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1 Elections 2014 : Dix défis en perspective… Par Jean-Jacques Fontaine Vision Brésil 27 juillet – 28 septembre 2014

Elections 2014 : Dix défis en perspective… · 2014-11-04 · La BOVESPA en effet oscille à chaque nouveau sondage électoral. Lorsque la cote de Dilma Rousseff remonte, la BOVESPA

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Elections 2014 : Dix défis en perspective…

Par Jean-Jacques Fontaine

Vision Brésil 27 juillet – 28 septembre 2014

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Le Brésil a perdu la COPA dans les stades, mais l’a gagnée dans la rue ! Les oracles qui prévoyaient le pire ont eu tord. Cela n’a pas été le chaos annoncé, les compétitions se sont déroulées dans de bonnes conditions, les supporters ont pu se déplacer facilement, il n’y a pas eu de violence, ni sur la pelouse ni autour et les visiteurs sont unanimes à dire que l’accueil chaleureux qu’ils ont reçu de la part des Brésiliens mérite la Palme de l’hospitalité.

Même si une partie des équipements étaient encore en travaux, même si les promesses « d’héritage » ne seront sans doute pas toutes tenues, ce grand rendez-vous a montré que le Brésil était capable de faire face à sa manière à un événement de cette ampleur et qu’il avait les ressources pour improviser des solutions là où des problèmes de dernière minute pouvaient surgir. La page est maintenant tournée. La prochaine échéance, c’est celle des élections générales du mois d’octobre, avec le renouvellement de la Présidence, du Congrès, d’une partie du Sénat, des Gouverneurs des Etats et des assemblées législatives régionales.

Vont ressurgir à cette occasion les interrogations à propos des goulots d’étranglement qui pénalisent le pays. Ils ont été mis entre parenthèses durant la COPA, mais on va sans doute maintenant abondamment en débattre. Ils ont pour nom la panne de croissance, une crise de gouvernance, le déficit éducationnel, l’inégalité, la gestion de l’environnement et j’en passe. A l’image de ce qu’indique la Bourse de Sao Paulo, ces défis réclament des solutions neuves. La BOVESPA en effet oscille à chaque nouveau sondage électoral. Lorsque la cote de Dilma Rousseff remonte, la BOVESPA baisse. Quand la Présidente perd du terrain dans les intentions de vote, elle se redresse ! Signe que dans les milieux financiers en tout cas, on réclame du changement. Quelque soit celle ou celui qui l’emporte, le prochain chef de l’Etat ne pourra pas faire l’économie d’une sérieuse relecture du modèle de développement actuel du pays. Pas plus Dilma Rousseff que les autres. Car si l’actuelle Présidente semble encore devoir l’emporter au final pour un second mandat, le taux d’approbation de son action gouvernementale patine actuellement à 31%. Deux tiers des électeurs qui rejettent sa politique, cela appelle des réformes. Vision Brésil va évoquer, au cours de ces prochaines semaines, les différents volets de ces impasses à surmonter. Jusqu’au scrutin du 5 octobre, je vous propose chaque dimanche un dossier sur l’un ou l’autre de ces défis qui attendent le prochain élu. En commençant par le bilan de 20 ans d’existence du Plan Real de stabilité monétaire. Depuis juillet 1994, l’inflation est sous contrôle, mais la croissance, qui a connu des hauts et des bas au cours de ces 20 ans, se porte désormais plutôt mal en cette année 2014.

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Table des matières

1. Le Plan Real, quel bilan en faire après vingt ans ? p. 4

2. Les mines, la forêt, les indiens une équation complexe p. 8

3. La crise énergétique p. 12

4. Démocratie brésilienne : un besoin de citoyenneté p. 16

5. Du bon usage de la forêt amazonienne p. 20

6. Bourse famille et inégalité p. 23

7. Afro-descendant une identité pas vraiment brésilienne p. 26

8. L’école chahutée p. 29

9. Une violence récurrente trop négligée p. 33

10. Des chemins pour demain p. 37

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Le Plan Real, quel bilan après vingt ans ? (Vision Brésil, 27 juillet 2014)

Juillet 1994 – juillet 2014, vingt ans de stabilité monétaire, vingt ans d’une même et unique monnaie, le Real, qui a finalement réussi à tuer la spirale de l’inflation. En 1993, elle avait atteint le chiffre ahurissant de 2’700% après avoir « consommé » sans résultats 5 plans successifs de stabilisation. « Rien ne permettait d’imaginer alors la réussite de cette nouvelle tentative de réforme », explique dans son livre « Saga Brasileira » la journaliste économique Miriam Leitao, « d’autant qu’à ce moment, le pays était gouverné par un Président assumant un mandat tampon de 2 ans suite à l’impeachment de Fernando Collor et que le Ministre des Finances, Fernando Henrique Cardoso, était le 4ème à occuper ce poste en 24 mois ».

Une conjonction inédite de facteurs va pourtant jouer en faveur du Plan Real : l’équipe économique chargée de mettre en place cette sixième réforme le fait en lançant un processus par paliers, dont les étapes sont annoncées d’avance, sans gel des prix et des salaires et sans confiscation des avoirs des épargnants. Et puis, après 30 ans, les brésiliens n’en pouvaient plus de l’inflation. « Le grand atout du Plan Real », affirme Miriam Leitao, « a été d’unir les brésiliens autour de ce projet. Puis de réussir à faire durer cette union pendant deux décennies ».

Comme l’explique Edmar Bacha, cité dans mon livre « l’Invention du Brésil » (Editions l’Harmattan, avril 2014), la réussite du Plan Réal a été le « carburant de la modernité du pays ». Edmar Bacha, l’un des concepteurs du Plan. Il a ensuite présidé la Banque nationale de Développement économique et social (BNDES) avant de diriger l’Institut d’Etudes en Politiques économiques « Casa das Garças » de Rio de Janeiro. Pour lui, le succès de cette réforme repose sur le fait qu’elle a été annoncée alors que toutes les tentatives précédentes avaient pris les consommateurs par surprise. Et qu’elle a su tuer un mécanisme pervers dont l’Etat était le principal instigateur.

1970-1993 : l’Etat, moteur pervers de l’hyperinflation Pour pouvoir cohabiter avec l’inflation, le budget de l’État était établi en début d’année de façon déficitaire, alors qu’on savait que les comptes allaient être bénéficiaires au bout de l’exercice. Ce tour de passe-passe n’a rien de magique : les dépenses projetées étaient calculées au taux fixé de janvier tout au long de l’année alors que les impôts étaient réadaptés, mois après mois jusqu’en décembre, selon l’inflation du moment. En fin de course, les coûts avaient maigri et les recettes fiscales s’étaient multipliées. L’État roulait sur l’or, mais il avait besoin de générer de l’inflation pour boucler ses comptes. Le réajustement perpétuel des prix et des salaires, combustible de cette inflation, était devenu la règle. Durant 30 ans, le Brésil a vécu sous ce système d’indexation permanente.

« La première étape a été de restaurer l’équilibre budgétaire », explique Edmar Bacha. Le Plan Real élabore un budget 1994 amputé de 20 % de ses prévisions et planifie des recettes fiscales à taux fixe pour les 12 mois suivants, à partir d’une unité de valeur, l’UVR ou Unité

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de Valeur réelle, basée sur le cours du dollar. Il n’y a plus de surprise possible en cours d’année, les dépenses et les recettes restent virtuellement constantes et s’équilibrent. Les caisses de l’État cessent ainsi d’avoir besoin de l’inflation pour équilibrer les comptes. Cet « équivalent UVR » est ensuite utilisé pour inciter le secteur privé à mettre en place une conversion volontaire des salaires qui vont fluctuer quotidiennement au gré de la parité avec le dollar au lieu d’être réadaptés tous les 3 mois. Le pouvoir d’achat des employés-consommateurs cesse de se dévaluer, la spirale inflationniste s’arrête. Six mois plus tard, on peut introduire une nouvelle monnaie, le Real. Lors de sa création, en juillet 1994, il valait un dollar américain. Depuis, son cours oscille, mais il s’est maintenu dans une fourchette allant de 1,50 R$ à 3 R$ pour 1 US$. 1994-2003 : un chemin vers la stabilité monétaire jalonné d’embûches

Il faudra ensuite les huit années d’austérité et de privatisations du mandat du Président Fernando Henrique Cardoso pour remettre en ordre l’économie, en appliquant notamment le principe de la responsabilité fiscale qui empêche les pouvoirs publics de dépenser plus qu’ils ne récoltent et les oblige à réserver une partie des recettes pour garantir la dette extérieure du pays. Mais lorsque Lula arrive au pouvoir, début 2003, le Brésil est prêt à décoller. Le nouveau chef de l’Etat, jusque là pourtant en opposition permanente aux réformes menées par son prédécesseurs, s’engage à maintenir la politique économique de stabilité, et lui ajoute le volet d’une redistribution aux plus démunis des bénéfices de la croissance. Le Brésil devient la 7e puissance économique mondiale, et se dote d’une politique de lutte contre la pauvreté envié pour son originalité.

Le pari n’était cependant pas gagné d’avance car la perspective de l’arrivée de Lula signifiait la prise du contrôle de l’Etat par une formation politique, le Parti des Travailleurs, très marqué à gauche, qui affolait les marchés financiers. Cela pousse le candidat Lula à publier sa « Lettre aux Brésiliens » dans laquelle il s’engage à poursuivre la politique économique mise en place par Fernando Henrique Cardoso. « Cette fois encore, le message du peuple brésilien a été clair » note Miriam Leitao, « les électeurs voulaient changer de gouvernement mais sans perdre les avantages de la stabilité de la monnaie ». L’équation de Washington

La Bourse n’était cependant pas seule à s’inquiéter. Sur le plan international, les Républicains américains craignaient aussi l’apparition d’un « Axe du Mal » en Amérique latine, qui unirait le Brésil de Lula, le Venezuela de Hugo Chavez et Cuba. « Le président Georges W. Bush n’avait dans son staff aucun spécialiste du Brésil capable de l’orienter sur la politique à adopter », explique Matias Spektor, professeur de relations internationales à la Fondation Getulio Vargas. Ce seront alors le Président sortant Fernando Henrique Cardoso et le candidat fraîchement élu Lula qui, main dans la main, vont mener une offensive pour « vendre » la transition brésilienne au chef de la Maison Blanche.

L’offensive prendra18 jours et sera couronnée de succès. Elle aboutit à une inédite visite d’Etat de Lula à Washington en décembre 2002, avant même sa prise de fonction officielle et donnera le coup d’envoi à la période la plus fructueuse des relations américano-brésiliennes. « Lula s’est rapproché des Etats-Unis plus que tous les autres présidents brésiliens, y compris Fernando Henrique Cardoso » constate Matias Spektor. « Bush, de son côté cherchait un interlocuteur dans la région et il a trouvé en Lula le meilleur compagnon ». On ne peut pas en dire autant des relations entre Barack Obama et Dilma Rousseff aujourd’hui. Elles sont nettement moins intimes et le rayonnement du Brésil sur la scène internationale a beaucoup pâli.

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2014 : un Real solide, une inflation toujours menaçante et une croissance anémique

Vingt ans après, que reste-t-il de cette fructueuse réforme monétaire ? Un bilan positif, mais mitigé. En comparaison internationale, la hausse des prix au Brésil a été de 275,4% entre 1995 et 2013, soit 7% par an. Mieux que l’Inde (7,4%), le Mexique (9,5%) la Russie (20,6%) ou le Venezuela (29,8%), mais moins bien que l’Argentine (6,9%), le Pérou (3,9%) ou le Chili (3,8%). Cela place le Brésil en 7ème position sur les 32 pays dont les performances ont été analysées par Alex Agostini, chef économiste chez Austin Rating. En ce qui concerne la croissance, le résultat est nettement moins bon. Avec une expansion moyenne du PIB de 3% par an entre 1995 et 2013, le Brésil se classe plutôt en queue de peloton. « Le Brésil vit sous le régime d’une inflation élevée typique du Tiers-Monde et d’une croissance économique faible caractéristique des pays développés ».

En cause, le « coût Brésil », qui affecte la production à cause des déficiences structurelles du pays telles que logistique, mobilité urbaine, bureaucratie, impôts trop lourds et trop complexes, qui a plombé le développement, explique Alex Agostini, alors que les Tigres asiatiques, eux, ont pratiquement doublé leur croissance bien qu’ils aient eu à affronter un contexte extérieur beaucoup plus défavorable que le Brésil. « Méfions nous de ces comparaisons », nuance Monica de Bolle, analyste chez Galanto Consultoria. « La Chine a donné une impulsion à sa croissance grâce à la migration des population rurales vers les villes, alors qu’au Brésil, cette migration est bien plus ancienne, elle date des années 1960-1970. Et puis, avant le Plan Réal, le Brésil a vécu 30 ans de politique d’indexation des prix et des salaires. Aucun autre pays n’a eu à affronter ce phénomène ». Ce mécanisme d’indexation résiste encore, alimentant une inflation qui montre à nouveau le bout de son nez. Illustration frappante de ce phénomène, l’assurance chômage : depuis 2003, le nombre des sans emploi a officiellement baissé de 12% à 5%, mais les dépenses de l’assurance chômage ont augmenté de 383% uniquement à cause des réajustements successifs de la valeur du salaire minimum ! Une réorientation nécessaire des priorités de la politique économique

« Ces vingt dernières années, le Brésil a bénéficié de la valorisation constante de ses exportations » note Edmar Bacha. Pour l’essentiel, ce torrent d’argent a servi à assister les plus pauvres, mais il n’a pas permis de résoudre le principal fléau social du pays. « Depuis les années 1930, le Brésil vit un processus ininterrompu de modernisation sociale profondément inéquitable. La croissance des dix dernières années n’a pas fondamentalement modifié cela ». Le Plan Real, en mettant fin à la spirale inflationniste a donc permis d’introduire des politiques sociales efficaces pour réduire la pauvreté, mais il n’a pas réussi posé suffisamment les bases d’une croissance stable. Les projections pour 2014 le confirment : l’industrie patine à cause du manque d’innovation et de ce « coût Brésil » qui plombe la production, les prix des services souffrent d’une inflation qui ne semble pas vouloir fléchir, l’agriculture est pénalisée par un tassement des cours et de la demande sur le marché mondial des commodities. « Il faut une réorientation interne de la politique économique afin de ramener le Brésil vers un modèle de croissance durable », note le FMI dans un rapport publié en juin 2014 sur l’état des BRICS au lendemain de la crise financière mondiale de 2008-2010. Si pour le Fond monétaire international, tous les pays émergents sont confrontés au même défi, la situation du Brésil est particulièrement préoccupante « à cause de résultats très décourageants en 2012 et 2013. L’année 2014 ne semble pas se présenter beaucoup mieux [Note : les autorités ont réduits les objectifs de croissance de 2,5% à 1,8% et les marchés estiment que le PIB sera inférieur à 1% cette année. Après deux trimestres décevants, le Brésil est au seuil de la récession]. Une croissance soutenue va désormais exiger un effort renouvelé en direction des réformes structurelles », conclut le FMI.

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Faire les comptes autrement

Il y a urgence à redéfinir la manière de discuter le budget, tonne Fabio Gambiagi, spécialiste des finances publiques à l’Institut de Recherches économiques appliquées. « Notre débat dans ce domaine est d’un niveau d’indigence qui frise la honte. D’un côté on prône l’austérité et de l’autre, on multiplie les demandes pour plus de dépenses publiques. Cela se discute à coup d’articles dans la presse mais pas au Parlement où il n’y a aucun contrôle réel des députés sur l’élaboration des priorités budgétaires ».

Et Fabio Giambiagi de citer la décision « totalement émotionnelle et sans rationalité » de consacrer dorénavant 10% du PIB à l’éducation : « On sait qu’entre 2010 et 2050, le nombre de jeunes de 5 à 19 ans va diminuer de 34%. Même en imaginant une croissance économique moyenne de 2,5% pendant ces 40 ans, l’augmentation linéaire des ressources affectées à l’éducation signifie une hausse de 310% des dépenses par élève durant cette période. C’est beaucoup trop d’argent ! » Et c’est un exercice d’autant plus stérile que le problème de l’éducation au Brésil n’est pas lié à un manque de moyens financiers, mais à leur mauvaise utilisation… « Si on ajoute à cela les dépenses pour la santé et la prévoyance, poursuit Fabio Giambiagi, on aboutit à une charge fiscale de l’ordre de 50% du PIB en 2050. C’est une absurdité, mais personne n’en parle ! »

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2. Les mines, la forêt, les indiens, une équation complexe…

(Vision Brésil, 3 août 2014)

« Awei napë pë kopema » ! Traduit de la langue yanomami cela donne : « Les Blancs arrivent ». Mais pour les Yanomamis, « napë » s’oppose à « yanomam » : le premier terme se réfère à un objet sans corps, « yanomam » au contraire désigne l’être humain. Autrement dit, dans la cosmogonie des yanomamis, les colonisateurs « sont des spectres chauves blanchis tombés des côtes du ciel, qui ont remonté les fleuves pour venir manger de la chair humaine ». Le mot « indien » est aussi complè-tement ignorés chez les yanomamis : « Indien, c’est une histoire de Blancs, une invention de Pedro Alvaro Cabral. Nous sommes Yanomamis et nous étions déjà ici avant le déluge. Ne dites donc plus jamais Indien ».

Ces annotations figurent dans le compte rendu d’une expédition en terre yanomami, réalisée en mars 2014 par le photographe Sebastiao Salgado et la journaliste Miriam Leitao. Au cours de leur trois semaine de périple, ils ont notamment rencontré Davi Kopenawa, porte-parole de la défense des Yanomamis dans tous les forums internationaux, Davi Kopenawa qui a aussi écrit avec l’anthropologue français Bruce Albert « La chute du Ciel » (éditions Plon) d’où sont tirées les citations précédentes. Cet épisode montre la distance qu’il reste à parcourir pour que les Yanomamis et les autres tribus indigènes, toute leur culture et leur représentation du monde, soient une composante pleine et entière de l’identité brésilienne. Un chemin d’autant plus vital qu’aujourd’hui, la cosmogonie indigène rejoint le discours environnemental : « La terre ne meurt pas. Seuls les gens meurent. Et la terre meure seulement si les Blancs la détruisent. Alors le sol devient froid, les arbres sèchent et les peirres brûlent ». Aujourd’hui, les Yanomamis voient déjà leur terre mourir à cause de la présence des innombrables chercheurs d’or clandestins qui quadrillent leurs réserves. Un projet de loi fédérale est en discussion, qui vise à assouplir encore les restrictions à l’activité minière dans les territoires indigènes. D’ores et déjà 4’220 demandes de concessions ont été déposées, qui attendent l’aval du Congrès. 657 concernent les terres yanomamis et touchent plus de la moitié de leur réserve. Certes, ce projet de loi n’est pas nouveau. Voilà 18 ans qu’il hante les couloirs du Parlement à Brasilia, une Commission avait été nommée en 2011, qui ne parviendra pas à rendre son rapport avant la fin de la législature actuelle, pas plus que la Commission précédente, qui a siégé durant la législature 2007-2010 et n’a pas non plus réussi à aboutir à des conclusions définitives.

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Les Indiens doivent être consultés La Constitution de 1988 détermine (3ème paragraphe de l’article 231) que l’activité minière, tout comme l’extraction des ressources hydrauliques dans les territoires indigènes ne peut être autorisée qu’à travers une permission délivrée par le Congrès « après que ce dernier ait entendu les communautés concernées et leur ait garanti une participation aux bénéfices ». Le nouveau projet de loi prévoit de remplacer cette procédure d’autorisation par un système de royalties payées après coup aux Indiens en fonction du chiffre d’affaire de l’exploitation minière réalisé sur les terres de leur réserve. Ce mécanisme est fortement contesté par les mouvements indigénistes et les écologistes qui s’opposent farouchement à l’idée « d’une libération sans entrave de l’activité minière en territoire indigène ». Ils demandent que l’exploitation du sous-sol des réserves indienne soit gérée par le Congrès dans le cadre du Statut des Peuples Indigènes, « seul mécanisme à même de garantir les droits des populations indiennes sur cette activité » justifie Ana Paula Souto Maior, représentante de l’ISA, « l’Instituto Socio-Ambiental ». Toujours selon l’ISA, la pression du secteur minier sur les réserves indiennes s’accentue de jour en jour, tant à travers la recrudescence de l’orpaillage illégal que via la multiplication des demandes de concession pour des mines industrielles : 50 des 693 réserves indigènes démarquées sont l’objet de telles demandes, qui concernent entre 90% et la totalité de leur territoire. Les principales ressources ciblées dans le sous-sol des terres indigènes sont l’or, le cuivre, la cassitérite, le plomb et l’étain. Comme le montrent Sebastiao Salgado et Miriam Leitao dans le reportage réalisé en terre yanomami au début de cette année 2014, les conséquences de ce rapport de force affecte profondément les différentes tribus de cette ethnie. La « maison-village » de Watoriki Située à la frontière entre les Etats d’Amazonie et du Roraima, la « maison-village » de Watoriki, fief du « cacique » Davi Kopenawa est en pleine ébullition. Elle est née il y a 25 ans comme refuge pour 13 tribus dispersées par l’expansion de la « frontière blanche ». Davi Kopenawa fut le pivot de ce regroupement : ayant appris à lire chez les religieux et parlant le portugais, il était le seul des Yanomanis à pouvoir dialoguer directement avec les représentant de la FUNAI, la Fondation pour l’Indien, dont il était devenu l’interprète. Au même moment, Lourival, chef d’une autre tribu de la forêt, était à la recherche de médicaments et d’outils pour les siens. Il a « vu en rêve » la vocation chamanique de Davi Kopenawa et en a fait son gendre. Ensemble, ils ont expulsé le chef de poste de la FUNAI. Davi Kopenawa a pris sa place au sommet de la hiérarchie administrative régionale. C’est lui qui a suggéré de construire le village de Watokiri sous la forme d’une grande maloca traditionnelle, la « maison-village ». Très vite Davi Kopenawa va être absorbé par la défense internationale des peuples yanomanis. La rencontre avec Sebastiao Salgado et Miriam Leitao a d’ailleurs dû être rapidement abrégée, Davi Kopenawa ayant reçu une invitation urgente à se rendre à San Francisco pour y faire un discours dans le cadre de l’ONU : « Notre gouvernement a tout entre les mains, l’argent, la politique, mais ici au Brésil je suis tout petit. C’est pour cela que je dois voyager. Là-bas je suis grand ». Mais les absences répétées de Davi Kopenawa déstructurent la communauté. Les jeunes notamment multiplient les séjours à Boa Vista, la capitale du Roraima, d’où ils reviennent en exhibant fièrement les attributs de la modernité brésilienne blanche. En début d’année un conflit éclate à Watokiri : en signe de provocation, le chien de chasse de Davi Kopenawa est tué, vraisemblablement par un des fils de Lourival qui s’enfuit dans la forêt. Ce dernier n’apparaît plus aux fêtes rituelles aux côtés de Davi

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Kopenawa, dont les absences continues contribuent encore à accentuer les tensions. « Ça fait longtemps que j’ai abandonné femme, enfants et mes vieux pajés à cause de ces voyages. Je suis plein de doutes, mais je suis sûr que je fais beaucoup pour ce peuple » confesse Davi Kopenawa. Maturaca, bourg déstructuré Si Watokiri vit encore, malgré la crise actuelle, au rythme de la cosmogonie yanomami, ce n’est presque plus le cas de Maturaca, autre village visité par Sebastaio Salgado et Miriam Leitao dans l’Etat du Roraima. Maturaca se situe à côté d’une base militaire qui surveille la frontière avec le Venezuela et au pied de la « montagne sacrée du Pico da Neblina » dont « Moxuhemayona », l’esprit du vent, et « Yoyoma » un être féminin qui déclenche les tempêtes sont les gardiens. Au sommet, à 3’000 d’altitude, vivent les esprits, fils des démiurges qui ont créé le monde. Raison pour laquelle l’accès au « Pico da Neblina » est interdit aux touristes. Qui ne se privent pas de le gravir tout de même, en contractant des guides yanomamis clandestins parmi les 1’500 résidents de Maturaca. Et au milieu de ces « touristes », il n’y a pas que des amoureux de la nature et de l’escalade. Car le « Pico da Neblina » est criblé d’or. Sans valeur dans la cosmogonie indienne rappelle Davi Kopenawa, « nous avons planté le manioc, nous pêchons le poisson dans les igarapés pour manger. L’or ne se mange pas, il vaut mieux le laisser là où il est, sous la terre », mais pas pour les visiteurs extérieurs. Parmi les jeunes générations, comme ont pu le constater Sebastiao Salgado et Miriam Leitao, en dehors des guides clandestins, bien peu ont déjà gravi la montagne sacrée. Les esprits qui y vivent appartiennent à une autre génération ! « Les habitants du village n’utilisent plus les peintures rituelles et les plumes. La majorité du temps, ils sont habillés avec des vêtements communs », témoigne Miriam Leitao. « Ils ont perdu le sens de la chasse rituelle et quand ils le font, c’est avec un fusil plutôt qu’avec un arc et des flèches ». Beaucoup travaillent discrètement pour les orpailleurs, malgré l’interdiction officielle de cette activité et la surveillance exercée par le Front de Protection yanomami en collaboration avec l’armée. A l’inverse de Watokiri, Maturaca affiche déjà un degré d’acculturation avancé qui préoccupe les défenseurs des indiens. D’où l’importance des témoignages recueillis par Sebasitao Sagado et Miriam Leitao que l’on pourra retrouver dans un prochain ouvrage du photographe. Un univers culturel menacé L’avenir de la culture yanomami est loin d’être assuré. Depuis le premier contact avec l’homme blanc à la fin du XIX° siècle, leur nombre s’est réduit de 20%. Nomades entre le Brésil et le Venezuela, ils sont aujourd’hui 40’000 dont 23’000 pour le seul Brésil. C’est la plus importante population humaine encore largement isolée et ils occupent une des plus grandes aires indigènes de la planète en forêt tropicale. Dans les années 1980, la course à l’or stimulée par l’alors président de la FUNAI s’est traduite par l’arrivée de légions de « garimpeiros » dont le nombre a été à un moment donné cinq fois plus élevé que celui de la population yanomami. La démarcation de leur territoire en 1992, -9,6 millions d’hectares, la plus grande réserve indigène du Brésil-, a fait retomber la pression. Momentanément car l’augmentation du cours de l’or a depuis relancé l’orpaillage clandestin. Ces derniers mois, l’armée a retiré 1’500 garimpeiros de la zone, dynamité 22 pistes d’atterrissage et coulé 84 radeaux servant à l’extraction.

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Cette nouvelle ruée vers l’or a des conséquences sanitaires préoccupantes note le CIMI, le Conseil indigéniste missionnaire : plus de 1’500 enfants de moins de 5 ans sont morts ces deux dernières années au sein des population indigènes du Brésil, et une majorité d’entre eux dans les territoires yanomamis où cette mortalité a augmenté de 77% l’an dernier. Les principales causes de ces décès précoces sont la pneumonie, les diarrhées, les gastroentérites ou le faible poids des nouveaux-nés qui ne résistent pas à des infections généralisées. Tous ces symptômes sont révélateurs de la pression exercée par les orpailleurs sur les populations indigènes, note encore le CIMI. Mais le pire est peut-être encore à venir pour les Yanomamis. Il proviendrait de Brasilia. Non seulement à cause de la discussion, toujours en panne, sur la loi concernant l’exploitation minière, mais aussi parce que de grands projets d’infrastructure (construction de centrales hydroélectriques, aménagement des routes etc…) sont envisagés dans la zone. Enfin, une nouvelle offensive au Parlement, la PEC 215 propose de modifier la Constitution afin de donner au Législatif la compétence de décider sur la démarcation des terres indigènes. Aujourd’hui c’est de la responsabilité de l’Exécutif, ce qui garantit une certaine cohérence dans la politique indigéniste. Si cette modification voit le jour, la démarcation des réserves indiennes dépendra alors du bon vouloir des députés et non plus d’un programme politique établi par le gouvernement. Le lobby des « ruralistes », farouchement opposé à toute mesure d’extension des réserves indigènes contrôle directement ou indirectement un quart des sièges du Congrès dans la législature actuelle.

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3. La crise énergétique (Vision Brésil 10 août 2014)

Les autorités ont joué de malchance… Fin 2012, afin de relancer une fois encore la machine économique en panne, Dilma Rousseff décrète une baisse de l’ordre de 20% des tarifs de l’électricité pour les entreprises et les particuliers. Producteurs et distributeurs d’énergie sont invités à renégocier les contrats de prestation. Mais voilà, l’été 2014, entre janvier et mars, période habituelle des pluies, connaît une sècheresse inhabituelle, particulièrement dans le Sud-Est où se concentre la majorité de la population. Les réservoirs d’eau s’amenuisent, il faut actionner les centrales thermiques de réserve, qui produisent un Kw/h huit fois plus cher que les centrales hydroélectriques pour éviter la panne. L’Etat doit compenser les pertes des opérateurs du système pour maintenir son engagement à baisser les tarifs des consommateurs.

D’ici à la fin de l’année 2014, le gouvernement fédéral va devoir débourser 7,4 milliards de R$ de « subsides croisés » aux distributeurs d’électricité et aux usines thermiques (2,96 milliards de CHF / 2,46 milliards d’€). La perte pour les producteurs d’énergie, obligés à acheter sur le marché des Kw/h thermiques pour compenser la baisse de production de leurs usines hydrauliques devrait se monter à 15 milliards de R$ fin 2014 (6 milliards de CHF / 5 milliards d’€). Dès l’an prochain, cette facture retombera sur le dos des consommateurs, les experts prévoient une hausse des tarifs de 25%. La crise est conjoncturelle, mais elle révèle la fragilité de la politique énergétique du Brésil : une énergie trop chère, parce que trop taxée fiscalement, une dépendance trop forte à l’égard d’une seule source d’approvisionnement, l’électricité d’origine hydraulique, un gaspillage général à la production, dans la distribution et la consommation, une illusion que les ressources énergétiques du pays sont inépuisables… La réponse à ces défis passe par une décentralisation et une diversification des sources d’énergie, estiment les spécialistes, et par la mise en place d’un système de bonus-malus pour en optimiser l’usage par les consommateurs.

En équivalents US$, quand on compare les prix de l’électricité au Brésil avec ceux des autres pays, le constat est clair : en 2011, avant la réduction des tarifs imposés par le gouvernement, une famille qui consommait 300Kw/h par mois payait 914 US$ au Brésil soit un petit peu moins qu’en Autriche (918 US$) ou en Allemagne (1’108 US$), mais beaucoup plus qu’en Suisse (655 US$) en France (533 US$) ou aux Etats-Unis (479 US$). En décembre 2013, après l’introduction de la baisse des tarifs, selon les calculs de l’ABRADEE, l’Association brésilienne des Distributeurs d’Energie électrique, le Brésil était devenu un des 4 pays où la facture d’électricité pour les ménages était la plus basse, juste derrière les Etats-Unis, la France et la Finlande. Un Kw « consommateur » à bas prix, un Kw « industriel » à prix d’or, mauvais calcul ! Le panorama est bien différent lorsqu’on regarde ce qui se passe du côté de l’industrie : 4 réajustements à la hausse ont été autorisé par le gouvernement au début de l’année 2014, à cause du manque de pluie. Le MW/h « industriel » s’établit dès lors à 329 R$ (131,60 CHF / 109,65 €), soit 3% de plus qu’en 2013. Ce prix est 50% plus élevé que la moyenne des 28

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pays examinés par la FIRJAN, la Fédération des Industries de Rio de Janeiro, pour effectuer cette comparaison. C’est encore le tarif le plus haut des pays d’Amérique du Sud (à l’exception de la Colombie). Ce même MW/h coûte 67,35 € à l’industrie en Belgique, 66 € en France, 43,35 € au Canada et 42,65 € aux Etats-Unis. Dans le prix brésilien sont inclues 14 charges fiscales différentes, un record mondial, dont une partie sert à lisser les différences entre les régions du pays, mais qui au total grèvent le MW/h pour l’industrie d’un surcoût de 31,5%

Lorsqu’il décide en 2012 de diminuer les tarifs de l’énergie pour les familles, le gouvernement parie sur le fait que cette baisse allait stimuler la consommation des ménages et relancer la production. Il n’a pas voulu ouvrir tout de suite les vannes d’une diminution des coûts pour l’industrie, et encore moins celles d’une baisse de l’impôt sur l’énergie qui vient grossir le budget de l’Etat. S’additionnant à l’accident climatique de cette année 2014, cette mesure partielle s’est révélée être un mauvais calcul qui, va finalement coûter cher à l’Etat, à l’économie privée et aux consommateurs. « En révisant les contrats de génération d’énergie, le gouvernement a provoqué une désorganisation du secteur », commente Edmar de Almeida membre du groupe « Economie d’énergie » de l’Université fédérale de Rio de Janeiro. « Certains ont gagnés beaucoup d’argent, d’autre ont perdu des sommes énormes et maintenant, c’est le consommateur qui va payer ». Il va en effet falloir maintenant trouver de quoi éponger les coûts induits par cette situation : « A court terme, c’est qu’il pleuve pour rétablir le niveau des réservoirs des usines hydro-électriques » persifle Marcel Caparoz, analyste chez RC Consultores. Cette situation inconfortable montre bien l’urgence de repenser l’ensemble de la politique énergétique du pays.

Gigantisme et centralisation A commencer par le gigantisme la localisation et la centralisation des installations hydro-électriques planifiées pour les années à venir, en Amazonie notamment (voir à ce propos, « l’Invention du Brésil, Editions l’Harmattan, l’équation énergétique, p 157-164). Le barrage de Belo Monte, en construction dans l’Etat du Pará, va coûter 3 fois le prix estimé au début du projet. Ce sera le 3ème plus grand barrage du monde, mais il est érigé dans une région qui abrite 0,7% de la population brésilienne. Ses 11’000 MW vont s’en aller vers le Sud-Est, où vit l’essentiel de la population, à 3’000km de là. Sept installations du même type sont planifiées le long du Rio Tapajos, une des rivières encore préservées de la forêt. Le gouvernement prévoit encore d’implanter à terme une quarantaine de complexes hydro-électriques en Amazonie et dans le Mato Grosso, devant fournir l’équivalent de 30’000 MW. Outre les coûts financiers et environnementaux gigantesques de cette stratégie, la rentabilité de ces installations décentrées est mise en question par beaucoup de spécialistes. Ainsi, Belo Monte ne devrait fonctionner à plein régime que lorsque les pluies font grossir le Rio Xingu, soit de mars à juillet. Le reste du temps, sa production plafonnera à 30% de sa capacité maximum. Mars à juillet, c’est la période où, au Sud-Est, les précipitations cessent et où les usines hydro-électriques diminuent leur production, justifient les concepteurs du projet. Belo Monte jouerait donc un rôle d’apport complémentaire, qui va permettre de diminuer le recours aux centrales thermiques qui génèrent une énergie huit fois plus chère. Mais avec un coût d’investissement de 30 milliards de R$ au lieu des 16 milliards prévus, l’usine peinera à amortir ses coûts sur la base du seul différentiel des tarifs entre l’électricité hydraulique et l’électricité thermique.

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Des installations plus petites, plus nombreuses et plus diversifiées.

Cette logique mène à l’impasse affirment les spécialistes, qui préconisent d’inverser les priorité et de multiplier les installations de petite dimension près des lieux de consommation. Il faut encore diversifier les sources d’énergie pour sortir de la seule dépendance du binôme hydraulique/thermique, qui fournit aujourd’hui 65% de la consommation brésilienne. Ce débat est devenu particulièrement vif à la suite du manque de pluies de cette année 2014. Car même si les énergies alternatives ne peuvent pas être mises en place d’un seul coup, ni se substituer totalement à la production hydraulique, leur potentiel semble important au Brésil. « Les coûts d’implantation et la somme des petites contributions peut amener un meilleur profil énergétique », estime Arno Krenzinger, coordinateur du Laboratoire d’Energie solaire de l’Université fédérale du Rio Grande do Sul. « Déjà aujourd’hui, vu le prix élevé du diesel, la production photovoltaïque est compétitive avec celle des centrales thermiques. C’est encore trois fois plus cher que l’hydraulique, mais en multipliant les réalisations, les coûts vont baisser. Si on avait investi il y a 30 ans, on en verrait déjà aujourd’hui les bénéfices. » Mais si Arno Krenzinger et ses collègues du secteur admettent que l’apport solaire ne peut être qu’une énergie de complément, ils défendent la diversification. « La sûreté d’un système d’approvisionnement réside dans le fait qu’il est constitué de sources variées et différentes. Aucune matrice énergétique ne peut être unique ». Des sources variées, mais aussi des sources régionalisées, qui tiennent compte des spécificités, prône Artur de Souza Moret, professeur à l’Université fédérale du Rondônia : « Pourquoi ne pas substituer le diesel des usines thermiques par un biodiesel du soja, dans le Mato Grosso qui est un gros producteur de cette légumineuse ? Ou par un bio-carburant issu des résidus de la canne à sucre dans l’Etat de Sao Paulo ? » Et puis il y a le vent. Une source d’énergie, encore très mal mise en valeur, dont le potentiel est énorme, tout le monde est d’accord là-dessus. 48 parcs éoliens existent aujourd’hui au Brésil, susceptibles de fournir 1,2 Gigawatts, mais ils ne tournent pas parce que les lignes de transmissions qui devraient les relier au réseau sont inexistantes ou déficientes. Pourtant, le prix de l’éolien équivaut à celui de l’énergie hydro-électrique, selon les dernières enchères lancées par les autorités. « Le potentiel hydraulique est suffisant pour alimenter le pays entier, mais le potentiel éolien est bien supérieur aux besoins », conclut Arno Krenzinger. Consommer moins et de façon plus rationnelle

Un autre gisement potentiel d’énergie existe, celui des économies de courant. Dans une étude critique sur le barrage de Belo Monte, Greenpeace-Brésil affirme qu’un effort général pour réduire les pertes en électricité qui se produisent à la production, le long des lignes de transmission et dans les installations industrielles représente l’équivalent de deux fois la production de Belo Monte pour un coût inférieur de moitié à celui du barrage en cours d’édification. Ce calcul est bien sûr à prendre avec prudence, mais il est indéniable que le gaspillage existe tout au long de la chaîne de production et de distribution de l’énergie. Un gaspillage qui s’explique par le fait que pratiquement tous les acteurs économiques et politiques considèrent encore que les ressources d’énergie hydro-électriques du Brésil sont inépuisables. L’accident climatique de l’été 2014 a montré que cette conviction n’était pas fondée : les réservoirs et les lacs artificiels ont séchés, Sao Paulo connaît même un problème épineux d’approvisionnement en eau et ses habitants sont confronté au rationnement. Momentanément en tout cas, la préoccupation d’économiser et de rationnaliser l’usage de l’énergie est devenue plus présente. Passera-t-elle le cap du retour des pluies d’été, à partir de novembre ?

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Rien ne pourra se faire dans le domaine des économies d’énergie, sans incitation des autorités. Ce qui représente une petite révolution mentale. Car il va sans doute falloir, sous une forme ou sous une autre, mettre en place un système de bonus-malus pour récompenser les producteurs, les distributeurs et les consommateurs qui mènent campagne contre le gaspillage et punir les autres, si on veut qu’une telle politique porte ses fruits. Ce genre de mesures n’a pas nécessairement les faveurs des politiciens et n’est pas très « vendable » en période de campagne électorale !ion, une illusion que les ressources énergétiques du pays sont inépuisables… La réponse à ces défis passe par une décentralisation et une diversification des sources d’énergie, estiment les spécialistes, et par la mise en place d’un système de bonus-malus pour en optimiser l’usage par les consommateurs.

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4. Démocratie brésilienne : un besoin de citoyenneté (Vision Brésil 17 août 2014)

La mort accidentelle d’Eduardo Campos, en troisième position dans les sondages pour les élections présidentielles d’octobre va modifier la donne pour les deux autres prétendants, l’actuelle présidente Dilma Rousseff et le candidat de l’opposition Aécio Neves. Il est vraisemblable que l’écologiste Marina Silva, ancienne ministre de l’environnement, soit choisie pour remplacer Eduardo Campos dans la course électorale. Très populaire, – elle avait obtenu 18% des suffrages en 2010-, son entrée en campagne va sans doute provoquer un remaniement des cartes.

Au-delà de ces conjectures, cette situation met une fois de plus en lumière l’extrême personnalisation de la vie politique brésilienne, centrée sur les figures bien plus que sur les programmes des formations en lice. Des figures qui vivent en vase clos, se remplaçant les uns les autres, mais en dialoguant très peu avec la société civile qu’elles sont censées incarner. C’est ainsi que 52 des 81 sénateurs et 228 des 513 députés fédéraux élus en 2010 ont des parents plus ou moins directs qui sont eux-mêmes des élus ou des responsables de l’exécutif fédéral, des Etats ou municipal. Cela représente 47% des votes du Congrès national, qui réunit les deux chambres. La presque majorité du pouvoir législatif est ainsi entre les mains d’un « club », composé d’environ 200 familles. A titre de comparaison, et selon le recensement général de 2010, le Brésil compte 58’997’050 familles dont la taille moyenne est de 3,39 individus… Avec ses 141.824.607 électeurs, le Brésil qui va se rendre aux urnes le 5 octobre 2014 est un des plus grands collèges électoraux du monde. Le vote pour tous y est aujourd’hui la règle, mais c’est l’aboutissement d’un long chemin : du temps de la colonie, seuls les nobles s’élisaient entre eux. Avec l’empire, en 1822, les députés au Congrès étaient désignés de manière indirecte, uniquement par les riches. Pauvres, femmes et esclaves ne participaient pas au scrutin. C’est seulement avec la Constitution de 1988 que le vote devient un droit pour tous les citoyens sans discrimination et que la démocratie moderne s’installe, à tous les échelons de pouvoir au Brésil. A la première élection qui a suivi, il y avait 82 millions de votants. Contre presque 142 millions aujourd’hui.

« Ficha limpa » pour plus de transparence Autre acquis récent de la démocratie directe brésilienne, la loi « Ficha limpa » (littéralement « dossier propre ») qui s’applique depuis 2012 et interdit de candidature tout politicien ou fonctionnaire qui a été condamné en dernière instance pour improbité administrative ou usage indu de l’argent public. Pour ceux qui veulent se faire élire cette année, les choses ne vont plus être aussi facile qu’auparavant. D’après la banque de données du Conseil national de Justice (CNJ), 14’175 candidats potentiels seraient dans cette situation. « La loi Ficha limpa représente un grand changement dans le scénario électoral brésilien car elle introduit de nouvelles exigences rigoureuses pour les candidats » explique Marlon Reis, président du MCCE (Mouvement pour le Combat contre la Corruption électorale), à l’origine de cette loi.

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« Ceci dit », nuance la juriste Sandra Cureau, qui fut vice-procureur général électoral entre 2009 et 2013, « il est probable que nombre de candidats Ficha suja (dossier sales) seront tout de même élus parce que les délais légaux pour constater leur inéligibilité ne permettront pas d’entériner l’interdiction à temps ». En effet, la loi prévoit que le Ministère public, les partis et les associations disposent d’un délai extrêmement court pour s’opposer à une candidature : 5 jours maximum après la déclaration officielle du candidat. Certes, la création de la banque de données du CNJ permet de réduire le temps nécessaire à rassembler les preuves, « mais la loi, même rigoureusement appliquée, n’a pas pour fonction de se substituer à l’électeur » conclut Marion Reis. « Il y a une forte nécessité à ce que les électeurs soient vigilants afin d’éviter de voter pour un candidat qui aurait échappé aux rigueurs de la loi Ficha limpa ». Des élus qui échappent au verdict des urnes

Cela n’empêchera pas une fois encore la campagne électorale de se focaliser entièrement sur les individus, que ce soit dans le cadre du choix du ou de la Présidente du pays ou de celui des députés fédéraux et des élus régionaux. Et une catégorie particulière de responsables politiques échappe totalement à la sanction du vote. Ce sont les élus… qui n’ont pas été élus ! Il s’agit des suppléants, désignés par les candidats et susceptibles de les remplacer en cas d’empêchement, de nomination à une autre fonction, de maladie ou de décès. Car le Brésil ne connaît pas l’élection complémentaire dans ce cas de figure. Ainsi, ces responsables qui n’ont pas eu à se soumettre au verdict des urnes, sont très nombreux dans les travées parlementaires et ils y restent longtemps. Au Sénat, 16 suppléants sont en poste depuis plus de temps que les élus qu’ils ont remplacés ! 29 des 81 sénateurs ont été remplacés par leur suppléant au moins une fois. Autre groupe de responsables qui échappent aussi au contrôle citoyen, les conseillers des tribunaux des Comptes des Etats, les TCEs. Il y en a 27, un par Etat plus le tribunal des Comptes de l’Union (TCU). Ils sont censés veiller au bon usage des deniers publics par les Gouverneurs et les Parlements régionaux, ainsi que par l’Administration centrale de l’Union. Ils sont choisis par les organes législatifs ou exécutifs sur des critères de proximité politique ou parce qu’ils sont parents avec l’un ou l’autre des élus. Or une enquête de l’ONG Transparência Brasil vient de révéler que 44 des 189 membres de ces tribunaux ont eux-mêmes des démêlés avec la justice ou ont eu leurs comptes rejetés lorsqu’ils étaient en fonction comme responsables politiques. Comment dès lors faire confiance au contrôle exercé par ces tribunaux des Comptes s’interroge Transparência Brasil, qui suggère la loi Ficha limpa s’applique aussi par extension pour la nomination de ces conseillers.

Elus et citoyens, deux mondes sans communication Autre fait marquant de la vie parlementaire brésilienne, passé le moment du vote, la plupart des politiciens cessent de dialoguer avec leur base. Le monde des élus vit ainsi en circuit fermé. La dénonciation de cette personnalisation élitiste de la politique est un des éléments qui a mobilisé la population dans la rue en juin 2013 pour réclamer, outre de meilleures écoles et une politique de santé plus efficace, un changement des moeurs gouvernementales. La première réponse donnée par la Présidente Dilma Rousseff avait alors été la proposition de convoquer une Assemblée constituante partielle en vue de discuter d’une réforme politique. Inconstitutionnelle, cette proposition a été rejetée par le Législatif qui a promis de débattre lui de cette réforme. Depuis, le processus s’est enlisé et la réforme politique n’est plus un thème de cette campagne électorale 2014. Dilma Rousseff a tenté de relancer le débat en juin dernier à travers un décret instituant des « Conseils populaires » dans les organes de l’administration publique, destinés à permettre « aux citoyens, aux collectivités, aux mouvements sociaux institutionnels, à leurs réseaux et organisations, de discuter directement avec le Gouvernement. » Par 294 voix, le

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Congrès a refusé d’entrer en matière, dénonçant une dérive « bolivarienne » qu’incarnerait ce décret, lequel enlèverait au parlement sa compétence de légiférer. Si les tentatives de la Présidence, tant en juin 2013 que récemment, recèlent un parfum évident de populisme électoraliste, la question du dialogue entre la société civile et la classe politique reste posée au Brésil. Car malgré une Constitution, votée en 1988 qui réserve une large place aux droits des citoyens, il s’est institué dans la pratique une forme de décision où l’Exécutif propose l’essentiel des lois, que le Législatif adopte ou refuse mais n’élabore pas. En face, la population et ses organisations ne sont presque jamais consultées. Il existe pourtant des structures qui permettrait ce dialogue et qui ont été expérimentées à plusieurs endroits du pays, sur le plan local. Les outils du dialogue existent pourtant

Ainsi le système du « budget participatif », dont la ville de Porto Alegre a été le précurseur en 1989, s’étend aujourd’hui à 73 municipalités. Il permet à la population de s’exprimer sur les priorités budgétaires et leur mise en pratique à travers des assemblées consultatives périodiques destinées à épauler et orienter le travail des élus. Un réseau brésilien du budget participatif a été crée en 2007, regroupant 350 municipalités, est devenu le principal espace de réflexion sur les différentes formes que peuvent prendre cette méthodologie du dialogue. Les responsables reconnaissent cependant que 350 communes, c’est encore très peu dans un pays qui en compte plus de 5’000.

Autre outil dans l’arsenal du dialogue citoyen, le système des audiences publiques et des conférences nationales. Il s’agit dans les deux cas soit d’exposer publiquement un projet de loi, soit de débattre d’une problématique sur laquelle il faut légiférer. L’objectif est d’écouter ce que les gens ont à dire sur le sujet et de tenir compte de ces observations dans la mise en place définitive de la réglementation. Ainsi entre 2003 et 2012, une série de 4 conférences nationales sur l’environnement ont été mises en place, qui a permis de définir les objectifs que le Brésil allait s’engager à mettre en œuvre et à présenter à la Conférence Rio + 20 sur le climat. Rien cependant de cette discussion n’a débouché sur une campagne de mobilisation de la population pour lutter concrètement contre les émissions gaz à effet de serre. En 2012, une autre conférence publique concernant notamment la loi sur l’autorisation d’émettre des radios communautaires a été organisée au niveau régional et national. Début août 2014, devant l’absence de suivi des résultats de cette conférence, deux députés fédéraux convoquaient une nouvelle audience publique, dans l’espoir de relancer la question à la veille des élections. Le problème en effet, c’est que ces espaces de dialogue avec la population n’ont pas la continuité qu’il faudrait : pour la plupart des politiciens, ils servent à légitimer leurs propositions vis à vis de leurs pairs et à brandir la réalisation de ces initiatives comme trophée dans le cadre des campagnes électorales. D’où une très large frustration de l’électeur qui finit par déserter ces lieux de discussion et se défier chaque fois plus de ceux qui les proposent.

La figure historique du « coronel » Cette réduction de la politique à la personnalisation de l’élu a beaucoup à voir avec l’histoire identitaire du pays. Le Brésil colonial s’est construit sur la division du pays à travers le système des « sesmarias », la concession de terres, accordée par le gouvernement portugais à ses représentants sur place. Il s’agissait d’un outil pour peupler le territoire et récompenser les nobles, navigateurs ou militaires, pour services rendus à la couronne. En même temps, les « sesmarias » avaient avec comme objectif de développer la culture de la canne à sucre puis ensuite du café et du cacao. La toute puissance des colons qui dirigeaient d’une main de fer ces concessions a donné naissance à la figure du « coronel », à la fois, propriétaire tout puissant au pouvoir discrétionnaire et patriarche régnant avec paternalisme sur ses sujets. Ce

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visage du chef autoritaire, qui décide, mais accorde aussi des faveurs, est culturellement à la base de la personnalisation dans la politique et reste aujourd’hui omniprésent. Cette persistance est dénoncée par Pedro Simon, un Sénateur de 84 ans qui va mettre fin à 50 ans de carrière politique au terme de cette législature. Pedro Simon, c’est un peu la conscience éthique des politiciens au Brésil. Jamais il n’a dévié de ses principes moraux et il affirme aujourd’hui que la personnalisation du politique a conduit à un phénomène de donnant-donnant où « le gouvernement, au lieu de s’imposer, achète son soutien à des parlementaires qui au lieu de revendiquer, se vendent. Le pays n’en peut plus de cette politique. Si rien ne change le Brésil va exploser ».

Sortir du cercle vicieux Fernando Gabeira, journaliste, ex-guérillero de la lutte armée contre la dictature, député vert au Parlement à Brasilia de 1994 à 2008, candidat non élu à la Mairie de Rio de Janeiro en 2008 partage avec ironie les soucis de Pedro Simon : « un ami uruguayen me disait à propos des élections dans son pays, le gouvernement de gauche est médiocre, mais l’opposition ne m’enthousiasme pas comme alternative. D’après les sondages, on peut dire la même chose du Brésil. Beaucoup considèrent le gouvernement médiocre mais ne s’enthousiasme pas à l’idée de voir l’opposition incarner l’alternative au pouvoir en place. »

Alors où chercher l’issue ? Mi-juillet, Eduardo Graff, politologue et Rubens Ricupero, ancien ministre et ancien ambassadeur lançaient publiquement l’idée d’un « Pacte pour le Brésil », qui prendrait la forme d’un accord entre les principales formations gouvernementales et l’opposition sur les changements urgents à apporter pour le pays et sur la manière de les discuter au Congrès. Eduardo Graff et Rubens Ricupero veulent s’inspirer du « Pacte pour le Mexique », signé en 2012 entre les trois plus grands partis mexicains. Cet accord inclut 95 compromis et une procédure-type de négociation pur faciliter le dialogue. L’idée est sans doute bonne, mais aucun des candidats au scrutin d’octobre ne l’a encore fait sienne.

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5. Du bon usage de la forêt amazonienne (Vision Brésil 24 août 2014)

Selon l’Institut Imazon de Belém, qui publie chaque mois les chiffres relevés par satellite par le SAD, le Système d’Alerte contre le Déboisement, 843 km2 de forêt amazonienne ont été défrichés en juin 2014, 358% de plus qu’une année auparavant. Imazon relève cependant que ce pic est en opposition avec une tendance à la diminution qui se renforce d’année en année : 9% d’arbres abattus en moins entre août 2013 et juin 2014 par rapport à la période août 2012 – juin 2013. Les chercheurs de l’Institut alertent pourtant sur les causes de cette recrudescence du bûcheronnage en juin dernier, qui traduirait un fléchissement des efforts de contrôle des autorités. Cela serait directement lié à l’adoption du nouveau Code forestier en 2012 qui a introduit « des changements désastreux » affirme Imazon.

Ce constat s’appuie sur une étude parue en avril dans la revue « Science », dirigée par Britaldo Soares Filho de l’Université fédérale de Minas Gerais. Dans ses conclusions, le chercheur affirme que si le nouveau Code forestier n’a rien changé aux critères de préservation de la forêt, il a par contre modifié les choses en ce qui concerne la restauration des aires dégradées. Ainsi, 58% de ces zones qui auraient dû être reboisées ne l’ont pas été depuis l’adoption du Code. « Si les anciennes règles prévalaient encore, 50 millions d’hectares auraient dû bénéficier de reforestation. C’est comme si nous avions deux codes différents », affirme Britaldo Soares Filho, « l’un pour la préservation, l’autre pour la restauration ».

L’étude montre encore que certains des acquis du nouveau Code forestier, comme la possibilité de vendre des crédits de carbone provenant des surfaces reboisées sont pénalisées par des retards administratifs : les décrets permettant la mise en pratique de cette mesure n’ont toujours pas été publiés. « Beaucoup de gens qui avaient commencé à reboiser ont arrêté parce que les règles ont changé et qu’ils ne savent pas quoi faire ». Ce panorama général inquiète Britaldo Soares Filho : « la réduction du déboisement que le Brésil connaît depuis quelques années n’est pas assurée à long terme ». Les peuples de la forêt sont les protecteurs de leur environnement

Un autre rapport, élaboré par l’Institut des Ressources mondiales (WRI) et l’Initiative pour le Droit aux Ressources (RRI) met en avant au niveau international l’importance du rôle des communautés traditionnelles de la forêt pour réduire les émissions de CO2 dans l’atmosphère. En se basant sur l’expérience de Capulalpalm au Mexique, un village situé à 550 km au sud de Mexico, où les habitants se répartissent traditionnellement les activités agricoles et de coupe sélectionnées des arbres, les chercheurs ont calculé que l’émission de 37 millions de tonnes de CO2 pourrait être évitée si cet exemple était suivi ailleurs et si les politiques forestières misaient sur le savoir des communautés traditionnelles.

« 37 millions de tonnes de CO, c’est 27 fois la quantité émise par tous les véhicules en circulation dans le monde et il ne s’agit pas d’inventer des lois compliquées, mais simplement d’appliquer des normes qui bien souvent existent déjà dans les différents pays », explique

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Jenny Springer, directrice du RRI. « L’intervention de l’Etat pour arriver aux mêmes résultats se révèle beaucoup plus coûteuse et moins efficace, car il faut payer le déplacement et le salaire des fonctionnaires alors que la population locale effectue ce service gratuitement pour garantir sa propre survie ». L’étude s’est attachée à examiner la situation dans 14 pays différents et les résultats obtenus en Amazonie brésilienne sont édifiants : l’indice de déboisement dans les zones communautaires a été inférieur à 1% entre 2000 et 2012 alors qu’en dehors de celles-ci, soit dans les régions non habitées ou colonisées par la réforme agraire, ce taux est de 7%. Aujourd’hui, 11% des émissions de gaz à effet de serre proviennent de la dévastation des forêts. Un effort de préservation pourrait être fortement augmenté si les populations traditionnelles voyaient leurs territoires légalement reconnus. Ce n’est encore le cas que dans 12% des zones forestières des pays étudiés au cours de cette recherche et l’Amazonie brésilienne ne fait pas figure de pionnier dans ce domaine : « Contrairement à ce qu’on peut imaginer, même après tant d’années, la situation cadastrale en Amazonie est toujours une inconnue : ni les différents Etats qui la composent, ni l’Union ne savent exactement à qui appartiennent les territoires de la région » affirme l’Agence Ibéro-américaine pour la diffusion de la Science et de la Technologie. A l’exception cependant des 47% de l’Amazonie légale classée réserves indigènes ou unités de conservation. Réguler l’accès à la biodiversité

Mais la continuité dans la lutte contre le déboisement n’est pas le seul défi à affronter pour les autorités. Il y a aussi nécessité de définir une politique pour l’usage non destructeur des ressources de la forêt. Et dans ce domaine, on peut dire que le Brésil s’est un peu « tiré une balle dans le pied ». Voyez plutôt. En octobre 2010 au Japon, 193 pays approuvaient les règles de base du « Protocole de Nagoya » qui fixe les règles de l’accès et de la répartition des bénéfices provenant de la biodiversité. Le Brésil avait pesé de tout son poids pour faire adopter ce texte, dont la genèse remonte à la Conférence Rio-92 sur l’environnement, avant la tenue de la Conférence Rio+20 en 2012.

Il faut rappeler à ce propos que le pays est un de ceux qui a historiquement le plus souffert de la bio-piraterie : en 1876, Henry Wickham rentre en Grande-Bretagne avec 70’000 semences d’hévéa de contrebande, qu’il a récoltées clandestinement dans la forêt amazonienne. Les anglais les plantent en Indonésie, donnant naissance à « l’ère du caoutchouc d’Asie » qui va ruiner complètement l’activité d’extraction du latex au Brésil. Avec le Protocole de Nagoya, une telle catastrophe économico-environnementale ne devrait plus être possible : une entreprise pharmaceutique, par exemple, qui développe une substance à partir d’une plante récoltée dans une région habitée par une communauté spécifique va devoir payer des royalties non seulement au pays dans lequel vit cette communauté, mais à la communauté elle-même. Protocole signé, mais pas ratifié !

Le 11 juillet 2014, le Protocole de Nagoya devient une règle internationale contraignante après avoir été ratifié par l’Uruguay, 51ème pays à le faire sur les 193 qui en avait signé la naissance en 2010. Le quota est atteint, dès lors, « l’ABS », selon le sigle anglais de ce Protocole a force de loi et s’applique à tous les pays, même ceux qui ne l’ont pas ratifié. C’est le cas des Etats-Unis, mais aussi du Brésil où la décision est paralysée au sein d’une commission spéciale du Congrès. C’est le « lobby ruraliste » qui fait barrage, estimant que ce Protocole ne représente pas une occasion de développer l’exportation des ressources de la biodiversité du pays, « mais induit une mesure de protection qui pénalise l’agro-industrie ». Une position intenable, politiquement sachant que le Brésil détient 20% de la biodiversité mondiale et que même s’il

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n’a pas ratifié l’accord, les autorités vont devoir s’y soumettre. Mais les ruralistes ne cèdent pas. Pour eux, toute mesure visant à réguler l’activité économique en Amazonie, au-delà des limites du nouveau Code forestier, est à combattre. Dans la législature actuelle, les représentant du lobby ruraliste contrôle un quart du Congrès à Brasilia. Un chiffre qui ne devrait pas baisser après les élections d’octobre…

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6. Bourse famille et inégalité (Vision Brésil 31 août 2014)

« Un pays riche est un pays sans pauvreté ». Ce slogan est martelé à longueur de journée par l’équipe de la Présidente Dilma Rousseff, depuis son entrée en fonction le 1° janvier 2011. Mais un Brésil riche devrait être aussi un pays avec moins d’inégalité. Ce qui ne s’est pas vérifié depuis l’introduction de la Bourse école en 2001 par le Président Fernando Henrique Cardoso, puis de la Bourse famille en 2003 par Lula. Le Brésil a bel et bien réussi à sortir de la grande pauvreté 30 millions de personnes durant cette décennie, mais l’écart entre les plus riches et les plus pauvres n’a pas diminué. En 2010, selon le recensement général de la population, les 10% les plus nantis ont un revenu 39 fois supérieur à celui des 10% plus pauvres : ces derniers devraient réunir pendant 3 ans et 3 mois l’ensemble de leurs revenus mensuels pour atteindre le salaire moyen d’un seul mois de la population la plus aisée.

Cet écart tend aujourd’hui à augmenter à nouveau en conséquence d’une croissance économique qui ralentit. Beaucoup de ceux qui appartiennent à la « fameuse » classe moyenne, dite « classe C », – qui était devenue majorité de la population en 2010 -, est en passe de franchir le seuil de pauvreté à l’envers ! Poursuivre la lutte contre la grande pauvreté, mais en l’accompagnant d’une politique visant à stabiliser les bénéfices des programmes sociaux d’aide aux plus démunis, et à mettre en place des mécanismes pour réduire les inégalités, c’est sans doute une des principaux défis à affronter pour la prochaine équipe gouvernementale et un des plus urgents. La focalisation des programmes d’aide sociale sur les plus pauvres est un objectif qui n’est plus discuté. Depuis la mise en place de la Bourse famille au Brésil, puis de son équivalent mexicain, le programme « Oportunidades », cette stratégie est universellement considérée comme efficace. La Banque mondiale en a fait son cheval de bataille et aujourd’hui en Amérique latine, une famille sur cinq bénéficie de ce genre de subsides. En 2007, c’était seulement une famille sur 17. Bien appliqués, ces programmes de garantie d’un revenu minimum ont prouvé leur efficacité dans la lutte contre la pauvreté et l’inégalité, affirme en 2011 une étude de la CEPAL, la Commission économique pour l’Amérique latine. « Mais ils ne doivent jouer qu’un rôle complémentaire, au côté d’autres actions au service de la population toute entière comme l’amélioration de l’école, de la santé des conditions de logement et de la mise en place d’opportunité d’emploi » poursuit le rapport de la CEPAL. Mieux encadrer l’assistance

Ces bourses doivent encore établir des objectifs précis, définir quelle population elles visent et durant combien de temps. C’est le cas dans le programme « Oportunidades » au Mexique, mais pas dans celui de la Bourse famille au Brésil, qui ne limite ni le nombre de familles assistées, ni la durée de la bourse. « Cela peut dans certains cas déclencher un cycle vertueux », affirme l’Institut de Recherches économiques appliquées (IPEA), « car la sécurité qu’apporte ce revenu mensuel peut stimuler l’envie de créer ou d’agrandir son petit négoce ».

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Mais cela peut aussi institutionnaliser l’assistance comme méthode de survie. En novembre 2013, j’écrivais dans « Vision Brésil : « 45% des foyers qui recevaient la Bourse famille en 2003 sont encore les subsidiés d’aujourd’hui. Ce sont les enfants et petits-enfants des premiers bénéficiaires qui sont maintenant aidés, mais cela représente toujours 23 millions de personnes qui ne peuvent pas se passer de l’appui de l’Etat ». Des chiffres que reconnaît l’IPEA. La bourse-famille n’a donc pas vraiment permis de rendre autonomes ceux qui ont pu sortir de la misère grâce à elle.

Instabilité persistante des revenus Elle n’a pas non plus réussi à assurer la stabilité pour ses bénéficiaires. La meilleure illustration en est donné par la radiographie réalisée par le CGAP (Consultative Group to Assist the Poor) de la Banque Mondiale sur les revenus de 120 familles de la classe moyenne, la « classe C », dans quatre des principales métropoles du Brésil durant 6 mois. « Les revenus n’ont pas cessé de varier », note Luciana Aguiar, la responsable de l’étude. « Une famille a même traversé pratiquement toutes les catégories sociales durant ce laps de temps, retombant dans la pauvreté (classe D), puis dans la vulnérabilité (classe E), avant de repasser trois fois par la classe C et d’atteindre aujourd’hui la classe B des plus aisés ». La raison est évidente : seule une petite partie du revenu de ces couches moyennes est assurée, et cela grâce aux retraites, aux pensions et subsides divers, ainsi qu’à la Bourse-famille, le reste vient du gain du travail qui est extrêmement volatile car il dépend généralement d’emplois dans le secteur informel. « Cette catégorie de la population est beaucoup plus vulnérable qu’il y paraît », poursuit Luciana Aguiar, « et elle a besoin d’aide pour consolider sa situation. Pas seulement pour bénéficier d’un revenu qui lui assure la stabilité, mais encore afin de pouvoir bénéficier d’une éducation satisfaisante notamment d’une qualification professionnelle, d’avoir accès au système financier et à un espace pour développer une activité autre qu’informelle. »

Le prochain gouvernement va donc impérativement devoir mettre en place les bases d’un programme lui permettant de dépasser cette dépendance à l’égard de la Bourse-famille, et de la fragilité qu’elle présente maintenant que la croissance marque le pas. « Le défi n’est pas simple à relever », note José Marcio Camargo, professeur d’Economie à l’Université catholique de Rio de Janeiro. « Plus ce genre de subsides est généralisé, plus il est politiquement difficile de le réduire ».

Un abîme toujours vertigineux entre riches et pauvres Douze ans de Bourse-famille ont-ils permis de réduire tout de même l’inégalité ? Selon la Fondation Getulio Vargas, l’écart entre riches et pauvres a diminué de 13% entre 2001 et 2011. Mais 58% de cette chute provient de la valorisation des salaires, nuance l’IPEA. Ainsi donc, ce serait plus la bonne conjoncture économique entre 2003 et 2010 qui a contribué à réduire l’inégalité que les programmes de soutien aux plus pauvres. Et comme je l’ai mentionné dans « l’Invention du Brésil », « ce ne sont pas seulement les pauvres qui sont devenus plus riches, mais les riches qui se sont appauvris à cause de la crise économique qui a beaucoup plus touché les hauts revenus depuis 2008 que ceux des plus démunis, protégés qu’ils étaient par le filet social gouvernemental ».

N’empêche, la différence entre les nantis et les autres reste un scandale criant au Brésil. « Si 1/3 du revenu national était distribué de façon équitable », calcule Sergei Soares, chercheur à l’IPEA, « toutes les familles brésiliennes auraient de quoi satisfaire leurs besoins élémentaires. » « Dans un Brésil moins inégal, les gens vivraient plus longtemps ! » ajoute Richard Wilkinson, professeur d’Epidémiologie Sociale à l’Université de Nottingham en Grande Bretagne. Selon cet expert, drogue, violence, homicides, obésité, diabète et grossesses

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précoces sont les manifestations de cette inégalité.

Une fiscalité antisociale Un autre facteur, moins visible, contribue à cette permanence de l’inégalité, voire sa résurgence maintenant que la croissance économique piétine : la fiscalité. A première vue, l’impôt direct paraît assez juste car il exempte largement les petits revenus. Mais l’essentiel de l’édifice fiscal brésilien repose sur la taxation indirecte des marchandises et des services. Grâce aux impôts indirects, l’Etat, qui ponctionnait en 1996 28% du revenu de ceux qui vivaient avec l’équivalent de deux salaires minimum d’aujourd’hui, soit 1’400 R$ (560 CHF / 465 €), s’approprie maintenant 54% de ce revenu par ce biais.

C’est un grand facteur d’inégalité car il touche particulièrement les plus pauvres qui consacrent l’essentiel de leur avoir aux biens de consommation, les plus taxés par l’impôt indirect. « A long terme, cela annule pratiquement l’effet de l’augmentation des dépenses gouvernementales consacrées aux programmes sociaux destinés aux familles les plus pauvres », note José Casado, éditorialiste au journal O Globo. « L’aggravation de l’inégalité sociale est réelle au Brésil, mais cela ne fait pas partie des priorités des candidats à l’élection d’octobre qui se limitent à répéter le slogan éculé du combat contre la pauvreté ». C’est pourtant un des défis qu’il va bien falloir relever si le pays veut éviter que l’essoufflement de la croissance ne débouche sur des explosions sociales qui risquent de renvoyer à l’ère qu’on croyait révolue des « émeutes de la faim » des années 1980.

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7. Afro-descendant une identité pas encore pleinement brésilienne

(Vision Brésil 7 septembre 2014)

Le Brésil est presque toujours présenté comme un modèle de convivialité raciale. Les brésiliens eux-mêmes feignent d’y croire et cette croyance est largement enracinée. La réalité est pourtant bien différente. « Le Brésil blanchit lorsqu’on descend vers le sud. Curitiba, la capitale du Paraná est presque totalement peuplée de descendants d’européens, alors qu’à Salvador, dans le Nord-Est, les noirs dominent. Mais dans les favelas de Curitiba, on rencontre surtout des peaux foncées ». (Jean-Jacques Fontaine, Journal La Liberté, 1985). « Aujourd’hui, Un jeune noir a trois fois moins de chance qu’un jeune blanc de vivre jusqu’à l’âge de 18 ans. Le risque qu’il meure assassiné par une arme à feu est en augmentation, en comparaison avec celui que courent les blancs ». (L’Observatoire des Favelas sur la marginalité urbaine, cité par Vision Brésil, août 2011)

En 2014, à l’instar de ses voisins latino-américain qui l’avait fait avant lui, le Brésil instaure une Journée nationale de la femme nègre qui sera désormais célébrée chaque 25 juillet. « Réfléchir sur les conditions de vie des femmes noires est une nécessité car les statistiques parlent d’elles –mêmes : en 2013, dans les 6 principales métropoles du pays, il y avait 416’000 femmes noires sans emploi contre 323’000 blanches. Pour celles qui travaillent, la différence des salaires est abyssale. En moyenne, les noires gagnent à peine 60% du revenu des femmes blanches ». (Flavia Oliveira, journaliste au quotidien O Globo, 23 juillet 2014). Le Brésil n’est pas un melting pot de populations, il est une addition de minorités : minorités coloniales survivantes, minorités indigènes (presque) disparues, minorités importées : esclaves d’Afrique, immigrés d’Europe et du Japon… « Tous brésiliens, certes, chacun affirmant la main sur le cœur être l’égal de l’autre, mais tous cultivant, dans le fond, leurs origines lointaines comme un patrimoine à soi, bien différent de celui des autres. Ce n’est pas du racisme, il n’y a pas de mécanisme d’exclusion comme on a pu le vivre dans l’apartheid sud-africain. Ou dans la politique discriminatoire d’une partie des Etats-Unis jusque dans les années 1960. Il y a juste de la tolérance et de l’ignorance » (Jean-Jacques Fontaine, l’Invention du Brésil, édition l’Harmattan, avril 2014, p 33).

Des outils pour gommer les discriminations En trente ans, le statut des gens de couleur a certes progressé au Brésil. Le nombre de noirs et de métis a doublé dans l’enseignement supérieur. La majorité de la population noire faite désormais partie de la classe moyenne dite « classe C ». Malgré cela, l’inégalité raciale est toujours là et elle reste forte. Depuis le début des années 2000, les autorités ont mis en place une série d’instruments pour renforcer la présence des noirs dans les différentes sphères de la société brésilienne. Des mesures nécessaires, mais encore trop timides. Et qui réveillent souvent de farouches résistances.

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Parmi les outils censés contribuer à revaloriser la place que les afro-descendants ont occupés dans la construction du pays, il y a la loi sur les quilombos, adoptée en 2003, qui permet aux descendants d’esclaves de revendiquer la propriété collective des terres qu’ont occupés leurs ancêtres ayant réussi à échapper à leur condition d’esclave. La mise en pratique de cette mesure, toutefois, se heurte à de nombreux intérêts contradictoires car ces emplacements revendiqués par les « quilombolas » sont souvent occupés aujourd’hui par d’autres activités. Certains se situent à l’intérieur du tissu urbain, dans des zones industrielles ou résidentielles, d’autres sont enclavés au milieu des terres exploitées par des grands groupes agro-industriels internationaux, d’autres enfin entrent en concurrence avec des réserves naturelles. C’est le cas de la presqu’île de Marambaia, près de Rio de Janeiro. Menace sur un environnement protégé

L’histoire de Marambaia commence au début du XIXe siècle. Propriété du Commandeur portugais Joaquim José de Sousa Breves, l’endroit devient un important entrepôt d’esclaves. C’est ce qui fonde la revendication du Quilombo de Marambaia. Depuis 1906, c’est la Marine de guerre qui administre la presqu’île et la transformée en réserve naturelle pour protéger la mangrove qui y pousse. Seule une petite communauté de pêcheurs y réside. Au regard du décret 4887, « identification, reconnaissance et titularisation des terres occupées par les descendants des communautés quilombos », ces pêcheurs sont parfaitement habilité à revendiquer la propriété de la presqu’île de Marambaia. Le dossier de titularisation, préparé par l’institut de la réforme agraire, chargé par le Ministère de la Culture de faire appliquer le décret détermine que la surface à délimiter est de 1600 hectares, compte tenu du nombre d’habitants concernés, -281 familles ou 1046 personnes, 645 vivant sur la presqu’île et 401 sur le continent.

Des chiffres considérés totalement irréalistes par les représentants locaux de la Marine nationale, qui comptabilisent eux 379 personnes ou 106 familles vivant dans la zone concernée. La Marine craint que la titularisation d’une telle étendue ne stimule l’arrivée de nouveaux habitants, avec les risques de favelisation et d’atteinte à l’environnement que cela entraine. Pour les habitants concernés l’impasse n’est pas sans conséquence, puisque seule la titularisation permettrait de débloquer les crédits gouvernementaux destinés à l’amélioration des conditions d’habitat de la population, notamment la construction d’une école et d’un centre de santé sur la presqu’île. Depuis 2003, le Ministère de la Culture a recensé au Brésil 743 communautés de descendants de Quilombos, regroupant 2 millions de personnes, réparties dans 21 des 26 États du pays.

La loi des quotas chahutée dans les universités Autre mesure-phare, l’instauration de quotas dans les universités : d’ici 2016, toutes les universités publiques du pays devront réserver 50% de leur capacité aux élèves provenant des écoles publiques dont 25% pour les gens de couleur. Très controversée, la directive a fait l’objet d’un récent rapport de l’OCDE, « Investir dans la jeunesse : Brésil » qui critique l’efficacité de cette politique. « Si d’un côté la pratique des quotas peut aider à élever la participation des minorités raciales dans les université, elle ne s’attaque qu’au symptôme et pas à la racine du problème qui se situe dans la très mauvaise qualité de l’enseignement de base auquel les minorités raciales ont accès. En lieu et place de telles actions affirmatives, le gouvernement ferait mieux de subventionner les études des plus pauvres et d’obliger les riches à payer pour accéder aux universités publiques ».

L’argumentation fait controverse, mais elle met le doigt sur un des moteur de l’inégalité sociale et raciale : les enfants de la classe aisée suivent généralement leur formation dans des établissements privés, dont la qualité est meilleure que celle des écoles publiques, pour ce qui est de l’enseignement de base et du secondaire. Ils arrivent ainsi mieux préparés que les

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élèves issus des catégories plus modestes aux tests de sélection à l’entrée à l’université. Ils raflent donc les meilleures places dans l’enseignement supérieur, qui sont justement celles des universités publiques, lesquelles sont gratuites, alors que les « recalés » provenant pour la plupart des écoles publiques sont renvoyés vers les universités privées, coûteuse et de moins bonne qualité.

L’inclusion par la couleur n’est pas nécessairement le bon critère Si pour l’OCDE, la politique affirmative des quotas ne résout pas le problème, le ministre de l’éducation, lui, prétend le contraire : « La loi des quotas assure une mutation du profil des étudiants brésiliens grâce à l’inclusion des plus pauvres, indigènes et noirs ». Du côté des étudiants, les avis recueillis par l’enquête sont plus nuancés. Franca Barradas, étudiante en nutrition a refusé de passer par la sélection via les quotas : « les critères basés sur l’ethnie ou la couleur exacerbent l’inégalité ». Bruno Alves, étudiant en histoire, au contraire, a opté pour l’entrée en faculté à travers la loi des quotas, « pour une question intime, mais si l’éducation de base était de meilleure qualité, il n’y aurait pas besoin de ces quotas ». Marcelo Paixao, coordinateur du laboratoire d’analyse des relations raciales (Laeser) de l’Université fédérale de Rio de Janeiro est une des autorités les plus reconnues du pays en matière de réflexion sur l’inégalité raciale. Il confirme le point de vue de Bruno Alves : « L’asymétrie dans l’accès au système universitaire est liée aux outils de sélection qui prolongent indéfiniment l’inégalité en terme d’accès aux institutions de prestige ».

Mais aussi dans beaucoup des actes de la vie quotidienne, comme en témoigne cette anecdote contée par Lilia de Souza, journaliste à Salvador de Baia. Afro-descendante fière de ses origine, elle abhorre une abondant coiffure afro. Devant renouveler son passeport, le fonctionnaire de service chargé de la photographier lui demande de bien vouloir attacher ses cheveux « parce que le système d’image n’acceptait pas un tel format volumineux de chevelure ». Contrainte de s’exécuter sous peine de ne pas pouvoir renouveler son passeport, Lilia de Souza précise qu’il n’y avait aucune intention raciste dans la demande du préposé. Lequel d’ailleurs lui précise que ce genre de situation se présente souvent. « On voit bien ce qu’est la « norme Brésil », relève Lilia de Souza, « une norme qui gomme les différence et dévalorise certaines caractéristiques ».

Il y a 125 ans, le Brésil abolissait l’esclavage. Aujourd’hui, selon le recensement de 2010, 47,8% des brésiliens se disent blancs et 42,1% noirs ou métis. A qui on demande toujours implicitement d’adopter les valeurs des descendants des européens ayant immigré à partir du XIX° siècle. Revisiter cette échelle de valeur c’est un défi non seulement pour les prochaines autorités qui seront désignée lors des élections du mois d’octobre, mais encore pour la société brésilienne toute entière.

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8. L’école chahutée (Vision Brésil 14 septembre 2014)

« Nous voulons des écoles et des hôpitaux au standard FIFA et pas seulement des stades somptueux ». Cette revendication, répétée à l’envie, a été un des slogans phares des grandes manifestations de juin 2013. Le gouvernement a réagi en mettant sur pied un nouveau « Plan National de l’Education », adopté le 26 juin 2014 et dont la pleine réalisation devrait être atteinte dans 10 ans, soit en 2024. Le Brésil consacrera chaque année 10% de son PIB à l’amélioration du système scolaire, en privilégiant notamment l’école à plein temps. Actuellement, la majorité des élèves ne vont à l’école seulement le matin ou seulement l’après-midi. Tous les candidats à l’élection présidentielle d’octobre 2014 défendent cette mesure.

Si ce plan a le mérite de poser de manière globale la question, jusqu’ici trop négligée, des carences de l’école, il ne répond pas aux vraies questions. Une fois de plus ce projet privilégie le quantitatif au détriment de la qualité de l’enseignement et de l’encadrement des élèves, qui sont, aux dires des spécialistes, les vraies carences du système de formation au Brésil. Le pays ne manque pas de moyens financiers – il dépense pour l’éducation autant que la moyenne des pays de l’OCDE – il manque de pédagogues formés et d’objectifs d’enseignement clairement formulés. L’école n’apprend pas correctement à lire et à écrire aux enfants dans les premières années, l’encadrement des élèves fait défaut dans le secondaire inférieur, contribuant à l’évasion scolaire, la formation et la valorisation du personnel enseignant est négligée. Aucun de ces éléments ne semble pris en compte dans le nouveau Plan National d’Education. Améliorer la qualité de la formation au Brésil n’est pas une affaire de méga-réforme. C’est un problème d’investissement humain, de motivation professionnelle et de meilleure définition des priorités dans les politiques publiques.

Le prochain gouvernement va devoir plancher là-dessus s’il veut que les brésiliens acquièrent un niveau de formation qui puisse contribuer à la relance de la machine économique actuellement en panne : « Chaque année d’étude supplémentaire fait augmenter le salaire de 10% » note Merval Pereira, éditorialiste au journal « O Globo ». On peut ajouter que chaque parcelle d’augmentation de revenu des salariés, grâce à une meilleure formation, contribue à stimuler le marché intérieur par le biais de la consommation, donc la croissance… Alors, quel diagnostic poser aujourd’hui à propos de l’école brésilienne ? Dans « l’Invention du Brésil » (Editions l’Harmattan, avril 2014, p.25), j’ai tenté une synthèse dont je reprends les grandes liges ici :

L’ÉCOLE, TALON D’ACHILLE DU DÉVELOPPEMENT BRÉSILIEN A la fin du cycle scolaire obligatoire, la majorité des élèves brésiliens ne savent pas que 50 % est égal à la moitié et sont incapables de trouver l’idée principale d’un texte. Ils ont pourtant passé douze ans sur les bancs de l’école. C’est le très officiel Indice national de l’Education de Base (Ideb) qui l’affirme : la note

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moyenne de l’enseignement en 2011 (dernier chiffre connu) a été de 3,7 sur 10, à peine 0,1 de plus que lors du précédent test, en 2009. Un raccourci saisissant de l’énorme goulot d’étranglement que doivent résorber les responsables de l’Education nationale. Les indicateurs internationaux ne sont pas moins inquiétants. Le rapport « Education pour tous » de l’UNESCO, classe le Brésil au 88e rang mondial, bon dernier en Amérique du Sud, derrière le Paraguay, l’Equateur ou la Bolivie. « Le taux d’alphabétisation de base est satisfaisant » note le rapport, « mais les choses se gâtent ensuite à cause du redoublement massif : 19 % des élèves répètent l’année contre une moyenne de 4 % pour l’ensemble de l’Amérique latine. » Les conséquences se reflètent sur le marché du travail : un manque cruel de personnes formées et donc, correctement payées. L’éducation explique 30 à 50 % de l’inégalité de revenu au Brésil. Une comparaison avec la Corée du Sud, un pays ayant misé sur la formation depuis une vingtaine d’années est édifiante : dans la génération des 25-34 ans, 97 % des Coréens sont en possession d’un baccalauréat de fin d’études secondaires, leurs collègues brésiliens ne sont que 38 % à l’avoir ! Pire encore, les choses se sont dégradées avec le temps. En 1960, le niveau scolaire des Brésiliens était légèrement supérieur à celui des Mexicains alors qu’en 2000, il avait pris 2,3 ans de retard. L’Inde avait en 1960 un niveau de scolarité inférieur à celui du Brésil. En 2000, le niveau indien était de 1,2 an supérieur.

Le Brésil consacre 5,7 % de son PIB à l’enseignement obligatoire, ce qui est dans la moyenne des pays de l’OCDE. 98 % des élèves vont à l’école, mais après douze années, soit à la fin de la scolarité obligatoire, seuls 11 % de ceux qui ont fréquenté l’enseignement public maîtrisent les mathématiques de base et 29 % ont une connaissance suffisante de la langue portugaise. Où est le problème ? Piètre qualité de l’enseignement : absence de livres et de cahiers en classe, ils restent entassés dans les entrepôts du Ministère parce que leur distribution a été mal planifiée ou leur usage détourné à d’autres fins ; des professeurs qui ne font que de courtes apparitions à l’école parce qu’ils sont mal payés. Et personne pour ne surveiller personne ! L’école brésilienne n’est pas pauvre, mais son état de délabrement est inquiétant. Quelle réponse ? Noter les enseignants sur leurs performances et leur présence durant les heures de cours, et leur offrir des incitations financières pour les pousser à améliorer la qualité de leur enseignement ; Contrôler systématiquement l’usage des budgets alloués aux établissements scolaires. Fixer des objectifs d’acquisition du savoir et s’y tenir. C’est un gigantesque effort qualitatif et une tâche de longue haleine. Mais c’est à ce prix qu’on sortira l’école brésilienne de sa médiocrité ».

Vingt mesures pour sortir l’école de sa médiocrité. Vraiment ? Le nouveau Plan National d’Education avance vingt mesures. Parmi elles, un effort d’universalisation et de renforcement l’éducation préscolaire (3-5 ans), l’école à temps plein pour au moins 25% des 6-11 ans, une formation complète de 9 années scolaires pour 95% des enfants arrivant à l’âge de 14 ans et 85% des 15-17 ans qui fréquentent l’école moyenne. Ces objectifs, strictement quantitatifs, sont sans doute les moins difficiles à atteindre. En injectant plus d’argent pour augmenter le nombre de classes et d’enseignants, les autorités devraient pouvoir arriver à ces résultats.

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Mais qu’en sera-t-il des connaissances acquises par les élèves qui sortiront de l’école obligatoire à 14 ans ou de l’école secondaire à 17 ans ? Le PNE reste très discret sur cette question. Les seules mesures qualitatives qu’il formule son « d’alphabétiser complètement tous les enfants d’ici à la 3ème année de l’enseignement fondamental, à savoir qu’ils soient capables de lire et pas seulement de dé codifier l’alphabet. » Autre objectif, renforcer la filière de la formation professionnelle au niveau secondaire en doublant la capacité dans ce domaine. Mais le PNE ne dit comment tout cela va être possible ni ne formule de recommandation méthodologique ou pédagogique pour y arriver. Même chose en ce qui concerne la revalorisation du métier d’enseignant et la formation des maîtres. Le PNE propose que 50% des professeurs de l’enseignement de base bénéficient d’une formation universitaire, qu’un système de formation continue « selon les nécessité du contexte des systèmes scolaires en place » soit instaurée et que le salaire des professeurs soit revalorisé « pour atteindre un niveau équivalent à celui des fonctionnaires de même catégorie ». Fort bien ! Mais comment sera dispensée cette formation améliorée ou continue ? Comment seront évaluées les performances qui permettront aux enseignants de bénéficier d’une revalorisation salariale ? Ces questions sont pourtant centrales aux yeux des spécialistes si on veut améliorer la qualité de l’école au Brésil.

Réaliser les objectifs déjà définis « Pour que les choses changent, les autorités doivent d’abord, se donner les moyens d’appliquer les tâches qu’elles se sont fixées » estime Lya Luft, pédagogue spécialisée de l’enseignement secondaire, qui relève qu’en 2010, seuls 33 des 294 objectifs du précédent Plan National de l’Education (2001-2010) avaient effectivement été atteints. Ces chiffres sont ceux du Ministère de l’Education. Ainsi, dans l’enseignement supérieur, le PNE avait fixé à 30% le nombre de jeunes qui devaient avoir accès à l’université. En 2008, ils n’étaient que 13,7%. Un taux qui s’explique par le bas niveau atteint à la fin de l’école secondaire.

« Pour améliorer la qualité du savoir dispensé aux élèves, il faut introduire le bonus à la performance pour les meilleures écoles et les bons professeurs » poursuit Lya Luft. « Dans certaines écoles de Sao Paulo et du Pernambouco, ce principe est appliqué avec succès depuis quelques temps ». Et dans l’Etat du Minas Gerais, depuis 2008, qui veut maintenant généraliser à toutes les écoles publiques le PIP, le Programme d’Intervention Pédagogique, mis au point par l’Université fédérale du Minas Gerais.

Mettre l’accent sur le pédagogique Le PIP préconise l’inversion des priorités : « Au Brésil, l’investissement en éducation est focalisé sur le matériel et les installations physiques », explique Ana Lucia Gazzola, Secrétaire d’Etat à l’Education du Minas Gerais. « Le PIP prend le contre-pied. Il cherche à mettre l’accent sur le pédagogique à travers un appui permanent aux élèves et aux enseignants, à partir des performances obtenues chaque année à l’examen national IDEB (Indice de développement de l’Education de Base). Dans les établissements où les résultats sont insatisfaisants, baissent d’une année à l’autre ou stagnent, des équipes pédagogique sont envoyées en renfort pour procéder à un diagnostic de la situation et apporter les réponses pédagogiques nécessaires, soit dans le domaine du renforcement scolaire pour les élèves, soit dans la formation des enseignants ». La mise en place de ces équipes d’appui volantes, qui interviennent dans les 2’189 établissement publics de l’Etat (mais pas dans les écoles municipales qui dépendent, elles des mairies), a exigé l’engagement de 1’800 fonctionnaires supplémentaires. Coût 32 millions de R$, soit un supplément de 3% pour le budget de l’éducation de l’Etat. Résultat, la note IDEB moyenne des écoles concernées a été de 7,7 sur 10 en 2011 (dernier résultat connu), soit bien

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au-dessus des 5,9/10 de l’ensemble des écoles du Minas Gerais qui elles mêmes obtenaient la meilleure note du pays ! Cet exemple montre bien qu’en investissant sur une politique de « l’humain », on peut arriver à des résultats très encourageants en investissant un minimum d’argent public. Le PNE 2011-2020, Trop d’argent pour trop peu de résultats

L’approche de l’Etat du Minas Gerais se situe donc aux antipodes de l’objectif n° 20 du nouveau Plan National d’Education 2011-2020, qui préconise « d’augmenter l’investissement public dans l’éducation publique afin d’atteindre au minimum7% du PIB lors de la 5ème année du Plan et 10% à la fin de la décennie ». Une proposition absurde pour l’expert en finances publiques de l’Institut de Recherches économiques appliquées Fabio Gambini : « On sait qu’entre 2010 et 2050, le nombre de jeunes de 5 à 19 ans va diminuer de 34%. Même en imaginant une croissance économique moyenne de 2,5% pendant ces 40 ans, l’augmentation linéaire des ressources affectées à l’éducation se traduirait par une hausse de 310% des dépenses par élève durant cette période. C’est beaucoup trop d’argent ! Si on ajoute à cela les dépenses pour la santé et la prévoyance, on aboutit à une charge fiscale de l’ordre de 50% du PIB en 2050. C’est une absurdité, mais personne ne le dit! » « A quand un véritable Plan Réal de l’éducation », se désolait au début du mois de juillet, l’hebdomadaire « Epoca » : « Le plan Réal n’a pas seulement tué l’hyperinflation, il a apporté aux brésiliens un environnement d’ordre grâce auquel il est possible de planifier et d’exécuter des politiques publiques. Nous devons apprendre à mieux profiter de cet héritage ».

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9. Une violence récurrente trop négligée (Vision Brésil 21 septembre 2014)

Janvier 2014 : 12 hommes entre 17 et 30 ans meurent assassinés au petit matin dans différents endroits de la banlieue de Campinas, dans l’Etat de Sao Paulo. Six d’entre eux étaient porteurs d’un casier judiciaire. Ils ont été abattus les uns après les autres par des tireurs en voiture. Les raisons de ces crimes paraissent être une vengeance de policiers suite à la mort de l’un d’entre eux, la veille au soir, lors d’une tentative de vol dans une station-service. Si l’hypothèse est confirmée, cela traduira une fois de plus un des traits les plus néfastes de la police brésilienne, le désir de vengeance et la disposition a le mettre en pratique, affirme José Vicente da Silva Filho, ancien Secrétaire national à la Sécurité du gouvernement Fernando Henrique Cardoso : « La corporation entre en ébullition chaque fois qu’un collègue est tué, cela provoque un sursaut aigu de solidarité qui débouche sur la vengeance immédiate ».

Entre janvier et juin, 317 personnes ont été tuées par la police militaire dans l’Etat de Sao Paulo, « le nombre le plus élevé depuis l’année 2003, qui représentait un pic de 399 morts à partir duquel ce chiffre a régulièrement baissé » commente dans son rapport semestriel les services du Secrétariat d’Etat à la Sécurité de Sao Paulo. Le même document fait apparaître une hausse de 38% du nombre de vols dans la ville de Sao Paulo, c’est le 13° mois consécutif de hausse de ce genre de larcin. Par contre, les homicides dans la capitale de l’Etat ont baissé de 8,8% durant le premier semestre 2014, alors qu’au niveau national, le taux d’homicide a été en 2012, dernière année pour laquelle les chiffres sont connus, le plus élevé depuis les années 1980. La violence au Brésil est encore et toujours une réalité bien présente et la perception populaire qu’elle a tendance à remonter depuis le début de l’année semble justifiée. Tout comme la sensation qu’elle s’exerce autant du côté des criminels que des forces de l’ordre. C’est sans doute un des dossiers brûlants sur lequel va devoir se pencher la nouvelle équipe gouvernementale qui sortira des urnes du mois d’octobre. 50 à 100 fois plus de morts violentes qu’au Japon

En 2012, 56’337 personnes sont donc décédées de mort violente, 7,9% de plus qu’en 2011. Cela fait une « moyenne » de 29 assassinats pour 100’000 habitants, bien au-delà de la limite du seuil épidémique de 10 homicides pour 100’000 habitants fixé par l’OMS. « Nos chiffres sont 50 à 100 fois plus élevés que ceux de pays comme le Japon » commente Julio Jacobo Waiselfisz, auteur de la « Carte de la violence au Brésil », éditée chaque année sur la base des chiffres du « Système d’Informations sur la Mortalité » du Ministère fédéral de la Santé.

Mais pour le sociologue, ces chiffres doivent être nuancés : le Brésil vit un état d’équilibre instable où certains Etats connaissent des progrès et d’autres des régressions. Il est vrai qu’entre 2000 et 2012, le taux de mortalité a peu varié sur le plan national, 28,5% au début de la décennie, 25,7% en 2007, la « meilleure année », puis à nouveau 29% en 2012. Pendant ces 12 ans, deux Etats, Rio de Janeiro et Sao Paulo, ont connu une baisse spectaculaire de la violence. Sao Paulo affiche, malgré une remontée de 11% entre 2011 et 2012, le deuxième

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plus bas taux d’homicide du pays, avec une chute de 60% des assassinats et Rio de Janeiro une diminution de 50%. Baisse dans les métropoles, hausse dans les villes moyennes

On constate par contre un net déplacement de la violence vers les villes secondaires de l’intérieur du pays, là où s’installent les nouveaux pôles de croissance. Globalement, la violence a chuté de 21% dans les grandes capitales entre 2003 et 2012, mais elle a augmenté de 23% dans les petites municipalités. Ce qui explique en bonne partie la hausse de 2,1% en 2012 par rapport à 2011. La « Carte de la violence au Brésil » montre encore que 70% des homicides auraient comme toile de fond le problème de la drogue. « Je ne pense pas que l’année 2012 marque une tendance », analyse Julio Jacobo Waiselfisz, « mais les chiffres préoccupent car ils traduisent le fait que les actions ponctuelles dans le domaine de la Sécurité publique montrent leurs limites ». Traduction : il manque une politique cohérente d’ensemble dans la lutte contre la violence… Pas de stratégie d’ensemble

Il existe bien, au niveau national un « Plan fédéral Brésil plus sûr », mais les affaires de police restent fondamentalement l’apanage des Etats et chacun agit comme bon lui semble dans ce domaine, sans véritable coordination. Un Etat, ou plutôt une ville, tente depuis 2008 de mettre en place une stratégie de lutte contre la criminalité à travers la réintégration progressive des quartiers marginaux dans le reste de l’agglomération : Rio de Janeiro avec la mise en place des Unités de Police de Pacification.

La ville joue aujourd’hui le rôle de laboratoire dans le domaine des politiques sécuritaires, mais l’expérience, bien commencée il y a 7 ans, connaît quelques problèmes aujourd’hui. Une quarantaine « d’UPPs » ont été installées dans environ 250 communautés depuis 2008, touchant directement ou indirectement 2 millions de personnes. 9’300 policiers y sont affectés. « Mais plusieurs cas de violence policière intervenus ces derniers temps ont renforcé la défiance des habitants vis à vis des unités de police de pacification » relevait Astrid Prange, journaliste de la Deutsche Welle en avril dernier : « La différence entre le rêve et la réalité est toujours immense. Même si des hôtels de luxes sont inaugurés dans les favelas, le contraste qui existe depuis des siècles entre la partie privilégiée de la cité et les communautés négligées par les pouvoirs publics n’a pas disparu. Et celui qui habite la favela est encore et toujours regardé par le policier comme un délinquant en puissance ». Astrid Prange se réfère notamment à deux « bavures » avérées de la police de pacification : la disparition en juillet 2013 d’Amarildo, un habitant de la Rocinha vraisemblablement torturé dans un container de l’UPP et dont le corps n’a jamais été retrouvé et la mort lors d’une descente de police de « Douglas » dans la favela de Cantagalo, qui a ensuite donné lieu à une nuit d’émeute dans les rues du quartier touristique de Copacabana.

Trouver le chemin d’une relation de confiance « Le principal défi des UPPs aujourd’hui », analyse Ignacio Cano, coordinateur du Laboratoire d’Analyse de la Violence de l’Université d’Etat de Rio de Janeiro, « c’est de faire en sorte que la population perçoive la police comme une institution qui est là pour la protéger et non pour la contrôler. C’est un des défis majeurs dans la relation entre les forces de l’ordre et les habitants ». Sur ce plan, les efforts engagés ont été largement insuffisants, poursuit le sociologue : « L’UPP en est resté à son stade initial, occuper et quadriller le territoire. A partir de là, la manière d’agir des policiers dépend de la volonté et de la sensibilité du commandant local. Ce n’est pas que cette police soit pire que les autres. Au

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contraire, elle est plutôt meilleure, mais comme elle est plus exposée, elle est plus sujette aux dénonciations en cas de dérapage ». Changer ce rapport de défiance entre la police et la population est un objectif extrêmement complexe car il faut réussir à rompre avec une relation qui s’est construite depuis des siècles sur l’affrontement entre les agents de l’ordre et les habitants et non sur la collaboration. Une perception qui vaut des deux côtés d’ailleurs. Une enquête menée par le Centre d’Etudes sur la Sécurité et pour la Citoyenneté de l’Université Candido Mendes de Rio de Janeiro auprès des policiers en poste dans un certain nombre d’UPPs révèle bien cette défiance de la corporation à l’égard des résidents qu’ils sont censés protéger : seuls 46% des policiers interrogés se disent contents de travailler dans une UPP. Les autres sont « indifférents » (27%) ou « insatisfaits » (26%).

Un fonctionnement en pilote automatique A la question de savoir s’ils préféreraient travailler dans un autre département de police, 60% répondent favorablement et l’écrasante majorité cite les services traditionnels d’intervention comme les bataillons de choc ou le travail administratif, des activités très éloignées de celles de la police de pacification. Une des principales explication de ce désenchantement policier, selon l’enquête du CeSC réside dans le fait que l’assignation à une unité de pacification ne se fait pas en tenant compte de la vocation ou de l’aptitude des policiers vis à vis de cette tâche, mais sur la base d’une désignation administrative.

« Actuellement, les UPPs fonctionnent en pilotage automatique » observe Ignacio Cano, « ça ne peut pas marcher comme ça. Il faut mettre la priorité sur l’amélioration des relations avec la population et une meilleure formation des agents en poste. » Malgré ces difficultés, l’expérience de Rio de Janeiro fait toujours référence dans la question de la lutte contre la criminalité, ce qui devrait stimuler les prochaines autorités à multiplier les efforts pour la rendre plus solide.

Le chancre des prisons Il est un autre domaine beaucoup plus négligé par le pouvoir, qui est un foyer important de délinquance au Brésil : les prisons. Surpeuplées, abandonnées au contrôle des factions criminelles qui font régner leur propre loi derrière les barreaux, elles sont devenues les postes de contrôle d’où les caïds de la drogue commandent les actions criminelles qui se déroulent dans la rue.

C’est ainsi que le 22 février 2014, une vingtaine d’assaillants, débarquant d’un convoi d’une dizaine de voitures, attaquent une agence bancaire dans une petite ville agricole des montagnes du Minas Gerais. Itamonte. 200 policiers les attendent, mis au courant par une indiscrétion. S’ensuit une énorme fusillade qui terrorise cette localité de 13’000 habitants, d’ordinaire bien tranquille, et fait 9 morts parmi les assaillants. L’enquête montrera que les protagonistes faisaient partie d’une bande spécialisée dans les attaques de banques des petites agglomérations de l’Etat de Sao Paulo et du Minas Gerais. Ces opérations étaient organisées et commandées depuis l’intérieur des prisons de Sao Paulo.

Des détenus dont on nie l’existence « Comment voulez-vous que les condamnés emprisonnés respectent notre vie dans la rue si la société ne prend pas en compte leur existence comme prisonniers » commente Camila Nunes Dias, chercheuse au Noyau d’Etude sur la Violence de l’Université de Sao Paulo. Et la sociologue d’aligner les chiffres : en 2012, le Brésil a consacré 52 milliards de R$ à la sécurité publique, mais seulement 2,3 milliards aux politique de réhabilitation des prisonniers.

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Il y avait 548’000 personnes incarcérées en 2012, cinq fois plus qu’en 1990 et le taux moyen d’occupation des cellules est de 176%, presque 2 personnes par lit ! 38% des occupants des pénitenciers sont en prison préventive, en attente de jugement pendant des mois et des années. « Les prisons sont surpeuplées, c’est la recette idéale pour les rébellions, les fugues, mais aussi la prise de pouvoir par les factions criminelles. » L’Etat ne contrôle plus ses pénitenciers. « Tant que la société brésilienne continuera à rejeter dans la marginalité la population carcérale, la violence des prisons débordera dans la rue », affirme Camila Nunes Dias, « alors mettre l’accent sur la réinsertion, ce n’est pas un dépense, c’est un investissement ».

On pourrait considérablement améliorer les conditions dans les pénitenciers et réduire la délinquance dans la rue en moins de 10 ans, affirment la majorité des criminologues. En se basant sur des expériences menées par des pays comme la Suède ou le Portugal, qui ont mis en place des partenariat public-privés dans le domaine carcéral : le secteur privé construit et administre les prisons, les pouvoirs publics, libérées de ces charges d’infrastructure, se consacrent à la gestion des peines et à la réhabilitation des délinquants. Une recette qui paraît simple à l’énoncé, mais qui est tout un programme lorsqu’il s’agit de l’appliquer. Surtout dans un pays qui préfère enfermer plutôt que d’affronter les raisons qui poussent à la violence…

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10. Des chemins pour demain (Vision Brésil 28 septembre 2014)

On l’a vu tout au long de cette série d’article, la prochaine équipe gouvernementale ne pourra pas faire l’économie d’une profonde remise en question si elle veut sortir le Brésil du marasme qui le frappe aujourd’hui. Une tâche herculéenne, mais ce pays a déjà su montrer par le passé qu’il avait une incroyable capacité à se réinventer lorsque c’est nécessaire. Dans ce dernier volet de la série « dix défis pour une élection », on va donc tenter, en compagnie des spécialistes de l’exercice, une petite incursion dans le monde de la futurologie : Que pourrait être idéalement le Brésil dans 15 ans si tout ce qu’il faut entreprendre pour le transformer est réalisé ? Et quels sont les changements indispensables pour qu’une telle mutation soit possible ?

Il y a déjà aujourd’hui de nombreux gisements de transformation positive qui sont en place. Mais ils restent trop éparpillés, trop isolés pour tracer véritablement un nouveau visage du pays. Cependant, réfléchir à partir de là à ce que pourrait être un « lendemain idéal » permet de tracer un cadre général à l’intérieur duquel le futur du Brésil a des chances de se déployer. Même si bien souvent les prévisionnistes se trompent !

Parfois, et plus souvent qu’on ne le croit, les politiques publiques au Brésil « fonctionnent » et fonctionnent même bien. Ainsi en est-il le plan de lutte à long terme contre la violence mis en place dans l’Etat du Pernambouco, au Nord-Est. Ou encore la réforme pédagogique élaborée par les autorités de l’Etat de Minas Gerais, qui a fait chuter drastiquement l’abandon scolaire sans exiger d’énormes investissements (voir Vision Brésil du 7 septembre 2014, dix défis pour une élection – 8 : L’école chahutée). Il en est de même avec le « choc de gestion » appliqué par la Municipalité de Rio de Janeiro, qui, en introduisant la méritocratie dans la fonction publique, l’a rendue plus efficace.

« L’Hôpital du Suburbio » A Periperi, dans la banlieue de Salvador, une bonne administration, associant les pouvoirs publics et le secteur privé, a fait de cette périphérie pauvre le modèle de ce qu’il est possible de mettre sur pied pour rendre efficace la politique de santé au Brésil. « L’Hôpital du Suburbio » de Periperi est un établissement public gratuit de 313 lits, dont 60 pour le secteur des urgences et un service d’appui pour les internements à domicile. La qualité des prestations offertes est aujourd’hui comparable à celle des meilleurs hôpitaux privés du pays. Pas de patients en panne sur des brancards dans les couloirs, comme c’est le cas dans la plupart des hôpitaux publics, pas de rupture de stock pour les médicaments, des équipements médicaux de pointe qui fonctionnent, grâce à un service de maintenance opérationnel 24 heures sur 24. « L’Hôpital du Suburbio est l’exemple de ce qu’il est possible de faire lorsque l’Etat et le secteur privé travaillent ensemble de façon harmonieuse », affirme Jim Yong Kim, Président de la Banque Mondiale à la suite d’une visite des lieux. Une visite pas tout à fait due au hasard, « l’Hôpital du Suburbio » a été désigné en 2012 comme l’une des 100 initiatives les plus innovatrices du monde par la firme KPMG. L’année suivante, en 2013, il a reçu le prix

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du « Partenariat émergent » de l’IFC, le bras financier de la Banque Mondiale. A l’origine de cette réussite, un investissement de 50 millions de R$ (21 millions de CHF / 17,5 millions d’€) des pouvoirs publics dans la rénovation des bâtiments et de 60 millions de R$ en deux tranches successive par l’entreprise concessionnaire « Prodal Saude » qui administre l’hôpital jusqu’en 2020. Selon le Secrétariat à la Santé de la Bahia, c’est un coût 10% inférieur à celui des hôpitaux de l’Etat directement gérés par les services publics. Le modèle anglais pour réformer le Système Unique de Santé (SUS)

En Grande-Bretagne, la base du National Health Service, c’est le poste de santé primaire du quartier. Tout et tous passent par là, le médecin de planton du dispensaire oriente ensuite le patient vers d’autres unités hospitalières ou prescrit le traitement approprié si la personne peut se soigner à domicile. L’adaptation de ce principe au Brésil permettrait de revaloriser le rôle les postes de santé du SUS, aujourd’hui paralysés par les carences d’équipements et le manque de médecins. Ces derniers, mal rémunérés et peu contrôlés, désertent ces unités de base. Au point que le gouvernement a fait appel à des médecins cubains pour occuper les postes vacants du SUS. Ils sont actuellement 14’400 à exercer dans les services de la santé publique au Brésil. L’autre effet positif que pourrait avoir l’imitation du modèle britannique serait de désengorger les services d’urgence des hôpitaux, aujourd’hui submergés par des patients souffrant de maux bénins, mais qui s’adressent aux urgences à cause des carences du réseau de la santé de base. Sans compter une baisse significative des coûts si les doublons entre les différents échelons du SUS sont supprimés et tout le système rationnalisé. Même en revalorisant d le salaire des médecins pour le rendre attractif ! Enfin, avec un système de santé publique gratuite qui fonctionne, les spécialistes calculent que la demande à l’égard de la médecine particulière et des assurances privées, pourrait être réduite à 10% de ce qu’elle est aujourd’hui, une belle économie pour les budgets des ménages…

Une éducation à la finlandaise Les principes qui font de ce pays nordique la référence mondiale en matière d’éducation sont simples : valorisation de la carrière des professeurs, curriculum unique déterminant le niveau de savoir à acquérir à la fin de chaque cycle scolaire, et liberté pour chaque établissement de déterminer le rythme et la stratégie pour aboutir à ce résultat. Des principes simples donc, mais qui impliquent une révolution profonde des mentalités au Brésil.

L’enseignant y est en effet très mal payé, il faudrait que son salaire soit pratiquement décuplé pour atteindre la moyenne de ceux de ses collèges de l’OCDE. Mais si le salaire est bas, il est égal pour tous, quelque soit la qualité du travail fourni ou l’assiduité. Ainsi, nombre de professeurs ne viennent tout simplement pas donner leurs cours, car personne ne contrôle personne, mais ils touchent tout de même leur salaire. L’introduction de la méritocratie pour les enseignants serait donc une mesure indispensable à changer cet état de fait. Tout comme l’adoption d’un système d’orientation dans les dernières années de l’enseignement de base, afin de permettre à ceux qui n’envisagent pas de se préparer à l’entrée à l’université de trouver d’autres voies de formation. Actuellement au Brésil, l’école prépare uniquement au « Vestibular » l’examen sélectif d’entrée dans une université, abandonnant en cours de route 40% des élèves qui désertent peu à peu l’école obligatoire.

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Faire du business comme en Israël

Celui qui veut créer une entreprise aujourd’hui au Brésil est un héros. Il doit s’attendre à de longs mois de tractations bureaucratiques auprès d’au moins dix administrations différentes qui vont toutes le traiter comme un fraudeur en puissance à qui on va imposer une multitude de pseudo garde-fous administratif qui rendent la gestion des affaires infernale… Selon l’étude Doing Business de la Banque Mondiale, le Brésil est à la 116° place sur 189 pays en ce qui concerne la qualité de l’ambiance des affaires. Pas brillant pour la 7ème économie du monde ! Plus encore, d’après la fondation américaine « Heritage », le pays est 114ème sur 186 pour ce qui est de l’indice de liberté économique. Changer cet environnement, en s’inspirant du modèle israélien serait particulièrement bienvenu. Israël en effet, aux yeux des observateurs, est un pays « qui a la manie de monter des affaires ». Il y faut aujourd’hui un dixième du temps nécessaire au Brésil pour créer une entreprise, laquelle va payer moitié moins d’impôts. A la base de cette souplesse, trois mesures que le Brésil devrait imiter :

Premièrement rassembler dans un seul guichet les dix services administratifs chargés « d’aider » à la création d’entreprises. Ensuite instaurer un impôt unique sur l’entreprise, en lieu et place des dizaines de taxes différentes qui grèvent aujourd’hui les étapes de la chaîne de production. Enfin, créer avec des capitaux publics et privés, un fond d’investissement à la création d’entreprise et à l’innovation, qui donnerait la priorité à la fois aux spécificités régionales et aux secteurs les plus prometteurs. Il faudrait encore, c’est le substrat de la réussite israélienne, insuffler « l’esprit d’entreprise » déjà à l’école, en introduisant des cours orientés vers la résolution des problèmes plus que vers la seule acquisition des connaissances. Aujourd’hui en Israël, la presque totalité des jeunes qui arrivent sur le marché du travail sont capables d’identifier un problème et de trouver la solution.

Verts comme les Allemands ? Le Brésil possède le second plus grand complexe hydro-électrique du monde, Itaipu, sa matrice énergétique est (encore) à près de 60% renouvelable, mais ces conditions favorables se détériorent à grande vitesse : le risque de rationnement en cas de sécheresse persistante, comme celle qui a marqué l’année 2014, est de plus en plus marqué. Le recours aux usines thermiques pour faire face à l’augmentation de la demande, pendant qu’on attend la mise en service des mastodontes hydro-électriques en projet, amplifie la pollution et les émissions de CO2 dans l’atmosphère. Enfin l’absence d’une politique cohérente de diversification des sources d’énergie mène à l’impasse. La stratégie adoptée par l’Allemagne pourrait tracer la voie du futur pour le Brésil. En privilégiant la mise en place de sources diversifiées, l’Allemagne veut augmenter la part des énergies renouvelables de 6% en 2000 à 35% en 2020 et 80% en 2050. Tout en renonçant au nucléaire. Parallèlement, des campagnes de sensibilisation aux économies d’énergie, dirigées vers les ménages et les entreprises visent à stabiliser à terme la consommation.

Le Brésil a les moyens de faire ce que l’Allemagne veut réaliser s’il met en place des programmes d’incitation à la production d’énergie solaire, s’il utilise au mieux les ressources éoliennes abondantes de son Nord-Est, s’il modernise son réseau de transmission des lignes à haute tension pour réduire les pertes énormes qu’il génère et s’il met en place une politique valorisant les efforts d’économie d’énergie. Grâce à son potentiel géographique et climatique, il n’est pas absurde d’imaginer en 2030 un Brésil où 90% de la production d’énergie serait issue de sources renouvelables, non polluantes et respectueuses de l’environnement. Même s’ils utilisent la force hydraulique, ces critères ne sont pas remplis par les grands barrages actuellement en construction ou en projet en Amazonie. Il faudrait donc négocier un virage dans les priorités actuelles.

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Citoyens comme en Norvège…

Aujourd’hui, les brésiliens détestent la politique et les politiciens ignorent les électeurs. Sauf au moment des élections… Voilà pourquoi le « Democracy Index de The Economist Intelligence Unit » (EIU) classe le Brésil parmi les « démocraties imparfaites », soit au 44° rang des 167 nations examinées. Seules les 25 premières sont estimées des « démocraties à part entière ». Pour l’EIU, il n’y a certes pas de menace directe contre la démocratie au Brésil, qui connaît même « un système électoral pluraliste » et les « libertés civiques », mais qui pêche par un manque aigu de « participation citoyenne » et de « culture politique ». C’est le résultat de l’extrême personnalisation de la vie politique et, en conséquence, de l’absence de valorisation des programmes des partis, susceptibles de permettre aux électeurs de choisir un modèle de gouvernance plutôt qu’un « sauveur de la patrie » à qui déléguer la responsabilité de satisfaire ses besoins. C’est tout le contraire de la Norvège où la loi sur la transparence oblige toutes les formations à publier le détail de leur programme de gouvernement, au plus tard 6 mois avant les élections afin de permettre aux citoyens et à leurs associations de débattre publiquement de ces propositions. Le résultat, c’est que les programmes de ces partis évoluent ensuite sur la base des critiques et des proposition qui émanent de cette discussion publique, et ceci jusqu’au moment du scrutin. Ce débat d’idée n’a pas lieu seulement à l’intérieur de forums en vase clos, mais il se répand dans toute la population grâce aux applications des Smartphones et déborde dans la rue à travers des manifestations revendicatives. Les brésiliens, friands des réseaux sociaux sur internet et facilement prêt à descendre dans la rue auraient tout à gagner à l’instauration des critères stricts de transparence qui caractérisent les débats et l’activité politique en Norvège.

Utopie pourquoi pas ! On pourrait multiplier ces exemples, à l’image de ce qu’à fait en mai dernier la revue « Epoca », à l’occasion du 16° anniversaire de sa fondation. L’hebdomadaire a esquissé un Brésil utopique et parfait en 2030. Cet exercice a largement inspiré la réflexion de Vision Brésil sur les chemins de demain. Bien évidemment, ce rêve d’un Brésil idéal ne se réalisera jamais dans sa totalité. Pas plus d’ailleurs que ne pourrait émerger dans aucun des pays choisis comme modèles pour cet essai de futurologie un paradis sur terre. Chacun d’entre eux, s’il brille par la solution qu’il a su donner à l’un ou l’autre des défis qu’il doit affronter, n’incarne au final un ensemble parfait de réussite. Alors, un jeu d’esprit, cette élucubration sur demain ? Je ne le crois pas. L’ensemble de cette série des dix dossiers détaillants les dix défis qui attendent le futur gouvernement du Brésil dès 2015 me semble utile pour mieux comprendre ce pays et savoir comment l’aborder lorsqu’on débarque de l’extérieur.

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Rio de Janeiro / Genève, juillet - septembre 2014 Jean-Jacques Fontaine - Vision Brésil