the life From a sick dove. A t length, to break the pause,She said with trembling chance: « Is this the cause ? »... (Trad, nouvelle.)

28. Zhirmunski : op. cit., p. 178.

« Regarde : encore intacte après nous Est la cabane, où, il y a un demi-siècle, les yeux avides j ’ai saisi un regard doux à mon cœur ».

Rappelons que l’articulation métrique, qui ne correspond pas avec la syntaxique, semble répéter la relation qui existe entre le pied et le mot, dernier phénomène beaucoup plus répandu que dans le cas de l’enjam­bement ».« ... généralement les limites du mot ne correspondent pas avec les limites du pied. Les vénérables théoriciens du vers russe considéraient cela comme une des conditions nécessaires à l’harmonie rythmique... »(Zhirmunski p. 168). Et ici les coïncidences sont calculées sur des effets particuliers et inattendus. Par exemple chez Balmont dans « la nacelle du tourment » :

« Le soir. La plage. Soupirs du vent Exclamation majestueuse de la liberté La tempête tout près. Contre le rivage vient se cogner Etrangère aux enchantements la noire nacelle... »Dans la poésie russe, l’enjambement29 se présente sous une forme par­

ticulièrement brillante dans l’œuvre de Pouchkine. Dans la poésie anglaise chez Shakespeare et Milton puis chez Thomson (xviiie siècle), Keats et Shelley.

Dans la poésie française, on en trouve l ’utilisation la plus constante dans l’œuvre de Victor Hugo et d’André Chénier. L ’exemple * le plus clair que j’en ai trouvé est dans un poème d’Alfred de Musset :

L ’antilope aux yeux bleus, ./. est plus tendre peut-être Que le roi des forêts; //. mais le lion répond Qu’il n’est pas antilope, ./. et qu’il a nom //. lion.*

L’enjambement enrichit l’œuvre de Shakespeare et de Milton30 puis réap­paraît avec James Thomson, puis avec Keats et Shelley. Mais naturellement le poète le plus intéressant à cet égard c’est Milton qui influença considé­rablement Keats et Shelley dans leur utilisation de cette technique.

29. Cf. Aragon: La rime en 1940: «... l’enjambement moderne, surenchère à l’enjambement romantique, où ce n’est pas le sens qui enjambe, mais le son, la rime, qui se décompose à cheval sur la fin du vers et le début du suivant... » dans le Crève-Cœur, édit. N.R.F., Gallimard, Paris, 1941, p. 67. Cet article, les exemples cités, ainsi que la préface au recueil Les yeux d’Eisa, témoignent de soucis analogues à ceux d’Eisenstein [N.d.T.].

* Ce paragraphe et la citation de Shelley, ainsi que l’exemple d’Alfred de Musset, plus bas, sont, sans doute, des ajouts de J. Leyda qui cite le texte de Musset, en français, sans références.

30. Les pages qui suivent, jusqu’à la p. 393 ne figurent pas dans le texte original d’Eisenstein ; elles ont été vraisemblablement ajoutées en vue de l’édition en langue anglaise de cet ouvrage. Nous les reproduisons, traduites de l’anglais, car elles fournis­sent un second exemple d’analyse cinématographique d’extraits poétiques, que l’on pourrait, d’ailleurs, appliquer tout aussi bien sur des poèmes français de Victor Hugo, par exemple [N.d.T.].

Milton se montre partisan enthousiaste de l’enjambement dans l’intro­duction au Paradis Perdu :

... le pur enchantement musical... consiste seulement en quelques nom­bres choisis, en une quantité convenable de syllabes, et au sens diversement étiré d’un vers sur le suivant...

Le Paradis Perdu est d’ailleurs une école de tout premier ordre pour étudier le montage et les relations audio-visuelles. Je vais en citer quel­ques extraits de ses différentes parties.31

Milton excelle tout particulièrement dans les scènes de bataille. Là, son expérience personnelle et ses observations de témoin visuel sont fré­quemment mises à profit. C’est à juste titre que Hilaire Belloc dit de lui :

Tout ce qui est martial, et qui, comme tel, incarne simultanément le bruit et la foule, a séduit Milton depuis les Guerres Civiles... Son imagi­nation s’exalte tout particulièrement à l’appel de sa musique et à la splen­deur de ses couleurs...31

Et c’est pourquoi, il a fréquemment décrit des batailles divines avec des détails si fortement matériels qu’il a été souvent l’objet de sérieuses critiques et d’acerbes reproches.

En étudiant de près son poème, et en analysant dans chaque cas les qualités et les effets expressifs fondamentaux de chaque extrait, notre expérience s’enrichit considérablement dans la technique de la distribution audio-visuelle des images dans un montage sonore.

Mais voici les images elles-mêmes : (L ’offensive des « Hordes de Satan ») :... Enfin,

Très loin à l’horizon, au Nord, apparutD’un bout à l’autre une Région enflammée, déployéeEn ordre de bataille, et, vue de plus prèsScintillante des rayons dressés innombrablesDes lances raides, des casques en foule compacte, des boucliersDivers, d’un orgueilleux sujet ornés,Les Hordes des Puissances de Satan se précipitant En une charge furieuse...82

31. D’abord parce que Pouchkine traduit n’arrivera jamais à donner au lecteur étranger l’enchantement direct des particularités de son style qu’un lecteur russe peut ressentir dans les extraits analysés ci-dessus ; or, ce sentiment, un lecteur étranger peut aisément l’éprouver chez Milton. Et puis aussi, parce que je doute que nombreux soient mes collègues étrangers qui aient l’habitude de se plonger souvent dans le Paradis Perdu, bien que l’on y trouve de nombreux exemples très instructifs pour des cinéastes [note de J. Leyda].

31. Hilaire Belloc : Milton, édit. Cassell, Londres, 1935.32. The approach of the « Host of Satan » : ... A t last

Farr in th’ Horizon to the North appeet'dFrom skirt to skirt a fierie Region, stretcht In battailous aspect, and ceerer view Bristl’d with upright beams unnumerable Of rigid Spears, and Helmets throng’d, and Shields Various with boastful Argument portraid,The banded Powers of Satan hasting on With furious expedition...

(The works of John Milton. Macmillan, Paradise Lost, The Verse Book I.) Les extraits de Milton sont cités en traduction nouvelle [N.d.T.].

Notez l’indication cinématographique du quatrième vers, de changer le cadrage et la position de la caméra : (« neever view ») : « vue de plus près » !

Et le mouvement correspondant des « Célestes Phalanges »... Cette orgueilleuse puissance requis Azazel, l’Archange superbe, à sa droite :Qui aussitôt déploya sur sa hampe lumineuse L ’oriflamme impériale, qui, très haut brandie, avançait,Flambante comme un météore déployé dans le vent De gemmes et de moires d’or richement sertie,D’armes divines e t de Trophées ; et cependant Le métal sonore vibrant de martiales fanfares :A quoi, la Céleste Phalange lança­itne clameur qui déchira le Gouffre Infernal et au delà Saisit de terreur le Royaume du Chaos et de l’Eternelle Nuit.Et tout soudain, à travers les ténèbres apparurent Dix mille Bannières se dressant dans l’Air,Flammes d’Orient claquant au vent : avec elle se dressaUne immense forêt de Lances: et des rangs serrés de casquesParurent, et une foule de boucliers en une compacte ordonnanceDe profondeur illimitée : bientôt ils s’ébranlentEn une parfaite phalange aux chants doriensDes flûtes et des doux Pipeaux semblables à ceux qui exaltaientAu suprême de la noble fureur le Héros d’antanS’armant pour le Combat...33

Et voici un passage de la bataille elle-même ; je vais la présenter dans les deux genres de transcriptions que j’ai déjà employés dans l’extrait de

33. The corresponding movement of the « Heavenly Hosts » :... that proud honour claim’d Azazel as his right, a Cherube tall :Who forthwith from the glittering Staff unfurld Th’Imperial ensign, which full high advanc’t Shon like a Meteor streaming to the Wind,With Gems and Golden lustre rich imblaz’d,Seraphic arms and Trophies : all the while Sonourors metal blowing Martial sounds :A t which the universal Host upsent A shout that tore Hell’s Conclave, and beyond Frighted the Reign of Chaos and old Night All in a moment through the gloom were seen The thousand Banners rise into the Air With Orient Coulours waving: with them rose A Forrest huge of Spears and thropping Helms Appear'd and serried Shielde in thick erray,Of deathIn perfect phalanx to the Dorian mood Of flutes and soft Recorders such as rais'd To hight of noblest temper Hero’s old Arming to Battel...(Milton, ibid., Book. I vers 531-53.)

Poltava de Pouchkine ci-dessus. D’abord, tel que Milton l’a découpé en vers et puis disposé suivant les diverses indications compositionnelles, en découpage technique, où chaque numéro va indiquer un nouvel élément de montage, un nouveau plan.

Première transcription :... En puissance chaque main armée,¡. Valait une Légion, menée au combat, mais Chef semblait êtreII. Chaque guerrier isolé comme son Maître, prompt à déciderIII. Quand avancer, s’arrêter, ou changer de sensIV. Du combat, quand ouvrir, ou refermerV. Les écluses de l’âpre Guerre. Nulle pensée de fuirVI. Ni de retraite, nul acte malséantVIII. Comme si dans ses bras seuls reposait le sort de la victoire ;IX. Des exploits d’éternelle gloireX . S’accomplissaient, et innombrables: car vaste se déployait XL Cette guerre et diverse; parfois, sur terre fermeXII. Un corps à corps, ou planant ailes déployéesXIII. Bouleversent les Nues; les d e u x semblent alorsXIV . Un heurt de flammes: long temps de forces égalesXV. Le sort de la bataille balança...51

Seconde transcription :

1. Mené au combat, mais Chef semblait être chaque Guerrier isolé comme son Maître

2. Prompt à décider quand avancer3. s’arrêter4. ou changer le sens du Combat,5. quand ouvrir•6. ou refermer les écluses de l’âpre Guerre.7. Nulle pensée de fuir8. ni de retraite, nul acte malséant qui prétexte la peur ;9. chacun à lui seul se fiait, comme si dans ses bras seuls reposait le

sort de la victoire ;

34..................in strength each armed handI. A legion, led in fight, yet Leader seemd

II. Each warriour single as in Chief, expertIII. When to advance, or stand, or turn the swayIV. Of Battel, open when, and when to closeV. The ridges of grim Warr ; no thought of flight,

VI. None of retreat, no unbecoming deedVII. That argu’d fear ; aech on himself reli’d,

VIII. As only in his arm the moment layIX. Of victorie ; deads of eternal fame X. Were don, but infinite ; for wide and spred

XI. That Warr and various ; sometimes on firm groundXII. A standing fight, then scaring on main wing

XIII. Tormented all the Air ; all Air seemd thenXIV. Conflicting Fire : long time in seven scale XV. The battel hung...

(Milton. Ibid., book VI. vers 231-46.)

Comme dans la transcription de Pouchkine, il se révèle ici aussi qu’il y a un nombre identique de vers et de plans.

Et à nouveau, comme chez Pouchkine, il y a là une construction contra- punctique de non-coïncidence entre les fins des représentations, et les fins des articulations rythmiques.

On se sent porter à s’écrier, en utilisant les mots de Milton lui-même extraits d’un autre passage du poème :

... dédales enchevêtrésExtraordinaire, entremêlés et cependant ordonnés Et supérieurement, quand supérieurement désordonnés ils paraissent85 Voici encore un autre passage, tiré du Livre VI, quand les anges

rebelles sont précipités en Enfer :... E t cependant il n’eut pas recours^ à la moitié de sa force, mais arrêta

Son tonnerre en plein vol, car il n’entendait Pas détruire mais les extirper du Ciel :

I. Il releva ceux qui étaient à terre, et comme un troupeauII. De chèvres ou un bétail craintif en masse compacteIII. Les mena devant lui, foudroyés, suivisIV. de terreur et de furies jusqu’au seuilV. E t au mur de Cristal du Ciel, qui s"ouvrant largementVI. S’effaça et découvrit un immense gouffreVIL Dans l’abîme infini; ce spectacle monstrueux les frappaVIII. D’horreur et de recul, mais bien pire,IX . Les poussait dans le dos ; têtes baissées ils plongèrentX . Du haut du seuil des d eu x , l’éternelle FureurXI. Brûlant à leur suite dans le puits sans fond...

...................... Neuf jours ils tombèrent...**

35. « ... mazes intricateEccentric, intervolv’d yet regularThen most, when most irregular they seem... »

(Milton. Ibid., livre V, vers 622-4.)36.................. Yet half the strength he put not forth, but checked

His Thunder in mid Voice, for he meant not to destroy, but root them out of Heav’n :

I. The overthrown he rais’d, and as a HeardII. Of Goats or timerous flock together throngd

III. Drove them before him Thunder-struck, pursu’dIV. With terrors and with furies to the boundsV. And Chrystall wall of Heav’n, which op’ning wide,

VI. Rowld inwerd, and a spacious Gap disclos’dVII. Into the westful Deep ; the monstruous sight

VIII. Strook them with horror backward, but far worseIX. Urg’d them behind ; headlong themselves they threwX. Burnt after them to the bottomless pit...

___ Nine dayes they fell...(Milton, ibid., livre VI, vers 853-71.)

En voici le découpage technique :1. Il releva ceux qui étaient à terre, et2. Comme un troupeau de chèvres ou un bétail craintif en masse compacte3. Les mena devant lui foudroyés4. suivis de terreur et de furies jusqu’au seuil et au mur de Cristal du

Ciel5. qui s’ouvrant largement, s’effaça6. Et découvrit un immense gouffre7. Dans l ’abîme infini ;8. Ce spectacle monstrueux les frappe d’horreur et de recul9. Mais bien pire les poussait dans le dos

10. Têtes baissées ils plongèrent du haut du seuil des Cieux11. L’étemel fureur brûlait après eux dans le puits sans fond.

Et l’on pourrait trouver chez Milton autant que l’on voudrait d’exem­ples instructifs de coordination semblables à ceux-ci.

En lisant attentivement de tels exemples et en analysant dans chaque cas précis les prémisses moteurs et les effets expressifs, nous nous enri­chissons extraordinairement par l’expérience des répartitions audio-visuelles des images dans le montage des sons.

La forme régulière d’un poème observe en général la division en strophes, soit la distribution interne suit l’articulation métrique en vers. Mais la poésie nous offre aussi une autre forme, qui a un puissant défenseur en Mayakovski. Dans ses « strophes hachées » l’articulation se traduit non pas en accord avec les limites de vers, mais suivant celles des « plans ».

Ainsi Mayakovski n’écrit pas ces vers : a Vide. Aile éployée Dans les étoiles creusant ton chemin. »

Mais il le présente en plans (dans « A Sergei Yesenin » poème in memo- riam « Vide.Aile déployée ;Dans les étoiles creusant ton chemin. »

Ici Mayakovski découpe son vers tout comme le ferait un monteur expérimenté en construisant une séquence caractéristique de « choc » (les étoiles, et Yesenin). D’abord, l’un. Puis, l’autre. Suivi par le choc de l’un contre l’autre.1. Vide. (Si nous devions filmer ce « plan », nous prendrions les étoiles de manière à ce que le vide soit accentué, tout en faisant sentir en même temps leur présence).2. Aile éployée.3. Et ce n’est que dans le troisième plan que le contenu des premiers et second plans se dessine clairement devant nous dans les circonstances du « choc ».

On trouve le même choix d’enjambements recherchés chez Griboiédov, à profusion, par exemple dans « Le malheur d’avoir trop d’esprit ».

Lisa :

Hé bien, sans doute, à quiAurait de l ’argent pour vivre à son aise, pouvoir donner des basPar exemple le lieutenant Skalozoub :Un sac d’or, en passe de devenir général...

Acte I

ou TchatskiVous êtes triste, semble-t-il.Dites pourquoi ? Mon arrivée est-elle mal à propos ?Ou Sophia Pavlovna aurait-elle eu un quelconquesujet de tristesse ?

Acte II

Mais « Le malheur d’avoir trop d’esprit » présente sous un autre rapport encore un intérêt pour un monteur. On découvre cet intérêt en confrontant les manuscrits et les différentes éditions de la comédie. Car les éditions tardives se distinguent des premières éditions non seulement par des varian­tes dans le texte, mais encore et avant tout par des changements unique­ment dans la ponctuation. Les dernières éditions, bien des fois, se sont éloignées de la ponctuation originale de l’auteur, et un retour à cette ponctuation est remarquablement instructif du point de vue montage.

Comme nous le voyons, et comme d’autres exemples pourraient aussi le prouver, la création de Mayakovski est extrêmement graphique pour ce qui est du montage. Mais, cependant, en général, il est plus curieux pour ce qui est du montage d’en revenir à Pouchkine, car il appartient à une période où le « montage » sous cet aspect n’était même pas conce­vable. Après tout, Mayakovski est d’un temps où l’idée du montage et les principes du montage étaient extrêmement répandus dans tous les arts confinant à la littérature : au théâtre, au cinéma, dans les photos-monta- ges, etc. Par conséquent, les exemples de montage réalistes extraits du trésor de notre héritage classique, où les actions réciproques de cet ordre avec les sphères avoisinantes (avec, par exemple, le cinéma) existaient peu ou pas du tout, sont les exemples les plus indiqués, les plus intéressants, et sans doute les plus instructifs.

Cependant, que ce soit dans les images, dans le son, ou dans les combi­naisons son-image, que ce soit dans la création d’une image, d’une situa­tion, ou dans l’incarnation « magique » devant nos yeux des dramatis per- sonae — chez Pouchkine ou chez Mayakovski —, partout nous trouvons, également présente, la même méthode de montage.

Actuellement suivant la tradition établie, on lit :« ... Quand le créateur nous épargnera-t-ilLeurs chapeaux, leurs coiffes, et leurs broches, et leurs épinglesEt les magasins de livres et de biscuits... »

Tandis que dans la version originale Griboiédov imagina ce passage ainsi :

« ... Quand le créateur nous épargnera-t-ilLeurs chapeaux ! Leurs coiffes ! et leurs broches ! ! Et leurs épingles ! ! ! Et les magasins de livres et de biscuits ! ! !...

Il est bien évident que dans chaque cas on dira le texte de manière totalement différente. Si nous essayons de nous représenter cela en images visuelles, en images cinématographiques, nous voyons tout de suite que la description qui n’est pas de Griboiedov donne les chapeaux, les coiffes, les épingles et les broches en un plan général unique, où tous ces objets seraient rassemblés.

Dans l’original, chaque attribut de la toilette est donné en gros plan, et l’énumération est un montage d’images qui se succèdent. Les doubles et triples points d’exclamation sont très significatifs ; ils expriment la dimension croissante des plans. Un accroissement obtenu à la lecture par l’amplification de la voix et de l’intonation, et qui dans un film serait rendu par un agrandissement des proportions des détails.

Que nous nous permettions de parler là des proportions des objets de l’énumération est absolument légitime, même s’il ne s’agit pas d’un texte tiré de Pouchkine, comme dans les exemples précédents. En effet, il ne s’agit pas de la description d’un tableau ni d’un exposé en différentes parties dans lesquelles l’auteur voudrait nous faire appréhender, par exem­ple, le Pierre de « Poltava ». Il s’agit d’une énumération que prononce un personnage indigné. Mais y a-t-il en fait une différence fondamentale ? Non, bien sûr. A vrai dire, pour s’en prendre avec une rage authentique à tous ces chapeaux, à ces épingles, ces coiffes et ces broches, l’acteur, quand il prononce sa tirade, doit s’en sentir entouré, doit les voir devant lui. Il peut les voir entassés en une seule fois (plan général) il peut les voir aussi amoncelés sous forme de succession rapide de chaque attribut isolé ; de plus dans des proportions de plus en plus grandes comme l’indique les doubles et les triples points d’exclamation. H est clair alors, que cette énumération en plan général unique ou en succession de mon­tage n ’est pas un jeu de l’esprit. La vue de l’un ou de l’autre de ces objets suscite tel ou tel degré dans l’intonation de la voix. Cet effort ne sera pas exécuté intentionnellement mais répondra au degré d’intensité avec lequel l’objet se dessine devant l’acteur.

On voit d’après ce passage à quel point la construction de montage est plus forte et expressive que « l’angle unique » que donne la version tardive.

Fait curieux, on trouve nombre d’exemples de ce genre chez Griboiédov. De plus, si l’on remonte de la transcription la plus récente à la trans­cription la plus ancienne on va toujours du « plan général » au « gros plan » mais jamais en sens contraire.

Autre exemple de transcription traditionnelle tout aussi infidèle :

« ... pour parachever ce prodigeLe sol s’ouvrit et de là vousSurgîtes, pâle comme la mort... »

A la place de cela Griboiédov écrit :

« ... pour parachever ce prodige Le sol s’ouvrit et de là vous Surgîtes pâle ! Comme la mort ! »

Nous avons deux tableaux de force croissante :1) pâle ;2) comme la mort.

C’est la même chose dans le second cas, le thème est repris avec une force accrue d’un plan à l’autre.

Comme nous le voyons l’époque de Griboiédov et de Pouchkine est à la pointe du montage, et sans avoir recours à une technique de montage dans la disposition des vers comme Maïakovski Griboiédov, par exemple, avec son sens intérieur du montage fait écho en beaucoup d’endroit à notre grand poète contemporain.

Autre point intéressant : en déformant Griboiédov on a suivi une voie inverse de celle que suivait Mayakovski d’une version à l’autre de ses poèmes, toujours dans la ligne du montage.

Ainsi dans un passage de la poésie « A la manière de Heine » dont deux étapes de composition ont été conservées, on voit : l re rédaction :

le plus bas et le plus vil «... Vous êtes vousEt elle alla, elle alla lançant des injures... »

Texte définitif «... Tu es le plus bas Le plus vil, c’est toi... » et elle alla, alla,et alla, lançant des injures...

Quelle conclusion pouvons-nous tirer de ce qui a été dit jusqu’ici ? La conclusion est qu’il n’y a aucune incompatibilité entre la méthode

suivant laquelle le poète écrit, celle suivant laquelle l’acteur compose sa création en lui, celle suivant laquelle ce même acteur vit son rôle dans le cadre d’un seul plan, et celle suivant laquelle son interprétation et tout son rôle ainsi que tous ceux de tous les personnages qui l’entourent (ou le matériel complet du film) sont donnés au metteur en scène pour qu’il les modèle au moyen de l’expression et de la construction du m'ontage, pour en faire tout un film.

A la base de toutes ces méthodes, se trouvent, et à un même degré, les mêmes qualités humaines animatrices et les mêmes facteurs déter­minants inhérents à tout être humain et à tout art vivant.

Quelque opposés que puissent paraître les domaines dans lesquels toutes ces sphères semblent se mouvoir, elles se rencontrent dans l’analogie et l’unité finales d’une méthode comme nous venons de la découvrir en elles.

Ces constatations préliminaires nous imposent plus fortement encore la conclusion que les techniciens du Cinéma doivent non seulement étudier la composition dramatique et le métier de l’acteur, mais doivent se donner la même peine afin de se rendre maîtres de toutes les subtilités des réali­sations de montage dans tous les domaines de la culture.

Synchronisation des sens *Le montage vertical

Dans l’article « Montage (1938) » donnant la formulation définitive du montage nous écrivions :

« ... La partie A (tirée des éléments du thème que l’on traite) et la partie B (de même source) juxtaposées donnent naissance à une image dans laquelle le sujet se trouve le plus complètement exprimé... »Ou bien :

« La représentation A et la représentation B doivent être choisies parmi tous les éléments possibles du thème que l’on traite et recherchées de telle sorte que leur juxtaposition — leur juxtaposition et non celle d’autres éléments —, éveille dans l’esprit et dans la sensibilité du spectateur l’image exhaustive la plus complète du sujet... »

Cette formule était présentée ainsi sans que nous nous limitions en entreprenant de déterminer les degrés qualitatifs de A ou de B, ou de fixer s’ils appartiennent au même ordre de dimension ou à des ordres différents.

** *

« ... Parmi tous les éléments possibles du thème que l’on traite... » Cette phrase n’avait pas été incluse par hasard dans notre définition.

Il est bien entendu que l’image seule et unifiante — déterminée par tous les éléments qui la composent —, joue un rôle décisif dans la création au cinéma ; l’appartenance des différents moyens d’expression à telle ou telle catégorie ne joue pas le rôle principal.

Cependant, nous voulons souligner dès le début de cette seconde partie de notre exposé, que l’on peut tirer d’autres moyens d’expressions d’un très grand nombre de domaines divers, afin d’enrichir encore l’image.

Ceci a été définitivement établi par les exemples que nous avons extraits, plus haut, de Léonard de Vinci, de Pouchkine et de Mayakovski.

Dans les notes de Léonard pour le Déluge, tous ces divers éléments, — ceux purement plastiques (les éléments visuels), ceux qui fixent le compor­tement des êtres humains (les éléments dramatiques), et les bruits, les fracas et les cris (les éléments sonores) —, se fondent tous également en une seule image d’ensemble, finale, du Déluge.

En ne perdant pas cela de vue, nous voyons que passer du montage du film muet à celui du film sonore, montage audio-visuel, ne change rien en principe. La conception du montage, telle qu’elle est, ici, présentée

* Titre du présent chapitre dans l’édition anglaise de Film Sense.

comprend donc aussi bien le montage du film muet que celui du film sonore.

Cela ne veut pas dire cependant, qu’en travaillant à un film sonore nous ne nous heurtions à de nouveaux problèmes, à de nouvelles diffi­cultés et que nous n’ayons pas à utiliser de toutes nouvelles méthodes.

Au contraire !C’est pourquoi il nous semble absolument indispensable de procéder

à une analyse complète de la nature même du phénomène audio-visuel. Notre première question sera : Où allons-nous trouver les fondements d’une expérience indiscutable sur laquelle baser notre analyse ?

Comme toujours, la source d’expérience la plus riche est l’Homme lui- même. L ’étude de son comportement et, surtout dans ce cas, de ses méthodes de perception du réel et de formation des images du réel sera toujours pour nous décisive, nous servira constamment de point de départ et de critère.

Plus tard, en examinant des questions de stricte composition, nous verrons que l’Homme et les relations entre ses gestes et les intonations de sa voix, qu’une même émotion provoque, nous serviront de base pour déterminer les structures audio-visuelles qui découlent d’une manière absolument identique de l’image initiale. Ceci, nous le verrons plus tard. Pour trouver un juste assortiment des éléments de montage qui constituent l ’image dans laquelle nous ressentons tel ou tel phénomène, le mieux est de se regarder, d’observer attentivement à partir de quels éléments de la réalité cette image prend corps dans notre conscience.

Nos premières réactions, les plus spontanées, sont souvent les plus valables, car ces impressions aiguës, neuves, et vivantes, appartiennent invariablement à un très grand nombre de domaines différents.

C’est pourquoi, quand on a recours aux classiques, il est très utile d’examiner non seulement leurs œuvres achevées, mais aussi ces esquisses et ces notes où l’artiste a essayé de fixer ses premières impressions, vives et immédiates.

C’est pour cela que l’esquisse est souvent plus vivante que l’œuvre achevée. Exemple : « l’apparition du Christ devant le peuple » d’Ivanov, et l’esquisse de cette œuvre ainsi que toutes les esquisses d’Ivanov pour des tableaux qui n’ont jamais été réalisés.

Le Déluge de Léonard n’était pas une esquisse, dans le sens de « croquis d ’après nature », mais très certainement une esquisse où il a tenté de jeter sur le papier tous les détails du tableau tel qu’il se présente à sa « vision intérieure » ; ce qui explique la profusion de détails dans sa description des éléments graphiques et plastiques, aussi bien que des élé­ments sonores et dramatiques.

Examinons maintenant une autre « esquisse », qui contient toute la « fraîcheur » de nos impressions naissantes, immédiates.

Nous l’extrayons du Journal des Goncourt, c’est une note en marge de la journée du 18 septembre 1867 :

... Je retrouve une description de l’Arène Athlétique dans notre carnet de notes, pour nos romans futurs qui n’ont pas été écrits, hélas !

... Dans l’ombre profonde des deux extrémités du corridor, le scintil­lement des boutons et des poignées d’épée des policiers.

Les membres luisants des lutteurs jaillissant en pleine lumière. —

Regards de défi.^— Les mains frappant la chair en s’y aggripant. — L ’odeur de sueur des bêtes sauvages. — La pâleur se confondant avec les mous­taches blondes. — La chair meurtrie rosissant. — Les dos suants comme les murs de pierre des bains de vapeur. — S’avançant en se traînant à genoux. — Le tournoiement des têtes...1

Cette scène vivante acquiert tout son relief par la combinaison de quel­ques « Gros plans » bien choisis, et par l’image extraordinairement palpable qui naît de leur juxtaposition. Mais ce qui est le plus remarquable encore; dans cet exemple c’est que dans ces quelques lignes de description les. différents « plans » — les éléments de montage —, s’adressent littéralement à chacun de nos sens.

1. le sens du toucher (les os ruisselants comme les murs de pierre des- bains de vapeur) ;2. le sens de l’odorat (l’odeur de sueur des bêtes fauves);3. le sens de la vue :• la lumière (l’ombre profonde, les membres luisants des lutteurs jaillis­sant en pleine lumière, les boutons et les poignées d’épées des policiers scintillant dans l’ombre profonde), — et• la couleur (la pâleur se confondant avec les moustaches blondes, la; chair meurtrie rosissant).4. le sens de l'orne (les mains frappant la chair) ;5. le sens du mouvement (se traînant à genoux, tournoiement des têtes) ;6. émotion pure, ou drame (regards de défi).

On pourrait citer d’innombrables exemples du même genre, mais ils ne feraient tous qu’illustrer, plus ou moins, l’hypothèse énoncée ci-dessus, à. savoir que :

Il n’y a pas de différences fondamentales dans la manière dont on résout les problèmes du montage purement visuel, et ceux d’un montage qui unit différentes sphères de sensations, singulièrement le visuel et le sonore dans la création d’une seule image d’ensemble audio-visuelle.

Cette notion en tant que principe, nous était familière depuis 1929,. quand Poudovkine, Alexandrov et moi-même avons publié notre « Mani­feste » 2 sur le film sonore.

Mais un principe n’est rien de plus qu’un principe, alors que notre tâche actuelle, urgente, est de trouver le moyen correct de concevoir ce nouveau genre de montage.

Mes recherches ont été intimement liées à la production d’Alexandre Nevsky, et le nouveau montage que j’ai associé à ce film, je l’ai nommé : montage vertical.

1. Journal des Goncourt, vol. 3, édit. Charpentier, Paris, 1888.2. Déclaration commune d’Eisenstein, Poudovkine et Alexandrov, publiée sous le

titre : Manifeste, l’Avenir du film sonore, dans la revue Zhizn Iskusstva, n° 32,. Leningrad, 1928.

Quelles sont les origines de cette expression particulière, et pourquoi l’ai-je choisie ?

** *

L ’aspect d’une partition d’orchestre est familier à tout un chacun. Elle se compose d’un certain nombre de portées, chacune d’elles étant consa­crée à la partie d’un instrument. Chaque partie se déroule en un mou­vement progressif horizontalement. Cependant la structure verticale joue un rôle non moins important, en reliant entre eux, comme elle le fait, tous les éléments de l’orchestre, dans le cadre de chaque unité de temps donnée : la mesure. Ainsi, en un mouvement progressif de la verticale entraînant tous les instruments sur sa trame horizontale s’accomplit le mouvement musical harmonique complexe de l’orchestre tout entier. Si nous laissons maintenant l’image de la partition musicale de côté pour nous tourner vers la partition audio-visuelle, il nous faudrait ajouter une nouvelle portée à celles de la partition musicale : une « portée », d’images visuelles se succédant, et correspondant, suivant des lois qui leur sont propres, au mouvement de la musique, et vice versa.

Cette interdépendance, ce rapport, auraient été décrits d’une façon aussi précise si au lieu d’employer l’image de la partition orchestrale, nous avions utilisé celle de la structure du montage dans le film muet.

Afin d’opérer cette substitution il nous faudra choisir dans notre expé­rience du film muet un exemple de montage polyphonique, c’est-à-dire un montage dans lequel chaque plan est relié au suivant non seulement par une simple indication : un mouvement, une différence de ton, une étape de l’exposition du sujet, ou quelque chose de cet ordre, mais par la progression simultanée d’une série multiple de lignes, chacune conservant un ordre de construction indépendant, tout en étant inséparable de l’ordre général de la composition de la séquence tout entière.

Nous pourrions citer comme exemple de ce genre de structure de mon­tage : la séquence de « la procession » de « la Ligne Générale » (ou « L’an­cien et le Nouveau »).

Nous avons ici un réseau de lignes indépendantes qui simultanément tout en étant indépendantes pénètrent toute la succession des images.

Les lignes de la séquence étaient les suivantes :

1. La partition de chaleur, qui augmente de plan en plan.2. La ligne des gros plans, montant en intensité plastique.3. La ligne de l’extase croissante, que montre le contenu dramatique des

gros plans.4. La ligne des voix de femmes (visages des chanteuses).5. La ligne des voix d’hommes (visages des chanteurs).6. La ligne de ceux qui s’agenouillent au passage des icônes (à un rythme

croissant). Ce courant a déclenché un contre-courant plus puissant que l’on percevait déjà dans la trame du thème initial, celui des porteurs d’icônes, de croix et de bannières.

7. La ligne des prosternations, qui unit les deux courants dans le mou­vement général de la séquence, « du ciel à la poussière ». Du pinacle radieux des croix et des bannières sur le ciel, aux silhouettes prosternées frappant leurs têtes dans la poussière. Ce thème était annoncé au début de cette séquence par un plan « clef » : un panoramique rapide de la caméra du haut de la croix du clocher, scintillante dans le ciel, descen­dant vers le pied de l’église, d’où part la procession.

L’ordre général de ce montage était un entrelacement ininterrompu de ces divers thèmes et de ces diverses partitions en un seul mouvement unifié. Chacun des plans avait un double rôle : participer à la construction de la ligne d’ensemble tout en continuant le mouvement interne de chacun des thèmes constitutifs.

A l’occasion, un plan comprenait toutes les « lignes » à la fois, ou bien une ou deux seulement, excluant les autres le temps d’une pause ; il arrivait qu’un des thèmes accuse un recul nécessaire qui ne servait qu’à rendre plus effectif son bond en avant, cependant que les autres thèmes poursuivaient leur cours d’une démarche égale, etc. Et la valeur d’un plan était mesurée, non par un seul critère, mais toujours par toute la série des critères de toutes les lignes, avant que l’on ne décide de sa place dans la séquence.

Un plan, satisfaisant d’intensité pour la « ligne de chaleur » n’aurait pas été à sa place dans ce « chœur » particulier où il aurait été mis si on l’avait évalué en fonction de son intensité seulement. Tandis que les dimen­sions d’un visage en gros plan, auraient pu convenir à un certain endroit, l’expression de ce visage convenait mieux ailleurs dans cette séquence. La difficulté de ce travail ne devrait surprendre personne car ce processus est en tout point analogue à la préparation de la plus simple des orches­trations. La grande difficulté réside, évidemment, dans le fait que le film est un moyen bien moins souple que la musique, et que la marge de variation est limitée par les exigences de la séquence particulière.

Par ailleurs, nous devons nous souvenir que cette structure polypho­nique, faite de plusieurs lignes différentes, n’atteint pas sa forme finale uniquement d’après l’ordre que l’on avait fixé d’avance ; cette forme finale dépend tout autant du caractère de la séquence (ou du film tout entier) en tant que « tout » : un tout composé de fragments de pellicule portant des images photographiques.

C’est précisément ce genre de « fusion », rendue plus compliquée encore (ou bien simplifiée ?) par l ’adjonction d’une nouvelle ligne : — la bande sonore — que nous avons essayé de réaliser dans Alexandre Nevsky, sur­tout au moment de l’attaque des Chevaliers Allemands sur la glace. Dans cette scène, les lignes : de la tonalité du ciel-clair ou nuageux, de l’allure accélérée des cavaliers ; de leur direction, du découpage aller-retour des Russes aux Allemands, des visages en gros-plan et des plans d’ensemble généraux, de la structure, la tonalité de la musique, ses thèmes, ses mou­vements, ses rythmes, etc., présentaient un problème aussi difficile à résoudre que celui de la scène du film muet ci-dessus. Nous avons passé plusieurs heures à fondre ces éléments en une unité organique.

Ce qui, naturellement, nous aide beaucoup, c’est que, en dehors de ses éléments individuels, cette structure polyphonique atteint son plein effet

par la sensation multiple des divers fragments en un tout. Cette « physio- gonomie » de la séquence achevée est la somme des « caractères » indivi­duels et de la sensation générale qu’elle produit. Au moment de la sortie de « la Ligne Générale », j’ai eu l’occasion de parler de cette propriété du montage polyphonique et de ses rapports avec « le futur » film-sonore3.

En synchronisant la musique à la séquence, cette sensation d’ensemble est un facteur primordial, car elle est directement liée à la perception visuelle de la musique aussi bien que des images. Ceci nécessite des cor­rections et des ajustements incessants des détails individuels, de façon à préserver l’effet général qui est le plus important.

DIAGRAM I

Nous pourrions représenter un diagramme de ce qui se passe dans un montage vertical par deux lignes, en nous souvenant que chacune ds ces lignes représente le complexe d’une partition à plusieurs voix. La recherche de la correspondance doit provenir du désir de synchroniser à la fois image et musique, avec la « visualisation » complexe et générale que pro­duit l’ensemble.

Le diagramme n° 2 révèle le nouveau facteur « vertical » d’inter-cor­respondance qui naît dès que les fragments du montage son-image sont collés les uns aux autres.

Pour ce qui est de la structure de montage, nous n’avons plus une simple succession horizontale d’images, car une nouvelle « superstructure »

3. S. M. Eisenstein : «L’Avenir du fil sonore», Sovietski Ekran, Moscou, n° 32, 1928.

est maintenant érigée verticalement sur la structure-image horizontale. Frag­ments pour fragments, ces nouvelles parties de la « superstructure » ne sont pas de la même longueur que celles de la structure des images, mais, point n’est besoin de le dire, leur longueur totale est identique. Les frag­ments de son correspondent aux fragments d’images, non pas par ordre de séquence, mais de simultanéité.

Il est intéressant de noter qu’en principe, ces rapports de son à image ne diffèrent pas des rapports internes de la musique, pas plus que des rapports internes dans la structure du montage du film muet.

En mettant de côté pour l’instant notre analyse des relations avec la musique, étudions d’abord la solution au problème des correspondances dans le montage du film muet. Ici l’effet naît, non pas de la simple suc­cession des fragments de pellicule, mais de leur simultanéité réelle, résultant de l’impression que laisse un fragment et que l’on superpose mentalement sur le suivant. La technique de la « surimpression » n’a fait que matéria­liser ce phénomène fondamental de la perception cinématographique. Ce phénomène existe dans les plans les plus élevés de la structure du film, aussi bien qu’au seuil même de l’illusion cinématographique, car c’est la « persistance visuelle » d’un cadre à l’autre de la pellicule qui crée l’illusion du mouvement. Nous verrons qu’une surimpression analogue intervient dans la phase la plus élevée du développement du montage ! le montage audio­visuel. La « surimpression » caractérise spécifiquement le montage audio­visuel, tout autant que les autres phénomènes cinématographiques.

Avant même que nous ne puissions rêver du film sonore, j’ai eu recours à cette technique particulière quand j’ai voulu donner l’impression du son et de la musique par des moyens purement plastiques :

... Dans « La Grève » (1924) on trouve des essais dans ce sens : il y a une courte séquence montrant une rencontre des grévistes sous le prétexte d’une quelconque promenade avec un accordéon.

Cette séquence s’achevait par un plan où nous avons essayé de réaliser un effet sonore avec des moyens purement visuels.

Les deux bandes du futur : le son et l’image, étaient dans ce cas toutes deux dans la bande image, en surimpression. La première expo­sition montrait un étang au pied d’une colline, que les promeneurs en groupe avec leur accordéon, gravissaient, se rapprochant de la caméra. En surimpression, un gros-plan du grand accordéon, emplissant l’écran tout entier du mouvement de son souffle et des touches de son clavier fortement éclairées. Ce mouvement vu sous différents angles, et superposé à l’autre mouvement continu créait la sensation totale d’une ligne mélodique qui unifiait toute la séquence. (I)

Les diagrammes 1 et 2 montrent comment en composition les liaisons d’un film muet (I) diffèrent de celles d’un film sonore (II). Elles appa­raissent comme le diagramme d’un collage car le montage est en fait un mouvement large, un développement thématique, progressant à travers une courbe continue de collages individuels. E t c’est dans une analyse de la nature de ce nouveau genre de jonction, selon la verticale, que résident les difficultés fondamentales. Car la structure de cette composition de mouvements correspondants, indiquée par le diagramme 2 (Al — B1 — Cl) est bien connue en musique.

Et les lois de composition du mouvement (A — B — C) ont été tirées de la pratique du film muet.

Le problème nouveau qui confronte le cinéma audio-visuel est de trouver un système pour la co-ordination : A — A l ; A l B1 C l ; B — B1 ; C — Cl ; etc., un système qui déterminera les mouvements complexes plas­tiques et sonores d’un thème à travers les diverses correspondances A — A l — B1 — B — C — C l, etc.

Notre problème pour l’instant est de trouver la clé de ces montages verticaux découverts depuis peu, A — A l, B — B l, apprendre à les réunir, et à les alterner avec tout le rythme désormais possible dans le cadre de ces deux moyens extrêmement riches : la musique, aussi bien que le montage visuel, qui, tous deux ont, de longue date, su manier les longueurs A l, B l, etc., avecyune maîtrise complète.

Ceci nous mène au problème fondamental : découvrir les moyens parti­culiers d’établir des proportions entre l’image et le son, et perfectionner les compas, les règles, les outils et les méthodes qui les rendront prati­cables. Il s’agit là réellement du problème de la découverte d’une synchro­nisation interne entre l’image tangible, et les différents sons perçus. Nous possédons déjà la maîtrise complète du problème de la synchronisation physique, au point même de déceler le décalage d’un seul cadre dans la coordination du mouvement des lèvres et de la parole ! Mais notre coordi­nation va beaucoup plus loin que la simple synchronisation extérieure qui fait correspondre à une chaussure son craquement, nous traitons ici d’une synchronisation interne « cachée », dans laquelle les éléments plastiques et sonores vont se fondre en une union complète.

Pour relier ces deux éléments, nous trouvons un langage naturel, commun à tous deux : le mouvement. Plekhanov a dit quelque part que', en der­nière analyse, tous les phénomènes peuvent être réduits au mouvement. C’est le mouvement qui révélera tous les « substrata » de la synchronisation interne que nous allons préciser en son temps ; c’est lui aussi qui nous montrera, sous une forme concrète, le sens et la méthode de ce processus de fusion. Négligeons ces sujets extérieurs et purement descriptifs, pour des questions d’un caractère plus intime et plus profond.

Le rôle du mouvement dans ce problème de la synchronisation appa­raît de lui-même. Examinons dans l’ordre logique, un certain nombre de façons d’envisager la synchronisation.

La première façon sera dans une sphère totalement privée de souci artistique : une synchronisation purement matérielle, documentaire : la prise de vue sonore des choses de la nature (un crapaud coassant, les accents lugubres d’une harpe cassée, le crissement du gravier sous des roues des charrettes...)

Dans ce cas, l’art n’intervient qu’au moment de la synchronisation quand la relation naturelle entre un objet et le son qui lui correspond, n’est plus simplement enregistrée, mais uniquement dictée par les nécessités expres­sives de l’œuvre en cours.

Dans les formes d’expression les plus simples, les deux éléments (l’image et le son) seront régis par une identité de rythme, fixé par le sens de la scène. C’est là l’exemple le plus fréquent, le plus simple, et le plus facile, de montage audio-visuel ; il s’agit de plans découpés et montés au rythme de la musique qui se déroule sur la bande sonore. Qu’il y ait ou non

un mouvement dans les plans eux-mêmes est sans importance ; si par hasard il y en a un, la seule condition qu’il doive satisfaire, c’est de se conformer au rythme dicté par le son.

Il reste toutefois évident que même à ce degré élémentaire de synchro­nisation, il est toujours possible de réaliser des compositions intéressantes et expressives.

De ces exemples élémentaires — la simple coïncidence métrique de l’accent (la « scansion » du film) — il est possible de tirer un grand nombre de combinaisons syncopées, et un « contrepoint » purement rythmique en jouant avec le battement de la mesure, la longueur des plans, les motifs en écho ou répétés, et ainsi de suite.

Quelle est la nouvelle étape une fois ce second degré de synchronisation dépassé ? Ce devrait être celle où il nous sera possible de produire non seulement un mouvement rythmique, mais aussi un mouvement mélodique. Lanz disait bien, en parlant de la mélodie :

« ... à vrai dire, on « n’entend pas » une mélodie. Nous sommes plus ou moins capables de la suivre, c’est-à-dire, que nous pouvons ou non orga­niser les sons en une unité supérieure... * ».

Parmi tous les moyens d’expression plastiques que nous avons à notre disposition, nous pouvons certainement trouver ceux dont le mouvement s’harmonise non seulement avec le mouvement du plan rythmique général, mais aussi avec celui de la ligne mélodique. Nous avons déjà quelque idée de ce que ces moyens peuvent être, mais puisque nous allons traiter cette question dans tous ses détails, indiquons ici que nous avons de fortes raisons de penser que ces éléments seront probablement tirés surtout d’un élément linéaire de l’art plastique.

« L ’unité supérieure » selon laquelle nous sommes capables d’organiser les divers tons de l’échelle sonore peut être visuellement représentée comme une courbe linéaire qui les unit par son mouvement. Le changement tonal sur cette ligne peut également être caractérisé par le mouvement, non plus d’entrelacement, mais vibratoire dont les éléments seront perceptibles comme autant de sons de hauteur et de ton différents.

Quel est l’élément visuel qui réponde à ce nouveau genre de « mou­vement » que vient d’impliquer notre discussion sur les tonalités ? Ce sera évidemment un élément dont le mouvement est également vibratoire (bien qu’ayant lieu dans un autre milieu physique), et également caracté­risé par des tonalités diverses. Cet équivalent visuel, c’est la couleur. (En une comparaison grossière, la hauteur du son peut correspondre au jeu de la lumière, et la tonalité à la couleur).

Arrêtons-nous un instant pour récapituler : nous avons donc démontré que la synchronisation peut être « naturelle », métrique, rythmique, mélo­dique et tonale.

La correspondance du son et de l’image peut quelquefois réaliser une synchronisation remplissant toutes ces possibilités (bien que cela ne se produise que très rarement), on pourrait sans cela l’obtenir par une combinaison d’éléments dissemblables, sans pour cela nous dissimuler la dissonance qui en résultera entre le visuel et le sonore. Ceci arrive sou­

4. Henry Lanz : The Physical Basis of Rime, édit. Oxford University Press, Lon­dres, 1931.

vent ; et quand cela se produit, l’on explique que le visuel « existe en soi », et la musique de même : le son et l’image se déroulent chacun de son côté, sans s’unir en un tout organique. Il est important de bien se souvenir que notre conception de la synchronisation ne présume pas exclu­sivement la consonance ; toutes les possibilités existent pour le jeu à la fois des « mouvements » concordants et disconcordants, mais dans chaque cas, cette relation doit être soumise à un contrôle compositionnel constant. Il est évident que n’importe laquelle de ces façons d’envisager la synchro­nisation, peut, suivant le besoin, servir de facteur dominant, déterminant, de la structure. Certaines scènes exigeront le rythme, d’autres la tonalité, et ainsi de suite.

Mais revenons maintenant à ces diverses formes, ou plus exactement à ces diverses sphères de synchronisation.

Nous voyons qu’elles correspondent avec ces diverses formes de mon­tage muet que nous avions fixées dès 1928-29, et que nous avons incluses plus tard dans le programme d’enseignement du cours de metteur en scène5.

A ce moment-là, ces « termes » pouvaient paraître à certains de mes collègues, inutilement pédants, ou comme autant d’analogies gratuites avec d’autres moyens d’expression. Mais même à ce moment-là, nous avions souligné l’importance de cette manière de concevoir les problèmes « futurs » du film-sonore. Ceci constitue maintenant, d’une façon évidente et'concrète, une part de notre expérience des rapports audio-visuels.

Les formes ci-dessus comprennent le montage « par harmoniques ». Nous avons fait allusion à ce genre de synchronisation, plus haut, à propos de La Ligne Générale. Par l’expression « montage par harmoniques » (qui n’est peut-être pas très précise), nous voulons parler de la polyphonie complexe, et de la perception des éléments musique et image), comme un tout. Ce « tout » devient le facteur de perception qui synthétise cette image, toute notre activité a été dirigée vers son expression la plus complète.

Ceci nous amène au problème fondamental :la synchronisation interne définitive, celle de l’image et du sens des

éléments.Le cercle se referme. De la même formule qui unit le sens d ’une certaine

partie (que ce soit le film entier, ou une séquence) et le choix méticuleux et ingénieux des éléments, naît l’image du thème, chargé du contenu idéo­logique de la chose.

C’est à travers cette fusion, et à travers celle de la logique du sujet du film avec la forme la plus haute qui le concrétise que le sens du film se révèle entièrement.

Ces principes servent naturellement de source et de point de départ à toute la série des diverses façons d’envisager la synchronisation. Car cha­cun des « différents » genres de synchronisation est inclus dans le tout organique, et concrétise l’image fondamentale dans son propre domaine spécifiquement défini.

5. Voir : le Programme pour /’Enseignement théorique et pratique de la mise en scène.

Nous commencerons nos investigations dans le domaine de la couleur, non seulement parce que la couleur est aujourd’hui, le problème le plus actuel et le plus passionnant du cinéma, mais surtout parce que la couleur a longtemps été (et est toujours) évoquée dans la résolution de la question du rapport visuel et auditif — relatif ou absolu — et comme indication d’émotions humaines déterminées. Elle sera donc très certainement d’une importance capitale pour les problèmes et les principes de l’image audio­visuelle. La méthode d’investigation la plus graphique et la plus effective se situerait dans le champ de la synchronisation mélodique, pour les besoins de l’analyse graphique et de notre principal moyen de reproduction en blanc-et-noir.

Nous allons donc d’abord nous pencher sur le problème de l’association de la musique et de la couleur, qui, à son tour, va nous mener à étudier cette forme particulière de montage que l’on pourrait appeler « chromo­phonique », c’est-à-dire montage : son-couleur.

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Réduire les contradictions existant entre la vue et le son, entre le monde que l’on voit et celui, que l’on entend ! Les amener à l’unité, et à un rapport harmonieux ! Quel travail passionnant !

Les Grecs et Diderot, Wagner et Scriabine, qui n’a rêvé à cet idéal?Y a-t-il qui que ce soit qui n’ait tenté de réaliser ce rêve ?

Mais nous ne commencerons pas par l’analyse de leurs rêves.Notre étude doit, d’abord, nous donner une méthode quelle qu’elle soit

de fusion du son et de l’image, en investigant les indications préliminaires menant à cette fusion.

Nous commencerons par examiner les formes qu’ont revêtues ces rêves de fusion de l’image et du son, ces rêves qui ont, si longtemps, troublé l’humanité. La couleur a toujours eu une part trop grande de ces rêves. Le premier exemple que nous allons citer n’est pas très ancien, il ne remonte qu’à la frontière entre le xvme et le xix® siècle, pas plus loin. Mais c’est un exemple exceptionnellement graphique : nous allons donc donner la parole à Karl von Eckartshausen, auteur des « Révélations sur la Magie, d’après des expériences vérifiées des Sciences Philosophiques Occultes, et des Secrets Intimes de la Nature » : (lre partie).

« J ’ai longtemps essayé de déterminer l’harmonie des impressions de tous les sens, afin de la rendre manifeste et perceptible.

Dans ce but, j’ai apporté quelques améliorations à la musique visuelle inventée par le père Castel6.

J’ai construit cette machine dans toute sa perfection, afín que des accords d’un ensemble de couleurs puissent être produits tout comme des accords de tons. Voici la description de cet instrument :

J’avais des verres cylindriques, de près d’un centimètre de diamètre, de même taille, et je les ai remplis de couleurs chimiques diluées. J’ai rangé

6. Cf. Louis Bertrand Castel : Esprit, saillies et singularités du P. Castel, Amsterdam, 1763, pp. 278-348. On trouvera aussi des renseignements sur la volumineuse littérature au sujet de la musique visuelle ou en couleurs, dans toutes les Encyclopédies Musi­cales et en particulier dans The Oxford Dictionnary of Music [N.d.T.].

ces verres comme les touches d’un clavier, disposant les teintes des cou­leurs comme les notes. Derrière ces verres j ’ai placé de petites lobes de cuivre, qui couvraient les verres de telle façon que l’on ne pouvait voir aucune couleur.

Ces lobes étaient reliés par des fils au clavier, de telle sorte que le lobe était enlevé quand on frappait une note, ce qui rendait la couleur visible. Comme une note s’évanouit quand le doigt se retire de la touche, de la même façon la couleur disparaissait, car le lobe de cuivre retombait rapidement, à cause de son poids, cachant la couleur. Ce clavecin est éclairé par derrière par des bougies de cire. La beauté des couleurs est indescriptible, surpasse les joyaux les plus splendides ; on ne pourrait non plus exprimer l’impression visuelle éveillée par les divers accords de couleur...

... Une théorie de Musique Oculaire.Comme les tons de la musique doivent s’harmoniser avec les mots du

dramaturge dans un mélodrame, de même les couleurs doivent parallè­lement correspondre aux mots.

Je vais noter un exemple pour rendre ceci plus compréhensible. J’ai écrit un petit poème sur ma musique de couleur, et je l’accompagne sur mon clavecin oculaire. Ainsi :

PAROLES : La pauvre orpheline.MUSIQUE : Les notes d’une flûte plaintive.COULEURS : Olive, mêlé à du rose et du blanc.

PAROLES : Va dans des prairies en fleurs...MUSIQUE : Accents gais et tons montants.COULEURS : Vert mêlé au violet et au jaune paille.

PAROLES : ... Chantant plaintivement comme une fauvette.MUSIQUE : Notes douces, se gonflant et faiblissant doucement tour à tour. COULEURS : Bleu foncé panaché d’écarlate et de vert-jaune.

PAROLES : Et Dieu entendit la chanson de la petite orpheline.MUSIQUE : Majestueuse, noble, énorme.COULEURS : Un mélange des couleurs : bleu, rouge et vert — glorifié

de jaune de l’aube et de pourpre —, se dissolvant en vert doux et en jaune pâle.

PAROLES : Le soleil se lève sur les montagnes...MUSIQUE : Une basse majestueuse, d’où des notes moyennes se détachent

imperceptiblement.COULEURS : Des jaunes vifs, mêlés au rose, et se dissolvant en vert et

en jaune blanchâtre.

PAROLES : Et brille sur les violettes.MUSIQUE : Des phrases descendant doucement.COULEURS : Violet alternant avec des verts variés.

Ceci devrait être suffisant pour prouver que les couleurs ont aussi le pouvoir d’exprimer les émotions de l’âme...7

Si l’on estime que cette citation n’est pas assez connue, citons main­tenant un exemple des plus fameux :

— le sonnet des « couleurs » d’Arthur Rimbaud : Voyelles, dont le système des correspondances couleur-son a troublé tant d’esprits :

A noir, E blanc, V vert, O bleu, voyelles,Je dirai quelque jour vos naissances latentes.A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

Golfe d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles :1, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême clairon plein des strideurs étranges,Silences traversés des Mondes et des Anges :— O l’Oméga, rayon violet de ses Yeux!

Les correspondances de Rimbaud s’approchent assez de celles de René Ghil, bien qu’en grande partie ces deux poètes divergent complètement :ou, ou, oui, iou, oui Bruns, noirs à rouxo, o, io, oi Rougesâ, a al, ai Vermillonsù, eu, ieu, euï, eui Orangés à ors et vertsû, u, lu, uï, ui Jaunes, ors, vertse, è, é, ei, eï Blancs, à azurs pâlesie, ié, iè, î, i, i, ii, Bleus, à azurs noirs8

Ce n’est qu’une fois qu’Helmotz a publié les résultats de ses expé­riences relatives au timbre des voix et des instruments que Ghil a « parfait » sa propre clarté, introduisant non seulement des consonnes et des timbres instrumentaux, mais aussi un catalogue complet des émotions, postulats et hypothèses que l’on devait comprendre comme observant une corres­pondance absolue.

Dans une analyse du romantisme, Max Deutschbein conclut que « la synthèse des diverses sensations » est une des indications fondamentales d’une œuvre d’Art romantique9. La charte des correspondances entre

7. Karl von Eckartshausen ; Aufschlüsse zur Magie aus geprüften Enfakrungen über verbogene philosophische Wissenchaften und Verdeckte Geheimisse der Natur, édit. Lentner, Munich, 1781, vol. 1 (2e édition, pp. 336-9).

8. René Ghil : En Méthode à l’œuvre (lre édit., 1891) ; dans Œuvres Complètes, vol. 3. Albert Messein, Paris, 1938, p. 239.

9. Max Deutschbein : Das Wesen des Romantischen Côthen. Otto Schulze, 1921, p. 118.

les voyelles et les couleurs, définie par A.-W. Schlegel, obéit en tous points à cette définition :

« A » représente le rouge clair, léger (das rote lichthelle A), et signifie la Jeunesse, l’Amitié, et le Rayonnement. « I » représente le bleu céleste et symbolise l’Amour et la Sincérité. « O » est pourpre, a U » représente le violet, et « OO » est orné de bleu marin...10

Plus tard, au cours du même siècle, un autre romantique fin connaisseur du Japon accorda une grande attention à ce problème : Lafcadio Heam. Il n’entreprend toutefois aucune « classification » et il va jusqu’à ' critiquer tout écart d’une conception spontanée d’un tel système, comme nous pou­vons le lire dans sa lettre du 14 juin 1893, (lettre dans laquelle il critique sévèrement Dans la Gamme bleue, l’ouvrage de John Addington Symonds, que l’on venait de publier) : Il écrit à son ami B. Chamberlain :

«... vous avez immédiatement éclairé ces valeurs pour moi. Quand vous parlez de la « basse profonde » de ce vert, je peux voir, sentir, humer, goûter et mâcher cette feuille ; elle avait un goût plutôt amer, et concentré, et à peine odorant... J ’ai pensé à des couleurs soprano, alto, contralto, ténor, et baryton...11 »

Quelques jours auparavant, il affichait un enthousiasme sacré pour cette même cause :

« ... Reconnaissant la laideur des mots, vous devez, cependant, recon­naître leur beauté physionomique... Pour moi les mots ont une couleur, une forme, un caractère ; ils ont des visages, des membres, un comporte­ment, des gestes ; ils ont leurs états d’âme, leurs humeurs, leurs excentri­cités, ils ont des teintes, des tons, des personnalités...12 »

De plus, attaquant les rédacteurs d’une revue qui n’approuvaient pas ce style, il déclare que ces rédacteurs ont évidemment raison lorsqu’ils affirment que : « Les lecteurs ne conçoivent pas les mots comme vous. Us ne peuvent être censés savoir que vous pensez que la lettre A est cramoisi- rougissant, et la lettre E bleu-ciel pâle. Ils ne peuvent être censés savoir que vous pensez que KH porte une barbe et un turban, et que X majuscule est un Grec d’âge mûr tout ridé... »13

10. A.-W. Schlegel (1767-1845) : cité par H. Lanz : The Physical basis of Rime, op. cit., p. 167.

11. Extrait de : Les Lettres Japonaises de L. Heam : « ... you immediately illustrated these values for me. When you wrote of « the deep bass » of that green I could see, feel, smell, taste, and cjew the leaf ; it was rather bitter in taste, and dense, and faintly odorous... I have been thinking of Soprano, alto, contralto, tenor, and baritone colours... » (The Japanese Letters of Lafcadio Heam, edited by Elizabeth Bisland Houghton Mifflin, U.S.A., 1910.)

12. Ibid., lettre du 5 juin 1893 :« Recognizing the Ugliness of words, however, you must also recognize their

physiognomical beauty... For me words have colour form, charcter ; they have faces, parts, manners, gesticulations ; they have moods, humours, eccentricities ; they have tints, tones, personnalities... »

13. Ibid. Lettre du 14 juin 1893 :«The readers do not feel as you do about words. They can’t be supposed to

know that you think the letter A is blush-cramson, and the letter E pale sky-blue. They can’t be supposed to know that you think KH wears a beard and a turban ; that initial X is a mature Greek with wrinkles... »

Mais voilà ce que Lafcadio Hearn répond à ces critiques :« ... Parce que les gens ne peuvent voir la couleur des mots, la teinte

des mots, le mouvement spectral secret des mots ;Parce qu’ils ne peuvent entendre le murmure des mots, le bruissement

de la procession des lettres, les flûtes-de-rêve et les tambours-de-rêve que légèrement et bizarrement jouent les mots ;

Parce qu’ils ne peuvent percevoir les moues des mots, les froncements de sourcils des mots, les rages des mots, les larmes, la fureur, le fracas et le tumulte des mots ;

Parce qu’ils sont insensibles à la phosphorescence des mots, à la fra­grance des mots, la puanteur des mots, la tendresse ou la dureté, la sécheresse ou la succulence des mots, la correspondance des valeurs dans l’or, l’argent, le cuivre et l’airain des mots ;

Devons-nous pour cela renoncer à essayer de leur faire entendre, de le leur faire voir, de le leur faire sentir ?... »

Plus loin, il parle de l’inconstance des mots :«... Il y a longtemps, j’ai dit que les mots ont comme des caméléons

le pouvoir de changer de couleur suivant leur position...14 »Ce raffinement, chez Hearn, n ’est pas accidentel : Il peut être partiel­

lement expliqué par la myopie, qui a aiguisé ses sensations dans cette direction.

Une explication plus complète pourrait se référer au long séjour qu’il fit au Japon, pays où la faculté de trouver des correspondances audio­visuelles a été tout particulièrement développée.15

Lafcadio Hearn nous a ainsi conduits en Extrême-Orient, où les rap­ports audio-visuels ne font pas seulement partie de l’éducation chinoise, mais sont aussi positivement inclus dans un Code de lois. Us dérivent des principes de Yang et Yin sur lesquels sont basés tout le système

14. Ibid. Même lettre du 14 juin 1893 :t Because people cannot see the colour of words, the tints of words, the secret

ghostly motion of words :Because they cannot hear the whispering of words, the rustling of the procession

of letters, the dream-flutts, and dream-drums which are thinly and weirdly played by words :

Because they cannot perceive the pouting of words, the frowning of words, and fuming of words, the weeping, the raging and racketing and rioting of words :

Because they are insensible to the phosphorescing of words, the fragrance _ of words, the noisesomeness of words, the tendemessor hardness, the dryness or juici­ness of words, the interchange of values in the gold, the silver, the brass, and the copper of words :

Is that any reason why we should not try to make them hear, to make them see, to make them feel ?...

...Long ago I said that words are like lizards in their power of changing colour with position... »

15. L’analyse faite par Eisenstein du Théâtre Kabuki et de son « appel aux sens » publiée dans Zhizn Iskusstva (Moscou), n° 34, 19 août 1928, est reproduite intégra­lement au début de cet ouvrage.

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de la conception du monde et de la philosophie chinoise16. Les correspon­dances se construisent ainsi : cf. dessin page précédente.

Les reflets, très proches des tendances artistiques que l’on trouve à certaines « époques » à la fois dans la structure de la musique et de la peinture sont bien plus intéressants encore que la correspondance entre certains sons et certaines couleurs.

Voici un article intéressant de feu René Guilleré sur « l’âge du Jazz » : Il n’y a plus de perspective.

« ... Auparavant la science de l’esthétique reposait tranquillement sur le principe de la fusion des éléments. En musique : sur la ligne mélodique continue tissée autour des accords harmoniques ; en littérature : sur la fusion des éléments d’une phrase à travers les conjonctions et les transi­tions ; en art : sur la continuité des formes plastiques et sur les structures des combinaisons de ces formes.

L’Esthétique moderne est construite sur cette désunion des éléments,

16. Yang et Yin, dépeints comme un cercle, et, soudés entre eux à l’intérieur de ce cercle : yang la lumière et yin l’obscurité — chacun ayant en lui-même l’essence de l’autre, chacun modelé sur l’autre —, yang et yin opposés à jamais, à jamais unis. Un principe exceptionnellement pertinent, à être médité par tout cinéaste [note deS. M. Eisenstein].

accusant les contrastes les uns des autres : la répétition d’éléments iden­tiques qui sert à renforcer l’intensité du contraste...17 »

Une déduction nécessaire de cette idée c’est que la répétition peut très bien avoir deux fonctions distinctes. La première, de faciliter la création d’un tout organique. L ’autre, de servir de moyen d’amplification de l’intensité croissante dont parle Guilleré. Nous n’avons pas à chercher bien loin des illustrations de ces deux fonctions : on peut les trouver toutes deux dans deux de mes films.

On trouve la première fonction appliquée dans la répétition de « Frères ! ! » dans Le Cuirassé Potemkine, survenant la première fois sur le pont du cuirassé quand les marins refusent de tirer, puis, non plus en sous-titre, mais dans l ’image de la flottille des bateaux à voile qui relient la rive au cuirassé ; puis, à nouveau comme sous-titre : « Frères ! » quand l’es­cadre laisse passer le Potemkine sans l’attaquer.

Alexandre Nevsky contient un exemple de la seconde fonction de la répétition : l’intensité croissante. Au lieu de répéter une seule mesure de la musique quatre fois comme le prévoyait la partition, j’ai multiplié ce chiffre par trois obtenant ainsi douze répétitions identiques de cette mesure. C’est au moment où la milice paysanne attaque l’arrière des troupes allemandes. L’effet qui en résulte, l’émotion croissante, ne manque jamais de soulever l’enthousiasme des spectateurs et leur approbation.

Pour continuer l’article de Guilleré :« ... dans la forme du jazz, si nous considérons son élément musical et

sa méthode de composition, nous trouvons une expression typique de cette nouvelle esthétique.

Ses éléments fondamentaux : syncopation et prédominance du rythme. Ceci supprime les lignes doucement incurvées, les enjolivures, les phrases en forme de boucle de cheveux, caractéristiques de Massenet, et toutes les lentes arabesques. Le rythme s’exprime par des angles, arêtes saillantes, profil aigu. E a une structure rigide, solidement bâtie. Il tend vers la plastique. Le Jazz recherche le volume du son, le volume de la phrase. La musique classique était disposée en plans et non en volumes), des plans disposés en couche, dressés les uns sur les autres, des plans horizontaux et verticaux, créant une architecture aux proportions vraiment nobles : des palais avec des terrasses, des colonnades, des escaliers monumentaux, s’éloi­gnant tous, en une profonde perspective. Dans le jazz, tous les éléments sont placés au premier plan. C’est une loi importante que l’on peut trouver dans la peinture, dans la mise en scène théâtrale, dans le cinéma, et dans la poésie de cette période. La perspective conventionnelle avec son foyer fixe, et son point de fuite a abdiqué.

Dans l’art aussi bien que dans la littérature, la création se développe avec plusieurs perspectives, simultanément employées. L’ordre du jour est la synthèse complexe, superposant les vues d’un objet d’en bas et d ’en haut.

La perspective ancienne ne nous donnait qu’une conception géométrique des objets, comme ils n’auraient pu être vus que par un œil idéal. Notre perspective nous montre les objets comme nous les voyons, avec nos deux

17. Extrait de Le Cahier Bleu, n° 4, Paris, 1933.

yeux, à tâtons... » [L’article de Guilleré est cité dans l’éd. sov. jusqu’à « ... le fond lui-même doit être volume ». (35 lignes en plus).]

Cette citation est particulièrement intéressante pour l’image qu’elle donne de structures équivalentes dans les arts musical et graphique, en particulier en architecture, bien que les questions soulevées ici concernent surtout les concepts de proportions et d’espaces.

Toutefois, il nous suffit de jeter un coup d’œil sur quelques tableaux cubistes pour nous rendre compte que ce que disent ces peintures, nous l’avons déjà entendu dans la musique de jazz.

Ce rapport est tout aussi évident dans le domaine architectural. L’ar­chitecture classique ayant les mêmes correspondances avec les grands maî­tres classiques de la musique, que le paysage urbain moderne avec le jazz. Les places et les villes de Rome, le parc et les terrasses de Versailles pourraient vraiment servir de « prototypes » de structure de musique clas­sique. E t l’aspect des villes modernes, surtout celui d’une grande ville la nuit, est nettement l’équivalent plastique du jazz. Ce qui y est particuliè­rement remarquable, c’est ce qu’indique Guilleré : l’absence de perspective. Toute notion de perspective et de profondeur réaliste, est balayée par le flot nocturne de la publicité électrique. Proches et lointaines, petites (au premier plan) et grandes (dans le fond), jaillissant en l’air et s’évanouissant, courant et tournoyant, éclatant et disparaissant, toutes ces lumières tendent à abolir toute notion d’espace réel, se fondent enfin en un seul plan de points lumineux colorés et de lignes de néon, bougeant sur le fond du velours noir du ciel. C’était ainsi que les anciens avaient coutume de représenter les étoiles : des doux lumineux fichés dans le ciel ! 18

Les phares des autos qui roulent, les lumières des tramways qui passent, les reflets miroitants sur les pavés humides, ou les reflets dans les flaques d’eau qui détruisent complètement notre sens de direction (qu’est-ce qui est en haut ? qu’est-ce qui est en bas ?) ajoutant au mirage posé au-dessus de nous, un mirage en-dessous : et nous, passant rapidement entre ces deux mondes de signes électriques, nous ne les voyons plus sur un seul plan, mais comme un système de portants de décors de théâtre, à travers lesquels le flot nocturne des lumières du trafic s’écoule sans arrêt.

Ceci nous rappelle un autre ciel étoilé, au-dessus et au-dessous de nous, car les personnages de la nouvelle Une Revanche Terrible de Gogol imaginent que le monde flottait le long du Dnieper, entre le vrai ciel étoilé au-dessus d’eux, et sa réflection dans les eaux du fleuve.

Et l’on peut vérifier ces mêmes impressions sur les photographies fan­tastiques des villes la nuit.

** *

L’article de Guilleré acquiert un intérêt encore plus vif de par sa des­cription, non seulement des correspondances entre l’art musical et l’art graphique, mais aussi du fait qu’il s’émet l’idée que ces arts, fondus les uns avec les autres, donnent une authentique image d’une certaine époque et du mode de pensée de tous ceux qui sont engagés dans cette époque.

18. Voir aussi plus loin Van Gogh.

Est-ce que cette image ne nous est pas familière, avec cette « absence de perspective », qui reflète bien le manque de perspective historique de la société bourgeoise ayant atteint dans l’impérialisme le stade élevé du capitalisme, ou dans l’image d’un orchestre où chaque exécutant ne dépend que de lui-même, s’efforçant de rompre ce tout inorganique de plusieurs unités, en prenant l’initiative d’une improvisation individuelle, tout en n’étant lié à l’ensemble que par la nécessité de ier du rythme commun.

Il serait intéressant de noter que tous les caractères notés par Guilleré ont déjà été relevés dans le cours de l’histoire de l’Art. Chaque fois que ces caractères réapparaissent en histoire, on remarque leur tendance vers un tout unifié, une plus grande unité. Ce n’est qu’au moment du triomphe de l’impérialisme dans les périodes de décadence de l’art, que ce mouvement centripète devient centrifuge, en rejetant toutes ces tendances d’unification, tendances qui sont incompatibles avec une époque où tout est imprégné d'individualiste.

Rappelons Nietszche :

« ... Quelles sont les caractéristiques de toute décadence littéraire ? C’est que la vie ne réside plus dans le tout. Le mot prend le dessus et s’évade de la phrase, la phrase s’étire beaucoup trop et obscurcit le sens de la page, la page acquiert la vie au dépend de tout, le tout n’est plus un tout... Le tout a complètement cessé de vivre ; il est composité, synthétisé, artificiel, un produit non-naturel...19 »

Le trait dominant et caractéristique se trouve précisément ici, et non dans des détails particuliers. Les bas-reliefs égyptiens ne sont-ils pas des œuvres valables bien que réalisés sans la moindre connaissance de la per­spective linéaire. Dürer et Léonard de Vinci n’ont-ils pas délibérément utilisé tout à la fois plusieurs perspectives et plusieurs points de fuite quand cela leur convenait ? 20 Et dans son tableau de Giovanni Amolfini et de sa femme, Jan van Eyck n’a-t-il pas bel et bien utilisé trois points de fuite ? 21 Dans ce dernier cas, c’est peut-être inconscient mais quelle merveilleuse intensité de profondeur l’œuvre ne gagne-t-elle pas par là !

N’est-il pas parfaitement légitime, pour les peintres chinois de paysage, d’éviter de diriger le regard en une seule perspective, mais au contraire d’étirer le point de vue le long de tout le panorama, de telle sorte que leurs montagnes et leurs chutes d’eau semblent venir à nous ?

Les gravures japonaises n’ont-elles pas utilisé des très-gros-plans en premier plan, et des traits expressivement disproportionnés dans les visages en très-gros-plans ? 22

L’on pourrait nous objecter que nous n’avions pas à découvrir les ten­dances à l’unité des époques passées, mais simplement à établir un dia-

19. Frédéric Nietzsche : Le Cas Wagner (citation retraduite).20. Dans la fameuse Cène de Léonard, le point de fuite des objets sur la table

n’est pas le même que celui de la chambre. De même certaine gravure de Durer est typique de l’utilisation d’une double perspective.

21. Tableau de van Eyck dans la collection de la National Gallery à Londres.22. Voir, le commentaire d’Eisenstein, des œuvres de Sharaly, dans son étude du

Théâtre Japonais.

A gauche : Giovani Arnoljini et sa femme, Jan van Eyck.A droite : Die Kleine Passion, Albert D ürer (double ligne d'horizon).

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pason moins important et tout juste complémentaire, dans notre comparaison avec une époque décadente.

Ou par exemple, pourrions-nous trouver dans le passé une telle simul­tanéité de points de vue : d’en haut et d’en bas, de plans verticaux et horizontaux mêlés, comme nous en avons trouvés quand nous cherchions plus haut des exemples de « synthèse complexe ». Il suffit cependant de jeter un coup d’œil sur les plans du palais Kolomenski du XVIIe siècle pour se convaincre de ce qu’il présente une projection à la fois horizontale et verticale. /

Les mises en scènes « simultanées » du théâtre moderne ont également leurs ancêtres dans certaines créations comme celles dessinées par Yakulov qui dans la meilleure « tradition cubiste » juxtaposait des lieux d’action très éloignés, découpant des intérieurs dans des extérieurs, et ainsi de suite. Leurs vrais prototypes peuvent être retrouvés dans la technique théâtrale des XVIe et xviie siècles, où nous voyons des plans d’un seul décor offrant tout à la fois au metteur en scène un désert, un palais, la grotte d ’un ermite, la salle du trône du roi, le boudoir de la reine, un tombeau et des deux divers, le tout pour le même prix. Us étonnaient encore les specta­teurs dans des mises en scènes d’après la révolution (« Mesure pour Mesure » de Shakespeare au « Théâtre Expérimental »). On trouve plus encore des modèles de ce genre « étourdissant » dans les portraits de Annenkov où sur la joue du profil du metteur en scène N. Petrov est représentée la partie médiane de son visage... de face.

La gravure à l’eau-forte du frontispice d’un ouvrage espagnol du XVIIe siè­cle, une vie de saint Jean de la Croix, montre le saint au moment où il aperçoit l’apparition miraculeuse de la Croix ; on a inclus, avec un effet étonnant, sur la même gravure une vue en perspective de la même croix telle que le saint la voit.

Si ces exemples sont trop particuliers, ayons recours au Gréco. Il nous donne l’exemple le plus complet du point de vue d ’un peintre qui saute furieusement d’un endroit à un autre, fixant sur la même toile des détails d’une ville vue non seulement de différents points de vue, mais à partir de ses rues, de ses allées, et des places ! E t ceci est fait avec une telle conscience du droit absolu du peintre de procéder de la sorte que le Greco a même inscrit sur un plan (inclus dans le paysage dans de seul but), un exposé de ce principe. Il l’a probablement fait pour éviter tout malentendu chez ceux qui connaissaient trop bien Tolède pour considérer son tableau autrement que comme une expression capricieuse d’« avant- garde », comme les portraits d’Annenkov ou les dessins simultanés de Bourliouk.

Ce tableau, c’est la Vue et le Plan de Tolède, achevé quelque part entre 1604 et 1614, et qui se trouve aujourd’hui dans le musée Gréco de Tolède, vue de près d’un kilomètre de distance, à l’est ; dans le cadre droit, un jeune homme déploie le plan de la ville. Sur ce plan Gréco a ordonné à son fils d’écrire ces mots :

«... Il a été nécessaire de mettre l’hôpital de Don Juan Tavara, en

23. Géorgi Bogdanovich Yakulov (1884-1928). Certains de ses dessins se trouvent au Théâtre Kamemy à Moscou, et ont été reproduits dans Le Théâtre Russe (The Russian Theater) de Joseph Gregor et René Fülop-Miller.

forme de modèle (c’est-à-dire de le présenter comme un détail, de le mettre en dehors de l’ensemble) parce que non seulement il venait cacher la porte de Visagra, mais sa coupole montait de telle sorte qu’elle sur­passait la ville, et ainsi une fois l’ayant mis comme modèle et bougé de sa place il me semble (préférable) de montrer la façade plutôt que ses autres côtés ; et pour le reste, en ce qui concerne sa position dans la ville, on le verra dans le plan...

Aussi dans l’histoire de Notre-Dame qui apporte la chasuble à saint Ildefonse pour raison d’ornement (préoccupé d’obtenir un bel effet déco­ratif) et de faire les figures grandes, je me suis prévalu (j’ai profité) en certaine façon de ce qu’il s’agissait de peindre des corps célestes et je les ai traitées en profitant de ce que nous voyons dans les lumières que, vues de loin, et si petites qu’elles soient, elles nous paraissent grandes36. »

Quelle différence cela faisait-il ? Les proportions réalistes ont été alté­rées, et cependant qu’une partie de la ville est montrée vue d’une certaine direction, un de ses détails est peint d’une direction exactement opposée!

C’est ce qui me fait mettre Gréco au nombre des précurseurs du mon­tage cinématographique. Dans cet exemple particulier, il apparaît même comme le précurseur du film d’actualités, car son « remontage » (du réel) est beaucoup plus documentaire dans ce cas que dans son autre vue de Tolède, peinte à peu près à la même époque26. Dans cette dernière œuvre, il accomplit une non moins radicale révolution de montage d’un paysage réel, mais ici cela a été réalisé à travers un ouragan émotionnel qui a immortalisé cette toile. (« Tempête sur Tolède. »)

** *

Le Gréco nous ramène à notre sujet principal, car sa peinture a un équivalent musical très précis dans un aspect de la musique folklorique espagnole aux diverses facettes. Le Gréco a sa place dans notre problème du montage couleur-son, car il aurait été impossible pour lui d’ignorer cette musique, tant sa peinture est proche en esprit du caractère de ce que l’on nomme : « le cante jondo » .27

Cette parenté spirituelle est rappelée (naturellement sans aucune allusion au cinéma) par Legendre et Hartmann dans l’introduction à leur monu­

24. Il s’agit du modèle placé sur le nuage au premier plan (nous dirions aujourd’hui25. Version française de Maurice Barrés (cf. M. Barrés, Gréco et le Secret de

Tolède. Edit. Emile Paul, Paris 1912). Le texte original écrit sur le tableau est : « Ha sido forcose poner el hospital de Don Juan Tauera en forma de modelo porque no solo venia a cubrir la puerta de visagra mas subia el cimborrios o copual de manera que sobrepujaua la ciudad y asicune vez puesto como modelo y mouido de su lugar me parcio mostra la haz antes que otra parte y en lo demas de como viene con la ciudad se vera en la planta.

Tambien en la historia de Nra Senora que trahe la casulla a S. Illefonso para su ornato y hazer las figuras grandes me he valido en clerta manera de ser cuerpos celestiales como vemos en las luces que vistas de lexos por pequenas que sean nos pareçen grandes. » [N.d.T.].« maquette » et non « modèle » comme l’a traduit Barrés) [N.d.T.].

26. Tableau qui se trouve dans les collections du Metropolitan Muséum, à New York.

27. Ou « cante Jondo » qui veut dire littéralement : chant profond.

mentale monographie des œuvres du Gréco. Ils commencent en citant le témoignage de Jusepe Martinez disant que le Gréco invitait souvent des musiciens chez lui. (Martinez critiquait d’ailleurs cette habitude qu’il traite de luxe ostentatore28.) Nous ne pouvons nous empêcher d’imaginer à quel point l’affinité de la musique et de la peinture serait naturelle dans l’œuvre d’un artiste qui avait une telle passion personnelle pour la musique. Legendre et Hartmann disent ouvertement :

... Nous croirions volontiers, pour notre part, que le Gréco a aimé le Conte Jondo et nous essaierons plus loin d’expliquer en quoi ses tableaux sont en peinture ce que le Cante Jondo est en musique...29

Plus loin ils citent les caractéristiques de la mélodie du « canté jondo », d’après la brochure de Manuel de Falla, parue en 1922.

Cet auteur rappelle avant tout 3 facteurs qui ont influencé l’histoire de la musique en Espagne : l’adoption par l’éghse espagnole du chant byzantin, l’invasion arabe et l’immigration tzigane. Il souligne les liens du cante jondo avec les mélodies orientales.

« Dans les deux cas on a l’enharmonie, c’est-à-dire une division plus petite, ou une sous-division des intervalles, que dans la gamme admise chez nous ; la courbe de la mélodie n’est pas scandée par la mesure ; la mélodie sort rarement des limites de la sixte, mais cette sixte ne comprend pas 9 1/2 tons comme dans notre structure tempérée, dans la mesure où la gamme enharmonique augmente considérablement la quantité de sons dont dispose le chanteur ; l’interprétation d’une seule et même note se répète avec l’insistance d’une incantation et s’accompagne souvent d’une appogia- tura mineure ou majeure. De cette manière il s’avère que, bien que la mélodie tzigane soit riche en rajouts d’ornementation, comme la mélodie orientale primitive, il s’avère que cependant ces efforts ne se produisent qu’à des moments définis, comme accentuant l’élargissement ou les trans­ports de sentiment, suscités par l’aspect émotionnel du texte. »

H en est exactement de même pour l’interprétation. «... Ce qui en premier frappe l’étranger qui écoute pour la première fois du Cante jon­do30 » — c’est la simplicité inhabituelle du chanteur et du guitariste qui l’accompagne. Aucune théâtralité, aucun artifice. Pas de costumes spéciaux : ils portent leurs vêtements de tous les jours. Leurs visages sont impas­sibles et il semble parfois que toute conscience a quitté leurs regards, privés d’expression.

Mais sous cette couverture de lave refroidie brûle un feu caché. Au moment culminant de l’expression des sentiments (qui ont été exposés au début par quelques mots insignifiants) soudain de la poitrine du chanteur monte à sa gorge un tel transport de force et de passion qu’il semble que ses cordes vocales vont se briser et dans des modulations tendues et

28. ... « Jusepe Martinez nous dit, un peu scandalisé, qu’il gagna beaucoup de ducats, mais qu’il les dépensait en luxe ostentatoire, au point qu’il tenait à gage dans sa maison, pour profiter de toutes les jouissances à la fois, des musiciens qui jouaient pendant qu’il prenait ses repas... » dans l’introduction de M. Legendre et A. Hartmann à leur ouvrage : El Gréco, édit. Hypérion, Paris, 1937, pp. 15-16.

29. Legendre et Hartmann. Op. cit., p. 16.30. Manuel de Falla : Le <t Cante Jondo » (El Cante Jondo — Canto Primitivo

Andaluz), Granada. Editorial Urania, 1922.

étirées comme une agonie, le chanteur épanche le transport de sa passion jusqu’à ce que, l’auditoire ne puisse plus se retenir, et se mette à pousser des cris d’enthousiasme... !

Legendre et Harmann ne laissent aucun doute dans l’esprit du lecteur pour ce qui est de l’analogie entre le Cante Jondo et Le Gréco.

«... quand nous contemplons... ces « intervalles de couleurs » subtilement divisés, où les modulations de l’essentiel se prolongent à l’infini, ces rac­courcis violents, ces gestes explosifs, ces contorsions emportées qui choquent si fort les esprits médiocres et fades, nous entendons le Cante Jondo de la peinture —, l’expression orientale et espagnole, c’est-à-dire orientale et occidentale...31

D’autres spécialistes du Gréco, comme Maurice Barrés, Meler-Graefe, Kher, Willumsen et autres, sans faire allusion directement à la musique, ont néanmoins décrit, avec presque exactement ces mêmes mots, cet effet de la peinture du Gréco. Quelle chance ont ceux qui peuvent vérifier cette impresión de leurs propres yeux !

Un témoignage non systématisé, mais néanmoins très curieux, sur ce point nous est donné dans les Mémoires de Yastrebtzev sur Rimsky-Korsa- kov ; à la date du 8 avril 1893, nous lisons :

«... Dans le courant de la soirée, la conversation tomba sur le problème de la tonalité et Rimsky nous dit comment les harmonies en dièze avaient sur lui personnellement des effets de couleurs, cependant que les harmo­nies en bémol le plongeaient dans une atmosphère « de plus ou moins grande chaleur ». Le do dièze mineur, suivi par un ré bémol majeur dans la scène « d’Egypte » de Liada « avaient été délibérément écrits pour pro­duire une sensation de chaleur, tout comme en produirait la couleur rouge, cependant que le bleu et le pourpre suggèrent le froid et l’obscurité. « C’est sans doute pourquoi », ajouta-t-il, « l’étrange tonalité (mi mineur) du mer­veilleux Prélude de l’Or du Rhin de Wagner a toujours eu sur moi un effet déprimant. J’aurai transposé ce prélude dans la tonalité de mi majeur... »83

Incidemment, nous devrions rappeler les « Symphonies de couleur » de James Mac Neill Whistler : Harmonies en jaune et bleu, Nocturne en bleu et argent, Nocturne en Bleu et Or, et ses Symphonies en blanc53.

Des associations audio-colorées ont même préoccupé jusqu’à cet esprit si peu respecté qu’est Bocklin :

Pour lui, qui s’est toujours penché sur le problème de la couleur, toutes les couleurs parlaient — comme le rapporte Floerke —, et réciproquement, tout ce qu’il perçoit, à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, il le traduit

31. Legendre et Hartmann, op. cit., p. 27, voir aussi leur analyse du Cante Jondo qui complète les citations ci-dessus [N.d.T.].

32. Vasili V. Yastrebtzev : Moi vospominaniya o Nikolaye Andreyeviche Rimskom- Korsakove. Petrograd, 1915.

33. James Mac Neill Whistler : Harmony in Green and Blue, Nocturne in Blue and Silver, Nocturne in Blue and Gold. Symphonies in White (se trouvent dans la collection de la Galerie d’Art Freer. Washington, U.S.A.).

en couleurs. Je suis convaincu que, pour lui, un coup de trompette, par exemple, est rouge-vermillon34... »

Etant donnée la généralité de, phénomène, ce que demande Novalis est pleinement justifié :

« ... Les œuvres d’Art plastiques ne devraient jamais être contemplées sans musique ; et les œuvres musicales, d’autre part, ne devraient être écoutées que dans des salles merveilleusement décorées35... »

Mais pour ce qui est d’un « alphabet des couleurs » absolu, nous ne pouvons qu’approuver François Coppée, être vulgaire que je méprise pro­fondément quand il dit :

Rimbaud, fumiste réussi,— Dans un sonnet que je déplore —Veut que les lettres O.E.I.Forment le drapeau Tricolore En vain le Décadent pérore...36

Cette question doit cependant être envisagée, car le problème de repro­duire une telle correspondance absolue trouble encore bien des esprits, même ceux des producteurs de films américains. Il y a quelques années, je suis tombé sur un magazine américain où l’on spéculait très sérieu­sement sur la correspondance absolue de la tonalité du piccolo avec... le jaune !

Mais que cette couleur jaune, produite en principe par le piccolo, nous serve de pont vers d’autres problèmes, non pas ceux des « abstractions non-figuratives », mais vers ces problèmes que rencontre l’artiste avec la couleur, dans son œuvre créatrice. C’est ce qui fait l’objet de notre article suivant.

34. Max Schlesinger : Geschickte des Symbols, ein Versuch. Berlin, Leonhard Simion, 1912. (Extrait de Gustav Floerke : Zehn Jahre mit Böcklin. München, F. Bruckmann, 1902.

35. Friedrich Leopold Hardenberg : Novalis Schriften, vol. II, Berlin, G. Reimer, 1837, p. 172.

36. François Coppée : Ballade, citée dans « le Sonnet des Voyelles », R. Etiemble, Revue de Littérature Comparée, avril-juin 1939.

Forme et contenu

« Formes, couleurs, densités, odeurs, qu’ai-je donc en moi qui leur correspond ? »

Walt Whitman, \

Dans la partie précédente nous avons examiné à fond le problème de trouver des relations « absolues » entre les S'ons et les couleurs. Pour plus de précision encore, examinons un problème adjacent à celui-ci, le pro­blème des relations « absolues » entre certaines émotions et certaines couleurs.

Pour varier un peu, n’abordons pas ce problème à travers les « autorités », leurs raisonnements et leurs opinions, mais envisageons-le plutôt à travers les impressions et les émotions vivantes que des artistes ont ressenties sur ce point.

Et pour nous faciliter la tâche, limitons nos exemples à la tonalité d ’une seule couleur, et faisons ainsi notre propre « rhapsodie en jaune ».

** *

Notre premier exemple sera un cas limite.Quand nous disons « tonalité interne », « harmonie interne de ligne, de

forme et de couleur », nous voulons parler d’une harmonie avec quelque chose, correspondant à... quelque chose. La tonalité interne doit participer à la signification d’un sentiment interne.

Quelque vague que ce sentiment puisse être, il est à son tour constam­ment dirigé en dernier ressort vers quelque chose de concret, qui trouvera une expression extérieure dans des couleurs, des lignes ou des formes.

Quoi qu’il en soit, certains prétendent qu’une telle conception supprime toute « liberté » de sentiment ; et pour contrecarrer nos vues et nos opi­nions, ils proposent une tonalité interne sans but, vague et « absolument libre » (der innere Klang), qui n’est pas plus une direction qu’un moyen, mais une fin en soi, un extrême de réalisation, une finalité.

Un tel aspect de la « liberté » ne nous libère que de la raison, et c’est bien là une liberté rare, unique, la seule que l’on puisse absolument atteindre dans les conditions de la société bourgeoise.

Kandinski lui apparaît comme le produit de la décomposition de cette

1. Walt Whitman : Leaves of Grass (Feuilles d’Herbes), tome I : Au bord de la route : Lieux et temps (location and times). L’épigraphe comme le titre de ce chapitre semblent être des ajouts de J. Leyda.

société arrivée au plus haut degré impérialiste. Kandinski est le représen­tant d’un tel idéal et l’auteur d’une œuvre dont nous citons un passage pour commencer notre « rapsodie en jaune » des formes.

« Servant de couleur complémentaire au « Cavalier bleu » sur la cou* verture la « composition scénique » de Kandinski est dénommée « Son jaune ». Ce « son jaune » est en fait un « programme » pour une repré­sentation scénique des sentiments de l’auteur au sujet du jeu des couleurs* compris comme de la musique, du jeu de la musique, compris comme des couleurs, du jeu des êtres absolument incompris. A travers tout ce qu’il a d’obscur et d’extraordinairement insaisissable, on parvient quand même à percevoir la présence d’une certaine « semence » mystique, bien qu’il soit extrêmement difficile de la définir avec quelque précision.

Enfin, dans la sixième scène, elle a même une teinte religieuse :« ... Fond bleu terne... »Au centre de la scène se tient un géant jaune vif, avec un visage blanc

estompé, et de grands yeux noirs, ronds.Il lève lentement ses bras le long de son corps (la paume des mains

vers le bas), et devient plus grand encore en le faisant.Au moment où il atteint la hauteur totale de la scène, et que son

corps ressemble à une croix, la scène s’éteint brusquement. La musique est expressive, elle suit ce qui se passe sur la scène... »

Le contenu concret est absent de l’œuvre puisqu’il manque de concréti­sation aussi bien que de contenu. Tout ce que nous pouvons faire pour l’auteur, c’est donner quelques exemples de ses sentiments, entortillés autour des « sons jaunes » :

... Scène 2.

La brume bleue cède progressivement la place à la lumière qui est complètement et âprement blanche. Au fond, un monticule, entièrement rond, aussi vert vif que possible.

Le fond est violet, plutôt brillant.La musique est violente, orageuse. Les notes isolées sont finalement

avalées par la puissante tempête de l’orchestre. Soudain un silence total survient. Une pause.

... Le fond devient soudain marron sale. Le monticule devient vert sale. Et exactement au centre du monticule un point noir indéfini se forme, devenant alternativement plus clair, ou gris estompé. A gauche sur le monticule une large fleur blanche devient soudain visible. Elle ressemble vaguement à un grand concombre crochu, et devient constamment plus brillante. Sa tige est longue et mince. Une seule feuille étroite, épineuse, pousse au milieu de la tige et se tourne de côté. Une longue pause.

Puis, dans un silence de mort, la fleur très lentement oscille de droite à gauche. Plus tard, la feuille se joint à cette oscillation, mais pas à l’unisson avec la fleur. Plus tard encore, elles oscilleront toutes deux à un rythme différent. La fleur tremble violemment et reste immobile. La musique continue à résonner. Au même moment plusieurs personnes entrent par la gauche, en habits longs voyants et sans formes (l’un tout bleu, un autre rouge, le troisième vert, etc., seul manque le jaune). Ils ont de très

grandes fleurs blanches à la main, semblables à la fleur du monticule... Jls disent un récitatif à voix mêlées...

... Brusquement, la scène tout entière s’estompe en une lumière rouge terne. Deuxièmement, l’obscurité totale alterne avec une lumière blanche crue. Troisièmement, tout devient brusquement d’un vague gris (toutes les couleurs disparaissent !). Seule, la fleur jaune scintille, plus brillante encore !

L’orchestre monte graduellement et couvre les voix. La musique devient très agitée, tombant de fortissimo à pianissimo. Au moment où la pre­mière figure devient visible, la fleur jaune tremble comme prise dans un étau. Puis soudain elle disparaît. Tout aussi soudain, toutes les fleurs blanches deviennent jaunes... ^

Enfin, les fleurs s’injectent comme de sang, les figures jettent les fleurs, qui semblent baignées de sang, et se libérant de force de leur rigidité, elles courent vers la rampe, étroitement serrées, épaule contre épaule. Elles regardent souvent autour d’elles. Soudaine obscurité.

Scène 3.

Au fond : deux grands rochers marron-rougeâtre, l’un d’eux pointu, l’autre arrondi et plus large que le premier. Le fond : noir. Les géants (de la scène 1) se tiennent entre les rochers et murmurent silencieusement entre eux. Quelquefois ils murmurent deux à deux, ou bien ils rapprochent leurs têtes. Leurs corps restent immobiles. En succession rapide tombent de tous les côtés des faisceaux de lumière crûment colorés (bleu, rouge, violet, vert, alternant plusieurs fois). Ces faisceaux se rencontrent au centre de la scène où ils se mêlent. Tout est immobile. Les géants sont presque entièrement invisibles. Soudain toutes les couleurs disparaissent. La scène est un moment noire. Puis une lumière jaune terne inonde la scène, devenant graduellement plus intense, jusqu’à ce que toute la scène soit baignée par un jaune-citron criard. A mesure que la lumière augmente, la musique devient de plus en plus profonde et de plus en plus sombre (ces mouvements évoqueront ceux d’un escargot s’efforçant de rentrer dans sa coquille). Durant ces deux mouvements, la lumière est seule visible sur la scène, pas d’objets...2 Etc.

La méthode utilisée ici est très claire : abstraire les « tonalités internes » de toute matière « externe ». Une telle méthode entreprend consciemment le divorce de tous les éléments de la forme avec tous les éléments du fond; tout ce qui touche au thème ou au sujet est rejeté, ne laissant que ces éléments extrêmes de la forme qui dans une œuvre créatrice normale ne jouent qu’un rôle secondaire. (Kandinsky expose sa théorie quelque part dans ce même ouvrage).

Nous ne pouvons contester que des compositions de cet ordre éveillent des sensations confusément troublantes, mais rien de plus.

Or, jusqu’aujourd’hui, d’autres essais continuent à être tentés pour pré­senter les sensations subjectives et largement personnelles, par des corres­

2. Extrait de : Der gelbe Klang, Eine Bühnenkomposition von Kandinsky, in Der blaue Reiter. Herausgeber : Kandisnky, Franz Mar. München R. Piper, 1912.

pondances pleines de sens, qui sont, à vrai dire, tout aussi vagues et tout aussi forcées3.

Paul Gauguin traite des « tonalités internes » analogues ; dans son manus­crit intitulé « Choses diverses » on peut lire la « Genèse d’un tableau » : Manao Tupapau, L ’esprit des Morts veille :

« ... Une jeune fille canaque est couchée sur le ventre, montrant une partie de son visage effrayé. Elle repose sur un lit garni d’un pareo bleu et d’un drap jaune de chrome clair.

Un fond violet pourpre, semé de fleurs semblables à des étincelles élec­triques ; une figure un peu étrange se tient à côté du lit.

Séduit par une forme, un mouvement, je les peins sans aucune préoccu­pation que de faire un morceau de nu. Tel quel, c’est une étude de nu un peu indécente, et cependant j’en veux faire un tableau chaste et donnant l’esprit canaque, son caractère et sa tradition.

J ’ai utilisé le pareo comme dessus de lit parce qu’il est intimement lié à la vie d’une Tahitienne. Le drap, fait en fibres d’écorces, doit être jeune, parce que cette couleur suggère quelque chose d’imprévu à l’observateur ; et aussi parce qu’il suggère la lumière d’une lampe, et m’épargne l’ennui de produire cet effet. Je dois avoir un fond un peu terrifiant. Le violet est évidemment nécessaire. L’échafaudage du côté musical de la peinture est maintenant dressé.

Dans cette position un peu hardie, que peut faire une jeune fille canaque toute nue sur un lit ? Se préparer à l’amour ? Cela est bien dans son caractère, mais c’est indécent et je ne le veux pas. Dormir ? L’action amou­reuse serait terminée, ce qui est encore indécent. Je ne vois que la peur. Mais quelle peur? Certainement pas la peur de quelque Suzanne surprise par les vieillards. Cette peur est inconnue à Tahiti.

Tùpapaù (Esprit de la Mort) est la réponse que je cherchais. C’est la source d’une peur constante pour les Tahitiens. La nuit, ils laissent tou­jours une lampe allumée. Quand il n’y a pas de lune, personne ne marche sur la route sans lanterne, et même comme cela, ils marchent toujours en groupes.

Ayant trouvé mon tùpapaù, je m’y attache complètement et j’en fais le sujet du tableau. Le nu devient d’une importance secondaire.

Comment une fille tahitienne s’imagine-t-elle un fantôme ? Elle n’a jamais été au théâtre, pas plus qu’elle n’a lu de romans et quand elle pense à une personne morte, elle ne peut penser qu’à une personne qu’elle aurait déjà vue. Mon fantôme ne peut être que quelque petite vieille femme. Elle étend sa main comme pour saisir sa proie.

Le sens décoratif m’amène à parsemer le fond de fleurs. Ces fleurs sont des fleurs tùpapaù, des phosphorescences, signe que le revenant s’oc­cupe de vous. Superstitions tahitiennes.

3. A la fois Rémy de Gourmont et Humpty-Dumpty (personnage de chanson enfan­tine anglaise, correspondant à notre M. de la Palisse, N.d.T.) raisonnent de même. L’un déclare : « Eriger en loi ses impressions personnelles, c’est là la grande tâche que doit entreprendre un homme s’il est sincère » (réf. inconnue. Remis en français d’après la citation de S. M. Eisenstein). Et l’autre : « Quand j’emploie un mot, il dit juste ce que je veux qu’il dise — ni plus ni moins ».

Le titre Manao tùpapaù, a deux sens : elle peut penser au fantôme ou le fantôme peut penser à elle.

Récapitulons. Partie musicale : lignes horizontales ondulantes, accords d’orangé et de bleu, reliés par des jaunes et des violets, leurs dérivés, éclairés par des étincelles verdâtres. Partie littéraire : l’Esprit d’une vivante lié à l’Esprit des Morts. La Nuit et le Jour.

Cette genèse est écrite pour ceux qui veulent toujours savoir les pourquoi et les parce que. ,j

Sinon, c’est tout simplement une étude dé nu océanien.4Nous avons ici, très exactement, tout ce que nous cherchions : « l’écha­

faudage de la partie musicale du tableau est maintenant dressé » ; une estimation de la valeur psychologique de la couleur : l’utilisation « terri­fiante » du violet, aussi bien que de notre jaune, prévu ici pour « suggérer quelque chose d’imprévu au spectateur ».

Un ami intime de Gauguin a, lui aussi, évalué, dans le même sens, notre couleur jaune : c’est Vincent van Gogh qui décrit son « Café de Nuit », qu’il vient de terminer dans une lettre à son frère Théo :

« ... Dans mon tableau de Café de Nuit j’ai cherché à exprimer que le café est un endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes. Enfin, j’ai cherché par des contrastes de rose tendre et de rouge sang et lie-de-vin, de doux vert Louis XV et Véronèse, contrastant avec les verts jaunes et les verts bleus durs, tout cela dans une atmosphère

4. Paul Gauguin : Notes Eparses : Genèse d’un tableau.Texte reproduit dans l’ouvrage de Jean de Rontonchamp : Paul Gauguin, Wei-

mar, Graf von Kessier, 1966, pp. 218-22.On aurait intérêt à rapprocher les notes ci-dessus du texte d’une lettre de Gauguin

à sa femme, écrite en 1891, et où il décrit ce même tableau : Manao Tupapau ; {l’Esprit des morts veille) :

« ... J’ai fait un nu de jeune fille. Dans cette position, un rien et elle est indécente. Et cependant je la veux ainsi, les lignes et le mouvement m’intéressent. Alors je lui donne dans la tête un peu d'effroi. (L’effroi, il faut le prétexter sinon l’expliquer et cela dans le caractère de la personne, une Maorie.) Ce peuple a une très grande peur de l’esprit des morts. Une jeune fille de chez nous aurait peur d’être surprise dans cette position (la femme ici point). Il me faut expliquer cet effroi avec le moins pos­sible de moyens littéraires, comme autrefois on le faisait. Alors je fais ceci : harmo­nie générale, sombre, triste, effrayante, sonnant dans l’oeil comme un glas funèbre, le violet, le bleu sombre, et le jaune orange.

Je fais le linge jaune verdâtre parce que le linge de ces sauvages est un autre linge que le nôtre, parce qu’il suscite, suggère la lumière factice. La femme canaque ne couche jamais dans l’obscurité, et cependant je ne veux pas d’effet de lampe, c’est commun. Le jaune reliant le jaune orangé, et le brun complète l’accord musical. Il y a quelques fleurs dans le fond, mais elles ne doivent pas être réelles, étant imaginatives. Je les fais ressemblant à des étincelles. Pour Jes canaques les phospho­rescences de la nuit sont l’esprit des morts. Enfin, pour terminer, je fais le revenant très simplement, une petite bonne femme, parce que la jeune fille ne connaissant pas le théâtre des spirites français, ne peut faire autrement que de voir lié à l’esprit des morts, le mort lui-même»... Lettre citée par John Rewald : « Gauguin », Hypérion, Paris, p. 34.

Le tableau Manao Tupapau, peint en 1891-2 se trouve dans la collection deA. Conger Goodyear à New York (U.S.A.) [N.d.T.].

de fournaise infernale, de soufre pâle, à exprimer comme la puissance des ténèbres d’un assommoir. » 5

Un autre artiste parle aussi du jaune : Walther Bondy, qui commente ses décors pour la production de Brott och brott (« Il y a crime et crime ») de Strindberg, en 1912 :

«... En mettant en scène la pièce de Strindberg, nous avons essayé de faire participer les décors et les costumes directement à l’action de la pièce.

Pour le faire, il était nécessaire que chaque détail du cadre joue son rôle et exprime quelque chose. Par exemple, à plusieurs reprises, nous avons dû employer certaines couleurs de façon à révéler une unité plus profonde entre certaines scènes de la pièce.

Ainsi, dans la troisième scène (Acte II, scène 1) nous introduisons dans l’action un motif jaune. Maurice et Henriette sont assis dans 1’« Auberge des Adrets » ; la tonalité générale de cette scène est noire : un rideau noir recouvre presque entièrement une fenêtre aux vitres de couleur ; sur la table un candélabre à trois branches. Maurice est en train de défaire un paquet que Jeanne lui a offert : une cravate et des gants ; la couleur jaune apparaît pour la première fois. Le jaune devient la couleur-thème de « la chute de Maurice dans le péché » (par ce cadeau, il est définiti­vement lié à Jeanne et Adolphe).

Dans la cinquième scène (Acte III, scène 2) quand Adolphe quitte la scène et que Maurice et Henriette deviennent conscients de leur crime, on apporte de grands bouquets de fleurs jaunes sur la scène. Dans la septième scène (Acte IV, scène 1) ils sont assis dans les jardins du Luxembourg. Le ciel est d’un jaune vif, et en silhouettes, les branches nues, fines et noires, le banc, Maurice et Henriette se détachent contre lui... Il conviendrait de noter que le traitement de toute cette production se faisait sur le plan mystique... » 6

L’hypothèse, ici, c’est que « certaines couleurs exercent des influences précises » sur les spectateurs ; ce qui était prouvé ici par le rapport du jaune avec le péché, et l’influence de cette couleur sur la psyché. Le mysticisme est également mentionné...

5. Lettres de Vincent van Gogh à son Frère Théo, lettre n° 534, septembre 1888, dans le choix de lettres françaises originales et de lettres traduites du hollandais par Georges Philippart, édit. B. Grasset, Paris, 1937. Dans la lettre précédente, van Gogh parlant de ce même tableau qu’il juge « l’un des plus laids que j’ai fait » et qu’il n’ose même pas offrir à son logeur en paiement, note déjà :

« ... J’ai cherché à exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines.La salle est rouge sang et jaune sourd, un billard vert au milieu, 4 lampes jaune

citron à rayonnement orangé et vert. C’est partout un combat et une antithèse des verts et rouges les plus différents, dans les personnages de voyous dormeurs petits, dans la salle vide et triste, du violet et du bleu. Le rouge sang et le vert jaune du billard, par exemple, contrastent avec le petit vert tendre Louis XV du comptoir, ou

Les vêtements blancs du patron, veillant dans un coin dans cette fournaise, devien­nent jaune citron, vert pâle et lumineux... » (ibid., pp. 230-1) : lettre n° 533 du 8 sep­tembre 1888.

Le tableau : Le Café de nuit se trouve dans la collection S. Clark (New York, U.S.A.) [N.d.T.].

6. Références inconnues, retraduit dans le texte de S. M. Eisenstein.

Il serait intéressant * de voir les mêmes associations dans l’utilisation analogue de cette couleur que fait le poète anglais T.S. Eliot, surtout dans ses premiers poèmes :

Comme, assise en travers du lit Tu déroulais tes papillottes Ou crispais tes paumes souillées Sur la plante de tes pieds jaunes...7

... Eh bien ! et si elle venait à mourir quelque après-midiAprès-midi gris et fumeux, soirée jaune et rose...8Le brouillard jaune qui se frotte le dos sur les carreaux des fenêtresLa fumée jaune qui écrase son mufle sur les carreaux des fenêtresPasse sa langue dans les coins de la soiréeS’attarde sur les flaques stagnantes des ruisseaux9

L’emploi insistant que fait T.S. Eliot du jaune s’étend même aux substan­ces et aux objets de cette couleur ; ainsi dans Sweeney parmi les Rossignols :

... l’homme aux yeux lourds refuse net L ’épreuve avoue sa fatigue,Quitte la pièce et reparaît A la fenêtre où il s’incline,Inscrivant son rictus doréDans les rameaux d’une glycine...10

* Tout cet exemple de T.S. Eliot semble être un ajout de J. Leyda.7. T.S. Eliott : « Prélude n° 3 » (1910)

Sitting along the bed’s wedge, where You curled the papers from your hair Or clasped the yellow soles of feet In the palm of both soiled hands...

(T.S. Elliott, Collected Poems. Faber et Faber, London.) La traduction ci-dessus est de Pierre Leyris publiée dans 1, rue Fontaine, nos 48-49, Paris, février 1946, p. 173.

8. T.S. Eliott: «Portrait d’une dame»: Portrait of a Lady:Well ! and what if she should die some afternoon,Afternoon grey and Smoky, evening yellow and rose (ibid.).

(Traduction nouvelle.)9. T.S. Eliott: « Le Chant d’Amour de J. Alfred Prufrock » ; The Love Song o f

]■ Alfred Prufrock :The yellow fog that rubs its back upon the window-panes The yellow smoke that rubs its muzzle on the window-panes Licked its tongue into the comers of the evening,Lingered upon the pools that stand in drains...

(Ibid., op. cit.}10. T.S. Elliott : Sweeny among the Nightingales (1917)

...The mab with heavy eyes Declines the gambit, shows fatigue,Leaves the room and reappears Outside the window, leaning in Branches of wistaral Circumscribe a golden grin.

(Traduction de Pierre Leyris, citée dans Fontaine, nos 48-49, p. 177, Paris, 1946.>

Et M. Apollinax s’achève sur :... Je me souviens d’une tranche de citron, et d’un macaron entamé11. Rappelons en passant que la couleur jaune est également remplie d’as­

sociations si ce n’est absolument pécheresses, mais du moins fatidiques chez Anna Akhamatova. « La fournaise sans vie du lustre jaune » écrit- elle dans « La vallée blanche » (1914). De même la couleur jaune traverse les poèmes de diverses périodes réunies dans le recueil de 1940 :

« — c’est la chanson de la dernière rencontre.J ’ai regardé la maison sombre.Seulement dans la chambre à coucher des bougies brûlaient d ’une flamme jaune indifférente... »Le rond de la lampe est jaune.« Je prête l’oreille au moindre bruit.Pourquoi es-tu parti ?Je ne comprends pas...... Je vois un chapeau fané au-dessus de la douane et au-dessus dela ville un brouillard jauneMon cœur se meurt et respirer fait mal...Comme de douleur je crie de ton amour incertain je suis devenue jaune et épileptique j’ai peine à traîner les jambes.

Pour rendre la couleur jaune résolument « effrayante » nous allons avoir recours à un autre exemple.

Il y a peu d’écrivains aussi complètement sensibles à la couleur que Gogol ; et il y a également peu d’écrivains de notre temps qui aient compris Gogol aussi complètement que le comprenait feu Andrei Belyl. Dans son analyse détaillée de « l’Art de Gogol », Belyl soumet les varia­tions de la palette de Gogol à l’étude la plus approfondie, dans son cha­pitre « le spectre de Gogol ». Qu’est-ce qui s’y révèle ? En suivant la courbe du jaune parmi les courbes de Belyl, nous voyons notre couleur croître régulièrement depuis les joyeuses Soirées dans le Village, à travers Tarass Boulba, et faire son plus grand saut quantitatif dans le second volume des Ames Mortes.

Parmi toutes les couleurs employées par Gogol dans ses premières œu­vres, la moyenne d’utilisation du jaune se chiffre à 3,5 %.

Dans le second groupe (de romans et comédies) cette moyenne s’élève à 8,5 %, et dans le troisième groupe (vol. II des Ames Mortes) elle atteint 10,3 % ; et enfin, (vol. II des Ames Mortes) le jaune occupe 12,8 % des couleurs utilisées par Gogol, étant proches du jaune, le vert augmente parallèlement : 8,6 %/7,7 /9,6 et enfin 21,6 %.

Ces deux couleurs occupent plus du tiers de la palette de Gogol dans sa dernière œuvre. Et ceci sans inclure les 12,8 % de la couleur « dorée ». Belyl souligne :

11. T.S. Eliott : M. Appolinax : I remember a slice of lemon, and a bitter snacaroon (ibid.) (traduction nouvelle).

« ... l’or dans le deuxième volume des Ames Mortes n’est pas l’or d’un plat d’or, de casque d’or ou de vêtements mais c’est l’or des cathédrales- et des croix, renforçant le rôle prépondérant de l’Eglise Orthodoxe ; l’éclat de 1’« or » est contrebalancé par 1’« éclat rouge » de la gloire des Cosaques ; avec sa courbe rouge déclinante et les courbes du jaune et du vert qui s’élèvent, ce second volume se dirige vers un monde de couleur très éloigné du spectre des Soirées dans le Village...13. »

La tonalité « fatale » du jaune, nous semblera être bien plus terrifiante encore, quand nous nous souviendrons à quel point c’est exactement cette gamme chromatique qui domine une autre œuvre d’art, créée dans, un tragique crépuscule : le Portrait de Rembrandt par lui-même, à 65 ans.13 Pour éviter l’accusation de préméditation personnelle en décrivant la cou­leur de ce tableau, je vais citer ici, non pas ma description de cette œuvre,, mais celle qu’Alain a incluse dans son article traitant des rapports des­problèmes de l’esthétique avec ceux de la psychologie :

... les couleurs sont toutes sombres et ternes, éclairées seulement au centre. Ce centre est une combinaison de vert sale et de gris-jaune, mêlés à du marron pâle; le reste est presque entièrement noir...“

Cette gamme jaune, se fondant en verts sales, et en marrons pâles, est amplifiée par contraste avec la partie inférieure de la toile !

... Ce n ’est qu’en bas que l’on peut voir quelques reflets rougeâtres ; voilés et superposés les uns sur les autres, mais plus ou moins aidés par leur épaisseur et leur intensité colorée relativement grande, ils créent un très net contraste avec le reste du tableau...

. Sur ce point, il est impossible de supporter la moindre allusion au. malheureux tableau de Rembrandt âgé tels que nous l’ont présenté Alexandre Korda et Charles Laughton, dans leur film Rembrandt. Quelque scrupu­leusement habillé et maquillé que pouvait être Charles Laughton pour les dernières scènes du film, on n’avait absolument pas essayé de refléter cette tragique gamme chromatique, qui est tellement typique de Rembrandt vieilli, avec — cinématographiquement — une gamme lumineuse équiva­lente.

Un point se précise nettement : plusieurs des caractères que nous attri­buons à la couleur jaune dérivent de son voisin immédiat dans le spectre : le vert. Le vert, d’autre part, est directement associé avec les symboles de la vie : les jeunes pousses des plantes, le feuillage et la « verdeur » elle-même, tout autant qu’il l’est avec des symboles de la mort et de la décomposition la moisissure, la vase, et les ombres sur son visage cada­vérique.

Il n’y a aucune limite au nombre d’exemples que nous pourrions pré­senter dans ce débat, mais n’en avons-nous pas suffisamment pour nous demander : « Après tout, il y a peut-être quelque chose de sinistre dans la nature même de la couleur jaune ? » Est-ce que ceci touche quelque

12. Extrait de André Belyl (Boris Nikolayevich Bugayev) ; Maesterstvo Gogolya, Moscou, 1934.

13. Il s’agit, sans doute, du tableau qui se trouve dans la collection de Joseph- E. Widener, Philadelphie (U.S.A.).

14. Références de cette citation et de la suivante, inconnues. Retraduites d’après- le texte de S. M. Eisenstein.

chose de plus profond qu’un simple symbolisme conventionnel et que des associations habituelles ou accidentelles ?

Pour répondre à ces questions, il nous faut avoir recours à l’histoire de l’évolution des significations symboliques de certaines couleurs. H y a heureusement, sur ce sujet, un ouvrage très approfondi de Frédéric Portai, publié pour la première fois en 1857 : Des couleurs symboliques dansY Antiquité, le Moyen Age et les Temps Modernes. Cette autorité sur les « significations symboliques » des couleurs traitant de la couleur qui nous intéresse ici, c’est-à-dire le jaune, et comment des idées de perfidie de trahison et de péché y ont été progressivement associées, nous dit :

« ... Les langages divins et sacrés désignaient avec les couleurs or ou jaunes l’union de l’âme avec Dieu, et par opposition, l’adultère dans son sens spirituel. En langage profane, c’était un emblème matériel repré­sentant l’amour. légitime, aussi bien que l’adultère charnel qui rompt les liens du mariage...

La pomme d’or était pour les Grecs le symbole de l’amour et de l’union et par opposition, elle représentait aussi la discorde et tous les maux qu’elle entraîne ; le jugement de Pâris en est une preuve ; de même Ata- lante, en ramassant les pommes d’or du jardin des Hespérides, est battue à la course et devient la proie du vainqueur...15 »

Ce qui est particulièrement intéressant, c’est un des caractères que note Portai, témoignant de l’origine extrêmement ancienne de ces croyances se rapportant aux couleurs, à savoir : l’ambivalence des significations qu’on lui donnait. L’on pourrait expliquer ce phénomène par le fait que, dans les premières phases de l’évolution, le même concept, le même sens, le même mot représente également deux entités opposées qui s’excluent mutuellement.

Ainsi, souligne-t-il, le jaune a des rapports aussi forts avec « l’union amoureuse » qu’avec « l’adultère ».

Havelock Ellis * nous donne une explication convaincante de ce phé­nomène, pour ce qui est du jaune :

Il est clair que c’est l’arrivée du Christianisme qui a introduit de nouveaux sentiments envers le jaune... Dans une très large mesure, sans doute, c’était très certainement l’aboutissement de toute la révolution catho­lique contre le monde classique et le rejet de tout ce qui symbolisait la joie et la fierté. Le rouge et le jaune étaient les couleurs favorites de ce monde. L ’amour du rouge était trop profondément enraciné dans la nature humaine pour que même le Christianisme parvienne à le vaincre complè­tement, mais le jaune était un point de moindre résistance, et la nouvelle religion put en triompher aisément. Le jaune devint la couleur de l’envie.

Le jaune devint la couleur de la jalousie, de l’envie, de la trahison. Judas était vêtu de jaune, et dans certains pays on contraignit les Juifs à

15. Frédéric Portai: Des couleurs symboliques dans l’Antiquité, le Moyen-Age, et les temps modernes, Paris, Treuttel et Wurtz, 1857. Cité en partie d’après Georg Friedrich Creuzer, Religions de /’Antiquité, vol. II, p. 87.

* Tout cet exemple paraît être un ajout de J. Leyda.

s’habiller de même16. En France, au XVIe siècle les portes des maisons des traîtres et des félons étaient enduites de jaune. En Espagne, les hérétiques qui se rétractaient étaient contraints de porter une croix jaune comme pénitence, et l’inquisition les obligeait à paraître aux autos da je publics en vêtements de pénitents, et portant un cierge jaune.

Il y avait une raison toute particulière pour que le Christianisme se méfie du jaune. C’était la couleur qui était associée à l’amour lubrique. Au début il était associé à l’amour légitime... Mais d’abord en Grèce, et plus tard sur une plus grande échelle à Rome, les courtisanes se mirent à profiter de ces associations17.

L’académicien M arr18, au cours d’une conférence que j’ai eu l’occasion d’entendre, illustra ce phénomène fondamental d’ambivalence par ka racine « kon » de certains mots russes ; elle sert en effet de racine à la fois au mot russe « fin » : kon-yetz, et à un des plus anciens mots russes signifiant « début » : is-kon-i.

L’hébreu ancien nous donne un exemple semblable avec le mot « KoveSH » qui signifie simultanément « sacré » et « louche ». Les significations « pro­pres » et « malpropres » du mot Tabu nous sont déjà familières. Enfin Gauguin a déjà remarqué que « Manao tùpapaù » a un double sens : « elle pense au fantôme » et « le fantôme pense à elle ».

Tout en restant dans le cadre de ce qui nous intéresse : le jaune et l’or, nous pouvons relever un autre cas d’ambivalence : l’or, le symbole de la valeur la plus haute, est également utilisé dans le langage populaire comme métaphore désignant les excréments. Ceci est vrai, non seulement, d’une façon générale, en Europe Occidentale, comme nous le verrons ci-dessous, mais même en Russie où l’on trouve le terme « zolotar » (racine : zoloto : or) ayant très exactement le sens de « vidangeur ».

De sorte que nous voyons qu’une interprétation « positive » (dans une « gamme majeure ») de cet éclat des couleurs « jaune » et « or » implique une base directement sensuelle, et qu’autour d’elle se greffent tout à fait naturellement des associations purement extérieures (le soleil, l’or, les étoiles).

Picasso lui-même a remarqué ces associations particulières :« ... Il y a des peintres qui transforment le soleil en une tache jaune,

mais il y en a qui, à l’aide de leur art et de leur intelligence transforment une tache jaune en soleil19... »

Van Gogh prend fait et cause pour les peintres qui transforment « une tache jaune » en soleil. Et comme au nom de tels artistes Van Gogh écrit :

« ... au lieu de chercher à rendre exactement ce que j’ai devant les yeux,

16. On ne peut s’empêcher de rapprocher ces exemples de 1’« Etoile Jaune» que les Allemands ont imposée aux Juifs, dans l’Europe entière, pendant les années d’occupation. Cette mesure s’éclaire curieusement à la lumière des indications d’Have- lock Ellis [N.d.T.].

17. Havelock Ellis: « La psychologie du Jaune », extrait de la revue: Popular Science Monthly, mai 1966 (U.S.A.).

18. Nikolaï Yakolevich Marr (1864-1934).19. Extrait d’une « lettre apocryphe de Picasso » publiée dans Ogoniok (Moscou)

le 16 mai 1936.

je me sers de la couleur plus arbitrairement pour m’exprimer fortement. Enfin laissons cela tranquille en tant que théorie ; mais je vais te donner un exemple de ce que je veux dire.

Je voudrais faire le portrait d’un ami artiste, qui rêve de grands rêves, qui travaille comme le rossignol chante, parce que c’est ainsi sa nature! Cet homme sera blond. Je voudrais mettre dans le tableau mon appréciation, mon amour que j’ai pour lui. Je peindrais donc tel quel, aussi fidèlement que je pourrais, pour commencer. Mais le tableau n’est pas fini ainsi. Pour le finir, je vais maintenant être un coloriste arbitraire. J ’exagère le blond de la chevelure. J’arriverais aux tons oranges, aux chromes, aux citrons pâles.

Derrière la tête au lieu de peindre le mur banal du mesquin appar­tement, je peins l’infini, je fais un fond simple du bleu le plus riche et le plus intense que je puisse confectionner et par cette simple combinaison de la tête blonde éclairée sur ce fond bleu riche, un effet mystérieux comme celui de l’étoile dans l’azur profond...20 »

La source réelle du jaune était dans le premier exemple (Picasso) le soleil, et dans le second cas (Van Gogh) une étoile.

Prenons un autre exemple de ce reflet d’or jaune, également à propos de cheveux blonds mais cette fois-ci des cheveux du poète lui-même, Essénine écrit :

« Ne criez pas. C’est ainsi !Je ne suis pas marchand de motMa tête dorée s’est alourdie et renversée... »

« ... Soudain un coup... et du traîneau je me retrouve sur la neige, je me relève et je vois: bon sang, à la place de la troïka rapide— je repose sur un lit d’hôpital tout couvert de pansements. E t à la place des chevaux je cogne de mon pansement humide mon lit dur. Les gardes endormies se penchent sur moi et me sifflent : « Eh Tête d’Or tu t’es empoisonné »...« — Aucune trahison ne m’est pénible et la facilité des victoires ne me réjouit pas... Le foin d’or de ces cheveux se transforme en couleur grise... »

Curieusement malgré la place majeure de l’or en général ici par trois fois il est lié à un thème mineur : la lourdeur, la maladie, le flétrissement.

En fait ce n ’est pas étonnant ici et ce n ’est lié à aucune ambivalence.Pour le « campagnard » « Essénine », l’or est lié à la sensation du flétris­

sement dû à l’automne.L’amour du mauvais garçon

Cet or automnalCette boucle de cheveux blonds apparurent comme la bouée de sauvetage du mauvais garçon inquiet...Je ne me plains pas, je ne crie pas, je ne pleure pas Tant pis, comme la fumée des pommiers blancs Pris par l’or du flétrissement Je ne serai plus jeune dorénavant...

20. Lettres de Van Gogh à son frère Théo 1886-9 (ibid.), dans le choix de lettres originales en français et de lettres traduites du hollandais, par G. Philippart. Edit.B. Grasset, Paris 1937. Lettre n° 520, août 1888. p. 217.

De là, la couleur jaune devient la couleur du cadavre, du squelette, de la pourriture :

Chanson du pain

« ... chaque gerbe repose comme un cadavre jaune ».«... Mon âme est devenue comme un squelette jaune »« ... Il ne reste plus rien que la pourriture jaune et l’humidité »

Enfin la couleur jaune devient la couleur de la tristesse en général.

« A nouveau on boit, on se bat et on pleure ici, accompagnés de la tristesse jaune de l’accordéon ».

Je ne m’apprête pas à généraliser à l’ensemble de l’œuvre d’Essénine ces considérations. Revenons à l’étude des péripéties de la signification de la couleur jaune.

Sans tenir compte des cas particuliers comme celui d’Essénine, on en arrive à ceci : « la valeur négative de la couleur jaune a des prémisses qui ne sont pas aussi directement relié aux sens » que la valeur majeure, mais elle existe comme une antithèse de cette dernière.

Prenons encore un autre exemple de ce reflet d’or du jaune.Nous le trouverons aussi chez « un homme qui rêve ses grands rêves » :

Walt W hitman31 lui même ; « volant à travers l’espace, volant à travers le ciel et les étoiles » :... Des peintres ont peint des foules grouillantes, et leur figure centrale, Et de la tête de cet être rayonne un nimbe de lumière d’or Mais moi je peins des myriades de têtes, mais ne peins aucune tête dans son nimbe de lumière d’or.De ma main, du cerveau de chaque homme et de chaque femme elle jaillit, ruisselant, resplendissante pour toujours. »

Whitman devait aimer sans doute cette couleur, mais il l’aimait suffi­samment pour ne pas en limiter l’emploi à un seul usage. Ses descriptions de la nature sont pleines d’une utilisation « positive » du jaune, qui s’ouvre en paysages grands, chauds, « positifs ».

... Je vois les hautes terres d’Abyssinie Je vois les troupeaux de chèvres broutant, et je vois le figuier, le tamarinier,

[le palmierEt je vois des champs de céréales, des étendues de verdure et d’o r22

21. Walt Whitman : Leaves of Grass, « A toi » (To you) (c’est un ajout de J. Leyda) : « Painters have painted their swarming groups and the centre figure of all From the head of the centre-figure spreading a nimbus of gold-coloured light But I paint myriads of heads, but paint no head without its nimbus of gold

[colour’d lightFrom my hand, from the brain of every man and woman, it streams effulgently

[for ever.22. Walt Whitman, id « Salut au Monde » (en français dans le texte) :

« ... I see the highlands of Abyssinia,I see flocks of goat feeding, and see the figtree, tamerind, date,And see fields of teff-wheat and places of verdure and gold... »

(Traduction nouvelle.)

La Californie reçoit une attention « dorée » tout à fait spéciale :... « Toujours les monts d’or et anfractuosités de Californie et les mon­

tagnes d’argent du Nouveau-Mexique »...22...«La Californie en sa splendeur éclatante et douce.Le drame soudain et somptueux, les terres vastes et ensoleillées... »23Parmi les importantes « associations » positives que fait Whitman avec

le jaune, se trouve le thème qui lui tenait encore plus à cœur que la nature : le thème du travail, ainsi dans la Chanson de la Grande-Hache :

« ... les copeaux, couleur de beurre qui volent en grands éclats et rubans... » 21

Si ces associations du jaune sont traitées en une puissante gamme majeure, on trouve également chez Whitmann une gamme mineure, que l’on entend d’abord dans les couchers de soleil à la campagne, servant avec des images directes, de transition, à la vieillesse et à la mort.

Et enfin, le jaune devient la couleur des visages des hommes blessés, des vieilles femmes, et s’ajoute à la gamme des couleurs de la décompo­sition de la mort.

Mais l’on peut tout de même découvrir dans les utilisations diverses et variées que fait Whitmann de cette couleur, qu’il y a quelques distinc­tions dans l’emploi de différences subtiles des nuances de jaune, à tous les degrés entre « l’or » et le « jaune tout blanchi » 26.

Revenons à notre autorité sur ce sujet : Portai nous révèle une étape dans l’évolution des « traditions du jaune » au Moyen Age ; cette couleur unique qui dans l’antiquité était la marque simultanée de deux opposés, subit une rationalisation et en sort comme deux tons différents, chacun représentant la moitié de l’ancien double-sens :

« ... les Maures différenciaient les deux symboles en utilisant deux teintes différentes : le jaune d’or signifiait la sagesse et le bon conseil tandis que le jaune pâle correspondait à la trahison et à la fourberie...27 »

Les rabbins érudits de l’Espagne Médiévale, donnaient une interprétation qui présente un grand intérêt pour nous28 :

« ... les rabbins prétendaient que le Fruit Défendu était un citron, en

23. Walt Whitman, id : Our old Feuillage :« ...Always Californien golden hills and hollows, and the silver mountains ofNew Mexico... » (Trad. Léon Bazalgette.)

24. Feuilles d’Herbe, édit. Mercure de France. Paris, 1922, tome I, p. 311. Ibid. : Song of the broad axe :

« The butter coloured chips flying off in great flakes and shivers. »(Trad. Léon Bazalgette : ibid., p. 248.)

25. Voir note 24.26. L’édition en langue anglaise de cet ouvrage donne ici de nombreuses citations

des Feuilles d’Herbe de Whitmann ; ces citations que le manuscrit original d’Eisenstein ne comportait pas, ajoutent peu de chose à cette démonstration surtout en traduction française ; nous croyons bien faire en les omettant [N.d.T.].

27. F. Portai : op. cit., cité sans références et retraduit en français [N.d.T.].28. Sans références ; extrait, sans doute, de l’ouvrage de F. Portai.

opposant ainsi sa couleur pâle et son acidité à la couleur d’or et à la douceur de l’orange, ou pomme d’or, d’après les termes latins... » et en poursuivant cette distinction :

« ... En héraldique, l’or est le symbole de l’amour, de la constance, de la sagesse ; et par opposition le jaune symbolise aujourd’hui encore, l’inconstance, la jalousie et l’adultère... »

C’est ainsi que prit corps la tradition française d’enduire les portes des traîtres de peinture jaune (comme Charles de Bourbon, pour sa trahison durant le règne de François Ier). Le costume officiel du bourreau en Espagne Médiévale devait être de deux couleurs : jaune et rouge, jaune pour symboliser la trahison de l’accusé, et rouge, son châtiment !

Telles sont les sources « mystiques » d’où les symbolistes ont tenté d’extraire les « étemelles » significations des couleurs, et de déterminer les irrévocables influences des couleurs sur l’âme humaine.

Mais quelle ténacité n’a-t-il pas fallu pour préserver ces traditions !Et ce sont précisément les significations qui ont été préservées, dans

l’argot parisien, une langue pleine d’esprit et de pittoresque. Ouvrons l’un quelconque des innombrables dictionnaires d’argot au mot jaune, et nous y lirons :JAUNE : la couleur consacrée aux maris trompés, cf. Sa femme le peignait

en jaune de la tête aux pieds ; sa femme le cocufiait frénétiquement ; Un Bal jaune : un bal où tous les hommes sont des cocusM.

Ce n’est pas tout, cette interprétation de la trahison va plus loin encore : JAUNE : un membre d’un syndicat anti-socialiste.

On trouve l’utilisation de ce terme dans plusieurs pays. Nous entendons souvent traiter la Deuxième internationale d’« internationale jaune ». Les « syndicats-jaunes » est une expression habituelle dans bien des pays. Le jaune, couleur de la trahison, a donc été préservé au point de stigmatiser les traîtres à la classe ouvrière.

Proches parents de l’argot parisien, les argots de Londres et d’Amérique (le « slang » et le « cant »), ont préservé les mêmes associations pour le jaune. Ainsi un Nouveau Dictionnaire Argotique anglais de 172530 affirme : « Il porte des pantalons jaunes » ou « des chaussettes jaunes » ; avoir peur = become yellow = be afraid ; peureusement = yellow-livered = cowardly ; insécurité = yellowstreak = independeblerut.

Dans le « Slang et ses analogies passées et présentes », l’ancêtre de tous les dictionnaires modernes d’argot, les auteurs trouvèrent des interprétations plus larges et plus anciennes de cette couleur :JAUNE : subs. (familier, anc.) Général pour jalousie, envie, mélancolie...

Egalement dans de nombreuses expressions proverbiales : ex. : to wear yellow hose or breeches or stockings (littéralement : porter du

29. Remis en français d’après la citation de S. M. Eisenstein. Extraite de : Parisismen : Alphabetisch geordnete Sammlung der eigenartigsten Ausducksweisen des Pariser Argot von Prof. Dr. Cesaire Villatte, Berlin-Schoneberg, Langen-scheidtsche Verlagsbuchhandlug, 1888.

30. New Canting Dictionnary (1725), cité par Partridge : A Dictionnary of Slang and Unconventionnal English (Un dictionnaire d’argot et d’anglais non-convention­nel), Routlegge, édit. 1937.

linge, ou des culottes ou des bas jaunes) : être jaloux... io wear yellow stockings (litt. : porter des bas jaunes) : être cocu31.

On trouve une semblable application du jaune dans les textes des scéna­rios américains :Ex. : dans Transatlantic-Merry-go-round de J. March et H. Konn (film produit par United Artist), la conversation du policier Mac Kinney avec Med présumé coupable d’un assassinat :Med (ému) : Je suis heureux qu’on l’ait tué, je pensais le tuer moi-même

mais je ne l’ai pas fait.Mac K. : Pourquoi ?Med : Probablement parce que je suis moi-même devenu jaune (because,

I was yellow, 1 guess).Le « slang » américain est particulièrement coloré à ce point de vue,

ainsi :Yellow-livered (litt. : avec un foie jaune) : un lâche.Yellow streak (litt. : une trace jaune) : lâcheté sur quoi on ne pourra se fier. Yellow dog (litt. : chien jaunâtre) : une personne traître, lâche.32

On trouve un autre sens encore au mot jaune dans le terme américain, l’expression américaine : « yellow stuff » (littéralement : le truc jaune) qui désigne l’argent, et, quelquefois, la fausse monnaie. La fusion de cette nouvelle signification, et de l’autre plus « traditionnelle », donne naissance à cette expression inspirée, où les deux notions « d’achat » et de « tra­hison » se fondent : « la presse jaune » (la presse pourrie).

Toutefois, le point le plus important de ces « significations symboliques » que nous venons d’élucider, est le fait qu’à la base ce n’est pas en tant que couleur que le jaune les a ainsi stigmatisées. Nous avons vu que dans l’antiquité cette interprétation naissait automatiquement comme contraire de la tonalité positive, d’un caractère solaire, du jaune. Sa « réputation » négative au Moyen Age était basée beaucoup plus sur une somme d’associations, que sur les données étroites de la couleur elle-même. Les Arabes trouvent plus de « pâleur » que « d’éclat » dans cette couleur. Les rabbins voyaient le jaune « pâle » plutôt que « vif », et s’intéressaient avant tout à ses associations de goût, le goût « traître » du citron opposé à la douceur de l’orange !

Cette dernière interprétation a été conservée dans l’argot. Il y a une expression française populaire : rire jaune. Dans le Paris Marié de Balzac (1846) le chapitre III s’intitule « Des Risettes Jaunes » ; dans le même esprit Pierre Mac Orlan donne à une de ses nouvelles le titre Le Rire Jaune. On peut aussi trouver cette expression dans le dictionnaire d’argot que j’ai cité. Que veut-elle dire exactement ?

On pourrait l’expliquer en se basant sur des expressions analogues que l’on trouve à la fois en russe et en anglais ; « a sour smile » (littéralement : « un sourire aigre » ; en allemand : ein saures Lächeln). H est intéressant de remarquer que le Français utilise une notion de couleur alors que les

31. John S. Farmer et W.E.H. Henley : Slang and its Analogues Past and Present, vol. II, London, 1890.

32. Extrait de Maurice H. Wesen : A Dictionnary of American slang (Un diction­naire de l’argot américain), édit. Crowell, 1934.

autres langues emploient la notion correspondante de goût. Et c’est le citron des rabbins espagnols qui nous donne la clé de ce code.

L’habitude de répartir les sens du jaune en deux catégories suivant certaines associations se prolonge dans les œuvres de Gœthe ; pour la plupart de ses associations concrètes, il les associe à différentes textures, mais il introduit aussi une notion psychologique avec deux nouveaux concepts « le noble » (edeï) et le « vulgaire » (unedel), dont la résonance ne se borne plus à des prémisses physiques mais à des répercussions sociales, de lutte de classes.

"l e JAUNE

765. C’est la couleur la plus proche de la lumière.766. Dans sa pureté la plus grande, il entraîne toujours avec la nature

même du lumineux, et il est d’un caractère, serein, gai, et d’un charme tendre.

767. Dans cet état, appliqué à l’habillement, aux tapisseries, aux tapis, etc., il est agréable. L ’or parfaitement pur, surtout quand l’effet de poli vient s’y ajouter, nous donne une conception nouvelle et haute de cette couleur ; de la même façon un jaune fort, tel qu’il apparaît sur du satin, a un effet magnifique et noble...

770. Si toutefois cette couleur sous sa forme pure et brillante est agréable et réconfortante, et à son maximum de puissance est sereine et noble, elle est par ailleurs, extrêmement sensible et sujette à être souillée, et produit alors un effet très désagréable, ou tend dans une certaine mesure vers le minus. Ainsi la couleur du soufre, qui tend au vert, a en soi quelque chose de désagréable.

771. Quand la teinte jaune est donnée à des surfaces ternes et gros­sières, comme du tissu ou du feutre ordinaire, etc., sur lesquelles il ne ressort pas avec toute sa force, l’effet désagréable auquel il est fait allusion apparaît alors très nettement. Par un changement infime et à peine perceptible, la belle impression de feu et d’or, se transforme en quelque chose qui n’est pas sans mériter l’épithète d’infecte, et la couleur d’ignominie et de répulsion. C’est à cette impression que le chapeau jaune des personnes déclarées en faillite, et les cercles jaunes sur les manteaux des Juifs doivent peut-être leur origine... et que cette couleur est attribuée aux cocus...33

Avant d’aller plus loin sur notre « route du jaune », relevons d’abord quelques détails au sujet de la couleur verte, voisine du jaune sur le spectre. Ici aussi nous avons le même tableau. Si le vert dans son interprétation positive coïncide entièrement avec l’image initiale présup­posée ci-dessus, cependant son interprétation « sinistre » est également déterminée, tout comme le côté « négatif » du jaune, non par des associa­tions directes, mais par la même notion d’ambivalence.

33. Goethe : Farbenlehre (Théorie de la couleur), traduction nouvelle d’après le texte anglais, extrait de Goethe’s Theory of Colours, traduit en anglais par Charles Lock Eastlake, édit. John Murray, 1840. Remarquer la nouvelle allusion aux marques jaunes imposées aux Juifs [N.d.T.].

Dans sa première interprétation, le vert est symbole de vie, de rajeunis­sement, de printemps et d’espoir ; et là-dessus, les religions chrétiennes, chinoises et musulmanes sont pleinement d’accord : on prétend que Maho­met aurait été entouré, à tous les moments critiques de sa vie, par « des anges au turban vert », en conséquence la bannière verte devint la bannière du Prophète. 34

A côté de celle-ci, un certain nombre d ’interprétations contradictoires se sont développées. La couleur de l’espoir devient aussi celle du désespoir et de l’accablement ; dans le théâtre grec le vert foncé de la mer était, dans certaines conditions, d’un présage sinistre.

Cette nuance de vert contient une forte proportion de bleu ; et il est intéressant de remarquer que, dans le théâtre japonais où le symbolisme des couleurs est si « étroitement » lié à la représentation déterminée, le bleu est la couleur que portent obligatoirement, les personnages sinistres. Dans une lettre qu’il m’adressait le 31 octobre 1931, Masaru Kobayoshi, auteur d’un ouvrage définitif sur le « kumadori » (le maquillage dans le théâtre Kabuki), me disait :

... les couleurs fondamentales employées dans le kumadori sont le rouge et le bleu. Le rouge est chaud et attirant. Le bleu au contraire, est la couleur des traîtres, et pour les créatures surnaturelles, la couleur des fantômes et des démons...35

Et voici ce que Portai dit du vert :« ... Le vert, comme d’autres couleurs, a une signification néfaste de

même qu’il a été le symbole de la régénérescence de l’âme et de la sagesse, il a également voulu dire, par opposition, la dégradation morale et la folie.

Le théosophe suédois, Swedenborg, donne aux fous, en enfer, des yeux verts. Un vitrail de la cathédrale de Chartres décrit la tentation de Jésus, et Satan a la peau verte, et de grands yeux verts...

L ’œil, dans la science symboliste, signifie l’intelligence, la lumière de l’esprit ; l’homme peut le tourner vers le bien ou vers le mal ; Satan et Minerve, la folie et la sagesse, étaient tous deux représentées avec des yeux verts...36 »

Abstraire le vert des objets verts, ou la couleur jaune, des objets de cette même couleur, élever le vert au titre de « vert étemel » ou le jaune au « jaune symbolique », le symboliste qui réalisera ce tour de force res­semblera étrangement à ce fou que Diderot décrit à Sophie Volland :

« ... un seul caractère physique, peut mener l’esprit qui en est hanté à une variété infinie d’objets. Prenons une couleur, le jaune par exemple : l’or est jaune, la soie est jaune, l’angoisse est jaune, la bile est jaune, la paille est jaune ; avec combien d’autres trames, cette trame-ci n’est-elle pas reliée ? La folie, les rêves, les propos désordonnés consistent à passer d’un sujet à l’autre au moyen de quelque caractère commun.

ÎÎ-34. Cette bannière (avec l’adjonction des éléments également symboliques du crois­

sant et de l’étoile) a été conservée de nos jours comme drapeau d’Egypte [N.d.T.].35. Cf. le texte de S. M. Eisenstein, sur un aspect du théâtre Kabuki : le Principe

Cinématographique et la culture japonaise, et son article sur le Théâtre Japonais, reproduits, tous deux, dans le tome III de ses Œuvres.

36. Portai, op. cit., p. 212.

Le fou ne se rend pas compte de cette transition. Il tient une touffe de paille jaune luisante dans sa main, et il s’écrie qu’il a attrapé un rayon de soleil...37 »

Ce fou n’était autre qu’un ultra-formaliste, en ne voyant, comme il le faisait, que la forme du rayon de soleil, et le jaune de la couleur, ne voyant que la ligne et la couleur. Et à cette ligne et cette couleur, indépen­damment du contenu concret de l’objet, il confère un sens absolu.

Il ressemble en cela à son ancêtre de l’ère des croyances magiques ; à ce moment-là aussi un sens décisif était attribué au jaune « en soi » :

Les anciens Hindous célébraient une cérémonie compliquée, pour soigner la jaunisse. Son principe général était de consacrer la couleur jaune aux êtres jeunes, ou aux choses jaunes, comme le soleil, auxquelles en fait elle appartient, et de procurer au patient une saine couleur rouge d’une source vivante, vigoureuse, à savoir un taureau rouge.

Dans cette intention un prêtre récitait une incantation.Les anciens pensaient que si quelqu’un souffrant de la jaunisse regardait

fixement un courlis-de-terre, et que l’oiseau le regardait fixement, il était guéri de son mal. « Telle est la créature, disait Plutarque, et tel est son tempérament qu’il attire et reçoit la maladie qui jaillit, comme un torrent à travers le regard... »

La vertu de cet oiseau n’est pas dans sa couleur, mais dans ses grands yeux d’or, qui tout naturellement extirpaient la jaunisse jaune. Pline men­tionne aussi une pierre qui était censée guérir de la jaunisse, car sa couleur ressemblait à celle de la peau du malade. En grec moderne la jaunisse est appelée la Maladie Dorée, et tout naturellement peut être guérie par l’o r38.

Nous ne devons tomber dans l’erreur ni du fou ni du magicien hindou, qui considèrent que la puissance sinistre de la maladie, ou la grande puissance du soleil, reposent seulement dans leur teinte d’or.

En conférant à une couleur des significations à ce point indépendantes, et qui se suffisent à elles-mêmes,

en abstrayant la couleur du phénomène concret qui est la source unique de l’ensemble des associations et des concepts qui en résultent,

en recherchant des correspondances absolues entre la couleur et le son, ou la couleur et l’émotion,

en abstrayant le caractère concret de la couleur en un système de couleurs qui jouent pour leur propre compte,

nous n’aboutirons à rien, ou ce qui est pire, nous en arriverons au même point que les symbolistes français de la deuxième moitié du XIXe siè­cle, et dont Gorky disait :

... Nous devrions, d’après eux, faire correspondre à chaque lettre une sensation particulière et spéciale, A avec le froid, O avec la nostalgie,

37. Denis Diderot : Lettres à Sophie Volland, Paris, Gallimard, 1930, vol. I, let­tre XLVII du 20 octobre 1760.

38. James Frazer : The Golden Bough, a study in Magic and Religion («le Rameau d’Or, une étude de la Magie et des Religions»), Macmillan, 1934. Extrait de la l ro partie : « l’Art Magique et l’évolution des Rois » (Magic Art and the Evolution of Kings), pp. 15-16 de l’édition anglaise. (Traduction nouvelle du texte anglais original.)

U avec la peur, etc. ; puis nous devrions peindre ces lettres avec des couleurs, comme Rimbaud l’a fait, puis leur conférer des sons, leur donner la vie, faisant ainsi de chaque lettre un minuscule organisme vivant. Ceci fait, nous pourrons enfin commencer à les combiner et à en faire des mots...39

Le danger de jouer de la sorte avec des correspondances absolues est évident en soi (Gorki l’a mis en évidence de manière artistique lorsqu’il fait balbutier Klim Sanguine sur « les mots violets »).

Mais si nous examinons plus soigneusement les projets de corresponi dances « absolues » que nous avons citées dans le chapitre précédent, nous découvrirons que, presque dans chaque citation les différents auteurs ne parlent pas de « correspondances absolues », mais d 'images auxquelles ils ont associé certains concepts personnels de couleur. C’est à partir de ces différents concepts des images que les diverses « significations » se sont développées, attribuées par ces différents auteurs à la même couleur.

Rimbaud attaque très nettement : « A, noir ; E, blanc » et ainsi de suite, mais dès le vers suivant, il annonce :

Je dirai quelque jour vos naissances latentes...

Et plus loin, il révèle effectivement ce « secret », non seulement le secret de la formation de ses correspondances « son-couleur » personnelles, mais celui du principe même de la détermination, par un auteur quelconque, de ces correspondances.

Chacune de ces voyelles, comme résultat de sa propre vie et de ses expériences émotionnelles personnelles, appartient, pour Rimbaud, à un groupe particulier de complexes-images, découlant chacun d’une certaine couleur. « I » n’est pas simplement rouge, mais :

I, pourpres, sang craché, rire des lèvres bellesDans la colère où les ivresses pénitentes...

« U » n’est pas simplement vert, mais,U, cycles, vibrements divins des mers virides,Paix des pâtis semés d’animaux, paix des ridesQue l’alchimie imprime aux grands fronts studieux...

(Rappelons que, selon ce que disait plus haut Lafcadlo Heam, l’image analogue « un Grec, d’âge mûr, tout ridé », est suggérée par la lettre X majuscule, et ainsi de suite).

Ici, la couleur n’a d’autre fonction que d’être un excitant, comme dans un réflexe conditionné, qui rappelle à la mémoire ou aux sens tout un complexe dans lequel il a, une fois, joué un rôle.

Toutefois, une théorie voudrait que le sonnet des Voyelles de Rimbaud ait été inspiré par le souvenir d’un Abécédaire qu’il avait, étant enfant. Ces abécédaires, que nous connaissons tous, présentent les lettres de l’al­phabet, imprimées très grand, avec, à côté d’elles la reproduction de

39. Maxime Gorky : Paul Verlaine et les Poètes décadents, publié dans la revue Samarskaya Gazeta (Samara), n08 81-85, 1896.

quelque objet ou animal dont le nom commence par la même lettre. Leur but est de graver la lettre de l’alphabet dans la mémoire de l’enfant grâce à l’objet ou à l’animal. Les Voyelles de Rimbaud ont très probablement pris corps suivant cette « image et ressemblance ». A chacune des voyelles, Rimbaud accole la « reproduction » qui, pour lui, était liée à cette lettre.

Ces reproductions sont de différentes couleurs, de telle sorte que ces couleurs sont définitivement attachées à ces lettres.

C’est exactement ce qui se passe chez les autres écrivains.En général, l’interprétation « psychologique » de la couleur pour la

couleur est une affaire bien délicate. Et elle devient encore plus absurde quand ce système d’interprétation commence à invoquer des « correspon­dances » sociales.

Combien il serait réconfortant, par exemple, de découvrir dans les cou­leurs passées et dans les perruques poudrées de l’aristocratie française du xvme siècle, un reflet « pour ainsi dire » de ce « reflux de l’énergie vitale de cette classe la plus élevée de la structure sociale, dont les classes moyennes et le Tiers Etat se préparent à occuper, dans l’histoire, la place ». Combien parfaitement cette gamme pâlissante des couleurs délicates (super­délicates !) des costumes aristocratiques répond à cette formule ! Il est cependant une explication beaucoup plus simple à cette gamme de cou- leurs-pastel : ... la poudre qui, des perruques, tombait sur les costumes qui, à l’origine étaient de couleurs très vives. Ainsi, cette « gamme de couleurs pâlissantes devient intelligible, et nous pouvons presque la conce­voir comme « fonctionnelle ». Cela devient une « couleur de protection », un camouflage, aussi significatif que le khaki40 ; la poudre qui tombe n’est plus une « dissonance », elle passe simplement inaperçue.

On a longtemps considéré que les couleurs rouge et blanc, sont tradi­tionnellement des couleurs opposées, (et cela bien avant la Guerre des Deux Roses).

Plus tard ces couleurs glissent vers des tendances sociales (dans le même sens que la représentation de la division parlementaire suivant la position des sièges en « gauche » et « droite »). Les Blancs étaient les émigrés, les légitimistes tant dans la Révolution Française que dans la Révolution Russe. Le rouge (la couleur préférée de Marx et de Zola) est associé à la Révolution. Mais même, dans ce cas, il y a eu quelques « violations temporaires » à cette règle. Vers la fin de la Révolution Fran­çaise, les survivants de l’aristocratie, les plus acharnés représentants de la réaction, lancèrent la mode des mouchoirs et des cravates rouges. C’est également à ce moment-là que l’aristocratie française adopta une coiffure qui dénudait la nuque. Cette coiffure, ressemblant vaguement à celle de l’empereur Titus, était appelée « à la Titus », mais son origine réelle n’avait rien à voir avec Titus, à part cette ressemblance accidentelle : c’était essentiellement un symbole de l’implacable haine anti-révolution­naire, car on voulait qu’elle serve constamment de rappel du fait que l’on rasait la nuque de ces aristocrates condamnés avant de les guillotiner. De là aussi les mouchoirs, les cravates rouges, en mémoire des serviettes

40. Cf. les définitions données dans les dictionnaires. Par exemple, dans The Oxford Dictionnary de la langue anglaise : Khaki : couleur-poussière, jaune sale... (en Hindustani : poussiéreux).

rouges avec lesquelles on essuyait le sang des « victimes de la guillotine », ils créaient ainsi un « souvenir » qui, pour tout sympathisant, criait à voix haute un appel à la vengeance.

Ainsi donc, quand n’importe laquelle des parties du spectre passe par une vogue particulière, nous pouvons chercher derrière elle l 'anecdote, l’épisode concret qui associe cette couleur à des idées très précises.

Cela vaudrait certainement la peine de rappeler d’autres terminologies colorées de la France pré-révolutionnaire, tout particulièrement cette teinte de marron qui a connu une certaine vogue au moment de la naissance d’un des derniers Louis : cette couleur dont l’origine ne laisse aucun doute, et qui fit fureur dans l ’expression « caca-Dauphin » (Une variante nous a donné « caca-d’oie »). Une autre couleur au nom révélateur, de la même époque, est également la couleur « puce ». La popularité dans le cercle de courtisans de Marie-Antoinette, de la combinaison du jaune et du rouge, n ’avait rien à voir avec les robes des bourreaux espagnols dont nous parlions plus haut : on appelait cette combinaison de couleurs : « car­dinal sur la paille », elle était le signe de la protestation de l’aristocratie française contre l’emprisonnement du cardinal de Rohan à la Bastille, à cause de la fameuse histoire du collier de la Reine.

C’est dans des exemples semblables, qui sont innombrables, que gît 1’« origine anecdotique » qui est à la base de ces interprétations « spéciales de la signification des couleurs, à laquelle tant d’auteurs se sont complus ».

Ces dernières sont tout simplement plus spectaculaires et plus connues que les anecdotes qui leur ont donné naissance.

Pouvons-nous, en nous basant sur tous les documents présentés, nier entièrement l’existence de relations entre les émotions, les timbres, les sons et les couleurs ? S’il n’y a pas des rapports convaincants communs à tous, pouvons-nous, au moins prouver qu’ils le sont pour certains groupes d’individus ?

Il serait impossible de nier ces rapports ; de simples statistiques suffi­raient à nous interdire pareille conclusion. Sans avoir recours à des sta­tistiques littéraires particulières sur ce point, il nous suffit de citer à nouveau l’article de Gorky :

... Elle est curieuse et difficile à comprendre (l’attitude de Rimbaud), jusqu’à ce que l’on se souvienne des recherches poursuivies en 1885 par un oculiste éminent parmi les étudiants de l’Université d’Oxford ; 526 d’en­tre eux dépeignaient des sons avec des couleurs et vice-versa, ils avaient unanimement décidé de l’équivalence entre le marron et les notes du trombone, et entre le vert et la tonalité du cor-de-chasse. Ce sonnet de Rimbaud a peut-être quelque base psychiatrique...41

Il est évident que dans des états purement « psychiatriques » ces phéno­mènes seraient considérablement renforcés.

Dans ce cadre il est possible de parler des relations entre certaines couleurs et certaines émotions bien a définies ».

Havelock Ellis42, en analysant les couleurs, mentionne certaines prédi­lections de couleurs fixées au mieux de ses désirs :

41. Maxime Gorky : Paul Verlaine et les poètes décadents, op. cit., ibid.42. Havelock Ellis : La psychologie du Rouge, dans la revue : Popular Science

Monthly, août-septembre 1900 (c’est, sans doute, un ajout de J. Leyda).

... Dans l’achromatopsie de l’hystérique, comme Charcot l’a montré et comme Parinaud l’a confirmé depuis, l’ordre selon lequel les couleurs en général disparaissent est : violet, vert, bleu, rouge... La persistance de la vision du rouge chez l’hystérique n’est qu’un des exemples de la prédi­lection marquée pour cette couleur que l’on a souvent observée chez les hystériques...

Ces réactions aux couleurs chez les hystériques ont intéressé d’autres expérimentateurs ; leurs conclusions nous intéressent en dépit de leur ter­minologie vieillotte.

Les expériences de Binet ont établi que les impressions qui sont trans­mises au cerveau par les nerfs sensitifs exercent une influence considérable sur le genre et l’intensité de l’excitation que le cerveau retransmet aux nerfs moteurs. Certaines impressions sensorielles agissent d’une façon amolissante et inhibitoire sur les mouvements ; d’autres au contraire les rendent plus puissants, plus rapides et plus actifs ; ils sont « dynamogènes » c’est-à-dire producteurs d’énergie. Etant donné qu’une sensation de plaisir est toujours dynamogène, ou productrice d’énergie, tout être vivant cher­chera d’instinct des sensations dynamogènes et évitera celles qui sont amollissantes et inhibitoires.

Or, le rouge est particulièrement dynamogène. Binet, dans son rapport d’une expérience sur une femme hystérique qui avait la moitié du corps paralysé, déclare : « Quand nous plaçons un dynamomètre dans la main droite, anesthésiquement insensible, d’Amélie Cle..., la pression de la main se monte à 12 kilogrammes. Et si au même moment on lui fait regarder un disque rouge, le chiffre indiquant la pression en kilogrammes est immé­diatement double... » Ch. Feré dit :

«... Si le rouge est dynamogène, inversement le violet est déprimant et inhibitoire. Ce n’est pas par hasard que le violet a été choisi par de nombreux peuples comme seule couleur de deuil... La vue de cette couleur a un effet déprimant, et le sentiment désagréable qu’elle éveille provoque l’abattement dans un esprit porté à la tristesse...43 »

Goethe attribue un caractère analogue au rouge ; ces caractères l’ont conduit à diviser les couleurs en groupes actifs et passifs, (plus et minus). Une telle subdivision correspond à la notion populaire des couleurs « chau­des » et « froides ». William Blake dans son pamphlet Conseils aux Papes qui ont succédé à l’âge de Raphaël, a recours au même classement :

«... Engagez des idiots pour peindre de la lumière froide avec des ombres chaudes...44 »

Si ces données semblent insuffisantes pour formuler un « code scienti­fique » convaincant, l’art l’a néanmoins adopté depuis longtemps, d’une manière purement empirique, et l’a utilisé à la perfection.

43. Max Nordau : Degeneration. Appleton, 1895. Livre I : Fin du siècle. (Traduc­tion nouvelle ; cité d’après Alfred Binet : Recherches sur le altérations de la conscience chez les hystériques, Revue Philosophique, vol. XVII, 1889, et Ch. Féré : Sensation et Mouvement, Revue Philosophique, 1886, pp. 28-29.)

44. Poetry and prose of William Blake, édit. Nonesuch de : Annotations to sir Joshua Reynold^Discourses, p. 77<J

«... Hire Idiots to Paint with cold light

Bien que les réactions d’une personne normale soient naturellement beaucoup moins intenses que celles d’Amélie Clé... devant le disque rouge, l’artiste est néanmoins confiant dans les effets qu’il peut s’attendre à créer à l’aide de sa palette. C’est pourquoi, pour la tempête dynamique de son tableau « Les Paysannes », Malyavin45 n ’a pas par hasard, inondé sa toile d’un flot de rouge vif.

Gœthe a également quelque chose à dire sur ce point ; il a divisé le rouge en trois teintes : rouge, rouge-jaune et jaune-rouge ; il attribue à cette dernière teinte, notre orangé, le « pouvoir » d’exercer une influence psychique :

JAUNE-ROUGE

775 Le côté actif est ici au summum de l’énergie, et il n’y a pas lieu de s’étonner du fait que les hommes impétueux, forts et incultes soient particulièrement sensibles à cette couleur. Chez les peuplades sau­vages, cette prédilection a été universellement reconnue, et quand les enfants, laissés à eux-mêmes commencent à se servir de couleurs, ils sont prodigues de vermillon et de minium !

776 En regardant fixement une surface parfaitement jaune-rouge, la couleur semble réellement pénétrer le regard... Une étoffe jaune-rouge trouble ou enrage les animaux. Et j ’ai connu des hommes cultivés à qui il était intolérable de rencontrer par hasard une personne vêtue d’un manteau pourpre par un jour gris et nuageux...46

Pour en revenir à ce qui nous intéresse surtout, la correspondance des sons et des sensations, non seulement avec les émotions, mais également entre eux, j’ai eu l’occasion de rencontrer un fait intéressant bien qu’il se situe en dehors des œuvres scientifiques, ou semi-scientifiques. Son origine peut ne pas être exactement « légale », mais c’est un fait direct et qui m’a semblé très logiquement convaincant :

J ’ai une relation, S..., à qui j’ai été présenté par feu le professeur Vygotski et par le professeur Lurya47. Ch..., ne parvenant pas à trouver d’autre activité à ses facultés extraordinaires, a travaillé plusieurs années sur des scènes de Vaudeville, où il étonnait les spectateurs par d’incroya­bles tours de force de mémoire. Bien qu’il soit un homme d’un dévelop­pement parfaitement normal, il avait conservé jusqu’à sa maturité tous ces caractères de la pensée sensuelle primitive que les êtres humains perdent en général au cours du développement de leur pensée logique. Dans son cas, en particulier, il y avait cette capacité illimitée d 'enregistrer dans la mémoire des objets concrets par la visualisation de ce qui les entourait, aussi bien que ce que l’on disait d’eux (au cours de l’évolution du pouvoir de généraliser, cette forme primitive de pensée, aidée par l’ac-

45. Filipp Andreyevich Malyavin. Ce tableau est dans la collection du Musée d’état Trétiakov, Moscou.

46. Goethe, op. cit.,47. Lev Semynovitch Vygotski (1896-1934) et Alexandre Romanovitch Luriya,

auteur de The Nature of Human Conflicts (La Nature des Conflits Humains), édit. Liveright, U.S.A., et conférencier à l’université Columbia (U.S.A.).

cumulation de facteurs isolés, enregistrés par la mémoire, s’atrophie de plus en plus). ?

Ainsi, Ch... pouvait tout à la fois se souvenir d’un nombre quelconque de chiffres ou de mots raccordés sans aucun sens. Il pouvait alors les réciter en commençant par le commencement, ou par la fin, en sautant un mot sur deux, ou un mot sur trois, et ainsi de suite... En plus de tout cela, il pouvait, s’il vous rencontrait dix-huit mois plus tard, refaire ce même tour de force, et tout aussi parfaitement. Il pouvait répéter tous les détails d’une conversation quelconque qu’il aurait entendue par hasard, et il pouvait réciter par cœur toutes les expériences auxquelles il avait pris part (et les répertoires utilisés au cours de ces expériences compre­naient souvent plusieurs centaines de mots !)

Bref, il était le modèle vivant, et en conséquence, beaucoup plus éton­nant de Mr Mémory (Mr Mémoire) du film Les trente-neuf, Marches (The Thirty-Nine Steps) de Hitchcock*.

Parmi ses talents figurait aussi 1’« Eidétique », c’est-à-dire la faculté de donner une reproduction exacte, non pas consciemment : automatique­ment, de n’importe quel dessin quelle que soit sa complexité (cette faculté disparaît normalement à mesure que se développe la compréhension des relations dans les dessins et les tableaux, et l’examen conscient des objets qui y sont représentés).

Je répète que tous ces caractères et toutes ces facultés s’étaient conser­vées chez S..., à côté des caractères absolument normaux acquis au cours du développement complet d’une conscience active et des processus de pensée.

S... était naturellement, beaucoup plus doué que quiconque qu’il m’a été donné de connaître, de la faculté de « synesthésie », c’est-à-dire de pouvoir produire à partir d’une impression sensorielle donnée, une image mentale correspondante d’une impression sensorielle d’un autre genre. Les exemples particuliers de ce phénomène que nous avons cités plus haut, étaient limités à la faculté de voir les sons en termes de couleur et d’en­tendre les couleurs comme des sons.

J ’ai eu une fois l’occasion d’en discuter avec lui ; le point le plus intéressant qui en est ressorti et dont je suis heureux de garantir l’authen­ticité, est qu’il voyait la série des voyelles, non pas comme des couleurs, mais suivant une gamme de valeurs lumineuses différentes. La couleur, pour lui, était évoquée par les consonnes seulement. Ceci me semble bien plus convaincant que toutes les spéculations que nous avons citées ci-dessus.

Nous pouvons donc affirmer, sans craindre d’être contredits, que des relations purement physiques existent bien entre les vibrations du son et de la couleur.

Mais l’on peut également déclarer, et tout aussi catégoriquement, que l’art a très peu de choses en commun avec ces relations purement physiques.

Quand bien même une correspondance absolue entre les sons et les couleurs devait nous être révélée et c’est probablement ce qui existe en fait, un tel moyen d’action, pour nous autres réalisateurs de films, nous mènerait, en mettant les choses au mieux, sur la voie du joaillier dont parle Jean d’Udine :

« ... Je connais un orfèvre qui, bien que très intelligent et très cultivé, est certainement un médiocre artiste... Il a décidé de faire des vases et des bijoux originaux, à tous prix. Comme il est privé de toute inspiration créatrice authentique, il en est arrivé à croire que toutes les formes natu­relles sont belles (ce qui, soit dit en passant, n’est pas vrai). Afin d’obtenir les formes les plus pures, il se contente de copier exactement les vibrations produites par les instruments de physique, destinés à l’analyse des phé­nomènes naturels. Ses principaux modèles sont les courbes lumineuses for­mées sur un écran par les vibrations produites sur un plan perpendiculaire par les petits miroirs placés sur les branches des diapasons, utilisés en physique pour étudier la complexité relative des divers intervalles musicaux. Il copiera, par exemple, sur une boucle de ceinture, le chiffre huit, de contour plus ou moins élégant, que donnent deux diapasons à l’octave. Je crois qu’il serait malaisé de le convaincre que la consonance d’une octave, qui, en musique forme un accord extrêmement simple, ne transmet une émotion semblable aux yeux. Quand il découpe une broche en ciselant la courbe particulière produite par deux diapasons vibrant à neuf inter­valles l’un de l’autre, il croit fermement qu’il est en train de réaliser dans l ’art plastique une émotion qui correspond aux harmonies que M. Debussy a introduites dans la musique...48 »

En art, ce ne sont pas les relations absolues qui sont décisives, mais uniquement ces relations arbitraires dans le cadre du système d’images particulier que dicte une œuvre d’art donnée.

Le problème n’est pas, et ne sera jamais, résolu par un catalogue fixe de symboles-couleurs, mais l’intelligibilité et l’effet émotionnels de la cou­leur naîtront de l’ordre naturel d’un devenir vivant de la partie couleur de l’œuvre, du processus même de la formulation de l’image, du mouvement vivant de l’œuvre tout entière.

Même dans le cadre (étroit comme gamme de couleurs) du blanc-et-noir (dans lequel la plupart des films sont encore faits), l’une de ces teintes non seulement échappe à l’attribution d’une seule « valeur » absolue, mais peut aussi bien prendre une signification absolument opposée, dépendant uniquement du sens figuré que lui aura donné le système général des différents films.

Il nous suffira de rappeler le thème du blanc et du noir, dans la Ligne Générale et dans Alexandre Nevsky.

Dans la Ligne Générale, le noir était associé à tout ce qui était réac­tionnaire, criminel, ou arriéré, tandis que dans la couleur blanche s’incar­naient le bonheur, la vie et les formes nouvelles d’organisation.

Dans Alexandre Nevsky, au contraire les tuniques blanches des Teutons étaient associées aux thèmes de cruauté, d’oppression et de mort : cepen­dant que la couleur noire, attribuée aux combattants russes, incarnait les thèmes positifs d’héroïsme et de patriotisme. Cela surprit beaucoup et fut remarqué par la presse étrangère.

Il y a fort longtemps, j’ai abordé cette question des relations de /’« ima­gerie » avec la couleur, en étudiant le problème des relations dans le cadre du montage-image en général :

48. Jean d’Udine (Albert Cozanet), l’Art et le Geste, Paris, Alcan, 1910, pp. 28-29.

... Même si nous avons une séquence de (fragments) de pellicule :Un vieillard aux cheveux blancs Une vieille femme aux cheveux blancs Un cheval blanc Un toit couvert de neige

nous ne saurions affirmer si cette séquence tend à évoquer la « vieillesse » ou la « blancheur ».

Ce genre de séquence pourrait se dérouler longtemps avant que nous ne découvrions enfin ce fragment de pellicule « révélateur » aussi près que possible du début de la séquence (dans un montage « orthodoxe »). Il devient même quelquefois nécessaire de le préciser à l’aide d’un sous- titre... 49

Cela veut dire que nous n’obéissons pas à une « loi omnipotente » de o significations » absolues de correspondances entre les couleurs et les sons, et de relations absolues entre ceux-ci et certaines émotions, mais ce que cela veut dire en fait c’est que nous décidons nous-mêmes quelles sont les couleurs et les sons qui rempliraient au mieux le rôle que nous leur avons assigné tout en provoquant l’émotion dont nous avons besoin.

Bien sûr, les conceptions « généralement admises » peuvent nous servir d’inspiration souvent très effective, dans l’élaboration de 1’« imagerie » de couleurs de notre œuvre.

Mais la loi (qui vient d’être arrêtée) ne légalisera aucune correspondance absolue « en général » ; elle exigera au contraire une uniformité dans une gamme donnée de tonalité de couleur, se maintenant à travers l’œuvre entière, lui assignant une structure d’image en harmonie étroite avec le thème, l’idée-même de l’œuvre.

49. S. M. Eisenstein : La quatrième Dimension au Cinéma, publié dans le magazine Kino, n° 34, Moscou, 1929. Publié en anglais, et daté du 19 août 1929, traduit par W. Ray, dans la revue Close-up, Londres, mars 1930. Et reproduit dans le tome III des Œuvres de Eisenstein.

Le fond, la forme et la pratique

... Si, dans une composition qui est déjà inté­ressante de par le choix du sujet, vous ajoutez une disposition de lignes qui augmentent l’im­pression. Si vous ajoutez le clair-obscur qui saisit l’imagination et la couleur adaptée aux person­nages, vous avez résolu un problème bien plus difficile, vous êtes entrée dans le royaume des idées supérieures, en faisant ce que fait le musi­cien, quand à un simple thème il ajoute toutes les ressources de l’harmonie et de ses combinai­sons...

Journal d’Eugène Delacroix1

Dans le deuxième chapitre de notre ouvrage, nous avons discuté du nouveau problème posé par les combinaisons audio-visuelles : celui de résoudre des questions de composition entièrement nouvelles. La solution de ce problème de composition consiste à trouver la clé d’un système de mesures communes au fragment-musique et au fragment-image ; un sys­tème tel qu’il nous permettrait de combiner les deux bandes « verticale­ment » c’est-à-dire simultanément chaque phrase de la bande musicale avec chaque phrase des fragments de représentations plastique — les plans — se déroulent parallèlement. La seule condition : notre obéissance à la lettre à cette loi qui nous permet de combiner « horizontalement » ou d’une façon continue : plan après plan dans le film muet, phrase après phrase du développement d’un thème en musique. Nous avons examiné cette ques­tion du point de vue des positions générales en rapportant aux correspon­dances entre les phénomènes visuels et les phénomènes auditifs.

Dans ce but nous avons discuté de la question de la correspondance entre la musique et la couleur, et nous avons conclu que l’existence d’équi­valents « absolus » son-couleur — même s’ils se trouvent dans la nature — ne peuvent jouer un rôle décisif dans une œuvre d’art, sauf à l’occasion, d’une façon « annexe » peuvent être utiles.

Le rôle primordial est joué par la structure-image de l’œuvre, non pas tant en utilisant les correspondances généralement admises, mais en éta­blissant dans nos images d’une œuvre d’art déterminée les correspondances

1. Le Journal d’Eugène Delacroix (sans références). Epigraphe, et titre de chapitre, ajoutés par J. Leyda.

{son-image, son-couleur, etc.), quelles qu’elles puissent être, que dicteront l’idée et le thème de cette œuvre donnée.

Tournons-nous maintenant des hypothèses générales précédentes vers une méthode concrète de création des correspondances entre la musique et l’image. Ce sera la même pour tous les cas. Et il importera très peu que le compositeur écrive la musique suivant « l ’idée générale » d’une séquence ou suivant le découpage ébauché ou définitif de cette séquence ; ou, en inversant le processus, que le metteur en scène établisse son montage visuel suivant une musique déjà écrite et enregistrée sur la bande sonore.

J ’aimerai souligner que dans Alexandre Nevsky, nous avons eu recours littéralement à toutes ces méthodes. Il y a certaines séquences pour les­quelles la musique tout entière a été composée suivant le découpage défi­nitif. Certaines séquences ont été faites suivant ces deux méthodes à la fois. D y en a même qui fourniraient une riche matière à anecdotes : ainsi, par exemple, pour la scène de la bataille où fifres et tambours jouent pour les soldats russes victorieux, je ne parvenais pas à trouver comment expliquer à Prokofiev quel était l’effet précis que l’on devait « voir » dans sa musique durant ce moment d’allégresse. Voyant que nous n’aboutissions à rien, j’ai demandé que l’on prenne dans les « accessoires » certains instruments, et, tandis que des figurants faisaient semblant d’en jouer, je les ai filmés comme ils devaient apparaître dans le film (mais sans le son) visuellement, puis j’ai projeté le résultat devant Prokofiev, qui, presque immédiatement me remit 1’« équivalent musical » exact de cette image visuelle de fifres et de tambours que je venais de lui montrer.

C’est avec les mêmes moyens que nous avons produit les sons des grands corps des chevaliers teutons. De la même façon, certaines parties achevées de la partition nous suggérèrent des solutions visuelles plastiques que M. Prokofiev ni moi-même n’aurions pu prévoir à l’avance. Souvent elles s’accordaient si parfaitement avec la « sonorité interne de la séquence » complétée, qu’elles donnent maintenant l’impression d’avoir été préméditées de longue main. (Comme par exemple la scène où Veska et Grevilo Olexitch s’embrassent avant de partir rejoindre leurs postes, ou bien aussi, dans une grande partie de la séquence des chevaliers galopant à l’attaque, etc.).

Nous citons ces exemples pour confirmer notre affirmation que cette « méthode » que nous proposons a été éprouvée « en long et en large » selon toutes ses possibilités et toutes ses nuances.

Quelle est donc cette méthode de création des correspondances audio­visuelles ?

Une réponse naïve, à cette question serait de trouver des équivalents aux éléments de pure représentation de la musique.

Une telle réponse ne serait pas seulement naïve et dénuée de sens, et nous mènerait inévitablement à la confusion que fait Tchertchevin, dans le roman de Pavlenko : « Les avions Rouges volent vers l’Est » :

« ... Il sortit de sa serviette un cahier de notes, dans une reliure de toile cirée écaillée, sur lequel était inscrit : Musique.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.— Mes impressions musicales. A un certain moment, j ’essayais de

comprendre le sens de la musique avant que je ne comprenne la musique elle-même. Je me suis entiché d’un certain vieux bonhomme, un pianiste

de cinéma, un ancien colonel de la Garde. Que disent les instruments ? « Ça, c’est le courage » me dit le vieux bonhomme.

« Le courage, pourquoi ? » lui demandai-je. Il haussa les épaules :« Do majeur, si bémol majeur, fa dièze majeur, ce sont des notes fermes,

résolues, nobles » m’explique-t-il. E t je pris l’habitude de le voir avant que le film ne commence, je lui offrais mes rations de cigarettes, — puisque je ne fumais pas —, et je lui demandais comment l’on devait comprendre la musique.

Je continuais à la voir au cinéma, et sur les papiers qui enveloppent les bonbons, il m’écrivait le nom des œuvres qu’il jouait, et leur signifi­cation émotionnelle. Ouvrez ce cahier de notes et nous allons rire ensem­ble »... Elle lut :«... Chant des jeunes filles » du Démon de Rubistein : tristesse Fantaisiestucke n° 2 de Schumann : inspiration.Barcarolles des Contes d’Hoffmann d’Offenbach : amour.« Ouverture de la Dame de Pique de Tchaikovski : maladie... »Elle referma le livre.

— Je ne peux pas en lire davantage, dit-elle, j’en ai honte pour vous. Il rougit, mais ne s’avoue pas vaincu.

— Et, savez-vous, j ’écrivais et j ’écrivais sans arrêt, j’écoutais et je prenais des notes, je comparais et je collectionnais. Un jour le vieux bonhomme jouait quelque chose de noble, d’inspiré, de joyeux et d’exaltant, et je devinais aussitôt ce qu’il évoquait : le ravissement. Quand il finit de jouer ce morceau il me lança un billet. Il se révéla qu’il avait joué La danse macabre de Saint Saens, thème de terreur et d’horreur. Et j’ai alors compris trois choses : la première que mon vieux colonel ne compre­nait rien à la musique, la seconde qu’il était bête comme ses pieds, et troisièmement que c’est en forgeant que l’on devient forgeron »...2

En dehors des définitions d’une absurdité aussi patentée que celles-là, une définition quelconque, qui ne ferait que s’approcher un peu de cette compréhension étroite des représentations de la musique, mènerait inévi­tablement à une visualisation d’une platitude écœurante, en supposant que pour une raison ou une outre, cette visualisation soit nécessaire ; ainsi :

« amour » : un couple qui s’embrasse.« maladie » : une vieille femme avec une bouillotte sur le ventre.Et si nous ajoutons aux images évoquées par la « Barcarolle » d’Offen­

bach, une série de paysages vénitiens, et à l’Ouverture de la Dame de Pique — diverses vues de Saint-Pétersbourg —, et alors ? 1’« Illustration » des amoureux, ainsi que l’illustration de la vieille malade en seront dépas­sées. Mais choisissez parmi toutes les « scènes » de Venise, uniquement celles du flux et du reflux de l’eau combinées avec le va-et-vient du jeu de la lumière qui s’y reflète, etc., qui pourraient être ici à propos vous n’auriez plus une illustration de ce que la musique « représente », mais une réponse à la sensation du mouvement intérieur d’une Barcarolle.

Le nombre d’images « personnelles » qui peuvent naître de ce mouvement interne est illimité. Et elles refléteront toutes ce mouvement interne, car tout sera basé sur la même sensation. Ceci implique aussi bien l’emploi

2. Pavlenko : Les avions Rouges volent vers l’Est. Référence inconnue, traduction nouvelle.

ingénieux de la Barcarolle d’Offenbach par Walt Disney, la solution visuelle est... un paon dont la queue chatoie « musicalement », et qui se panache sur une flaque d’eau pour y retrouver l’image identique des plumes de sa queue opalescente, chatoyante la tête en bas3.

Tous ces flux et reflux, ces rides sur l’eau, ces réflexions, et cette opalescence qui viennent à l’esprit comme étant l’essence même des scènes vénitiennes, ont été soigneusement préservées par Disney en accord avec le rythme de la musique ; la queue déployée et son reflet se rapprochent l’une de l’autre et s’éloignent variant la distance de cette queue somp­tueuse à la flaque d’eau — les plumes de la queue elles-mêmes ondulent et chatoient —, et ainsi de suite.

Ce qui est important dans cet exemple, c’est que cette représentation ne contredit nullement le « thème d’amour » de la Barcarolle, il n’y a seulement ici qu’une substitution à « l’image des amoureux » d’un élément caractéristique de l’amour : une opalescence constamment changeante des élans et des retraits de l’un et de l’autre des amoureux. Au lieu d’une représentation littérale, ce caractère a fourni des fondations composition- nelles, tant au style graphique de Disney dans cette séquence qu’au mou­vement même de la musique.

On pourrait trouver un meilleur exemple chez Jean Sébastien Bach qui construit sa musique suivant les mêmes directives, en recherchant toujours ces éléments de mouvement qui donnent une expression plus riche au mouvement fondamental qui caractérise ses thèmes. Dans son étude sur Bach, Albert Schweitzer nous donne d’innombrables citations musicales qui le prouvent et en particulier cet exemple curieux de la Cantate de Noël (n° 121):

... A quel point il s’est aventuré dans sa musique, nous pouvons le voir dans sa Cantate de Noël Christum wir sollen loben schon, (n° 121). Le texte de l’Aris : « Johannis freudenvolles Springen erkannte dich mein Jesu schon » se réfère à ce passage de l’évangile selon Saint-Luc : « Et il arriva ceci, que quand Elisabeth entendit les salutations de Marie, l’enfant tres­saillit dans son sein. » La musique de Bach n’est rien d’autre qu’une longue série de violentes convulsions : ...4

Un compositeur d’un tout autre genre avoue, une recherche analogue, mais moins intentionnelle, c’est Giuseppe Verdi, qui, dans une lettre à Léon Escudier, écrivait :

3. Il s’agit d’une Silly Symphony de 1931 : Birds of a feather (littéralement « les oiseaux d’une plume »).

4. Albert Schweitzer : Jean-Sebastien Bach, retraduit du texte anglais de Ernest Newmann, Londres, Droitkopf et Hartel, 1911, vol. II, chap. XXIII.

« ... J ’ai envoyé aujourd’hui à Ricordi le dernier acte de Macbeth achevé et complet.

Quand vous l’entendrez vous remarquerez que j’ai écrit une fugue pour la bataille ! ! ! Une fugue moi qui déteste tout ce qui sent l’école, et qui n’ai pas fait une chose pareille depuis près de trente ans ! ! ! Mais je vous dirai que dans ce cas cette forme musicale tombe à point. La répétition du thème et du contre-thème, le choc des dissonances, le heurt des sons, tout cela exprime assez bien une bataille...5

On ne peut trouver de communes mesures entre image et musique au moyen d’éléments étroitement « figuratifs ». Si l’on parle de correspon­dances et de proportions authentiques et profondes entre la musique et l’image, cela ne peut être fait que par rapport aux relations entre les mouvements fondamentaux de la musique et de l’image, c’est-à-dire entre les éléments de composition et de structure, puisque les correspondances entre les « images » et les « images » produites par les évocations musi­cales, sont en général de perception tellement individuelles, et manquent à un tel point de base concrète, que l’on ne peut les inclure dans aucune « réglementation » stricte et méthodique. Les exemples ci-dessus en sont une preuve éloquente.

Nous ne pouvons parler que de ce qui est effectivement « commensu- rable », c’est-à-dire du mouvement qui est à la base à la fois de la loi de structure du morceau de musique donnée et de celle de la représentation visuelle donnée. Ici la conception de la loi de structure, d’un processus et du rythme du devenir et du développement de tous deux, nous donne la seule base solide pour établir une unité entre eux.

Ceci n’est pas dû seulement au fait qu’une loi du mouvement ainsi conçue peut se « matérialiser » dans une égale mesure à travers les données particulières de chacun des arts, mais c’est surtout dû au fait qu’une telle loi, de structure est, en général, le premier pas vers l’incarnation du thème en une image ou en une forme de l’œuvre d’art, quel que soit la matière dans laquelle le thème est incarné.

Tout ceci reste clair tant que nous traitons de la théorie, mais qu’arrive- t-il en pratique ?

La pratique démontre ce principe avec une simplicité et une clarté encore plus grandes. La pratique se présente de la sorte :

Nous disons tous que certains morceaux de musique sont « transpa­rents » ou « dynamiques » ou bien qu’ils ont une « ossature très nette » ou « des contours flous ». Nous le faisons parce que pour la plupart, en écoutant de la musique, nous évoquons certaines images plastiques, plus ou moins vagues ou précises, concrètes ou abstraites, mais, d’une façon ou d’une autre, curieusement liées à notre perception de cette musique.

Dans le cas plus rare d’une évocation abstraite plutôt que concrète ou dynamique, l’on pourrait se ressouvenir du Gounod, qui, écoutant une œuvre de Bach, pensif, soudain remarqua : « Je trouve quelque chose d’oc­togonal dans cette musique... » Cette remarque est moins surprenante si l’on se souvint que le père de Gounod était un « peintre de grand talent »

5. Retraduit du texte anglais de la lettre datée du 3 février 1865, de Giuseppe Verdi à Léon Escudier, publiée dans la revue Music and letters, Londres, avril 1923. Cet exemple est, sans doute, un ajout de J. Leyda.

et que sa grand-mère maternelle était « musicienne aussi bien que poé­tesse » 6. Ces deux courants furent si vifs tout au long de sa jeunesse, qu’il a noté dans ses mémoires qu’il avait autant de chance de devenir un maître dans les arts plastiques que dans l’art de la musique.

Mais, en dernière analyse, nous remarquons qu’une telle « géométrisa­tion » n’est peut-être pas tellement exceptionnelle. Ainsi, Tolstoï, dans la guerre et la paix, fait dépeindre par l’imagination de Natacha un ensemble beaucoup plus complexe : l’image complexe d’un homme ; et Natacha par­lant de Pierre Bezukhov à sa mère le décrit comme un « carré bleu » 7. Un autre grand réaliste ; Dickens, dépeint quelquefois ses personnages à l’aide, précisément, de « ces moyens géométriques », et parfois grâce à ce « moyen géométrique », il découvre tous les caractères profonds du per­sonnage. Voyez par exemple, Mr Gradgrind, à la première page de Hard Times (« les temps durs »), un homme de paragraphes, de chiffres et de faits, de faits, de faits :

« ... Le cadre était la simple voûte nue et monotone d’une classe d ’école et l’index « carré » du Speaker (le Président) accentuait emphatiquement chacune de ses observations, en soulignant chaque phrase d’un trait sur la manche du maître d’école. Cette emphase était amplifiée par le mur carré qui servait de front au speaker, mur qui avait ses sourcils pour base, cependant que ses yeux s’étaient trouvé un encavement spacieux dans deux caves sombres, que le mur ombrageait... L ’allure obstinée du speaker, jaquette « carrée », jambes « carrées », « épaules carrées », bien plus, sa propre cravate, entraînée à lui serrer la gorge d’une étreinte malcommode, comme un fait rebelle, tel que, tout participait à cette emphase.

« Dans cette vie, nous ne voulons rien d’autre que des faits, Monsieur, rien d’autre que des faits ! »...8 »

Un autre exemple de ce que la musique évoque en nous, est notre habileté à représenter — avec, naturellement, des variations individuelles et avec plus ou moins d’expression —, à l’aide des mouvements de nos mains la sensation qu’éveille en nous telle ou telle nuance de la musique.

Il en est de même en poésie, où le rythme et la métrique sont perçus par le poète en premier lieu, en tant qu’images du mouvement. Le sentiment du poète pour ce qui est de cette identification entre la métrique et le mouvement a été finement exprimé par Pouchkine dans son ironique sixième strophe du Cottage à Kolomne.

Les Pentamètres demandent la pause de césure Après le second pied, j’en conviens,Sinon, vous balancez entre la crête et le creux,J’ai beau être étendu sur un sofa,C’est comme si je galope dans les labours gelés dans une charrette cahotante9

6. Cf. les Souvenirs autobiographiques de Charles Gounod.7. Tolstoï, Guerre et paix, livre VI, chap. 13.8. Traduction nouvelle.9. Alexandre Sergeyevitch Pouchkine : Polnoye Sobraniye Sochinenii, Leningrad

Académie, 1936, vol. II, p. 431 (traduction nouvelle).

Par ailleurs, c’est également Pouchkine qui nous donne les meilleurs exemples de la traduction en vers de certains mouvements. Celui, par exemple, de la vague qui se brise. La langue russe n’a pas de mot qui puisse décrire d’une façon adéquate et concise le phénomène entier de la vague qui naît, se creuse, se gonfle en s’incurvant et qui éclate quand elle se brise ; l’allemand est privilégié puisqu’il a un mot composé : yvellenschlag,— qui traduit cette image dynamique avec une fidélité absolue. Dumas père, je ne sais où, peut-être même dans les Trois mousquetaires, déplore le fait que la langue française contraigne ses écrivains à se servir de toute une phrase « le bruit de l’eau qui se brise sur une surface dure », alors qu’un auteur anglais a juste un mot à employer, un mot très riche : splash. Je crois, cependant, qu’aucune littérature du monde ne possède une plus belle traduction des dynamismes du mouvement des vagues qui se brisent, que le passage de l’inondation dans le Cavalier de Bronze de Pouchkine.

Après la célèbre strophe :

Voyez, Petropol, qui file flottantComme un triton, à mi-corps, dans l’eau profonde, plongé!... L ’inondation se gonfle :Un siège ! Les vagues traîtresses attaquent Grimpent, telles des voleurs, par les fenêtres; reculent,Les barques, poupes en avant pulvérisent les vitres;Des planches, leur couverture trempée, passent ;Des troncs, des toits, des cabanes en pièces,Les marchandises de modestes commerçants dispersées Et du pâle mendiant les effets délabrés,Les ponts sous la bourrasque de leurs piles arrachés,E t des cercueils arrachés aux cimetières détrempés,Tout cela, nage à travers les rues...10

De tous les exemples que nous venons de citer, nous pouvons déduire une, notion simple et pratique d’une méthode de combinaisons audio­visuelles :

Nous devons savoir comment saisir le mouvement d’un morceau de musique donné, en déterminant son cours (sa ligne ou sa forme), pour nous servir de base dans la composition plastique qui doit correspondre à la musique.

Il y a déjà de nombreux exemples de ce principe : construire une composition plastique basée sur une trame musicale nettement fixée, comme pour la chorégraphie du ballet, dans laquelle il y a correspondance absolue entre le mouvement de la musique et celui de la mise en scène.

10. Pouchkine, édit. citée, vol. II, p. 468 (traduction nouvelle basée sur le texte anglais d’Olivier Elton, publié dans the work of Pushkin, ed. Nonesuch Press, U.S.A., 1936).

Note de S. M. Eisenstein : j’ai écrit, ailleurs, comment Pouchkine a « reconsti­tué » exactement dans ses vers une vague qui se gonfle, roule, se brise et éclate, suivant des expressions qui perdraient tout leur sens dans quelque traduction que ce soit.

Toutefois, quand nous avons devant nous un certain nombre de plans également « indépendants » u, tout au plus en ce qui concerne leur adapta­bilité, mais de composition différente, nous devons, avec la musique sous les yeux, ne choisir et ne disposer que les plans qui correspondent bien à la musique, suivant les critères exposés plus haut.

Un compositeur doit procéder de même quand il s’attaque à une séquence déjà montée : il lui faut analyser le mouvement visuel tant à travers la composition générale du montage, qu’à travers la trame de cette compo­sition telle qu’elle se poursuit de plan en plan, aussi bien que dans la composition contenue dans le cadre de chacun des plans. Il aura donc à baser l’élaboration de ses évocations musicales sur ces données.

Car le mouvement, « le geste » qui est à la base de l’un et de l’autre n’est pas quelque chose d’abstrait sans rapport avec le thème, mais c’est l’incarnation plastique elle-même, généralisé, du dessin de l’image à travers laquelle résonne le thème.

« Montent en flèche », « s’élargissant », « se brisant », « de structure ser­rée », « boitillant », « se développant majestueusement », « inégal », « zigza­guant », sont autant de termes que l’on utilise pour définir ce mouvement dans les cas abstraits les plus simples et les plus généraux. Nous verrons dans notre exemple que cette trame peut impliquer non seulement des caractéristiques dynamiques, mais également tout un complexe d’éléments et de significations fondamentales particulières au contenu de cette image recherchant une incarnation. Quelquefois l’on trouvera dans l’intonation ce qui, au départ, fera prendre corps à l’image. Mais ceci n’affecte en rien les conditions fondamentales, car l’intonation n’est autre que l’in­flexion, le mouvement de la voix naissant du même mouvement émotionnel qui doit servir de base à la délinéation de l’image entière. C’est justement cela qui rend si aisée la description d’une intonation à l’aide d’un geste tout aussi bien qu’on le fait pour une inflexion de la musique elle-même. C’est de la base même du mouvement de la musique que toutes ces manifestations jaillissent avec une force égale : l’intonation de la voix, le geste et le mouvement de l’homme qui dirige la musique. Nous exami­nerons cette question en détail par ailleurs.

Ici, nous aimerions souligner que la ligne pure, c’est-à-dire le contour spécifiquement « graphique » d’une œuvre, n’est que l’un des nombreux moyens de représenter visuellement le caractère d’un mouvement. Cette ligne — la trajectoire du mouvement ■—, dans des conditions et dans des œuvres d’art plastique différentes, peut être tracée de façons très diverses, autres que linéaires. Par exemple ce mouvement peut être réalisé aussi bien, en modifiant les nuances dans la structure des lumières ou des cou­leurs, ou bien encore en déployant successivement des volumes et des distances.

Ainsi, chez Rembrandt cette « ligne du mouvement » est exprimée par

11 . «Indépendants» uniquement dans le sens qu’ils pourraient thématiquement être disposés dans n’importe quel ordre. Les douze plans de « la séquence de l’at­tente», dont nous traitons plus loin, étaient justement de ce genre. Par leur nature thématique purement documentaire ils auraient pu être disposés dans n’importe quel ordre. Leur disposition finale fut décidée par les nécessités émotionnelles et d’inter­prétation de la construction [note S. M. Eisenstein].

les variations de densité de ses clairs-obscurs. Delacroix, lui, l’a réalisé dans la direction suivie par les regards des spectateurs allant d’une forme à l’autre, suivant la distribution des formes et des volumes (sur la surface de ses tableaux) ; il a noté dans son Journal son admiration pour l’utili­sation que faisait Léonard de Vinci du « système antique du dessin par boules » 12 (méthode que, d’après ce que nous en disent ses contemporains, Delacroix lui-même utilisa toute sa vie). Un écho (remarquablement) proche de ce que Delacroix pensait des lignes et des formes, se retrouve chez Balzac ; Frenhofer, dans le Chef-d'œuvre inconnu, déclare que le corps humain n’est pas fait de lignes, et que, « rigoureusement parlant » : « il n’y a pas de lignes dans la nature où tout est plein » 13.

S’opposant à cette conception, l’enthousiaste du « contour » qu’était Wil­liam Blake, s’écriait en un appel pathétique :

« ... O très chère Mère de la Ligne, de la connaissance la plus pro­fonde 14 »

... appel que l’on peut trouver dans la plus violente de ses polémiques contre Sir Joshua Reynolds, dirigée surtout contre l’attention insuffisante que portait Reynolds à la précision des contours.

Il conviendrait de préciser que nous ne traitons pas ici du fait du mou­vement dans l’œuvre d’art, mais des moyens grâce auxquels ce mouvement prend corps, ce qui caractérise et ce qui distingue l’œuvre des différents peintres.

Dans l ’œuvre de Dürer, ce mouvement est souvent exprimé par Yalter- nance de formules mathématiquement exactes dans les proportions internes de ses tableaux. Ceci n’est pas très différent des modes d’expression des autres peintres et de Michel-Ange en particulier, chez qui le rythme se développe dynamiquement à travers la courbe et le gonflement des mus­cles de ses personnages, exprimant ainsi, non seulement le mouvement

12. Le Journal d’Eugène Delacroix, op. cit., note du 10 mars 1849.13. Balzac : Le Chef d’Œuvre Inconnu, édit. de la revue Labyrinthe, Skira, Genève,

1945, p. 48 : textuellement (nous soulignons la citation) :« ... Comme une foule d’ignorants qui s’imaginent dessiner correctement parce

qu’ils font un trait soigneusement ébardé, je n’ai pas marqué sèchement les bords extérieurs de ma figure ... car le corps humain ne finit pas par des lignes... La nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans les autres. Rigoureusement parlant le dessin n’existe pas ... La ligne est le moyen par lequel l’homme se rend compte de l’effet de la lumière sur les objets ; mais il n’y a pas de ligne dans la nature où tout est plein : c’est en modelant qu’on dessine ... aussi n’ai-je pas arrêté les linéaments ... peut-être faudrait-il ne pas dessiner un seul trait... »

P. 55, l’ami de Frenhofer commente : « il a profondément médité sur les cou­leurs, sur la vérité absolue de la ligne... dans ses moments de désespoirs il prétend que le dessin n’existe pas et qu’on ne peut rendre avec des traits que des figures géométriques... »

Pourtant, p. 80, Frenhofer se contredit. « ... n’ai-je pas bien saisi le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ?... »

Et p. 84 : « ... j’ai pu... ôter jusqu’à l’idée de dessin et de moyens artificiels et lui donner l’aspect et la rondeur même de la nature. »

14. Trad. nouvelle de l’original anglais :« ... O dear Mother Outline, of knowledge most sage... » dans Poetiy and Prose

of William Blake. Nonesuch Press, 1939, p. 186,

et l’attitude de ceux-ci, mais plutôt la gamme entière de toutes les émotions de l’artiste15.

Piranesi16 a accompli une réalisation non moins émouvante dans sa voie particulière une ligne faite des mouvements et des variations des « contre- volumes » : les arches brisées et les voûtes de ses Carceri, avec l’entrela­cement des lignes entrecroisées de mouvements avec les courbes de ses escaliers infinis —, brisent l’assemblage de la fugue spatiale par une fugue linéaire.

Van Gogh, d’une manière analogue, a réalisé le mouvement de sa ligne avec des plis épais de couleurs, comme s’il tenait désespérément de fondre l’envolée de celle-ci avec une explosion de couleurs. Et, en cela, il faisait à sa manière ce que sous un angle personnel d’expression très différent Cézanne avait en vue quand il écrivait : la couleur et le dessin ne sont pas distincts1''.

N’importe quel mouvement connaît cette ligne. Cette ligne ne lui sert pas d’éléments de construction plastique mais d’élément dramatique, lié au sujet. C’est ainsi qu’elle est employée pour certain « krach de la banque », ou pour « Mikita Poustosviat ».

Et au sujet de cette question, nous devons bien nous souvenir qu’au cinéma le choix des « correspondances » entre l’image et la musique ne doit se satisfaire d’aucune de ces diverses « lignes », pas plus d’ailleurs que d’un ensemble de ces lignes utilisées simultanément. En dehors de ces données formelles générales, la même loi doit ordonner le choix des per­sonnes et des visages qui conviennent, des objets qui conviennent, des gestes, des actions qui conviennent et des séquences qui conviennent, parmi tous les choix possibles dans le cadre de la situation donnée.

Au temps du film muet, nous avons parlé de « l’orchestration des visages typés » 18, à plusieurs reprises (par exemple, pour produire la montée de la « ligne » de la douleur, au moyen de gros plans de plus en plus intenses, dans la séquence du « deuil de Vakoulintchouk » dans Le Cuirassé Potemkinë).

De même, dans les films parlants, de tels exemples peuvent se présenter, comme celui que nous avons déjà cité ci-dessus : le baiser d’adieu de Vaska et Gavrilo Olexich dans Alexandre Nevsky ; il ne pouvait avoir lieu qu’à un moment précis de la partition musicale ; comme d’ailleurs les gros plans des casques des chevaliers teutons ne pouvaient être utilisés

15. On se souvient de ce que Gogol en disait : « Pour Michel Ange, le corps ne sert qu’à révéler la force de l’âme, ses souffrances, ses cris à voix haute, sa nature invisible — il laissait de côté la plastique pure, et la forme d’un homme prenait des proportions gigantesques, en tant que symbole le résultat obtenu n’était pas un homme, mais les passions d’un homme. » N. Gogol : Arabesques, « Les derniers jours de Pompéi » (trad. nouv.).

16. Jean-Baptiste Piranesi : architecte et graveur italien (1720-1788).17. Léo Larguier : Cezanne ou le drame de la peinture, Paris, Dencal et Steale, p. 32.18. « Typer», en tant qu’expression et que méthode pourrait être défini par la

« distribution des rôles par types » (de la figuration, d’amateurs et non d’acteurs professionnels). Cela a été élevé par Eisenstein au niveau d’un instrument d’expression conscient, tout comme le montage, facteur simple du procédé physique d’achèvement d’un film, a été transformé en facteur plus large et en méthode plus profonde par des cinéastes soviétiques [note de J. Leyda].

avant l’endroit où ils ont été placés dans la séquence de l’attaque, car c’est à ce moment-là seulement que la musique changeait de caractère, passant du rythme qui pouvait être exprimé par des plans généraux ou des plans moyens, à celui qui exigeait un battement visuel rythmique, des gros-plans de galop, etc.

En marge de tout ceci, nous ne pouvons nier le fait que l’impression la plus frappante et la plus directe, ce qui sautera aux yeux avant tout» sera obtenue naturellement, par la coïncidence du mouvement de la musique avec celui du contour visuel, c’est-à-dire de la composition graphique du cadre ; car ce contour, cette délinéation ou cette ligne est l’élément « d’em­phase », l’interprète le plus précis de l’idée même du mouvement.

Mais revenons maintenant à l ’objet même de notre analyse et essayons à l’aide d’une partie du début de la 7e bobine d’Alexandre Nevsky, de démontrer comment et pourquoi un certain nombre de plans, d’une certaine longueur, et dans un certain ordre, ont été juxtaposés d’une certaine façon plutôt que d’une autre avec une certaine partie de la partition musicale.

Nous essaierons d’y découvrir le « secret » de ces correspondances verti­cales de séquences qui, pas à pas, retient la musique aux différents plans au moyen d’un geste identique qui est la base du mouvement tant de la musique que des images.

Ce qui est particulièrement intéressant dans ce cas c’est le fait que la musique a été composée sur un montage complètement achevé des éléments- images. Le compositeur avait parfaitement saisi le mouvement visuel du thème, aussi bien que le metteur en scène avait saisi le mouvement musical complet dans la scène suivante de l’attaque, dont le montage a été fait sur la musique déjà enregistrée sur la bande sonore.

Cependant, c’est une méthode identique qui a été utilisée dans les deux cas pour relier organiquement musique et image, à travers le mouvement. Donc, du point de vue de la méthode, il importe très peu de savoir précisément de quel élément part le processus de la création des combi­naisons audio-visuelles.

** *

Le côté audio-visuel d 'Alexandre Nevsky atteint son expression la plus grande, sa fusion la plus complète, dans la séquence de la « bataille sur la glace», et tout particulièrement sur « l’attaque des chevaliers» et dans « la punition des chevaliers ». Ce côté d 'Alexandre Nevsky en est aussi un des facteurs décisifs, puisque de toutes ses séquences, c’est justement cette « Attaque » qui a semblé la plus impressionnante et la plus mémorable.

Aussi bien aux critiques qu’aux spectateurs. La méthode qui y a été utilisée pour les correspondances audio-visuelles, a été également employée pour toutes les séquences de ce film. Nous choisirons donc pour notre analyse un fragment de séquence qui puisse être reproduit d’une façon à peu près satisfaisante sur une page imprimée, un fragment où toute la composition est résolue à l’aide de plans « immobiles » et dont on ne perdra presque rien en montrant ces plans en reproduction sur une page au lieu de la projeter sur l’écran.

Un tel fragment est facile à trouver et qui plus est en ce qui concerne les règles d’écriture il est l’un des plus rigoureux.

Ce fragment se compose de douze plans de cette « aube d’anxieuse attente » qui précède le début de l’attaque et la bataille, et qui suit la nuit pleine d’anxiété, la veille de la « Bataille sur la glace ». Le contenu thématique de ces douze plans est très simple :

Alexandre sur le Rocher du Corbeau, les troupes russes au pied de ce rocher sur la rive du lac Tchoudskoï gelé, scrutant l’horizon d’où l’ennemi doit apparaître19.

Un diagramme inséré à la fin de ce volume se déroule sur quatre bandes horizontales. Les deux premières contiennent la suite des images et des mesures musicales, qui, juxtaposées, dépeignent cette situation. 12 cadres, 17 mesures. (Nous préciserons dans le cours de l’analyse les raisons de la disposition particulière des images et des mesures musicales ; elle cor­respond aux composants internes principaux de la musique et de l’image).

Imaginons maintenant ces XII plans, et ces 17 mesures de musique, non comme nous les percevons sur l’écran. Quelle partie de cette continuité audio-visuelle exerce la plus grande impression sur notre esprit attentif?

La plus grande impression semble être donnée par le plan III, suivi du plan IV. Souvenons-nous bien que cette impression ne provient pas seulement des plans photographiques, mais qu’elle est une impression audio­visuelle qui est donc créée par la combinaison de ces deux plans avec la musique correspondante — ce que l’on éprouve directement dans la salle. Ces deux plans, III et IV correspondent aux mesures 5 —, et 7, 8.

Que ce soit là le groupe audio-visuel le plus impressionnant et le plus direct, on peut le vérifier aisément en jouant au piano les quatre mesures « en accompagnement » des reproductions de ces deux plans. Cette impres­sion a été confirmée par l’appréciation de toute cette séquence lors de sa projection devant les étudiants de l’institut Cinématographique de l’Etat.

Prenez ces quatre mesures, et essayez de décrire, en l’air avec votre main, la ligne de mouvement que vous suggère le mouvement de la musique.

Le premier accord peut être évoqué visuellement comme une « plate-forme de départ », un tremplin.

Les cinq noires, qui suivent en gamme ascendante, trouveraient une expression visuelle toute naturelle en une ligne ¿ élevant intensément. Donc, au lieu de décrire ce passage par une simple ligne ascendante, nous essaierons d’incurver légèrement notre geste correspondant :— ab (fig. 1).

L ’accord suivant (au début de la 5e mesure), précédé par une double •croche fortement accentuée, va donner, dans ces circonstances, l’impression d’une chute brutale :— bc (du point de vue mélodique, cette sensation de chute est obtenue par le saut : si - sol dièze). La ligne suivante : quatre fois la même note répétée — des croches, séparées par des soupirs —, peut se décrire

19. Cette séquence se situe au début de la Septième Bobine d’Alexandre Nevsky ; voir le découpage complet de ce film dans le tome III des Œuvres d’Eisenstein.

Il s’agit des plans 437 à 448, d’une longueur totale de 37 m 58 de pellicule, soit d’une durée de projection d’une minute et quinze secondes [N.d.T.].

F ig u r e i

naturellement par un geste horizontal sur lequel les croches sont indiquées; par des accents égaux entre c et d.

Traçons cette ligne (sur la figure 1 : bc et cd) et plaçons ce graphique- du mouvement de la musique sur les mesures correspondantes de la partition.

Décrivons maintenant le graphique du mouvement du regard sur les- lignes principales des plans III et IV qui « correspondent » à cette musique.

Ceci peut être également représenté par un geste de la main, qui nous donnera le dessin suivant représentant le mouvement dans le cadre de la. composition linéaire de ces deux plans :

F ig u r e a

De a à b le geste « s’incurve » vers le haut — traçant un arc à travers le nuage sombre qui se silhouette, dominant la partie inférieure la plus claire du ciel. De b à c, une chute brutale du regard vers le bas, du bord supérieur du cadre du plan III, presque jusqu’au bord inférieur du cadre- du plan IV —, la plus grande chute possible dans le sens vertical. Puis- de c à d, uniquement horizontale, sans le moindre mouvement ascendant ou descendant, mais interrompue à deux reprises par les points noirs des drapeaux qui se dressent au-dessus de la ligne horizontale des troupes.

Et maintenant comparons les deux graphiques : Que découvrons-nous ? Les deux courbes de mouvement se correspondent exactement, c’est-à-dire

que nous trouvons une coïncidence absolue entre le mouvement de la musi­que et le mouvement du regard sur la ligne de la composition plastique.

En d’autres termes, le même mouvement exactement se trouve à la base aussi bien de la structure musicale que plastique.

Je crois que ce mouvement peut également être relié au mouvement émo­tionnel. Le trémolo ascendant des violoncelles dans la gamme do mineur accompagne clairement la tension croissante aussi bien que l’angoisse croissante du guet. L ’accord semble rompre cette atmosphère. La série de croches semble décrire la ligne immobile des troupes : les sentiments des troupes s’étalent sur tout le front, sentiments qui vont s’accroître dans le plan V, et avec une tension renouvelée dans le plan VI.

Il est intéressant de noter que le plan IV, qui « correspond » aux mesures 7 et 8, comporte deux drapeaux, alors que la musique contient quatre croches. Le regard semble passer à deux reprises sur ces dra­peaux, de telle sorte que le front semble deux fois plus large que celui que nous voyons réellement. Allant de gauche à droite, le regard « scande » les croches avec des drapeaux, et les deux notes restantes entraînent notre esprit au-delà de la limite de droite du cadre où notre imagination prolonge indéfiniment la ligne de front des troupes.

La raison pour laquelle ces deux plans juxtaposés ont particulièrement attiré notre attention, est désormais éclaircie. L ’élément plastique du mou­vement, et le mouvement musical coïncident ici avec un maximum de description réaliste.

Allons toutefois de l’avant, et cherchons à déterminer ce qui saisit, en second lieu notre attention. En repassant cette séquence, nous sommes attirés par les plans I, VI-VII, IX-X.

En regardant de plus près la musique qui va avec ces plans nous décou­vrirons une structure semblable à la musique du plan III. (D’une façon générale, la musique de toute cette partie consiste en fait en deux phrases de deux-mesures chacune A et B, alternant d’une certaine façon l’une avec l’autre. Le facteur distinctif ici, est que, alors qu’elles appartiennent, du point de vue structure, à la même phrase A, elles varient en tonalité : la musique « correspondant » aux plans I et III étant en une tonalité — do mineur ■— tandis que la musique des plans VI-VII et IX-X appartient à une autre tonalité — do dièze mineur — le rapport de ce changement de tonalité avec la signification thématique de la séquence sera élucidé quand nous analyserons le plan V.)

Ainsi donc la musique des plans, I, VI-VII, IX-X, répétera la courbe de mouvement que nous avons établie pour le plan III. (Fig. 1).

Mais si nous regardons les plans-images, trouverons-nous la même courbe de composition linéaire avec laquelle la ligne du mouvement musical « fon­dait » ensemble les plans III-IV avec leur musique (mesures 5, 6, 7, 8) ?

Non!Et cependant la sensation d’unité audio-visuelle semble tout aussi forte

avec ces dernières compositions.Pourquoi ?Nous poumons en trouver l ’explication dans notre précédente discussion

des diverses expressions possibles de la « ligne » de mouvement. La courbe de mouvement que nous avons établie pour les plans III-IV ne doit pas être limitée à la seule courbe a-b-c, mais peut être exprimée à travers

n’importe lesquels des moyens plastiques à notre disposition. Nous ren­controns donc, en pratique, un des cas hypothétiques que nous avions suggérés ci-dessus.

Complétons alors notre discussion précédente à l’aide de l’analyse des trois nouveaux cas : I, VI-VII, IX-X.

CAS N° 1 :

La photographie ne peut pas réaliser à elle seule tout l’effet du plan I, car ce plan commence par un fondu ouvert, il apparaît donc graduellement. Nous voyons d’abord, à gauche, un groupe confus et sombre d’hommes avec un drapeau, puis, se révélant graduellement, le ciel pommelé irrégu­lièrement tacheté de nuages.

Nous voyons ainsi que le mouvement interne de ce plan est absolument identique avec notre description de mouvement interne du plan III. La seule différence réside dans le fait que le mouvement du plan I n’est pas linéaire, mais un mouvement d’éclairage progressif du cadre, un mouvement de degrés de luminosité croissante.

Ainsi donc notre « plate-forme de départ » a, qui correspondait à l’accord initial du plan III, se trouve ici dans l’obscurité avant que le fondu ouvert ne commence — une « ligne de départ d’obscurité » à partir de laquelle les degrés d’éclairement du cadre peuvent être comptés. L’« incurvation » est ici constituée par la chaîne suivie des différents cadres —, chacun desquels est plus clair que le précédent : la ligne incurvée du plan III se reflète ici dans la courbe d’éclairement progressif du cadre entier.

Chacune des étapes en est marquée par l’apparition de taches de nuages, de plus en plus claires. A mesure que le cadre entier s’éclaire, la première à apparaître est la tache la plus sombre (celle qui est au centre même du cadre). Elle est suivie par une autre légèrement plus claire au-dessus. Puis nous découvrons le ciel tout entier d’une tonalité en général assez claire, avec des « nappes » plus sombres dans le centre droit inférieur et dans le coin gauche supérieur au cadre.

Nous voyons donc que la courbe du mouvement se reproduit ici, jusque dans ses moindres détails, mais n’est pas exprimée par le contour de la composition plastique, mais par la « ligne » de la tonalité lumineuse.

Nous pouvons donc bien affirmer la correspondance entre le plan I et le plan III, dans leur mouvement fondamental identique ; une correspon­dance, dans ce premier cas, en tonalité.

CAS N° 2 :

Examinons maintenant les plans VI-VII. On doit les étudier en tant que paire, car la phrase musicale A qui tombe entièrement dans la durée du plan I (dans un seul plan), recouvre ici entièrement deux plans. La variation de cette phrase A au cours des plans VI-VTI peut être désignée comme A l. (Cf. le diagramme général de tout le fragment).

Vérifions cette combinaison suivant notre perception de la musique. Voici ce que nous voyons dans le premier de ces deux plans : quatre guerriers avec boucliers et lances dressés se tiennent à gauche ; derrière eux, plus loin encore à gauche, on peut voir la silhouette du rocher

abrupt ; plus loin encore, mais vers la droite, des rangs de soldats s’al­longent vers le fond.

Sans avoir jamais confronté ma réaction avec celle d’autrui, l’impression que m’a toujours faite le premier accord de la mesure 10 est celle d’une grande masse sonore, roulant le long des lignes des lances de haut en bas du cadre, (cf. fig. 3).

F ig u r e 3

(Quelque personnelle que puisse être cette impression, c’est justement à cause d’elle que j’ai senti la nécessité de donner à ce plan particulier cette place dans le montage).

Derrière le groupe des quatre lanciers, le front des guerriers se déploie en lignes successives en profondeur vers la droite. La ligne la plus impor­tante en est la transition du plan VI en entier, au plan VII en entier qui prolonge le front des guerriers dans la même direction, plus loin encore vers l’horizon. Les dimensions des guerriers dans le plan VII sont légèrement plus grandes, mais le mouvement général en profondeur (des diverses lignes de soldats) prolonge parfaitement le « mouvement » du plan VI. Dans le second plan il y a une autre ligne nettement définie, c’est la ligne blanche de l’horizon vide, dans le côté droit de l’image. Cet élément du plan VII brise la ligne continue des guerriers et nous plonge dans une nouvelle sphère, vers l’horizon où le ciel se fond avec la surface glacée du lac Tchoudskoï.

Dessinons ce mouvement fondamental qui traverse les deux plans, au moyen des différentes lignes de soldats :

Nous avons là, en diagramme, les groupes de soldats, les « lignes » comme si elles étaient les différents plans des décors d’une scène de théâtre : 1, 2, 3, 4... vers le fond. Notre surface de départ est formée des quatre lanciers du plan VI. Ceci coïncide avec la surface de notre écran, d’où partent tous les mouvements vers le fond. En joignant d’une ligne tous ces décors de théâtre, nous obtenons une certaine courbe a 1,2, 3, 4. Où avons-nous vu une courbe étonnamment semblable à celle-ci ?

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F ig u r e 4

C’est toujours notre même ligne incurvée, qui ne se trouve plus sur la surface verticale du cadre, comme dans le plan III, mais en une per­spective horizontale, dans la profondeur du cadre.

Cette courbe a exactement la même surface de départ, notre « portant » des quatre lanciers. De plus les différents groupes de soldats, ont des limites très nettes, donnant des contours très précis aux « portants » suc­cessifs, qui peuvent être délimités par quatre lignes verticales : les trois soldats qui se tiennent en dehors de la ligne des troupes dans le plan VII (x, y, z), et la ligne qui sépare le plan VI du plan VII.

Par ailleurs, pouvons-nous trouver une correspondance, dans la musique, à ce fragment d’horizon que nous percevons dans le lointain ?

Un point que nous devons remarquer à ce propos, c’est que la phrase musicale A l ne couvre pas entièrement les plans VI et VII, de telle sorte que la phrase B1 commence à être entendue durant le plan VII, qui contient très exactement les trois-quarts de la mesure 12. Qu’est-ce que ces trois-quarts de mesure contiennent ? Justement cet accord précédé par des doubles croches fortement accentuées, qui dans le plan III correspond à la chute brutale du plan III au plan IV. Dans le premier cas tout le mouvement était déployé sur la surface verticale, et la brusque rupture musicale s’interprétait visuellement comme une chute (du coin droit supé­rieur du cadre III au coin gauche inférieur du cadre IV). Ici tout le mouvement est horizontal — dans la profondeur du cadre. On peut donc s’attendre à ce que l’équivalent plastique d’une rupture violente de la musique apparaisse comme un « saut » analogue —, mais cette fois-ci non plus de haut en bas, mais en perspective, vers le fond. Le « saut » dans le plan VII de la dernière ligne des soldats à la ligne de l’horizon est exactement l’équivalent de la rupture musicale. A nouveau nous avons ici une « rupture maximum », puisque dans un paysage, l’horizon représente la limite de la profondeur.

Nous avons donc raison de considérer que ce fragment d’horizon à la droite du plan VI est un équivalent visuel du saut musical entre la mesure 11 et les trois premiers quarts de la mesure 12. Nous pourrions ajouter que du point de vue strictement psychologique, cette correspon­

dance audio-visuelle donne un sentiment complet et précis aux spectateurs dont l’attention est attirée au-delà même de la ligne d’horizon vers un point invisible d’où ils s’attendent à voir surgir l’ennemi qui attaque.

Nous voyons donc ainsi que des morceaux de musique donnés — comme la « rupture », le « saut » du début des mesures 7 et 12 —, peuvent être plastiquement résolue, en variant les moyens de « rupture plastique ». Dans un cas, c’était une rupture le long d’une ligne verticale, au moment de la transition du plan au suivant (III-IV) ; et dans l’autre cas, c’est une rupture le long d’une ligne horizontale, à l’intérieur même d’un cadre, (du plan VII, au point M de la Fig. 4).

Mais ce n’est pas encore là tout ce que l’on peut trouver dans ces deux paires de plans ; dans le plan III notre ligne « incurvée » se déployait à travers la surface du cadre ; tandis que pour les plans VT-VII la ligne s’in­curvait vers le fond en perspective, c’est-à-dire, dans l’espace, et le long de cette courbe se disposaient notre système de « décors » de théâtre, se plaçant en plein espace : et ce récul, de la surface de départ (« portant » a), dans la profondeur de l’écran, accompagne bien la gamme montante de la musique.

Ainsi dans le cas des plans VI-VII, nous pouvons indiquer une nouvelle correspondance entre la musique et l’image — correspondance résolue le long de la même courbe —, et avec le même mouvement : une correspon­dance spatiale.

Traçons donc maintenant une courbe générale de ce nouveau type de correspondance musique-image. Pour la compléter, nous devrions achever la phrase musicale B (en ajoutant une mesure et une croche). Cela nous donnera une répétition complète de la phrase musicale que nous avons analysée avec les plans III-IV. Mais en ce faisant, nous devons, pour la ligne visuelle, ajouter le plan VIII à l ’ensemble VI-VII, car la répétition de la phrase B (en fait c’est ici Bl) s’achève avec la fin du plan VIII.

Nous devons donc, ici, analyser ce plan VIII.Du point de vue plastique, il peut être divisé en trois parties. Au premier

plan, notre attention est immédiatement saisie par le premier gros-plan depuis le début de cette série de huit plans : — Vessilisse coiffée d’un casque. Il n’occupe qu’une partie du cadre, laissant le reste à la ligne de front des troupes, disposées dans le cadre d’une façon nettement semblable à celle des plans précédents.

Le plan VIII sert donc de plan de transition, puisqu’il contient avant tout l’aboutissant plastique du motif principal des plans VI-VII. (N’oublions pas que le recul en profondeur plus accusé du plan VII a un effet d’élar­gissement, en dimensions relatives, sur le plan VI, nous donnent ainsi l’occasion d’un nouveau changement dans le plan VIII vers le gros-plan). Les trois plans VI-VII-VIII sont de plus, reliés organiquement par leur correspondance avec la séquence musicale A l — Bl. On s’en rend compte parce que avec la fin des plans VI çt VIII alors qu’à l’intérieur de la séquence la fin des mesures 10 et 11 ne coïncide pas avec l’articulation plastique, et que les plans VII et VIII ne coïncident pas avec l’articulation des mesures 11 et 12.

Le plan VIII, par ailleurs, achève la phrase des plans moyens des troupes (VI-VII-VIII) et introduit la phrase des gros-plans (VIII-IX-X) qui suit.

C’est de la même façon que la phrase du Prince sur le rocher, plans I-II-

III, était suivie par une autre phrase : des plans d’ensemble des guerriers au pied du rocher. Cette seconde phrase suivait la première, non par la transition en un seul plan, mais par une transition en montage ; en effet, après le plan III la phrase des « troupes » commence par un plan d’ensemble (plan IV), suivi par un plan montrant de nouveau « Le prince sur le rocher », également en plan d’ensemble (plan V). Ce passage essentiel, du prince aux troupes est marqué par un changement essentiel de la musique : — le passage d’une tonalité à une autre (de do mineur à do dièze mineur).

Une transition moins importante — non plus d’un thème (« le Prince ») à un autre thème (« les troupes »), mais à l’intérieur même d’un thème —, des plans moyens des soldats à des gros-plans de ces mêmes soldats, n’a pas été résolu par une transition en montage (comme dans la séquence des plans III-IV-V et VI) mais à l’intérieur d’un seul plan : le plan VIII.

Ceci a été résolu au moyen d’une composition à double-plan : le nouveau thème est placé en gros-plan, ressortant au tout premier plan, tandis que le thème précédent qui s’estompe — le plan d’ensemble des troupes —, recule dans le fond. L ’on pourrait également remarquer, à part cela 1’« es- tompement » du thème précédent est également rendu par une vue floue de la ligne des troupes servant au fond au gros-plan de Vessilisse.

Ce gros-plan de Vessilisse introduit les autres gros-plans, d’Ignat et de Sevks (plans IX et X), qui rattachés aux deux derniers plans de notre séquence (plans XI et XII) nous fournit une nouvelle interprétation plas­tique de notre courbe de mouvement. Nous le verrons plus loin.

De notre analyse du plan VIII dépend l’achèvement de notre courbe du groupe de plans VI-VII et VIII.

Nous pouvons décrire les trois divisions du plan VIII de la façon suivante :Au premier plan : le visage de Vessilisse en gros-plan. Plus loin vers

la droite du cadre une longue file de soldats, filmés sans netteté de mise au point ce qui entraîne une accentuation des reflets lumineux de leurs casques. Et dans l’étroite bande qui sépare la tête de Vessilisse du bord gauche du cadre, l’on peut voir une partie du rang de soldats surplombés par un drapeau.

Qu’est-ce qui y correspond dans la partition musicale ?Ce plan coïncide, en durée, à une mesure entière plus une noire — la

fin de la mesure 12 et la mesure 13 en entier. Ce fragment musical se compose de trois éléments distincts, dont l’élément central —, l’accord qui ouvre la mesure 13, ressort au premier plan. Cet accord a une « puis­sance de choc » en pleine harmonie avec le gros-plan de notre cadre. Du milieu de cette mesure partent 4 croches, séparées par des soupirs. Tout comme ce mouvement musical uni et horizontal était ponctué par les petits drapeaux du plan IV, le léger scintillement des reflets sur les casques des guerriers accompagne ici ces notes comme le clignotement de petites étoiles.

Seule la partie gauche du cadre semble manquer de « correspondance » musicale ; mais, nous oublions la dernière croche terminant la mesure pré­cédente, et qui à gauche, précède l’accord par lequel commence la mesure 13 ; c’est justement cette croche qui « correspond » à l’étroite portion du cadre à gauche de la tête de Vessilisse.

Ainsi donc, cette analyse du plan VIII et de la musique correspondante peut être résumée sur ce diagramme :

F ig u r e 5

Ici, je m’attends à entendre une objection bien naturelle :— Hé là ! N’est-ce pas légèrement tiré par les cheveux que de faire

correspondre une ligne de musique avec une représentation visuelle, aussi étroitement ? La gauche d’une mesure, et la gauche d’un cadre ne signi­fient-elles pas deux choses absolument différentes ?...

Une image immobile existe dans l’espace, c’est-à-dire dans une uniformité de temps, et que pas plus sa gauche, que sa droite ou son centre ne peuvent être considérés comme occupant un ordre quelconque dans le temps, alors qu’une portée musicale comporte un mouvement dans le temps bien défini. Sur la portée, la gauche veut toujours dire « avant », et la droite « après ». Toutes nos considérations auraient un certain poids si tous les éléments contenus dans votre plan, apparaissaient successivement.

Ces objections paraissent, de prime abord, être très raisonnables.Puis nous nous apercevons qu’un facteur extrêmement important a été

négligé, à savoir : que l’ensemble immobile d’une image et ses parties ne frappent pas notre perception d’un seul coup. (En exceptant les cas où la composition a été prévue spécialement pour créer un pareil effet.)

L ’art de la composition plastique consiste justement à diriger l’attention du spectateur dans la direction même et dans l’ordre même voulus par le créateur de cette composition. Ceci s’applique aussi bien au mouvement du regard le long de la surface d’une toile, en peinture, ou sur la surface de l’écran dans le cas d’une image cinématographique.

Un point intéressant à noter ici, est le fait qu’à une époque primitive de l’art graphique, quand la notion du « chemin suivi par le regard » ne semblait pas pouvoir être abstraite de sa représentation matérielle, ces « chemins » étaient figurés sur le tableau, pour servir de chemin au regard, par une représentation concrète de routes, le long desquelles étaient distri-

F igure 6

bués tous les éléments que l’artiste entendait représenter en une séquence particulière.

L’un des plus dramatiques (et cinématographiques) de tous les manuscrits enluminés, le manuscrit grec du VIe siècle connu sous le nom de Die Genesis10 (La Genèse Viennoise), nous présente ce procédé utilisé à plusieurs reprises. Il s’agit là d’une suite de scènes qui étaient, à cette époque, représentées très souvent sur un seul tableau.

Ce procédé continue à se développer dans l’ère de la perspective, où les scènes étaient placées sur différents plans du tableau, réalisant un effet analogue à celui d’un chemin. Ainsi le tableau de Dirk Bouts, le Rêve d’Elie dans le Désert, représente Elie dormant au premier plan, alors qu’un autre Elie s’en va sur une route qui s’enfonce dans la profondeur du tableau. Dans l’Adoration des Bergers, de Domenico Ghirlandaio, l’Enfant entouré des bergers est au premier plan, et sur une route qui s’avance en lacets partant du fond du tableau, on voit apparaître les Rois Mages, de telle façon que cette route relie des événements qui se passèrent, en réalité, à treize jours d’intervalle (du 24 décembre au 6 janvier). Memling utilise également le même procédé, mais d’une façon bien plus complète (et pas­sionnante), en répartissant toutes les Stations consécutives de la Croix à travers les rues d’une ville, dans sa Passion du Christ (qui se trouve à Turin).

Plus tard quand de tels sauts dans le temps disparaissent, la route concrète, en tant que moyen matériel de diriger le regard du spectateur disparaît aussi. La route devient le chemin du regard, passant de la sphère de représentation à celle de composition.

« L ’apparition du Christ au peuple » de A. Ivanov demeure de ce point de vue un exemple classique ; la composition suit une courbe qui se déroule et a pour point de chute la silhouette la plus petite par la taille, mais la plus importante par la signification, la silhouette du Christ qui approche. Cette courbe conduit l’attention du spectateur droit à cette sil­houette au fond de la toile et lui fait survoler le reste.

Les moyens employés à ce stade plus avancé de l ’art graphique sont nombreux et variés, bien qu’ils aient au moins un caractère en commun : il y a presque toujours sur le tableau quelque chose qui attire le regard plus que le reste. Partant de ce point, la tension se déplace suivant la direction voulue par l’artiste. Cette direction peut être représentée soit par la courbe d’un mouvement, soit par une suite de gradation de tons, soit aussi par le groupement ou par le « jeu » des personnages sur le tableau. Un exemple classique d’analyse d’un « mouvement » de cet ordre est celle que Rodin a faite du fameux tableau de Watteau : l’Embarquement pour Cythère, que je ne puis m’empêcher de citer ici * :

« ... Dans ce chef-d’œuvre, l’action, si vous voulez bien prendre garde, part au premier plan, tout à fait à droite pour aboutir au fond tout à fait à gauche.

Ce qu’on aperçoit d’abord sur le devant du tableau, sous de frais ombra­

* Le texte de Rodin a été ajouté dans l’édition anglaise. Nous le reprenons d’après son édition originale (voir note suivante).

20. Die Wiener Genesis, Vienne, Dr Benno Filser Verlag, 1931. Ce paragraphe est un ajout de J. Leyda.

ges, près d’un buste de Cypris enguirlandé de roses, c’est un groupe composé d’une jeune femme et de son adorateur. L’homme est revêtu d’une pèlerine d’amour sur laquelle est brodé un cœur percé, gracieux insigne du voyage qu’il voudrait entreprendre.

Agenouillé, il supplie ardemment la belle de se laisser convaincre. Mais elle lui oppose une indifférence peut-être feinte, et elle semble regarder avec intérêt le décor de son éventail.

— A côté d’eux est un petit amour assis, cul-nu, sur son carquois. Il trouve que la jeune femme tarde beaucoup et il la tire par la robe pour l’inviter à être moins insensible.

— C’est cela même. Mais jusqu’à présent le bâton du pèlerin et le bréviaire d’amour gisent encore à terre.

Ceci est une première scène.En voici une seconde :A gauche du groupe dont je viens de parler est un autre couple.

L’amante accepte la main qu’on lui tend pour l’aider à se lever.— Oui : elle est vue de dos et elle a une de ces nuques blondes que

Watteau peignait avec une grâce si voluptueuse...— Plus loin, troisième scène. L ’homme prend sa maîtresse par la taille

pour l’entraîner. Elle se tourne vers ses compagnes dont le retard la rend elle-même un peu confuse, et elle se laisse emmener avec une passivité consentante.

Maintenant les amants descendent sur la grève, et, tout à fait d’accord, ils se poussent en riant vers la barque ; les hommes n’ont même, plus besoin d’user de prière : ce sont les femmes qui s’accrochent à eux.

Enfin les pèlerins font monter leurs amies dans la nacelle qui balance sur l’eau sa chimère dorée, ces festons de fleurs et ces rouges écharpes de soie. Les Nautonniers appuyés sur leurs rames sont prêts à s’en servir. Et déjà, portés par la brise, de petits amours voltigeant guident les voya­geurs vers l’île d’azur qui émerge à l’horizon...21 »

Avons-nous donc raison de déclarer que les images de nos films peuvent aussi entraîner le regard le long d’un chemin déterminé ?

Nous pouvons répondre affirmativement à cette question, et, de plus, ajouter que, dans les douze plans que nous analysons, ce mouvement est constamment dirigé de gauche à droite, dans chacun de ces douze plans d’une façon identique et correspondent entièrement, dans son caractère de composition visuelle, avec le caractère du mouvement musical.

Nous avons dit plus haut que la musique était composée de deux phrases : A et B, qui alternent tout le long de cette séquence.A est construit de cette façon :

21. Auguste Rodin : l’Art, entretiens réunis par Paul Gsell, édit. B. Grasset, Paris, 1911, pp. 91 à 97. Quelques lignes plus loin Rodin ajoute (nous soulignons): ... « Avez-vous noté le déroulement de cette pantomime ? Vraiment, est-ce du théâtre ? est-ce de la peinture ? On ne saurait le dire... Un artiste peut, quand il lui plaît représenter non seulement des gestes passagers mais une action, pour employer le terme usité dans l’Art dramatique... Il lui suffit, pour y réussir, de disposer ses personnages de manière que le spectateur voie d’abord ceux qui commencent cette action, puis ceux qui la continuent et enfin ceux qui ïachèvent... », etc.

Tout le chapitre, d’où ces extraits sont tirés (chapitre 4, Le mouvement dans l’Art), développent ces conceptions, très proches de celles d’Eisenstein. On le consultera avec intérêt [N.d.T.].

F ig u r e 7

B is constructed thus:

F ig u r e 8

D’abord, un accord. Puis, sur le fond de la résonance de cet accord, une gamme montanteæ, se déployant en « arc », dans le premier cas et dans l’autre cas, en une ligne horizontale par la répétition d’une même note.

Du point de vue plastique tous les cadres sont construits d’une façon analogue (sauf les plans IV et XII, qui ne jouent pas le rôle, en fait, de plans indépendants, mais qui prolongent le mouvement des plans pré­cédents).

De fait, ils ont tous sur la gauche un fort « accord » plastique, plus sombre, plus solide, qui attire l’attention en premier.

Dans les plans I et II et III, cet « accord » est le groupe de silhouettes sombres, sur la lourde masse rocheuse. Elles attirent notre attention, non pas parce qu’elles sont sombres, mais parce que ce sont les seules choses vivantes de ce cadre.

Dans le plan V : ces mêmes silhouettes, avec la masse du rocher plus importante encore.

Dans le plan VI : les quatre lanciers au premier plan.Dans le plan VTI : la masse des troupes ; etc.E t dans chacun de ces plans, il y a quelque chose à la droite du cadre

qui attire notre attention en second lieu : quelque chose de léger, d’aéré, d’un « mouvement progressif », qui provoque le regard à le suivre.

Dans le plan III : 1’« arc » ascendant.

22. Par exemple, pendant le Plan III, le « mouvement » en trémolo des violon­celles montant en gamme Do mineur.

Dans les plans VI-VII : les « décors » des lignes des soldats, vers le fond.

De telle sorte que pour le système plastique tout entier des cadres, le côté gauche a heu « avant », et le côté droit « après » ; car le regard est successivement dirigé d’une certaine façon de gauche à droite dans chacun de ces plans immobiles.

Si l’on divise donc les compositions de chaque cadre suivant, des lignes verticales, ceci nous donne le droit d’inclure le battement et les mesures de la musique parmi les divers éléments plastiques qui constituent ces cadres.

C’est sur notre perception de ce caractère que nous avons basé le montage de toute cette séquence, et que nous avons rendu plus précises nos correspondances audio-visuelles. Cette analyse si minutieuse, cette découverte des correspondances, ne peut naturellement être faite qu'après coup, mais elle prouve à quel point 1’« intuition » de la composition qui guidée par « l’instinct » et le « pressentiment » réalise les associations audio­visuelles, peut être responsable de la structure.

Il nous semble à peine nécessaire d’indiquer que ceci n’a été entiè­rement établi que par un souci de vérité dans le choix du thème, et dans un désir d’un traitement vivant de ce thème *.

De cadre en cadre, dans notre séquence, l’œil s’habitue à « lire l’image de gauche à droite ».

De plus cette lecture horizontale continue de la séquence, implique une lecture horizontale en général, de telle sorte que l’on perçoit psychologi­quement tous ces cadres comme s’ils étaient placés côte à côte sur une ligne horizontale, s’enchaînant également de gauche à droite.

C’est ceci qui nous permet, non seulement de diviser chaque cadre en « facteurs temps » suivant un axe vertical, mais aussi de les placer Vun après l’autre sur la même ligne horizontale, et de décrire de cette façon, très précisément, leur correspondance avec la musique.

Continuons à profiter de cette circonstance, et décrivons d’un seul geste la succession des plans VI-VII-Vin, en même temps que le mouvement de la musique qui accompagne ces plans, et celui du mouvement de l’en­semble plastique sur lequel à la fois la musique et l’image se basent (voir le diagramme général). C’est là le même mouvement qui traverse l’ensemble des plans III et IV. Il y a là une différence intéressante à noter entre un mouvement qui a lieu en deux plans et ce même mouvement en trois plans, c’est que l’effet de « chute » de « rupture » est placé ici à l’intérieur d’un cadre (plan VII), au lieu d’être situé au moment de la transition entre deux plans (plans III et IV ).23

* Ce paragraphe est curieusement absent dans l’édition soviétique des Œuvres deS. M. Eisenstein nous l’incluons ici comme l’a fait J. Leyda.

23. Les différentes longeurs des mesures de la musique sur le diagramme (comme par exemple les mesures 10 et 11) n’ont rien à voir avec le contenu pas plus de la musique que de l’image. Ces différences, aussi bien que le fait d’avoir étiré à l’occa­sion certaines notes dans les limites des cadres, n’ont été imposées que par les exigences de la « mise en place » du diagramme [note de S. M. Eisenstein].

Sur cette courbe, et avec l’adjonction des cadres restants, nous pouvons construire le diagramme graphique général de toute la séquence. En compa­rant la courbe des plans III-IV, avec celle des plans VI-VII-VIII, nous pouvons voir combien est plus complexe, dans ce dernier cas, le dévelop­pement audio-visuel des « variations » sur une seule ligne fondamentale de mouvement.

Nous avons remarqué que le mouvement de gauche à droite dans chacun des cadres nous avait psychologiquement suggéré que ces cadres étaient, en fait, placés les uns à la suite des autres sur une même ligne horizontale, et dans le même sens : de gauche à droite. Cette particularité nous a permis de disposer notre diagramme général sous la forme que vous pouvez voir.

En rapport direct avec ce qui précède, un autre facteur, bien plus important, et d’un tout autre genre, se révèle maintenant à nous. L ’effet psychologique de la direction de-gauche-à-droite de ces plans (mis à part les plans IV et XII dont nous reparlerons plus loin) unit la séquence tout entière en une seule concentration de notre attention, dirigée en quelque sorte d|un point quelconque à gauche vers un point quelconque à droite.

Ceci souligne notre « indicatif » dramatique : qui est la direction du regard de tous les personnages de ces plans vers le même point, (I, II,m, v, vi, vn, vhi, x, xi).

Dans ce plan IX, Ignat regarde vers la gauche, mais, à cause de cela justement, la direction générale de notre attention vers la droite n’en est que renforcée.

Ce gros-plan souligne le jeu dramatique interne, qui est amplifié par le « triple écho » des gros-plans (plans VIII-IX-X), dont il occupe la position centrale, pour la durée la plus courte — rien que les trois-quarts d’une mesure —, alors que les plans VIII et X durent respectivement une mesure et un huitième, et une mesure et quart.

Ce brusque revirement à gauche, remplace ce qui aurait été une série monotone :

F ig u r e 9

par une séquence plus nerveuse :

F i g u r e 10

dans laquelle le troisième gros-plan (plan X) acquiert, au lieu de l’orien­tation générale et vaguement expressive que la première solution lui aurait donnée, une accentuation encore plus grande de par sa direction franche,

soulignée par l’angle de 180 degrés qu’elle fait avec la direction précé­dente 2i.

Nous pouvons trouver des exemples d’application de ce même procédé de construction chez Pouchkine: dans Ruslan et Ludmila il parle de ceux qui furent tués dans la bataille contre les Pétchénègs, l’un tué par une flèche, l’autre écrasé par une massue, un autre enfin piétiné par un cheval.

La séquence : flèche — massue — cheval aurait correspondu à un crescendo direct. Mais Pouchkine les ordonne différemment. Il répartit le « poids » du coup, non pas en une simple ligne ascendante mais avec un a recul » dans le chaînon central de la séquence :

non pas : flèche — massue — chevalmais : massue — flèche — cheval

Celui-ci, s’écroula sous le coup d’une massue ;Et celui-là, percé d’une flèche légère ;Un autre, serré contre son bouclier,Ecrasé par un cheval emporté...25

Ainsi donc, ces mouvements alternants du regard de gauche à droite tout au long de cette séquence particulière, se fondent dans le sentiment de l’existence de quelque chose à gauche, tendu « de toute son âme », dans une direction quelque part à droite.

C’est exactement à ce sentiment que cet ensemble de douze plans aboutit : le Prince sur le rocher, les troupes au pied de ce rocher, l’atmosphère générale d’attente, le tout dirigé vers ce point, à droite, dans le lointain, quelque part derrière le lac, d’où l’ennemi, invisible jusqu’ici, va apparaître.

Jusqu’à présent l’ennemi n’est figuré qu’à travers l’attente de l’Armée Russe.

Ces douze plans, sont suivis de trois plans « vides », représentant la surface glacée et nue du lac.

Au milieu du troisième de ces plans, l’ennemi est annoncé par un élément « qualitativement » nouveau : le son des cors. Ce « son » s’achève sur un plan représentant le groupe qui entoure Alexandre. Cela donne le sentiment que, provenant de très loin (la série des vues du lac désert), il « atteint » enfin Alexandre (qu’il « pénètre brusquement dans le cadre des soldats russes »). Cette apparition du son se situe au milieu du plan du lac désert, de telle sorte qu’on l’entend comme s’il provenait du milieu du cadre, de front. On l’entend ensuite de front, face à l’ennemi, dans le plan d’un groupe de guerriers russes.

Le plan suivant révèle la ligne lointaine de la cavalerie des chevaliers teutons, s’avançant de front, semblant naître de la ligne d’horizon avec laquelle ils paraissaient tout d’abord confondus. (Ce thème d’une attaque de front avait été préparé, longtemps à l’avance, par les plans IV et XII

24. Il semble curieux de signaler que dans la version anglaise de cet ouvrage, le traducteur écrit littéralement : «... souligné par le fait qu’il a été photographié à l’aide d’un objectif de 180 degrés », ce qui, du point de vue technique, paraît incom­préhensible [N.d.T.].

25. Alexander Sergeyevich Pouchkine : Polnoye Sobraniye Sochinenii, Leningrad Academia, 1936, vol. II, p. 267.

— tous deux des plans de front —, ce qui était d’ailleurs leur rôle principal dans la séquence, à part leur fonction d’équivalent plastique de la musique qui les accompagne.)

A tout ce que nous venons de dire, il convient d’ajouter un éclaircis­sement extrêmement important.

H est évident qu’une lecture horizontale d’une séquence de cadres, reliés l’un à l’autre en une même « superstructure » horizontale, n’est pas toujours pertinente. Comme nous l’avons montré, dans ce cas particulier, elle naît entièrement de la sensation de l’image d’ensemble que l’on avait à rendre dans cette séquence : une sensation liée à la direction de l’atten­tion de gauche à droite.

Ce caractère particulier de l’effet voulu, est entièrement réalisé à la fois par la musique et par l’image, et, par une authentique synchronisation interne de toutes deux. (Même la musique, nous l’avons vu, semble se développer, se répandre en quelque sorte, à partir de l’accord, placé « à gauche ».) Essayez d’imaginer un instant, l’effet qui résulterait si cet accord avait été placé « à droite », c’est-à-dire si les phrases s’achevaient par cet accord : on n’aurait jamais pu obtenir cette sensation de « fuite » au-delà du lac Chudskoié.

P iqûre u

Mais pour la réalisation & autres « images » — dans d’autres cas —» la composition des cadres peut « entraîner » l’œil à une « lecture plastique » totalement différente.

L ’œil peut être ainsi provoqué, non pas à relier un cadre au suivant comme dans notre séquence, mais à les disposer cadre sur cadre, en couches successives.

Cela provoquera soit la sensation d’être entraîné dans la profondeur de l’écran, soit, au contraire, la sensation d’images se précipitant sur le spectateur.

Imaginons, par exemple, une séquence de quatre gros-plans de dimen­sions croissantes, chacun d’un visage différent, chaque visage étant placé au centre du cadre. La perception normale de cette séquence ne provo­quera pas la sensation que nous représentons dans le diagramme 1 de la Fig. 11, mais bien la sensation dessinée dans le diagramme 2.

Ce ne sera certainement pas un mouvement perpendiculaire au regard, de gauche à droite ; mais, très certainement, un mouvement soit d’éloi- gnement, si les plans sont placés dans l’ordre 1, 2, 3, et 4, ou de rapprochement de l’œil, dans l’ordre 4, 3, 2 et 1.

Ce que nous venons de noter est un second type de mouvements dans notre analyse de l’effet du son des cors allemands, et du changement à

F igure t s

un mouvement de front, en profondeur, qui succède à notre séquence. Ce son du cor tombe sur un plan semblable au plan XII, un plan qui pourrait être lu « par inertie », vu son « immobilité », de gauche à droite et non en profondeur.

Mais deux éléments nous aident à diriger notre attention en profondeur.Tout d’abord, le son éclate au milieu temporel du plan, de telle sorte

que notre attention, guidée par l’analogie et par la sensation d’espace, situe le son au centre spatial du plan.

En second lieu, la suite de marches, d’échelons, des traînées blanches- grisâtres de la neige, montant à partir du bord inférieur du cadre :

Ces « échelons » élèvent le regard; mais ce mouvement vers le haut, le long de la surface du lac, le dirige en même temps vers l’horizon ; on peut donc psychologiquement l’interpréter comme un mouvement spatial vers l’horizon, ou en profondeur, ce qui est exactement ce dont nous avions besoin. Ce mouvement est, de plus, renforcé par le plan suivant qui est composé d’une façon à peu près identique, mais avec la ligne d’horizon placée un peu plus bas — de telle sorte que l’augmentation en étendue du ciel incite l’œil à percevoir une distance encore plus grande.

4 32I

F ig u r e 13

Plus tard cette direction préméditée du regard se matérialise, d’abord auditivement (quand le son se rapproche), et puis concrètement (avec les cavaliers au galop) à mesure que le moment de l’attaque se rapproche.

Avec une répartition systématique de taches, de lignes ou de mou­vements, on peut entraîner l’œil à une lecture verticale, ou dans n’importe quelle autre direction voulue.

Il y aurait encore quelque chose à ajouter à notre analyse des plans IX-X et XI-XII. Comme nous l’avons déjà dit, les plans IX-X tombent sur la phrase musicale A l (égale à A, dans une nouvelle tonalité). Nous pourrions remarquer que les plans XI-XII coïncident de façon analogue avec la phrase Bl.

Le diagramme général nous montre que, contrairement aux plans III et IV où chacun d’eux couvre entièrement les deux mesures de la phrase A, et B, respectivement, ici, il faut deux images pour couvrir les deux mesures de la phrase A l et Bl.

Voyons maintenant si la série de plans IX-X-XI-XII reproduit cette courbe de mouvements que nous avons déterminée pour les plans III et IV. Et dans ce cas, sous quelle forme nouvelle ?

Les trois premiers quarts de la première mesure correspondent au gros- plan, (plan IX). Ces trois-quarts de mesure comprennent l’accord initial, « la plate-forme de départ », comme nous l’avons dénommée par ailleurs. L ’image qui correspond à cet accord semble être presque un agrandis­sement d’une partie du plan VI : le gros-plan de l’homme barbu (Ignat) se détachant contre un fond de lances serrées aurait pu être, en effet, un cadrage de caméra plus rapproché des quatre lanciers du plan VI. La mesure et quart qui reste pour compléter la phrase musicale correspond au plan X, dont le fond comporte relativement moins de lances, en comparaison au fond du plan VI, si vous en comparez la partie gauche du cadre, avec la partie droite. La « rupture », le « saut », peut également

être trouvée dans ce gros-plan, mais exprime ici d’une façon entièrement nouvelle : comme les condensations de l’haleine dans l’air glacé, haleine des respirations que l’angoisse étreint. La ligne incurvée, 1’« arc », dans ce cas, est réalisé par le seul élément de l’émotion croissante, maintenant « vécue », augmentant encore la tension.

Une nouvelle matérialisation de notre « mouvement » apparaît, le fac­teur psychologique de l’interprétation, intimement lié à l’émotion crois­sante.

En même temps que ce nouveau facteur, nous pouvons remarquer dans le plan X un fort volume. Et dans la transition entre le plan X et le plan XI, semblable à la « rupture », à la chute, entre les plans III et IV, nous avons un saut non moins accusé entre un volume arrondi — le jeune visage de Savka en gros-plan —, et un plan d’ensemble de personnages plus petits, tournant le dos à la caméra, et regardant dans le lointain. Le saut est produit, non seulement par la brusque réduction d’échelle, mais aussi par le « demi-tour » complet des personnages.

Ces deux plans X et XI sont analogues respectivement aux parties gauche et droite du plan VII ; chacune de ces parties occupe ici un cadre entier, et y produit son plein effet. Naturellement ceux-ci sont plus riches, et ont plus de poids. (Comparez le plan VII au plan XI, où la bande d’horizon dans le plan VII avec le cadre entier du lac gelé et désert du plan XII).

L’on peut également trouver ici des échos des autres éléments. Les drapeaux qui scandaient la musique comme nous l’avons remarqué dans le plan IV, et les scintillements variables des taches de lumière sur les casques dans le plan VIII, apparaissent ici sous la forme de bandes verti­cales, alternativement blanches et grises, déployées le long de la surface glacée.

Ainsi, nous pourrons retrouver la même courbe de mouvement qui avait déterminé la synchronisation des mouvements internes de la musique et de l’image, revenant sous des formes plastiques diverses :

En tonalité (plan I) ;Linéairement (plan III) ;Spatialement (plan VI-VII : les « décors »).Dramatiquement et en « fond » (par l’interprétation) : plans IX-X, et par

la transition plastique du volume en gros-plan du plan X aux volumes réduits du plan XI.

Par ailleurs, l’attente anxieuse de l’ennemi était également exprimée avec quelques variations : par des moyens vagues, généraux, à demi- formulés : la lumière du plan I, la ligne du plan III, la mise-en-scène et la distribution des groupes de guerriers des plans VI-VII, et enfin par la fusion totale dans le montage des plans VIII-IX-X.

Il reste un plan que nous n’avons absolument pas abordé dans notre analyse, c’est le plan V. En nous y référant, nous l’avons appelé ci-dessus, un plan de « transition ». Du point de vue thématique, c’en est une descrip­tion exacte : il sert de transition entre « le Prince sur le Rocher » et « les troupes au pied de ce rocher ».

Ce plan comporte également une transition musicale — et son chan­gement de tonalité est pleinement homogène avec sa fonction thématique, ainsi qu’avec le caractère plastique du plan. C’est là le seul plan de la

séquence où la « ligne incurvée », « l’arc », est portée du côté droit du cadre à son côté gauche. Il sert, ici, de contour, non pas de la partie aérée du cadre, mais au contraire de sa partie solide, lourde ; ici, cet arc ne se dirige pas vers le haut, mais vers le bas —, le tout en parfaite correspondance avec la musique : une clarinette dans la basse soulignant le mouvement vers le bas, sur le fond des violons, en trémolo.

Malgré ces différences, ce cadre ne peut être entièrement libéré de ses responsabilités envers la séquence entière. Pour ce qui est du thème, ce plan est entièrement lié aux autres.

Son caractère différent pourrait être expliqué sans la moindre hésitation s’il contenait quelque élément antagoniste, opposé ; si, par exemple, les chevaliers teutons apparaissaient, sous une forme quelconque, dans ce plan. Une rupture aussi brutale, brisant résolument la contexture entière de cette séquence, aurait été dans ce cas non seulement désirable, mais réellement nécessaire. Le thème ennemi intervient bien de cette façon, avec un son nouveau, brutal, quelques plans plus loin comme nous l’avons indiqué ci-dessus. Plus tard les thèmes « entrechoqués » des ennemis se croisent dans une mêlée de plans entrechoqués : dans un conflit de fragments de montage, entièrement différents en composition et en struc­ture — chevaliers teutons blancs —, guerriers russes noirs —, troupes russes immobiles —, cavaliers galopants —, visages découverts, vivants, émouvants des Russes —, visage des Allemands cachés sous les visières de masques de fer.

Ce choc des deux ennemis est montré d’abord par le choc des plans assemblés selon une loi de contraste, résolvant la phase préliminaire du combat avant même que les deux armées ne se heurtent. Une première phase du combat a déjà commencé, cependant, dans le choc d’éléments plastiques qui caractérisent les adversaires.

Mais aucun choc de cet ordre n’a lieu entre le plan V et les plans suivants. Malgré la différence fondamentale entre les caractères du plan V, et ceux des autres plans, ce plan V ne rompt pas leur unité.

Comment ceci a-t-il été réalisé ?Comme nous avons remarqué que les caractères du plan V diffèrent

totalement de ceux des autres plans à presque tous les points de vue, nous devrons vraisemblablement chercher la réponse au-delà des limites de ce cadre.

En examinant la série entière de nos douze plans, nous découvrirons rapidement deux cadres qui, à un degré moindre, décrivent la 'm êm e courbe inversée qui caractérise la ligne descendante du rocher dans le plan V. Et nous voyons que celui-ci est placé à peu près à mi-chemin entre ces deux plans.

L ’un d’eux précède l’apparition du plan V, et l’autre le suit. En d’autres termes l’un prépare plastiquement l’apparition du plan V. L ’autre le réduit à « 0 ».

Ces deux plans, pour ainsi dire, « amortissent » l’apparition et la dis­parition du plan V, qui, sans eux, auraient été trop abruptes.

Les 2 plans sont situés à la même distance du plan V (en ce qui concerne la quantité d’images qui les sépare).

Ces deux plans sont les plans II et VD1.De fait si nous traçons une ligne enveloppant leurs deux masses princi-

SH0T a SHOT vm

F ig u r e 14

pales, nous voyons apparaître une courbe qui coïnciderait avec le contour du rocher dans le plan V :

Le plan V diffère des plans II et VIII par le fait que, chez ceux-ci, cette courbe n ’est pas physiquement dessinée, mais c’est une ligne de construction à l’intérieur de laquelle les masses principales des plans II et VIII se groupent.

En plus de cette fusion fondamentale du plan V aux autres plans, il y a aussi certains « crochets » curieux qui rattachent ce plan à ses voisins immédiats : les plans IV et VI.

H est relié au plan IV par le petit drapeau qui flotte au-dessus du rocher, prolongeant le jeu des drapeaux au-dessus de la ligne des troupes du plan IV ; la dernière ponctuation musicale des drapeaux coïncide en fait avec l’apparition du drapeau dans le plan V.

De plus, le plan V est relié au plan VI par le contour sombre du rocher dont la base occupe la gauche du plan VI.

Cette base du rocher a une autre importance que la considération de ses éléments de composition plastique. Elle fournit une indication topo­graphique : elle prouve que l’armée se tient réellement au pied du Rocher du Corbeau. L ’absence de ces « futiles indications » mène trop souvent à l’absence de toute logique stratégique ou topographique définie, ce qui fait que la plupart des batailles filmées deviennent un chaos hystérique d’escarmouches, à travers lesquelles il est impossible de discerner l’image générale du développement de toute l’action.

En dehors de ces éléments, nous devons également noter un autre moyen d’obtention d’unité de composition : par un contraste du type du miroir. On peut, dans le plan V ressentir la même unité que l’on pourrait percevoir quantitativement en représentant la même quantité accompagné d’un signe plus et d’un signe moins.

L ’effet que produit ce plan V serait entièrement différent si, par exemple il contenait non seulement la même courbe (bien qu’inversée), mais aussi une ligne brisée ou droite. Nous aurions alors recherché ses rapports avec les a contraires » comme blanc-et-noir, mobile-et-immobile, etc., nous aurions eu ainsi recours à des qualités qui sont diamétralement opposées, au lieu des quantités égales, mais affectées de signes contraires.

Mais, de telles considérations générales, pourraient nous entraîner très loin du sujet. -

Utilisons au contraire ce que nous venons d’établir, à savoir que nous pouvons tracer un diagramme général de correspondance audio-visuelle, et une courbe de mouvement de cette correspondance à travers toute la séquence que nous avons analysée.

(Au cours du résumé de cette analyse, ci-dessous, il est recommandé d’avoir le diagramme général sous les yeux).

A cette étape de notre développement nous négligerons de noter en détail comment les répétitions et les variations sont harmonieusement entre­mêlées. Pour cela, le diagramme général est très clair en soi, aussi bien par sa disposition que par ses tracés.

H reste un autre point que nous n’avons pas encore abordé dans notre analyse.

Au début de notre article, nous avons posé un principe général, suivant lequel la correspondance et l’unité audio-visuelle doivent être réalisées.

Nous l’avons défini comme l’unification des deux éléments à la fois en une « image », c’est-à-dire en une représentation d’ensemble.

Nous venons de découvrir que l’unificateur des deux éléments plastique et musical, n’est autre que l’élan d’un « mouvement » qui traverse toute la construction d’un montage donné. N’y a-t-il pas là une contradiction ? Ou bien, pourrions-nous, par ailleurs, soutenir que dans le cadre de notre figure linéaire type (c’est-à-dire, typique d’une certaine partie de l’œuvre) se trouve une « imagerie » précise, et que cette « imagerie » est intimement liée avec le « thème » de cette partie ?

Ceci apparaît-il dans notre courbe générale de mouvement, telle qu’elle est tracée dans la Fig. 1.

Si nous essayons de lire ce graphique, du point de vue émotif, en rapport avec le contenu thématique de la séquence, confrontant l’un avec l’autre, nous pouvons trouver la courbe de « sismographe », d’un certain phénomène et d’un certain rythme de l’attente angoissée.

Commençant par un état de calme relatif, elle se développe en un mouvement de courbe ascendante* — qui peut-être interprété comme une période de tension —, l’attente.

Près du paroxysme de cette tension, il y a une soudaine décharge, une chute complète, comme si l’on exhalait un soupir.

Cette ressemblance ne saurait, réellement, être considérée comma acci­dentelle, parce que la structure apparemment identique de la courbe émotionnelle est, en fait, le prototype de la courbe du mouvement elle- même, qui, comme tout graphique de composition vivante, et un fragment de l’activité de l’homme, rehaussé d’une certaine teinte émotionnelle, un fragment de la démarche et du rythme de son activité.

La ligne a-b-c de la figure 1 reproduit très clairement l’état de « retenir- son-souffle », le garder dans sa poitrine jusqu’à ce qu’elle soit près d’éclater, et d’éclater non seulement à cause de la pression croissante de l’air, mais aussi à cause de l’émotion croissante qui correspond à : « l’ennemi va maintenant apparaître à l’horizon d’un moment à l’autre », suivi de « Non, il n’est pas encore en vue ! » E t vous soupirez de soula­gement : la poitrine contractée se libérant soudain en un profond soupir... Ici même, dans cette simple description, on achève involontairement cette

phrase par quelques points de suspension... trois points, les trois points d’une détente du pouls contrastant avec la tension croissante qui la précédait.

Ici quelque chose d’autre attire notre attention. Un sentiment statique répété correspondant à l’accord initial d’une nouvelle phrase musicale, avant de croître à nouveau en émotion jusqu’au même point, puis à nouveau une chute, et ainsi de suite. Et le phénomène entier va ainsi de l’avant, se répétant rythmiquement, invariablement, avec cette monotonie même qui rend l’attente tellement intolérable à ceux qui la vivent...

Déchiffré de cette façon, notre graphique des courbes croissantes, des chutes et des résonances horizontales, peut, à juste titre, être considéré comme la limite que doit atteindre la matérialisation graphique de cette image qui incarne le processus d’un certain état d’émotion tendue au paroxysme.26

Une telle construction ne peut réaliser sa plénitude réaliste, et l’image totale de l’anxiété, qu’à travers la plénitude des cadres du plan, et seu­lement quand ces cadres sont remplis d’une représentation plastique composée suivant la courbe la plus généralisée de notre thème.

A côté d’un graphique généralisé précis du contenu émotionnel de la séquence qui résonne à plusieurs reprises dans la partition musicale, c’est l’élément des représentations visuelles variées qui détient la responsabilité de faire croître le thème de « l’émotion ».

Dans notre séquence nous pouvons remarquer une intensité croissante des représentations variables qui passent consécutivement à travers une série de dimensions diverses :

1. En tonalité. Plan I.2. Linéairement. Plans III-IV.3. Spatialement. Plans VI-VII-VIII.4. Substantiellement, (Les masses des gros-plans) et, tout à la fois. Dra­

matiquement (le jeu de ces gros-plans à travers la série des plans IX-X- XI-XII).

L ’ordre même selon lequel ces dimensions varient, forme une ligne nettement ascendante : depuis le vague, « jeu de lumière » à peine alarmant, « abstrait », (le fondu-ouvert) jusqu’à l’action humaine, claire et concrète, l’activité des personnages réels, attendent réellement un ennemi réel.

Il ne nous reste plus à répondre qu’à une seule question : une question que pose chaque lecteur ou chaque auditeur devant lequel on développe

26. «... et comme sa colère (d’Osmin) augmente toujours — tandis que l’on s’imagine que l’air va finir —, l’allègre essai..., qui est dans une toute autre mesure et un autre ton... doit faire juste le meilleur effet. Car l’homme qui se trouve dans une aussi violente colère, excède toute règle, toute mesure, toute borne ; il ne se connaît plus... et il faut qu’elle aussi, la musique, ne se connaisse plus. Mais comme les passions, violentes ou non, ne doivent jamais être exprimées jusqu’au dégoût, et comme la musique même dans la situation la plus terrible, ne doit jamais offenser l’oreille, mais tout le temps, là encore, la charmer, et donc rester toujours de la musique, je n’ai pas choisi un ton étranger à celui de fa (qui est le ton de l’air), mais un ton apparenté : non le plus voisin, ré mineur, mais le plus éloigné : la mineur. (Mozart, dans une lettre à son père, datée du 26 septembre 1781, au sujet de l’enlèvement au sérail. Cf. lettres de W.-A. Mozart, traduction d’Henri de Curzon, édit. Pion, Paris, 1926, vol. II, p. 75.)

pour la première fois l’analyse de la régularité des structures en compo­sition :

— Saviez-vous tout cela, à l’avance ? Aviez-vous prévu tout cela à l’avance ? Aviez-vous réellement prémédité tout cela en détail, à l’avance ?

Ce genre de question trahit généralement l’ignorance de l’interlocuteur pour ce qui est de la manière selon laquelle le procédé créateur fonctionne.

Il est faux de s’imaginer qu’avec la composition du découpage technique,, quelque « rigoureux » et « à toute épreuve » que l’on puisse l’estimer, le travail créateur soit achevé, que le travail créateur est achevé aussitôt que les formules de compositions sont notées Z!, et que c’est ainsi que toutes les subtilités de construction sont prévues.

C’est là une image bien éloignée du processus réel, et tout au plus, cela ne pourrait être une image possible, que jusqu’à un certain point.

Cela est particulièrement faux quand il s’agit de ces scènes et de ces séquences de construction « symphoniques », où les plans sont reliés par une formule dynamique, et qui réalise le développement d’un large thème émotionnel, plutôt que pour une certaine séquence du corps même de l’action, qui ne peut se développer que dans un ordre donné, et suivant une séquence précise, dictés tous deux par le bon sens.

Ceci se rattache aussi à un autre phénomène important : c’est que durant la période de préparation, on ne formule que rarement ces « pour­quoi » et ces « comment », qui déterminent le choix de telle correspon­dance plutôt que de telle autre. Durant cette période, ce choix préliminaire est sublimé, non pas en une estimation logique, comme dans cette analyse faite après coup, mais en action directe.

Ne développez pas votre pensée, par induction, mais exprimez-la direc­tement par des plans et par la forme même de la composition.

Je me souviens, sans le vouloir, qu’Oscar Wilde niait que les idées d’un artiste naissent « nues », et ne soient revêtues que plus tard de marbre, de peinture, ou de musique.

L ’artiste pense directement dans des termes de manipulation immédiate de ses ressources et de son matériel. Sa pensée se sublime en action directe, qu’il formule, non par une formule, mais par une forme. (Qu’on me pardonne ces alitérations mais elles expriment vraiment les liens que je veux mettre en valeur.) %

Même dans cette « spontanéité », les lois, les fondements, les raisons nécessaires pour une répartition des éléments de l’œuvre créée, selon tel ordre précis, et non tel autre, traversent naturellement notre esprit conscient, (et nous les exprimons même quelquefois à haute voix), mais notre lucidité ne s’appesantit pas à expliquer ces principes, mais s’élance au contraire vers le parachèvement de la création elle-même. Le plaisir de disserter sur ces « principes » est remis à l’analyse faite après coup — et, souvent, plusieurs années après que la « fièvre » de « l’acte » créateur se soit apai­sée —, c’est à cet acte que Wagner fait allusion, quand, au sommet du déve­loppement de son art, en 1853, il refuse de collaborer à une revue consacrée

27. C’est-à-dire, dans le cas des films : le découpage technique [N.d.T.].

à la théorie de la musique, que ses amis entreprenaient : « Quand on agit, on ne s’explique pas » 28.

Et comme nous nous sommes efforcés de le démontrer dans notre analyse, ci-dessus : Les fruits mêmes d’un « acte créateur », ne sont pas moins conformes à des lois sévères.

28. Dans sa lettre du 16 août 1853, à Franz Lizt, Wagner ajoute d’ailleurs : « actuellement je ne suis plus disposé qu’à l’action et n’ai plus le goût aux explica­tions », dans la correspondance de Richard Wagner et de Franz Litz, trad. de L. Schmidt et de J. Laçant, édit. Gallimard, N.R.F., 1943, p. 233 [N.d.T.].

6.Orgueil *

Nous qui avons pris en charge de résoudre les destinées de l’huma­nité, nous n’avons pas à rougir de notre orgueil.

Nous devons réhabiliter le concept d’orgueil.Non pas simple vanité ni vulgaire infatuation ni vantardise de quelques

petits amours propres particuliers.Mais un orgueil positif, vivant, pleinement justifié.Un orgueil de classe qui de jour en jour, d’année en année, de plan

quinquennal en plan quinquennal, inscrit imperturbablement ses victoires sur les tables de l’histoire universelle.

Donc, pour l’orgueil !Et notre orgueil jubile en ce jour anniversaire des vingt ans du cinéma

soviétique **.

** *

[Début de l’édition soviétique]— Un contenu idéologique nouveau,— des formes nouvelles de réalisation,— des méthodes nouvelles de conception théorique : c’est ce qui a tant

frappé le public étranger dans le cinéma soviétique.Quoique, sur le plan thématique, ils n’aient pas toujours abouti à une

solution, que sur le plan formel leur réalisation ne soit pas toujours parfaite et que, sur le plan théorique, on soit encore loin de les avoir déchiffrés jusqu’au bout, nos films, que nous avons nous-mêmes accueillis non sans critiques, ont été une révélation pour les pays étrangers.

Car un fossé insondable sépare notre cinéma, témoin de notre culture socialiste originale nouvelle, du cinéma des autres pays où il s’aligne aux côtés des autres passe-temps et distractions. En Amérique et en Europe la sortie de nos films où tout à coup des problèmes sociaux étaient montrés en détails à des spectateurs qui sur les écrans n’avaient jamais rien vu ni entendu de pareil fut un coup inattendu.

Mais c’eût été peu.

* Titre dans la trad. de J. Leyda : « Achievement » (pp. 179 à 194).Ce chapitre parut d’abord sous forme d’article dans « Iskusstvo Kino (Le cinéma

d’art), janvier-février 1940 (Moscou). Avant de paraître dans «Film Form», il avait déjà été traduit en anglais sous le titre de « Pride » dans la revue « International Literature », avril-mai 1940 (Moscou).

** Passage omis dans la trad. de J. Leyda.

[Texte ne figurant pas dans l’édition soviétique]Et si, en fin de compte, ils font œuvre utile, c’est uniquement par le

biais, et bien moins que nous tous nous ne l’aurions désiré.Le film de Chaplin les Temps Modernes, par exemple, est terrifiant

dans son essence.Je n ’irai pas juger jusqu’où va l’amertume de citoyen de son auteur

ni combien sont conscients les coups de fouet qu’il donne à l’ordre régnant.Mais on peut dire du citoyen américain moyen qu’il est peu probable

que le « second plan » du film, accusateur et satirique, à l’insu des ouvriers lamineurs jaillissant à chaque image, l’émeuve **.

C’est un choc idéologique qu’a provoqué en Europe et en Amérique, la sortie de nos films dans lesquels soudainement les problèmes sociaux étaient présentés avec tous les points sur les « i » devant un public qui n’avait jamais vu sur l’écran ni entendu parler des « i » eux-mêmes.

Mais ce n’est pas tout. Au début, le manque de perfection formelle de nos premiers films, nouveaux par leurs thèmes, n’éveilla rien de plus qu’une simple curiosité.

Je me souviens par exemple de l’appréciation mi-ironique, mi-alléchée que rencontra dans, semble-t-il, « Film Courier » notre film « Un Palais et une Forteresse » : « Cette imperfection de l’éclairage contrasté qui écorche l’œil, en plus d’un travail de laboratoire grossier ont même un certain charme piquant pour notre vue habituée à plus de raffinement. »

Et c’est au vif que la cuirasse, pourtant impénétrable aux sentiments, du public bourgeois a été écorchée lorsqu’après le Cuirassé Potemkine, elle a reçu coup sur coup la phalange de nos films.

Engendrées par des exigences idéologiques nouvelles, par le désir d’être à leur niveau et d’y répondre jusqu’au bout, les particularités formelles de nos films n’ont pas moins frappé l’Occident que leurs thèmes et leurs idées.

Et nos films, devançant de nombreuses années la reconnaissance diplo­matique officielle de notre pays, ont forcé victorieusement les portes des pays capitalistes en dépit des interdictions de la censure ; et grâce à leurs qualités artistiques, ils ont recruté des amis même parmi ceux qui ne pouvaient pas toujours comprendre au premier abord la grandeur de nos idéaux.

Notre cinéma, le plus jeune cinéma du monde entier par le hombre des années, mais en revanche le plus vivant et le plus actif, le plus riche par la profondeur et le pathétique de ses idées, se gagne rapidement des sympathies au-delà des frontières de notre pays. De plus : le cinéma soviétique commence à avoir de l’influence sur le cinéma des autres pays.

Si, dans nos débuts, nous étions redevables de beaucoup aux Américains, nous pouvons dire aujourd’hui : « à beau jeu, beau retour », au plein sens du terme.

[A commencer par un fait curieux : séjournant en 1930 à New York, je fus littéralement submergé de coupures de journaux ayant trait au film « A l’Ouest Rien de Nouveau ». Ce film venait de sortir et il n’y avait pour ainsi dire pas un critique qui ne mentionnât à son sujet notre influence !

Si Raisman s’était trouvé dans ma situation au moment de la sortie du film de King Vidor « Notre pain Quotidien » on n’aurait certainement pas manqué de parler de son film « La Terre a soif ».

« Changaï Express » de Stemberg doit la vie au « Train Mongol » de Trauberg.

« Unser Emdem », un film sur un navire allemand qui périt durant la première guerre impérialiste, qui fit du bruit en Allemagne, était une franche réplique du « Potemkine », et « Villa Villa » de Lewis Milestone, a subi l’influence de pour ainsi dire presque tous les grands maîtres du cinéma soviétique, y compris des films comme « Octobre » et mon propre film mexicain.

Le premier film de Mamoulian (« Applause ») (1931) est entièrement sous l’emprise du « symbolisme des objets » caractéristique de notre cinéma des années vingt.

Outre cette liste que l’on pourrait encore allonger il existe d’innom­brables films bourrés d’emprunts, d’imitations, d ’influences indirectes.] *

L ’influence du cinéma soviétique est multiple.Tantôt elle se fait sentir dans une tentative timide de toucher un sujet

plus vaste que l’étemel triangle ; tantôt par une présentation plus hardie de la réalité, caractéristique de nos films qui se distinguent par leur véracité ; tantôt par un simple désir d’utiliser les procédés formels par lesquels le contenu idéologique nouveau de nos films a fécondé notre cinéma.

Quant à la conception théorique du cinéma, nous restons presque les seuls dans le monde jusqu’à ce jour à y travailler, car nulle part ailleurs on ne tente d’analyse critique du plus étonnant des arts.

[C’est justement de cet art que j’ai quelques mots à vous dire.Le cinéma en tant qu’art authentiquement majeur est déjà remarquable

en ce qu’il est, au plein sens du terme, un enfant du socialisme. Les autres arts ont derrière eux des siècles de tradition.

Tandis que l’histoire du cinéma compte moins d’années que celle des autres arts ne compte... de siècles !

Cependant, l’essentiel est que l’]On a commencé à parler sérieusement du cinéma comme art en général et plus tard comme d’un art, non seu­lement égal, mais en bien des points supérieur à ses prédécesseurs, seule­ment depuis la naissance du cinéma soviétique.

Si dans notre pays, longtemps avant l’épanouissement de notre cinéma, les plus grands esprits de l’humanité * ont déclaré que le cinéma était le plus important de tous les arts, l’art de la masse par excellence, il a fallu attendre que paraisse la pléiade brillante des films soviétiques pour qu’enfin, en Occident, on daignât parler du cinéma comme d’un art aussi sérieux et aussi digne d’attention que le théâtre, la littérature, la peinture.

[C’est à partir de ce moment seulement que le cinéma, du rang des music-hall, luna-parc, jardin zoologique, cabinet des horreurs, et palais du rire, passa une fois pour toutes dans la catégorie des arts majeurs.]

C’est l’idéologie sociale élevée de nos films et leur grande maîtrise artistique qui ont permis cette reconnaissance du cinéma. Car c’est chez nous, et chez nous seulement, que le cinéma a su révéler jusqu’au bout

* Les crochets isolent les passages ne figurant pas dans l’édition soviétique.* Paroles de Lénine. Cf. Lénine, « L’art des millions », pas de notes chez Eisenstein.

ses capacités internes de mener à leur dernier stade les tendances que chaque art en particulier cherchaient à faire aboutir depuis des siècles.

Le cinéma est, pour chacun des arts, le degré le plus élevé de la réali­sation de ses possibilités et de ses aspirations.

Et plus encore : le cinéma est l’ultime synthèse de tous les arts, synthèse qui se désagrégea après les Grecs et que Diderot s’efforça de trouver sans succès dans l’opéra, Wagner, dans le drame musical, Scriabine, dans les concerts colorés, etc.

Pour la sculpture, le cinéma est une chaîne de formes plastiques chan­geantes, arrachées enfin à des siècles d’immobilité.

Pour la peinture, c’est non seulement une solution au problème du mouvement des images représentées, mais encore l’avènement d’une forme nouvelle de l’art pictural : l’art du flux libre des formes qui changent, se transforment et se fondent, images et compositions qui n’étaient jus­qu’alors accessibles qu’à la musique.

La musique, elle, a toujours disposé d’une telle capacité, mais avec l’avè­nement du cinéma, le flot rythmique et mélodique acquiert de nouvelles potentialités de représentation concrète et palpable (à vrai dire, notre pratique de l’art nouveau ne connaît jusqu’ici que quelques cas de fusion complète des images auditives et visuelles.)

Pour la littérature, c’est la même diffusion de poésie parfaite et de prose d’une écriture rigoureuse dans un nouveau domaine où, cependant, l’image désirée est immédiatement matérialisée en une perception audio­visuelle.

Enfin, c’est là, et là seulement, que tous les éléments distincts du spectacle ; indissolubles à l’aube de la culture et que le théâtre a tenté en vain de réunir, se fondent en une unité authentique.

Unité réelle :— de la masse et de l’individu, quand la masse est masse et non pas

une poignée de « figurants d’une scène de foule » qui, pour paraître plus nombreux, repassent plusieurs fois en courant derrière le décor.

— unité de l’homme et de l’espace. Or combien d’esprits inventifs se sont efforcés sans succès de résoudre ce problèmes sur les planches — Gordon Graig, Adolphe Appia — et tant d’autres. Et comme ce problème est facilement résolu au cinéma !

L ’écran, ici, n’a pas à s’adapter aux abstractions de Graig popr créer une adéquation entre le milieu et l’homme. Il ne se contente pas seu­lement de recréer la réalité matérielle de l’action, mais il fait participer à l’action le réel dans toute sa réalité. « Nous verrons danser forêts et montagnes », ceci est plus qu’un vers de fantaisie tiré d’une fable de Krylov, c’est une phrase tirée de la partition orchestrale jouée par le paysage, aussi importante dans le film que le reste. Le film fond en un seul acte cinématographique la foule et l’homme, la ville et la campagne. Il les fond dans une succession et un mouvement étourdissants. Dans l’em- brassement universel de pays entiers et du simple personnage. Ses possibi­lités lui permettent de suivre non seulement l’accumulation des nuages dans la montagne, mais de surprendre aussi le jaillissement d’une larme au bord des cils.

La gamme des possibilités créatrices du dramaturge de cinéma s’élargit à l’infini. Et le clavier de l’ingénieur du son, qui depuis longtemps a

dépassé les limites du compositeur « ordinaire », s’égaille à des kilomètres _ à droite et à gauche pour englober non seulement tous les bruits de la

nature, mais encore ceux que peut faire naître la volonté arbitraire de l’auteur.

Parfois, nous oublions tout simplement que nous possédons dans nos mains un véritable miracle, miracle de technique et de possibilités artisti­ques, et que pour l’instant, nous n ’avons appris à nous servir que de la plus infime partie de ces possibilités.

[A nous **, dont le régime et le pays, faisant sauter les normes et les « plafonds » dans tous les secteurs de l’activité humaine, confirment à cha­que instant qu’il n’existe ni limites ni bornes ni barrières pour l’élan créateur, à nous donc de ne pas l’oublier. **]

Une fois de plus, toutes les prérogatives de l’art cinématographique se mettent à briller si nous nous représentons une communion où chacun des arts s’incorpore suivant la portée dont il dispose pour résoudre le problème essentiel, à savoir refléter le réel et le maître du réel, l’homme-

Comme la gamme de la sculpture est étroite, obligée dans la plupart des cas d’arracher l’homme de son milieu et de la société dont il est inséparable, après l’avoir figé en traits et en raccourcis pour suggérer son monde intérieur, reflet du monde qui l’entoure. Il lui manque le verbe,, la couleur, le mouvement, les phases changeantes du drame, le déroulement progressif des événements.

Semblablement, comme la littérature est enchaînée, bien que capable, elle, d’entrer dans les détails sinueux et subtils de la conscience humaine et de saisir le mouvement des événements et des époques au moyen de constructions intellectuelles et de procédés rythmico-mélodiques qui lui permettent de représenter au moins par des allusions cette plénitude sensi­tive à laquelle fait appel chaque ligne, chaque page.

Le théâtre sous ce rapport est également limité et imparfait. C’est à peine si, par des « actes physiques » extérieurs, par un comportement, il est capable de communiquer au spectateur le contenu intérieur de la conscience et des sentiments, le monde intérieur où évoluent les héros et leur auteur.

Rejetant ce qui est accessoire et nous basant sur l’essentiel, nous pourrions dire de la méthode de chacun des arts que :

La méthode de la sculpture est une copie de la structure du corps humain.

La méthode de la peinture — une copie de la position des corps et de leur rapport avec la nature.

La méthode de la littérature — une copie des relations mutuelles de l’homme et de la réalité.

La méthode du théâtre ■— une copie des gestes et des actes de l’homme suscités par des motifs intérieurs et extérieurs.

La méthode de la musique — une copie des lois de l’harmonie interne d’une appréhension émotionnelle des phénomènes.

Tous les arts, d’une manière ou de l’autre, des plus extérieurs et des plus concis — mais en revanche plus matériels et moins souples, aux plus raffinés et aux plus plastiques —, mais par là même moins concrets

et tragiquement éphémères, tous, dans la mesure de leurs moyens et de leurs possibilités visent un seul but : refléter par sa structure, par sa méthode restituer autant qu’il est possible le réel et en premier lieu, la conscience et les sentiments de l’homme.

Mais aucun des arts « d’antan » n’est en mesure d’y parvenir vérita­blement.

Car le plafond pour l’un, c’est le corps humain.Pour l’autre, ses actes et ses gestes.Pour le troisième, les insaisissables résonances émotionnelles qui l’ac­

compagnent.Aucun d’eux n’est en demeure d’englober la totalité du monde intérieur

de l’homme qui reproduit le monde extérieur.Quand l’un quelconque de ces arts tente de résoudre un problème qui

sort de son cadre, la dislocation de ses fondements est inéluctable.N’est-ce pas la dislocation de la sculpture qu’offre l’une des œuvres

jamais sur-passées de Rodin « Balzac ». C’est la sculpture surpassée.« Surpassée » et donc déjà plus sculpture. Bien sûr elle représente plus

qu’elle mais alors ce n’est plus elle.Et je dirais que le côté étonnant et unique de cette œuvre est le résultat

direct du fait qu’ici la tâche expressive sort des limites de l’art habituel­lement propre à ce domaine. Dans l’une des lettres envoyées de Paris en août 1939 à l’occasion de l’inauguration de ce monument (1er juillet 1939) j ’ai trouvé les souvenirs de je ne sais qui sur les intentions qui avaient guidé Rodin pendant qu’il faisait son « Balzac ».

« ... Rodin... me raconta qu’une fois, alors qu’il se tenait, au Louvre, devant le merveilleux buste de Mirabeau par Houdon, il lui vint à l’esprit une idée, qui par la suite exerça une influence sur toute son œuvre. Rodin remarqua que la tête de Mirabeau était levée et que son regard autoritaire semblait glisser au-dessus d’une foule immense. Et Rodin, d’après ce qu’il a dit, comprit que Houdon avait fait naître la foule invi­sible devant laquelle Mirabeau parlait.

En faisant son « Balzac » Rodin s’efforça de recréer l’atmosphère qui entourait l’écrivain. En représentant Balzac en robe de chambre, marchant comme endormi, il voulait que les spectateurs puissent se représenter le grand visionnaire la nuit, aux heures d’insomnies, dictant ses œuvres.

L voulait que regardant sur sa sculpture on puisse se représenter le désordre de la chambre, le lit défait, les feuilles d’épreuve dispersées sur le sol. Il voulait que tous les héros du génial Balzac apparaissent autour de l’écrivain... N ’est-ce pas là une usurpation pure et simple des futurs principes du cinéma. Le cinéma, qui comme aucun autre art, est seul capable de mettre en pages sous des traits généralisés : l’homme et ce qu’il voit ; l’homme et ce qui l’entoure ; l’homme et ce qu’il réunit autour de lui ?

Sur ce plan, la tentative la plus héroïque est, en littérature, celle de James Joyce dans « Ulysse » et d’autres œuvres.

Il parvient là à la reconstruction limite de la réalité qui se reflète en se déformant dans la conscience et dans les sentiments de l’homme.

L ’originalité de Joyce * est celle de la recherche incessante d’une solution à ce problème précis au moyen d’une écriture à deux niveaux : il recrée le déroulement des événements à l’instant où ceux-ci traversent la conscience et les sentiments, les associations et les émotions du héros principal. Là, comme nulle part ailleurs, la littérature rend presque physiologique­ment tangible tout ce qu’elle décrit. A toutes les ficelles que la littérature emploie pour suggérer vient s’ajouter ici une structure que j’appellerai « ultra-lyrique ». Car si le lyrisme recrée au même titre que les images, le corps intime même de la logique interne des sentiments, Joyce, lui, en délivre cette fois une copie d’après la physiologie de la formation des émotions, d’après l’embryologie de la formulation des pensées.

Les effets en sont par endroit surprenants, mais le prix en est la dislocation totale des fondements de l’écriture littéraire et la transforma­tion du texte pour le lecteur ordinaire en « abracadabra ».

C’est ici que Joyce partage le triste sort de toute la confrérie des arts dits « de gauche » dont l’épanouissement coïncide avec l’avènement du capitalisme au stade de l’impérialisme.

Et si nous considérons la tendance que révèlent ces arts « de gauche »,. nous avons le tableau extrêmement curieux des lois de ce phénomène.

D’une part, une foi solide en l’inaltérabilité de l’ordre régnant et en conséquence, la conviction que l’homme est limité.

D’autre part, la sensation intime pour les arts d’une nécessité absolue d’aller de l’avant, de franchir leurs limites.

Mais c’est une explosion qui souvent est dirigée non pas vers l’exté­rieur, vers un élargissement du cadre de l’art en question, seule chose qui du côté anti-impérialiste et révolutionnaire donnerait une nouvelle portée à son contenu, mais... vers l’intérieur, portant sur les moyens et non sur le contenu de l’art. C’est alors que l’explosion se révèle non pas créatrice et dynamique, mais seulement destructrice.

Telle est la situation des artistes qui ne se décident pas à faire corps avec la fraction révolutionnaire progressiste de l ’histoire, se condamnant ainsi à leur propre perte. Es sont semblables à des gens qui s’imagineraient en se frappant la tête contre les murs, traverser le plafond de leurs possibilités.

Mais quel sort remarquable que celui des artistes qui, ayant accepté la révolution jusqu’au bout, ont pour toujours lié à elle le destin de leur art.

Telle est l’histoire de Maïakovski qui de poète futuriste, s’engagea sur la voie qui fit de lui le plus grand poète de notre époque socialiste.

[Et c’est aussi l’histoire d’autres artistes qui gardent intacte leur probité révolutionnaire, malgré quelques brèves récidives de formalisme dans leurs œuvres.]

C’est la seule voie, la seule issue pour les créateurs ***.C’est également la voie, l’issue pour les arts eux-mêmes qui grâce à

* [Note de S. M. Eisenstein : je laisse de côté pour l’instant le fait que l’auteur aussi bien que son héros reflète la réalité en la faussant. Puisqu’il s’agit là de l’un des représentants les plus marquants de la littérature bourgeoise, cela va de soi.]

** Omis dans la trad. de J. Leyda.

une idéologie et à un contenu thématiquement révolutionnaires, peuvent s’affranchir des limites idéologiques.

Dans la ligne de leurs moyens d’expression, au-delà de leur propre limite, leur seule issue demeure un passage à un stade plus parfait de possibilité, leur issue est dans le cinéma.

Car seul le cinéma peut prendre comme base de l’esthétique de son expression dramatique, non pas la statique du corps humain, ni la dyna­mique de ses actions et de ses gestes, mais la gamme infiniment plus vaste de toutes les formes de mouvements et de variations des sentiments et des pensées de l’homme. Et cela non seulement comme matière pour représenter les actions et les gestes de l’homme à l’écran, mais aussi comme une charpente de composition qui servirait à disposer les reflets devenus conscients et profondément ressentis du monde et du réel.

Comme il est facile au cinéma de faire jaillir à partir d’un tel schéma la richesse audio-visuelle du réel et de l’homme qui évolue dans ce réel en faisant naître et renaître le thème suivant le processus du récit ciné- matographique calqué sur le devenir de l’homme en train de penser et de sentir.

Ce n ’est pas non plus à la portée du théâtre. Ceci est à un étage au-dessus du « plafond » de ses possibilités. Et quand franchissant ses limites il tente de passer dans une catégorie d’un autre ordre, c’est au prix, comme pour la littérature, de sa force vitale et du réalisme. Il se fourvoie alors dans des pièces immatérielles à la Maeterlinck dont l’œuvre nous est connue et dont le « programme » est le rêve d’un « Oiseau bleu » qui échappe au théâtre !

Dans quel labyrinthe anti-réaliste échoue immanquablement le théâtre dès qu’il commence à se poser des problèmes de « synthèse » ! Il suffit ici de citer deux exemples : le « Théâtre d’Art » et le « Théâtre des Arts » qui s’ouvrirent l’un après l’autre à Paris en 1890 et en 1910.

[On peut lire tous les détails à leur sujet ne serait-ce que dans l’ouvrage de Gvozdïv : « Le Théâtre d’Europe Occidentale à la frontière des xixe et XXe siècles », (éd. art. 1939), dont sont tirées les citations qui suivent.] Le premier des deux, monté par le poète symboliste Paul Fort, professait cette maxime : « La parole crée le décor comme le reste »...1 «^Cela signi­fiait que le lyrisme contenu dans les vers du poète à lui seul déterminait la construction scénique du spectacle. »

En pratique, cela aboutissait à des spectacles dont la mise en scène était du type de celle de La Fille aux Mains Coupées de Pierre Quillard (1891).

« ... La mise en scène de cette œuvre composée d’un poème dialogué comprenait une lectrice qui se tenait dans un coin de l’avant-scène et déclamait des passages de prose qui indiquaient les changements de lieu et exposaient le sujet, tandis que sur la scène tendue d’un rideau de gaze se mouvaient les acteurs déclamant des vers devant un panneau doré qui représentait une enluminure exécutée par Paul Séruzier dans le style des

1, Cité par Léon Moussinac dans « La Décoration Théâtrale », Paris, F. Rieder, 1922, p. 13.

peintres « primitifs » du Moyen Age. Une telle stylisation du décor devait servir... de moyen pour « découvrir le lyrisme renfermé dans les vers » .2

« La préférence va au verbe lyrique — écrit le critique Pierre Veber — le théâtre disparaît pour ainsi dire totalement, pour faire place à une déclamation dialoguée qui est, à sa manière, un décor poétique. »

En plus de cela, Pierre Quillard avait exigé que « le décor ne soit qu’une pure fiction ornementale qui complète l’illusion par une analogie entre les couleurs et les lignes du drame... »3

« ... S’efforçant de trouver de nouveaux procédés pour provoquer la « contamination inductive » du spectateur, le théâtre de Paul Fort tentait de mettre en pratique la théorie de la correspondance des différentes sensations, prônée par les poètes et les théoriciens du symbolisme... » 4

Cependant, là aussi, cette intention qui n’avait en soi rien de répréhen­sible, appliquée au théâtre, aboutit aux excès les plus absurdes.

... Ainsi par exemple, dans la représentation du « Cantique des Can­tiques » de Roinard, fut introduit « non seulement un accompagnement musical, mais encore un accompagnement de parfums dont la tonalité correspondait aux vers » 5, le théâtre s’efforçait d’établir une correspon­dance entre les sons, les vers, les décors et... les parfums... *

C’est, je crois, l’imperfection des correspondances que l’on avait pu trouver dans d’autres éléments, qui conduisit à cette absurdité.

Au programme de l’autre théâtre, (cette fois celui du riche dilettante Jacques Rouché) figurait un certain nombre de points de même nature » ; « ... les décorateurs Dethomas, Dresa, et Piot, se lancent à la découverte du décor schématisé, s’efforcent de composer une « symphonie de couleurs qui complète la symphonie des sons » »...6

Toutes ces tentatives de synthèse échouent immanquablement et abou­tissent à l’anti-réalisme.

Ces mêmes problèmes posés au cinéma non seulement ne l’écartent pas du réalisme, mais encore lui permettent des effets du réalisme le plus convaincant.

Cette lectrice « informatrice » inattendue, soit dit en passant une pure réplique de l’indispensable lecteur du « Kabouki » s’insérait à la trame du film, déjà au temps du muet, sous forme de titres.

Sans gêner personne, elle continue de déclamer « des passages de prose qui indiquent les changements de lieu et exposent le sujet », abandonnant la partie plastiquement représentative du film aux épreuves lyriques des héros.

2. A. Gvozdëv, « Zapadno-yevropeiskii teatre na rubezhe XXX i XX stoletii», Leningrad, Iskusstoo, 1939.

3. Cité par Moussinac, id., pp. 12, 14.4. Gvozdëv, id.* Citation prolongée dans la trad. de J. Leyda, voir fin du chapitre.5. Moussinac, id., p. 16, dans le texte de J. Leyda :«... Car l’auteur s’inspirant des « Voyelles » de Rimbaud, de la « théorie de

l’instrumentation » de René Ghill et du « Livre de l’orchestration des parfums » de Chardin Hardancourt, s’est efforcé d’établir une harmonie entre les tons musicaux, le poème, le décor et les parfums... »

6. Gvozdëv, id.

Déjà au temps du muet, à maintes reprises, on a tenté d ’aller plus loin dans cette direction et d’intégrer les titres au plus fort de l’action en les dramatisant par le montage et en variant leurs dimensions. Rappelons par exemple « ¡’Ancien et le Nouveau » qui commence par une série de titres montés sur un rythme assez émotionnel adapté à l’atmosphère du film. (Voir dessin)7.

Dans le film parlant, le titre, tout en conservant sa place parmi les moyens d’expression devient encore plus proche du lecteur du « théâtre conventionnel » par la voix du commentateur, voix dont la possibilité dramatique d’intervention n’a presque pas encore été exploitée au cinéma.

C’est de cette voix que feu Pirandello rêvait beaucoup lors de notre rencontre à Berlin en 1929.

Combien proche de toutes les conceptions de Pirandello est cette voix ample qui, de l’intérieur, se mêle à l’action. Dans un but ironique, René Clair l’a assez bien utilisée dans «Le Dernier Milliardaire.».

[Kouléchov également mais d’une manière sensiblement plus spirituelle dans « Le Grand Consolateur ». La seule tentative d’utiliser dans un but dramatique et même tragique la voix off, en l’occurrence celle d ’Ester Choub dans « Espagne », fut un échec à cause d’une élaboration insuffisante du texte, d’une mauvaise répartition et d ’un enregistrement défectueux.}

Le « mystère » du rideau de gaze dont la scène est voilée a, de toute évidence pour origine, l£ désir d’unifier, au moyen de tissu vaporeux, les éléments matériels hétérogènes du milieu réel, des décors peints, et des trois dimensions humaines.

Ce problème si difficile pour le théâtre, dont on a essayé de trouver la solution dans des centaines de variantes aboutissant presque toutes, en fin de compte, à différents degrés « d’hermétisme », le cinéma le résout avec la plus grande facilité en se servant d’images, d’objets qui, photo­graphiés, ont une égale réalité matérielle. Les mystères de l’enregistrement

7. On peut trouver le contexte de ces titres dans un découpage de « L’Ancien et Le Nouveau » paru dans « Film Writing Forms », édité par Lewis Jacobs, New York, Gotham Book Mart, 1934.

actif et non pas simplement passivement réaliste, renferment le même secret pouvoir d’harmoniser les sons qui, dans leur état naturel capricieux, peuvent ne pas être aptes à se combiner et à s’orchestrer.

Enfin, le cinéma atteint sa plus grande réussite là où le théâtre renonce. Non pas simplement dans le domaine d’une « symphonie des couleurs qui complète la symphonie des sons » dans lequel le cinéma audio-visuel triomphe particulièrement. *

Mais avant tout dans ce qui n’est, dans sa dernière extrémité, accessible qu’au seul cinéma.

C’est-à-dire la découverte totale et authentique du « lyrisme contenu dans les vers », ce lyrisme dont est immanquablement saisi l’auteur d’un film aux endroits particulièrement chargés d’émotion.

Nous venons de citer les tristes résultats dans cette voie du « théâtre de gauche ». Nous avons démontré plus haut la même chose en ce qui concernait la littérature « de gauche ».

La solution de ce problème reste donc entièrement l’affaire du cinéma. Là seulement, tout en conservant toute la richesse d’une plénitude

matérielle et sensitive, l’événement réel peut être simultanément épique par la révélation de son contenu dramatique par le traitement de son sujet lyrique par la perfection que seul le système

audio-visuel des images cinématographiques permet d’atteindre dans le rendu des nuances les plus délicates de la sensibilisation de l’auteur au sujet traité.

Quand une œuvre cinématographique, ou un passage d’une œuvre atteint cette triple synthèse dramatique, son pouvoir évocateur devient particu­lièrement puissant.

Ainsi dans mon œuvre :Les trois séquences les plus réussies, probablement, sont épiques et

dramatiques, et en même temps, extrêmement lyriques, si l’on entend par lyrisme les nuances de l’émotion doublement individuelle de l’auteur qui déterminent les formes qui en résultent.

Il s’agit des séquences de « L ’Escalier d’Odessa » et de « La rencontre de l’escadre » dans le « Potemkine », de « l’attaque des chevaliers » dans « Alexandre Nevski ».

J’ai déjà parlé de la première et de la dernière séquence dans mon article sur « la structure du film » ; je démontrais que l’escalier dans sa progression compositionnelle « se conduisait comme un homme saisi par l’extase » ; que dans la charge des chevaliers, le galop représentait, du point de vue du sujet, le tambourinement des sabots, mais du point de vue de la structure, c’était le battement d’un cœur angoissé.

On peut dire la même chose de « la rencontre de l’escadre » dans le Potemkine où les machines en plein travail figurent le cœur collectif du cuirassé qui se met à battre ; le rythme et la cadence de ces battements reproduisent exactement ce que ressentait l’auteur lorsqu’il s’imaginait dans la situation du cuirassé mutin.

* [Note de S. M. Eisenstein : Comment le cinéma parvient à cette symphonie au stade de la gamme des noir-gris-blanc, je m’apprête à le décrire en détail dans l’article « Montage 1939 », suite de l’article « Montage 1938 » concernant le son.]

Le cinéma résout ce genre de problème avec le maximum de facilité.Mais l’essentiel ne se trouve pas dans la facilité et dans l’accessibilité.Mais dans le concret, la matérialité, dans la compatibilité indissoluble

de toutes ces perfections avec les exigences du réalisme, impératifs caté­goriques d’un art vivant, valable, fécond.

Ainsi, avec toutes ses particularités, le cinéma est en avance sur les domaines voisins du théâtre, de la peinture, de la sculpture, de la musique bien que ces derniers demeurent contemporains. Autrefois, avec toute la vivacité de l’impertinence juvénile, nous pensions qu’il était temps, pour les autres arts, de disparaître car un art nouveau avait fait son appa­rition, à l’avant-garde de tous les autres dans la ligne de leurs possibilités respectives et de leurs fonctions.

Il y a quinze ans, commençant tout juste à « toucher » du cinéma, [nous avions surnommé] le cinéma et le théâtre « les deux crânes d’Alexan­dre de Macédoine » (titre d’un article paru dans « le Nouveau Spectateur ».)8 Me souvenant de l’anecdote du musée de foire qui, entre autres curiosités, présentait le crâne d’Alexandre de Macédoine à l’âge de 25 ans, et le crâne du même, à l’âge de quarante ans, je concluais que la survivance du théâtre de concert avec le cinéma était tout aussi absurde, car le cinéma n’était autre que le théâtre arrivé à l’âge adulte.

Bien entendu, ce trait de ma propre biographie, car j’ai moi-même évolué du théâtre au cinéma, n’est en rien un fait de l’histoire du théâtre qui, d ’une façon absolument indéniable, coexiste pacifiquement avec sa forme plus avancée, le cinéma.

Mais ceci n ’est peut-être pas aussi évident pour tout le monde.Faut-il une fois de plus accumuler exemples sur exemples pour, à nou­

veau, souligner cette évidence ?Limitons-nous à un seul exemple, à l’élément le plus théâtral du théâtre :

à l’acteur.Le cinéma ne demande-t-il pas à l’acteur de dépasser en raffinement

tout ce qui lui suffit sur scène ? %Voyons un peu le jeu des acteurs même les meilleurs à l’écran, en par­

ticulier à leurs tout débuts : ce qui semble un summum de vérité et d’émo­tion sur les planches n’est-il pas à l’écran cabotinage monstrueux et échange de grimaces hystériques ?

Combien d’efforts faut-il aux meilleurs maîtres de la scène pour, partant du vaste cadre du théâtre, ajuster leur maîtrise à la « porte étroite » de l’écran ! Comme s’affinent les recherches et les nuances de leur jeu de film en film, de scène en scène ! Comme sous les yeux du spectateur la « théâtralité » de l’écran devient la vie authentique à l’écran.

Combien remarquable et admirable fut à cet égard l’évolution de feu Chtchoukine, non seulement d’une image à l’autre, mais encore d’un film à l’autre ! (cf. « Lénine en Octobre » et « Lénine en 1918 ».)

Contrôle dans les mouvements, au millimètre près, pour, dans un gros plan, ne pas sortir du cadre ou tomber dans le truquage.

Degré de vérité du sentiment ne permettant pas de se retrancher derrière les inévitables conventions de la « scène », supprimées par l’écran.

Se concentrer et entrer instantanément dans un rôle est infiniment

8. « Novi Zritel», n° 35, 1926.

plus difficile à l’écran qu’à la scène, où on ne brûle pas sous le feu des projecteurs, l’on ne crée pas au beau milieu de la rue, sur la mer démontée, sur un avion en piqué, où l’on ne joue pas la mort pour, deux mois plus tard, jouer le rhume qui l’a causée.

Comme nous le voyons, les coefficients sont toujours les mêmes, mais le niveau des exigences s’est élevé démesurément et l’enrichissement rétrospectif des étapes précédentes du développement allant de pair avec cela est indiscutable et évident.

Et inversement :Distinguer, et une fois distingué, développer l’un ou l’autre des éléments

du cinéma est chose possible, mais seulement après avoir étudié les sources des phénomènes. Mais les sources de tous les éléments du cinéma se trouvent dans les autres arts. Un acteur n’ayant pas fait sien tout l’arsenal du théâtre, ne brillera jamais à l’écran.

L’homme qui n’aura pas approfondi tous les secrets d’une mise en scène consommée ne saura jamais ce qu’est le montage.

C’est seulement lorsqu’il aura assimilé toute la culture de l’art pictural que l’opérateur arrivera à prendre conscience des bases de la composition d’un plan.

Et c’est seulement en partant de toute une expérience de la drama­turgie, de l ’épopée et de la poésie lyrique que l’écrivain pourra mener à terme la création d’un phénomène littéraire nouveau sans précédent : le scénario, réalisant la synthèse de tous les genres littéraires comme la synthèse de tous les genre d’arts est réalisée par le cinéma.

Les possibilités de l’art parvenu dans le cinéma à son stade de déve­loppement le plus élevé sont inépuisables, non seulement pour les grands maîtres, les artistes, et les techniciens, mais, de plus, l’apport de ce stade supérieur du développement de l’art, est inestimable pour celui qui médite les lois générales de la création artistique, plus encore pour celui qui s’efforce de concevoir théoriquement le phénomène de l’art en général, en tant que phénomène social, dans toute l’originalité et le caractère incomparable de sa méthode spéciale de refléter le monde et le réel.

Dans cette voie, notre cinéma est également une source inépuisable pour la recherche des lois générales de l’art considéré comme l’une des branches les plus originales de l’activité spirituelle de l’homme.

Car notre cinéma **, tant par son contenu et par sa structure, que par sa prise de conscience théorique, est le seul cinéma au monde à refléter le régime socialiste triomphant.

Pour cette raison, il doit disposer et dispose de toutes les données pour servir, grâce à cette matière parfaite, à l’analyse qui permettra au marxisme d’enlever définitivement les derniers voiles de « mystique » et de mystère qui recouvrent les méthodes des arts, plantant les drapeaux de la science sur ce territoire qui, auparavant, était abandonné à un mauvais usage de classe, au libre arbitre du mensonge bourgeois, à la charlatanerie et à l’agnosticisme. ***

Peu d’entre nous pensent à cela, mais moins encore ne le font.

** Comme les efforts des compositeurs (de Richard Strauss en particulier) pour assigner à la musique la tâche de transmettre des images spécifiques ont échoué !

*** Cf. Léon Moussiniac, « La décoration théâtrale », Paris, P. Rieder, 1922, p. 16.

Et cependant, nous avons entre les mains les arts, parvenus à un stade de développement parfait, fondus en un seul, le cinéma, et nous pouvons en déduire une infinité de faits pour approfondir la connaissance de tout le système et de la méthode tout entière de chacun des arts en particulier et de l’art en général.

Car, pour la première fois, avec le cinéma, on parvient à un art authen­tiquement synthétique : l’art d’une synthèse organique dans sa substance même, et non la synthèse d’un quelconque « concert » d’arts contigus « accolés » mais en eux-mêmes, indépendants.

Pour la première fois, nous avons à portée de la main la totalité des lois fondamentales régissant les arts en général des lois que nous ne pouvions saisir que par morceaux ; là par l’expérience de la peinture, ici par la pratique du théâtre, ailleurs de la théorie générale de la musique.

Nous avons de quoi justifier notre orgueil en ce jour anniversaire des 20 ans de notre cinéma.

A l ’intérieur de notre pays,et au-delà de ses frontières.Dans le cinéma lui-même et bien au-delà de ses frontières dans le système

tout entier des arts.H y a de quoi être fier.Mais il y a aussi matière à travail pour les théoriciens et les praticiens

de notre art pour plus d’un plan quinquennal de notre glorieux avenir. *

Dickens, Griffith et Nous

« Les gens parlaient comme s’il n’y avait jamais eu de musique dramatique ou représentative avant Wagner, ou de peinture impressionniste avant Whistler ; en ce qui me concerne, j’ai trouvé que le moyen le plus sûr de produire une impression d’innovation hardie et d’originalité était de faire revivre le charme passé des longs discours rhétoriques, ¿en tenir de très près à la méthode de Molière et de faire vivre des caractères tirés des pages de Charles Dickens. »

Bernard Shaw.1

« La bouilloire commença à chanter. »C’est ainsi que Dickens commence son « Grillon du Foyer ».« La bouilloire commença à chanter. »On ne pourrait semble-t-il, être plus loin du Cinéma. Trains, Cow-boys,

Poursuites... E t tout à coup le « Grillon du Foyer » !« La bouilloire commença à chanter. »Mais, aussi étrange que cela puisse paraître, c’est par là aussi que

commença le cinéma.C’est de là, de Dickens, du roman victorien que part la toute première

ligne d’épanouissement de l’esthétique du cinéma américain, liée au nom de David G. Griffith.

Et à première vue, cela est d’autant plus surprenant que c’est incompa­tible, semble-t-il avec l’ensemble des représentations qui chez nous sont liées au cinéma et en particulier au cinéma américain, ce n’en est pourtant pas moins vrai, et de plus, ce lien, comme nous verrons plus bas, est absolument organique, et est une conséquence de la genèse du cinéma.

Les propos de Griffith sur le lien qui unit sa méthode créatrice à celle de Dickens, ont été conservés par ses biographes et les historiens du cinéma.

Mais avant tout, nous plongerons attentivement nos regards au sein de ce qui peut-être n’a pas engendré le cinéma, mais qui fut le terrain de son premier épanouissement mondial à une échelle encore jamais atteinte et imprévisible.

Nous p é savons pas' d’où est venu le cinéma en tant que phénomène

1. B. Shaw, Back to Methuselah, London, 1921, p. 8.

mondial. Nous jje" savons p a f qu’un lien indissoluble l’unit au déve­loppement de l’industrialisation intensive des états américains.

Nous p£" savons parâ" comment l’essor du régime capitaliste des Etats- Unis d’Amérique scst reflété dans la production, dans les arts et dans la littérature.

Le cinéma américain est le reflet le plus typique et le plus frappant de la situation du capitalisme américain.

Que pourrait-il y avoir de commun, semble-t-il, entre ce Moloch de l’industrie perfectionnée, ce tempo étourdissant de villes et de métropo­litains, le beuglement de la concurrence, l’ouragan des transactions bour­sières, et le Londres victorien patriarcal et paisible des romans de Dickens ?

Cependant pour commencer, parlons de cette « foudre », de cet « oura­gan », de ce « beuglement ».

C’est justement ainsi, plus exactement, ce n’est pas autrement que se dessine l’Amérique aux yeux de celui qui ne la connaît que par les livres, qui plus est, sélectionnés et selon un choix qui laisse à désirer.

Le visiteur, aux Etats-Unis, ne reste pas longtemps sur son étonnement devant cette mer de feux (réellement immense), ce tourbillon du jeu de la bourse (réellement à nul autre pareil), devant ce beuglement (réellement capable d’assourdir n’importe qui).

En ce qui concerne la rapidité de la circulation, elle ne risque pas de vous surprendre dans les rues des grandes villes, pour la bonne raison qu’il n ’y en a pas. L’amusant de la contradiction vient du fait qu’il y a tant d’automobiles rapides comme l’éclair qu’elles s’empêchent mutuellement d’avancer, et sont contraintes à ramper de bloc en bloc au pas de tortue, défaillant pour longtemps à chaque croisement, et des croisements de rues et d’avenues, il s’en trouve littéralement, à chaque pas.

C’est ainsi qu’assis dans une voiture exceptionnellement puissante et avançant dans le tempo d’une tortue au milieu d’une mer de «es sem­blables étroitement pressés les uns contre les autres, assis dans des voitures également exceptionnellement puissantes et pour ainsi dire immobiles, invo­lontairement on commence à songer au dualisme du tableau dynamique que présente le profil de l’Amérique et au profond conditionnement mutuel des éléments de ce dualisme en tout et partout en Amérique.

Se frayant un chemin par à coup de bloc en bloc dans une rue complè­tement obstruée, on laisse involontairement errer ses yeux de bas en haut et de haut en bas des gratte-ciel.

Paresseusement une idée se glisse dans notre tête : « Pourquoi ne donnent- ils pas l’impression de hauteur ? ».

« Pourquoi, malgré cette hauteur, semblent-ils intimes, domestiques, provinciaux ? ».

Et l’on se surprend à penser que le « truc » des gratte-ciel vient de ce que s’il y a beaucoup d’étages, ces derniers en eux-mêmes sont bas. C’est alors que le plus élevé des gratte-ciel nous semble composé de petites maisons de province posées les unes sur les autres. Et il suffit de s’éloigner de la ville, et même dans certaines villes, de s’éloigner du centre, pour retrouver ces mêmes petites maisons, non pas disposées par vingtaines, quarantaines, ou soixantaines les unes sur les autres, mais s’étirant en une ribambelle sans fin de cottage à un étage le long d’ennuyeuses rues princi-

pales (les fameuses Mainstreets) ou de routes (secondaires) latérales presque campagnardes.

Là, vous pouvez filer à fond de train si vous ne craignez pas les « cops » (policemen) ou, étant étranger, vous ferez semblant avec conviction que vous ne savez pas vous y reconnaître dans les panneaux de signalisation. Là, les rues sont vides, le mouvement de la circulation rare, et au contraire des rues de la métropole, où la circulation tumultueuse est étouffée dans l’étau de pierre de la ville, là les voitures solitaires filent comme un ouragan pour ne pas s’endormir du sommeil oisif et inconscient de la province américaine.

Des bataillons de gratte-ciel ont pénétré au plus profond du pays, les nerfs d’acier du chemin de fer l’ont enserré dans un épais filet, mais inver­sement, l’Amérique morcelée en petites propriétés agricoles semble envahir le centre même des villes ; parfois il suffit de tourner au coin d’un gratte- ciel pour tomber nez à nez avec une petite maison d’architecture coloniale, transportée par miracle semble-tjjl des profondes savanes de la Louisiane ou de l’Alabama au centre même de la ville affairée...

Mais, ce n’est pas avec une petite maison ou avec une église (grignotant un coin de Radio City cette monumentale Babylone moderne), ni avec ce cimetière jeté de manière inattendu en plein centre de la « City », ni à l’autre bout de Wall Street là où s’étale la lessive du quartier italien, que la vague provinciale envahit (fait des ravages), non, le bon vieux provin­cialisme rôde à l’intérieur même des appartements, s’enroule en volute autour des cheminées, s’enfonce dans les profonds fauteuils de grands- pères à napperons de dentelles, se drape des merveilles de la technique moderne, frigidaire, machine à laver, radio.

Mais le puissant provincialisme ne se borne pas à se mêler à ces prodiges ou à d’autres de la technique, loin de là !

Sous les boîtes crâniennes, dans les colonnes des journaux sur les tables de chevet, dans les sentences des sermons radiodiffusés et dans les retrans­missions d’histoires de charlatans, il règne plus fort que tout, constitué par ce qu’il n’est absolument pas nécessaire d’aller chercher... « loin à l’est », mais qu’on peut trouver sous le gilet ou sous le chapeau melon d’innom­brables hommes d’affaire de ce siècle de surindustrialisation à la place où il est admis de porter un cœur ou un cerveau.

En Amérique, ce qui étonne plus que tout et avant tout, ce sont ces éléments provinciaux et patriarchaux qui envahissent à profusion la vie quotidienne et les mœurs, la morale et la philosophie, l’horizon idéologique et les règles de vie des couches moyennes de la population américaine.

[Mais ce n’est qu’un aspect de plus du rictus de l’activité exploiteuse que nous voyons furieuse et avide se démener à la bourse, au jugement de Lynch et aux réunions du Klux-Klux-Klan.]

E t pour comprendre Griffith il faut, à côté de l’image des voitures ultra- rapides, des vaisseaux aériens, des fils télégraphiques, se souvenir de cet autre côté de l’Amérique, de l’Amérique traditionnelle, patriarchale, pro­vinciale, alors le lien de Griffith à Dickens n’est plus un sujet d’étonnement.

Les lignes de ces deux Amériques se sont entremêlées dans le style et la personnalité de Griffith, comme le plus merveilleux de tous ses montages parallèles.

Mais le plus curieux de tout est que ce même Dickens ait également

influencé les deux lignes de la manière de Griffith, ces deux lignes qui reflètent les deux visages indissolubles de l’Amérique, l’Amérique provin­ciale et l’Amérique ultradynamique.

Nous sommes prêts à reconnaître cela en ce qui concerne le Griffith « intime », le Griffith de la vie quotidienne américaine du monde moderne ou du passé, pour les films au sujet desquels Griffith m ’a dit lui-même « qu’ils avaient été fait pour eux-mêmes et qu’immanquablement ils avaient été passés au laminoir ».

Mais nous nous étonnons un peu, quand il s’agit du Griffith « officiel », du Griffith brillant, du Griffith des tempo d’ouragan, du Griffith de l’action étourdissante, des poursuites époustoufflantes, d’apprendre qu’il a puisé son expérience chez ce même Dickens !

Et cependant, c’est parfaitement exact.Parlons pourtant, tout d’abord, de Dickens « intime ».Donc, « la bouilloire commença à chanter ».Il suffit de reconnaître dans cette bouilloire un « gros-plan » typique

pour s’exclamer : « Comment se fait-il que nous ne l’ayons pas encore remarqué ! ». « C’est, bien sûr, du plus pur Griffith. Combien de fois n’avons-nous pas vu de gros-plans analogues au début d’un épisode, d’une scène, d’un film ! »

A ce propos il est bon de ne pas oublier que l’un des premiers films de Griffith fut justement « Le Grillon du Foyer ».

C’est ce qu’annonce un entrefilet publicitaire inséré dans le « New-York Dramatic Mirror » du 3 décembre 1913.

C’est le vingtième de la série des cent cinquante petits films et des quelques grands du genre de « Judith de Béthulie » (le premier film amé­ricain en quatre parties) réalisés par Griffith entre 1908 et 1913.

Naturellement cette bouilloire est un gros-plan à la Griffith typique.Gros-plan saturé — comme nous pouvons clairement nous en rendre

compte maintenant —, d’une « atmosphère » dickensienne typique, dont Griffith sait avec la même maîtrise artistique, imprégner le profil sévère d’une peinture de moeurs dans « La Route de l’Est » et le froid glaçant du profil moral de ses personnages qui poussent la fautive Liliane Gish sur la surface instable d’un iceberg qui dérive.

N’est-ce pas la même atmosphère de froid implacable que l’on retrouve chez Dickens dans par exemple « Dombey et fils ». A travers la froideur et les manières guindées apparaît le personnage de monsieur Dombey. Déjà les gens, les lieux, tout est marqué du sceau de la froideur. Monsieur Dom­bey est entouré d’une atmosphère de glace : le baptême de son fils est froid, la chambre est froide, l’accueil des invités est froid. Les livres se tiennent droits et raides sur les étagères, comme s’ils avaient froid. Tout est froid dans l ’église, le repas est froid, le champagne est froid comme de la glace, le veau est froid comme du plomb.

Et « l’atmosphère», toujours et partout est l’un des moyens types utili­sés pour mettre à jour le monde intérieur et le profil moral des personnages eux-mêmes.

Cette méthode de Dickens, nous la retrouvons aussi dans les inimitables personnages secondaires de Griffith qui semblent accourir droit de la vie pour jaillir sur l’écran. Je ne me souviens plus qui parle avec qui dans les séquences américaines dans la rue dans « Intolérance ». Mais

je n ’oublierai jamais le masque de ce passant au long nez pointant entre des lunettes, la barbe pendante, les mains dans le dos, avec une démarche de maniaque. Son passage interrompt le moment le plus pathétique de la conversation du pauvre jeune homme et de la pauvre jeune fille. D’eux, je ne me souviens presque de rien, mais ce passant qui traverse l’image le temps d’un clin d’œil, je le vois vivant devant moi, et j’ai vu ce film il y a vingt ans.

Parfois, ces gens inoubliables étaient au sens propre tirés de la rue pour participer au film de Griffith, c’était tantôt un petit acteur de rien du tout, hissé par les soins de Griffith au rang de star, tantôt un homme que jamais plus on ne revoyait dans un film, tantôt il invitait un pro­fesseur de math important à jouer le rôle du terrible bourreau de « Amé­rique », le défunt Louis Wolheim qui plus tard joua d’une manière si inoubliable le soldat de « A l’Ouest rien de nouveau ».

Enfin, tout à fait dans la tradition de Dickens, il y a aussi ces aimables vieillards, ces jeunes gens souffreteux un peu bornés, et ces jeunes filles fragiles, ainsi que ces commères de village et ces originaux de toutes catégories. Chez Dickens, ils sont particulièrement convaincants lorsqu’ils sont présentés à la volée au cours des épisodes.

« Encore une remarque que l’on peut faire d’ailleurs à l’endroit de toutes les œuvres de Dickens sans exception : tous ses personnages sont d’autant plus étonnants que leur rôle dans le roman est moins grand. Ses esquisses sont irréprochables tant qu’il ne les fait pas entrer dans l ’action. Bumble est une silhouette parfaitement exceptionnelle, tant qu’on ne lui confie pas le terrible secret... Micawber est noble tant qu’il vit oisivement, mais cesse d’être attirant quand il commence à espionner de son plein gré Uriah Heep... L’image de Pecksniff est la plus forte du roman, mais dès qu’il commence à se mêler à l’intrigue elle perd tout éclat... » 2

Griffith, lui, est exempt de ces limites, et ses personnages restent aussi convaincants lorsqu’ils s’élargissent, au-delà des épisodes en images ache­vées et séduisantes d’hommes vivants dont son écran est si riche.

Mais nous n’entrerons pas dans tous ces détails. Penchons-nous plutôt sur le fait que le second côté de la technique de création artistique de Griffith, magicien des tempos et du montage — a trouvé également sa source — cette fois-ci nous ne nous étonnerons plus —, dans l’époque victorienne.

[Que se soient là ses bases, Gilbert Seldless* nous le rappelle encore une fois dans son livre « An hour with the movies and the talkies » 3 où il rapporte les mots de Griffith expliquant que l’idée du parallélisme lui avait été inspirée par les œuvres de Charles Dickens.] Mais, à parler honnêtement, tout l’étonnement à ce propos et le côté apparemment inat­tendu peuvent être mis au compe de notre ignorance de Dickens.

Nous l’avons tous lu dans notre enfance, sans penser le moins du

* Exégète américain, critique et journaliste, auteur d’une série de livres sur des questions d’art et de cinéma.

2. H. C h e s t e r t o n , Dickens, L. 1929, p. 141.3. G. Se l d e s s , An hour with the movies and the talkies, Philadelphia and London,

1929, p. 23.

monde que beaucoup de ce qu’il a d’irrésistible ne se trouve pas uni­quement dans les péripéties captivantes des biographies enfantines de ses héros, mais également dans la spontanéité enfantine de la conduite du récit aussi typique pour Dickens que pour le cinéma américain qui sait utiliser avec une finesse étonnante pour ses effets les traits infantiles de son auditoire. Nous nous intéressions encore bien moins à la technique de la composition de Dickens : nous avions la tête ailleurs, prisonniers des procédés techniques, de page en page nous suivions fébrilement les per­sonnages principaux, tantôt les perdant de vue, au moment critique, tantôt les redécouvrant entre les maillons d’une seconde ligne d’action se déve­loppant parallèlement.

Enfants, nous ne faisions pas attention à cela.Adultes, il nous est rarement arrivé de relire son œuvre.Devenus cinéastes, nous n’avons pas trouvé le loisir de jeter un coup

d’œil sous le couvercle de ces romans, pour éclaircir ce qui précisément nous captivait et par quelles voies ces tomes incroyablement épais par­venaient à enchaîner si irrésistiblement notre attention.

Griffith s’est montré plus attentif...Mais avant de découvrir ce que pouvait voir sur les pages de Dickens

le regard insistant du cinéaste américain, je veux évoquer ce qu’a été Griffith lui-même pour nous jeunes cinéastes des années vingt.

Disons-le en toute simplicité et sans détour : ce fut une révélation.Rappelons-nous l’écran des tous premiers jours de la révolution d’Oc-

tobre. « Les cheminées » des petits maîtres du cinéma patriotique ache­vaient de brûler, « les Charmes de la Marine » avaient perdus sur nous leurs pouvoirs, et après avoir chuchoté les lèvres blêmes « Oublie la che­minée », Khoudoleiev et Rounitch étaient partis, Polonski et Maximov avaient disparus dans l’oubli, Véra Kholodnaia, dans la tombe, Mozjoukhine et Lissenko en émigration.

Le jeune cinéma soviétique faisait provision d’impressions au contact de la réalité révolutionnaire, d’une première expérience (Vertov), de pre­mières tentatives de systématisation (Kouléchov), pour, dans la seconde moitié des années vingt, par une explosion sans précédent devenir un art original, adulte, indépendant ; qui tout de suite se gagna la reconnaissance mondiale.

L ’écran à cette époque, était lui-même un tissu des formes les plus variées du cinéma. De cet étrange mélange de vieux films russes, de nouveaux, pas encore soviétiques, qui essayaient de prolonger leur tradition et de films étrangers importés à la débandade ou restés en souffrance chez nous commencent peu à peu à s’échapper deux courants principaux.

D’un côté c’était le cinéma de l’Allemagne d’après-guerre. Mysticisme, décadence et fantastique ténébreux s’étalaient dans l’art, à la suite de l’échec de la révolution allemande de 1923. L ’écran reflétant également cette humeur.

« Nosfératu le Vampire », « La Rue », les mystérieuses « Ombres », le criminel-mystique «Docteur Mabuse » vinrent jusqu’à nous par les écrans de notre pays, parvenant aux dernières limites de l’horreur dans une vision d’un avenir pareil à une nuit sans lueur, emplie d’ombres mystiques et de crimes.

Des répétitions chaotiques dans une inondation de fondus et d’images

se coupant caractérisèrent des films un peu plus tardifs, mais reflétant toujours la même humeur, tels que: «Le Nœud de la Mort» ou «les secrets d’une âme ». En eux aussi se reflétait, semble-t-il, le désarroi et le chaos de l’Allemagne d’après-guerre.

Toutes ces tendances ne formèrent qu’un seul nœud dans le célèbre « Cabinet du Docteur Caligari. » (1920), dans cette fête barbare de l’âuto- destruction d’un principe humain sain dans l’art, dans cette tombe frater­nelle des premiers principes cinématographiques sains, dans cette combinaison d’actes d’hystérie muette, dans cet assortiment de toiles ornementées, de décors peints, de visages grimés, de déchirements et de comportements antinaturels, de chimères monstrueuses.

L ’expressionnisme n’a presque pas laissé de traces dans notre cinéma.Ce « Saint Sébastien du Cinéma » peinturluré et torturé était déjà trop

étranger à l’esprit et au corps jeunes et sains de la classe montante.Il est intéressant de remarquer que les insuffisances de ces années dans

le domaine de la technique jouèrent dans le cas présent un rôle positif. Elles aidèrent ceux qui par tendance se sentaient attirés vers ce côté douteux à éviter le faux pas.

Ni les dimensions de nos studios, ni notre matériel d’éclairage, ni nos ressources en maquillage, en costumes, en décors ne nous auraient permis d’accumuler sur l’écran une telle fantasmagorie.

Mais ce n’est pas la raison essentielle : notre esprit nous poussa dans la vie, en plein peuple, dans le bouillonnement de la réalité d’un pays en train de renaître.

L ’expressionnisme est entré dans l’histoire de la formation de notre cinéma avec un facteur très puissant : celui de... la répulsion.

Un autre facteur cinématographique qui émanait de la pellicule de « L ’ombre grise », « La maison de la haine », du « Sceau de Zorro », eut un rôle différent.

La date exacte des sorties officielles successives de ces films n’a là aucune importance : les noms de ces derniers servent plutôt d ’indice de classification que de titres de films séparés.

Sur ces rouleaux de pellicule il y avait un monde émouvant et incompré­hensible, mais ni étranger ni repoussant. Au contraire il captivait et attirait, en quelque sorte, prenait les jeunes et les futurs cinéastes, exac­tement comme les jeunes et futurs ingénieurs étaient alors transportés par les échantillons d’une technique que nous ignorions qui venaient de ce pays lointain d’au-delà des mers que nous ignorions tout autant.

Ce n’est pas tant les films qui nous captivaient que les possibilités ; comme ce qui attirait dans un tracteur était la possibilité de travailler collectivement un champ, dans la puissance et le tempo de ces œuvres étonnantes (et étonnamment inutiles) d’un pays inconnu, déjà se faisait pressentir les possibilités d’une utilisation socialement dirigée, réfléchie et profonde de cet instrument merveilleux, de cet outil, de cette arme, telle que se dessinait alors le cinéma.

La silhouette la plus attirante sur ce fond était celle de Griffith, car dans son œuvre le cinéma ne sonnait déjà plus comme un simple amu­sement, comme un simple passe-temps, mais contenait les rudiments d’un art, qui devait dans les mains d’une pléiade de maîtres soviétiques, au même titre que la nouveauté des idées, les sujets non tendancieux et la

perfection de la forme gagner au cinéma soviétique une gloire inaltérable dans les pages de l’histoire de la cinématographie mondiale.

[Les nouveaux procédés du brillant cinéma américain s’alliaient chez lui à la profonde qualité émotionnelle des sujets, à un jeu d’une grande qualité humaine, au rire et aux larmes, et tout cela, avec la capacité admirable de conserver tout l’éclat de la fête dynamique qui captivait aussi bien dans « l’ombre grise » que dans « Le Sceau de Zorro » et « La Maison de la Haine ».

Le pressentiment que le cinéma était capable d’infiniment plus, la sen­sation que justement ce sera cela le problème fondamental du cinéma soviétique en voie d’épanouissement, se dessinait avec un relief particulier dans l’œuvre de Griffith et sans cesse trouvaient en elle relâche dé nouvelles confirmations.]

La curiosité aiguë de ces années pour la construction et la méthode découvrit rapidement par l’analyse où se cachait l’un des facteurs les plus puissants de l’emprise des films de Griffith.

On le découvrit dans un domaine jusqu’alors peu connu dont le nom nous était familier non pas en art mais en construction mécanique et dans l’industrie électrique et qui nous parvenait pour la première fois dans le secteur le plus progressif de l’art, dans le cinéma.

Ce domaine, cette méthode, ce principe de construction n’étaient pas autre chose que le montage.

Le montage dont les bases avaient été posées par la culture cinémato­graphique américaine, mais dont l’épanouissement, la conception réfléchie définitive et la reconnaissance universelle ont été réalisés par notre cinéma.

[Le montage dont la naissance sera liée pour toujours au nom de Griffith.]

Le montage qui joua le rôle le plus important dans l’œuvre de Griffith et qui lui rapporta ses plus grands succès.

Griffith y arriva par le procédé des actions parallèles. Et en fait il n’alla jamais plus loin, laissant aux cinéastes de l’autre moitié du globe, d’une autre époque et d’une autre classe mener l’affaire jusqu’au bout.

Mais n ’anticipons pas. Occupons-nous d’abord de la question suivante : comment le montage est-il venu à Griffith, ou comment Griffith vint-il au montage ?

C’est par le procédé des actions parallèles que Griffith vint au montage.E t c’est Dickens lui-même qui suggéra à Griffith le procédé des actions

parallèles.Et c’est Griffith lui-même qui l’atteste.Mais il suffit, même superficiellement de faire connaissance avec l’œuvre

du grand romancier anglais pour se convaincre de l’importance de ce qu’il a apporté au cinéma, qui dépasse de beaucoup le simple montage d’actions parallèles.

Il est vraiment étonnant de voir à quel point Dickens est proche des traits caractéristiques du cinéma par sa méthode, son style, les particula­rités de sa vision et de sa manière de l’exprimer.

E t c’est peut-être justement dans la nature de ces traits communs à Dickens et au cinéma, dans les particularités de leur manière de s’exprimer et de leur écriture, en dehors de toute considération des thèmes et des

sujets, que se trouve en partie l’origine du mystère de leur égal succès auprès des masses.

Que représentaient pour leur époque les romans de Dickens ?Que représentaient-ils pour leurs lecteurs ? Une seule réponse :Ce que représente de nos jours pour les mêmes couches sociales le

Cinéma.H faisait vivre au lecteur les mêmes passions. Comme un film il faisait

appel au bien, à la sentimentalité, il suscitait la même convulsion devant le vice, la même évasion dans l’extraordinaire, l’inhabituel, le fantastique, loin du prosaïque, du quotidien ; tout en restant apparemment enveloppé dans ce quotidien et ce prosaïque.

Et le reflet de ce quotidien prosaïque, que les pages du roman ren­voyaient dans la vie, commença à paraître romantique. Et les gens ennuyeux de la quotidienneté rendaient grâce à l’auteur de les mettre au nombre des personnages potentiellement romantiques.

C’est là l’origine de l’envoûtement qui enchaînait jadis au roman de Dickens comme peut envoûter de nos jours un film. De là le succès fou de ses romans. Mais à ce sujet laissons la parole à Stéphane Zweig qui commence son essai sur Dickens justement par une description de son succès auprès des masses.

« Non, ce n’est point dans les livres, ni auprès des biographes qu’il convient de se renseigner pour savoir à quel point Charles Dickens fut aimé de ses contemporains. Ce n ’est que dans les paroles humaines vivantes que l’amour conserve tout son souffle. Il faut que cela soit raconté. Le mieux serait que ce soit raconté par un Anglais, l’un de ceux qui se souvenant des jours de leur jeunesse se rappellent encore de l’époque des premiers succès de Dickens, qui aujourd’hui encore, après cinquante ans, ne peuvent toujours pas se décider à appeler l’auteur de « Pickwick », Charles Dickens, mais le nomme, d’un petit nom vieillot burlesque, plus intime, plus amical : « Boz ». A voir leur émotion tardive nuancée de chagrin ; on peut juger de l’enthousiasme des milliers de gens qui, à l’époque s’arrachaient avec un ravissement frénétique cette revue mensuelle à cou­verture bleue, devenue aujourd’hui un très rare trésor pour les bibliophiles... En ce temps-là, comme me le raconta l’un de ces « vieux Dickenistes », ils n’avaient pas la force, le jour de l’arrivée du courrier, de s’obliger à attendre à la maison que le facteur ait extirpé de sa poche le nouveau livre bleu paru. Durant tout un mois, affamés, ils en rêvaient, ils espé­raient patiemment, discutaient pour savoir si Copperfield allait se marier avec Dora ou avec Agnès, se réjouissaient de ce que les affaires de M. Micawber fussent de nouveau en faillite, se réjouissaient sachant bien qu’il surmonterait héroïquement cette crise à l’aide d’un punch brûlant et de sa bonne humeur. E t il leur fallait donc attendre jusqu’à ce que le postillon revienne dans son coche et résolve toutes ces amusantes énigmes. Et durant des années, quand arrivait le jour solennel, jeunes et vieux parcou­raient deux miles au-devant du postillon uniquement pour recevoir le livre plus tôt. Sur le chemin du retour, ils commençaient déjà à le lire, à haute voix, regardant par-dessus les épaules les uns des autres, et seuls les plus généreux couraient à toute vitesse à la maison, pour partager leur butin avec leur femme et leurs enfants.

E t comme cette petite ville, tous les villages, toutes les villes, tout le

pays, aimaient Dickens, et au-delà des limites du pays, tous les Anglais ayant fait souche dans les différentes parties du monde. Ils l’avaient aimé dès la première heure de leur première rencontre avec lui et l’aimèrent jusqu’à la dernière minute de leur vie.

... Quand Dickens se décida à lire publiquement ses œuvres, et à se trouver pour la première fois face à face avec ses lecteurs l’Angleterre fut comme ivre. Les salles où il paraissait furent prises d’assaut et toujours combles. Des adorateurs enthousiastes grimpaient aux colonnes, se glis­saient sur l’estrade dans le seul but d’écouter leur écrivain préféré. En Amérique, un jour de gel cruel, les gens dormaient devant les caisses sur des matelas, des garçons venaient du restaurant voisin leur apporter à manger. H était impossible de contenir la pression du public, toutes les salles se révélaient trop petites, et pour finir, à Brooklyn on donna à l’écrivain comme salle de lecture une église. » 4

[En quoi cela diffère-t-il de la tournée triomphale d’heureuse mémoire de Doug et Mary à Moscou, de Chaplin en Europe, du succès frénétique de la première de Grand Hôtel à New York pour laquelle on venait même chercher les billets en avion de Hollywood à Long-Island.]

On ne peut comparer au succès étourdissant des romans de Dickens, que celui d’un film à sensation.

Et le secret est peut-être bien là dans la merveilleuse plastique des romans de Dickens, leur richesse optique, la facilité que l’on a de se les représenter visuellement, ce qui, plus que tout, les apparen te^ au cinéma.

Comme les héros des films de nos jours, les personnages de Dickens sont visibles plastiquement à une échelle un tout petit peu plus grande que la normale.

Ces héros se gravent dans les sentiments du spectateur en une forme visible, on retient les scélérats à la grimace de leur physionomie, ces héros sont inséparables de l’éclat particulier légèrement artificiel que leur donne l’écran.

C’est ainsi exactement que sont les personnages de Dickens, cette galerie d’une plastique sans erreur, impitoyablement dessinée des immortels Pickwick, Dombey, Fagin, Tackelton et autres...

Pour illustrer ce trait de Dickens, cette faculté de son écriture, cette particularité de son regard, nous pouvons citer une description haute en couleur de ce même Stéphane Zweig. Pour notre étude, ce sera même une garantie d’objectivité, car Zweig ne s’est jamais inquiété du problème « Dickens et le cinéma », et n’en a jamais eu la moindre idée.

« Le regard de Dickens, grâce à la précision extraordinaire qui le distingue est un remarquable instrument infaillible. Dickens fut un génie de la vision. Prenons l’un quelconque des portraits de Dickens adolescent ou mieux encore de Dickens dans sa pleine maturité. Ce qui l’emporte, ce sont ses yeux étonnants. Ce ne sont pas les yeux d’un poète, enfoncés dans une folie sublime ou élégiaquement embrumés, ils n’ont pas de douceur, pas de mobilité, ils n’ont pas non plus cette clairvoyance enflam­mée. Ce sont des yeux anglais, froids, gris, brillants comme de l’acier. Et en fait, son regard était pareil à une châsse d’acier dans laquelle, incor­ruptible, inébranlable, en un certain sens à l’abri de l’air se conservait

4. S. Z w e ig , Trois maîtres, L. 1929, pp. 51-63.

tout ce qui, un certain soir, peut-être de nombreuses années auparavant, lui avait été confié de l’extérieur ; le plus élevé comme le plus ordinaire, quelque enseigne bariolée au-dessus d’une échoppe londonienne, enregistrée, très longtemps avant par l’œil d’un enfant de cinq ans ou un arbre sous une fenêtre avec des fleurs en train de s’épanouir. Rien n’échappait à ce regard, il était plus fort que le temps ; précautionneusement il déposait impression sur impression dans les entrepôts de la mémoire, attendant que l’écrivain ne les réclame. Rien n’était soumis à l’oubli, rien ne se fanait, tout dormait dans l’attente gardant son suc et son arôme, sa trans­parence et sa couleur ; rien ne dépérissait ni ne se délavait. La mémoire visuelle de Dickens est sans égale. De sa lame d’acier il découpe le brouil­lard qui enveloppe l’enfance ; dans « David Copperfield », cette autobio­graphie masquée, les souvenirs d’un enfant de deux ans, rendent la mère et la servante exactement comme des silhouettes découpées aux ciseaux par transparence dans le subconscient. Chez Dickens les contours noyés ne se rencontrent pas. Ses tableaux ne donnent pas prétexte à divers inter­prétations. Sa clarté s’impose. Sa force de représentation ne laisse pas de liberté à l’imagination du lecteur, il viole cette imagination. Faites appel à deux dizaines d’illustrateurs pour l’œuvre de Dickens, demandez-leur le portrait de Pickwick et de Copperfield, les dessins se ressembleront tous : on y verra immanquablement le même homme corpulent en gilet blanc avec un regard bienveillant derrière ses lunettes, ou un joli petit garçon timide à boucles blondes dans une voiture de poste se dirigeant vers Yarmouth. Dickens représente tout avec tant de précision, tant de détail, qu’il ne reste plus qu’à se soumettre à l’hypnose de son regard. On ne peut pas lui attribuer le regard magnétique d’un Balzac qui libère l’image d’un homme du nuage de feu des passions, lui donnant tout d’abord une forme chaotique. Il possédait le regard terrestre d’un marin ou d’un chas­seur, il possédait la vue d’un aigle pour ce qui concernait les détails humains. Mais, d’après ses propres paroles, c’étaient les détails qui consti­tuaient le sens d’une vie humaine. Son regard saisit les moindres objets, remarque une tache sur une robe, le geste de faiblesse impuissante d’un état de perplexité, il s’empare d’une mèche de cheveux roux s’échappant d’une perruque sombre lors d’une rage de son possesseur. H sent les nuances, il palpe dans une poignée de main chaque doigt, surveille les étapes d’un sourire. Avant de devenir homme de lettre, il fut pendant des années sténographe au parlement et s’exerça dans l’art de donner un tout dans ses parties, de représenter un mot d’un trait, d’un crochet, une phrase. Et par la suite, en tant qu’écrivain, il se forgea un genre de notes concentrées de la vie réelle où une description était remplacée par un petit signe, où à partir de nombreux faits il extrayait l’essence de son observation. Il possédait une vue aiguisée jusqu’à l’angoisse des détails extérieurs, rien n’échappait à son regard, comme l’objectif d’un bon appareil photographique, il saisissait le mouvement, le geste en un centième de seconde. Et cette acuité était encore renforcée par une capacité particulière de réfraction grâce à laquelle l’objet ne se reflétait pas dans ses yeux avec ses propor­tions naturelles, mais prenait un contour d’un caractère spécial comme dans un miroir déformant. Dickens met sans cesse en relief les objets qui appartiennent à ses héros...

En fait Dickens a du génie par son optique originale mais non par son

âme quelque peu petite-bourgeoise. A proprement parler, Dickens n’a jamais été un psychologue ; de ceux qui, en une image magique appré­hendant l’âme humaine développent à partir de ses prémisses les germes mystérieux des phénomènes avec leurs couleurs et leurs contours.

Sa psychologie part du visible, il dessine un caractère d’après les signes extérieurs, à dire vrai, d’après les signes les plus extrêmes et les plus fins, accessibles uniquement au seul regard aigu du créateur. Comme les philosophes de l’école anglaise, il ne prend pas pour point de départ des idées préconçues, mais il part des signes. Il saisit les plus imperceptibles qui sont souvent les manifestations extérieures de la vie d’une âme, et au moyen de ces derniers dégage tout un caractère grâce à son optique caricaturale merveilleuse.

Grâce aux signes, il laisse l’aspect se déterminer de lui-même. Il dote le maître d’école Creakle d’une voix faible de sorte que ce dernier a de la peine à parler. Et l’on sent déjà le tremblement des enfants devant l’homme, tendu à cause de sa voix, dont les veines du front se gonflent avec colère. Son Uriah Heep a toujours les mains froides et humides, et cette image évoque déjà quelque chose de répugnant, de repoussant. Tout cela n’est que détails, objets extérieurs, mais de ceux qui agissent sur l’âme... » 6 (S. Zweig, Trois maîtres, pp. 65-67.)

Lorsqu’il travaille Dickens voit réellement devant lui ce qu’il décrit. Le biographe de Dickens, Forster cite une de ses lettres :

«... Quand des profondeurs de mes soucis et de mes souffrances, je viens m’installer à mon livre, une force*« inconnue et bonne me le montre entier devant moi, tente de m’y intéresser mais je ne l’invente pas, parole d’honneur, je ne l’invente pas, mais je le vois et ne fais qu’inscrire ce que je vois. » (Cf. Y. Forster, The life of Charles Dickens, London 1892, p. 362).

Chez Dickens, image visuelle et image auditive sont inséparables. Le philosophe et écrivain anglais Georges Henry Lewis (dans un article daté de 1872) rapporte que Dickens racontait qu’il entendait distinctement cha­que mot prononcé par ses personnages.

Et cette faculté de voir réellement devant lui ce qu’il décrivait donne non seulement une précision absolue au détail mais aussi l’exactitude abso­lue du dessin de la conduite et du comportement de ses personnages princi­paux. Et c’est aussi vrai pour les petits détails, un geste, que pour le tableau général de la conduite du personnage tout entier, c’est-à-dire de la carac­téristique fondamentale généralisante de l’image.

N ’est-ce pas la remarque exhaustive d’un acteur-metteur-en-scène que ce passage pris sur le vif d’une description du comportement de M. Dom- bey : « Sa main tenait déjà le cordon de la sonnette, pour comme d’habi­tude faire venir Richards quand son regard tomba sur le coffret à lettres de sa défunte femme, qu’il avait pris avec d’autres choses dans la commode de sa chambre. Ce n’était pas la première fois que son regard s’arrêtait sur lui. Il en avait la clé dans sa poche ; et alors il la transporta sur sa table, l’ouvrit, après avoir fermé à clé sa chambre, d’une main sûre et expérimentée (p. 234, idem).

5. ld., pp. 65-67.6. F o r s t e r , The life of Charles Dickens, London, Chapman and Holl, p. 510.7. ld., pp. 510 à 513.

Là, la dernière phrase retient l’attention du point de vue descriptif, elle est maladroite. Cependant, cette « insertion » « s’étant au préalable enfermé dans sa chambre », découpée comme si l’auteur l’avait enlevée au milieu d’une autre phrase, au lieu de la placer là où elle devrait être suivant l’ordre logique de la description, c’est-à-dire avant les mots « et il la transporta » ne se trouve absolument pas fortuitement dans cette position.

Dans cette intervention préméditée à la manière d’un montage de l’ordre logique de la description, on voit, rendu avec brio, le caractère de vol à

la dérobée du forfait qui se glisse entre une action consciemment déter­minée et la lecture des lettres d’autrui, accomplies avec une parfaite correc­tion de gentleman digne de ce nom que sait donner au moindre de ses actes ou de ses gestes, Monsieur Dombey.

Là dans la répartition même (à la manière d’un montage), de la phrase « l’interprète du rôle » peut trouver une indication précise : comment à la différence de l’ouverture cérémonieuse et ferme de la table, il convient de « jouer » la fermeture de la porte en insistant sur une toute autre nuance du comportement. D’ailleurs, l’ouverture de la lettre devra se jouer également dans la même « nuance ».

Et Dickens raffine cette partie du « jeu » en ne se bornant déjà plus à utiliser seulement la valeur expressive de la disposition des mots, mais aussi des caractéristiques descriptifs précis :

a De sous un tas de morceaux de papier déchirés il sortit la lettre demeurée intacte. Retenant malgré lui son souffle, il ouvrit le document et perdant par cet acte fourbe quelque chose de son habituel port imposant, il s’assit et se mit à lire, la tête appuyée sur une main. »

Le ton du passage de la lecture est une fois de plus celui de la froide et parfaite dignité de gentleman.

« D le lisait lentement et attentivement, se concentrant soigneusement sur chaque paragraphe. Par un moyen autre que son flegme démesuré, par trop extraordinaire pour être naturel et qui visiblement était le résultat d’un effort non moins grand, il ne permit à aucun de ses sentiments de transparaître. L ’ayant lue jusqu’au bout, il la plia plusieurs fois et la déchira soigneusement en petits morceaux. D arrêta le geste de ses mains, qui s’ap­prêtaient automatiquement à les jeter, et il fourra les morceaux dans sa poche, comme si il désirait les soustraire au risque, même par hasard, d’être recollés et lus. Et au lieu de sonner et d’ordonner qu’on lui apporte le petit Paul, il demeura seul toute la soirée dans sa chambre sans joie. » 8

J ’ai rapporté cette description du comportement de Dombey parce que justement, elle ne parut pas dans le roman et appartient à un manuscrit.

Pour augmenter la tension de l’action, Dickens le supprima sur le conseil de Forster qui le rapporte dans son livre sur Dickens, signalant de quelle manière impitoyable Dickens « coupait » ce que parfois il lui arrivait d’écrire avec grande difficulté. Ce caractère impitoyable souligne une fois de plus à quelle terrible précision Dickens peut atteindre dans la représen­tation, s’efforçant par tous les moyens, avec un laconisme que l’on ne rencontre qu’à l’écran de dire juste ce qui est nécessaire. (Et cela n’em­pêcha nullement ses romans d’atteindre une immense portée.)

Je ne crains pas les citations prolongées je ne crains pas que l’on me

reproche de m’écarter du sujet. Car il suffit de changer les deux ou trois noms des personnages, de mettre à la place du nom de Dickens celui du héros de mon article, pour que presque tout ce qui a été dit puisse se rapporter mot pour mot à Griffith.

A commencer par l ’éclat d’acier du regard pénétrant, dont je me souviens lors de mes rencontres personnelles avec lui, jusqu’aux détails clés saisis au vol ou aux objets décelant un caractère. On retrouve chez Griffith toute la netteté et toute l’acuité de Dickens, la même optique cinématographique, le même cadrage, la même utilisation du gros-plan, et l’emploi d’objectifs déformant à des fins expressives.

Je me souviens malgré moi de ma première impression lors de ma première rencontre avec Griffith, avec le premier classique du cinéma.

« Le plan » semblait arraché à son premier film, un hôtel à Broadway. En plein centre de New York, c’est là qu’eut lieu la rencontre avec Griffith qui resta 30 ans fidèle à la maison un jour choisie.

5, 6 heures du matin. Aube grise sur Broadway. Poubelles métalliques. On balaie les rues. Un hall immense et vide. Dans la lumière du matin on dirait qu’il n’y a pas de fenêtres et Broadway désert entre dans l’hôtel endormi. Fauteuils retournés. Tapis roulés. On fait le ménage. Au fond du hall le portier avec ses clés se perd. Une silhouette grise se tient auprès de lui.

Des poils gris sortent de la peau grise du visage. Regard gris dans yeux clairs. Aigu. Immobile et dirigé sur un point : entre les fauteuils retournés et les tapis roulés — une civière ». Sur les dalles nues deux infirmiers. Derrière eux — un policier. Sur la civière — un homme ensanglanté. Un pansement. Du sang. A côté on essuie la poussière des palmiers. Sous les fenêtres on balaie des montagnes de papier. Une bagarre au couteau a eu lieu quelque part. On a conduit l’homme dans l’hôtel. On l’a pansé. On l’a ressorti. Rue grise : gens gris. E t un homme gris au fond. Combien de fois Griffith a recréé devant nous de telles scènes du banditisme amé­ricain... On voit tout cela, semble-t-il, sur l’écran ; la couleur a disparu — une gamme de tons gris qui va des taches blanches de papier dans la rue jusqu’à l’obscurité presque totale, là où l’escalier de l’hôtel monte et disparaît... » *

Il ne faut pas pousser trop loin les analogies et les ressemblances, elles en perdraient leur force de conviction et leur charme, et se mettent à ressembler à quelque machination arrangée à l’avance. Je regretterais beau­coup si cette comparaison entre Dickens et Griffith perdait sa force de conviction, laissant cette abondance de traits communs dégénérer en jeu de ressemblances anecdotiques entre les objets.

D’autant plus qu’une telle analyse de Dickens s’éloigne déjà du seul art cinématographique de Griffith et commence à concerner tout l’art cinémato­graphique en général.

C’est pourquoi justement je me vois obligé de m’enfoncer plus avant dans l’analyse de la valeur cinématographique de l’œuvre de Dickens — la découvrant à travers Griffith — en qualité d’indice précurseur du cinéma.

* Note en bas de page dans l’édition soviétique : Je cite d’après mon article sur ma rencontre avec Griffith paru dans le journal « Cinéma » du 5 juillet 1932.

Pour cette raison, qu’on me pardonne, si feuilletant Dickens, j’y ai même trouvé un « fondu ». Comment appeler autrement cette description tirée de : « Nouvelles sur deux villes ».

« Dans les rues de Paris les charrettes de la mort font un bruit sonore et perçant. Six voitures couvertes procurent à la guillotine sa ration quoti­dienne de sang rouge.

Six voitures couvertes roulent dans les rues. Transforme-les en ce qu’elles étaient, ô Temps image tout puissant, et à nos yeux apparaîtront les car­rosses des monarques autocrates, les équipages de la noblesse féodale, les atours des Jézabels débauchées, les églises, non pas maisons de Dieu mais repaires de brigands ; les pauvres masures de millions de paysans affamés. »

Combien de semblables surprises cinématographiques les pages de Dickens ne renferment-elles pas !

Cependant, nous limitant volontairement, nous nous attacherons aux principes fondamentaux de montage qui apparurent sous une forme rudi­mentaire dans l’œuvre de Dickens, avant de s’épanouir en éléments de composition cinématographique dans l’œuvre de Griffith.

Soulevons le bord du voile qui recouvre ces richesses en ouvrant, expé­rience toujours utile, le couvercle du premier roman qui nous tombe sous la main.

Admettons que ce soit « Oliver Twist ».Ouvrons-le au hasard, au chapitre XXI par exemple.Lisons-en le début :« Chapitre XXI... » *

I — ... H faisait un matin triste, quand ils sortirent dans la rue, il faisait du vent, il pleuvait, des nuages noirs précurseurs d’orage occupaient le ciel.

II avait plu aussi la nuit ; il y avait de grosses flaques sur la chaussée, l’eau coulait à flots des gouttières.

Le jour pointa faiblement mais ça ne fit qu’assombrir le triste tableau ; les réverbères s’éteignirent à l’apparition de la lumière blafarde, mais cette lumière ne colora pas en tons plus chauds et plus vifs les toits humides et les rues sombres.

Dans cette partie de la ville, on aurait dit que personne ne s’était encore réveillé ; dans toutes les maisons les fenêtres avaient les volets mis,et les rues, dans lesquelles ils marchaient, étaient calmes et désertes.

II — Quand ils prirent la rue Betha Green, il faisait tout à fait jour. Déjà beaucoup de réverbères étaient éteints : quelques charrettes en bois se traînaient lentement vers Londres.

De temps en temps une voiture de poste couverte de boue passait avec fracas.

E t le cocher, par mesure de précaution, gratifiait d’un coup de fouet le voiturier trop lent qui n’utilisait pas le bon côté de la route et faisait

* Pour plus de clarté, je partage le début de ce chapitre en paragraphes plus petits que ceux de l’auteur.

risquer au cocher d’arriver au bureau avec un quart de minute de retard.Les tavernes où brûlait le gaz étaient déjà ouvertes. On avait commencé

à ouvrir d’autres boutiques également et de temps en temps on rencontrait des gens.

Puis apparurent des groupes d’ouvriers qui allaient au travail ; ensuite des hommes et des femmes avec des paniers pleins de poissons sur la tête ; des charrettes de légumes attelées à des ânes, des charrettes de volailles ou de quartiers de viande ; des laitières avec des seaux ;une suite ininterrompue de gens portant des provisions vers la banlieue est de la ville.

III — A mesure que l’on approchait de la City le bruit et le vacarme des équipages s’accentuaient quand ils passèrent dans les rues entre Shordtch et Smithfield, la rumeur devint mugissement, la bousculade commença.

Il faisait maintenant tout à fait jour, il ne ferait pas plus jour jusqu’à la tombée de la nuit, et pour la moitié de la population, de Londres, commença une matinée affairée.

IV — ... C’était jour de marché.C’est tout juste si la jambe ne s’enfonçait pas jusqu’à la cheville dans

la boue ; au-dessus des croupes fumantes du bétail à cornes montait une épaisse vapeur qui se mélangeant au brouillard, lequel semblait descendre sur les cheminées, formait un lourd nuage au-dessus des têtes.... Paysans,

bouchers, conducteurs de bestiaux, colporteurs, gamins, voleurs, badauds,vagabonds déchus, se mêlaient dans la foule.

V — Sifflement des conducteurs de bestiaux, aboiement des chiensbeuglement des taureaux,bêlement des brebis,grognement et glapissement des cochons,cris des colporteurs,clameurs, imprécations et injures de tous les côtés, tintement des clochettes,rumeurs des voix s’échappant de chaque taverne, bousculade, presse, bagarres, hululement et hurlements,bruits informes et repoussants venant à tout instant de chaque coin du marché,et des gens mal lavés, pas rasés, pitoyables, sales, sortant en courant de la foule et se précipitant çà et là,

Tout cela donnait une impression étrange, qui abasourdissait et faisait perdre la tête.9

Combien de fois dans l’œuvre de Griffith n’avons-nous pas rencontré de construction de ce type !

Avec une rigueur proche de celle-là dans l’augmentation et l’accélération du temps, avec le même jeu progressif de la lumière, de la flamme des becs de gaz allumés aux becs de gaz éteints, de la nuit à l’aube, de l’aube à l’éclat du jour plein (« il ne ferait pas plus jour jusqu’à la tombée de la nuit »).

Avec un mélange étudié d’éléments purement visuels dans lesquels s’entremêlent des éléments sonores ; tout d’abord sous forme de rumeurs indistinctes, faisant écho dans le lointain à l’apparition progressive du jour, pour parvenir ensuite, la rumeur se transformant en mugissement à une construction purement sonore déjà concrète et tangible (cf. paragraphe V selon ma disposition) ; avec une même scène fugitive, du genre de celle du cocher se pressant à l’ouverture du bureau ; et enfin avec les mêmes détails merveilleusement typiques, comme celui des croupes fumantes du bétail à cornes, vapeur qui ne forme qu’un seul nuage avec la brume matinale, ou un gros plan de la jambe « enfoncée dans la boue presque jusqu’à la cheville » rendant mieux qu’une dizaine de pages de description la sensation complète du tableau du marché.

Etonnés par ces exemples, nous ne devons pas oublier un trait lié à toute l’œuvre de Dickens.

Pensant à lui et à la a douillette » vieille Angleterre, nous pouvons oublier facilement que l’œuvre de Dickens passa, non seulement dans la littérature anglaise, mais encore dans la littérature du monde entier, à cette époque, pour l’œuvre d’un artiste urbaniste. H fut le premier à introduire en littérature des usines, des machines et des voies ferrées.

Mais les traits de cet « urbanisme » chez Dickens, n’appartiennent pas seulement au thème, mais ils entrent également dans la composition du tempo étourdissant de la succession des impressions au moyen desquelles il décrit la ville sous forme de tableau dynamique (montage). E t ce montage par son rythme permet de ressentir la vitesse limitée du tempo de cette époque — de l’année 1838 — sensation que peut donner la course préci­pitée d’une diligence.

... Il est intéressant d’observer dans quelle succession étrange, ils passent devant nos yeux. Des magasins de vêtements merveilleux, des tissus impor­tés de tous les coins du monde, des boutiques attirantes, où tout réveillait le goût blasé et donnait un nouveau parfum aux festins répétés; de la vaisselle d’or et d’argent qui prend la forme élégante d’un vase, d’un plat, d’une coupe; des fusils, sabres, pistolets et toutes armes de destruction patentées, des chaînes pour les criminels, du linge pour les nouveau-nés, des médicaments pour les malades, des cercueils pour les morts, des cime­tières pour les enterrés, tout cela glissant l’un sur l’autre et disposé l’un à côté de l’autre, passait en volant, comme dans une danse bariolée... (C. Dickens, La vie et les aventures de Nicolas Nickleby, M.L. 1941, pp. 456-457).

9. C. D ic k e n s , A taie of two cities, London, Chapman, s , a, p. 171.

N’est-ce pas une anticipation des symphonies de la grande ville ?Mais voici un autre aspect de la ville à l’opposé de la description pré­

cédente, mais qui semble également avec quatre-vingts années de distance, l’anticipation d’une ville vue par un cinéaste américain.

Elle comprenait quelques grandes rues, qui se ressemblaient toutes... peuplées de gens qui eux aussi se ressemblaient tous, entraient et sortaient aux mêmes heures avec le même bruit, sur la même chaussée, pour le même travail et pour lesquels chaque jour ressemblait à la veille et au lendemain, et chaque année le double de l’année précédente et de l’année suivante.

(Angleterre 1854 (Les temps difficiles) ou La foule de King Vidor? (1928) ?)

Si dans les exemples cités ci-dessus, nous rencontrons le prototype d’un montage à la Griffith, il nous suffit de nous replonger dans « Oliver Twist » pour trouver tout de suite une méthode de montage également typique de cet auteur : la méthode d’intercalation de scènes parallèles.

Pour cela prenons les scènes de l’épisode où Mister Brownlow témoigne sa confiance à Oliver, en l’envoyant rapporter des livres chez le libraire, et où Oliver retombe dans les gfiffes du voleur Sikes et de son amie Nancy et du vieux Fagin.

Ces scènes se déroulent exactement à la manière de Griffith, aussi bien par leur ligne d’émotion intérieure et par le relief extraordinaire de la description des personnages, que par les traits dramatiques ou humoris­tiques, enfin par un montage typique pour le cinéaste américain, entrelaçant toute une chaîne d’épisodes indépendants.

Arrêtons-nous en détail sur cette dernière particularité si inattendue, semble-t-il chez Dickens, et si caractéristique pour Griffith.

Le chapitre 14 qui donne de plus amples détails sur le séjour d’Oliver chez mister Brownlow mais aussi la prédiction extraordinaire qu’un certain mister Grimwig a émise en ce qui concerne Oliver quand ce dernier est parti remplir la commission.

— Ah, mon Dieu, c’est rageant ! — / écria mister Brownlow — f aurais tant voulu renvoyer ces livres ce soir!

— Faites-les porter par Oliver — dit avec un sourire ironique mister Grimwig — Il les rendra sans aucun doute entiers.

— Oui, s’il vous plaît, permettez-moi de les apporter, Sir — dit Oliver — je courrai tout au long du chemin, Sir.

Le vieux gentleman allait dire qu’Oliver n’irait en aucun cas, quand la toux remplie de joie mauvaise de mister Grimwig lui fit prendre une autre décision : en remplissant rapidement la commission Oliver prouvera à mister Grimwig l’injustice de ses soupçons sur ce plan-là au moins et sans tarder.

On équipe Oliver avant de l’envoyer chez le libraire...a ... Dans moins de dix minutes je serai de retour, sir ! déclare Oliver

avec flamme. »Madame Bedwin, la logeuse de mister Brownlow lui fait des recom­

mandations et le laisse partir. \Que Dieu veille sur son mignon minois! dit la vieille lady en le

regardant partir. Je ne sais pourquoi j’ai du mal à le laisser partir. \A cet instant précis Oliver se retourna joyeusement et lui fit un signe

de la tête avant de disparaître. La vieille lady répondit par un sourire à son salut et regagna sa chambre après avoir fermé la porte.

— Eh bien voyons, il reviendra dans pas plus de vingt minutes, dit mister Brownlow en tirant sa montre et en la posant sur la table. A cette heure- là il commencera à faire nuit.

— Oh ! vous pensez sérieusement qu’il va revenir ? s’informa mister Grimwig.

— Et vous ne pensez pas de même ? demanda mister Brownlow en souriant.

A cet instant l’esprit de contradiction était très fort dans l’âme de mister Grimwig mais le sourire sûr de lui de son ami le renforce davantage.

:— Non ! dit-il en tapant du poing sur la table, je ne le pense pas ! Ce garçon a un costume neuf, un paquet de livres chers sous le bras et dans la poche un billet de cinq livres. Il va aller rejoindre ses amis et rira bien de vous. Si ce garçon revient un jour ici, je suis prêt à manger ma propre tête. A ces mots il avança sa chaise vers la table. Les deux amis étaient assis dans une attente silencieuse, la montre reposait entre eux. 10

Suit une courte « cassure » sous forme de digression : « il convient de remarquer pour souligner la signification que nous donnons à nos jugements et la fierté excessive avec laquelle nous tirons les conclusions les plus irréfléchies et les plus rapides, il convient donc de noter que mister Grimwig n’était absolument pas un homme au cœur de pierre et aurait été sincè­rement attristé de voir son respectable ami trompé et ridiculisé, mais malgré cela en cet instant sincèrement et de toute son âme il espérait qu’Oliver Twist ne reviendrait jamais.

Puis on revient aux deux gentlemen :L ’obscurité s’épaissit à un tel point qu’il devenait difficile de distinguer

les chiffres sur le cadran, mais les deux vieux gentlemen demeuraient assis en silence et la montre reposait entre eux. u

L ’obscurité du crépuscule montre qu’il s’est passé un certain temps, et le gros-plan de la montre que l’on montre deux fois reposant entre les vieux gentlemen indique que beaucoup de temps est déjà passé. Mais voilà tandis que non seulement leurs deux vieux gentlemen mais aussi le lecteur bien disposé sont attirés dans le jeu « reviendra - reviendra pas » la peur et les troubles pressentiments de la vieille lady se justifient par l’introduction d’une nouvelle scène. Le chapitre 15 dépeint combien le vieux juif joyeux et miss Nancy aimaient tendrement Oliver Twist.

(C’est tout d’abord une courte scène dans une taverne entre le bandit Sikes avec un chien, le vieux Fagin et miss Nancy qui était chargée de découvrir où se trouvait Oliver.)

« — Tu as trouvé une piste Nancy ? demanda Sikes en lui offrant un verre d’alcool.

— J’ai trouvé, Bill », répondit la jeune lady en vidant son verre et je suis fatiguée...12

Ensuite vient une des meilleures scènes de tout le roman — tout au

10. C. D ic k e n s , Les aventures d’Olivier Twist, chap. XI.11. C. D ic k e n s , Les aventures d’Olivier Twist, chap. XI.12. C. D ic k e n s , Les aventures d'Olivier Twist, chap. XI.

moins celle qui depuis l’enfance s’est conservée dans ma mémoire aussi bien que la silhouette funeste de Fagin — scène où une jeune femme s’approche brusquement en courant d’Oliver qui marche en portant les livres : /

Soudain il sursauta, effrayé par le hurlement d’une jeune femme : « ô mon cher frère ! » E t il n’eut pas le temps de se retourner, de comprendre que déjà des mains entouraient solidement son cou...13 j

Par cette manœuvre habile Nancy avec la compassion de toute la rue ramène comme un « frère prodigue » Oliver qui se défend désespérément, au sein de la troupe de voleurs de Fagin. Le chapitre XV se termine \par une phrase de montage que nous connaissons déjà:

— On alluma le gaz ; Madame Bedwin inquiète attendait près de la porte ouverte, la servante avait couru vingt fois dans la rue voir si Oliver ne venait pas.

E t les deux vieux gentlemen demeuraient assis dans le salon obscur, et la montre reposait entre eux. 14

Dans le chapitre XVI, Oliver est réintroduit au sein de la bande, il subit des moqueries. Nancy le préserve des, coups.

Je ne veux pas rester à regarder ça Fagin! — cria la jeune fille — Vous avez le garçon, qu’est-ce que vous voulez de plus ? Ne le touchez pas, ne le touchez pas, sinon je marquerai l’un de vous d’une façon telle, que j’irai à la potence plus tôt que prévu. 15

(Comme sont caractéristiques de Dickens et de Griffith ces étincelles inattendues de grandeur d’âme chez des personnages « dégradés mora­lement » et combien immanquablement, bien que d’une façon assez senti­mentale, elles agissent sur les lecteurs et les spectateurs les plus sceptiques !).

A la fin du chapitre Oliver exténué « s’endort d’un sommeil profond ».Ici s’interrompt l’unité physique de temps, cette soirée et cette nuit

pleines d’événements ; mais l’unité de montage de cet épisode qui lie Oliver et mister Brownlow d’un côté et la bande de Fagin de l’autre ne s’interrompt pas. Dans le chapitre XVII c’est la venue du gardien d ’église de mister Bumble en réponse à l’annonce de la disparition du petit garçon et l ’apparition de Bumble chez mister Brownlow qui se trouve à nouveau en compagnie de Grimwig.

Le titre même du chapitre : « Le destin, continuant à persécuter Oliver, introduit dans Londres un grand homme, afin de tacher sa réputation », révèle le contenu et le sens de leur conversation.

... J’ai bien peur que ce ne soit la vérité, dit tristement le vieux gentleman, après avoir consulté les papiers.

— La récompense pour les renseignements obtenus par vous n’est pas bien grosse, mais j’aurais volontiers donné trois fois plus, s’ils avaient été favorables à l’enfant.

Si mister Bumble avait connu cette circonstance au début de l’entrevue, il est tout à fait possible qu’il aurait donné un tout autre air à son court récit.

13. C. D ic k e n s , Oliver Twist, chap. XIV.14. Id., chap. XV.15. Id., chap. XVII.

Il était maintenant cependant trop tard pour le faire et c’est pourquoi il hocha gravement la tête et cachant dans sa poche cinq guinées, il f éloigna.

— Madame Bedwin dit mister Brownlow, quand la gouvernante entra, ce garçon Oliver s’est avéré un misérable.

— C’est impossible, sir, c’est impossible! dit avec feu la vieille lady — jamais je ne le croirai sir — jamais.

— Vous, espèce de vieille femme, vous ne croyez qu’aux charlatans et aux contes à dormir debout, grogna mister Grimwig, je le savais depuis le début...

— C’était un enfant très mignon et reconnaissant, sir! — répliqua avec indignation Mrs Bedwin — je connais les enfants, sir. Voilà déjà quarante ans que je les connais ; et ceux qui ne peuvent en dire autant en ce qui les concerne n’ont qu’à se taire. Tel est mon avis.

C’était une attaque violente contre mister Grimwig, qui était célibataire. Comme elle n’attira chez ce gentleman qu’un sourire, la vieille lady secoua la tête, lissa son tablier, se préparant à une nouvelle démonstration, mais mister Brownlow l’arrêta.

— Assez ! dit le vieux gentleman, faisant semblant d’être fâché, ce qui en réalité n’était nullement le cas. Je ne veux plus jamais entendre le nom de ce garçon ! Je vous ai appelée pour vous le dire ! Jamais, jamais et sous aucun prétexte, souvenez-vous-en ! Vous pouvez aller, Mrs Bedwin. Souvenez-vous-en ! je ne plaisante pas ! 16

Et tout le montage compliqué de cet épisode se termine par cette phrase :

Cette nuit-là les habitants de la maison de mister Brownlow avaient le cœur lourd...

Ce n’est pas par hasard si je me suis permis de copier en détail un si long passage qui n’a pas trait seulement à la composition d’une scène, mais aussi à la description des personnages, car leur modelé même, leurs traits caractéristiques, leur conduite sont en beaucoup typique de la manière de Griffith. Aussi bien pour ces êtres sans défense qui dans ses films souffrent « à la Dickens ». (Souvenons-nous de Lilian Gish et de Richard Barthelmess dans Evasions ratées ou les sœurs Gish dans Les petites orphelines de la tempête et les deux vieux gentlemen et Mrs Bedwin ne font pas moins partie de son monde, de même enfin que les membres de*la bande du « vieux juif joyeux » Fagin.)

En ce qui concerne le problème immédiat de notre analyse du système de montage dans la composition du sujet chez Dickens, en voici le résultat sous forme de tableau.

1. Les vieux gentlemen2. Départ d’Oliver3. Les vieux gentlemen et la montre. Il fait encore jour4. Digression sur le caractère de mister Grimwig5. Les vieux gentlemen et la montre. Crépuscule. Les ténèbres s’épais­

sissent6. Fagin, Sikes et Nancy dans la taverne7. Scène dans la rue

8. Les vieux gentlemen et la montre. Les becs de gaz sont déjà allumés9. Oliver est réintégré à la bande de Fagin

10. Digression au début du chapitre XVII /11. Voyage de mister Bumble. /12. Les vieux gentlemen et les mesures que prend M. Brownlow pour oublier

Oliver pour toujours

Comme nous voyons, nous nous trouvons devant un modèle de montage parallèle, typique de la manière de Griffith, de deux sujets, où la présejnce de l’un (l’attente des deux gentlemen), fait augmenter la tension émotion­nelle de l’autre (la mésaventure d ’Oliver) déjà dramatique sans cela.

C’est grâce aux « sauveurs » volant au secours de l’héroïne « victime » que Griffith, par le truchement du montage parallèle recueillera ses plus beaux lauriers.

Mais le plus curieux de tout est, au beau milieu de l’épisode choisi cette scène intercalée : « toute une digression au début du chapitre XVII dont nous n ’avons pas encore parlé volontairement. Que présente cette digression de remarquable ». "

C’est en quelque sorte un « traité des principes de construction du sujet comme un montage que Dickens utilise d ’une manière si captivante et qui est passé dans la manière de Griffith». Voici cette construction du sujet comme un montage :

Au théâtre, il est de tradition, de faire alterner dans tous les mélo­drames parfaits avec assassinats à l’appui les scènes tragiques et les scènes comiques, suivant un ordre sévère, comme dans la poitrine de porc les couches de viande rouge alternent avec les couches de viande blanche. Le héros alourdi par les chaînes et l’infortune, se laisse tomber sur son grabat de paille ; dans la scène suivante, son écuyer, fidèle mais ignorant tout de l’histoire, offre aux spectateurs une chanson comique ; le cœur battant, nous découvrons l’héroïne tombée aux mains de l’insolent et impla­cable baron. Son honneur et sa vie sont en danger, elle tire un poignard pour conserver son honneur en perdant la vie ; et à cet instant, quand notre émotion atteint le point culminant on entend un coup de sifflet et nous sommes soudain transportés dans la grande salle du château où le sénéchal à barbe blanche entonne une joyeuse chanson avec ses vassaux plus joyeux encore qui n’ont pour résidence ni les voûtes des églises, ni les palais mais errent en foule à travers le pays toujours chantant.

De telles transitions semblent absurdes, mais elles sont plus naturelles qu’elles peuvent le paraître à première vue. Dans la vie, le passage d’une table chargée de mets à un lit de mort, des habits de deuil aux joyeux atours n’est pas moins stupéfiant, mais dans la vie, nous sommes des acteurs affairés et non des spectateurs inactifs, c’est là la différence essen­tielle. Les acteurs dans la vie, imitation du théâtre, ne voient pas ces passages brutaux et ces éveils frénétiques de la passion et du sentiment qui paraissent immédiatement absurdes et démesurés aux yeux du simple spectateur.

Comme les successions inattendues de scènes et le changement rapide de temps et de lieu sont non seulement éclairées dans les livres par une longue habitude, mais sont lus comme une preuve du grand art de l’au­teur — les critiques de ce genre apprécient l’art d’un auteur en fonction

des situations difficiles dans lesquelles il met ses héros à la fin de chaque chapitre — cette courte introduction au chapitre présent sera peut-être considérée comme indispensable. »

Dans, le « traité » de Dickens cité ci-dessus, autre chose est intéressant :De sa propre bouche Dickens dépeint là son lien étroit avec le mélo­drame de théâtre.

Par là Dickens se place lui-même dans la position du maillon qui relie le futur cinéma encore imprévisible aux traditions d’un passé récent (pour Dickens), celle du mélodrame centré sur un crime parfait.

Ce « traité » ne pouvait pas ne pas tomber sous les yeux du patriarche du cinéma américain, et bien souvent il semble qu’il ait (lui le cinéaste du XXe siècle) copié ses constructions d’après les sages conseils du grand romancier du milieu du XIXe siècle. Et, sans dissimuler ce qu’il lui doit Griffith ne rend pas en vain hommage à la mémoire de Dickens.

Griffith utilise ce genre de construction pour la première fois à l’écran dans le film « After many years » (mise en scène de « Enoch Arden » de Tennyson datant de 1908).

Ce film est célèbre d’autre part, parce qu’on y voit, pour la première fois, le gros-plan employé de manière intelligente, plus précisément, il est pour la première fois utilisé.

C’étaient, en Amérique, les premiers gros-plans depuis le film célèbre « The great train robbery » d’Edwin Porter, réalisé cinq ans auparavant et qui d’ailleurs ne comportait qu’un seul gros-plan ; employé en tant que truc à sensation : On montrait un criminel tirant à bout portant sur les spectateurs !

E. Elliott dans son livre « Anatomy of Motion Picture Art »17 mentionne un autre film de la même époque que le précoce « Vitagraph » dont le titre est « Les extrêmes ». Dans ce film toutes les scènes étaient jouées uniquement avec la participation des seules jambes des acteurs, en l’oc­currence Clara Kimball Yong et Maurice Costello. *

Mais le plus important n’est pas cela, mais comment justement Griffith utilisa pour la première fois comme élément de montage, le gros-plan.

C’était une hardiesse pour l’époque que de montrer, dans la scène où Annie Lee attend le retour de son mari, juste son visage en gros-plan. Cela déjà suscita une protestation de la part des maîtres du « Biograph Studio » où Griffith travaillait alors. Mais il était encore bien plus hardi qu’elle attend, un plan de son mari Enoch, échoué très loin sur une île ¿h de couper ce gros-plan par un plan de celui auquel pense Annie, de celui déserte. *

Cela suscita tout simplement une tempête d’indignation, et de reproches, sous prétexte que personne ne pourrait comprendre une telle « transplan­tation » de l’action (eut back).

Il est intéressant de remarquer que pour défendre sa découverte Griffith cita... justement Dickens.

17. E . E l l io t t , Anatomy of Motion Picture Art, Biun Cwateau, Territt, p. 83.* On trouve le gros plan, utilisé à titre d’information logiquement plus tôt encore.

Chez ce même Porter dans son film « La vie d’un pompier américain », 1902. On y montre en gros plan un poste d’incendie.

Linda Arvidson (la femme de Griffith) cite dans ses mémoires un mor­ceau caractéristique du dialogue :

« ... — Comment peut-on exposer un sujet en faisant de tels bonds ?' Personne n’y comprend rien ! /— Mais, répondit mister Griffith, Dickens n’écrit-il pas ainsi ? /— Oui, mais c’est Dickens, il écrit des romans, c’est tout à fait autre

chose.— La différence n’est pas si grande, je fais des romans en films. j> (Mrs D.W. Griffith (Linda Arvidson), Quand le cinéma était jeune,

When the Movies were young, (New York, 1925, p. 66).Si ce film ne comportait que quelques esquisses de ce qui plus tard

devait faire la gloire de Griffith, par contre la nouvelle méthode trouve son plein épanouisement dans le film qui suivit « Lonely Villa » (1909). C’est à partir de ce film que commence l’ère du montage parallèle qui accroît la tension dramatique des scènes finales de où « la victime est sauvée in extremis ». Bandits faisant irruption, famille saisie d’horreur, père se précipitant au secours de sa femme et de ses enfants, s’entre- coupaient ici, préfigurant ce que par 15 suite on vit avec une force accrue dans la Naissance d’une nation, Intolérance, Les orphelines dans la tempête, Amérique et beaucoup d’autres chefs-d’œuvre de montage qui marquèrent la période de maturité de Griffith.

Mais Griffith aurait pu remonter l’arbre généalogique du montage encore plus loin dans la profondeur des siècles et se trouver ainsi qu’à Dickens un autre magnifique ancêtre en la personne d’un autre Anglais, Shakespeare.

En fait le théâtre dont parle Dickens n’est rien d’autre qu’une vulgarisa­tion typique dans les formes du mélodrame vulgaire du début du xix® siècle des grandes traditions du théâtre élizabéthain ou de ce même théâtre joué à la manière mélodramatique du début du XIXe siècle. On sait, d’après toujours le témoignage de Forster, qu’aux premières impressions théâtrales de l’enfance de Dickens se rapportent les représentations des tragédies de Shakespeare Richard III et Macbeth lesquelles sont plus proches du mélodrame.

Nous nous contenterons comme exemple ici d’un des morceaux les mieux réussis dans le domaine du montage. Il s’agit du 5e acte de Macbeth que nous rappellerons en passant.

En ce qui concerne le montage, le 5e acte de « Macbeth » est l’un des exemples les plus brillants de Shakespeare. Ça n’est qu’un duel permanent de montage de petites scènes entre elles, qui dans la scène 7 se divise en un groupe de duels entre chaque personnage.

Rappelons brièvement le mouvement des scènes :

Macbeth Acte V.Le 5e acte débute par la célèbre scène de somnambulisme de lady Macbeth. Puis vient le duel des scènes qui se transforme en duels des personnages.

Scène II — Un endroit près de DunsinaneOn apprend l’approche des troupes anglaises et le lieu de réunion, dans la forêt de Bimam.

Scène III — Le château de DunsinaneMacbeth se souvient de la prophétie à propos de la forêt de Birnam et de son vainqueur « qui n’a pas été mis au monde par une femme ».On annonce que 10 000 soldats marchent contre le château.

Scène IV — Près de la forêt de BirnamMalcolm donne l’ordre aux soldats de se dissimuler avec des branchages.

Scène V — Le château de Dunsinane Lady Macbeth est mourante.On apprend que la forêt de Birnam marche sur Dunsinane.Macbeth sort.

Scène VI — Un endroit devant le châteauMalcolm, Macbeth et le vieux Siward avec l’armée. Ordre de jeter les branchages du camouflage et d’aller à l’assaut.

Scène V il — Un autre endroit devant le château Ici la scène se divise elle-même en duels séparés.Macbeth est seul (à propos de l’ennemi « qui n’a pas été mis au monde par une femme »).Duel avec le jeune Siward. Macbeth le tue.(« Il avait été mis au monde par une femme. ») H s’en va.Le château de Dunsinane se rend (le père de Siward l’annonce à Malcolm). Us s’en vont.Macbeth est seul. Il refuse de se suicider (nouveau tournant du thème de l’ennemi « qui n’a pas été mis au monde par une femme».)Macbeth et MacDuff. Duel — MacDuff — « n’a pas été engendré par une femme mais extrait du ventre ».Ils s’affrontent et s’éloignent.« Interruption » qui augmente la tension — Répétition du duel du jeune Siward dans le récit qu’en fait Gross au vieux Siward.Apparition de MacDuff avec la tête de Macbeth.Final. MacDuff est proclamé roi.

Avec le même succès on aurait pu analyser le dernier acte de Richard III non seulement avec ses épisodes de batailles mais avec tout l’assortiment de « surimpression » des victimes de Richard qui leur apparaissent la nuit ; avant le combat.En fait s’il est facile de chercher des prototypes à ces procédés cinémato­graphiques que sont les « fondus » et les « surimpressions » dans le théâtre élizabéthain, il vaut encore mieux s’adresser à Webster qui dans « le diable blanc » donne dans ce domaine des modèles inégalés.

«... Acte II — Scène III)Une chambre dans la maison de Camillo Bracchiano et l’exorciseur entrent.Bracchiano — Fais ce que tu as promis — Il est minuit passé.C’est le moment de montrer ton art.

Les assassins remplissent-ils les ordres de Camillo et de l’insupportable princesse ?L ’exorciseur — Vous m’avez par votre générosité entraîné à quelque chose que je fais rarement... je vous en prie. /Asseyez-vous, voici le chapeau envoûté. /Je vais montrer aujourd’hui comment le cœur de la duchesse éclata par l’effet de mon art sévère. 1PantomimeRegardant de tous côtés, Julio et Christophoro entrent, tirent le rideau derrière lequel se trouve le portrait du duc Bracchiano. Ils mettent ides masques de verre qui leur couvrent les yeux et le nez. Après cela ils allument de quoi fumer devant le portrait et se lavent les lèvres. Une fois cela terminé, ils éteignent les bougies et sortent en riant. Entre Isabelle en chemise de nuit, qui s’apprête à aller se coucher.Derrière elle portant des bougies le comte Ludovic, Giovani, Guidantonia et d’autres de la suite. Elle fait une génuflexion comme pour prier puis elle tire le rideau près du portrait s’incline trois fois devant lui et l’em­brasse trois fois. Elle se sent mal mais elle ne permet à personne d’ap­procher. Elle se meurt. On voit le chagrin de Giovanni et du comte Ludovic. On emmène solennellement la duchesse.Bracchiano — Formidable ! Elle est morte !L ’exorciseur — Le portrait enfumé l’a tuée.Elle avait l’habitude avant d’aller dormir de dire bonsoir à votre portrait amusant ses lèvres et ses yeux d’une ombre sans passion. Le docteur Julio, ayant remarqué cela imprégna le portrait d’huile et de différentes drogues.C ’est ce qui a provoqué sa mort ! !Plus loin « dans cette même technique » une deuxième pantomime montre l’assassinat de Camillo. (John Webster, le Diable blanc, ou la tragédie de Paolo Giordano Orsini, duc Bracchiano et aussi vie et mort de Vittoria Corombona, célèbre courtisane vénitienne, traduction de I. Aksionov M 1916, pp. 115-116.)Ainsi s’étire l’influence des élizabéthains et de Shakespeare à travers la vulgarisation de leurs œuvres dans le mélodrame anglais de boulevard du début du XIXe siècle, passant par Dickens et menant à Griffith.

Le mélodrame qui déjà, sur le sol américain, était parvenu vers la fin du XIXe siècle, à l’épanouissement le plus parfait et le plus éclatant, à ce stade suprême de son développement eut sur Griffith une grande influence, se projetant sur le fond métallique de son style cinématographique en bon nombre de traits caractéristiques étonnants.

Quel était, en quoi consistait le mélodrame américain dans la période précédant l’apparition de Griffith ?

H est vraiment très curieux d’y rencontrer ces deux aspects qui par la suite devaient caractériser l’œuvre de Griffith, ces aspects typiques de son écriture et de son style dont nous avons parlé plus haut.

Essayons d’illustrer ceci aux moyens d’exemples tirés de l’histoire de la mise en scène au théâtre, qui précéda l’adaptation cinématographique de « Loin à l’est ». Un peu de cette histoire nous est parvenu grâce aux Souvenirs du producteur théâtral de ce mélodrame, William Brady (journal « La Scène », janvier 1937, article « Drama in Homespun » pp. 98-100). Ils

sont intéressants car ils nous relatent la naissance et la popularisation du genre appelé a fabrication maison » (home - spun) du mélodrame local. [Les succès de brillantes œuvres récentes, comme « la route du tabac » de E. Caldwell — roman, pièce et film — ou « les Raisins de la colère » de Steinbeck (roman et film) sont marqués des signes extérieurs et de la popu­larité ordinaires pour ce genre.

[Ces deux œuvres semblent clore le cycle du lyrisme campagnard consacré à la province américaine.]

Les souvenirs de Brady sont intéressants car ils décrivent la création de ces mélodrames à la scène. Car en matière de pure mise en scène, ces créations dans nombre de cas anticipent littéralement sur le cinéma, non seulement par le thème, le sujet, et l’interprétation, mais aussi par des procédés et des effets de mise en scène qui nous avaient toujours semblés « purement cinématographiques » sans précédents, et... engendrés par l’écran !

C’est pourquoi après avoir rapporté ce qui est dit des conditions et de l ’aspect sous lequel fut présenté et obtint succès à la scène La route de l’Ouest durant les années 90, je donnerai une description qui n’aura pas moins de relief des effets scéniques du mélodrame 90 et 9 qui recueillit tous les suffrages, sur la scène new-yorkaise en 1902.

A la fin des années 70, sur les scènes des théâtres de variétés américains on voit en tournée un certain Denman Thompson dans un sketch dont le personnage principal est celui, touchant et en couleur, d’un vieux provincial Joshua Whitecombe.

Un certain M. James M. Hill de Chicago, spécialiste dans la vente de vêtements d’occasion assiste à ces représentations et convainc Thompson d ’écrire un mélodrame en quatre actes autour du personnage du vieux « Joshua ».

C’est ainsi que le mélodrame « La vieille ferme » (The old homestead) voit le jour. La mise en scène est financée par M. Hill. Le nouveau genre s’implante solidement. Mais une propagande et une publicité habiles y travaillent. Elles savent pousser à la rêverie sentimentale, ressusciter les souvenirs des bons vieux foyers, hélas, abandonnés, des mœurs de la bonne vieille Amérique provinciale, et... la pièce ne quitte pas de la scène pendant 25 ans, ce qui permet à M. Hill, durant ce laps de temps, de devenir millionnaire.

Un autre succès sur un thème du même ordre fût « La foire de village » de Meil Burgers.

La mise en scène de cette pièce avait ceci de remarquable, que pour la première fois de toute l’histoire du théâtre, on voyait sur scène de véri­tables courses de chevaux. Les chevaux filaient sur un tapis roulant, sans jamais quitter le champ de visibilité des spectateurs. *

La découverte de cet effet scénique fut patentée et l’inventeur pendant plusieurs dizaines d’années reçut profusion de droits d’auteurs. En parti­culier il en obtint, durant les années 1925, de l’œuvre théâtrale qui précéda le film, non moins célèbre dans lequel devait briller plus tard Ramon

* On peut trouver les détails techniques de l’équipement scénique dans le journal « L’illustration » du 14 mars 1891. On voit trois tapis roulants parallèles sur lesquels galopent de véritables chevaux durant une scène de courses (vue des coulisses).

Novaro, dans la séquence de course de chevaux la plus étourdissante que l’on ait jamais vu à l’écran, « Ben Hur ».

La nouveauté et le charme du thème, alliés à la découverte de pareilles trouvailles scéniques donna rapidement naissance à une mode qui se répandit pour ce genre de drame local. /

Jacob Litt se fait plusieurs millions pendant dix ans avec le mélodrame « Dans le vieux Kentucky ». J

H. Thomas crée trois mélodrames « Alabama », « Arizona » et « Dans le Missouri ».

Et bientôt, il ne reste plus un seul état qui ne possédât son mélodrame local tiré de ses archives. A ce moment-là, au cours des années 90, le futur grand producteur W. E. Brady ne s’occupe encore que d’organiser diffé­rentes choses de toutes sortes : des courses cyclistes, de six jours, en 12 éta­pes, des épreuves de lutte française, des bals populaires masqués, le cake- walk, des championnats de boxe. Et au milieu de toutes ces occupations, il spécule sur le mélodrame. H travaille en collaboration avec Laurent Ziegfeld, encore jeune à cette époque,-qui par la suite devint le roi du lance­ment des spectacles.

C’est alors que le manuscrit de la pièce « Annie Laurie » tombe entre les mains de l’entreprenant Brady. Pensant y trouver une affaire sûre, Brady, pour 10 000 dollars s’assure tous les droits sur la pièce, et la fait monter dans un arrangement de Joseph R. Grismer. Grismer publie la rédaction définitive de la pièce sous le titre aujourd’hui célèbre de « La route de l’Est » (« Way down East »). Cependant la pièce est un four. Toute la publicité n’y change rien. La perte atteint le chiffre de 40 000 dol­lars. Jusqu’au jour où il arrive ce que W. E. Brady décrit lui-même avec pittoresque.

« Un soir un prédicateur assez célèbre prêtre vint nous voir au théâtre et écrivit une note très gentille et louangeuse sur la pièce. Cela nous donna une idée. Nous diffusâmes en un temps record 10 000 « billets de prédi­cateurs » gratuits demandant aux bénéficiaires de rédiger une critique. Et nous les reçûmes. Nous organisâmes « une soirée de prédicateurs » et le théâtre fut comble. Es estimèrent tous que la pièce était un chef-d’œuvre, montèrent sur scène pour prononcer de longs discours sur ce thème, et continuèrent dans leurs prêches à l’église. Je louai pour la publicité un grand panneau électrique, placé sur le bâtiment triangulaire au coin de Broadway et de la 23e rue (« le plus grand panneau de tout New York »). Il nous coûta mille dollars par mois. Le journal « Sun » écrivit que « la route de l’Est » était meilleure que « La vieille ferme ». Cela nous servit de slogan publicitaire plus de 20 années durant... »

Malgré tout cela une tournée en province se solda à nouveau par un échec complet. C’est pourquoi, de retour à New York, les mesures les plus extrêmes et les plus héroïques furent prises.

« ... Grismer et moi nous repensâmes tout, et nous décidâmes de faire une mise en scène grandiose, en introduisant dans le spectacle des chevaux et du gros bétail, des brebis, toutes sortes de charrettes, et tous les détails des mœurs d’une ferme, des traîneaux gigantesques, les attelages de quatre chevaux, une tempête de neige électrique, un double quartet chantant à toutes les bonnes occasions des chansons « du bon vieux temps ». E t ainsi nous créâmes sur scène un vrai cirque fermier. L ’effet fut celui d’une

bombe, et le spectacle se maintint à New York pendant toute la saison. « La recette dépassa la centaine de mille de dollars. Après cela tout devint facile. J’organisai six troupes destinées à des tournées en province. »

Il fallut attendre vingt et un ans pour que la pièce perde les suffrages du public. Les grandes villes semblaient ne jamais pouvoir se rassasier de ce spectacle. Griffith acquit les droits d’adaptation cinématographique muette de « La route de l’Est » pour 175 000 dollars, 2 ans après la première de la pièce. Récemment la F.O.X. a payé 55 000 dollars les droits d’adaptation en film sonore. »

Et voici un autre modèle de spectacle à grande mise en scène qui sut émouvoir New York à l’orée de notre siècle. *

« Le 7 octobre 1902 eut lieu la première du mélodrame saisissant les « 90 et 9 » qui brillait par des effets de mise en scène, les plus extraordi­naires qui puissent exister lorsque le cinéma n’avait pas encore fait son apparition. En voici la description tirée de la « Revue du Théâtre » de l’époque : « Une modeste population entourée de prairies brûlantes et bruis­santes — Un incendie menace la vie de trois milles personnes. A une station de chemin de fer à trente milles de là des dizaines de gens inquiets demeurent suspendus au télégraphe qui leur transmet un tableau d’horreur. Un train spécial est prêt à partir au secours des personnes en péril. Mais le machiniste n’est pas là. Un jeune millionnaire refuse de s’exposer à un tel risque, il ne veut pas traverser le cercle de feu. Un jeune héros apparaît et se propose hardiment. Ténèbres complètes. Minutes tendues. Le rideau s’ouvre sur une scène captivante... Toute la surface de la scène est littéra­lement inondée d’une flamme grondante. Au milieu du feu, une locomo­tive grandeur nature presque entièrement cachée par les flammes... Aux commandes, le machiniste bénévole déchiré et brûlé arrose avec un seau d’eau, pour protéger un pompier des gerbes d’étincelles. »

Les commentaires sont comme on dit superflus : On trouve ici et le suspense entretenu par deux actions menées parallèlement, et les fuites et les poursuites ; la nécessité d’arriver à temps, en se frayant un chemin à travers le cercle de feu des obstacles ; on y trouve aussi un prêche moral susceptible d’enflammer des milliers de prédicateurs ; de quoi ali­menter l’intérêt aigu du public pour des mœurs peu connus présentés « dans toute la splendeur de leur exotisme » ; on y trouve encore des refrains irrésistibles rappelant les souvenirs d’enfance et les « bonnes vieil­les mamans ».

En un mot, il y a là tout l’arsenal au moyen duquel Griffith plus tard subjuguera son public avec un talent si prodigieux.

Cependant comme exemple particulièrement précis de ce genre théâtral auquel le cinéma américain doit tant, on compte encore l’œuvre d’Augustin Dali, qui marqua aussi « le point de départ du drame américain contem­porain » comme l’écrit Arthur Hobson Erwin.

Déjà le premier drame qu’écrivit spontanément A. Dali en 1876 (« Under the Gaslight ») est une parfaite préfiguration du cinéma.

* Je cite d’après le livre The American Procession, American Life Since, 1860, in Photographs (New York and London, 1933) où l’on voit une photographie de la locomotive vrombissante du spectacle.

L ’action s’empare de la maison de Laura et Pearl Kertliand et son atmosphère de confort et d’intimité.

Laura se cache dans une cave quand on révèle qu’elle est une enfant naturelle, le tribunal de police la donne en tutelle au maître chanteur Byke, on la jette dans une rivière du Nord, etc. Mais ce n’est pas tout,, c’est là que pour la première fois on voit la scène fameuse, où Dali trouva l’inspiration, selon ses propres dires, en traversant quotidiennement des rails de chemins de fer.

Le soldat blessé qui protège l’héroïne et sauvegarde sa virginité est ligoté sur les rails par le bandit Byke. Mais Laura qui a réussi à échapper aux poursuites de ses ravisseurs et s’est sauvée des eaux glacées de là rivière, se trouve tout près de là enfermée dans une guérite de chemin de fer.

Quand le public atteint le comble de la tension émotionnelle, Laura s’arrachant à la surveillance dont elle est l’objet, sauve le pauvre héros qui d’une minute à l’autre allait être broyé par le train fonçant sur lui. Cette situation fut copiée sans tarder par le dramaturge Boucicaut dans sa pièce a After dark ». Un procès s’ouvrit, et le tribunal jugea que les droits étaient la propriété exclusive de Dali. C’était la première fois que l’on utilisait cette situation, plus tard devenue si classique, au cinéma. Elle est basée principalement sur l’angoisse que crée la tension qui accompagne l ’attente d’une catastrophe.

Nous sommes également redevables à Dali d’une autre situation devenue toute aussi classique chez les Pearl Wight ou les Ruf Dollan :

Dans la pièce The red scarf, le héros Gail Bardron tombe dans les griffes de son rival Harvey Tatcher, propriétaire de la scierie des cas­cades noires. Le mécréant ligote le héros sur une poutre destinée à être sciée en deux, puis a l’intention de brûler la scierie pour cacher toute trace de son crime et faire croire à May Hamilton dont tous deux sont amoureux que Bardson l’a abandonnée et se cache. Mais bien entendu Miss May arrive à temps et sauve le héros !

Dans une autre pièce, « l’éclair fulgurant », au point culminant de l’action, une machine à vapeur, surchauffée lors d’une course entre deux bateaux, éclate sur Groudson. Et dans la pièce « Horizons » dans un décor panoramique on peut voir sur scène une attaque d’indiens à cheval.

Mais si l’on voulait passer de positions générales sur le montage à des traits qui lui sont étroitement spécifiques. Griffith alors se découvrirait d’autres ancêtres de montage, et sur sa propre terre natale, sur le sol américain.

Je laisse de côté les conditions grandioses de Withman sur le montage, Griffith, remarquons-le en passant, ne prolongea pas la tradition de ce dernier (bien qu’il s’inspire de Withman pour exprimer « l’instabilité des temps » dans une sorte de plan-refrain très peu réussi de « Intolérance »).

Je voudrais ici, en liaison directe avec le montage, vous renvoyer à l’un des plus joyeux et des plus spirituels contemporains de Marc Twain, qui écrivit sous le pseudonyme de John Phœnix. Ce modèle de montage remonte à... 1853 ! et est tiré d’une parodie de John Phœnix dans laquelle il se moque d’une nouveauté de l’époque : l’apparition des premières revues anglaises illustrées.

Il fonde une revue, la parodiant, nommée « Phœnix pictorial ». Celle-ci

fut plus tard insérée dans un recueil (« Marc Twain’s Library of humor », 1888) des meilleures œuvres des humoristes contemporains, composé par Marc Twain, avec une « apologie du présentateur » typique de Marc Twain : « Le choix d’exemples tirés de mon œuvre personnelle que l’on trouvera dans ce recueil n’est pas de moi mais de deux de mes collabo­rateurs, sinon il y en aurait eu plus. Marc Twain. » 20

Mais voici la légende qui nous intéresse tant : « Fearful accident on the Camden Amboy Railford ! ! ! Terrible loss of life ! ! !. » Avec cette phrase, au moyen de la juxtaposition de quatre clichés célèbres, dont l’ordre est inversé selon toutes les règles de l’art du montage, J. Phénix fait surgir l’image d’une « Horrible catastrophe à Camden Amboy, nombreuses vic­times ! ! ! », dont parle le sous-titre. La méthode de montage est évidente. Par le jeu d’une confrontation des détails des plans (en eux-mêmes inva­riables et même irrelatifs), on obtient l’image désirée du tout. Le meilleur est un « gros-plan » d’un dentier introduit avec un « plan général » de wagon renversé, tous les deux à mêmes dimensions, comme s’ils étaient présentés tous les deux sur toute la largeur de l’écran ».

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Iluiuu Umi ï

Le personnage de l’auteur qui cachait sous le pseudonyme ronflant de Phœnix le nom respectable du colonel Georges Horace Derby, est lui-même curieux. Ce fut l’un des premiers grands humoristes américains du nouveau genre. Certains auteurs le considèrent comme le « père » de la nouvelle école d’humour américain. D’autres en font le principal agent d’influence sur l’œuvre de Mark Twain.

Il est en tout cas l’un des précurseurs de ce « violent » humour qui au cinéma atteint son plein épanouissement dans l’œuvre des « Marxs’ Brothers ».

Il suffit de citer un récit de John Phœnix comme « La machine à arracher les dents ». Cette petite machine, en arrachant une dent à une honorable Lady, lui enleva en même temps... tout son squelette (!), à la

18. W.A. B r a d y , Drama in Home pun, «Stage», janvier 1937, pp. 98-100.19. The American Procession. American Life Since, 1860, in Photography. Assem­

bled my Agnes Rogers with Bunning Comment by Frederic Lewis A l l e n . New York and London, 1933.

20. Marc T w a in , Library of Humour, 1888.

suite de quoi on l’appela la « dame en caoutchouc », et elle ne se plaignit plus jamais de rhumatismes ! ! !).

Ce joyeux drille de colonel, non pas humoriste de profession mais ingé­nieur du génie, mourut en 1861 d’un coup de soleil attrapé pendant laj construction de phares sur la côte de Floride... /

Tel fut l’un des premiers ancêtres américains de la méthode prodigieuse du montage.

Je ne sais pas ce qu’il en est de mes lecteurs, mais personnellement je suis toujours très heureux de m’avouer une fois de plus que notre cinéma n’est pas sans ancêtre ni famille, sans passé ni traditions, ni non plus plus sans les riches ressources culturelles des temps révolus. Seuls des gens très légers et très outrecuidants peuvent attribuer l’origine des lois de l’esthétique du cinéma à des prémisses d’une douteuse génération spontanée de cet art comme, en quelque sorte, descendu du ciel ou jaillit de l’eau ou de l’esprit !

Que Dickens et toute une pléiade d’ancêtres remontant jusqu’aux Grecs en passant par Shakespeare leur rappellent une fois de plus que Griffith et notre cinéma, entre autres traits de leur originalité, ne trouvent pas leur source uniquement en eux-mêmes, mais possèdent un immense passé culturel que cela ne les empêche absolument pas, chacun à un moment donné, de faire avancer l’histoire du grand art cinématographique. Que ce passé reproche à ces gens légers leur excès d’outrecuidance également en ce qui concerne la part énorme que la littérature apporta à cet art que l’on aurait pu croire sans précédent, cet art avant tout et surtout du regard— et non pas de l’œil — mais du regard dans les deux sens que ce mot comprend.

Et c’est cette croissance de l’esthétique d’un œil cinématographique à l’esthétique d’une incarnation en image du regard sur un phénomène qui justement peut être considérée comme l’un des plus sérieux processus de développement de notre cinéma national ; le rôle de notre cinéma dans l’histoire du développement de la cinématographie mondiale fut immense en particulier par la conception originale du montage qui caractérise notre école.

L’apport de Griffith dans notre cinéma est égal à celui de Dickens dans l’élaboration de sa méthode du cinéaste américain.

Quel rôle immense, à travers Dickens, ont joué en ce sens les traditions et les ressources culturelles d ’une chaîne fameuse d’époques antérieures, et à un niveau encore plus élevé, quel ne fut pas le rôle des prémisses sociaux qui infailliblement à certains moments, probablement cruciaux, de l’his­toire, sans cesse ont remis les éléments de la méthode du montage au centre de l’attention du travail créateur.

Le rôle de Griffith est immense, mais face à lui, notre cinéma n’est ni un parent pauvre ni un débiteur en dette. L ’esprit et le contenu même de notre pays sont allés, et ne pouvaient pas ne pas aller, par leurs thèmes et leurs sujets, beaucoup plus loin que les idéaux accessibles à Griffith et les images qui les ont reflétés.

Sous le rapport social Griffith a été et est resté un libéral et il n’a pas été lui-même beaucoup plus loin que l’humanisme sentimental des bons vieux gentlemen et des charmantes ladies avancées en âge de l’époque victorienne tels que Dickens aimait à les peindre.

La morale compatissante de ses films ne dépasse jamais le niveau d’une dénonciation chrétienne de l’injustice humaine, mais nulle part n’y résonne la protestation contre l’injustice sociale. Ses films ne contiennent ni appel, ni lutte.

Dans ses meilleurs films il professe le pacifisme et la résignation à son destin (« La vie n’est-elle pas merveilleuse ?» ou la philanthropie en géné­ral (Evasions ratées). Dans ses réprobations et ses condamnations Griffith est parfois ici capable d’atteindre à un pathétique superbe. (Par exemple dans La route de l’Ouest.)

Dans des œuvres d’un thème plus douteux, il se pose en défenseur de la loi (cf. le film « Lutte ») ou d’une philosophie métaphysique de l’éternité des principes du bien et du mal (« Intolérance »).

Le film « Le chagrin de Satan » tiré du roman de l’écrivain anglais Mary Corelli est imprégné de métaphysique.

Enfin, dans certains films répugnants (et il en a de tels) nous voyons Griffith faire ouvertement l’apologie du racisme, quand il érige un monu­ment de celluloïd à la gloire du Klu Klux Klan (« La naissance d’une Nation »).

Dans ce dernier cas il est proche des traditions de l’impérialisme anglais, du revers des gentils personnages de Dickens.

Mais la pensée qui dirige un montage est inséparable des bases idéolo­giques générales de la pensée tout entière.

La structure dont on trouve le reflet dans l’œuvre de Griffith est la structure d’une société bourgeoise. Elle est réellement semblable à l’ironique « poitrine de porc rayée » dont parle Dickens. Elle est réellement et non en manière de plaisanterie, tissée de deux couches qui se succèdent immanqua­blement, blanche et rouge, riches et pauvres. (C’est le thème étemel des œuvres de Dickens qui ne vont pas au-delà de ce partage, ainsi « la petite Dorit » se compose de deux parties : « Pauvreté » et « Richesse ».) E t cette société dont la prise de conscience ne dépasse pas une distinction entre ceux qui possèdent et ceux qui n’ont rien se reflète dans la conscience de Griffith dont la profondeur s’arrête à l’image ingénieuse*de la course de deux lignes parallèles. L ’unique lien de ces deux lignes à jamais séparées se reflète en conséquence dans le lien d’une lutte sans merci, le lien des lutteurs qui s’attrapent spasmodiquement les uns les autres au collet ; le lien des ennemis qui pendant un duel s’enfoncent mutuellement les épées. De là semble naître l’image de deux thèmes qui se croisent et qui dans leur course vers une fin mauvaise se poursuivent l’un l’autre. Griffith ne pouvait pas ne pas le sentir et pour chasser de son esprit ces idées, il fait se terminer le film d’autorité par une bonne fin. Ainsi la méthode de montage de Griffith semble être un calque de la structure de la société qu’il avait devant les yeux.

Griffith, de la façon la plus spectaculaire, est principalement un grand maître dans ce domaine : un grand maître du montage parallèle.

Ce qui était pour Griffith un trait caractéristique s’est moins que toute autre implanté chez nous, alors que semble-t-il, il s’agit des emprunts, c’est justement ce trait qui aurait dû s’épanouir dans votre cinéma.

En fait ce n ’est pas ça du tout. E t ce n’est pas dû au hasard. « La poitrine de porc rayée » de lignes parallèles qui ne se rencontrent pas, dont parle Dickens sert de prototype au montage de Griffith.

Le dualisme des prémisses d’une telle pensée dirigeant le montage est évident.

Mais comme nous l’avions dit plus haut la pensée qui dirige le montage / est inséparable des bases idéologiques générales de la pensée tout entière. /

E t le dualisme inévitable de Griffith (produit de la structure sociale qui/ se reflète dans sa conscience) est inévitable également dans les méthodes de son art, qui émanent immanquablement de la structure de sa pensée. Comme nous l’avons vu l’horizon de la vision sociale de Griffith ne va pas au-delà de la division de la société en pauvres et en riches.

L ’éthique bourgeoise, la morale et la sociologie enseignent que ce sont là deux catégories immanentes, presque établies par Dieu.

En accord avec ce point de vue pour nous sauvagement ridicule, il y a des « pauvres » et des « riches » qui existent en tant que phénomènes parallèles indépendants et aussi il S u t bien le dire... inexplicables ! !

Cette formule nous semble ridicule.Cependant c’est littéralement en ces termes que parlent les théoriciens

bourgeois et c’est ainsi que se représentent la société, les magnats, finan­ciers à la chevelure blanche, qui philosophent sur « les questions sociales ».

Je pense qu’ils en ont vraisemblablement une vision toute autre et beaucoup plus juste mais ils n’en forcent pas moins avec plus d’insistance leurs sciences et leurs arts à présenter la bonne « version ».

Tout est fait pour cacher le véritable état des choses pour cacher que « pauvres » et « riches » ne sont absolument pas deux phénomènes parallèles indépendants mais les deux côtés d’un seul et même phénomène d’une société fondée sur l’exploitation.

Dans ces deux phénomènes il y a une seule et même base, incompré­hensible pour le dualisme en tant que preuve de l’existence de phénomènes idéologiques et matériels, qui ne s’excluent pas les uns les autres, ne se nient pas mutuellement mais qui « affirment » encore moins le dualisme.

Un phénomène unique ; examiné dans ces contradictions, un dédouble­ment de ce phénomène et un nouvel assemblage dans une prise de conscience nouvelle, voilà ce qui reposait et repose à la base des armes idéologiques de l’autre moitié du globe, qui s’oppose au monde bourgeois.

Une autre conscience, une autre méthode de pensée, de là une autre méthode d’interprétation des événements, une autre conception des méthodes de l’art.

Il est naturel que chez Griffith la conception du montage, comme mon­tage avant tout parallèle, soit une copie de son monde dualiste qui avance sur deux lignes parallèles de pauvres et de riches vers une certaine « réconci­liation » hypothétique, là où les lignes parallèles se rejoignent, c’est-à-dire dans cet infini, qui... est lui-même aussi inaccessible que cette « réconci­liation » !

Il est également tout à fait naturel que notre conception du montage parte d’un tout autre modèle de compréhension des phénomènes, que nous ouvre une vision moniste et dialectique de l’univers.

Pour nous le microcosme du montage ne pouvait que former le tableau d’une unité, qui, sous la pression interne de la contradiction, se dédouble pour à nouveau se rassembler en une nouvelle unité à un stade nouveau, qualitativement plus élevé dont on prend et reprend conscience selon une image nouvelle.

La différence principale repose entre la conception du montage de Griffith. et la conception du montage de la cinématograpMe soviétique.

H m’est échu en partage d’essayer d’exprimer en théorie cette tendance générale de notre conception du montage. Je l’ai exposée dans l’article « Derrière l’image » en 1929 sans penser le moins du monde à ce moment- là à quel point notre méthode de montage s’oppose génétiquement et dans ses principes mêmes à celle de Griffith.

Cela s’énonçait sous forme de constation du lien par stades qui unit l’image et le montage.

J’ai écrit au sujet de l’unité thématique du contenu du film et de l’image-fragment :

« L ’image en aucun cas n’est un élément du montage. L’image est une cellule du montage. A l’autre bout du bond dialectique sur un rang unique on trouve image-montage. »

Le montage est le dépassement du conflit interne de l’image (lire : contra­diction), d’abord (en) conflit de deux fragments contigus : « le conflit à l’intérieur de l’image est un montage en puissance, en croissant et en s’intensifiant il brise sa cage carrée et projette son conflit dans la collision des fragments de montage du montage ».

Puis le conflit se propage dans tout le système des plans aux moyens desquels « nous assemblons à nouveau en un tout l’événement décomposé, mais alors déjà selon notre perspective, selon notre propre interprétation du phénomène... »

Ainsi se répandant en fragments, l’unité de montage de cage devient chaîne de dédoublements qui à nouveau se rassemblent en une unité nou­velle dans la phrase de montage qui incarne en image une conception du phénomène.

Il est intéressant de remarquer qu’il se produit dans, l’histoire de la langue un processus identique vis-à-vis du mot (« image ») et de la pro­position (« séquence »). On retrouve le même stade initial « mot-proposi- tion » qui par la suite seulement se « désagrège » en proposition composée de mots distincts indépendants.

V. A. Bogoroditsk écrit : « ... au début les humains exprimaient leurs pensées au moyen de mots isolés ; ce fut la forme initiale de la propo­sition. » (« Cours général de grammaire russe » M.-L. 1935, p. 203.)21

L ’académicien I. I. Metchanikov en vient à la même conclusion à ce sujet dans son livre de « Linguistique générale ».

« Le mot et la proposition sont des produits de l’histoire. Ils existent tout d’abord à l’état agrégatif dont on trouve encore des exemples dans les langues agglutinantes » 22.

(C’est ainsi que l’on nomme les langues qui ont conservé cette caracté­ristique, comme le finois, le ioukariste, l’hiliate, dont on peut trouver la description dans le livre cité ci-dessus).

« En se désagrégeant en parties intégrantes, le mot-proposition crée une unité entre les mots distincts et leur combinaison dans le complexe syn-

21. B . B o g o r o d it s k i, Cours général de grammaire russe, chap. 13, M . L. 1935, p. 203.

22. A. I. M e t c h a n ik o v , Linguistique générale, L. 1940, p. 111.

taxique de la proposition. Il en résulte une nouvelle variété de possibilité d’expression mot-combinaison... » 23.

« Antérieur à tout rudiment de syntaxe, existant à l’état latent dans la proposition-mot de la langue agglutinante, au moment de sa décomposition, ils ont jailli à l’extérieur. La proposition fut brisée en membres principaux' c’est-à-dire, la proposition en tant que telle fut créée, avec ses lois syn/ taxiques... »

Nous avons exposé plus haut Jes particularités de notre point de vue sur le montage. " [

Cependant la différence de notre conception du montage d’avec la concep­tion américaine en arrive aux limites de la clarté et de la précision si nous considérons la différence de principe caractérisant la conception d’uneautre nouveauté qu’introduisit Griffith dans le cinéma.et. .qui reçut cheznous une toute autre interprétation ; il s’agit du ^gros-plan »)

Cette différence de principe est déjà sensiblè dans le terme même servant à le désigner.

Nous disons : un visage ou un objet filmé en « gros-plan », c’est-à-dire en grand. L ’Américain, lui, dit « en plan rapproché » (traduction mot à mot de « close-up ») *. L’Américain parle des conditions physiques de . la vision.

Nous considérons le côté qualitatif du phénomène par rapport à sa signification (nous disons de même un don remarquable, c’est-à-dire tel qu’il se détache du rang ordinaire, ou de « gros caractères », indissolu­blement liés à la mise en relief de l’essentiel et du plus important.)

Chez les Américains le terme est lié à la vision. Chez nous à une estimation de la chose vue. Nous constatons là une profonde différence de principe ; nous verrons plus bas en analysant le système quelles méthodes nous employons pour utiliser le gros-plan et comment nous l’appliquons à la différence du « close-up » du cinéma américain.

Cette confrontation met immédiatement en relief la fonction principale du gros-plan dans notre cinéma, à quel point il s’agit pour nous non seu­lement de montrer et de présenter, mais avant tout de signifier, d'expliquer, d'exprimer.

Et c’est l’une des raisons pour laquelle on comprit très vite chez nous la valeur du gros-plan en lui-même tandis qu’en Amérique il était à peine remarqué, tout juste à titre de moyen pour présenter les gens ou les objets.

Dès nos premiers pas dans cette voie, ce qui, dans la méthode du gros- plan, nous attira fut justement ce trait étonnant : la possibilité de créer une nouvelle qualité du tout en le juxtaposant au particulier.

Là où Griffith, un gros-plan isolé dans la tradition de la bouilloire de Dickens était souvent un détail « clé » ou « décisif » ; là où une succes­sion de visages en gros-plan préfigurait le futur dialogue synchronisé (soit dit en passant, pour le film sonore Griffith ne renouvela pas un seul

23. Id„ p. 108.* Griffith lui-même dans « The New York Dramatic Mirror » du 3 décembre 1913

utilise dans une explication célèbre les deux sens (« gros plan ou plan rapproché »). Mais il est caractéristique que dans l’usage cinématographique on ne retienne que la seconde : « close-up ».

de ses procédés), nous émettons l’idée d’une fusion d’une nouvelle qualité de principe, découlant du procédé de la juxtaposition.

Pour ma part, dès le début, dans mes premiers exposés et mes premiers écrits, durant les années 20, n’ai-je pas déjà défini le cinéma comme étant avant tout « l’art » de la juxtaposition ?

Si l’on en croit Seldes, Griffith lui-même en arriva à « voir comment en découpant les scènes en galop de sauveurs et effroi des victimes, il multiplie dans des proportions grandioses l ’effet émotionnel ; comme un tout est un nombre de fois infinies plus grand que la somme des parties qui le composent » 25.

Pour nous ce fut trop peu, même ainsi multiplié, nous cherchâmes et trouvâmes plus dans une juxtaposition, dans un bond qualitatif.

Ce bond alla bien au-delà des possibilités de la scène, franchit les limites du sujet, pour pénétrer dans le domaine de la représentation en image d’un concept grâce au montage, considéré là avant tout comme un moyen de mettre en lumière une conception idéologique. (The seven lively arts, N.Y.L. 1924).

A ce propos, le même Seldes insère dans l’un de ses livres une condam­nation très étrange du cinéma américain des années 20, qui perdit sa spontanéité en prétendant à « l’artisticité » et à « la théâtralité ».

Elle est rédigée sous forme de lettre ouverte aux magnats du cinéma, et débute par une interpellation savoureuse : « Hommes malheureux et incultes », pour en arriver à ces lignes remarquables :

« ... on verra alors paraître un cinéma nouveau, qui se passera de votre collaboration ; car lorsque vous, votre captitalisation et votre battage publi­citaire, irez au diable, le champ sera libre pour les autres, et deviendra le bien d’authentiques artistes. Avec ces artistes à la place de bouffons, avec des idées nouvelles (dont peut-être, celle du gros profit sera exclue), l’écran retrouvera ce que vous avez corrompu : l’imagination ; ces artistes créeront en se servant de la caméra, et ne se contenteront pas seulement d’enregistrer... Il est possible de créer, et ce serait même souhaitable, de grandes épopées ayant pour thème l’industrie américaine, où la machine aurait dans le drame, le rôle que tiennent la terre et le blé en Occident. Les grandes conceptions de Franck Harris tiennent parfaitement dans les limites des possibilités d’une caméra. Il y a des peintres, des photographes, des architectes, prêts à créer pour la caméra. Et les écrivains, je pense, trouveront de multiples intérêts dans la rédaction de scénarios, qui sont un nouveau moyen d’expression. H n ’y a pas de limites à ce à quoi nous pouvons parvenir... Car le film est une représentation créatrice de l’homme en action... »28

Seldes attendait ce lumineux futur au cinéma marqué de films moins chers et inconnus, sortis des mains de quelques non moins inconnus « authentiques artistes », d’épopées consacrées à l’industrialisation intensive de l’Amérique et de son blé. Mais ces paroles prophétiques se réalisèrent flans un tout autre sens. Ce fut une sorte de prédiction de ce qui justement

24. ld., p. 103.25. G. S e l d e s , The movies corne front America, New York and London, 1937..

pp. 23-24.26. G. S e l d e s , The seven Lively Arts, New York and London, 1924.

se préparait à l’autre bout du monde durant ces années-là (le livre sortit en 1924) et dont la réalisation, avec l’épanouissement de la pléiade des premiers films soviétiques muets devait dépasser toutes les prévisions.

Car seul un nouvel ordre social, libérant à tout jamais l’art des pro­blèmes commerciaux pouvait donner vie de manière pleinement valable à, ce dont rêvaient les Américains perspicaces et à l’avant-garde.

On introduisit en même temps une conception absolument neuve dans la technique du montage.

A u parallélisme et à la succession des gros-plans .de la tradition améri­caine notre cinéma opposa une unité dans la fusion : Ç le tropejide montagë,

En théorie de la littérature, on sait que le trope 'est « une transposition du mot de sa signification propre à une signification autre », par exemple : « Un esprit aiguisé » (au sens propre un sabre aiguisé). (N. Minine, Théorie de la littérature, Saint-Pétersbourg, 1872, pp. 51-52).27

Le film de Griffith ne connaît pas cette sorte de construction de montage. Chez lui les gros-plans créent une atmosphère ; présentent les traits carac­téristiques des personnages principaux ; suivent le dialogue des héros ; accélèrent le tempo dans les poursuites. Mais partout Griffith reste sur le plan de la représentation et de l’objet et nulle part il ne s’efforce grâce à la juxtaposition des plans d’en arriver à une pensée ou à une image.

Cependant, en pratique, on note chez Griffith une tentative de ce genre, et une tentative d’envergure : c’est le film /iStolérancë;j.

Un des historiens du cinéma américain Terry Ranisarpe dans son livre A million and one night appelle à juste titre ce film « une métaphore gigantesque ». A non moins juste titre, il dit de lui d’autre part qu’il est « éclatant de défaites ». Car si « Intolérance » dans sa partie ayant trait à l’Amérique est un brillant exemple de la méthode de montage de Griffith, c’est en même temps, dans son désir de sortir des limites de la narration pour atteindre à la généralisation et au tableau allégorique, l’échec le plus complet.

Mais l’historien n’a pas raison de dénier au cinéma toute possibilité de transposition imagée, de permettre à la métaphore les assimilations et la comparaison, seulement dans le texte des titres.

La raison de l’échec ici est toute autre. Griffith justement n’a pas compris que le domaine de l’écriture métaphorique relève de la sphère de la juxta­position de montage et non des fragments représentatifs en eux-mêmes.

C’est pourquoi l’image répétée en manière de refrain de Lilian Gish berçant un enfant dans son berceau est un échec. Cette traduction d ’un passage de W. Wihtman qui a inspiré Griffith n ’est pas de l’ordre d’une répétition harmonique d’une expression de montage, mais forme un tableau séparé, c’est pourquoi le berceau ne parvient absolument pas à céder la place à l’idée abstraite de la naissance continuelle et inexorable des épo­ques, mais reste un berceau prosaïque, ordinaire et suscite l’étonnement, les quolibets ou l’agacement des spectateurs.

Nous avons connu presque le même genre de déboires dans notre ciné­ma : c’est l’histoire de la fameuse paysanne nue de La terre » de Dovjenko. Là aussi on n’avait pas tenu compte de ce que, lorsque l’on manipule des images en dehors d’un contexte domestique, le fragment cinématogra-

27. N. M in in e , Manuel de théorie de la littérature, SPB., 1872, pp. 51-52.

phique doit être détaché de toute représentation pouvant se rattacher à la vie domestique.

Le gros-plan dans ce cas peut permettre ce détachement du cadre domestique.

Le corps épanoui et sain d’une femme peut réellement donner l’image du principe de vie que Dovjenko devait obtenir en le juxtaposant dans son montage à un plan d’enterrement dans « La Terre ».

Un gros-plan habilement combiné à « la Rubens », libérant l’image du cadre domestique pouvait, par une abstraction dans le bon sens, donner cette image « de sensualité palpable ».

Mais ce montage dans « La Terre » fut voué à l’échec parce que le metteur en scène coupa le plan de l’enterrement par un plan général de chaumière dans laquelle s’agite une femme nue ; le spectateur, devant cette femme nue de la vie quotidienne, concrète, ne peut en aucune façon parvenir à une sensation générale de fécondité resplendissante, de principe de vie sensuelle que le metteur en scène voulait tirer de la nature tout entière pour la transporter à l’écran en l’opposant de manière panthéiste au thème de la mort inspiré par l ’enterrement ! Un cadrage adéquat pouvait facilement dégagé le corps nu des pelles à four, pots, poêle, serviette de toilette, banc nappe, et tout autre détail de moeurs, et ce train-train domesti­que concret n’aurait pas fait échouer cette transposition métaphorique du problème. Mais revenons à Griffith.

Si, lorsqu’il veut exprimer le retour de « la vague des temps » au moyen de l’idée plastiquement non convaincante du berceau, il essuie un échec, au pôle opposé, il en subit un à nouveau lorsqu’il assemble les quatre thèmes du film suivant le même principe de montage.

La trame de ces quatre époques entremêlées est splendidement conçue. Griffith écrivit à ce sujet * : •

« Au début, les quatre récits se déroulent comme quatre ruisseaux observés depuis le haut d’une montagne. Tout d’abord ils coulent sépa­rément, paisiblement et sans heurt. Mais au fur et à mesure de leur course, ils se rapprochent de plus en plus, coulent de plus en plus vite, et enfin au dernier acte ils se fondent en une seule rivière puissante d ’émotion. » 28

Mais il rate son effet.Car une fois de plus il obtint une combinaison de quatre histoires diffé­

rentes et non la fusion de quatre phénomènes en une seule image géné­ralisant.

« Intolérance » est « un drame de la comparaison ». C’est ainsi que Griffith dénomma son œuvre future.

« Un drame de la comparaison » et non une image unique et puissante donnant un tableau général ainsi resta « Intolérance ». C’est toujours le

* Les premiers essais de composition de ce genre furent entrepris timidement par Porter dans «La cleptomane», par Griffith dans «Judith de Béthulie». Le premier film montrait deux vols, l’un accompli par une femme riche, l’autre par une femme pauvre qui dérobait un morceau de pain. Les actions étaient conduites parallèlement et se rejoignaient à la fin des débats judiciaires.

même défaut : l’incapacité de rendre abstrait un phénomène, ce résister à tout traitement en dehors d’un traitement étroitement

C’est pourquoi toute transformation et toute transposition mt des grands problèmes lui sont impossibles.

Ce n’est qu’après avoir détaché le concept de « brûlant » de! la notion de température que l’on peut parler d’un « sentiment brûlant », ce n’est qu’en ayant abstrait la « profondeur » du nombre de pieds et de mètres que l’on dira d’un sentiment qu’il est « profond ». Ce n’est qu’après avoir libéré « chute » de la formule de l’accélération des corps en chute libre MV2

------que l’on peut parler « d’une chute du moral ».2Cependant si « Intolérance » fut un échec en raison de son « manque

de cohésion », cela provient d’une autre circonstance. Les quatre épisodes choisis par Griffith ne peuvent pas en réalité fusionner. L

Et l’échec de leur fusion en une image unique d’intolérance est justement le reflet d’une erreur thématique et idéologique.

Est-ce que vraiment, ce si mince trait commun, un signe extérieur général d’intolérance avec un grand « I » qui suit un vague critère métaphysique irréfléchi, peut unir dans la conscience des phénomènes historiquement irréductibles d’une façon criante tels que le fanatisme religieux des nuits de « la Saint-Barthélemy » et la grève dans un pays où fleurit le capita­lisme ! Les pages sanglantes de la lutte pour l’hégémonie de l’Asie et le processus compliqué de la lutte intérieure colonialiste du peuple juif asservi par la métropole romaine (religieuse).

E t nous allons tomber sur la clé qui nous permettra de comprendre pourquoi Griffith trébuche plus d’une fois sur le problème de l’abs­traction.

Le secret ici n ’est pas de caractère professionnellement technique, mais idéologiquement philosophique.

Que la représentation ne puisse être élevée par une manœuvre et un traitement adéquats jusqu’à la construction métaphorique, la comparaison, l’image, ce n’est pas la question. Ce n’est pas non plus que Griffith soit trahi par sa méthode ou sa technique.

Mais ses efforts sont infructueux quand il s’agit d’abstraire véritablement les phénomènes, de tirer une conception générale d’un phénomène histo­rique à partir de multiples faits historiques.

Pour ce qui est de l’histoire et de l’économie, il a fallu le travail gigantesque de Marx et de ses continuateurs pour enfin comprendre les lois du processus qui se cache derrière le côté bariolé des faits particuliers, pour que la science enfin puisse abstraire en idée générale le chaos des traits particuliers caractérisant un phénomène. Pour qu’enfin, à un niveau supérieur, grâce à l’instrument parfait que nous fournit la connaissance du marxisme on ait pu accomplir la même révolution dans les domaines suprêmes de la connaissance, que celle que l’humanité accomplit, quand jadis elle conçut les premiers instruments de travail grâce auxquels elle put pour la première fois abstraire, pour la première fois « transposer » en concept.

Dans les studios américains, on use d’un merveilleux terme professionnel : celui de « limitations », « limites » ; « bornes ». Les limites de tel metteur

qui le fait figuratif.

en scène ne sortent pas du cadre de la comédie musicale. Les « bornes » de telle actrice ne lui permettent pas d’aller au-delà des rôles de jeunes filles de la haute société. Ces limites, ces « bornes » (dans la plupart des cas parfaitement raisonnables) ne laissent passage à aucun autre don.

Il arrive qu’une sortie risquée au-delà de ces limites se solde par un résultat d’un éclat tout à fait inattendu, mais la plupart du temps, comme il s’agit là d’une manifestation secondaire, cela aboutit à un échec.

Profitant de ce terme, je dirai que dans le domaine de la diversité de forme du montage le cinéma américain n’a pas récolté de lauriers, et cela, à cause de ses limites idéologiques, de ses bornes idéologiques, de ses « limitations » idéologiques.

Ce n’est ni une question de technique, ni une question d’échelle, ni d’investissement de capitaux, ni d’envergure.

La question de la forme du montage suppose un ordre et un système de pensée déterminés. Il ne peut être déterminé, et n’a été déterminé, que par la conscience collective, qui est un reflet du stade nouveau (socialiste) de la société humaine et le résultat d’une éducation idéologique et philosophique de la pensée, indissolublement lié à l’ordre social de cette société.

A notre époque, orientée vers les idées et les spéculations intellectuelles, nous ne pouvions pas ne pas considérer dans l’image cinématographique avant tout son poids spécifique idéologique, nous ne pouvions pas ne pas voir dans la juxtaposition des images, le devenir d’un nouvel élément quali­tatif d’une nouvelle forme figurative, d’un nouveau concept.

L ’ayant discerné, nous ne pouvions pas ne pas nous précipiter dans un excès dans ce sens. / ^ "

Dans notre film i-QctobreX nous avons intercalé dans la séquence du discours des menchéviEs, des harpes et des balalaïkas. Et ces harpes ne figurent pas des harpes, mais expriment en image les méthodes opportu­nistes qu’utilisaient dans leurs discours les menchéviks au IIe congrès des Soviets en 1917. Les balalaïkas ne représentent pas des balalaïkas mais sont l’image du raclement de corde lassant de ces vains discours devant la menace des événements historiques qui étaient en marche.

Et montrant côte à côte un menchévik et une harpe, un menchévik et une balalaïka nous avons donné qualitativement de nouvelles dimensions au montage parallèle, en lui faisant aborder un nouveau domaine. Il passa de la sphère de l’action à celle du sens.

La période de juxtapositions de ce genre, assez naïves, ne dura pas longtemps. Toutes ces solutions un peu « baroques » dans leur forme, et souvent peu réussies, s’efforçaient pour beaucoup, par les moyens que le muet pouvait mettre à sa disposition, à anticiper ce que plus tard la musique leur permit de réaliser avec facilité. Quand naquit le cinéma sonore, elles furent rapidement éliminées des écrans.

Cependant il resta l’essentiel, c’est-à-dire que le montage ne fut plus compris uniquement comme un moyen d’obtenir des effets, mais avant tout comme un moyen de dire, un moyen d’exprimer des pensées et de les exprimer en se servant d’un aspect particulier du langage cinématographique, au moyen d’une figure particulière du discours cinématographique.

Il était naturel que pour en arriver à cette conception du discours ciné­matographique normal, on traverse un stade d’excès dans le domaine du

trope et de la~métaphore primaire. Il est intéressant de remarquer qu’en ce sens notre démarche correspond à une méthode remontant à l’antiquité la plus reculée : l’image « poétique » du centaure n’est-elle pas autre chose qu’une combinaison de l’homme et du cheval, dans le but d’exprimer l’image d’une idée, immédiatement compréhensible par l’image. (A saisir ici la rapidité à la course des habitants d’une région.) Ainsi l’élaboration de concepts — mêmes simples — procède par juxtaposition. C’est pourquoi7 le jeu des juxtapositions dans le montage a un effet souterrain si profond.

C’est, d’autre part, grâce à une juxtaposition initiale, qu’un système de juxtaposition interne (la juxtaposition extérieure ne comptant <ié]k plus) complexe devait être élaboré. E t c’est ce qui se passe avec1 chacune des séquences d’un discours de montage normal. Ce processus est également valable pour l’élaboration de tout discours en général. Tout d’abord, pour le discours verbal à l’aide duquel nous parlons. Personne n’ignore que la métaphore est une comparaison abrégée (A. A. Potebien).

A ce propos, Mauthner dit de notre langue avec beaucoup de finesse : (Fritz Mauthner, Beiträge zu einer Kritik der Sprache, II Band, XI, Die Metaphor S. 487).39

« Chaque métaphore dans son essence est un trait d’esprit. La langue que parle aujourd’hui un peuple quel qu’il soit est une collection de millions d’anecdotes, la somme de millions de traits d’esprit dont on a perdu à jamais l’origine. Sous ce rapport on a tendance à se représenter les hommes de l’époque de la formation de la langue comme des gens beaucoup plus spirituels que nos plaisantins d’aujourd’hui qui vivent de leurs traits d’esprit... Le trait d’esprit saisit des ressemblances éloignées. Des correspondances proches peuvent immédiatement être enchaînées par un concept ou au moyen des mots. Le progrès dans la signification des mots se trouve dans la conquête de ces derniers, c’est-à-dire dans la diffusion métaphorique et spirituelle du concept en des ressemblances par­ticulières... » 29

A. A. Potebien est aussi catégorique :« Le point de départ d’une langue et d’une pensée concise est la

comparaison... la langue procède à partir d’une complication de cette forme initiale... » 30 (A. A. Potebien, Pensée et Langue, 1913, p. 181.)

Et au seuil de la création d’une langue, on trouve la comparaison, le trope, l’image.

« Toutes les significations dans une langue, sont d’origine figurative, chacune peut devenir au cours des temps non figurative. Pour un mot, ces deux états, figuratif ou non-figuratif sont tout aussi naturels. Si le caractère non-figuratif d’un mot était considéré comme quelque chose d’ini­tial (quand en réalité il est toujours dérivé) cela proviendrait du fait qu’il serait un repos temporel de la pensée (alors que le caractère figuratif serait un pas de la pensée) et le mouvement attire plus l’attention et donne lieu à plus d’analyse que le repos. »

Un observateur objectif, considérant une expression toute faite dans un sens figuré où une invention poétique plus complexe, trouvera dans sa

29. F. Mauthner, Dur Sprachwrsenschaft, II Die metaphor, S tu t tg a r t , 1901, p. 504.30. P o t ie b n ia , Pensée et Langage, K a r k o v , 1913, p. 181.

mémoire une expression au sens propre qui correspondra plus à la tournure de sa pensée. Si il dit que cette expression au sens propre et non au sens figuré est « communis et primum se offerens ratio » (dans toute chose le bon sens apparaît avant toute chose). C’est qu’il attribue sa propre situation à celui qui a inventé l’expression figurée. C’est un peu comme si l’on pensait qu’au milieu d’une brûlante bataille on peut suivre un raison­nement aussi paisible que celui d’un joueur d’échecs qui joue par cor­respondance. Si l’on se replace dans les conditions de celui qui parle il est facile de retourner au froid observateur son affirmation, et de conclure que « primum se offerens » quoique pas « communis » est jus­tement au sens figuré... »31 (A. A. Potebien. Tiré des notes sur la théorie de la littérature, 1905, p. 204.)

Vemer dans son étude sur la métaphore, la place également au berceau de la langue, quoique pour d’autres motifs. Il la relie non à une tendance à investiguer dans de nouveaux domaines, en appréhendant l’inconnu à travers le connu, mais au contraire à une tendance à dissimuler, à remplacer, à changer dans l’usage ce qui se trouve sous la prohibition verbale du « tabou ». Il est intéressant de remarquer que le « mot en lui-même en qualité de fait », est essentiellement un rudiment du trope poétique.

« Indépendamment du lien entre les mots de première source et les mots dérivés, chaque mot en tant que signe sonore d’une signification, est basé sur une combinaison du son et de la signification, simultanément ou suc­cessivement, chaque mot par conséquent est une métonymie. »32 {Idem, p. 203.)

Et quiconque songerait à s’indigner ou à protester contre ceci, infailli­blement tomberait dans la situation du pédant de la nouvelle de Tieck, qui s’exclame :

« Dès que l’homme commence à comparer un objet à un autre, il se met à mentir — « l’aube matinale répand ses roses », peut-on imaginer quelque chose de plus stupide ? « Le soleil plonge dans la mer » — du bavardage ! « Le matin s’éveille ! » Comment le matin peut-il dormir ? Cela signifie sans doute l’heure du lever du soleil. Mais sacrebleu, le soleil ne se lève pas ! C’est déjà de l’absurdité et de la poésie ! Oh ! s’il m’était donné tout pouvoir sur la langue je l’aurais purifiée comme il faut, nettoyée ! Oh sacrebleu ! Il faut balayer ! Dans ce monde éternel­lement menteur, on ne peut pas s’en sortir sans dire des absurdités ! » 83 (L. Tieck « Die gemàlde ».)83

Cela correspond à la transposition au sens figuré d’une représentation simple. Potebien en donne une bonne explication :

« Ce que figure une chose a plus d’importance que ce qu’elle représente. L ’anecdote du moine qui, pour ne pas rompre le jeûne quand il mange un porcelet prononce cette incantation : « Que ce porc soit changé en carassin ! », si on en enlève le caractère satirique, nous donne l’exemple d’un phénomène de l’histoire universelle de la pensée humaine : le mot

31. P o t ie b n ia , Note sur la théorie de la littérature, K a r k o v , 1905, pp. 203 et 204.32. Id., p. 203.33. L. Tieck, Die Gemalde. In Tiecks Werke, B. II Leipz. n. Wien Bibliegfapli*...,

Inst. p. 198. '0

et l’image figurent la moitié spirituelle de la chose, son essence. » 31 (Idem, p. 490.)

Donc, de toute manière, on trouve immanquablement une métaphore primaire à l’aube de la langue, liée étroitement à une période d’élaboration des premiers concepts au sens figuré, c’est-à-dire intellectuels et non uni­quement moteurs et matériels, période qui correspond à la conception des premiers outils comme étant les premiers moyens de « transposition » par l’homme des fonctions de son corps et de son activité, dans l’outil qu’il tient dans la main. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que durant sa période de conception en membres distincts, le discours de montage ait eu à passer par une étape de « métaphorisme aigu », caractérisée par une profusion « de traits d’esprit plastiques » qui n’étaient pas toujours valables. Cependant, bientôt, « ces traits d’esprit » furent sentis comme les exagé­rations et les détours « d’une certaine langue ». E t l’attention passa petit à petit d’une curiosité envers ces exagérations à un intérêt pour la nature de cette langue même. Ainsi, peu à peu, le mystère de la construction de montage se dévoila être celui de la structure du discours émotionnel. H suffit de lire la description des caractéristiques de ce langage pour se convaincre, sans recours à aucun commentaire, que le principe du montage et toute l’originalité de sa composition, sont une copie exacte du discours émotionnel.

Ouvrons le beau livre de J. Vendryès « Le langage » au chapitre cor­respondant : *

« La différence fondamentale entre le langage affectif et le langage logique (intellectuel) se trouve dans la construction de la phrase. Cette différence saute aux yeux lorsque l’on compare la langue écrite avec la langue orale. Pour les Français, langue écrite et langue orale sont si éloignées l’une de l’autre que l’on peut dire que l’on ne parle jamais en français comme on écrit et que l’on écrit rarement comme on parle... Les éléments que la langue écrite essaie d’embrasser en un tout ininterrompu, dans la langue orale sont séparés, dispersés, disloqués ; l’ordre de ces éléments lui-même est totalement différent. Ce n’est déjà plus l’ordre logique de la grammaire ordinaire, c’est un ordre qui a également sa logique, mais une logique avant tout du sentiment, dans lequel la pensée est disposée, non pas selon les règles objectives du raisonnement suivi, mais selon la signification que lui assigne le locuteur et qu’il veut imposer à son interlocuteur. »

« Dans la langue orale, le concept de phrase dans le sens grammatical aboutit à une négation. En disant « L’homme que vous voyez là-bas, assis sur la grève, est celui que j’ai rencontré hier à la gare », je me sers des procédés de la langue écrite et je fais entrer mes pensées en une seule phrase ; dans un discours oral je dirais : « Voyez-vous bien là-bas cet homme, il est assis sur la grève, hé bien, je l’ai rencontré hier, il était à la gare. » Combien de phrase y a-t-il là ? C’est difficile à dire. Supposons que je fasse une pose aux endroits marqués par un tiret, dans ce cas, le mot « là-bas » formera une phrase à lui tout seul, exactement comme si je répondais à la question : « Où est cet homme ? — Là-bas. » Et même

3 4 . P o u e b n ia , Note sur la théorie de la littérature, K a r k o v , 1 9 0 5 , p . 190.

* Le langage p a r J. V a n d r y e s fut te r m in é e n 1 9 1 4 e t é d i té à P a r i s e n 1921 .

la phrase : « il est assis sur la grève » peut facilement être coupée en deux phrases, si je m’arrête entre les deux membres qui la composent : « il est assis, (il est) sur la grève » ou, « c’est sur la grève qu’il est assis ». La frontière des phrases grammaticales est si difficile à saisir dans ce cas qu’il vaut mieux ne pas essayer de la déterminer. Mais d’un certain point de vue, il n’y a là qu’une phrase, qu’une seule image verbale, quoiqu’elle se développe, pour ainsi dire, cinétiquement. Mais alors que la langue écrite donne cette image en une seule fois, la langue orale la coupe en morceaux dont le nombre et la force correspondent aux impressions qu’éprouve le locuteur ou à la manière dont il veut agir sur l’auditeur. » 55

N’est-ce pas une copie exacte de ce qui se produit dans le montage? Et ce qui est dit de la langue « écrite » ne fait-il pas penser à un « plan général » maladroit qui, lorsqu’il essaie d’exprimer quelque chose de dra­matique ressemble toujours désespérément à une phrase tortueuse pleine de propositions subordonnées, de participes, de gérondifs de « tournure théâtrale » auxquels il se condamne lui-même ?

D’ailleurs cela ne signifie absolument pas qu’il faille poursuivre ses recherches dans le « montage-hachis ». En cela, on- peut étendre aux phrases ce que l’auteur de « Réflexions sur le style ancien et nouveau de la langue russe », le slavianophile A.S. Chichkov applique aux mots : « H est néces­saire dans une langue qu’il y ait des mots courts et des mots longs ; car, sans les courts, elle serait semblable au meuglement prolongé de la vache, et sans les longs, à certain stridulement bref de la sauterelle. »56

En ce qui concerne la logique des sentiments dont parle Vendryes et qui repose à la base du discours oral, le montage a très rapidement senti que c’était là le nœud de l’affaire, mais pour découvrir son système et ses lois jusqu’au bout, il a fallu au montage accomplir bon nombre de « raids » créateurs avant de découvrir que ses lois sont marquées du sceau d’une troisième catégorie de discours, ni écrit, ni oral, mais d’un discours intérieur où l’on retrouve la structure affective sous un aspect plus pur et plus complet. Mais on ne peut déjà plus distinguer la structure de ce discours intérieur de ce qui est appelé pensée sensuelle.

Ainsi, nous en arrivons à la source première de ces lois internes qui ne régissent point seulement l’ordre du montage, mais également l’ordre interne de toute œuvre d’art en général, nous en arrivons aux lois du discours en général, aux lois générales de la forme sur lesquelles sont fondées les œuvres non seulement dans l’art cinématographique, mais dans tous les genres d’art, et dans tous les arts en général. Mais de cela nous reparlerons autre part.

Pour l’instant revenons à cette étape historique où sur notre territoire, le montage fut reconnu pour être un trope et analysons le développement qu’il subit dans le domaine de la création d’une unité dans l’œuvre qui ne s’écarte pas du processus au moyen duquel il a commencé à prendre connaissance de lui-même en tant que langue formant un tout indépendant.

Ainsi, le montage, d’une certaine manière, prit conscience de lui-même dès ses premiers pas indépendants et non imitatifs de notre cinéma.

35. Vandries, Le langage, M. 1937, pp. 141-142.36. Chichkov, Œuvres et traductions, SPB, 1825. p. 229.

Il est intéressant de remarquer que même à un stade intermédiaire entre l’ancien cinéma et notre cinéma, les recherches allèrent dans le sens de la juxtaposition, et plus intéressant encore, durant cette étape, ils emprun­tèrent la voie du « contraste ».

C’est pourquoi ils sont marqués du sceau d’une « dislocation intellectuelle » en même temps que de celui d’une fusion émotionnelle en une « nouvelle qualité » donnée, qui caractérise dès le début les premières recherfches du cinéma soviétique dans le domaine d’une langue indépendante. Des films comme, par exemple, « Un palais et une forteresse » de 1923 sont remplis de ce jeu spéculatif des contrastes, comme si le contraste du titre avait été transposé dans le style même de l’œuvre. C’est une composition d’un parallélisme qui ne se recoupe pas du type « ici et là », « naguère et de nos jours ». Elle est tout à fait dans le style des affiches de l’époque qui montre sur leur moitié gauche la maison d’un propriétaire avant (le Maître, le servage, les coups de fouet) et sur leur moitié droite aujourd’hui, (dans la même maison une école ou une crèche). Dans ce film, on trouve le même genre d’opposition des images : les pieds d’une ballerine sur les pointes (« le palais »), et les pieds de « Biedman » chargés de chaînes (la « forteresse »). Il y a encore une autre image encore du même ordre de parallélisme intellectuel où l’on montre Biedman derrière une grille et dans la chambre du garde, un canari dans une cage.

Ce motif fut repris, à un degré d’intellectualisation beaucoup plus élevé, dans « La Mère » de Poudovkine, pour exprimer le même genre de situation sans issue : Une séquence de la mère et du fils se parlant dans la prison, est coupée par des plans de blatte que le surveillant retient dans la masse collante de ses doigts et empêche de sortir.

Dans ces exemples et dans d’autres, on ne trouve pas encore de tendance à unifier les représentations en une image unique qui généralise : elles ne sont unies ni par une unité de composition, ni, ce qui est plus impor­tant, par l’émotion : elles sont de légende différente et non de ce niveau d ’émotion identique où la tournure imagée du discours naît spontanément comme un écho naturel.

Emise dans des registres émotionnels qui ne correspondent pas et ne permettent pas de préparation émotionnelle adéquate, infailliblement la résonance de « l’image » est vaine. Quand Hamlet dit à Ophélie qu’il l’aime comme quarante mille frères ne pouvaient l’aimer, c’est très prenant et pathétique, mais essayez donc de retirer à cette expression son degré intense d’émotion, replacez-la dans le contexte d’une conversation ordi­naire, c’est-à-dire songez au contenu immédiat et matériel de l’image, elle n’incitera qu’à rire.

/ Les premiers essais 4ans cette voie indépendante et nouvelle s’étalent tout au long du film La grève (1924). La fusillade dirigée sur la foule, dans la manifestation finale, est coupée de scènes sanglantes dans les abat­toirs de la ville, et tout cela se fond (à cette période d’enfance de notre cinéma, cela avait une réelle force de conviction et produisait une grande impression) en une métaphore cinématographique (« une boucherie humaine ») qui contient le souvenir des répressions sanglantes de l’auto­rité. Là aussi, il ne s’agit pas d’une simple opposition « contemplative » comme dans « Un palais et une forteresse », mais d’un essai, quoique encore grossier et lapidaire, analysé et conscient de juxtaposition. Une

juxtaposition qui tend à exprimer la fusillade des travailleurs non seu­lement au moyen d’une représentation, mais encore grâce à une «tournure de discours plastique », qui se rapproche de l’image verbale d’« abattoir sanglant ».

Dans « le Cuirassé Potemkine » trois gros-plans de trois lions de marbre dans différentes postures se fondent en un seul lion bondissant qui est, à l ’échelle cinématographique, une incarnation de l’exclamation : « Les pierres se mirent à rugir ». -

Griffith nous montre un iceberg filant à la dérive. Sur la glace Lilian Gish fuit en courant. De glaçons en glaçons, on voit Bartelness sauter pour tenter de la sauver.

Dans cette course parallèle, iceberg et humain, on ne voit nulle part une expression en une image unique « du courant humain », de la masse humaine qui a brisé ses chaînes et fonce comme une crue qui renverse tout comme par exemple dans les séquences finales de* « La Mère » de Gorki, Zarkhi, Poudovkine.

Cependant il y eut dans cette voie également des excès, il y eut aussi tout simplement de la casse. On put voir nombre d’exemples de bonnes intentions réduits à l’échec à cause d’un manque de prise en considération des lois de la composition, des prémisses du contexte : alors, à la place d’unité étincelante de l’image, on avait un trope misérable dont la fusion n ’aboutissait pas, un cliché mécanique du genre : « la pluie se pressait, deux étudiants aussi. »

Mais d’une manière ou de l’autre, les séries parallèles dualistes qui caractérisent l’œuvre de Griffith, pénétrèrent dans notre cinéma par un biais allant de la connaissance de soi dans l’unité future de l’image de montage en commençant par des jeux de comparaisons, des métaphores et des calembours de montage.

Ce furent des courants plus ou moins tumultueux qui tous tendaient à rendre de plus en plus clair, en résolvant le problème final, ce qui est essentiel du point de vue du montage : la création d’une œuvre, création de la souveraineté irréductible de l’image, d’une image unique de montage, d’une image créée par l’incarnation au moyen du montage d’un thème, comme dans « L ’escalier d’Odessa » du « Potemkine », dans « l’attaque du ministère » de « Tchapaïev », l’ouragan dans le « descendant de Gengis Khan », dans le Dniepr du prologue « d’Ivan », et de manière un peu moins réussie dans le débarquement de « Nous du Cronstadt », avec une force nouvelle dans les funérailles de Bojenko dans « Chtchors », dans « Les trois chants de Lénine » de Vertov, dans « L ’attaque des chevaliers » d’« Alexandre Newski »... qui jalonnent la glorieuse voie indépendante du cinéma soviétique — la voie de la création d’une image de montage — d ’un épisode-image de montage, — d’un événement-image de montage, d’un film total, avec une égalité de droit, une égalité d’action, une égalité d’image —, dans le film termine, entre l’image du héros, l’image de l’homme et du peuple.

Les ancêtres américains du cinéma n’ont pas rêvé de cette voie et de ces buts. Les aspirations, les recherches, les conceptions et les buts finaux qui nous font vivre ne pouvaient pas naître chez des individus privés de racines socialistes.

Car cette aspiration collective à l’unité de l’image était la voie et le

moyen confusément senti de réfléchir non seulement dans les thèmes mais aussi dans la méthode artistique cette unité suprême qui dans notre système socialiste repose là où une société de classe est condamnée à la discorde et à l’antagonisme.

La conception du montage, chez nous, a largement dépassé l’esthétique dualiste du montage de Griffith, symbolisée par deux lignes parallèles, qui ne se rejoignent pas, et dont les thèmes s’entremêlent comme deux bandes de coloris différents sous prétexte de redoubler de l’intérêt, la tension et le tempo.

Pour nous le montage est devenu un moyen de parvenir à une unité d’un ordre supérieur, le moyen d’arriver par l’image de montage à incarner organiquement une conception unique embrassant tous les éléments, toutes les parties, tous les détails de l’œuvre cinématographique.

Et dans cette optique il s’est révélé beaucoup plus vaste que le concept étroit de montage cinématographique, dans cette acceptation, il apporte une matière féconde et enrichissante à la compréhension de la méthode de l’art en général.

Car notre montage en tant que méthode n’est déjà plus une copie de la lutte des contradictions comme images de la voie réflétant la lutte des classes mais le reflet de l’unité de ces contradictions comme images de la voie atteinte par la destruction des classes, par la construction d ’une société sans classe, qui fait resplendir l’unité socialiste à travers la variété multinationale de l’Union Soviétique venue en remplacement des siècles et des époques d’antagonisme.

Dans ce sens, les principes de notre montage sont donc ceux de l’unité dans la diversité.

Le montage réduit ses dernières contradictions en faisant éclater la contradiction dualiste et le parallélisme mécanique existant entre le domaine du son et celui de la vision grâce à ce que nous désignons du nom de « montage vertical audio-visuel » *.

H trouve son unité artistique finale en résolvant le problème de l’unité d’une synthèse audio-visuelle, problème en voie de solution chez nous, et qui chez les théoriciens américains n’est même pas à l’ordre du jour.

La stéréoscopie et la couleur deviennent sous nos yeux des réalités.L ’instant est proche où, non seulement en relation avec la méthode

du montage, mais également avec la synthèse des idées, du drame de l’homme, d’une représentation à l’écran, du son, des trois dimensions et de la couleur nous retrouverons à l’écran formant un tout dans une image unique cette suprême unité dans la diversité qui repose à la base de notre pensée, à la base de notre philosophie, et qui dans une certaine mesure imprègne la méthode du montage depuis le moindre maillon de sa chaîne, jusqu’à la totalité de l’image de montage du film en entier.

COMMENTAIRES

Quand Griffith proposa à ses producteurs l’innovation d’un découpage parallèle pour la première version de « Ennoch Arden » (After many years,

* Voir article de l’auteur, s le montage vertical dans l’art cinématographique », 1940, nos 9 et 12.

1908), Voici la discussion qui eut lieu, rapportée par Linda Arvidson Griffith dans ses souvenirs biographiques. « Quand Griffith suggéra qu’un plan montrant Annie Lee attendant le retour de son mari soit suivi d’un plan de Enoch au loin sur une île déserte, cela parut affolant : « Comment pouvez-vous raconter une histoire en sautant d’un sujet à l’autre ? Les gens n’y comprendront rien !» « Hé bien, dit Griffith, n’est-ce pas la manière de Dickens ?» « Oui, mais il s’agit de Dickens, c’est-à-dire de romans, ce qui est tout différent. » Pas tellement. Cette fois il s’agit d’histoires en images. »

P. D ’après A. B. Waïkley, dans « the Times » de Londres 25 août 1922, à l ’occasion d’une visite du directeur à Londres, M. Walkley écrit :

« Griffith est un pionnier selon son propre aveu, plutôt qu’un novateur. C ’est-à-dire qu’il a ouvert de nouvelles voies dans le cinéma guidé par des idées qui lui venaient de l’extérieur. Il semble qu’il ait puisé ses meilleures idées dans Dickens qui a toujours été son auteur favori... Dickens a inspiré à M. Griffith une idée qui a horrifié ses producteurs (de simples hommes d’affaires) mais dit M. Griffith : « je rentrais à la maison je relus un roman de Dickens et revint le jour suivant leur dire qu’ils devaient soit se servir de mon idée, soit me renvoyer ».

M. Griffith trouva l’idée à laquelle il s’accrocha aussi héroïquement dans Dickens, ce fut une question de chance, car il aurait pu trouver la même idée, presque n’importe où. Newton déduisit la loi de la gravitation de la chute d’une pomme, mais une poire ou une prime aurait aussi bien fait l’affaire. L ’idée consiste à couper la narration, à glisser dans l’histoire d’un groupe de personnages à un autre. Les gens qui écrivent de longs romans comme Dickens, avec beaucoup de personnages, spécialement lors­qu’ils sont publiés en différentes parties, trouvent ce procédé pratique. On peut le retrouver chez Thackeray, Georges Eliot Trollope, Meredith, Hardy et je suppose chez n’importe quel romancier victorien. M. Griffith aurait pu trouver le même procédé, non seulement chez Dumas Père qui n’atta­chait guère d’importance à la forme, mais aussi chez de grands artistes comme Tolstoï, Tourguéniev et Balzac. Mais en fait ce n’est pas parmi ceux-ci qu’il le découvrit ; mais dans Dickens. E t cela caractérise bien l’influence prépondérante de Dickens que de faire autorité pour un procédé couramment employé dans le roman d’imagination.

P. Lewis Jacob a décrit comment Griffith en était venu au gros- plan. Trois mois plus tôt dans For love of gold, une adaptation de l’œuvre de Jack London Just Meat.

« Le point culminant de l’histoire était la scène où les deux voleurs commencent à se méfier l’un de l’autre. Son efficacité dépendait de la conscience qu’aurait le public de ce qui se passait dans l’esprit des deux voleurs. La seule manière connue pour indiquer les pensées d’un acteur était la surimpression « dreams balloons ».

Cette convention venait de deux conceptions erronées ; premièrement que la caméra doit toujours être placée selon l’angle de vue du spectateur dans. un théâtre (ce qu’on appelle actuellement un plan général), l’autre, qu’une scène doit être entièrement jouée avant d’en commencer une autre. G riffith se décida alors à faire un pas révolutionnaire : il plaça la caméra plus près de Facteur ce qui est connu maintenant sous le nom de « full- shot » (un plan agrandi de l’acteur), afin que le public puisse observer

de plus près le jeu de l’acteur. Personne jusqu’alors n’avait songe à changer la position de la caméra au milieu d’une scène.

Le pas suivant était de rapprocher encore plus la caméra de l’acteur, ce qu’on appelle maintenant le « gros-plan ».

E n’y avait pas eu un seul gros-plan dans le cinéma américain depuis le film de Porters The breat Train Robbery, environ cinq ans auparavant. Le gros-plan devint dans Enoch Arden (After many years, 1928) le complé­ment dramatique naturel du plan général et du plan moyen. S’aventurant encore plus loin dans une scène montrant Annie Lee plongée dans ses pensées — attendant le retour de son mari, il utilisa avec audace un très gros-plan de son visage.

Tout le monde au « Biograph Studio » était choqué. « Montrer seu­lement la tête d’un personnage ! Que diront les gens ! C’est contre toutes les règles du cinéma ! »

Mais Griffith n’ayant pas le temps de discuter, il avait une autre surprise bien plus grande à leur offrir...

P. Ceci est rapporté dans l’ouvrage de Iris Barry sur Griffith :« En juin 1909 Griffith était déjà en possession de ses moyens et allait

de l’avant dans son activité créatrice. Il porta la méthode primitive de Porters à un nouveau stade de développement dans « Lone'v Villa » dans lequel il employa le « cross cutting » pour augmenter le suspense par des scènes parallèles où les cambrioleurs font irruption dans la maison où se trouvent la mère et les enfants, tandis que le père se précipite à leur secours. Il découvre ici une nouvelle manière d’utiliser lé procédé éprouvé du « secours à la dernière minute » qui devait lui servir tout le restant de sa carrière. En mars 1911 Griffith développa encore cette technique de cou­pure du récit dans « The Lonedale operator » où il atteint un niveau beaucoup plus élevé de suspense « à retenir son souffle » dans la scène où le héros-mécanicien de la locomotive, lance son train à toute vapeur en arrière, pour voler au secours de l’héroïne attaquée dans un dépôt par des malfaiteurs. »

* Les gros plans a’étaient pas si rares qu’on le présume dans les films antérieurs à Griffith. On peut trouver des gros plans, mais seulement utilisés à des fins d’attraction et de nouveauté dans les films de pionniers ingénieux comme Méliès et la « Brighton school » anglaise. (Comme le fait remarquer Georges Sadoul.)

Dans le laboratoire du metteur en scène

(1945)

L ’article ci-dessous est extrait de la Revue Kino, édit. Voks, Moscou, N° 2, février 1945, revue paraissant également en anglais sous le titre Cinéma, Film Chronicle, éditée par le Dé­partement des Relations Culturelles de l’U.R.SS. avec l’Etranger, Moscou.

Le numéro de cette revue est consacré presque entièrement à Ivan le Terrible, qui venait d’être projeté à Moscou. En dehors des notes ci-dessous et de l’article : Comment nous avons filmé Ivan le Terrible, le sommaire de cette revue comporte deux études fort importantes: Le Nouveau film d’Eisenstein de Serge Ioutkévitch, et La première tentative de production d’un film tragique de Ilya Batchelis. Seul le manque de place nous interdit de les reproduire. Nous y renvoyons les lecteurs curieux de critique originale de ce ré­cent chef-d’œuvre du cinéma soviétique.

1. La première vision

Le plus important est d’avoir une vision.Et, en second, de la saisir.Peu importe que vous soyez en train d’écrire un scénario, de réfléchir

au plan de production dans son ensemble, ou de songer à un détail en particulier.

Vous devez voir et sentir ce à quoi vous pensez. Vous devez le voir et le saisir.

Vous devez le saisir et le fixer dans votre mémoire, dans votre esprit. E t vous devez faire vite.

Quand vous travaillez dans de bonnes dispositions (de bonnes dispositions de travail) des images affluent dans votre esprit, et vous avez tout ce qu’il faut pour aller de pair avec elles, et vous en emparer à la façon où un coup de filet ramasse les harengs nageant en bandes.

Brusquement vous voyez les contours de toute une scène, et tout à la

fois un seul détail considérablement agrandi se développe nettement à vos yeux, comme la combinaison d’un visage sur un col ruché.

A peine avez-vous le temps d’esquisser le mouvement de tout un groupe, la manière très caractéristique selon laquelle le dos du Tsar se courbe dans le confessionnal, que vous devez lâcher votre crayon, vous emparer de votre plume pour jeter sur le papier un projet de dialogue dramatique dans le confessionnal, pour reprendre tout de suite après votre crayon afin de noter l’image qui s’impose à vous de la façon dont les longs che­veux blancs du prêtre retombent sur la tête grisonnante du tsar comme un dais. Le crayon et la plume alternent fiévreusement. E t vous vous trouverez en fin de compte utilisant votre plume pour dessiner et votre crayon pour noter des remarques sur le dialogue.

Les remarques deviennent dessins ; les intonations des différents person­nages sont d’abord notées comme une série de grimaces. Des scènes entières apparaissent d’abord sous forme d’une suite de dessins, et ce n’est que par la suite qu’elles commencent à prendre corps avec des mots.

Ainsi donc des masses de feuilles couvertes de croquis s’amoncellent autour de la composition du scénario ; ainsi elles se multiplient cependant que l’on fixe les plans de production, et elles s’empilent cependant que l ’on travaille aux détails des différentes scènes et de la mise en scène.

Vous avez sous les yeux quelques exemples de ces dessins.Ils ne sont rien d’autre que des essais de noter sténographiquement

les détails de ce qui vous traverse l’esprit quand vous songez aux différents détails du film.

Ils n’ont aucune prétention à être plus que cela, et ne prétendent surtout pas à une existence individuelle et indépendante !

Mais aussi ne prétendent-ils pas à moins qu’à cela ! Car ils contiennent les éléments principaux, fondamentaux, des idées que l’on devra par la suite travailler, développer et réaliser au cours de longues semaines, de longs mois : à travers le travail de l’artiste qui aura à transformer ces vagues croquis en un système de croquis de travail de décors, et à travers le travail du maquilleur qui transpirera pendant des heures pour créer à l’écran par son choix de fards et de coiffures, le même effet qu’un simple trait appuyé du crayon indique sur le dessin.

Nous aurons à lutter avec la coupe des tissus récalcitrants pendant des jours et des jours, pour retrouver ce rythme dans les plis qui nous avaient soudain frappé, quand, yeux clos, nous avions vu la procession des Boyars se rendant dans les appartements du Tsar mourant.

Et le corps incomparablement souple et flexible de Tcherkassov devra s’entraîner longtemps pour obtenir les attitudes tragiques du tsar Ivan telles qu’elles ont été innocemment esquissées sur le papier en une série de poses. Virtuellement ces dessins ne sont rien de plus (mais aussi rien de moins) que ces fleurs de papier japonaises qui, mises dans l’eau chaude, se déroulent en brindilles, feuilles et fleurs aux formes fantastiques.

Ces dessins ne prétendent pas être plus que cela.Mais ils ne prétendent pas non plus être moins que cela.Pris en bloc, ils ne sont rien de plus qu’un coin de rideau entrouvert

sur la cuisine créatrice de la réalisation d’un film.Ici, sur un bout de papier, le rapport entre une tête et un col est

étudié.

Ici, nous analysons les positions curieuses des doigts des mains du gréco.

Et ici où doit se trouver l’intersection la plus expressive entre l’ovale d ’une voûte, et la grande figure noire au premier plan.

Quelquefois l’indication esquissée sur le papier est développée et portée à l’écran.

Quelquefois on doit la rejeter.Quelquefois la rencontre inattendue avec un acteur, avec une possibilité

(ou plus souvent avec une impossibilité) imprévue d’éclairage où avec des conditions de production imprévisibles, la modifie sensiblement.

Mais même dans ces derniers cas, elle tend à porter dans l’œuvre ache­vée, quand bien même par d’autres moyens, d’autres méthodes, l’élément initial, précieux, inestimable, qui était présent aux premiers instants de la vision que, dès le départ, l’on voulait voir à l’écran.

2. Sur le plateau

Le rêve devient réalité.Il n’est plus question de crayon, de plume, de carnet de notes, et de

toutes les sortes possible de papier — des bouts arrachés à des enveloppes, le dos des télégrammes, des notes et des invitations —, complètement couverts de dessins, d’esquisses.

Le rêve est devenu une chose lourde, massive.Les quelques lignes du scénario sur la prise de Kazan sont devenues

un camp militaire.

Plan d’ensemble, à filmer à Kazan.

Les rayons inflexibles du soleil nous contraignent à couvrir nos têtes de casques tropicaux.

On ne peut plus laisser la pensée et la fantaisie courir à leur guise. La fantaisie doit être désormais freinée.

Le jeu de la fantaisie est maintenant la distance focale, la profondeur de champ, le degré d’intensité des filtres, les mètres de pellicule qui passent derrière l’objectif.

Le verre froid de l’objectif regarde impitoyablement, à travers le chaos des tentes des réflecteurs et des cierges, ce qui a été porté à la vie par les innocentes pages du scénario.

Tisse (l’opérateur) et S. M. Eisenstein à la caméra. (N° 2).

Des plaines baignées de soleil de Kazan, les caméras sont retournées au studio.

Nous n’avons plus en face de nous des montagnes voilées de poussière, ou des centaines de chevaux galopant à travers les plaines.

Le tsar Ivan est en train de prononcer ses vœux sur la tombe de sa femme empoisonnée. A ce moment il devrait paraître absolument seul devant son cadavre.

Eh bien, pas du tout.

Les caméras d’acier, sensibles, enregistrent ses moindres mouvements, la moindre trace d’émotion sur son visage.

Des yeux le fixent intensément de chaque coin du plateau, pour s’as­surer qu’il nexva pas sortir du cadre de composition du film, qu’il n’est pas hors-du-champ, et qu’il n’élève pas sa voix au-dessus de l’intensité fixée par l’enregistrement du son.

Tcherkassov devant la tombe, ses bras dressés. (N° 3.)

Pour être sûr que sa haute silhouette dépasse enfin correctement cette mer de lumières mobiles, et d’accessoiristes portant des chandeliers.

Devant le tombeau, avec des torches. (N° 4.)

Quelques jours plus tard dans la même cathédrale où le tsar âgé pleurait sur le cercueil de sa tsaritsa, paraissant soudain rajeuni de 15 ans, ce même tsar retraverse la scène de son couronnement.

Les scènes du tsar Ivan jeune, ont été prises après les scènes où il apparaît âgé, et il a demandé un grand effort et une volonté créatrice, et de l’imagination à Tcherkassov pour se transformer d’un homme mûr, écrasé par les soucis, en un homme jeune, passionné, plein d’espoir, et regardant, intrépide, le futur.

E t avec la cruauté de la machine à remonter le temps d’H. G. Wells la même grue, tout aussi objectivement et avec autant de précision, enregistre les actes, les paroles, le comportement du jeune tsar.

La grue dans la scène du Couronnement. (N° 5.)

Un des côtés les plus séduisants du cinéma, et qui compense largement tout ce qu’il peut avoir d’irritant, de difficile ou de désagréable, c’est l’incessante variété, et le renouvellement du sujet.

Aujourd’hui vous filmez une faucheuse qui bat tous les records, demain, un matadore dans l’arène, et un an plus tard un patriarche bénissant le tsar à peine couronné.

Et chacun de ces sujets exige sa propre technique la plus stricte.Pour que la faucheuse ait le maximum d’efficacité sur le champ de

la ferme collective, elle doit être conduite en observant aussi strictement que possible les règles pour l’utilisation des faucheuses, tout autant que la muleta et l’épée sont dans les mains du matador prêtes à donner la mort.

Tout aussi strict est le rituel des cérémonies et des coutumes du passé que vous devez ressusciter quand vous faites défiler les pages de l’His- toire sur l’écran.

Et c’est pourquoi le père Pavel Tsvetkov, l’un des prélats de Moscou, vêtu en civil, enseigne avec patience et persévérance à l’acteur qui incarne le Métropolite de Moscou, comment accomplir les rites de la bénédiction du tsar correctement.

Le père Tsvektov et le Métropolite. (N° 6.)En même temps, il enseigne au jeune tsar comment il doit se comporter

dans un moment aussi solennel, selon les anciennes coutumes.

Le tsar Ivan et le père Tsvetkov. (N° 7.)

Et ici, en une basse profonde (combien profonde, et quelle basse) les paroles de la prière pour la santé du jeune tsar passent des pages du scénario, dans la réalité.

Avec la meilleure basse de notre pays, celle de l’Artiste du Peuple de l’U.R.S.S. Mikhailov, nous avons choisi la version de la prière : « Longue Vie » qui s’accorde le mieux au couronnement solennel du premier Auto­crate Russe : le tsar Ivan Vassilievitch IV.

Dernière photo : Mikhailov et S. M. Eisenstein. (N° 8.)

TABLE DES MATIERES

Préface .......................................................................................................... 1 î

PREMIERE PARTIE : LE CONQUERANT

1. — Le montage des attractions .......................................................... 15

2. — Manifeste « contrepoint orchestral » ............................................ 19

3. — Un point de jonction imprévu ........................................................ 23

4. — Le principe du cinéma et la culture japonaise ............................ 33

5. — La dramaturgie du film .................................................................. 476. — La 4e dimension du cinéma .......................................................... 55

7. — Méthodes de montage ...................................................................... 63

DEUXIEME PARTIE : LE COMBATTANT

1. — «Allez-y servez-vous » .................................................................... 752. — De la pureté cinématographique .................................................... 97

3. — Du théâtre au cinéma .................................................................... 111

TROISIEME PARTIE : LE MAITRE

1. — De la structure (du film) ................................................................ 1812. — Montage 1938 .................................................................................. 213

3. — Synchronisation des sens ................................................................ 2534. — Forme et contenu............................................................................. 2795. — Le fond, la forme et la pratique .................................................. 3076. — Orgueil .............................................................................................. 345

7. — Dickens, Griffith et vous .............................................................. 3598. — Dans le laboratoire du metteur en scène ...................................... 409

Achevé d'imprimer le 3e trimestre 1976 sur les Presses Spéciales de la SBDAG

5, rue de Pontoise - 75005 pour le compte

des Editions Christian BOUK.GOIS

Dépôt légal : 4e trimestre 1976 No d'éditeur : 346