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© J.-P.P. / AgroParisTech 1 Département des SCIENCES ECONOMIQUES, SOCIALES & de GESTION Tronc commun de 1ère année U.E. Sociologie, Droit & Science Politique Module intégratif « Institutions, politique agricole et politiques économiques de l’Union Européenne » ELEMENTS D’HISTOIRE DU DROIT EN EUROPE Contribution à l’épistémologie des Sciences humaines pour l’ingénieur Jean-Pierre PLAVINET Maître de Conférences U.F.R. de SOCIOLOGIE Année universitaire 2010-2011

ELEMENTS D’HISTOIRE DU DROIT EN EUROPE · PDF fileContribution à l’épistémologie ... La formation de la Science politique ... entre le progrès scientifique et technique et

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Département des

SCIENCES ECONOMIQUES, SOCIALES & de GESTION

Tronc commun de 1ère année U.E. Sociologie, Droit & Science Politique

Module intégratif « Institutions, politique agricole et politiques économiques de l’Union Européenne »

ELEMENTS D’HISTOIRE DU DROIT EN EUROPE Contribution à l ’épistémologie

des Sciences humaines pour l ’ ingénieur

Jean-Pierre PLAVINET Maître de Conférences U.F.R. de SOCIOLOGIE

Année universitaire 2010-2011

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SOMMAIRE Page Observations introductives 3 0.1. Observations sur le fond 3 0.2. Observations sur la forme 4 0.3. Prologue I - LA GENESE DU DROIT : CERTITUDES & INTERROGATIONS 11 1.1. Les trois naissances du Droit 12 1.2 . Le Droit dans l’aire mythologique indo-européenne 14 1.2.1. Le fondement de l’Inde ancienne : fonctions et castes 14 1.2.2. A l’origine du Droit : le Sacré 17 1.2.3. Eléments de comparaison : Inde, Tibet et Chine 18 1.3. L’invariance du paradigme tri-fonctionnel dans l’histoire européenne 21 1.3.1. Les Etats Généraux de l’Ancien régime en France 21 1.3.2. Les « orfèvres » et l’émergence de la science juridique 22 1.3.3. L’apport de l’Antiquité grecque, romaine et celtique 24

1.3.4. Trois figures face à l’enjeu du pouvoir : l’Empereur, le Roi, le Pape 28

1.4. Le legs du Droit de l’Ancien régime en France 33 1.4.1. La tendance à l’unification du Droit écrit par le pouvoir royal 33 1.4.2. L’autonomisation progressive de la justice 34 1.5. L’Allemagne, l’autre pays du Droit romain 37 1.6. L’Angleterre et l’émergence d’un modèle juridique distinct : le « common law » 38 1.7. Les Etats-Unis, paradis (ou enfer ?) du Droit 40 1.8. La formation de la Science politique moderne 41 1.9 Le paradigme tri-fonctionnel est-il encore d’actualité ? 48 II - LES PRINCIPALES THEORIES DU DROIT 50 2.1. La théorie du Droit naturel 50 2.2. La théorie du positivisme juridique 51 2.3. Les théories de la déconstruction du Droit : 53 2.3.1. L’optique marxiste 53 2.3.2. L’optique anarchiste 55 III - LES RELATIONS DU DROIT AVEC LES AUTRES SCIENCES ECONOMIQUES, SOCIALES ET DE GESTION 57 3.1. Droit et Science politique : la problématique de l’Etat de droit 57 3.2. Droit et Sociologie 60 3.2.1. Le champ commun du Droit et de la Sociologie : les « normes » 62 3.2.2. La Sociologie, une ouverture naturelle pour les juristes 64 3.3. Droit et Economie 66 3.4. Droit et Sciences de Gestion 73 Conclusion 75 L’auteur tient à remercier ses collègues de l’UFR de Sociologie et de l’UFR d’Economie & Gestion des politiques publiques pour leurs observations et suggestions sur la partie III.

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OBSERVATIONS INTRODUCTIVES 0.1. OBSERVATIONS SUR LE FOND L’unité d’enseignement « Sociologie, Droit, Science politique » de 1ère année a pour objectif de conférer à la formation des ingénieurs d’AgroParisTech une initiation indispensable à ces approches disciplinaires dans le cadre du Département des Sciences économiques, sociales et de gestion (SESG), d’autres unités d’enseignement effectuant les apports nécessaires en Economie, Sciences de Gestion ainsi que dans les disciplines de synthèse que sont « Agriculture comparée et développement agricole » et « Gestion du vivant et stratégie patrimoniale ». Par ailleurs, une unité d’enseignement intitulée « Ethique et philosophie des sciences » sensibilise les élèves-ingénieurs à des questions plus ouvertes, notamment la confrontation entre le progrès scientifique et technique et l’approche philosophique au regard de la dimension éthique de l’appréhension des questions relatives au vivant. La Philosophie n’ayant pas vocation à être enseignée en tant que telle dans les Ecoles d’ingénieurs, cette unité d’enseignement s’inscrit dans le contexte des Sciences humaines, ou encore « Humanités », qui est plus large que les SESG. En ce sens, le présent document apporte un complément utile aux activités et travaux de cette seconde unité d’enseignement concernant essentiellement l’épistémologie des Sciences exactes qui sont la base même de la formation de l’ingénieur. Enfin, le module intégratif « Institutions, politique agricole et politiques économiques de l’Union Européenne » implique, outre des apports juridiques généraux sur le Droit de l’Union européenne, un minimum de connaissances en Science politique sur l’arrière-plan historique de la construction européenne après la IIème guerre mondiale. L’Europe a t’elle des « racines chrétiennes » ? La Turquie est-elle européenne ? Qu’entend-on par « pays de common law » ? Etc.. Ce document apportera des éléments de réponse aux futurs ingénieurs pour lesquel(le)s une carrière internationale a une chance non négligeable d’être européenne. Cette contribution présente enfin une utilité au niveau des établissements membres de ParisTech afin d’élargir l’horizon de réflexion et d’insertion des élèves et étudiants des Ecoles d’ingénieurs ainsi que de l’Ecole des HEC. En ce qui concerne le cursus commun d’AgroParisTech, le présent document se rattache principalement à l’enseignement d’Introduction générale au Droit, réparti entre la 1ère (« IGD1 ») et la 2ème année (« IGD2 »), et plus particulièrement le cours « IGD1 ». Il présente, hors contrôle des connaissances, la genèse du Droit (I), du moins dans un contexte planétaire qui inclut la France et l’Union européenne, les principales théories du Droit qui en découlent (II), ainsi que les relations du Droit avec les autres disciplines relevant du Département SESG d’AgroParisTech (III). Il est précédé d’un « Prologue » comportant des thèmes de méditation analytique, qui se rattache à la dimension « Humanités » de l’exercice. Pour les ingénieurs ou les managers (HEC ou autres) en formation, le Droit est à la fois une science - au sens large de « discipline académique » - qu’il est difficile d’appréhender dans sa totalité et dans sa logique profonde, et aussi une technique, qu’il est nécessaire de parvenir à maîtriser sur un plan parcellaire/sectoriel plus ou moins vaste pour l’exercice de son métier, sans compter l’intérêt évident que cela représente dans la vie privée et citoyenne. Le problème essentiel de la formation juridique des ingénieurs ou des HEC de ParisTech réside dans l’impossibilité d’aborder directement la dimension technicienne de la discipline sans avoir

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certaines bases de la discipline en tant que science, et cela sous contrainte forte de dimensionnement chronologique eu égard au reste des apports de formation initiale à réaliser. A travers sa mise en ligne dans « Libres savoirs » de ParisTech, le présent document renforce la compréhension profonde du Droit en tant que science, et ceci dans la perspective de son articulation avec l’émergence historique des autres SESG. Cela étant, nous avons écarté de l’exposé la prise en considération détaillée des rapports historiques du Droit et de la Philosophie, qui nous semble davantage être du ressort des philosophes et nous aurait inévitablement mené en dehors des limites de notre compétence personnelle ; mais nous avons été amené à l’aborder de façon occasionnelle. Dans un essai magistral qui traite de nombreux exemples dans le domaine du vivant (1), Alain SUPIOT fait du Droit la mise en oeuvre de la raison dans la société humaine. Il est en effet nécessaire que la vie en société soit à la fois « raisonnable » et « raisonnée », ce qui présente l’avantage de concilier à la fois le Droit en tant que science - le « raisonnable » issu d’une démarche rationnelle qui n’est pas scientifique au sens strict du terme mais qui est la résultante d’un processus historique long et complexe que nous nous proposons de résumer - et le Droit en tant que technique, c’est-à-dire le « raisonné » issu du syllogisme juridique appliqué aux problèmes concrets que rencontrent les ingénieurs. Pour planter le décor du « Droit-science » : « Le Droit relie l’infinitude de notre univers mental à la finitude de notre expérience physique et c’est en cela qu’il remplit chez nous une fonction anthropologique d’institution de la raison. (...). Instituer la raison, c’est ainsi permettre à tout être humain d’accorder la finitude de son existence physique avec l’infinitude de son univers mental. Chacun d’entre nous doit apprendre à inscrire dans l’univers du sens cette triple limite qui circonscrit son existence biologique : la naissance, le sexe et la mort. L’apprentissage de ces limites est aussi un apprentissage de la raison» (2). Nos collègues généticiens du Département SVS d’AgroParisTech, qui travaillent sur le vivant non humain, ne disent pas autre chose, mais dans le langage scientifique qui leur est propre. A cela nous pouvons donc ajouter l’apprentissage essentiellement utilitaire, mais aussi éthique de ces limites dans le domaine végétal, animal ou microbiologique ; et ce que nous appellerons les « prothèses de la finitude » dans une perspective inévitablement anthropocentrique : la production primaire agro-sylvo-halieutique, l’alimentation, l’environnement, etc., soit le contenu des domaines du cursus de 2ème année. 0.2. OBSERVATIONS SUR LA FORME Sur le plan de la forme de ce document, deux conventions ont été retenues en ce qui concerne l’usage des majuscules : - au rebours des conventions régissant actuellement les publications, cet usage est systématique pour les disciplines des Sciences humaines, à des fins pédagogiques (« Droit », « Sociologie », « Economie », etc.), et cela vaut aussi pour les adjectifs, en concordance avec le document de cours développé « Introduction générale au Droit » (« Droit Civil », « Droit Administratif », etc.) ; - en ce qui concerne les noms propres de personnages historiques, sont intégralement en majuscules les noms des auteurs dont l’existence est à retenir en termes d’oeuvre digne d’intérêt (« DUMEZIL », « CHIAPPINI », « LOCKE », etc.), mais restent sous forme 1 Alain SUPIOT : Homo juridicus - Essai sur la fonction anthropologique du Droit - « Essais » n° 626, Ed. du Seuil, 2009. Cet auteur est professeur de Droit du Travail, membre d l’Institut de France et anime la revue « Droit & Sociétés ». L’ouvrage fait partie des lectures recommandées de l’UE « Sociologie, Droit & Science Politique ». de 1ère année. 2 A. SUPIOT, op. cit., pp. 10 & 41.

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conventionnelle les noms des personnages historiques tels que les souverains ou leurs grands serviteurs (« Justinien », « Louis XIV », « Colbert », etc.). Enfin, on pourra observer que les personnages cités, que ce soit en majuscules ou en minuscules, sont tous de sexe masculin... Il n’y a là nul parti pris de notre part, mais simplement une fait objectif sur le plan historique : dans les sociétés humaines terrestres, les femmes ont été exclues de la vie intellectuelle pendant des siècles et des millénaires, jusqu’à la seconde moitié du XXème siècle ; on en relèvera quelques-unes dans le Prologue. 0.3. PROLOGUE Les sujets de réflexion proposés aux élèves et étudiants de ParisTech se répartissent en 3 thèmes : - Thème 1 : Régulation sociale et responsabilité dans les sociétés holistiques et les sociétés individualistes ; - Thème 2 : Une société a t’elle besoin du Droit? - Thème 3 : Le Droit en France : un paradoxe découlant d’une forte contradiction théorie-pratique.

Thème 1 : Régulation sociale et responsabilité des dirigeants dans les sociétés

holistiques et les sociétés individualistes (Sur ces concepts et leur transposition méthodologique, cf. cours de Sociologie, leçon 2)

« Il y a trois temps où le monde est fou : la période de mort d’homme, la production accrue de guerre, la dissolution des contrats verbaux » (Extrait du « Senchus Mor, Ancient Laws of Ireland », 1865 (réédition critique de 1927 par Rudolf THURNEYSEN, philologue allemand spécialiste des langues et civilisations celtiques), cité par Georges DUMEZIL, Mythe et épopée I (Epica minora), Ed. Gallimard, 1995 p. 644) L’auteur est présenté p. 11. Le « Senchus Mor » est le plus ancien recueil juridique européen connu et se rapporte à la civilisation celtique de l’Irlande ancienne (cf. note 52). Selon DUMEZIL, qui commente la glose de ce texte, il faut entendre la « mort d’homme » comme étant causée exclusivement par la famine et les épidémies, puisque la guerre est mentionnée de façon distincte. Cet aphorisme, qui figure à la fois à la fin du prologue de l’ouvrage et dans sa partie III, paraît avoir une valeur puissante et prophétique, et est en phase avec certaines prophéties hindouistes, bouddhistes et amérindiennes (hopi notamment) concernant le déclin inexorable de l’humanité (« Kali Yuga » des hindouistes, « Age de fer » aboutissant à sa destruction progressive, sous l’effet de causes internes et externes). La célèbre « prophétie hopi » est gravée sur un rocher du sud des Etats-Unis, mais l’interprétation est évidemment sujette à caution, sur la forme et sur le fond (les prophéties ne sont pas « scientifiques »). Cet « Age de fer », par opposition aux Ages d’or, d’argent et d’airain qui le précèdent, met en scène cinq dégénérescences : diminution tendancielle de la durée de la vie (la tendance inverse observable actuellement étant illusoire), dégénérescence de l’environnement, dégénérescence de la pensée philosophique, déclin de la sensibilité des êtres humains, déclin de la capacité des êtres humains à résister aux émotions perturbatrices. A noter que « contrat verbal » est un pléonasme dans le contexte de la civilisation celtique ouest-européenne, les druides rejetant l’écriture en matière spirituelle, « scientifique » et juridique dans la triple fonction qui était la leur ; il faut donc comprendre par là : le non respect des engagements contractuels en général. Ainsi des guerres déclenchées sous prétexte de « purification politique » contre des Etats souverains au mépris de la Charte des Nations-Unies, qui a un caractère contractuel en Droit international public ; si l’on accorde quelque crédit à cette vision très ancienne des choses, et les deux autres conditions étant manifestement réunies, la situation mondiale actuelle n’incite pas à l’optimisme…

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« Accorder de l’amour à toutes choses, aux montagnes, aux arbres et aux roches, car l’Esprit est un, bien que les kachinas soient multiples ». (Thème de méditation hopi) On serait tenté d’ajouter: il faut aussi accorder de l’amour aux « peuples racines » qui s’obstinent désespérément à survivre contre les agressions de la société marchande, prédatrice du territoire et de ses ressources naturelles : Aborigènes australiens, Indiens des 3 Amériques, Inuits, peuples sibériens et himalayens de culture chamanique, certaines ethnies africaines, etc… Les « kachinas » sont des représentations des esprits chez les Hopis, notamment sous forme de poupées de chiffons; par extension, on doit comprendre : les différentes traditions spirituelles et religieuses de la planète. Ceci renvoie aux débats interreligieux et au dialogue entre les religions les plus importantes, ce qui ne se limite pas aux religions dites du Livre, mais inclut l’approche philosophique athée/laïque, fortement méprisée par les temps qui courent. « La malchance est une faute impardonnable pour un prince. L’opinion publique chinoise tirait fort sagement les conséquences de ce principe en interprétant catastrophes naturelles et dérèglements climatiques comme des effets directs d’erreurs politiques de son monarque ou de débordements auxquels il était supposé s’être livré dans la vie intime. Inondations, sécheresse, nuages de sauterelles étaient autant d’indices que l’empereur n’était pas digne peut-être d’occuper sa position puisque, outre tous les autres sujets de mécontentement que pouvait engendrer sa politique, il n’était pas même pas capable d’assurer, de par son règne, la marche normale des saisons. C’est souvent par de tels signes que se manifestaient les périodes de déclin et de chute d’une dynastie régnante qui allait bientôt faire l’objet d’un « changement de mandat », c’est-à-dire d’une révolution. » (Les 36 stratagèmes/Traité secret de stratégie chinoise (traduits et commentés par François KIRCHER), Ed. JCLattès, 1991) Propos introductifs du 5ème stratagème, dénommé « Piller les maisons qui brûlent », classé dans la catégorie des « stratagèmes des batailles déjà gagnées » (les plus faciles à mener). Cet ouvrage fascinant n’a pas d’auteur connu, mais était la doctrine de la société secrète chinoise « Hongmen » ; on croit savoir qu’il est sans doute plus ancien. Le commentateur est sinologue et spécialiste de l’histoire militaire chinoise ; il a travaillé avec les cercles militaires et stratégiques de la République populaire de Chine. Dans les sociétés holistiques telles que l’ancienne société chinoise, l’Empereur est responsable de tout, et non pas seulement de la « gouvernance ». Dans les sociétés individuelles fondées sur la rationalité scientifique, les responsabilités sont dispersées, diffuses et souvent non identifiables ; ainsi, on explique assez facilement d’un point de vue scientifique les séismes, tsunamis, cyclones, inondations et sécheresses graves, mais on pourrait aussi les expliquer de façon non scientifique par la « colère de Gaïa » contre les dirigeants peu recommandables des principaux Etats du monde, voire de plus petits, autant dire tous, à quelques exceptions près (la Norvège, le Bhoutan et le Costa Rica, peut-être). Les régicides organisés sont devenus rares à l’époque contemporaine (Angleterre (1649), France (1793)), mais ils trouvent sans doute leur origine dans cette croyance, indépendamment de leur dimension de « règlement de comptes politique ». Selon cette sagesse très ancienne, dans une organisation (entreprise, établissement public, organismes divers), les dirigeants seraient responsables de tous les désordres internes, même lointains ou très subalternes, et sont évidemment fautifs lorsqu’ils en créent eux-mêmes. Mais cela n’est pas toujours connu ou reconnu, notamment par les intéressés eux-mêmes !

Thème 2 : Une société a t’elle besoin du Droit ?

« Plus règnent tabous et défenses Et plus le peuple s’appauvrit

Plus l’on compte d’armes tranchantes

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Et plus le désordre sévit Plus abonde l’intelligence

Et plus se voient d’étranges fruits Plus s’allongent les ordonnances Et plus foisonnent les bandits. »

(LAO TZEU, Tao-te-king, stance 57, Collection « Sagesses » n° 16, Ed. du Seuil) Ce grand philosophe chinois a vécu au IVème siècle avant notre ère et a profondément marqué son époque. Il n’est pas avéré qu’il soit l’auteur du Tao-te-king, traité concis présenté sous forme poétique, mais la tradition le lui attribue. Ses vues un peu « anarchistes » s’opposent à celles d’un autre philosophe qui vécut à la même époque, CONFUCIUS (KONG FU TZEU) : celui-ci prône de son côté l’ordre social homothétique avec l’ordre naturel et le respect scrupuleux de l’état de droit, centré à l’époque sur la rigueur de l’appareil administratif impérial d’une part et le culte des ancêtres d’autre part. La doctrine confucianiste est considérée comme une « religion d’Etat » dans la civilisation chinoise. Cf. ci-dessous, 1.1.3..

« Un cachet sur les registres Ne saurait parler pour quiconque.

Appose plutôt dans les cœurs Le sceau de l’action juste »

(TSANGYANG GYATSO, 6ème Dalaï Lama du Tibet (1683-1706)) Il est indéniable que le Droit a une dimension sèche, anonyme et barbare. En théorie pure, si chaque être humain pratique continuellement l’action juste « de cœur à cœur », le Droit et son fatras invraisemblable et baroque s’évanouiront comme un mirage. Il est à craindre que ce ne soit pas pour demain. « Les grands problèmes de l’humanité ne furent jamais résolus par des lois promulguées ; ils ne le furent, au contraire, qu’à la suite du renouvellement dans l’être individuel des positions intérieures. Si jamais il fut un temps où la réflexion authentique sur soi-même et où la maîtrise de soi qui en résulte constituent une absolue nécessité et leur recherche une démarche majeure, c’est bien notre époque catastrophique ». (Carl Gustav JUNG, Première préface à « Psychologie de l’inconscient », 1916) En plein milieu de la 1ère guerre mondiale, le grand psychologue pose ici une question fondamentale : est-ce vraiment la règle de droit (contraignante) qui va modifier les comportements humains négatifs, ici envisagés sous un angle plus collectif qu’individuel ? Cela renvoie à un débat encore plus vaste : le progrès humain est-il avant tout individuel/psychique ou collectif/politique ? Ou encore : faut-il changer la société pour changer l’individu, ou l’inverse ? On est tenté de répondre : les deux, mon général… Le sociologue Michel CROZIER a pu écrire, non sans vraisemblance, qu’on ne change pas la société par décret ; il est permis de penser qu’on ne la change pas davantage à coup de bonnes paroles ou de « prises de conscience », ou d’appel à la responsabilité individuelle Exemple : la « vulgate environnementale » pour les simples citoyens (« l’environnement, c’est l’affaire de tous »), qui a pour objet ou pour effet de masquer les responsabilités des plus puissants et des plus pollueurs. L’environnement, c’est en première et dernière analyse une question de pouvoir. « Faire la loi est un art qui s’inspire du passé, qui exige « science et conscience » et une longue formation. Plus la société se développe, plus il devient difficile de lui assurer ordre et cohésion, plus le droit étend son empire et accroît sa complexité. Le rôle des « techniciens » est alors essentiel. Ainsi se construit le faisceau des acteurs qui participent à la naissance du droit, un Pouvoir qui l’édicte, un Peuple qui l’accepte, une Science qui le formule. » (Jean GAUDEMET, Les naissances du Droit, Montchrestien, 2006, lignes finales) Cet auteur (1908-2001) était un historien du Droit d’une érudition hors du commun, et spécialiste du Droit canonique. L’édition posthume de la 4ème édition de son ouvrage par sa fille, Brigitte BASDEVANT-GAUDEMET, professeure à l’Université de Paris XI, a mis en perspective mieux que quiconque la genèse et

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l’évolution des systèmes juridiques, du moins dans le contexte euro-méditerranéen et proche-oriental. L’ouvrage cité est à la base de la partie I de ce document.

Thème 3 : Le Droit en France « La France a l’honneur des plus belles et plus sages ordonnances qui soient en Europe, mais aussi la réputation de les faire plus mal exécuter qu’aucun autre Etat ». (Henri PUSSORT, Conseiller d’Etat et chef du Conseil de police de Paris de 1660 à 1670) Cf. ci-dessous, 1.4.1.. Pussort était l’oncle de Colbert, ministre du roi Louis XIV. Rien n’a vraiment changé depuis lors… C’est en cela que les arguments des économistes « mainstream » (cf. 3.3), selon lesquels les réglementations environnementales sont inefficaces, sont faux et/ou de mauvaise foi : pour être taxé d’inefficacité, encore faut-il exister ou fonctionner en pratique… C’est l’autorité chargée de faire respecter une réglementation donnée qui peut être taxée d’inefficacité si elle est défaillante ou complaisante. Mais il est certain qu’une réglementation ou une législation peut être inefficace par elle-même, par rapport à un objectif prédéterminé : cela reste alors à démontrer au cas par cas. « Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaibliraient les lois nécessaires ; elles compromettraient la certitude et la majesté de la législation. Mais un grand Etat comme la France, qui est à la fois agricole et commerçant, qui renferme tant de professions différentes, et qui offre tant de genres divers d’industrie, ne saurait comporter des lois aussi simples que celles d’une société pauvre ou plus réduite » (Jean PORTALIS, Discours préliminaire au premier projet de Code Civil, 1800) Le législateur français actuel a bien oublié PORTALIS, en multipliant les lois de circonstance ainsi que les lois inutiles et purement idéologiques (reconnaissances de génocides réels ou allégués, tentative avortée d’introduire l’apologie du colonialisme dans l’éducation nationale, « neutrons législatifs », bavardages divers sur le système éducatif, multiplication des délits d’opinion…). A noter le sens ancien du terme « industrie », analogue à l’Anglais industry (activité économique) : l’industrie manufacturière n’apparaît véritablement qu’au XIXème siècle. « La justice n’est point si inflexible qu’un peu d’humanité ne puisse se démêler au fond de sa sévérité. Et comme il n’y a de si humain que l’erreur, voilà pourquoi il y a des erreurs judiciaires. » (Alfred JARRY, La Chandelle Verte, II, 514, in : En verve, Ed. Horay, p. 56). L’auteur (1863-1907) est un homme de lettres humoriste. Sa pièce de théâtre principale, « Ubu roi » met en jeu la destruction de toutes les institutions (noblesse, justice, finances…) de la « Pologne », c’est-à-dire « nulle part ». L’assertion ne concerne donc pas que la France, et a une portée générale. Cf. ci-dessous 1.9.. « Face à l’intervention du juge dans la vie publique, c’est un sentiment d’incompréhension qui semble s’emparer de ceux qui en découvrent la rigueur. Ceux : en clair notre « élite » - administrative, politique, financière – ces « nouveaux justiciables ». La sphère du droit est étrangère à l’univers étatique, comme elle l’est, plus largement, à l’ensemble de la société française. On y cultive les arts et les lettres, la technique et l’ingénierie ; on y forme une catégorie sui generis : les hauts fonctionnaires ; mais loin de la tradition britannique ou germanique, on n’y a pas d’élite juridique. Notre inculture en la matière est notoire. » (Laurence ENGEL : Le mépris du droit, Hachette-Littératures, 2000, p. 27) L’auteure est diplômée de l’ENA et de l’ENS, et expose le contexte général de la relation entre l’ingénieur et le Droit dans le contexte français : sous peine de revers graves, l’ingénieur du XXIème siècle devra « lutter contre le courant » de la relativisation et du mépris du Droit (culture de l’opportunité), souvent contre d’autres ingénieurs… Il n’est pas non plus impossible que ce mépris du Droit soit affiché dans l’appareil d’Etat, y compris au plus haut niveau de celui-ci : un tel Prince est alors voué à la chute, soit de façon brutale, soit de

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façon lente et inexorable, à moins qu’il ne se ressaisisse. Cette question est distincte de celle relative à l’affrontement des cultures de l’opportunité et de la légalité, ou encore de l’existence occasionnelle de pratiques de corruption : il est possible de remédier à ce phénomène par des mesures énergiques d’ordre administratif, ou par la voie contentieuse. « La Norvège, longtemps faite de paysans indépendants qui décidaient ensemble de règles communes, est fière de sa conscience égalitaire, de son roi achetant une fois par an un ticket de tram. Elle a le culte de la loi. Il n’est pas rare dans les rues d’Oslo de voir des automobilistes sortir leur mètre pour mesurer la distance au trottoir, ce spectacle me laisse toujours pantoise, nostalgique de l’anarchie et des klaxons français. La Norvège veut croire en sa pureté. Il lui faut d’ailleurs périodiquement des sacrifices pour qu’elle se sente unie, humble et propre sur elle. Les médias brûlent ainsi régulièrement un homme ou une femme qui a fauté contre le dogme. (…) La France, elle, a longtemps courtisé le rêve social-démocrate, elle n’y est jamais parvenue. Ce rêve est contraire à sa structure mentale et féodale. Ce pays ne s’est jamais défait de sa tradition latine du village qui se tient à l’ombre du château, offrant sa confiance en échange d’une protection. Il ne rêve que de grandeur. Il s’amuse et se lasse vite des scandales qu’on y déterre, car il aime trop la toute puissance pour lui interdire ses caprices et ses écarts. Il finit toujours par pardonner. Les hommes politiques les plus véreux y connaissent une longévité rare. » (Eva JOLY, La force qui nous manque, Les Arènes, 2007, p. 184-188) Cette comparaison tranchée et très pertinente émane d’une personne qui, d’origine norvégienne (née Gro FARSETH), est devenue par les hasards de la vie mère de famille et magistrat en France, après avoir exercé d’autres fonctions. Juge d’instruction dans plusieurs affaires pénales complexes mettant en jeu de hauts responsables économiques et politiques français et francophones/africains – au point d’être surnommée la « gonzesse norvégienne » par feu le Président gabonais Omar BONGO qu’elle dérangeait beaucoup dans l’affaire « Elf » - elle a défrayé plusieurs fois la chronique pour son intransigeance et sa ténacité face aux personnalités de cet acabit qui ont été amenées à fréquenter son bureau au Palais de justice de Paris. Confrontée de ce fait à des menaces de mort diffuses assorties d’intimidations diverses, et pour des raisons relevant de sa vie privée, elle a rejoint son pays natal pour travailler au Ministère norvégien des affaires étrangères sur les questions de conditionnalité de l’aide au développement de son pays aux pays pauvres en ce qui concerne la corruption et la violation des droits fondamentaux de l’homme. Elle est aussi l’auteure de deux autres ouvrages publiés antérieurement. La promotion sortante de 2007 de l’Ecole nationale de la magistrature a voté majoritairement pour s’appeler « promotion Eva JOLY », au grand dam de la direction de l’Ecole. E. JOLY a été élue au Parlement européen en juin 2009 sur la liste « Europe Ecologie », et elle pourrait être candidate pour la formation politique « Europe Ecologie-les Verts » à l’élection présidentielle de 2012. Ces observations sont justes : malgré certaines apparences historiques (1789…), la France est resté un pays profondément féodal dans ses moeurs politiques et administratives, tant au niveau national (« grands corps de l’Etat », clans et réseaux divers générateurs de « chasses gardées » aux pratiques parfois douteuses) que territorial (les élus territoriaux dotés de pouvoirs excessifs par la décentralisation gèrent souvent ceux-ci en véritable féodaux, à travers les pratiques clientélistes, dont la source est cependant aussi d’origine latine/romaine). Le phénomène n’épargne pas le monde universitaire et de la recherche, ni celui des grands corps d’ingénieurs. Paradoxe: avec l’empereur Napoléon Ier et son Code Civil, le Droit français a rayonné sur l’Europe et une partie du monde, le français est la langue de travail de la CJUE, la pensée juridique française (et souvent francophone) tient honorablement son rang face à la concurrence anglo-saxonne, la France est « le pays de la loi » dans la langue chinoise, etc…, mais c’est la culture de l’opportunité qui prévaut en France de façon assez systématique sur la culture de la légalité. Ceci vaut spécialement pour la mise en œuvre du Droit de l’Environnement, d’où l’importance du contentieux associatif à l’encontre de l’Etat, des collectivités territoriales, des professions agricole et industrielles, etc… « Nos concitoyens n’aiment pas la Justice. Ils n’y parviennent que lorsqu’elle leur donne raison ou se plie à leurs volontés autant qu’à leurs fantasmes. En fait, ils n’aiment la Justice que lorsqu’elle les sert, et encore. Même alors les bénéficiaires de telles décisions restent

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convaincus que le juge n’a fait que reconnaître leur bon droit. Ayant gagné son procès, une partie écrivit à son avocat : - La vérité a triomphé ! Par retour du courrier, son conseil répliqua : - Faites appel ! » (Eric de MONTGOLFIER : Le devoir de déplaire, Ed. Michel Lafon, 2006, p. 342-343) Même type de magistrat tenace et à l’esprit droit qu’Eva JOLY. On observe plus souvent une combinaison de la « culture de la soumission » (dans l’institution judiciaire ) avec la « culture de l’arrangement » (dans ses rapports avec la sphère socio-économique et politique). E. de MONTGOLFIER pourfend la connivence entre la culture de la soumission, qui affecte la magistrature (Parquet et siège) et la culture de l’arrangement, qui affecte le monde politique (notamment les élus territoriaux). A noter que celle-ci est identique au fond à la culture de l’opportunité qui affecte l’Administration. Dès lors, de sérieuses dérives sont observables en France. Plus récemment, il dénonce de façon récurrente l’esprit de lucre qui se répand dans la société française. « (...) On parle de réglementation. Soit, mais la question se pose : qui fabrique les règles ? Le capitalisme financier réitérait sa réponse : n’importe qui. Car le capitalisme financier n’était pas sans règles ; au contraire, il en foisonnait. N’importe quel banquier astucieux pouvait en fabriquer à son gré. De même, le néodémocrate, aussi dangereux dans son ordre que le néoconservateur, accepte toute règle, pourvu que son auteur soit au sens strict n’importe qui et qu’elle impose au sens strict n’importe quoi. Il y a eu un âge tragique de la Grèce ; il y aura eu de fait un âge boursier de la société moderne ; il coïncide avec ce que Foucault appelait la société du contrôle. Multiplication illimitée des règles, multiplication illimitée des sources de règles, les libertés n’y survivent pas. » (Jean-Claude MILNER : « Après la crise, quelle(s) révolution(s) ? », Le Monde, 15 juillet 2009, Débats p. 12) L’auteur de cet article est linguiste, philosophe et essayiste. Cet extrait, nécessairement bref, doit être replacé dans le contexte de l’ensemble de l’article pour être compris. J.-C. MILNER s’y interroge sur les causes et les conséquences de la crise internationale des marchés financiers de 2008/2009, et en tire trois leçons, cet extrait constituant la troisième d’entre elles. La première leçon consiste à poser que la cause essentielle de cette crise est la prégnance du modèle probabiliste dans la gestion des affaires humaines : il y a peu de chances pour que le pire se produise, en vertu de quoi il finit par arriver, parce que « la société moderne tourne au régime de l’illimité », avec des « entrecroisements illimités de séries illimitées ». La deuxième leçon pose que « le règne du capitalisme financier a confirmé l’émergence matérielle du n’importe qui », qui est favorisé par ailleurs par l’égalité de principe proclamée par la démocratie : point n’est besoin de détenir un savoir particulier ou des compétences très poussées pour gagner beaucoup d’argent à partir d’un clavier d’ordinateur (les « traders », héros des temps modernes...). Le « n’importe quoi » de la troisième leçon est donc la conséquence logique et directe du « n’importe qui » : le n’importe quoi dans la règle de droit n’est donc pas synonyme d’aberration , mais de contingence absolue, et la régulation juridique des marchés financiers en est l’illustration. J.-C. MILNER fait ici allusion au fait que le Droit des marchés financiers est largement déterminé par les professionnels eux-mêmes, la puissance publique se contentant de valider leurs choix : les dérives sont donc contenues dans les textes applicables, alors que ceux-ci, dans leur fonction normale, ont pour vocation de contenir les débordements ; sans que l’on puisse généraliser, on observe en effet que dans des domaines très techniques, les professionnels « font la loi » (ou plutôt ses applications réglementaires).

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I - LA GENESE DU DROIT : CERTITUDES & INTERROGATIONS La fonction juridique - dans son essence historique de régulation sociale aboutissant au système complexe actuel - semble être aussi vieille que l’humanité, ou presque. On est ici tributaire des connaissances historiques postérieures à l’invention de l’écriture, qui crée un premier filtre, et de la transmission de textes écrits à travers les siècles, ainsi que des découvertes archéologiques, ce qui crée un second filtre : des textes écrits importants ont pu disparaître, des découvertes archéologiques fondamentales restent sans doute à faire. Etant donné qu’il n’existe pas en effet dans la civilisation terrienne de transmission orale claire et universellement admise sur la régulation sociale, c’est nécessairement l’écrit qui fonde la connaissance de l’histoire du Droit, même si l’on sait que les systèmes de régulation oraux ont joué et jouent encore un rôle considérable en l’espèce, au point même de coexister avec les systèmes écrits, soit en complément, soit en opposition. « Ce qui rend les recherches conjecturales, c’est que la préhistoire juridique échappe à toute observation directe. Restent les inductions plausibles, mais toujours à base d’interprétation subjective, que l’on peut tirer des sociétés situées à l’orée de l’histoire, ou même des îlots de primitivisme survivant parmi nous. On peut, d’ailleurs, multiplier ces champs indirects de recherche en faisant porter l’investigation non pas seulement, comme il vient d’abord à l’esprit, sur la pratique de la règle, mais aussi - par une sorte de déplacement de l’objet de la preuve - sur le sentiment de la règle »(3). Les deux mots soulignés (en italique dans l’ouvrage) annoncent les deux parties de l’exposé du doyen CARBONNIER dans une contribution aux « Mélanges » en l’honneur du professeur Paul ROUBIER (1961), mais ils indiquent aussi que les historiens du Droit, qui sont traditionnellement juristes eux-mêmes, ont vocation à dialoguer avec les spécialistes d’autres Sciences humaines, parmi lesquels les anthropologues, les ethnologues et les sociologues si l’on se focalise sur les sociétés primitives et antiques. Dans les sociétés modernes, le dialogue à vocation à s’élargir à d’autres disciplines, comme l’Economie et les Sciences de gestion des entreprises et autres organisations, ainsi que, bien entendu, l’ensemble des Sciences dites « exactes » ou « dures ». En définitive, ce n’est pas l’existence de l’écriture qui conditionne l’existence d’un système juridique, mais l’existence du langage diversifié tel que pratiqué par les espèces du genre Homo : les animaux n’ont pas de rapports juridiques entre eux, même dans les sociétés animales sophistiquées sur le plan de l’organisation (abeilles, fourmis, marmottes...). Si l’histoire du Droit ne peut se déployer qu’à partir de l’invention de l’écriture et l’exploitation des sources écrites livrées par l’archéologie (textes gravés) et les archives historiques (les plus anciennes étant les papyrus égyptiens), les sociétés préhistoriques ont dû connaître des formes primitives de régulation juridique dans les groupes humains du type de la bande, de la horde ou de la tribu. A cet égard, il est possible que la « jurisprudence » des chefs ait créé un droit coutumier pour ces groupes, si l’on admet que le chef (éventuellement sous la forme d’un organe collégial) a pu concevoir quelque lassitude d’être périodiquement sollicité pour régler le même type de problèmes : accès aux armes, placement auprès du feu, partage du produit de la cueillette, de la chasse et de la pêche, accès aux ressources sexuelles/reproductrices, mais aussi peut-être relations avec les groupes extérieurs lorsqu’un début de pression démographique a entraîné des conflits sur les territoires de chasse et de cueillette... Mais on peut penser aussi au phénomène inverse, sorte de démocratie avant la lettre : la règle serait née d’un consensus entre les membres de groupe, que les chefs auraient été ensuite chargés d’appliquer dans le temps : théorie dite de la « précession de la règle » sur la jurisprudence, la

3 Jean CARBONNIER : Flexible Droit ; pour une sociologie du droit sans rigueur », 2ème partie, Titre I, Chapitre premier : « Suer la caractère primitif de la règle de droit », LGDJ, 10ème édition, 2001, p. 107.

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théorie opposée de la « précession de la jurisprudence (du chef) sur la règle collective (qui en est la conséquence) » ayant été exposée précédemment. La révolution néolithique a probablement entraîné une complexification considérable de ce droit coutumier : l’invention de l’agriculture et de l’élevage a dû nécessiter une nouvelle régulation concernant les ressources foncières disponibles et surtout une responsabilisation des membres concernés du groupe pour la non ingérence des animaux dans les cultures, mais aussi les premiers outils qui se superposent aux armes de chasse et de pêche sans les remplacer, ainsi que la gestion de l’eau pour l’irrigation dans les régions où celle-ci est nécessaire sur le plan climatique. A partir du Néolithique, cet hypothétique « Droit primitif », ou « pré-Droit », porte en effet sur la gestion du territoire et non plus seulement sur celle des ressources, sauvages ou domestiques. D’une certaine manière, les populations néolithiques ont probablement inventé un « pré-Droit de l’environnement/Droit rural », l’environnement ayant comme support le territoire, toujours et partout. L’hypothèque préhistorique étant levée, nous nous référerons essentiellement pour la suite de l’exposé, qui porte exclusivement sur l’époque historique, à deux maîtres éminents aujourd’hui décédés, cités dans le prologue : - le premier, Georges DUMEZIL (1898-1986) était un érudit hors pair inclassable : historien spécialisé dans l’histoire des mythes, c’était aussi un linguiste hors pair maîtrisant le latin, le grec, le sanskrit et bon nombre de langues indo-européennes dont certaines ont disparu; nous verrons ultérieurement comment il s’insérait dans le milieu intellectuels français de la première moitié du XXème siècle ; - le second, Jean GAUDEMET (1899-2001), était un grand professeur de Droit, spécialisé en histoire de la discipline ainsi qu’en Droit canonique (le Droit de l’Eglise catholique romaine). 1.1. LES TROIS NAISSANCES DU DROIT L’ouvrage de J. GAUDEMET, dont la conclusion est citée dans le Thème 2 du Prologue, se divise en trois parties : « un droit sans juriste », « les souverains », « les orfèvres » (4). Pour illustrer la première partie au titre paradoxal et en préciser le contenu, l’auteur - qui n’emploie pas la majuscule pour désigner le Droit - annonce son plan : « D’où vient alors ce droit qui s’impose sans que les hommes aient cru, ou voulu le créer ? L’Histoire offre trois réponses : - le droit vient des cieux ; - il est révélé par les poètes et les ages ; il est l’oeuvre du temps » (5). Au début de l’Histoire, ce Droit « sans juristes » a donc deux source principales, l’une divine et l’autre terrestre, cette dernière se subdivisant en deux sources secondaires, l’une littéraire et l’autre purement « technique » : le temps, qui crée la coutume chez les êtres humains, complète les apports des dieux ou de Dieu chez les peuples monothéistes : le Décalogue du Dieu unique des Hébreux va influencer les deux autres religions monothéistes postérieures, le christianisme et l’Islam. Ce temps est aussi celui des poètes et des philosophes, qui tiennent occasionnellement des discours juridiques, mais qui s’inscrivent dans le contexte spirituel de l’époque. Inspirés par certaines divinités du moment et du lieu, les codes et lois de Mésopotamie sont précis, assez exhaustifs et fort répressifs ; le code d’Hammourabi est le

4 Nous reproduisons ici l’orthographie de « droit » sans majuscule, contrairement à notre convention initiale, par respect pour l’ouvrage du maître et les choix qui sont les siens. 5 J. GAUDEMET, op. cit., p. 1.

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premier code juridique humain connu dans son intégralité, non sans avoir été précédé par un autre code dont on n’a retrouvé qu’un fragment (6)). La Bible judéo-chrétienne, fondée sur le Décalogue, appartient aussi à cette catégorie, même si elle contient bien d’autres éléments que des considérations juridiques. Cependant, les juristes en tant que tels n’existent pas encore, et n’apparaîtront sur la scène que bien plus tard. Il n’est pas sans intérêt de porter attention à une tradition spirituelle lointaine à l’origine mais aujourd’hui bien présente en Europe, et à sa vision de la naissance du droit : dans la tradition bouddhiste tibétaine, d’origine indienne, la cosmogonie fait des êtres humains des descendants des dieux du « monde de la forme », qui ont trouvé la Terre agréable à vivre et ont perdu peu à peu leur capacité à remonter périodiquement dans le monde des dieux pour y consommer l’ambroisie, élixir de très longue existence, car, comme les dieux grecs, ils sont immortels à l’échelle humaine, mais non éternels. Pour survivre, ces dieux doivent donc « manger la terre », en commençant par le sol (« une couche crémeuse de la terre qui, pour eux, possédait saveur et pouvoirs nutritifs »), puis, du fait de leur lente dégénérescence, ils consomment la « céréale spontanée » qui pousse d’elle-même et que l’on récolte sans effort. Ensuite, leur dégénérescence se poursuivant, ils doivent passer à l’agriculture pour faire pousser les céréales et faire face à une multiplication des problèmes entre eux et de querelles sur le partage des ressources alimentaires et foncières, d’où l’apparition des formes primitives de propriété et des « chefs » pour maintenir l’ordre social, ancêtres des souverains (7). Cette vision légendaire des choses est en concordance avec l’hypothèse d’un droit coutumier primitif (8). Le mythe de l’âge d’or est très ancien et semble dépasser l’aire de civilisation indo-européenne, mais il concerne fortement celle-ci : « Pour tout un courant de pensée antique, l’âge d’or, à l’origine de l’humanité, avait été un Age sans lois. C’est notre perversion - ailleurs, on dira notre chute - qui a déterminé l’apparition du juridique, et l’aggravation de nos vices, de plus en plus, fait pulluler le droit. La Révolution, sous l’influence de Rousseau, devait reprendre à son compte cette nomogonie : elle fut persuadée que l’abondance des lois était la marque d’une civilisation corrompue, que le retour à l’âge d’or se ferait par une déjuridicisation de la société, par une espèce de désarmement juridique. La France réduirait le nombre et la complexité de ses lois (tel était l’esprit des deux

6 Le Code d’Hammourabi date d’environ 1750 BC. Les découvertes archéologiques montrent qu’une codification plus ancienne du Droit mésopotamien a existé vers 2400 BC, mais ce code ne nous est pas parvenu. 7 Kyabdje KALOU RINPOTCHÉ : Le Bouddha de médecine et son mandala, Ed. Marpa, 1997, p. 34-39. Selon cette tradition, l’alimentation et son corollaire, l’excrétion des résidus du processus nutritionnel, sont à l’origine des maladies (l’indigestion étant la première maladie sur le plan chronologique), tout comme la reproduction sexuée humaine et son cortège de problèmes succède à la reproduction asexuée des dieux, par simple échange de rayonnement lumineux. Il semblerait que l’on puisse rapprocher ce schéma de celui du « péché originel » amenant la chute du paradis dans la tradition monothéiste, qui met davantage l’accent sur le travail (de la terre) comme condition de la survie de l’être humain. A noter que, bien que le bouddhisme soit d’origine indienne, l’aire de civilisation tibétaine ne connaît pas a priori le schéma trifonctionnel, ce qui fait que la religion, la philosophie et la science forment un tout dans cette tradition particulière que constitue la voie tibétaine du bouddhisme (Vajrayana) (cf. B. Alan WALLACE : Science et bouddhisme, Ed. Calmann-Levy, 1998, p. 175). Mais la cosmogonie hindouiste et la cosmogonie bouddhiste tibétaine sont très proches. 8 En revanche, elle s’écarte évidemment des données scientifiques admises à ce jour, selon lequel le genre Homo serait une branche autonome des grands singes ayant connu une évolution particulière (station debout et langage articulé), mais elle n’est pas incompatible, car ces hypothétiques humains d’origine « divine » ont pu se croiser avec les hommes d’origine animale. Sur la dualité humaine en matière de civilisation, cf. aussi poème introductif de CHÖGYAM TRUNGPA à son ouvrage « Shambala, le voie sacrée du guerrier », Ed. du Seuil, 1990, p. 25 : une partie des humains, les « guerriers » adeptes de la « confiance primordiale » du « Rigden impérial », n’a pas besoin du Droit pour se réguler, contrairement aux « lâches » qui n’ont pas été capables de mettre en oeuvre cette confiance. Mais il serait hâtif d’en déduire que les premiers sont les descendants exclusifs des dieux établis sur terre, l’épisode mythique de la scission dans la civilisation décrit dans le poème étant sans doute très postérieur à celui décrit par l’autre lama tibétain.

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premiers Codes de Cambacérès, rédigés en style lapidaire), et elle substituerait la conciliation à la juridiction »(9). La deuxième naissance du droit selon J. GAUDEMET met en jeu les « souverains » : ce sont les rois et les empereurs de l’Antiquité faisant œuvre de législation, mais aussi de justice (10), ce pouvoir judiciaire ayant étant historiquement voué à se diversifier en dehors de la personne du souverain pour des raisons techniques (cf. 1.X). Il importe cependant de noter que tout cela n’implique aucunement une rupture avec la spiritualité ou la religion comme source du Droit, mais un déplacement notable du centre de gravité du pouvoir régulateur propre à la fonction juridique. Enfin vient le temps des « orfèvres », qui sont les juristes spécialisés, que l’on appellera « légistes » au Moyen Age, qui constituent la doctrine juridique, c’est-à-dire le droit en tant que science au service du pouvoir spirituel/religieux, mais surtout du pouvoir temporel des souverains (cf. XXX). Le Droit devient donc à la fois une science et une technique : rédiger des ordonnances royales ou des « décrétales » papales, des contrats, des jugements... Mais il ne perd pas pour autant sa dimension « sacrée », ce qui renvoie à la sphère de la spiritualité, que l’on peut décomposer en deux acceptions : la religiosité et la mythologie (11). 1.2. LE DROIT DANS L’AIRE MYTHOLOGIQUE INDO-EUROPEENNE On ne peut pas parler d’une aire de « civilisation indo-européenne », par analogie avec la civilisation chinoise ou japonaise, par exemple, parce que cette « méga-civilisation » ou « méta-civilisation » a avant tout une base linguistique commune (12), et en second lieu une base mythologique commune. Etudiant cette base mythologique commune avec une parfaite maîtrise d’un grand nombre de ces langues anciennes, G. DUMEZIL est amené à s’intéresser à la fonction juridique dans cette vaste aire planétaire qui comprend non seulement l’Europe géographique au sens le plus large (Caucase inclus), mais aussi le proche et le moyen Orient (Irak et Iran actuels), ainsi que le sous-continent indien.

1.2.1. LE FONDEMENT DE L’INDE ANCIENNE : FONCTIONS ET CASTES Analysant minutieusement les mythes des sociétés indiennes, iraniennes, grecques, latines, nordiques/germaniques, celtiques, caucasiennes, etc., DUMEZIL a posé que ces sociétés tendaient à être structurées autour de trois fonctions dérivées de la société indienne ancienne, qui a d’ailleurs largement subsisté dans ce pays jusqu’à ce jour sous la forme des castes :

9 J. CARBONNIER, op. cit., p. 16. 10 Cf. dans la Bible le célèbre jugement de Salomon, roi d’Israël, concernant deux femmes se disputant un enfant, mais aussi Louis IX, dit Saint-Louis, rendant la justice sous son chêne. 11 Ce que nous appelons « mythologie » n’est pas autre chose que les croyances spirituelles de nos prédécesseurs, et qu’ils vivaient comme religion avant la lettre. Les religions d’aujourd’hui sont probablement les mythes de demain. Le concept de spiritualité est plus large et nous paraît englober le mythologique et le religieux, forme codifiée et organisée socialement du mythe ou de la spiritualité. Dans le chamanisme, qui existe encore aujourd’hui, croyances mythiques et religieuses sont amalgamées car intimement liées à une société holistique, ou qui s’efforce de le demeurer. 12 Le sanskrit (« sam-skrita(m)» signifiant approximativement « oeuvre globale ») est la langue mère de la quasi-totalité des langues européennes, et de l’hindi actuel. Les langues européennes d’origine autre sont les langues finno-ougriennes (finnois, estonien, hongrois), l’albanais et le basque.

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- les « brahmanes » ont la quasi exclusivité de la pratique des rituels et des sacrifices religieux hindouistes ; ce ne sont ni des prêtres ni des moines, mais des laïcs ayant une sorte de monopole ou d’exclusivité ; ils doivent être préservés des « souillures » des autres castes ; - les « kshatrya » (aristocrates guerriers) ont le droit d’assister aux sacrifices offerts par les brahmanes, mais ne peuvent les pratiquer qu’en leur absence ; ils assument la fonction de protection de la société contre les ingérences extérieures ; - les « vaishya » sont les producteurs (paysans et artisans) qui permettent à tout le monde de survivre ; ils ne peuvent pratiquer les rituels, mais simplement y assister dans des conditions très limitées ; cette caste connaît une certaine diversification avec une tendance à l’autonomisation des commerçants et des prêteurs d’argent (banquiers avant la lettre, mais souvent usuriers). De plus, il existe des « hors castes », les « shudra » (tribus aborigènes pré-aryennes, « intouchables », etc…) ; ce sont eux qui sont le plus tenus à l’écart par les membres des trois castes, et les brahmanes en premier lieu. Une société de castes implique en effet l’existence de règles diversifiées et précises sur les relations entre ces 4 composantes, dans le sens de la séparation et de l’absence de mélange (on vit et on se reproduit dans sa caste, ou « hors caste »). Ces prescriptions relatives au fonctionnement global de la société hindoue traditionnelle sont contenues dans les « lois de Manou », qui ne sont pas des lois au sens actuel du terme, mais un texte anonyme d’origine mythique transmis par la tradition hindouiste (13). Les castes sont le produit du démembrement du géant cosmique Purusha mis à mort afin que l’humanité puisse vivre, les trois castes correspondant aux différentes parties de son corps (tête = brahmanes ; thorax = ksatriyas ; abdomen = vaishyas), et Manou est le premier homme, le souverain mythique qui constate ces trois fonctions d’origine cosmique et en déduit les lois sociales afférentes, dans le moindre détail. La Constitution indienne actuelle prohibe les castes et prévoit une « discrimination positive » pour les « hors castes » en matière d’accès aux emplois publics, mais cela n’empêche pas les comportements anti-sociaux des tenants du système de perdurer, parfois de façon criminelle. Dans une optique comparatiste systématique, et en étudiant les mythes des systèmes polythéistes de l’aire indo-européenne, DUMEZIL montre une forte permanence du schéma trifonctionnel (qu’il appelle « idéologie tripartie ») dans les sociétés antiques européennes, au-delà de son origine indo-iranienne : « Il est maintenant facile de mettre sur la première et la deuxième « fonctions » une étiquette couvrant toutes les nuances : d’une part le sacré et le rapport soit des hommes avec le sacré (culte, magie), soit des hommes entre eux sous le regard et la garantie des dieux (droit, administration), et aussi le pouvoir souverain exercé par le roi ou ses délégués en conformité avec la volonté ou la faveur des dieux, et enfin plus généralement la science et l’intelligence, alors inséparables de la méditation et de la manipulation des choses sacrées ; d’autre part la force physique, brutale, et les usages de la force, usages principalement mais non pas uniquement guerriers. Il est moins aisé de cerner en quelques mots l’essence de la troisième fonction, qui couvre des provinces nombreuses, entre lesquelles des liens évidents apparaissent, mais dont l’unité ne comporte pas de centre net : fécondité certes, humaine animale et végétale, mais en même temps nourriture et richesse, et santé et paix - avec les jouissances et les avantages de la paix - et souvent volupté, beauté et aussi l’importante idée du « grand nombre » appliquée non seulement aux biens (abondance) mais aussi aux hommes qui composent le corps social

13 Ce phénomène d’anonymat et de grande ancienneté concerne au demeurant l’ensemble des textes fondateurs de l’hindouisme (Rig-Vedas, Upanishads, ...), qui est une religion polythéiste marquée, pour les croyants, plus par l’orthopraxie que par l’orthodoxie. A l’opposé, les trois grandes religions monothéistes sont fondées sur un seul Livre qui est la parole de Dieu, transmise indirectement (Bible judéo-chrétienne) ou directement (Coran) ; ce Livre est anonyme, mais nécessairement plus récent que ces textes hindous (avec un doute pour le judaïsme). Le bouddhisme a aussi des textes anonymes, notamment la « Prajnaparamita » (Perfection de sagesse). D’un point de vue rationaliste, cet anonymat est évidemment une fiction : il y a un ou plusieurs auteurs inconnus.

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(masse). Ce ne sont pas là des définitions a priori, mais bien l’enseignement convergent de beaucoup d’applications de l’idéologie tripartie » (14). Ces considérations synthétiques attirent l’attention si l’on s’interroge sur la prise en charge du vivant dans la société : la gestion du vivant ressort à l’évidence de la troisième fonction, mais sa régulation juridique ET scientifique de la première, au niveau originel en tout cas. Elles montrent aussi qu’il existe une hiérarchie d’ordre protocolaire entre les trois fonctions, et que la souveraineté en tant qu’administration ressort de la première, mais qu’elle relève de la deuxième en tant que garantie de survie par la force militaire. Nous nous interrogerons ultérieurement (1.9.) sur la pertinence de ce « paradigme dumézilien » au début du XXIème siècle. GAUDEMET ne cite pas DUMEZIL, ce qui est assez normal puisque son ouvrage ne prétend pas à l’interdisciplinarité et s’inscrit exclusivement dans la sphère juridique. Mais il est probable que ce maître avait connaissance des travaux de l’autre maître, ou bien, dans l’hypothèse inverse, il apparaît que leur réflexion séparée, à la fois sur le plan disciplinaire et sur le plan chronologique, aboutit aux mêmes constatations : la régulation juridique se diffuse historiquement à travers les trois fonctions qui caractérisent les sociétés occidentales d’origine indo-européenne. La première fonction au sens de DUMEZIL correspond manifestement au « temps » de GAUDEMET, la deuxième aux « souverains », et la troisième aux « orfèvres », dans le sens où l’émergence des juristes spécialisés auprès des papes et des souverains coïncide avec celle de la naissance d’un droit autonome dans la sphère économique. Nous ne sommes pas en mesure d’examiner la pertinence de ce paradigme dans l’histoire à un niveau plus large que l’aire de civilisation indo-européenne eurasiatique, qui est extrêmement vaste par elle-même sur le plan géographique. Nous nous bornerons à faire deux observations concernant la diffusion des religions monothéistes au sein de cette aire première, mais aussi sur le Tibet, vaste royaume indépendant où se diffuse au VIIIème siècle le bouddhisme, d’origine indienne, mais qui se situe hors de l’aire indo-européenne sur les plans linguistique et mythologique. Les trois religions monothéistes (dites aussi « abrahamiques » ou « du Livre ») ont grosso modo la même conception de l’articulation de la loi civile et de la loi religieuse dérivée du Livre, ou à la rigueur de ses commentaires autorisés. Dans le judaïsme, la « halakha » constitue l’ensemble des préceptes que tout juif doit suivre, et qui ne concerne pas que l’alimentation (« kasherouth »). Le christianisme, variante autonomisée du judaïsme, prend une certaine distance vis-à-vis de ce système tout en maintenant le principe de la suprématie de la loi divine dans les affaires terrestres. Enfin, la loi religieuse islamique, qui a vocation à être appliquée dans la société de façon directe et intégrale, est la « charia » ; après la mort de Mahomet en 632, les docteurs de l’Islam ont une approche intégrée du Droit et de la Religion, conformément aux préceptes du Coran (15). Dans les sourates dites du troisième groupe,

14 Georges DUMEZIL : Mythes et dieux des Indo-européens, Champs-l’Essentiel n° 232, Ed. Flammarion, p. 96. 15 Comme dans l’Europe chrétienne, le Droit (« fiqh ») est enseigné dans les écoles religieuses parallèlement à la théologie coranique. Parmi les grands noms du Droit musulman, on doit citer Averroès (1126-1198), qui était aussi philosophe (très inspiré par Aristote), physicien, astronome et médecin, et qui exerçait la fonction de « cadi » (juge, cf. note 17) ; il s’affronta à une autre grand juriste, Ghazâlî, sur la question de la pertinence de la philosophie : celui-ci la rejetait et faisait une interprétation plus conservatrice du Coran sur le plan de la « charia » (Philosophie-Magazine n° 49, mai 2011, p. 73-83). Averroès est contemporain du rabbin philosophe Maïmonide (1135-1204), qui présentait le même profil épistémologique pluridisciplinaire que lui, et produisit des travaux sur la « halakha » ; cependant, il semble que, contrairement à l’Islam, le Droit n’a pas vraiment

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Mahomet avait ébauché l’esquisse d’un Etat islamique (16). Cela fut mis en oeuvre dans le système du califat (ou « khalifat »), dans lequel le souverain (deuxième fonction) exerce aussi une fonction de direction spirituelle (première fonction), quoique éclairée par les docteurs de la foi. Ce système, propre à l’Islam sunnite (mais non chi’ite), s’étend progressivement aux VIIIème et IXème siècle de l’Arabie jusqu’à l’Afghanistan et à la Chine occidentale, ainsi qu’au Maghreb (appelé alors Berbérie), puis en Espagne (17). La « charia » se confond donc dans une large mesure avec la loi du souverain, et cette situation perdure aujourd’hui, à des degrés divers, dans les Etats dont l’appartenance territoriale et historique à l’Islam (« dar el Islam ») s’exprime dans la Constitution, ou la tradition constitutionnelle à défaut de texte fondateur. Cette influence de la Religion sur le Droit a persisté à ce jour non seulement dans les pays situés dans la zone d’influence de l’Islam, mais aussi, en ce qui concerne le judaïsme, dans l’Etat d’Israël : bien que cet Etat soit en principe démocratique et pluraliste, les autorités civiles ont beaucoup de difficultés avec les « intégristes » religieux, qui font de même primer la « loi divine » sur la loi civile et créent de fortes perturbations au détriment des citoyens ordinaires, pratiquants ou non. Au Liban, Etat démocratique à l’histoire complexe et occasionnellement violente, il existe un « statut personnel » applicable à des citoyens de confession religieuse différente pour les affaires privées, parallèlement à des mécanismes juridiques applicables à tout un chacun qui constituent l’essentiel du droit positif et ont été fortement influencés par le Droit français ; le même mécanisme existe aussi en Israël (tribunaux rabbiniques reconnus par la loi civile). Enfin, dans l’Europe issue de la chrétienté médiévale, des Constitutions actuelles font référence à Dieu (Pologne, Irlande...). Il est au demeurant fort singulier du point de vue « hexagonal », mais significatif du point de vue historique que l’Union européenne accorde en matière de dialogue avec la société civile un statut particulier aux Eglises et aux « organisations philosophiques » (18).

1.2.2. A L’ORIGINE DU DROIT : LE SACRÉ Philippe CHIAPPINI a étudié ce processus d’autonomisation du Droit par rapport au Sacré dans l’aire de civilisation indo-européenne, en s’appuyant notamment sur les travaux de DUMEZIL, mais aussi en prenant en considération les prémices de la Science politique après

émergé comme discipline distincte de la Théologie dans le judaïsme, probablement parce que les juifs «en diaspora » n’avaient pas d’entités politiques à gérer et étaient sur le plan juridique soumis à l’arbitraire des souverains chrétiens ou musulmans sous l’autorité desquels ils vivaient. 16 Charles DIEHL & Georges MARÇAIS : Histoire du Moyen-Age, Tome III (Le monde oriental de 395 à 1081), P.U.F., 1936, p. 178-185. 17 Il est mis en application sous une forme moderne et modérée au Maroc, dont le roi est « Commandeur des croyants », et fait par ailleurs l’objet de la revendication islamiste extrémiste (revendication de l’instauration d’un Emirat islamique d’Afghanistan, par exemple). L’émir est un chef militaire qui est en même temps directeur de la prière (imam) et administrateur, ce qui aboutit au même résultat que le califat, mais selon un processus logique (et chronologique) différent ; le calife peut dans les grandes villes déléguer sa fonction juridique aux « cadis » (juges) (Ch. DIEHL & G. MARÇAIS, op. cit., p. 350). 18 TFUE, art. 17§3. Par « organisations philosophiques », il faut entendre essentiellement les obédiences de la Franc-maçonnerie, organisations fermées pratiquant des rites de type religieux mais aux préoccupations souvent fort peu spirituelles. L’article 11§2 du TUE prévoit pourtant le principe général d’une concertation des institutions de l’UE avec les organisations non gouvernementales de la société civile, ce qui englobe les institutions religieuses et assimilées. On doit en déduire que, pour l’UE, les idées religieuses et « philosophiques » ont droit à un statut spécial par rapport aux autres , ce qui n’est pas conforme à la laïcité « à la française » et a pu en partie influencer le vote négatif de l’électorat français au référendum de 2005 sur le prétendu «Traité constitutionnel ».

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l’époque médiévale (19). Ainsi il peut montrer l’origine et la persistance du serment dans le Droit moderne (20), parce que c’était un rituel majeur du Droit indo-européen que l’Eglise catholique n’est pas parvenue à éradiquer. La thèse centrale de cet auteur consiste à considérer que le christianisme met fin au paradigme indo-européen qui rattache le Droit à la première fonction, pour le séculariser et déboucher ainsi sur le « nihilisme » qui caractérise les sociétés modernes et va se retourner contre la domination cléricale sur la société (21). Cette désacralisation va aboutir à diviser l’unité primordiale du juridique dans le spirituel en deux sphères différenciées : le Droit Civil pour les affaires privées (donc concernant surtout la troisième fonction), d’une part, et les règles afférentes aux affaires publiques, c’est-à-dire la légitimité du pouvoir (deuxième fonction) à « dire le droit », d’autre part. La summa divisio du Droit Public et du Droit Privé n’a pas d’autre origine. A noter que l’ancêtre du Droit Commercial (lex mercatoria) apparaît de façon autonome dans l’histoire dans la troisième fonction avec le développement du commerce terrestre, du prêt d’argent et du change des monnaies, pour se connecter avec le Droit Civil au début du XIXème siècle.

1.2.3. ELEMENTS DE COMPARAISON : INDE, TIBET & CHINE L’Inde ancienne, de religion hindouiste et par voie de conséquence soumise à la tradition des lois de Manou et des castes du modèle trifonctionnel dans sa version primitive, est constituée de petits royaumes entretenant des relations plus ou moins conflictuelles. Au IIIème siècle avant notre ère, un roi de la dynastie des Mauryas plus puissant que les autres, Ashoka (273-232 BC), entreprend par la guerre une vaste conquête qui l’amène à contrôler un territoire proche de l’Inde actuelle et à se proclamer empereur. Mais, sous l’influence du bouddhisme en plein essor, il adhère à cette religion nouvelle pour devenir un souverain pacifique ayant à coeur de faire oeuvre constructive en incorporant les valeurs bouddhistes à sa gouvernance (22).

19 Philippe CHIAPPINI : Le Droit et le Sacré, Dalloz, 2006. Son ouvrage comprend trois parties : Le Droit aux sources du Sacré, le Sacré à l’oeuvre dans le Droit, le retrait du Sacré hors du Droit. Pour un autre exemple concernant la transmutation du sacrilège en infraction pénale dans la Grèce ancienne, cf. note 42. 20 Serment prononcé par les témoins devant une juridiction pénale avant leur déposition, à la demande de son président ; « assermentation » des agents chargés de l’exercice de pouvoirs de police judiciaire (générale ou spéciale), dans le but de conférer une force probante aux procès-verbaux qu’ils rédigent ; serment comme mode de preuve prévu par les articles 1357 à 1369 du Code Civil. 21 Par « nihilisme », il faut entendre l’absence de référence centrale et unifiée dans la société humaine, qui est devenue « individualiste » après avoir été « holistique » (cf. Prologue, Thème 1). Les tentatives présentes ou passées de deux religions monothéistes sur trois de dominer la société représentent une aspiration au retour de la société holistique pour mettre fin à la décadence de la société individualiste, ce qui n’a fait et ne fait qu’ajouter à la barbarie déjà existante ; par ailleurs, les démarches des organisations qualifiées de « sectes » (de façon souvent arbitraire et abusive) ou les pratiques dites « New Age » représentent une autre forme de volonté de retour à la société holistique, qui paraît effectivement le propre de l’homme. 22 Notamment le souci d’autrui, animaux compris : création d’hôpitaux, de refuges pour animaux, de puits le long des routes pour les voyageurs, etc.. Il fait par ailleurs graver la loi qu’il édicte (« dharma » en sanscrit, le « Dharma » étant la « bonne loi », ou la religion bouddhiste) sur des stèles de pierre ici et là. La roue à huit rayons qui figure au centre du drapeau indien actuel est la « roue d’Ashoka », symbole bouddhiste de « l’octuple sentier » qui découle de la « quatrième noble vérité » (existence d’une voie de la cessation de la souffrance). Dans la mythologie hindouiste telle que développée par le Mahabharata, Dharma (la Loi, la Justice) est une des trois divinités primordiale qui, s’accouplant à la femme de Pandu avec l’accord de celui-ci, lui donne trois fils, dont un certain Yudhisthira; dans le Rigveda, plus ancien que le Mahabharata, Dharma correspond à Mitra (le dieu juriste, plutôt amical et proche du peuple), étroitement associé à Varuna (le dieu magicien, plutôt inquiétant et lointain), et Yudhisthira a les attributs de Mitra (G. DUMEZIL, op. cit., p. 155-180).

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Au Tibet, dominé à l’origine par une religion d’origine chamanique, le Bön, le roi Trisong Detsen (704 ?-797) favorise au cours de son règne l’implantation du bouddhisme, né en Inde 12 siècles auparavant, avec l’aide de deux personnalités missionnaires venues de ce pays voisin. Simultanément, il utilise la loi religieuse pour rétablir un ordre social qui apparemment ne lui donnait pas satisfaction, en promulguant un code nouveau basé sur les valeurs du bouddhisme :

« Il y a trois lois : loi religieuse, loi royale, loi des steppes. Moi Trisong Detsen, roi du Tibet,

dorénavant je suis le roi de la religion. Que quiconque est sous ma puissance

porte la pleine rétribution de ses actes bons ou mauvais ! (...) Que si on brave la loi religieuse que j’édicte,

à coup sûr tranchera la loi royale. Si profès au prieur, élève au précepteur,

domestique au maître, fils aux père et mère, cadet à l’aîné, femme au mari,

s’opposent, regimbent ou tuent, qu’on les brûle au feu ou qu’on les jette à l’eau !

Par ceps et geôle est inculquée aux méchants la crainte des lois. Sans lois dans le pays les méchants insolents oppriment,

Qu’on mette à nu sous le bâton levé ! Qu’on serre au cou la hart ! » (23) La « loi des steppes » dont il est ici question fait manifestement allusion à la troisième fonction, celle d’une paysannerie pratiquant le pastoralisme, nomade ou sédentaire, et qui avait certainement sécrété un droit coutumier pour organiser le pâturage en zone steppique, sanctionner les vols d’animaux, etc.. Le schéma trifonctionnel est bien observable, et l’on note que la deuxième fonction (« loi royale ») est bien autonome de la première, puisqu’elle met en oeuvre des sanctions opposées aux préceptes de la « loi religieuse » (exécuter ou châtier corporellement les délinquants et criminels). De la même manière, au Moyen Age ouest-européen, l’Inquisition de l’Eglise catholique ne torturait pas et ne mettait pas à mort, mais sous-traitait cette activité au « bras séculier » relevant du roi ou du seigneur. Si l’on s’intéresse à présent au grand pays voisin et dont le Tibet est historiquement bien distinct, la Chine, force est de constater que ce modèle trifonctionnel n’est pas perceptible. la civilisation chinoise fonctionne plutôt sur un modèle bifonctionnel : ciel/terre, yin/yang... et de nombreuses constructions ésotériques relèvent de 2n, et le nombre 3 joue le rôle d’ouverture vers l’infini dans la numérologie du système de pensée (24).

23 PADMASAMBHAVA : Le Dict de Padma (« Padma Thang Yig » ), traduit du tibétain par Charles-Gustave Toussaint, Ed. Les Deux Océans, 1994, p. 269-271. L’auteur présumé de ce manuscrit retrouvé dans un monastère tibétain au début du XXème siècle, qui comporte des prophéties pour l’avenir du Tibet (dont l’invasion chinoise au XXème siècle), est une des deux personnalités appelées par le roi Trisong Détsen pour établir le bouddhisme au Tibet et, selon les bouddhistes de la tradition indo-tibétaine (Vajrayana), ne serait pas un être humain ordinaire, mais un « second Bouddha ». Padmasambhava (« Guru Rinpotché » pour les Tibétains) apparaît en effet dans le Vajrayana deux fois à plusieurs siècles d’intervalle, et naît et disparaît dans des conditions extraordinaires ; dans cette optique, le « Padma Thang Yig » appartiendrait à la catégorie des « textes-trésor », cachés par Padmasambhava dans le milieu naturel aux fins d’être retrouvés par qui de droit au moment opportun. Sur les limites de la traduction « médiévaliste » de cet ouvrage par C.-G. Toussaint, cf. Philippe CORNU : Padmasambhava, Ed. du Seuil, 1997, p. 53-54. ; exemple : la « hart » (= noeud coulant du condamné à la pendaison). 24 Cf. notamment les 64 hexagrammes du « Yi King » (Livre des transformations, à caractère divinatoire). « Le Tao donne naissance à l’Un, / l’Un au Deux, le Deux au Trois ; / du Trois sont issus les dix mille êtres. / Les dix mille êtres, dos au yin, face au yang, / s’unissent au souffle primordial / pour produire l’harmonie. » (LAO TSEU, Tao tö king, stance 42, traduction et commentaire de Jean LEVI, Albin Michel, 2009, p. 68) ; dans cette optique : 64 = 10000. Mais il est bien précisé dans les « Quatre canons de l’Empereur jaune » (p. 173), qui font l’objet d’un commentaire conjoint au « Lao Tseu » de la part de cet auteur, que le Tao a pour base 2n : le chaos

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L’histoire du Droit chinois semble montrer de balancier permanent entre la loi au sens juridique du terme (« fa ») et la loi morale, basée essentiellement sur le respect spontané des rites civils dans la population (« de ») (25), celle-ci ayant plus de poids que la première : « A l’origine, le Droit chinois contient les principes fondateurs suivants : la loi découle de la volonté de l’Etat ainsi que d’une base éthique qui en guide l’élaboration et l’application. Selon les confucianistes, qui privilégient en effet l’étiquette dans la gouvernance des relations sociales ou politiques, la loi n’est là que pour renforcer ou justifier un rite. (...) L’Empereur devait donc s’abstenir autant qu’il le pouvait de légiférer » (26). Dans l’optique occidentale, le confucianisme apparaît comme une sorte de « religion laïque d’Etat », ce qui tendrait donc à confirmer l’hypothèse pour la Chine d’un modèle bifonctionnel, avec l’Empereur (ou l’Etat) d’une part, et la société civile d’autre part, c’est-à-dire essentiellement le tissu socioéconomique, ou encore la troisième fonction dumézilienne. L’Empereur chinois serait alors un amalgame des première et deuxième fonction, ce qui est cohérent avec la symbolique de l’Empereur, « fils du Ciel », et qui règne sur la Terre (27). Différente est l’optique taoïste, opposée au confucianisme : « Le Tao est à la fois source de la Loi et origine de l’Etre, si bien que l’instauration de l’ordre par l’exercice de la souveraineté a tout d’une cosmogenèse. Si la Loi possède un caractère transcendant en tant qu’expression du Principe ultime, le Principe ultime se résorbe, tout à la fin, dans l’action du sage qui apporte l’ordre à l’empire. (...) La loi qu’applique le souverain n’est donc nullement une construction arbitraire, humaine, fruit d’un contrat entre des sujets libres et égaux, mais la concrétion dans la société du Principe lui-même qui, au contact des hommes, de Voie se fait Loi .(28) » Au sein de cette vaste philosophie spirituelle qu’est le taoïsme va émerger un courant « légiste », qui rejette la prééminence de « de/tö », prôné par Confucius et ses disciples, pour faire de la loi (« fa »), telle qu’exprimée au travers de textes impériaux divers (ordonnances, édits...), l’expression de la volonté du Ciel, donc en dernière analyse du Principe ultime : « La Voie engendre la Loi. La Loi trace la ligne de partage entre le vrai et le faux comme le cordeau sépare le droit du courbe. Qu’un prince tienne la Voie et nul n’osera jamais violer la loi ni tenir ses édits pour lettre morte » (29). Mais il n’est pas à exclure que le peuple observe spontanément la Loi, dans certaines circonstances, ce qui tend à montrer que l’opposition au confucianisme n’est pas absolue ni irréversible : si l’abondance règne, le peuple acquiert le « sens de la honte » (comprendre : il ne peut invoquer aucune excuse d’ordre socio-économique à ses mauvais comportements - comme on tend à le faire de façon systématique aujourd’hui dans les pays dits développés), et la loi écrite tend à devenir coutume, ce qui la rend moins nécessaire (30).

primitif se scinde en deux, produit le « yin » et le « yang », qui se scindent chacun en deux pour produite les quatre saisons. Le Ciel et la Terre sont la manifestation respective du « yang » et du « yin » primordial. 25 Aussi orthographié en « tê » ou « tö ». « Tao tê king », ou « Tao tö king » = Livre de la Voie et de la Vertu. 26 Stéphanie BALME : Idées reçues : la Chine, Ed. Le cavalier Bleu, 2004, p. 78-79. 27 D’où sa responsabilité « sans faute » en cas de gros problèmes pour le peuple (cf. 0.3, Thème 2). 28 « Le Lao Tseu », suivi de « Quatre canons de l’Empereur Jaune » - Traduction et commentaire de Jean LEVI, Ed. Albin Michel, 2009, p. 41-42. Les « Quatre canons... » en question ne sont ni des pièces d’artillerie ni des concubines, mais les règles fondamentales suivantes (cf. les « canons » de l’Eglise catholique) : être calme, réglé, civil et martial (J. LEVI, op. cit., p. 145). Noter que l’incertitude sur l’existence même de LAO TSEU en tant qu’auteur amène des commentateurs autorisés tels que J. LEVI à transformer son nom en celui de l’ouvrage principal (le Tao-te-king = « le Lao Tseu ») ; même observation pour un autre ouvrage fondamental, le « Tchouang Tseu ». 29 J. LEVI, op. cit., p. 125. Il s’agit des premières phrases des « Quatre canons... ». 30 .J LEVI, op. cit., p. 135.

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1.3. L’INVARIANCE DU PARADIGME TRI-FONCTIONNEL DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE

1.3.1. LES ETATS GENERAUX DE L’ANCIEN REGIME EN FRANCE Au-delà de l’Antiquité, le schéma trifonctionnel tel que définit par DUMEZIL va perdurer longtemps dans l’histoire européenne, sans pour autant qu’on ait affaire à une société de castes. Ainsi l’Ancien Régime français connaissait la pratique de la réunion des Etats généraux par le Roi, lorsque le royaume connaissait des difficultés durables : clergé, noblesse et « le reste », qu’on appellera « Tiers Etat ». Leur dernière réunion en 1789, psychodrame tumultueux, devait entraîner la chute de la monarchie absolue ; d’un point de vue socioéconomique, le Tiers Etat ne représentait pas alors la paysannerie, mais plutôt la bourgeoisie enrichie dans les pratiques artisanales, commerciales et dans l’émergence des professions intellectuelles (31), mais celle-ci devait nécessairement s’appuyer d’une manière ou d’une autre sur la paysannerie précarisée et appauvrie pour parvenir à ses fins politiques, tout comme les révolutionnaires russes de 1917. La société médiévale, à l’origine de l’Ancien Régime renversé en 1789, voit en effet l’avènement de ces trois « états », que l’on appelait aussi « conditions » : « La société s’est divisée en pure coutume et tout spontanément en trois « états » - on dirait aujourd’hui en trois classes - : ceux qui prient, oratores ; ceux qui combattent, bellatores ou pugnatores, et ceux qui travaillent de leurs mains, laboratores. Chacun de ces états a une fonction sociale particulière et un statut juridique approprié. Ce statut comporte des avantages que l’on qualifiera bientôt de privilèges, et aussi des charges et des incapacités corrélatives. Le système, si l’on peut ainsi qualifier une organisation sociale moulée sur les faits, postule et affirme l’union étroite des états dans la poursuite du bien commun du groupe. Il implique, d’autre part, une hiérarchie de divers états reconnus par tous ; tous sont utiles, indispensables même, mais certaines fonctions sociales sont plus importantes que les autres et ceux qui les exercent ont droit, par là même, à plus de considération. Ces idées générales sont couramment admises au XIIIème siècle.»(32).

31 Albert RIGAUDIERE : Histoire du Droit et des Institutions dans la France médiévale et moderne - Ed. Economica, 2010, p. 805. Cet auteur souligne que, dans la composition des délégués du Tiers-Etat à cette date fatidique, les hommes de loi prédominent (avocats, procureurs, magistrats, professeurs, conseillers aux divers parlements), puis les propriétaires ruraux, et enfin les négociants et manufacturiers. Cf. Albert SOBOUL, Précis d’histoire de la Révolution française, Editions Sociales, 1962, p. 105 : « Quant au Tiers, près de la moitié de sa députation, forte de 578 membres, était composée de ces hommes de loi qui avaient joué un rôle si important au cours de la campagne électorale. Les avocats étaient environ 200 (...) ». 32 François OLIVIER-MARTIN : Histoire du Droit français, des origines à la Révolution, Ed. du CNRS, 2ème éd. 1995 (Ed. Domat-Montchrestien, 1948), § 178. Cet auteur nous paraît dans l’erreur lorsqu’il décrit cette société médiévale des « trois états » comme née spontanément de l’évolution socioéconomique en relativisant son aspect systémique ancré dans l’histoire : il s’agit bien selon nous de la prolongation dans l’histoire du paradigme trifonctionnel de DUMEZIL, dont la référence est absente dans cet ouvrage. Cela s’explique sans doute par un cloisonnement disciplinaire important à cette époque chez les juristes, mais aussi par la chronologie des publications : si la théorie des trois fonctions est formulée par DUMEZIL dès 1937, sa diffusion et son accessibilité au grand public sont plus tardives (publication en 1968 de « Mythe et Epopée-I »). F. OLIVIER-MARTIN est un historien du Droit formé notamment par les autres historiens du Droit qu’étaient Adhémar ESMEIN et Emile CHENON, et dont l’ouvrage s’inscrit dans le cursus universitaire juridique de l’époque. Par ailleurs, il reconnaît très honnêtement dans sa préface rédigée en 1947 que sa démarche n’est pas exempte d’arrières pensées idéologiques : « L’auteur ne dissimule pas qu’il s’est appliqué principalement à éclairer, à diverses époques, les rapports entre l’Etat et les forces sociales qui se sont spontanément organisées dans son cadre. Il est convaincu, à tort ou à raison, que l’établissement de rapports satisfaisants entre l’Etat et ces forces sociales ou « groupements intermédiaires » est le problème fondamental du temps présent et constitue la dernière chance d’échapper aux ravages de l’individualisme anarchisant, comme aux contraintes insupportables du totalitarisme». Cet auteur, qui s’inscrit dans le conservatisme bourgeois le plus traditionnel, affiche par ailleurs un cléricalisme affirmé, faisant occasionnellement l’apologie de l’Eglise catholique romaine et de sa religion, ce qui n’enlève rien à l’intérêt de cet ouvrage.

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La continuité avec l’ancien modèle indo-européen est flagrante. On doit observer que la solidarité objective entre les trois fonctions est déjà présente dans le mythe hindou de Purusha, à la base des « lois de Manou ». Toutefois, le modèle médiéval occidental montre une évolution significative sur deux points par rapport à ce paradigme indo-européen très ancien : il ne connaît pas de « hors castes », et une certaine mobilité sociale va apparaître peu à peu dans l’évolution d l’Ancien Régime. Dès le début, la noblesse alimente le clergé de ses membres en surnombre (hommes et femmes), puis des bourgeois enrichis peuvent accéder à la noblesse. Enfin, à l’exception des serfs, tout le monde peut accéder à la fonction religieuse, qui s’est au demeurant fortement paupérisée : les prêtres du clergé séculier et une partie des moines du clergé régulier sont souvent pauvres et doivent avoir une activité économique pour survivre, alors que les évêques et une partie du clergé régulier vivent dans l’aisance en profitant du travail des autres. Les « laboratores » qui travaillent de leurs mains ne sont pas les seuls à faire partie du « Tiers-Etat » : il convient de parler de « roture », celle-ci se définissant par défaut comme tout ce qui n’est pas « clerc » (= le clergé) ou noble, mais à l’exception des différentes couches paysannes relevant du servage, dont le statut n’est homogène ni dans le temps, ni sur le territoire. Si en effet le servage médiéval concerne la grande masse de la paysannerie, les bourgeois des villes et une partie de la paysannerie affranchie du servage (« vilains ») échappe à cette conditions et sont qualifiés de « roturiers » (33). Par comparaison, dans le modèle bifonctionnel chinois tel qu’exposé dans les « Quatre canons de l’Empereur jaune », on considère que : « Ciel et Terre ont des lois constantes, le peuple a des activités permanentes, nobles et roturiers des positions immuables. Il est une voie unique pour appointer les sujets et une mesure fixe pour en user. (...) En distinguant le noble du roturier, on marque la distance entre l’homme de bien et l’homme de peu. Et c’est en assignant à chaque état un signe distinctif que le noble et le vil sont hiérarchisés » (34). La genèse mythique de ce modèle bifonctionnel est exposée plus loin dans cet ouvrage, et correspond à une variante du mythe de Purusha dans la cosmogonie hindouiste (35). Les juristes, qui vont jouer un rôle essentiel dans le processus révolutionnaire de 1789 en France, sont historiquement liés au clergé à partir du Xème siècle, puis à la bourgeoisie roturière, au même titre que certains grands serviteurs de l’Etat royal, ancêtres des technocrates d’aujourd’hui (Colbert, par exemple) ; ces juristes issus de la bourgeoisie ont pu occasionnellement être anoblis (« noblesse de robe », par opposition à la « noblesse d’épée », plus conforme au canon dumézilien). Que ce soit en France ou dans les autres pays européens, le Droit est donc attaché à la première fonction au sens de DUMEZIL, et revêt de ce fait implicitement une dimension « sacrée », qui perdure jusqu’à ce jour pour se traduire par un certain élitisme chez les juristes au regard des autres sciences humaines qui, exception faite de la philosophie, apparaissent beaucoup plus récemment dans l’histoire humaine.

1.3.2. LES « ORFEVRES » ET L’EMERGENCE DE LA SCIENCE JURIDIQUE Les « légistes » sont les premiers spécialistes du Droit, discipline qui est enseignée dans les premières Universités créées à l’initiative de l’Eglise catholique, le Droit étant à égalité de dignité avec la Médecine, mais à un niveau inférieur à la Théologie. Les premiers enseignants du Droit dans les universités sont des clercs, mais les laïcs nouvellement formés leur

33 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 183. 34 J. LEVI, op. cit., pp. 128 &134. 35 Cf. note 14, in fine. CH

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succèdent progressivement, et sont issus de la roture en général, la noblesse n’ayant aucun attrait pour cette discipline diamétralement opposée au métier des armes. En France, ils deviennent conseillers du roi sous Louis IX (Saint-Louis), et atteignent un maximum d’influence sous Philippe IV (« le Bel ») pour décliner ensuite. Les légistes de Philippe le Bel, de concert avec les « avocats du Roi » devant les juridictions, sont parfois « plus royalistes que le roi » et développent des positions argumentées systématiquement en faveur du pouvoir royal dans les litiges, au point que le roi doit parfois prendre une position officielle opposée pour des raisons d’opportunité politique (36). Mais ces ancêtres des juristes professionnels d’aujourd’hui sont aussi les conseillers des papes. Ainsi, alors même que les souverains médiévaux ont commencé à devenir législateurs, l’Eglise catholique continue à s’ériger en législateur global dans le « Registre » (« Dictatus Papae » n° 7 de 1095) ; les papes sont à l’origine de « Décrétales » en la matière, et certains légistes, serviteurs zélés de la papauté, iront même jusqu’à créer de « Fausses Décrétales » attribuées au pape en fonction afin de renforcer ses prérogatives temporelles (37). C’est au Moyen-Age que les travaux des théologiens catholiques, notamment, ont revalorisé considérablement le Droit romain en le complétant par des solutions nouvelles, au point que de nombreux mécanismes de Droit Privé actuel – surtout en procédure et en droit de la preuve – remontent à cette époque (38). Ainsi l’usucapion (ou prescription acquisitive) est-il le fruit d’une réflexion théologique sur la « preuve du diable » (probatio diabolica ), qui rend impossible, de proche en proche en remontant le cours du temps, la preuve de la propriété immobilière par titre écrit, ce que les Romains avaient déjà compris. J. GAUDEMET résume ainsi l’apport considérable du Droit canonique au Droit Civil ou Pénal, parallèlement à l’apport historique du Droit Romain (39) : - les modalités de prises de décision collective (majorités/unanimité) par application de l’adage « quod omnes tangit, (ab omnibus tractari et approbari debet) » (« tout ce qui intéresse un groupe doit être décidé par ce groupe ») ; - le statut du corps diplomatique (immunités, extraterritorialité...) : - les fondements de la responsabilité pénale ; - les mécanismes de base de la procédure (principe du double degré de juridiction, notamment) ; - la protection possessoire ; - l’acte de promulgation et le principe de non rétroactivité des lois ; - la personnalité juridique ; - de nombreux mécanismes concernant les contrats et les obligations, etc. Cependant, si le Moyen-Age est la période où le Droit romain est redécouvert en Europe occidentale, le système institutionnel et politique médiéval ne présente aucune ressemblance, même lointaine, avec la Rome antique : alors que celle-ci est dominée par les concepts fondamentaux de res publica et d’imperium et les concepts dérivés de potestas et d’auctoritas (40), l’Europe médiévale présente sur le plan institutionnel, donc aussi juridique, un paysage

36 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 235-238. 37 J. GAUDEMET, op. cit., p. 153-157. 38 Cf. J. GAUDEMET, op. cit., pp. 122-131 & 321-328. 39 J. GAUDEMET, op. cit., p. 322-323. 40 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 30-32. « Res publica » : « République » au sens strict du terme, « affaires publiques « ou « chose publique » en Science politique moderne, y compris sous des régimes non républicains (royauté, empire, dictature...). « Imperium » : Pouvoir militaire d’abord et politico-juridique ensuite. « Potestas » : « pouvoir » au sens d’autorité habilitée à l’exercer l’imperium, directement ou par délégation, dans un domaine concret et particulier. « Auctoritas » : « autorité » dans le sens de la légitimation et de la

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hétéroclite et sans structuration d’ensemble : des systèmes juridiques différents coexistent sur le même territoire et aussi par rapport aux mêmes personnes, dans certains cas ; il faudra attendre l’émergence progressive des Etats au XVIIème siècle, puis des Etats-nations au XIXème siècle pour que ce paysage devienne lisible, et acquière un certain caractère supranational avec la construction de l’Europe communautaire au XXème siècle, en tant que prolongation de traditions juridiques et de valeurs communes, comme le précisent deux articles du Traité sur l’Union Européenne (TUE) : (art. 2) « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ». (art. 6-3) « Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, font partie du Droit de l’Union en tant que principes généraux ». La notion d’Etat de droit du point de vue de la Science politique est abordée en 3.1..

1.3.3. L’APPORT DE L’ANTIQUITE GRECQUE, CELTIQUE ET ROMAINE DANS LA FORMATION DU DROIT EN EUROPE La Grèce ancienne, dont la civilisation fut incontestablement plus brillante que celle de la Rome antique, fut une civilisation assez peu juridique, du moins si l’on considère le Droit de façon spécifique et isolée. La cité grecque de l’époque classique (IIIème siècle BC) vit à l’heure du « nomos » (la loi humaine au sens le plus large, juridique ou morale), par opposition à « phusis » (la nature, soit la nature brutale et animale de l’homme), distinction produite par la pensée des philosophes appelés « sophistes ». A l’origine, la justice dans la société humaine est reflétée par deux concepts : en premier lieu « themis », la justice immanente ou cosmique, « l’ordre des choses », puis « dikê », la justice dans la société humaine qui va s’incarner dans le « nomos » (41). Les juristes spécialisés n’existent pas, le discours juridique est véhiculé par les philosophes, les poètes ou les historiens (42). Le règne de la loi, occasionnellement contesté par certains courants philosophiques, constitue un aspect essentiel de l’identité athénienne face aux cités plus frustres (Sparte notamment) et surtout

validation profonde de la potestas, donc en référence à des valeurs relevant de la première fonction religieuse et morale. Cf. note 73 pour les explications plus détaillées d’un autre auteur. 41 J. GAUDEMET, op. cit., p. 14-15. Themis est une divinité très ancienne (antérieure au panthéon dominé par Zeus), fille de la Terre (Gaïa) et du « Ciel étoilé » (une des manifestations d’Ouranos). Zeus, grand séducteur de la gent féminine divine ou mortelle dans la mythologie grecque, engendre avec elle trois filles : Dikê (la Justice), Œkonomia (l’Ordre des choses dans le domaine économique), et Eirènê (la Paix). Dikê s’incarne de deux manières : la justice rendue par diverses institutions liées à l’évolution des cités grecques, et « nomos », la loi écrite ou coutumière. On appelle « thémistes » les aphorismes ou décisions inspirés par les dieux dans le monde humain. Cf. aussi Michel HUMBERT, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, Dalloz, 1991 (4ème éd.), §§ 112-113. Il est remarquable que l’homothétie des panthéons grecs et romains (Zeus/Jupiter, etc.) donne un résultat quasiment nul en matière de Justice (cf. ci-après) : dans la Rome classique, la justice dérive directement du pouvoir politique du moment, elle n’est pas directement d’origine divine et est exclusivement liée à la deuxième fonction (M. HUMBERT, op. cit., §§ 223, 317-320, 334-336 428-433). Cependant, le concept de « magistrature » est commun aux deux civilisations antiques méditerranéennes, et il a sens plus large qu’à l’heure actuelle : cela englobe les responsables politiques de la cité, et l’on qualifie encore aujourd’hui le maire d’une commune de « premier magistrat » et les conseillers municipaux d’édiles. 42 J. GAUDEMET, op. cit., p. 16-24. Cf. les ouvrages de Louis GERNET : Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Albin Michel, 1917 (rééd. 2001) ; Droit et société dans la Grèce ancienne, Sirey, 1955. Cet auteur a pu ainsi démontrer que la notion de délit y a émergé comme un renouvellement de celle de sacrilège, ce qui est corroboré par les travaux de Philippe CHIAPPINI, exposés en 1.2.2..

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aux puissants et encombrants voisins de l’Empire perse, qui vivent sous un régime despotique et cruel, quoique non dénué d’ordre juridique. La montée en puissance de Rome dans le bassin méditerranéen fut un choc de civilisation pour les Grecs, qui en subirent diverses conséquences territoriales et politiques : « Pour le monde grec, Rome est une cité inouïe : chaque fois qu’elle fait la guerre, elle prétend mener une guerre juste. Rome a conquis le monde connu de l’époque en ne menant jamais que des guerres justes, ses ennemis étaient toujours dans leur tort. Un discours juridique masque déjà la réalité. Dans le monde grec, il n’en est pas ainsi. On ne dit pas que la force crée le droit, on dit que depuis toujours le plus faible doit obéir au plus fort et qu’il ne peut être question de droit et de justice qu’entre égaux. Ce qui, bien sûr, crée des problèmes énormes, abyssaux : qui sont les égaux ? Qui dit qui est égal ? » (43). Si les Grecs furent en définitive plus philosophes et « politologues » avant la lettre (44) que juristes, les Romains eurent une civilisation très juridique et ne produisirent guère de philosophes, tout au plus quelques penseurs dignes d’intérêt. Le Droit romain reste largement d’actualité en Droit Civil, comme on a pu le voir (45). La devise des Romains était « Armis et legibus » (« par les armes et les lois »), les armes pour l’extérieur, la loi (mais parfois aussi les armes) pour l’intérieur (46). Le texte fondamental de la République romaine constitué par la « Loi des XII Tables », exposées sur le forum de Rome, n’a pas été conservé dans son intégralité, mais on en connaît des fragments et des commentaires occasionnels à travers les écrits d’auteurs tels que Cicéron, qui était avocat. Outre sa fonction politique « impérialiste », cette devise permet de caractériser l’ancrage déterminé du Droit (« leges/legibus ») dans la deuxième fonction dumézilienne (« arma/armis ») et sa relativisation dans la première, ce qui expliquerait la présence du glaive au milieu de la balance dans l’allégorie de la Justice chez les Grecs (Thémis), que l’on utilise encore de nos jours. Mais on ne trouve guère l’équivalent de Thémis ou de Dikê dans le panthéon romain. Les travaux de DUMEZIL ont cependant mis en évidence dans la civilisation romaine la plus ancienne de deux divinités secondaires porteuses de la fonction juridique, ou d’une certaine dimension de celle-ci (47) : - Dius Fidius est un aspect de Jupiter qui est lumineux (cf. le prêtre porteur de lumière qu’était le « flamen dialis », le flamine qui est l’équivalent du brahmane indien) et garant de la fides, la bonne foi dans les serments et les contrats; il serait le correspondant de Mitra, le « dieu juriste » de l’Inde ancienne ; son premier serviteur est le roi-prêtre Numa Pompilius, successeur de Romulus, qui apporte à la cité ses leges/legibus, et y fait ériger le temple à Fides Publica, condition première de l’application de celles-ci ; - Terminus est une divinité marquant les limites sur le territoire des pouvoirs juridiques des propriétaires ou usagers de l’époque (bornes du parcellaire, notamment). Quid des Celtes, et en particulier des Gaulois, nos ancêtres présumés ? DUMEZIL définit ainsi le pouvoir et les attributions des druides celtiques : « dominant tout, plus forte que les frontières, presque aussi supranationale que l’est la classe des brahmanes, la classe des

43 Cornélius CASTORIADIS : Thucydide, la force et le droit - Ce qui a fait la Grèce 3 (séminaires 1984-1985 : la création humaine IV) - Seuil, 2010, p. 67-68. Sur les ressorts et les modalités de la « guerre juste » à la mode romaine, cf. M. HUMBERT, op. cit., §§ 286-287. 44 Cf. ci-dessous 3.1.. 45 Cf. en particulier la classification des choses en Droit Civil (cours IGD 2). 46 Cette conception est aussi celle des Etats-Unis, civilisation très juridique en interne, mais très « militariste » et « voyoucratique » en externe, et qui rejette de façon assez systématique le multilatéralisme en Droit international public, notamment en matière environnementale. L’invasion de l’Irak en 2003 est un véritable coup de force contre le Droit international, que l’ONU a validé après coup, se décrédibilisant un peu plus. Les « Américains » (étatsuniens») sont les Romains du monde moderne, au niveau planétaire, et ses Grecs sont la « vieille Europe », ou du moins ce qui en reste. 47 G. DUMEZIL, op. cit., pp. 158, 167-168, & 181-182.

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druides (* dru-uid), c’est-à-dire des « Très Savants », prêtres, juristes, dépositaires de la tradition » (48). Il a aussi été soutenu que les druides gaulois avaient subi l’influence de Pythagore (mathématicien mais aussi philosophe) et étaient en fait plus des sages devenus juristes que des religieux (49) : ils exerçaient une fonction juridictionnelle en matière civile et pénale, y compris dans les querelles entre peuples gaulois à l’occasion des assises inter-tribales qui se tenaient chez les Carnutes (50). Mais ce modèle gaulois s’écarte profondément du modèle romain qui le supplanta, en ce sens que la deuxième fonction, celle du pouvoir politique et militaire, a pu à Rome et ailleurs s’approprier la fonction juridique, mais non en Gaule ; et l’on ignore tout de ce Droit celtique propre à la Gaule. On a pu en revanche conserver jusqu’à nos jours une assez bonne connaissance des « Brehon Laws », le système juridique de la société celtique d’Irlande, où le modèle trifonctionnel a été observable (51): après avoir été éclipsées par la conquête anglo-normande à partir de 1169, ces « lois » de forme orale et d’origine druidique puis émanant de juges coutumiers après la conversion probable de la majorité des druides irlandais au monachisme chrétien furent consignées par écrit et survécurent parallèlement au Droit colonial anglais jusqu’au XVIIème siècle (52). Il convient d’observer que, de façon concomitante, l’Eglise d’Irlande resta autonome vis-à-vis de la papauté jusqu’au XIIème siècle, les communautés locales élisant leurs évêques en toute indépendance de Rome (53). Le modèle de la papauté, Etat centralisateur avec application d’un principe de subsidiarité (54), n’est que la prolongation historique du modèle institutionnel romain après la fin de l’Empire d’occident (55). C’est probablement ce « mélange des genres » entre les deux fonctions qui est à l’origine du déclin historique lent et inexorable de la « chrétienté », système bâtard qui succède au « christianisme », tradition spirituelle authentique de la première fonction. Dans la civilisation romaine, le Droit est en effet progressivement produit par le système politique du moment (royauté, république, haut empire, bas empire) au détriment du système religieux polythéiste classique dérivé de celui de la Grèce et qui va entrer en crise pour être progressivement supplanté par le christianisme et divers cultes orientaux sous le bas empire : des empereurs romains comme Hadrien, Théodose 1er et surtout Justinien ont fait œuvre

48 G. DUMEZIL, op. cit., p. 87. 49 Jean-Louis BRUNAUX : Les druides, des philosophes chez les barbares, Seuil, 2009, p. 282-285. 50 J.-L. BRUNAUX, ibid., p. 286-292. A l’échelle de la Gaule, il s’agissait quasiment de l’ONU avant la lettre: les peuples gaulois étaient en effet très querelleurs entre eux, ce que sut exploiter Jules César dans son entreprise de conquête. 51 Pierre JOANNON : Histoire de l’Irlande et des Irlandais - Ed. Perrin, 2009, p. 17-20. Cet auteur signale que le contenu de ce Droit celtique insulaire est très peu répressif, très sophistiqué en matière civile (il accorde en particulier beaucoup de droits aux femmes), et que, si les différences sociales sont bien marquées, les trois fonctions duméziliennes ne se sont pas concrétisées dans un système de caste à l’indienne: la mobilité sociale est possible. 52 Le « Senchus Mor » cité dans le Prologue (Thème 1) est la principale compilation des « Brehon Laws ». L’influence indienne sur certains mécanismes est manifeste, notamment le jeûne à mort du créancier insatisfait pour prouver la mauvaise foi du débiteur. Le recours à la « grève de la faim » jusqu’à la mort dans le mouvement républicain irlandais au XXème siècle (notamment celle de Bobby Sands et neuf autres prisonniers politiques au camp de Maze/Long Kesh en 1981) a cette origine lointaine, celtique et indo-européenne. 53 P. JOANNON, op. cit., p. 24-33. 54 Ce principe juridique, qui est un des principes de base du Droit de l’Union européenne (TUE, art. 5§3, Protocole sur l’application du principe de subsidiarité et de proportionnalité), est d’origine ecclésiastique et a eu pour fonction historique de réguler une organisation territorialement étendue dans un contexte de communications exclusivement terrestres (chevauchée) lentes et incertaines : l’échelon supérieur ne s’occupe que de ce que l’échelon inférieur ne peut pas efficacement traiter (paroisse/diocèse/Saint-Siège) 55 A. SUPIOT, op. cit., p. 283.

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juridique majeure (56). Le schisme orthodoxe au sein du christianisme a accompagné (57) l’émergence d’un Droit byzantin, chronologiquement distinct du Droit romain, mais en fait son continuateur. Justinien, empereur romain d’Orient (482-565), est considéré comme le fondateur du Corpus Juris Civilis tel qu’il influença le Moyen-Age puis, plus récemment, les rédacteurs du Code Civil dans la dernière décennie du XVIIIème siècle : outre un Code Justinien intégrant les apports des empereurs législateurs antérieurs, son oeuvre comprend un Digeste (58) qui représente une entreprise doctrinale colossale destinée à la magistrature, et les Institutes, manuel à portée plus pratique et destiné aux étudiants en Droit ; à cela il convient d’ajouter les Novelles, oeuvre législative propre cet empereur (59). En Europe occidentale, l’oeuvre de Justinien fut redécouverte par les premiers « glossateurs » au Xème siècle, qui aboutissent à une doctrine juridique basée sur le Droit romain à peu près cohérente au XIIème siècle. En particulier, le Digeste fut repris par les « glossateurs » les plus éminents aux XIIème et XIIIème siècle, suivie par les « commentateurs » (ou « post-glossateurs »), principalement à Orléans et à Bologne (60). Ce sont ceux-ci qui sont à l’origine de la fécondation croisée entre Droit romain (Droit civil : Corpus Juris civilis) et Droit canonique (Corpus Juris canonicii), le Droit interne de l’Eglise catholique romaine mais qui est applicable dans une très large mesure à la société civile. En fait, le Droit romain a survécu discrètement à la fin de l’Empire d’Occident lorsque les dynasties franques (d’origine germanique) supplantèrent le monde gallo-romain ; ce n’est pas l’oeuvre de Justinien qui fut conservée, mais celle de Théodose Ier, qui proclama le christianisme religion d’Etat de l’Empire romain peu avant son éclatement entre l’Orient et l’Occident (61). 56 Pour une brève rétrospective des sources du Droit romain de la période impériale, cf. M. HUMBERT, op. cit., p. 352-359, et aussi A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 30-34. 57 L’Empire romain d’Orient, dont la capitale était Constantinople (fondée par l’empereur Constantin en 330, antérieurement Byzance, ultérieurement Istamboul), naît formellement en 395 d’une scission qui se voulait simplement fonctionnelle entre les deux fils de l’empereur Théodose (347-395) : Honorius (Empire d’occident, capitale Rome), et Arcadius (Empire d’Orient). Constantinople étant la « seconde Rome », les Byzantins s’appelèrent « les Romains » aussi longtemps que leur Empire d’Orient dura, et, par voie de conséquence, le Droit byzantin n’est que le prolongement du Droit romain de l’Empire unitaire. Sa langue officielle était le latin, mais le grec était la principale langue usuelle de fait. Le schisme orthodoxe émerge progressivement au Vème siècle, alors que l’Eglise catholique romaine n’existe pas encore vraiment en tant que telle et placée sous l’autorité du pape. Sur cette question, cf. Ch. DIEHL & G. MARÇAIS : op. cit., pp. 22-37. La naissance de la tradition orthodoxe dans le christianisme par opposition à la papauté est étroitement liée à l’autonomisation de l’empereur d’Orient par rapport à son homologue d’Occident tout en trouvant sa source immédiate dans un débat théologique fondamental sur la nature du Christ. Mais le Droit romain ne connut point de schisme... 58 « Digesta » en latin, « Pandectes » en grec. La tradition juridique allemande « reçoit » dès le XVIème siècle l’« usus modernus Pandectarum » (l’utilisation moderne des Pandectes) pour la développer de façon propre au XVIIIème et au XIXème siècle : le « pandectisme » , avec lequel « le Droit romain se présente comme une discipline scientifiquement construite, dans une systématisation par déductions logiques » (J. GAUDEMET, op. cit., p. 349). Ces travaux de systématisation inspireront la construction du Code civil de l’empire allemand (« Bürgerliches Gesetzbuch »/BGB) de 1900. De cette puissance de la tradition juridique allemande remontant à Justinien résulte que pour la CJUE l’allemand est la deuxième « langue du Droit », après le français, la langue anglaise étant peu adaptée à cette discipline malgré le poids des grands cabinets d’avocats anglo-saxons en Europe et au niveau international. En Europe occidentale, l’oeuvre de Justinien fut redécouverte par les premiers « glossateurs » au Xème siècle, qui aboutissent à une doctrine juridique basée sur le Droit romain à peu près cohérente au XIIème siècle, largement influencée par ailleurs par le Droit canonique dans ses applications séculières. 59 Ch. DIEHL & G. MARCAIS, op. cit., pp. 67, 82-88. 60 J. GAUDEMET, op. cit., p. 300-306. 61 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 16. Cf. aussi, J. GAUDEMET, op. cit., p. 99-104 : ce qui est connu comme le « Bréviaire d’Alaric », promulgué en 506, a pour dénomination officielle Lex romana wisigothorum, et reprend principalement le Code théodosien. Comme les Burgondes, les Wisigoths étaient des Francs « stabilisés » territorialement puis militairement intégrés à la Gaule romaine après avoir été des envahisseurs « barbares », et leur christianisation les a amenés à mitiger leur droit coutumier franc avec le Droit romain. De ce

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1.3.4. TROIS FIGURES FACE A L’ENJEU DU POUVOIR JURIDIQUE : L’EMPEREUR, LE ROI ET LE PAPE L’évolution de l’empire d’Orient jusqu’au Xème siècle, période à laquelle il entre en déclin, montre une concentration des première et deuxième fonctions entre les mains de l’empereur, les patriarches de l’Eglise orthodoxe n’ayant pas la prééminence sur lui sur le plan spirituel (62). En sens inverse, au Moyen-Age et au début des Temps modernes, le pape de l’Eglise catholique romaine détient sans contestation possible le pouvoir spirituel sans parvenir à développer un pouvoir temporel durable dans ses Etats, mais doit surtout faire face à des dissidences de la part de certains souverains qui, forts de leur « onction divine » comme le roi de France, entendent intervenir en matière spirituelle, soit sur le plan doctrinal comme dans l’empire d’Orient, soit de façon plus fonctionnelle, notamment en exerçant un contrôle conjoint ou exclusif sur la nomination des évêques (63). Puis la papauté s’affaiblit davantage avec l’éclosion de la réforme protestante qui débute au XVème siècle et va faire basculer bon nombre de souverains européens vers le protestantisme ou, dans le cas particulier du royaume d’Angleterre, vers une version « nationale » du catholicisme qui a perduré jusqu’à ce jour (64) . Elle s’affaiblit à nouveau lors du coup de tonnerre de la Révolution française de 1789, qui marginalise fortement l’Eglise catholique en la divisant au sujet du serment d’allégeance au nouveau régime politique, et en adoptant diverses mesures de déchristianisation (65) ; après avoir perdu l’exclusivité de l’éducation en 1882 (lois de Jules Ferry sur l école publique laïque, gratuite et obligatoire), l’Eglise va se trouver radicalement séparée de l’Etat français en 1905 suite à ses ingérences politiques incessantes au XIXème siècle aux côtés de la réaction royaliste et bourgeoise, cette déviance étant faiblement contrebalancée par un « catholicisme social » assez marginal. Le Saint-Empire romain-germanique représente en Europe occidentale une résurgence fantasmatique de l’Empire romain d’Occident, avec Charlemagne, qui se fait sacrer empereur par le Pape en 800, après que son père, Pépin le Bref, ait adopté cette pratique en tant que roi franc de la dynastie carolingienne. Cet empire ne devait pas survivre directement à Charlemagne, mais connut une résurgence durable peu après avec Otton Ier (962) ; un de ses successeurs, Otton III, se fait appeler significativement comme Charlemagne « Empereur Auguste des Romains » . Après une apogée aux XIIIème et XIVème siècles, cet empire connaît un long déclin et ne cesse formellement d’exister qu’en 1806, lors de la conquête napoléonienne. Puis l’Empire allemand (« Deutsches Reich ») contemporain émerge en 1871 dans le contexte de l’unification progressive de l’Allemagne, au profit du roi de Prusse qui devient « Kaiser ». La forme impériale est aussi adoptée par l’Autriche en 1745 : deux fait, il y a eu une certaine continuité du Droit romain en Occident avant la grande redécouverte de l’oeuvre de Justinien au XIème siècle. 62 Ch. DIEHL & G. MARCAIS, op. cit., p. 486-495. 63 Principaux épisodes historiques : affrontements idéologiques entre « gallicans » (partisans de la suprématie royale) et « ultramontains » (partisans de la suprématie papale) en France, et « conflit du Sacerdoce et de l’Empire » dans l’Allemagne et l’Italie de l’époque aux XIIème et XIIIème siècle ; en Italie, les partisans du pape étaient les « guelfes », et ceux de l’empereur les « gibelins ». 64 Suite aux frasques conjugales du roi Henry VIII (1491-1547) qui l’amenèrent à rompre avec la papauté, l’Eglise anglicane est bicéphale : l’archevêque de Canterbury est son chef spirituel, la Reine (ou le Roi) son chef temporel. Ce modèle est d’une certaine manière proche de celui de l’Empire romain d’Orient, si ce n’est que l’Empereur y avait la prééminence sur les patriarches (équivalent des archevêques de l’Eglise catholique) dans le domaine spirituel. 65 A. SOBOUL, op. cit., pp. 285-290 & 495-497. Sur ce point, on appréciera à sa juste valeur l’emploi de l’adverbe « même » dans l’article 10 de la DDHC de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».

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empires vont donc coexister dans le monde germanique jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale. Ce modèle impérial devait renaître d’une certaine manière de 1933 à 1945 sous forme d’un régime totalitaire barbare et délirant, le « troisième Reich » (66). Le « Führer » (guide) est la nouvelle dénomination du souverain de ce « Reich ». D’une très grande cohérence, l’ordre juridique nazi émanait intégralement du projet personnel d’Adolf Hitler, développée historiquement par tout un courant de pensée faisant des Germains les descendants directs des Aryens de l’Inde et par voie de conséquence une « race » supérieure. L’idéologie nazie présentait donc une cohérence non moins grande sur le plan de l’application du modèle tri-fonctionnel avant même sa formulation (67) : ancrée à l’origine dans la troisième fonction (le monde du travail dévasté par le chômage et l’inflation), la doctrine nationale-socialiste de Hitler développa ensuite un éclairage singulier de la première fonction (magnification de la mythologie germanique/nordique et affirmation d’une connexion ethnique privilégiée avec les Aryens de l’Inde, parfaitement fantasmatique), pour enfin déboucher sur une forme de souveraineté autoritaire et dévastatrice sur les plans intérieur et extérieur en ce qui concerne la deuxième fonction (68). Dans le domaine du vivant (troisième fonction), le régime nazi montra des préoccupations d’avant-garde et développa des programmes originaux, ce qui ne manqua pas d’être exploité par certains « policiers de la pensée » contemporains qui voient dans l’écologie politique un projet totalitaire (69). Décidément très puissant, ce fantasme impérial issu de l’antiquité romaine fut repris à son compte par le sultan ottoman Mehmed Fatih qui s’empara de Constantinople en 1453 et renversa l’Empire romain d’Orient, et prit de façon singulière pour un « non européen »le titre

66 Le « deuxième Reich » est celui que nous venons d’évoquer (1871-1918), et le « premier Reich » est l’empire de Charlemagne, qui apparaît comme un souverain à la fois français et allemand sur le plan historique ; de façon significative, pendant la IIème guerre mondiale, la division des Waffen SS composée de volontaires français s’appelait « division Charlemagne ». 67 Les idées de DUMEZIL n’ont pu en effet influencer Hitler et les nazis puisque c’est en 1938 qu’il formule sa théorie pour la première fois, dans un cercle intellectuel français très restreint. Après qu’elle eût accédé à la célébrité « grand public » dans les années 60, il se trouvera évidemment quelques « policiers de la pensée » ou autres escrocs intellectuels pour insinuer ou affirmer l’existence de connivences ou d’une complaisance pour le nazisme chez ce grand humaniste ou chez ceux qui prolongent sa réflexion. Aujourd’hui encore, le même type d’individus n’admet pas la référence incontournable à la civilisation indo-européenne, parce qu’elle a été exploitée par le nazisme. On peut en dire autant de la philosophie de NIETZSCHE ou de la musique de WAGNER. 68 Aussi curieux que cela puisse paraître, le régime nazi avait entrepris de forger une sorte de nouvelle religion, du moins une certaine forme de « spiritualité » ou de « philosophie » : cela incombait à un département de l’organisation SS dénommé « Ahnenerbe » (= l’héritage de la conscience, approximativement). Ces recherches à la fois mythologiques et ethnicistes ont amené ces « chercheurs » à s’intéresser non seulement à la civilisation indienne, mais aussi à la civilisation tibétaine. La « svastika » nazie est d’origine indo-tibétaine (« sauwastika », tibétain « yungdrung ») et n’a évidemment rien à voir sur le plan symbolique avec ce qu’on en fait les nazis, tout comme la croix celtique, autre symbole solaire, qui a été en quelque sorte « confisquée » par des mouvements d’extrême droite identitaires et néo-nazis. 69 Lois de protection de la biodiversité, mais « ethniquement pure ». Le Reichsführer SS Heinrich Himmler, ingénieur agronome, fut actif dans la promotion de l’agriculture biodynamique, agriculture biologique « cosmique » et très empreinte de la première fonction. A noter que le créateur de l’agriculture biodynamique, Rudolf STEINER (1861-1925) fut accusé de connivence idéologique avec les nazis sur certains points de sa doctrine anthroposophique, probablement à cause de cette continuation postérieure à sa mort. Nous ne ferons pas l’honneur aux « policiers de la pensée » spécialistes de l’amalgame haineux et inculte de les citer, aux lecteurs et lectrices de les découvrir...

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de « Kayzer-i-Roum » (« Empereur des Romains » en arabe) (70). Il concerna encore la Russie des tsars (71), mais aussi la France. Exerçant un pouvoir autoritaire en tant que « Premier Consul » dans le régime réactionnaire du « Consulat » issu de la période contre-révolutionnaire du « Directoire », Napoléon Bonaparte devait le reproduire en se faisant couronner empereur par le pape en 1804, reprenant la tradition du roi de France se faisant sacrer par l’archevêque de Reims depuis Pépin le Bref, ce qui procède de la même démarche symbolique. En revanche, c’est par plébiscite que son petit-fils présumé Louis-Napoléon se fit proclamer empereur en 1852 après un coup d’état en 1851, le pape du moment ayant probablement été enclin à rejeter une telle requête de la part d’un personnage aussi opportuniste et insignifiant. On doit aussi mentionner l’épisode lamentable d’un dictateur africain, « grand ami de la France », qui se fait sacrer « empereur de Centrafrique » en 1977... Il n’est pas jusqu’à la petite Irlande qui ne fut concernée par cette démarche, quoique de façon tout à fait unique. En 1003, le roi Brian Boru, régnant sur le petit royaume celtique de Dal gCais dans l’ouest de l’île mais étant parvenu à fédérer de nombreuses forces dispersées pour vaincre les Vikings, se fait sacrer « imperator Scottorum » dans la cathédrale d’Armagh, siège de l’archevêque primat d’Irlande (72). Cette démarche symbolique du sacre du souverain a son importance dans l’exercice du pouvoir législatif par celui-ci, en ce que la deuxième fonction dumézilienne exerce le pouvoir juridique au nom de la première, qui en est le dépositaire historique, mais aussi, dans une certaine mesure, au nom du peuple qui constitue la troisième fonction, en vertu du legs historique du passage de la République à l’Empire à Rome (73). Le paradigme impérial romain est donc sous jacent au Moyen Age, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime et même après en France, et il devait se maintenir plus longtemps dans les mondes germanique et slave. Mais la suprématie de l’Empereur sur le Roi a aussi un sens politique, cette dimension temporelle dérivant sans doute de la dimension spirituelle que l’on vient d’évoquer, mais aussi d’une certaine dimension de souveraineté populaire incarnée par la noblesse et l’Eglise :

70 Ce détail historique est à ranger dans les arguments plaidant en faveur de l’européanité de la Turquie actuelle, d’autant plus que, d’un point de vue strictement ethnique, les ancêtres des Turcs ont la même origine géographique (« Turkestan », « Turkmenistan »...) que les Indo-aryens ou Indo-européens : l’Asie centrale... 71 Le mot russe « tsar » dérive de « César », tout comme le mot allemand « Kaiser ». Ivan le Terrible est le premier prince russe a prendre le titre de tsar en 1547. 72 P. JOANNON, op. cit., p. 40-41. Noter que l’ancienne auto-désignation des Irlandais en latin était « Scotti », et c’est en raison des mouvements migratoires anciens entre le nord de l’Irlande et l’Ecosse que les Ecossais ont été appelés « Scots/scottish » en anglais, alors que la population autochtone de l’Ecosse était constituée des Pictes (« Picts »), qui étaient aussi présents en Irlande. Conséquence : le gaélique d’Ecosse est très proche du gaélique d’Irlande, dont il provient, la langue picte étant mal connue. Les Romains, en revanche, appelaient les Irlandais « Hiberni » et les Ecossais « Caledoni ». 73 M. HUMBERT, §§ 401-408 : l’imperator est avant tout un consul devenu chef de guerre auquel le sénat et le peuple romain (« SPQR » des inscriptions et des insignes militaires) confient le pouvoir (potestas), en le revêtant d’une dimension divine lui conférant une autorité spirituelle/magique (auctoritas). La société romaine antérieure avait été marquée au contraire par une séparation systématique de la potestas (deuxième fonction dumézilienne) et de l’auctoritas (première fonction dumézilienne). Selon le même auteur (ibid., §§ 414-416), les fondements juridiques du pouvoir impérial romain sont l’imperium proconsulaire, la puissance tribunicienne (lien organique/historique avec le peuple) et l’auctoritas, la potestas consistant en la somme des deux premiers fondements. Plus tard, dans la société médiévale, les canonistes débattront à l’infini pour savoir si le pouvoir royal, dérivé du pouvoir impérial, procède de Dieu (qui « le veut ») ou du peuple (J. GAUDEMET, op. cit., p. 170-172). En 1789, a souveraineté populaire trouvera un nouveau fondement mystique dans la Nation, liée à la notion de patrie (là où l’on naît, sur le territoire des pères) : « La Nation, le Roi, la Loi » fut la devise de la République jusqu’au régicide de 1793.

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« L’empereur est au-dessus des ducs. Il fait les rois. Cette puissance politique trouve son expression dans la législation que (la Diète) « fait » et défait à son gré et qui, édictée par l’Empereur, sert aussi son pouvoir. Comme l’empereur romain du VIème siècle, l’empereur germanique est « loi vivante ». Soutenue par les légistes, forte des souvenirs romains, la législation impériale n’est cependant pas toute-puissante. Elle a besoin du concours des princes territoriaux. Ceux-ci parfois le marchandent. La législation impériale se fait dans les Diètes. A côté des Palatins on y rencontre les grands feudataires, laïcs (les ducs) et ecclésiastiques (en particulier les archevêques de Trêves, Cologne, Mayence) qui disposent des droits régaliens. La Diète élit le souverain, celui qui, par le sacre à Rome, deviendra l’Empereur. Elle l’assiste, quand il juge ou légifère. Aussi a t’on pu parler d’un « caractère contractuel » de la législation impériale »(74). Cette suprématie symbolique de l’Empereur sur les rois (ceux de l’empire et ceux d’à côté !) devait pousser les légistes français du Moyen Age à aller jusqu’à poser que « le Roi est Empereur en son pays » , ce qui pouvait s’interpréter de deux manières : - interprétation immédiate et évidente : l’empereur romain-germanique n’avait aucun droit sur le royaume de France ; - interprétation profonde et audacieuse : le roi de France lui-même était un autre descendant symbolique de l’empereur romain (75). Lorsqu’il fallut réformer les Universités en 1598, le droit pour le roi Henri IV de réglementer les études en tant qu’« empereur en son pays » (donc détenant une parcelle du pouvoir papal, l’Eglise étant l’autorité de tutelle des Universités à l’époque) fut proclamé solennellement par de Thou, premier président du Parlement de Paris, qui était un légiste. La maxime fut aussi invoquée en France à l’encontre du pape lors des Etats généraux de Blois en 1588 pour tenter justifier le gallicanisme, mais le roi arbitra par prudence en faveur de l’ultramontanisme (76). Cette prééminence historique de la figure de l’Empereur sur celle du Roi ne prendra fin qu’avec la Ière Guerre mondiale au XXème siècle, s’explique par son ancrage dans chacune des trois fonctions de DUMEZIL tel qu’hérité de l’Antiquité romaine. On serait tenté de résumer ce conflit entre les figures symboliques du Pape, de l’Empereur et du Roi pour le contrôle de la fonction juridique sous l’image de deux « chaises musicales » (les première et deuxième fonction duméziliennes) que se disputent ces trois figures, la musique et son arrêt occasionnel étant le processus événementiel historique. C’est d’une toute autre logique que relève la figure de l’Empereur dans la civilisation chinoise : nul Roi ou Pape à concurrencer, mais simplement une position de « mandat céleste » qui en fait un « despote éclairé » au sens occidental du terme (77). L’Empereur apparaît en Chine au IIIème siècle BC comme un roi (Quin Shi Huangdi) qui a acquis la prééminence sur les autres, suite à la période dite des « royaumes combattants » et qui instaure un régime despotique sur un vaste territoire issu de ses conquêtes, et Ashoka procède de même en Inde à la même époque. Il semble donc y avoir un socle commun planétaire à l’émergence de la figure de l’Empereur à partir de celle du Roi, qui lui préexiste, et cela implique en pratique la conquête ou la maîtrise d’un vaste territoire impérial, alors qu’un 74 J. GAUDEMET, op. cit., p. 145. La « Diète » est le nom de l’assemblée délibérante qui se réunit à un jour fixé à l’avance (« die dicta ») ; le terme a été conservé dans la Pologne actuelle, et apparaît dans l’allemand « -tag » ou le scandinave « -dag ». A noter que le régime nazi ne supprima pas le « Reichstag » issu de la république de Weimar, bien qu’il fût devenu une assemblée croupion du fait de la suppression du pluralisme politique. 75 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 235 & 460. J. GAUDEMET, op. cit., p. 137. Cette position des légistes français s’appuyait confortablement sur deux décrétales papales distinctes. 76 A. RIGAUDIERE, op. cit., pp. 323 & 600. Cf. note 63. 77 On appelle « despotisme éclairé » la doctrine des souverains européens du XVIIIème siècle qui s’entouraient des conseils des philosophes des Lumières, voire entretenaient ces philosophes à leur cour (Frédéric II de Prusse, Catherine II de Russie...), afin d’exercer leur fonction conformément à la « raison », mais sans renoncer à l’absolutisme.

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royaume peut rester minuscule. Cependant, même les Grecs, qui fonctionnaient territorialement sur la base de cités de faible étendue et qui eurent de graves difficultés pour tenir tête au puissant empire perse voisin, connurent la tentation impériale à deux reprises : - expédition athénienne de colonisation de la Sicile et du sud de l’Italie (« Grande Grèce »), qui échoue au profit des Romains en pleine expansion ; - Alexandre III, roi de Macédoine, soumet l’ensemble de la Grèce et conquiert progressivement l’empire perse pour aller jusqu’en Inde du nord, sans lendemain. Le régime impérial chinois durera jusqu’en 1911, pour céder la place à un régime républicain, dont la République populaire actuelle est indirectement issue à travers l’émergence insurrectionnelle décisive du Parti communiste chinois dans le processus politique entre les deux guerres mondiales, puis pendant la résistance chinoise l’invasion japonaise conjointement avec le généralissime républicain Chiang Kai-shek. Dans la civilisation japonaise, plus tardive et fortement influencée par la Chine sur le plan de la philosophie politique confucianiste et par la Corée sur la plan de la religion (importation du bouddhisme et du taoïsme se superposant au shintoïsme, la religion traditionnelle), l’Empereur est un descendant mythique de la déesse du soleil. Sa figure politique (« tennô ») apparaît au VIIème siècle à travers la prééminence du monarque du royaume du Yamato, qui est au départ plus un médiateur entre les féodaux de l’époque qu’un véritable roi (« ôkimi ») ; ce régime royal pré-impérial promulgue en 604 une « Constitution en 17 articles », « recommandations d’ordre général qui reflètent une conception selon laquelle l’ordre ici-bas doit refléter l’ordre de la nature » et tendant à « construire un Etat sino-bouddhique » (78). Puis l’empire japonais apparaît en tant que tel à travers le changement de nom de « Yamato » en « Nihon » (ou « Nippon »), pays du Soleil levant, sous l’influence du taoïsme venu de Corée mais d’origine chinoise. L’imitation du modèle chinois se traduit par l’institution d’une bureaucratie d’Etat importante et l’édiction de codes juridiques très complets, portant sur le Droit Pénal et le Droit Administratif, mais très peu sur le Droit Civil, puisque, comme dans la Chine impériale, la prégnance conservatrice des rites et de la morale confucianistes le rendent quasiment inutile (79). Le code « Daiho » de 701 devait avoir une influence postérieure pluriséculaire sur le Droit japonais. La figure de l’Empereur existe toujours au Japon et sa personne reste sacrée du fait de son ancrage mythique, mais son instrumentalisation antérieure dans le processus impérialiste et nationaliste/belliciste en Extrême-orient mené par les gouvernements japonais jusqu’à la IIème Guerre mondiale lui interdit toute intervention spontanée dans les affaires publiques, ses faits et gestes étant extrêmement encadrés par ses services et le gouvernement (80). Mais si l’Empereur en tant que figure semble disparaître de la scène juridique et politique occidentale au XXème siècle, le concept d’empire (sans empereur) connaît un renouveau avec l’expansion coloniale qui commence au XVème siècle avec la redécouverte de l’Amérique par Christophe Colomb, pour le compte du roi d’Espagne Charles-Quint qui était aussi à la 78 Pierre-François SOUYRI : Nouvelle histoire du Japon, Perrin, 2010, pp. 70 & 81-86. 79 P.-F. SOUYRI, op. cit., p. 114-123. Cette référence au « Soleil levant » marque symboliquement l’autonomisation politique et symbolique vis-à-vis de la Chine, « Empire du Milieu » pour lequel le Japon est naturellement le « pays du soleil couchant »... 80 Ainsi la prise de parole exceptionnelle de l’empereur Akihito le 16 mars 2011 lors de la catastrophe naturelle et technologique frappant le nord de l’île principale de Honshu doit-elle être considérée comme une tentative de conjurer le sort en mobilisant cette ascendance mythique pour venir en aide aux moyens temporels débordés et accablés par la conjonction des trois catastrophes (séisme majeur créant un tsunami dévastateur, et accident nucléaire majeur consécutif). Mais cette prise de parole n’a pu se faire qu’avec l’accord du gouvernement en place.

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tête du Saint-Empire. Le colonialisme européen, qui se développe d’abord dans les Amériques puis à partir du XVIIIème siècle en Asie, Afrique et Océanie recrée une nouvelle forme d’empire, à l’échelle potentiellement planétaire. Le colonialisme donne naissance à l’impérialisme qui peut s’afficher dans certains cas (81), ou rester implicite. Dans le cas très particulier des Etats-Unis, les colonisés émancipés deviennent immédiatement colonisateurs et impérialistes (82). 1.4. LE LEGS DU DROIT DE L’ANCIEN REGIME EN FRANCE

1.4.1. LA TENDANCE A L’UNIFICATION DU DROIT ECRIT La longue transition entre la fin de l’Empire romain d’occident en 476 et la société dite moderne, qui apparaît à la fin du Moyen Age (83) avec la période connue sous le nom de « Renaissance », marque la prédominance en Europe d’un droit coutumier et géographiquement éclaté qui tend à connaître des poussées périodiques de passage à la codification écrite sous l’impulsion de certains souverains. En France, l’élaboration du Code Civil dans la dernière décennie du XVIIIème siècle a été précédée par les tentatives de certains rois et/ou des légistes de l’époque qui les assistaient de codifier par écrit le maximum de règles de droit dans le royaume ; on se bornera à mentionner deux phases essentielles : - au XVIème siècle, plusieurs ordonnances royales tendent à unifier le droit dans certains domaines (84) ; - au XVIIème siècle, Pussort, sous l’autorité de son neveu Colbert, ministre de Louis XIV, élabore des ordonnances, puis, de façon plus limitée, d’Aguesseau sous Louis XV(85).

81 Au XIXème siècle, la reine Victoria est « impératrice des Indes », et l’empire britannique survit symboliquement aujourd’hui sous la forme du « British Commonwealth » : la reine d’Angleterre st théoriquement le chef de 16 Etats (Canada, Australie, Kenya, etc.). L’empire (colonial) français » en Afrique et sur d’autres continents est une expression usitée jusqu’au milieu du XXème siècle, alors même que la France métropolitaine n’a plus de régime impérial ni même royal. 82 Noam CHOMSKY : Futurs proches ; liberté, indépendance et impérialisme au XXIème siècle, Ed. Lu, 2010, p. 27 : « Les Etats-Unis sont sans doute le seul pays qui ait été fondé en tant qu’« empire naissant », pour reprendre les mots du père de la nation, Georges Washington ». L’impérialisme étatsunien, découlant de la victoire militaire et politique des Etats-Unis dans les deux guerres mondiales et de la suprématie économique acquise de ce fait sur l’Europe, connut un coup d’arrêt avec sa défaite dans la guerre du Vietnam (1964-1975) et une défaite symbolique avec l’attaque terroriste islamique dévastatrice à New York du 11 septembre 2001. Sa défaite morale et idéologique est déjà acquise (émancipation des Etats d’Amérique latine, scandale international de la prison de Guantanamo...). Les premiers actes impérialistes à caractère ouvert des Etats-Unis sont la conquête de la Floride en 1818, puis l’annexion de Cuba, Porto-Rico et Hawaï en 1898. A la même époque, l’île caraïbe d’Hispaniola (Haïti + République dominicaine actuelle) fait l’objet d’une annexion de fait. Auteur principal de la déclaration d’indépendance, Thomas Jefferson, président des Etats-Unis de 1801 à 1809, considérait comme allant de soi la prise de contrôle progressive de tout le continent américain, pour le plus grand bonheur des peuples « libérés ». 83 Celle-ci est généralement fixée à la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, qui marque la fin de l’Empire gréco-asiatique d’orient, héritier de l’Empire romain d’orient : à l’est, pas de transition, un Empire chasse l’autre, avant que l’Empire ottoman ne se désagrége au XIXème siècle et au début du XXème siècle pour donner naissance à la Turquie moderne. 84 L’Ordonnance de Villers-Cotterets (1539) de François Ier restreint la compétence de la justice ecclésiastique, organise les procédures contentieuses et impose l’usage de la langue française en lieu et place du latin ou des parlers vernaculaires. L’Ordonnance de Moulins (1566), prise sous la régence de Charles IX par Marie de Médicis, comprend de nombreuses modifications sur la réforme de la justice qui seront reprises par le Code Civil. 85 J. GAUDEMET, op. cit., p. 155-160 .

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En Droit Privé, il s’agissait de mettre fin aux distorsions créées par la partition du royaume entre « pays de droit écrit » (au sud) et « pays de droit coutumier » (au nord). En Droit Public, il s’agissait de conforter les fonctions « régaliennes » (86) et d’en préciser le contenu. Les fonctions régaliennes actuelles, héritière des prérogatives royales de la deuxième fonction, revêtent une dimension juridique fondamentale : défense, police, justice, relations internationales et émission monétaire (aujourd’hui transférée à la Banque centrale européenne). En France, le pouvoir réglementaire lié aux missions de police administrative générale ou spéciale et les sanctions administratives sont le legs de cette situation. Certaines de ces anciennes ordonnances royales (à l’époque où la loi votée par un Parlement n’existait pas) produisent encore des effets juridiques aujourd’hui (87).

1.4.2. L’AUTONOMISATION PROGRESSIVE DE LA JUSTICE Mais la souveraineté juridique ne porte pas seulement sur le pouvoir d’édicter une législation : elle emporte aussi la faculté de juger, de trancher des litiges. Dans l’Antiquité, la justice est d’abord exercée par la première fonction, celle du « sacré »., puis par la deuxième, celle de la souveraineté politico-militaire. En tant que composante de la deuxième fonction, la noblesse médiévale développe un rapport nouveau au droit car l’évolution du système féodal fait apparaître des « seigneurs justiciers », parallèlement à la fonction juridictionnelle du roi et de l’Eglise. L’émergence de cette couche spécifique s’explique par l’évolution complexe du système institutionnel mérovingien puis carolingien, où la justice était rendue au nom du roi (ou de l’empereur) par des comtes qui étaient mobiles et tenaient des « plaids » périodiques en présidant des jurys populaires (88), vers le système féodal consécutif à l’avènement de la dynastie capétienne, dans lequel la justice (« haute » et « basse ») est principalement exercée par le seigneur, mais aussi par l’Eglise. La justice royale coiffe l’ensemble, avec une autonomisation croissante de la fonction judiciaire de la cour du roi, à travers la « cour de Parlement » (« curia regis in parlamento »), qui émerge en 1250 et peut être occasionnellement présidée par le roi (89). Par la suite, cette cour va se démultiplier dans les provinces, les « Parlements » étant les ancêtres des actuelles Cours d’appel ; ce sont des « cours souveraines » (i.e. cours « statuant au nom du souverain »). En fait, deux mouvements sont décelables : a) la « cour de Parlement » centrale (parisienne) essaime en province pour y tenir des « Grands Jours » ;

86 Etymologiquement, « régalien » = « royal » (doublet linguistique). 87 On peut citer l’Ordonnance de Moulins (1566); s’agissant de la délimitation du domaine public maritime, l’Ordonnance sur la Marine de 1681 (Colbert/Louis XIV) est restée en vigueur jusqu’à l’entrée en vigueur du CG3P en 2006 (art. L 2114, al. 3), et a été considérée comme un chef d’oeuvre législatif par les commentateurs ultérieurs. 88 Cette tradition franque - donc germanique - de justice populaire est à l’origine de l’importance des « jurys » dans les pays anglo-saxons (Royaume-Uni et Etats du Commonwealth), et, de façon plus indirecte, aux Etats-Unis. En France, le jury de la Cour d’Assises de droit commun est la seule survivance de cette tradition. 89 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 43, 62, 103-105, 166-174. Le seigneur justicier n’est pas le descendant institutionnel du comte justicier mérovingien, rendant la justice au nom du Roi, mais du propriétaire « immuniste » (église, monastère ou grand propriétaire bénéficiant d’un privilège d’immunité judiciaire octroyé par le Roi), qui exerce une justice privée hors de la compétence comtale, donc indirectement royale. On voit donc apparaître progressivement une justice ecclésiastique parallèlement à la justice seigneuriale, la cour du roi faisant office de juge d’appel et de cassation à la fois. Sur le domaine royal, la justice est rendue par les baillis et sénéchaux, qui sont des administrateurs à titre principal. Le prévôt est un juge royal de droit commun ayant une compétence de principe là où baillis et sénéchaux n’en ont point.

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b) des « parlements » sont créés directement dans certaines provinces pour des raisons historiques et politiques particulières (90). Outre leur fonction juridictionnelle d’appel sur les décisions des juridictions inférieures (« arrêt » de la procédure), les Parlements/parlements ont pour mission d’enregistrer les ordonnances royales afin d’assurer leur publicité et leur opposabilité dans la province, et un « droit de remontrance » au souverain dans le but de l’amener à revenir sur sa décision. Les Parlements peuvent par ailleurs rendre des « arrêts de règlement » à portée générale dans certaines conditions, ce qui crée une source de droit supplémentaire ; ces sources de droit à portée générale sont légitimées par leur qualité de cour souveraine (91). Si l’on ajoute à cela la pratique fréquente du refus d’enregistrement de certaines ordonnances, on constate que les Parlements jouent un rôle politique croissant au détriment du pouvoir royal, au point qu’en 1756 le Parlement de Paris lance l’idée que les Parlements provinciaux ne sont que les « classes » d’un Parlement unique, indivisible et distribué spatialement pour des raisons purement techniques (92). Il avait déjà été en 1648 un des acteurs de la « Fronde », mouvement de contestation de l’absolutisme du pouvoir central du cardinal Mazarin lors de l’interrègne Louis XIII-Louis XIV (93). Cet épisode majeur de l’autonomisation du pouvoir juridique par rapport au souverain dans le contexte français fut précédé par de nombreuses considérations doctrinales émanant de « parlementaires » (donc de juges) tendant à soumettre la royauté elle-même au Droit, en effectuant une distinction entre « lois du royaume » - à la discrétion du roi en place - et « lois fondamentales » - applicables au Roi lui même et d’origine « naturellement » divine (94). Ce sont les prémices du Droit Constitutionnel moderne qui apparaissent au XVIème siècle en France dans ce débat de juristes qui, d’un point de vue rétrospectif, assument pleinement leur rôle dans la première fonction dumézilienne. Dès lors, le ver était dans le fruit : cette autonomisation croissante des juges des « cours souveraines » pose les prémices du débat du XXème siècle sur le « gouvernement des juges » en Science politique, et, en attendant, la tension politique croît considérablement au XVIIIème siècle entre le pouvoir royal et les Parlements. Les révolutionnaires de 1789 en tireront les conséquences qu’ils estimaient fondées, à savoir la toute-puissance du peuple législateur et une méfiance profonde pour les juges soupçonnés d’infidélité potentielle au nouveau régime républicain, alors même que leur dissidence leur avait été fort utile pour saper l’absolutisme royal (95). Ils étaient d’autant plus fondés à le vouloir que les juges appartenaient malgré tout à la « noblesse de robe », par opposition avec la « noblesse d’épée » qui descendait des seigneurs du Moyen Age et constituait l’ossature de la cour du Roi à Versailles ; de plus, ils achetaient leur charge au Roi tout comme les officiers ministériels d’aujourd’hui l’achètent à l’Etat (notaires, huissiers...), étaient souvent corrompus, extrêmement lents, et recevaient des

90 A. RIGAUDIERE (op. cit., p. 362-370) fait utilisation pédagogique de la majuscule et de la minuscule en distinguant « le Parlement », ses « Grands Jours » provinciaux et les « parlements » provinciaux institués directement (Bretagne, Bourgogne, Provence...). 91 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 400. 92 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 393-408. 93 Le 13 mai 1648, le Parlement parisien, opposé à une réforme de la fiscalité des offices voulue par Mazarin, convoque les trois autres cours souveraines de Paris (Grand Conseil, Chambre des Comptes et Cour des Aides) pour adopter, « dans l’intérêt du public et la défense de l’Etat », un « arrêt d’Union » entre les quatre juridictions solidaires face à l’autoritarisme cardinalice. « Sur la base de ce texte, tous les parlements du royaume reprennent le thème de la solidarité et soutiennent constituer un corps unique qui, en toutes circonstances, doit faire bloc » (A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 664). 94 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 515-521. 95 « Le juge doit être la bouche de la loi » (Robespierre). Interdiction des « arrêts de règlement » par l’article 5 du Code Civil de 1804, toujours en vigueur..

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plaideurs des « épices » (dons en nature), ce qui rendait leur impartialité problématique dans le règlement des litiges (96) . Une des premières initiatives de l’Assemblée législative qui succéda à l’Assemblée constituante de 1789 fut donc d’adopter la loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation judiciaire, qui pose l’incompétence des juridictions de droit commun pour trancher les litiges concernant la puissance publique, c’est-à-dire le nouvel Etat et son Administration ; cette loi fut confirmée par la loi du 16 fructidor an VIII, et ces deux lois sont toujours en vigueur. Par suite, les juridictions administratives spécialisées sont créées en 1799 : « conseils de préfecture » (qui deviendront les Tribunaux administratifs en 1954) et le Conseil d’Etat, mais les ministres conservent des fonctions juridictionnelles jusqu’en 1889 (97). Telle est la base de l’autonomie doctrinale et juridictionnelle du Droit Administratif français actuel. Par ailleurs, cette loi de 1790 instaure : - pour le Droit Civil : des « juges de paix » au niveau des cantons (prédécesseurs des Tribunaux d’instance), des « tribunaux de district » au niveau de ces subdivisions des nouveaux départements, qui deviendront « tribunaux civils » sous l’Empire et qui prendront l’appellation de « Tribunaux de grande instance » en 1958, date à laquelle les Tribunaux d’instance succèdent aux juges de paix ; - pour le Droit Pénal : des « tribunaux de simple police » pour les infractions municipales (futurs Tribunaux de police), des « tribunaux de police correctionnelle » (futurs Tribunaux correctionnels) et des « tribunaux criminels » départementaux (futures Cours d’assises) ; on y observe un retour à la tradition germanique du jury, avec un jury d’accusation, puis un jury de jugement ; - pour ces deux branches traditionnelles du Droit Privé, un « Tribunal de Cassation », mais qui est articulé avec le « Corps législatif », donc l’Assemblée des députés élus au suffrage universel. La Cour de Cassation ne remplace ce Tribunal en tant que comme juridiction autonome suprême qu’en 1804, sous l’Empire napoléonien, date à laquelle apparaissent les Cours d’Appel, résurgences des Parlements provinciaux. Les juges de la période révolutionnaire sont élus, avec une exigence de diplôme universitaire ou une équivalence professionnelle (98). En 1748, le Président du Parlement de Guyenne, un certain Charles de Secondat, baron de la Brède et de MONTESQUIEU, publie un ouvrage intitulé « L’esprit des lois » , fruit d’une vingtaine d’années de travail, et qui pose les fondements du libéralisme politique moderne et de la théorie de la « séparation des pouvoirs » (99). MONTESQUIEU, qui était un haut magistrat de l’Ancien Régime, est considéré comme un des fondateurs de la Science politique en France et en Europe. Admirateur de la « Constitution anglaise », il se montre partisan d’une monarchie constitutionnelle de ce type. Les lois au sens juridique du terme (« civiles et politiques ») ne sont que l’application dans une société d’une loi plus vaste, qui est la « raison » : les lois en général - y compris les lois scientifiques, qui ne sont pas encore dénommées ainsi, mais bien présentes dans son esprit à travers des références à « l’ordre cosmique » - « sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses », mais ont vocation à être « propres au peuple pour lequel elles sont faites » (100). Cette affirmation de principe d’un pluralisme juridique souhaitable annonce l’émergence de l’Etat-nation générant

96 Cf. sur ce plan la savoureuse - et unique - comédie de Racine : « Les Plaideurs ». 97 Le Conseil d’Etat met fin à ce système dans son arrêt « Cadot » du 13 décembre 1889. Le recours hiérarchique (non contentieux) auprès d’un ministre est la subsistance de cette période du « ministre-juge ». 98 A. SOBOUL, op. cit., p. 162-163. 99 MONTESQUIEU : L’esprit des lois (2 tomes), Garnier, 2011. 100 J. GAUDEMET, op. cit., p. 175-177.

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sa législation propre, qui peut différer de celle des Etats voisins, schéma qui perdure de nos jours avec comme atténuation la primauté du Droit de l’Union européenne sur le Droit interne de l’Etat membre. MONTESQUIEU est aujourd’hui considéré comme le principal fondateur de la Science politique en France, et le précurseur du libéralisme politique moderne et de la théorie de la séparation des pouvoirs, que mettront en application les constituants américains en 1786. Enfin, apparaît sous l’Ancien Régime un phénomène supplémentaire qui va complexifier un peu plus les « naissances du Droit » au sens de J. GAUDEMET : les juridictions déléguées d’exception, ayant une compétence particulière non fondée sur un territoire comme les bailliages ou les Parlements (101). Dans le domaine du vivant, il convient de citer les « maîtrises des eaux et forêts », qui ont à la fois des fonctions administratives et juridictionnelles en matière de police des forêts, de la chasse et de la pêche ; ces instances s’étaient créées au XIVème siècle comme démembrement des pouvoirs des baillis et sénéchaux, et avaient été organisées par l’ordonnance de Colbert de 1669 sur les eaux et forêts (102). On peut citer aussi les « amirautés », compétentes pour l’ensemble des affaires maritimes, civiles et militaires ; les préfets maritimes actuels, amiraux aux compétences mixtes, sont les descendants de ces amirautés, avec les services des «affaires maritimes » en matière civile et administrative, aujourd’hui incorporés aux Directions interrégionales de affaires maritimes, et les Directions départementales des territoires et de la mer. Mais le fait le plus marquant est sans doute l’émergence des « juridictions consulaires » au XVIème siècle, ancêtres des Tribunaux de Commerce actuels : ce sont des juridictions corporatives (juges élus) qui tranchent les litiges entre commerçants de façon rapide et peu coûteuse, au grand dam des juridictions de droit commun qui n’ont eu de cesse de demander au roi leur suppression, en vain. Le débat continue aujourd’hui, avec ce « serpent de mer » que constitue la réforme des Tribunaux de Commerce, occasionnellement suspectés de « déviationnisme » favoritiste... 1.5. L’ALLEMAGNE, L’AUTRE PAYS DU DROIT ROMAIN Dès le XIIème et le XIIIème siècle, l’Empire romain-germanique fait figure de précurseur en matière de Droit constitutionnel. Ayant à diriger un territoire vaste et diversifié sur les plans culturel et linguistique, certains empereurs font quasiment oeuvre de fédéralisme avant son invention officielle par les colons américains qui rompent avec la Couronne britannique pour créer les Etats-Unis d’Amérique au XVIIIème siècle. En particulier, la « Constitution » issue de la Diète de Worms en 1231 fait de l’Allemagne une fédération de territoires (103). C’est donc sans difficulté qu’à l’issue de la IIème Guerre Mondiale l’Allemagne et l’Autriche deviendront des fédérations de « Länder » aux pouvoirs importants, contrastant avec le régime nazi hyper-centralisateur (gouvernorat des « gauleiter »). Le mouvement sera prolongé dans le sens de l’autonomie progressive amenant à l’indépendance chez les montagnards suisse au XIVème siècle, et la Confédération helvétique a perduré jusqu’à ce jour. Le modèle fédéral

101 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 412-415. 102 On trouve cependant des traces d’un Droit forestier autonome dès Charlemagne. De façon remarquable, le premier Code Forestier apparaît en 1827, à une époque où, en dehors des deux codes de procédure civile et « criminelle » (= pénale), n’existent que le Code Civil, le Code Pénal et le Code de Commerce. Sur l’histoire du Droit Forestier, cf. notamment Benoît LE MEIGNIEN : La forêt, objet du droit administratif, Thèse de Droit Public soutenue à Aix-en-Provence le 4 juillet 2009, p. 15-32. 103 J. GAUDEMET, op. cit., p. 144-148.

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fera ultérieurement souche sur le continent américain : Etats-Unis, puis, plus récemment, le Canada et le Brésil. L’Inde a une apparence fédérale, mais demeure un pays assez centralisé. La tradition juridique allemande « reçoit » dès le XVIème siècle l’« usus modernus Pandectarum » (l’utilisation moderne des Pandectes, donc du Digeste) pour la développer de façon propre au XVIIIème et au XIXème siècle : on appelle ce courant doctrinal le « pandectisme », pour lequel « le Droit romain se présente comme une discipline scientifiquement construite, dans une systématisation par déductions logiques » (104). Ces travaux de systématisation inspireront la construction du Code civil de l’Empire allemand (« Bürgerliches Gesetzbuch »/BGB) de 1900. De cette puissance de la tradition juridique allemande remontant à Justinien résulte qu’au niveau européen l’allemand est la deuxième « langue du Droit », après le français, la langue anglaise étant peu adaptée à cette discipline. Les juristes allemands de cette époque subissent aussi l’influence du Droit Civil français issu du « Code Napoléon » de 1804, mais maintiennent une tradition romaniste autonome tendant à faire de leur droit national un « Professorenrecht » plus accentué qu’en France, où c’est la jurisprudence de la Cour de Cassation qui a traditionnellement la suprématie sur la doctrine. Cette tendance historique est moins nette a l’heure actuelle, la parenthèse nazie de 1933 à 1945 puis la partition de l’Allemagne en deux Etats politiquement antagonistes jusqu’en 1991 ayant introduit une brèche profonde dans ce système humaniste commun à la plupart des états européens ; depuis lors, le Droit allemand n’a eu de cesse de s’aligner sur les normes les plus modernes. 1.6. L’ANGLETERRE ET L’EMERGENCE D’UN MODELE JURIDIQUE DISTINCT : LE « COMMON LAW » Dans l’Europe actuelle, et même au niveau international en ce qui concerne les Etats d’origine européenne, on oppose traditionnellement sur le plan juridique le modèle (ou le droit) anglo-saxon au modèle (ou au droit) continental, représenté principalement par la France et l’Allemagne. Au Moyen-Age, le royaume d’Angleterre connaît en effet une évolution du système juridique sensiblement différente de celle qui prévaut dans le royaume de France et dans l’Empire romain-germanique. En premier lieu, l’occupation romaine y a été moins durable et moins profonde que sur le continent. Ensuite, et par voie de conséquence, les apports successifs de populations germaniques (Saxons notamment) et scandinaves (Danois principalement) tendent à instaurer un droit coutumier d’un poids beaucoup plus important. L’Eglise a cependant développé dans l’île son Droit canonique et exerce un quasi-monopole juridictionnel jusqu’à la conquête normande de 1066. A partir de cette époque, des tribunaux laïcs se superposent aux tribunaux ecclésiastiques pour trancher les litiges qui ne sont pas de la compétence de ceux-ci selon le droit coutumier. Les coutumes sont juridiquement valides sur le plan local lorsqu’elles remplissent certaines conditions : caractère immémorial, « raisonnable » (un concept clé du Droit anglais encore aujourd’hui !), certitude sur la nature des droits conférés et sur le destinataire de ceux-ci, compatibilité avec les autres coutumes, caractère permanent et non contraire à une source de droit supérieure (105). 104 J. GAUDEMET, op. cit., p. 349. 105 Christian BOUSCAREN, Rosalind GREENSTEIN, Alexandre CORDAHI : Les bases du Droit anglais ; textes et vocabulaire, Ed. Ophrys, 1981, p. 18.

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L’expression anglaise « common law » désigne la constatation historique par les juges itinérants de l’époque - comme l’étaient les comtes carolingiens sur le continent - de la similitude des coutumes d’une région à l’autre, dans le cadre du contrôle de l’administration locale par le pouvoir royal (106). Un droit non écrit, mais appliqué dans l’ensemble du royaume sur cette base commune, émergea donc lentement du XIème au XIIIème siècle, au cours duquel furent publié les « Year Books » rassemblant pour chaque année les décisions de justice par types de litige, car ce système appelait logiquement l’instauration de la « règle du précédent » (« case law »). Par la suite, le « case law » fut complété par des études doctrinales (« English Reports » ), puis par les « Law Reports » publiés par une instance spécialisée à partir de 1865 ; parmi ceux-ci émergent les « All England Reports », qui rassemblent les décisions de principe les plus importantes (107). Mais le roi d’Angleterre, « fontaine de justice » puisque reconnu par l’autorité ecclésiastique et assisté par elle (108), devint la deuxième source de droit de rang égal au « common/case law », sous la dénomination « equity ». Les justiciables pouvaient en effet transmettre des pétitions écrites à la Cour de justice du souverain (Curia Regis) afin d’obtenir une réponse écrite à caractère exécutoire (« writ », que l’on traduit en français par « rescrit »), dans la mesure où le « common law » n’avait pas réponse à tout et où l’une ou plusieurs des cinq conditions de validité de la coutume venaient à manquer (109). Le développement de ce mécanisme devait amener la création auprès du roi de la Chancellerie (« Chancery »), le poste de « Lord Chancellor » étant occupé initialement par un religieux, d’où une influence certaine du Droit canonique sur la solution (110). En cas de divergence entre les deux systèmes, « equity » l’emportait sur « common law », mais il parut nécessaire en contrepartie de soumettre cette justice royale à la règle du précédent, et, suite à de fortes tensions au XVIIème siècle entre les deux pouvoirs, cette dualité juridictionnelle se maintint aussi tardivement qu’à la fin du XIXème siècle, date à laquelle le Parlement adopta une loi faisant ressortir les deux types de « case law » dans les mêmes juridictions (111). La troisième source du Droit anglais fut naturellement la loi issue du premier système parlementaire du monde, qui devait émerger en 1689, diminuant considérablement les pouvoirs du souverain sans effectuer de révolution radicale comme en France ou aux Etats-Unis : pour la première fois dans l’histoire, une monarchie devient « constitutionnelle », mais sans Constitution proclamée explicitement. Sur le plan symbolique, le premier régicide

106 Toutefois, J. GAUDEMET (op. cit., p. 142) donne à l’expression « common law » un sens sensiblement différent : ce droit est « commun » aux prédécesseurs des Normands de Guillaume le Conquérant (Danois, Saxons...) et à ceux-ci. 107 C’est un peut l’équivalent des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » institués par le Conseil Constitutionnel français en 1971. 108 Comme les rois de France, les rois (ou reines) d’Angleterre reçoivent l’onction archiépiscopale lors de leur couronnement. 109 J. GAUDEMET, ibid.,. Le système des « writs » fut définitivement bloqué en 1285 (interdiction d’en créer de nouveaux, mais possibilité de compléter les anciens). L’auteur estime que cette base de « writs » accumulés constitue le socle de la « common law ». 110 Un des Chanceliers les plus célèbres de l’histoire anglaise fut, sous le règne du célèbre Henry VIII aux multiples épouses successives, Thomas MORE (ou MORUS) (1478-1535) auteur de l’« Utopie ». Théologien, juriste et administrateur, il fut condamné à mort pour avoir refusé de reconnaître le roi comme chef de l’Eglise anglicane en lieu et place du pape, alors même qu’il était très critique sur la dégénérescence de l’Eglise catholique. Thomas MORE échangeait beaucoup avec le théologien néerlandais ERASME (« ERASMUS ») (1466-1536), auteur de l’« Eloge de la folie ». Ces deux ouvrages sont des oeuvres majeures du patrimoine culturel européen. « Erasmus » n’est donc pas qu’un « bon plan » pour faire du tourisme (notamment sexuel) sous prétexte de mobilité académique. 111 C. BOUSCAREN, R. GREENSTEIN, A. CORDAHI, op. cit., p. 20.

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institutionnel est anglais : le roi catholique Charles Ier est exécuté en 1649 sur décision d’un Parlement épuré à l’instigation de Cromwell, bien avant le régicide français de 1793 au détriment de Louis XVI. Dès 1679, le Parlement anglais adopte l’ « Habeas Corpus Act », qui protège l’individu contre l’arrestation et la détention arbitraires, pratique courante dans les monarchies européennes. Le déclin de l’absolutisme royal en Angleterre paraît en fait commencer bien avant, avec l’octroi de la Grande Charte (Magna Carta) par le roi Jean Sans Terre au bénéfice de la noblesse en 1215, et l’on trouve la trace d’un premier Parlement dès 1265, qui ressemble un peu aux Etats Généraux français. A partir de 1689, les lois adoptées par le Parlement (« acts », mais « bills » lorsqu’elles sont en discussion) ont une valeur supérieure au « common/case law ». Dans tous les cas, c’est la « rule of law », y compris au détriment éventuel du pouvoir central, et cela ne pouvait pas ne pas influencer les penseurs continentaux, notamment en France. A. SUPIOT fait observer à cet égard que, dans l’expression « rule of law », le terme « law » désigne aussi bien le Droit objectif, issu d’un système de type « romain-germanique » ayant la loi comme élément central, que les solutions juridiques jurisprudentielles, basées sur la règle du précédent. Il en résulte que les droits subjectifs des personnes (« rights ») auront tendance à être plus fréquemment d’origine jurisprudentielle que législative/réglementaire dans un système de « common law », alors que c’est l’inverse dans les systèmes juridiques dérivés du Droit romain, dans lequel la lex joue un rôle central et le juge un rôle subordonné : « Dans la culture de « common law », c’est le juge et non la Couronne (l’Etat) qui incarne la source ultime de la légitimité, donc de la figure totémique de la loi (« Law ») et il n’y a pas de mot pour désigner l’unité normative d’où les droits individuels tirent leur sens et leur portée » (112). On observe que ce modèle anglo-saxon est fortement marqué à l’origine par la première fonction dumézilienne (rôle essentiel de l’institution ecclésiastique, rôle effacé du souverain) mais aussi par la troisième, celle du peuple qui se donne son droit coutumier avant d’exercer la souveraineté législative en élisant les premiers députés de l’Histoire. Par voie de conséquence, cet « Etat minimum », qui contraste fortement avec la tradition française et germanique en la matière, s’est révélé un cadre propice au développement du libéralisme économique au XIXème siècle, et a pu inspirer positivement les dissidents émigrés aux colonies qui créèrent les Etats-Unis d’Amérique au XVIIIème siècle, l’existence de la Constitution fondatrice étant le seul élément de rupture formelle avec la métropole (113). D’une manière générale, ce modèle anglo-saxon se caractérise par l’application de la « rule of law » à tous les acteurs du système et un pouvoir très important des juges. Autre trait distinctif : l’absence de juridictions administratives, issues du démembrement historique de l’administration du pouvoir central ; elles existent au contraire en France, en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Espagne... et d’une manière générale dans les pays dans lesquels la deuxième fonction a été prépondérante au Moyen Age et dans les Temps modernes. 1.7. LES ETATS-UNIS : LE « PARADIS » (OU L’ENFER ?) DU DROIT C’est probablement aux Etats-Unis que la « rule of law » a trouvé son terrain d’élection. les juristes praticiens, juges et avocats (« lawyers »), jouent un rôle essentiel dans la régulation de

112 A. SUPIOT, op. cit., p. 28. 113 L’absence formelle de Constitution au Royaume-Uni est un trait remarquable de ce pays. Mais les observateurs s’accordent pour dire que certains textes d’origine royale tels que la « Magna Carta » du roi Jean « Sans Terre » de 1215 ont une valeur constitutionnelle. A noter que le Droit anglais est applicable au Pays de Galles, mais non à l’Ecosse, qui dispose d’un droit autonome dont l’histoire est différente.

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la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale. Les actions en responsabilité civile devant les juridictions prolifèrent et les enjeux financiers en termes de demandes et de sommes accordées atteignent des niveaux astronomiques. Il faut évidemment y voir une forme d’extension du système anglais du « common law » dans un contexte colonial à l’origine, mais avec l’importante différence de l’adoption en 1786 de la deuxième Constitution de l’histoire - après la Corse - élément qui fait défaut au Royaume-Uni. Cette Constitution initiale et ses 27 Amendements peuvent être invoqués devant n’importe quelle juridiction à l’encontre de la loi fédérale ou de la loi d’un Etat. La liberté d’expression est absolue et ne connaît pas les limitations récurrentes dont la France est coutumière. On reconnaît le lointain héritage franc du Droit anglais au recours fréquent au système du « jury », non exclusivement en matière criminelle. Héritage de l’habeas corpus anglais, le recours à la détention provisoire ou à la garde à vue est très limité, mais la fortune du justiciable et sa capacité à financer un bon « lawyer » est déterminante. Enfin, la prolifération des litiges en matière de responsabilité civile a amené un développement des modes de règlement non juridictionnels des litiges (« alternative dispute resolutions ») tels que l’arbitrage et la transaction. Le système juridique du « common law », ensemble constitué par les Etats-Unis d’une part, et le Royaume-Uni et la plupart de ses anciennes colonies devenues indépendantes, d’autre part, tend à dominer la scène internationale dans le monde des affaires au détriment du « Droit continental » concrétisé par la France et l’Allemagne principalement. Ces influences contradictoires sont tangibles dans l’élaboration et l’application du Droit de l’Union européenne, où l’axe franco-allemand reste encore solide. Mais la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE jusqu’au 30 novembre 2009), tout comme celle de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg fonctionne plutôt sur le mode du « common law » en termes de portée: c’est la règle du précédent qui s’applique (114), ce qui n’est pas vraiment le cas en France avec la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat. La jurisprudence de la Cour Suprême des Etats-Unis a une influence déterminante sur la vie juridique du pays, puisqu’elle équivaut en pratique aux deux juridictions précédentes (115) amalgamées au Conseil Constitutionnel français. La prégnance du Droit aux Etats-Unis suscite des prolongements en matière de philosophie politique et sociale. Ainsi Ronald DWORKIN, ancien rédacteur de justice, est devenu professeur et auteur internationalement reconnu dans ce domaine (116). Les juristes apprécient en particulier son apport à la définition entre principes et règles en Droit. 1.8. LA FORMATION DE LA SCIENCE POLITIQUE MODERNE On observe donc qu’en longue période la dimension juridique se déploie successivement de la première à la troisième fonction dumézilienne, sans qu’aucune des trois ne puisse en conserver ou en acquérir l’exclusivité. De ce fait, le Droit a cessé de relever exclusivement de

114 Formule type dans les arrêts rendus sur renvoi préjudiciel d’une juridiction nationale : « ...la Cour dit pour droit :(...) ». 115 Du moins dans les domaines juridiques qui ne relèvent pas exclusivement de la compétence des Etats, qui ont chacun leur propre Cour Suprême. 116 Principaux ouvrages de R. DWORKIN traduits en français : L'Empire du droit (Law's Empire), PUF, 1994 ; Prendre les droits au sérieux (Taking Rights Seriously), PUF, 1995 ; Une question de principe (A Matter of Principle), PUF, 1996.

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la première fonction (magique/religieuse) : il a été approprié par la deuxième fonction (rois et seigneurs justiciers), puis par la troisième, pour la raison d’ordre sociologique exposée ci-dessus, mais aussi pour deux autres, qui relèvent de considérations économique et philosophico-politique : - la sphère économique tend à générer son propre Droit, en dehors de l’emprise des deux autres sphères, que cela indiffère : les « coutumes » régionales fixent notamment les usages agricoles auxquels le Droit Rural moderne va renvoyer occasionnellement et exceptionnellement, certains commerçants créent un droit coutumier qui leur est propre, la lex mercatoria, ancêtre du Droit Commercial moderne (117) ; - la diffusion des idées nouvelles, qui contestent la suprématie de la noblesse et du clergé, le pouvoir absolu et l’arbitraire, chez les intellectuels issus des couches sociales de la troisième fonction (philosophie des « Lumières »), donne lieu à des discours juridiques sans toujours émaner de juristes à proprement parler : ainsi, Jean-Jacques ROUSSEAU fait oeuvre philosophique et aborde le système juridique et politique dans son « Contrat social », par exemple, MONTESQUIEU constituant l’exemple inverse du juriste qui élargit sa réflexion à la sphère politique. L’influence des idées de ROUSSEAU (1712-1778) sur la scène politique ultérieure fut considérable, et le demeure aujourd’hui : il fut le premier philosophe à analyser les maux humains comme étant essentiellement d’origine sociale et collective, et non pas tant dans la nature humaine considérée individuellement. En ce sens, il devait inspirer bon nombre de dirigeants révolutionnaires français, Robespierre en particulier, puis, de façon plus générale, toutes les personnalités qui développèrent une pensée et une pratique révolutionnaire par la suite en s’appuyant sur d’autres corps de doctrine (marxistes et anarchistes notamment) (118). « Alors que Montesquieu réservait le pouvoir à l’aristocratie et Voltaire à la haute bourgeoisie, Rousseau affranchissait les humbles et donnait le pouvoir à tout le peuple. Il assignait pour rôle à l’Etat de réprimer les abus de la propriété individuelle, de maintenir l’équilibre social par la législation sur l’héritage et par l’impôt progressif. Cette thèse égalitaire, dans le domaine social aussi bien que politique, était chose nouvelle au XVIIIème siècle ; elle opposa irrémédiablement Rousseau à Voltaire et aux Encyclopédistes » (119). A partir du XVIIIème siècle, c’est par conséquent la deuxième fonction, celle du souverain, qui est la plus attaquée par ces idées nouvelles, porteuses d’une nouvelle triade, la séparation des pouvoirs : dans cette théorie nouvelle, le pouvoir exécutif - qui peut encore être royal - doit être contrebalancé par un pouvoir législatif émanant du peuple (donc principalement de la troisième fonction) et un pouvoir judiciaire indépendant des deux premiers, qui applique les lois émanant du troisième pour l’essentiel, et du premier dans une certaine mesure. La Constitution corse de Pasquale Paoli de 1755, révoquée par la conquête française de 1769, sera la première à mettre ces idées en oeuvre (120), suivie par la Constitution des Etats-Unis

117 La lex mercatoria ne concerne que les commerçants pratiquant le commerce terrestre interrégional des grandes foires (donc « international » avant la lettre), les banquiers et les cambistes. Il ne concerne pas les activités commerciales usuelles qui, comme les activités artisanales, sont régies par les corporations dont les règles sont fixées par le seigneur dans les « villes de bourgeoisie » et par le corps municipal dans les « communes » et les « villes de consulat » ; en revanche, les métiers artisanaux et des transports sécrètent un droit coutumier qui leur est propre au sein des « communautés de métier », « confréries », « gildes ou hanses marchandes », dénommées par la suite de façon générale « corporations » (F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 124-128). 118 Pour le vaste courant marxiste, cf. entre autres Lucio COLLETTI, De Rousseau à Lénine, Ed. L’esprit des lois / Gordon & Breach, 1972, p. 209-266. 119 A. SOBOUL, op. cit., p. 54. 120 Pasquale di Paoli (Pascal Paoli) (1725-1807) est le père fondateur du mouvement nationaliste corse (« U babbu di a nazione », le père de la nation, la mère de la nation corse étant… la « vierge Marie », d’où le choix du « Diu vi salve regina » comme hymne corse, chant religieux catholique). Incompréhensible pour les Français

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d’Amérique en 1786 et par les Constitutions françaises successives à partir de 1789 ; puis une partie de l’Europe et du monde suivront aux XIXème et XXème siècles. Mais on trouve trace de l’expression « Constitution de l’Etat » dans des ouvrages doctrinaux du XVIème siècle (121). Alors que l’absolutisme royal montre des signes de fatigue et que la papauté est progressivement marginalisée dans les affaires temporelles, le projecteur se braque sur les relations entre les deuxième et troisième fonction au sens de DUMEZIL, plus précisément sur la légitimité du souverain en matière de législation appliquée à la vie économique et sociale. Ph. CHIAPPINI montre l’existence d’une dualité de pensée assez affirmée parmi certains penseurs anglais majeurs des XVIIème et XVIIIème siècles: HOBBES et LOCKE. Pour Thomas HOBBES (1588-1679), « la souveraineté s’identifie au pouvoir de dire le Droit », « l’Etat est l’institution qui fonde le Droit et le légitime » (122) ; il est aux yeux de CHIAPPINI un des fondateurs de la Science Politique moderne, avec MACHIAVEL, dirigeant administratif florentin (1469-1527) qui opéra un renversement de paradigme concernant la fonction de souveraineté en l’autonomisant totalement de la fonction religieuse (123). Pour John LOCKE (1632-1704), la légitimité de l’Etat provient du consentement de ceux qui s’en remettent à lui pour pouvoir gérer leurs affaires paisiblement, soit la troisième fonction; il anticipe les concepts de « contrat social » et de « citoyenneté » et voit dans l’Etat de droit une amélioration de l’Etat de nature, qui est spontanément harmonieux et positif, mais précaire, alors que HOBBES y voit au contraire un chaos ou une barbarie (« homo homini lupus ») qui rend nécessaire l’Etat de droit pour le contrecarrer . « Pour Locke, la société politique n’est que le produit d’une renonciation partielle et provisoire des hommes aux droits et aux pouvoirs qui sont les leurs dans l’Etat de nature et le pouvoir restera toujours limité par les droits naturels dont le peuple reste le véritable dépositaire » (124). Cette idée d’un contrat implicite reliant le souverain au peuple a été notamment développée par des théologiens et juristes protestants, que l’on a pu qualifier de « monarchomaques » car ils dénonçaient l’absolutisme royal aboutissant en pratique à l’intolérance religieuse (125). Le « contrat social » de ROUSSEAU est d’une nature sensiblement différente, puisqu’il s’agit de ce qui cimente la souveraineté populaire de façon directe, et non d’un contrat passé avec un souverain (126). A un niveau affinitaire, la pensée de MONTESQUIEU se situe plutôt dans la filiation de celle de LOCKE que de celle de HOBBES, mais le fil directeur de son discours est différent : c’est la rationalité qui domine, et non la dimension purement philosophique de réflexion sur la nature humaine et la société. Par la suite, la Science politique se base sur l’observation empirique (MONTESQUIEU avait beaucoup étudié la monarchie constitutionnelle anglaise)

« hexagonaux », mais non pour les « duméziliens ». Fondant sa légitimité historique sur les deux premières fonctions duméziliennes, le mouvement nationaliste corse a donc des fondements sérieux et puissants. 121 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 501. 122 Ph. CHIAPPINI, op. cit., p. 275. 123 MACHIAVEL : Le Prince, Le Livre de Poche n° 879. Cet ouvrage majeur a initialement été publié post mortem en 1532, ROUSSEAU dira de lui : « En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. « Le Prince » de Machiavel est le livre des républicains. » 124 Ph. CHIAPPINI, op. cit., p. 273. 125 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 480-483. Il s’agit de François HOTMAN (1524-1590), professeur de Droit à Strasbourg et à Genève notamment, et de Théodore de BEZE (1519-1605), théologien et successeur de Calvin. Cf. Ph. CHIAPPINI, op. cit., p. 270-272. 126 De nos jours, en France, on entend parfois des personnalités politiques parler de « pacte républicain » ; cette notion passablement floue est sans doute une variante actualisée du « contrat social » et semble impliquer une adhésion globale au système en place, notamment à l’ordre juridique constitutionnel. A titre personnel, nous n’avons jamais rien signé...

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et non plus sur la spéculation théorique : cette démarche sera reprise au XIXème siècle dans les ouvrages d’Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859), « De la démocratie en Amérique » et « L’Ancien régime et la Révolution ». Mais cette Science politique ne va pas aisément émerger comme discipline universitaire reconnue, comme c’est le cas aujourd’hui (127) ; c’est ce qui explique la création en 1872 de l’Ecole libre des Sciences politiques, en marge de l’Université, et sa transformation en établissement public en 1945 seulement (Institut d’Etudes Politiques, ou encore « Sciences Po »). Le XVIème siècle voit avec le français Jean BODIN (1530-1596) apparaître un concept qui va prospérer dans la Science politique à venir : la République, dérivé du latin res publica, que l’on traduit encore aujourd’hui par « chose publique » (128). Il ne s’agit pas du régime politique qui s’oppose à la royauté ou à l’empire, mais de la souveraineté politique, autonomisée de tout pouvoir religieux ou impérial et ayant sa propre logique et sa propre dynamique. BODIN était un juriste ouvert à l’Economie, à l’Histoire et à la Philosophie, et considérait que l’autonomie fonctionnelle du souverain par rapport au pouvoir religieux ne le dispensait pas de procéder « à l’image de Dieu » (imago Dei). La pensée de MACHIAVEL est indifférente à cette dimension : elle met au premier plan l’Etat en tant qu’impératif absolu, le Prince étant en charge de sa conduite par tous les moyens possibles, sans avoir de comptes à rendre à personne ; il est plus précisément chargé de défendre l’acquis territorial, mais aussi de l’étendre, au besoin par la conquête (129). On peut voir un précurseur plus ancien de MACHIAVEL dans le courant « légiste » du taoïsme chinois, qui développe des considérations explicites en Science politique à l’époque confucéenne. Le souverain (l’Empereur) détient en effet un « mandat céleste » et exerce les deux pouvoirs du Ciel (130) :- - le pouvoir positif du Ciel serein : création de richesses, bonne administration des sujets prospères et des choses, notamment la terre et ses fruits ; - le pouvoir négatif du Ciel courroucé : exercice des châtiments sur les sujets. Simultanément, l’Empereur combine l’élaboration et l’application de la loi (« fa ») à l’art de la manipulation (« shu »), qui relève de la dimension policière de la politique (131), et se rapproche sur ce point du modèle occidental machiavélien. A noter que l’art de la manipulation relève aussi de la stratégie militaire, dont la civilisation chinoise est porteuse en premier au niveau planétaire, mais l’Empereur (ou le Roi) doit ici laisser agir le Général sans interférence (132). La pensée de MACHIAVEL et HOBBES est à l’origine de l’émergence du concept de « raison d’Etat », qui est encore invoquée aujourd’hui pour affaiblir ou saborder purement et simplement les mécanismes de régulation juridique de l’Etat de droit (133), et, plus

127 Aujourd’hui, en dehors des IEP de Paris ou de province, les Sciences politiques sont communément enseignées à l’Université, conjointement avec le Droit, qui peut dans d’autres contextes être enseigné conjointement avec l’Economie, la Gestion ou les Sciences sociales en général. 128 Cf. note 40. 129 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 477-480. 130 J. LEVI, op. cit., p. 169-171. 131 J. LEVI, op. cit., p. 173. 132 Cf. les nombreuses traductions françaises des « 13 Leçons sur l’art de la guerre» de SUN TSE (ou SUN ZU ou SUN ZI), ainsi qu’un autre ouvrage préfacé et commenté par Jean LEVI : Les 36 stratagèmes ; manuel secret de l’art de la guerre », Rivages poche / Petite Bibliothèque, Payot, 2007. Qui maîtrise les « 13 Leçons » et les « 36 Stratagèmes » réussit tout dans la vie. 133 Un ancien ministre, célèbre pour sa faconde méridionale, a pu dire à propos d’affaires peu claires impliquant l’appareil d’Etat français : « La démocratie s’arrête là où commence la raison d’Etat » ; tout

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prosaïquement, de la « culture de l’opportunité » qui a souvent le dessus sur la « culture de la légalité », dans l’Administration française notamment ; sur ce plan, la France (ou l’Italie) contemporaine est parfois plus proche d’un régime autoritaire africain (ou autre), ou encore d’une « république bananière » latino-américaine, que des pays civilisés (anglo-saxons, nordiques et germaniques...), dans lesquels le moindre soupçon d’irrégularité entraîne usuellement la démission préventive d’un ministre ; c’est d’autant plus aisé que l’opinion publique française ne paraît pas assoiffée de déontologie politique (134). Cette autonomisation progressive de la fonction royale par rapport à l’autorité spirituelle officielle est observable : si le roi de France, enclin au « gallicanisme », continue à recevoir le sacre traditionnel à Reims, cela tend à devenir une tradition formelle dépourvue de conséquences effectives. La continuité du pouvoir royal, soigneusement encadrée par des rituels autres que le sacre de la part d’un entourage administratif et courtisan attentif, a amené l’émergence à l’époque contemporaine de la « théorie des deux corps du Roi » (135) : le Roi a à la fois un corps mortel comme celui des autres, et un corps mystique, immortel, qui est la continuité du pouvoir royal bien organisée. Cette construction débouche sur les théories politiques modernes de la continuité de l’Etat et le principe de continuité du service public en Droit Public ; elle trouve une application particulière dans le régime binaire de la domanialité de l’Etat propriétaire public : domanialité publique (critère de l’affectation à l’utilité publique) et domanialité privée (assimilable en général à la propriété privée) (136). Elle peut aujourd’hui s’investir dans les thèmes du développement durable et du droit des générations futures à hériter d’une planète encore vivable : « Le principe d’origine canonique, laïcisé par les légistes, suivant lequel « La fonction ne meurt pas » est une des fictions fondatrices sur lesquelles ont reposé l’émergence et le développement de ce qu’on appelle l’Etat. Doté d’une personnalité distincte de celle de la figure humaine qui la représente, faillible et mortelle, la personnalité morale prêtée à l’Etat par les juristes est un dégradé laïcisé du corps mystique dont la théologie médiévale faisait l’un des attributs de l’Eglise » (137). Sur le plan « international » avant la lettre, la Science Politique européenne des débuts trouve probablement un terreau favorable dans le traité de Westphalie de 1648, qui met fin à la « Guerre de 30 ans » entre les puissances européennes du moment et qui fut particulièrement dévastatrice pour les populations civiles. Outre l’accession à l’indépendance des Pays-Bas et des cantons suisses, ce traité pose le principe de l’autonomie des Etats-nations, y compris les petits Etats germaniques issus de l’Empire qui sont conviés à se concerter dans une « Diète », assemblée délibérante qui représente donc très indirectement les peuples de ces entités. La « loi du plus fort » et la pratique des coalitions fluctuantes et opportunistes reculent, sans toutefois disparaître. Au niveau symbolique, la deuxième fonction de la souveraineté prend la commentaire semble superflu. Par ailleurs, l’adjectif « machiavélique » étant devenu péjoratif dans la langue courante, pour désigner un mélange élevé de cynisme et de perversité dans une démarche humaine individuelle ou collective, on utilise le terme « machiavélien » pour désigner la pensée de MACHIAVEL d’un point de vue descriptif. 134 Cf. sur ce point les propos d’Eva JOLY dans le Thème 3 du Prologue. 135 Ernest KANTOROWICZ : Les deux corps du roi, Ed. Gallimard, 1989. Notons que cet auteur germano-américain, historien, aurait admis franchement sa lacune concernant l’étude de l’histoire du Droit français pour aboutir à cette théorie, qui est essentiellement juste (source : Wikipedia). Son importance ne doit donc pas être surestimée. 136 Ce système existe aussi pour la Couronne britannique : la reine (actuellement) possède dans son domaine privé les « Channel Islands » (Iles anglo-normandes), ce qui a pour conséquence d’exclure de l’Union européenne dans une large mesure ces territoires britanniques européens et de les transformer en « paradis fiscal » de proximité... Même observation pour l’île de Man, en mer d’Irlande. Fondement juridique : TFUE, art. 355 § 5 (c). 137 Yves RAZAFINDRATANDRA : Questions sur l’émergence d’un Etat écologique - Environnement & Technique n° 304, mars 2011, p. 20-24.

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prééminence sur la première fonction de la spiritualité, et l’on s’efforce de mettre fin aux guerres de religion internes et parfois externalisées par l’adoption du principe « tel Prince, telle religion » (« cujus regio, ejus religio ») : les sujets du Prince sont donc invités à adopter la religion de celui-ci, ou à émigrer vers des contrées plus favorables, ce qui sera le cas de nombreux protestants français après la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV. Si aujourd’hui ce principe n’est plus acceptable dans l’Union européenne ou aux Etats-Unis où prévaut la liberté religieuse au niveau individuel, il représentait à l’époque un progrès certain. Nous avons vu que ce n’est pas la civilisation ouest-européenne qui a inventé la Science politique, mais que la Chine l’a devancée de façon très ancienne dans ce domaine à travers la réflexion philosophique. Sur ce point, il convient de souligner que la Grèce antique, et plus particulièrement la civilisation athénienne, a été aussi le théâtre d’une réflexion de type politique à partir de la Philosophie (Platon, Aristote...), mais en relation avec le Droit (« nomos »). Pour les Grecs, « nomos » est le produit de l’organisation politique de la cité qui s’institue, se pense comme telle et peut se remettre en cause (« politeia »), sur la base de l’égalité entre les citoyens ; ce n’est pas la loi du plus fort qui est érigée en Etat de droit, ni l’expression d’un « Droit naturel » ayant « phusis » comme origine (138). 1.9. LE PARADIGME TRI-FONCTIONNEL EST-IL ENCORE D’ACTUALITE ? Aujourd’hui, il serait intéressant d’analyser en profondeur la société occidentale pour y rechercher la persistance du modèle trifonctionnel à la lumière de la problématique du vivant : malgré le processus de complexification socio-économique et politique lié à la mondialisation, la troisième fonction englobe clairement la science et ses applications technologiques dans l’industrie – dans le domaine du vivant ou non – tout en continuant à concerner les activités agricoles, artisanales et commerciales (services marchands compris). Les sciences dites « exactes » ou « dures », qui ont connu leur propre évolution dans l’histoire humaine, ne pouvaient pas interférer de façon croissante avec le Droit à l’époque contemporaine qui voit le développement du capitalisme industriel au XIXème siècle puis la multiplication des innovations techniques dans la « société de consommation » au XXème siècle. Quant à l’émergence d’un nouveau paradigme qui serait une société de l’immatériel ou une « société de services » au XXIème siècle, on peut considérer qu’il s’agit d’une illusion dans la mesure où tout cela a nécessité une quantité incroyable de gadgets technoscientifiques dérivés la plupart de temps de transferts de technologies militaires (internet en premier lieu). Parmi ces penseurs, on doit citer Jacques ELLUL (1912-1994) (139), qui était à la fois historien du droit, sociologue, théologien protestant et militant écologiste associatif avant la lettre. Pour J. ELLUL, la Science a pour ainsi dire disparu, pour laisser place à la Technique, devenue une fin en soi pour les besoins du système économique en place et pour le plus grand profit de ses thuriféraires : fuite en avant où l’on fait un peu n’importe quoi dans une optique 138 C. CASTORIADIS, op. cit., pp. 118, 188, & 208-210. Il va de soi que cette égalité exclut cependant les esclaves, les femmes, les « métèques », etc. 139 Jacques ELLUL est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels on retiendra : La technique ou l’enjeu du siècle (Ed. Economica, 1990); Le bluff technologique (1988, Ed. Hachette « Pluriel » 2001). Pour une introduction générale à la pensée ellulienne, plus connue aux Etats-Unis qu’en France, cf. Jean-Luc PORQUET : Jacques ELLUL l’homme qui avait (presque) tout prévu, Ed. Cherche-Midi, 2003 (références en couverture à la crise de la « « vache folle », des OGM agricoles, etc…). J . ELLUL est un adversaire redoutable de la culture traditionnelle ingénieur/aménageur et un inspirateur des « néo-luddites » tels que les « faucheurs volontaires » de plantes OGM et les agresseurs prévisibles des nanotechnologues.

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à court terme, en pensant que la Technique du moment (t+1) réparera les erreurs de la Technique au moment (t). Mais on peut se demander si les débats éthiques sur les questions les plus aiguës du domaine du vivant ne reflètent pas un certain retour de la première fonction, ou en tout cas une volonté de la société civile de rééquilibrer les pouvoirs réels qui sont en jeu : ce sont donc une ou plusieurs règles juridiques nouvelles qui vont amener ce rééquilibrage, et l’on en appelle à la première fonction (considérée sous l’angle éthique et juridique, avec une influence religieuse plus ou moins discrète) pour arrêter les dérives de la troisième. Le Droit, en effet, n’a pas cessé de relever des de la première fonction : les Eglises et autres organisations religieuses peuvent influencer l’adoption de règles sur certains sujets à travers le débat éthique, la Technique tirant évidemment en sens contraire. La sphère éthique ressort clairement de la première fonction dumézilienne, soit que le débat éthique constitue un préalable à l’adoption de nouvelles règles de droit qui font défaut, soit qu’il vise plus prosaïquement - et beaucoup plus fréquemment - à modifier les règles juridiques existantes au profit de l’utilitarisme hybridisé de l’activisme technoscientifique et de l’économie de marché, en faisant reculer ou sauter des barrières morales d’origine religieuse. Tout comme le pouvoir scientifique général, le pouvoir médical, qui relève historiquement de la première fonction, semble s’être quelque peu encanaillé dans la troisième, sous l’influence déterminante de l’industrie pharmaceutique qui développe ses activités de recherche et développement de nouveaux médicaments comme bon lui semble, le marché étant censé tout orienter de façon optimale (140). Dans sa conception initiale, la troisième fonction dumézilienne concerne essentiellement l’économie productive. Or celle-ci semble se transformer dialectiquement en son contraire : « bulle » des marchés financiers auxquels les Etats prétendument souverains (UE comprise) sont priés de « plaire », « bulle » de certaines activités liées à internet, dictature de la communication tous azimuts au détriment du fond des choses, dictature médiatique du sport, tyrannie du commerce international avec ses trois dumpings (fiscal, social et environnemental), « pouvoir psy » inquisiteur et omniprésent, etc.. De plus, la Science, censée avoir été inventée pour le bien de l’humanité, semble s’être transformée en une puissance menaçante et de plus en plus incontrôlable, et fait l’objet d’une contestation radicale qui inquiète les dirigeants politiques et économiques, mais aussi les scientifiques eux-mêmes, qui ont largement perdu leur aura psychosociale. En tout état de cause, le modèle trifonctionnel n’est plus vraiment observable, et on est peut-être passé subrepticement à un modèle quadrifonctionnel, la quatrième fonction étant clairement parasitaire et improductive, tout en « créant de la valeur pour l’actionnaire ». Société de services, société de l’immatériel, société de la (prétendue) connaissance, la société dite post-moderne offre le spectacle de la disparition de la première fonction, de la décrépitude de la deuxième et d’une énorme interrogation sur le maintien ou la mutation radicale de la troisième. A. SUPIOT observe à cet égard que « le pouvoir des Etats a reculé, mais c’est souvent au profit de celui de l’argent, des juges, des experts ou des médias » (141). Sans prétendre réviser le schéma de DUMEZIL ni le remettre en question, nous serions plutôt tenté d’y voir une tentative de subversion du système antérieur par des « hors castes » d’un 140 D’où les controverses sur les médicaments génériques, le biopiratage des médecines des « peuples racines », l’invention de maladies mentales fictives par l’OMS destinées à écouler des molécules inventées par la recherche appliquée , etc… 141 A. SUPIOT, op. cit., p. 230.

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genre nouveau, parasites à l’état pur, courtisés pour des raisons d’opportunité sociopolitique par la deuxième fonction (142). Les conséquences de cette apparition de la fonction « bulle » sur le Droit sont très perceptibles par les juristes d’aujourd’hui : montée en puissance du Droit de la propriété intellectuelle, largement détourné de sa finalité première qui est de favoriser l’innovation, développement d’un système juridique autonome et quasiment autogéré pour les marchés financiers, qu’il serait question de « moraliser » alors même qu’aucune organisation internationale n’existe pour ce faire et que ces règles déjà très favorables sont fréquemment violées (143). Une oeuvre littéraire française mentionnée dans le prologue (la pièce de théâtre « Ubu Roi » d’Alfred JARRY) nous paraît bien illustrer cette revanche des « hors castes » sur les trois fonctions historiques, sur le mode humoristique/délirant certes, mais sur un arrière-plan symbolique très profond. Le Père Ubu, voyou absolu et crapule indéfendable, mène implacablement sa stratégie consistant à parvenir au pouvoir par tous les moyens (complot et régicide), s’enrichir par tous les moyens (racket fiscal du peuple, confiscation des biens des nobles), « tuer tout le monde », et « s’en aller », sans que l’on sache vraiment s’il entend vivre de ses rentes ou récidiver compulsivement. Mais il est hautement symbolique que « tuer tout le monde » consiste pour lui à faire « passer à la trappe » et exécuter les magistrats (première fonction) et les nobles (deuxième fonction), sans oublier les « financiers » qui n’approuvent pas sa réforme fiscale, qui accompagne le racket fiscal, et qui ressortent de la troisième fonction pour partie mais de la deuxième aussi (technocrates gérant la sphère de la circulation monétaire) ; quant aux paysans (composante productive de la troisième fonction), le Père Ubu ne peut tous les tuer - d’autant plus qu’il est attentif à son approvisionnement alimentaire en tant que gros mangeur - et doit se contenter de leur extorquer le maximum de « Phynance », les tuant économiquement. On observe avec intérêt que le modèle trifonctionnel du Père Ubu comprend cette dernière, mais aussi la « Physique » et... la « Merdre », mot initial de la pièce « Ubu Roi », qui fit scandale à l’époque et provoqua des échauffourées à plusieurs reprises dans les salles. Le « hors caste » assoiffé de domination doit en effet s’appuyer sur ces trois éléments relevant clairement et en bloc de la troisième fonction, et s’incarnant dans une impressionnante panoplie d’artefacts (« crocs à... », « bâtons à... », « sabres à... », « ciseaux à... », etc.). Telle est la technologie ubuesque, au service exclusif du pouvoir du tyran (144). La « ‘Pataphysique », que le Père Ubu a inventé « parce que le besoin s’en faisait généralement

142 Le renflouement à fonds perdus et aux frais du contribuable du système bancaire international par les Etats occidentaux en 2009, en vertu du principe « too big to fail », en est la manifestation la plus éclatante. Sur l’autonomie fonctionnelle du Droit des marchés financiers, véritable « jus proprium », au sens de GAUDEMET. La mutation de la profession bancaire, composante officielle de la troisième fonction dans la société hindoue elle-même, est significative à cet égard : en termes d’affectation des ressources collectées, le financement de l’économie productive tend à décliner au profit de la spéculation pour compte propre ou pour le compte de clients privés qui ne sont pas nécessairement des entreprises cherchant à optimiser le montant leurs immobilisations incorporelles à caractère financier ou de leurs liquidités. 143 Cf. l’analyse de J.-C. MILNER dans le Thème 3 du Prologue. Cf. surtout Jean de MAILLARD : L’arnaque ; la finance au-dessus des lois et des règles, Gallimard, 2010 ; cet auteur est un magistrat spécialisé dans la délinquance économique et financière. 144 Un programme dérivé du Père Ubu implique encore une triade, que les DUMEZIL du futur sauront apprécier à sa juste valeur en tant que mythe fondateur de la société de consommation et de l’information (ou médiatique) : « Tudez, décervelez, coupez les oneilles ! ». Toute ressemblance avec la télévision actuelle, non encore inventée à l’époque de JARRY, est pure coïncidence...

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sentir » (145) est essentiellement dérivée de la « Physique » - par extension la Technoscience en général - mais implique l’intervention de la « Phynance » - aujourd’hui l’économie monétaire développée jusqu’à l’explosion rampante du système à travers l’installation durable du risque macroprudentiel global/mondial - afin d’aboutir à une situation homéostatique clairement identifiable : la « Merdre » pour quasiment tout le monde dans le monde entier. Ainsi le programme des « banksters » actuels était déjà annoncé dans cette oeuvre géniale, à la portée sous-estimée et généralement limitée à l’expression de l’humour français de la « Belle Epoque », précurseur de celui du mouvement surréaliste.

145 Adverbe souligné par nous. Son emploi signifie qu’il y avait consensus sur cette invention d’une discipline de synthèse (on a su faire cela dans l’histoire d’AgroParisTech), mais non unanimité. L’apostrophe avant le « P » majuscule est essentielle pour la compréhension profonde du concept.

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II - LES PRINCIPALES THEORIES DU DROIT On résumera sommairement la question en posant qu’il existe trois grandes théories générales du droit : l’école du « Droit naturel » (ou « jusnaturalisme ») et le « positivisme juridique », ce à quoi on doit ajouter la critique marxiste ou anarchiste, qui rejette les deux approches au profit d’une conception relativiste du droit, qui est indissolublement au postulat philosophique du matérialisme historique ; on peut donc qualifier ces approches de « déconstruction du Droit ». 2.1. LA THEORIE DU DROIT NATUREL On peut poser raisonnablement que l’optique du jusnaturalisme est la conséquence directe du rattachement historique du Droit à la fonction religieuse/magique : la règle de droit s’impose « naturellement » au pouvoir qui l’édicte, elle lui préexiste et a vocation à lui survivre. La mise en oeuvre du Droit naturel implique donc de rechercher la norme juridique à édicter dans des principes extrajuridiques préexistants, de type religieux ou philosophique. Cette norme - qui est plus souvent un principe qu’une règle précise - a un caractère intemporel et universel, elle peut tout juste être adaptée à la marge aux spécificités du peuple concerné par son application. Ainsi, les théologiens du Moyen-Age reconnaissaient la légitimité du souverain comme source du droit, mais à la condition qu’il se conforme à la « loi divine », d’essence supérieure et indiscutable, donc « naturelle ». Mais nous avons vu que la Grèce antique, à l’apogée de sa civilisation, rejetait cette approche (146), et que les Romains, adeptes de la « loi du plus fort », ne se posaient guère ce genre de question . L’école du Droit naturel paraît avoir été fondée par le néerlandais GROTIUS (1583-1645), qui était à la fois théologien et juriste ; cet auteur a particulièrement travaillé sur l’ébauche d’un Droit international public sur la question de la libre navigation maritime. Puis elle a été développée par des juristes allemands, notamment PUFENDORF (1632-1694), qui était disciple de GROTIUS et de René DESCARTES (1596-1650), mathématicien et philosophe français ; son premier ouvrage s’intitulait de façon significative « Eléments de jurisprudence naturelle par la méthode mathématique ». On voit donc que cette école entend aussi s’appuyer sur la rationalité scientifique, et non pas simplement sur des présupposés religieux. Lors de la phase finale d’adoption du Code Civil sous le régime impérial de Napoléon Ier en 1804, Jean PORTALIS a pu écrire que « la raison, en ce qu’elle gouverne indéfiniment tous les hommes, s’appelle « droit naturel » » (147). Un représentant français remarquable du jusnaturalisme fut cependant un catholique convaincu, Michel VILLEY (1914-1988) : historien du Droit, spécialiste du Droit romain, il développa une réflexion doctrinale qui devait le positionner comme un philosophe du Droit. Inspiré essentiellement par la pensée d’Aristote, philosophe grec qui développa une réflexion sur la politique et la pensée rationnelle en général, ainsi que par la théologie de (Saint) Thomas d’Aquin au Moyen-Age, il devint une sorte de marginal dans le monde académique français dont il pourfendait les « modes » : sociologisme, scientisme, etc. mais surtout les adeptes les plus marqués du positivisme juridique. Il fut un réactionnaire, au sens premier et descriptif du terme, mais talentueux et très productif. 146 Cf. note 138. 147 Jean PORTALIS : Discours préliminaire au premier projet de Code Civil, Ed. Confluences, 1999, p. 24. De même, le mariage est un « acte naturel », tout comme sont « naturelles » les conditions d’âge minimum pour se marier, les obligations réciproques entre époux, etc.. Alors que tout cela est hautement « artificiel » au sens de « conventionnel » ou « convenu ».

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La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789, intégrée au « bloc de constitutionnalité » français par le Conseil d’Etat en 1971, mentionne en son préambule les « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ». La référence au « sacré », qui n’est pas synonyme de « religieux » mais qui l’englobe sans s’y limiter, fournit un exemple de la pertinence de l’analyse de Ph. CHIAPPINI, exposée plus haut. L’article 2 de la DDHC énumère les « droits naturels et imprescriptibles » de l’homme (liberté, propriété, sûreté et résistance à l’oppression), et son article 4 édicte que « l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». La DDHC a influencé la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ainsi que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH) de 1950, qui a été complétée par des Protocoles. Ces textes introduisent par rapport à la DDHC des éléments nouveaux liés au rejet des pratiques nazies de persécution ciblée mais massive à l’encontre des opposants politiques, mais surtout d’extermination d’une partie de la population pour des motifs idéologiques : droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, etc.. Un autre juriste français a illustré la présence de l’école du Droit naturel en France : Tancrède ROTHE (1851-1935), qui se réclamait lui aussi de la pensée chrétienne et rédigea entre 1885 et 1912 un « Traité de droit naturel théorique et appliqué » en 6 volumes, plus un volume posthume consacré à l’illustration du caractère « naturel » du droit de propriété (148). 2.2. LA THEORIE DU POSITIVISME JURIDIQUE Le positivisme juridique, théorisé par le juriste allemand Hans KELSEN (1881-1973) dans son ouvrage intitulé « Théorie pure du droit » (149), ne veut voir comme origine de la règle juridique que la volonté politique du moment, qui doit cependant être conforme à une « norme fondamentale » (« Grundnorm »); cette vision est évidemment plus adaptée à l’époque contemporaine où prédomine la démocratie représentative fondée sur une Constitution en tant que norme fondamentale, mais sa dimension technicienne et apparemment neutre bute sur une impasse théorique : d’où vient le contenu de cette « norme fondamentale » ? On n’échappe pas à un certain retour à la problématique du Droit naturel. Si le Droit est là où est l’Etat, il peut servir de paravent à un régime totalitaire et exterminateur tel que le régime nazi qui a concerné l’Allemagne entre 1933 et 1945, ou encore le régime stalinien en URSS, ce que les jusnaturalistes ne peuvent accepter. Aujourd’hui, on voit que le jusnaturalisme peut très bien servir de paravent à une théocratie oppressive de type islamique fondamentaliste, ou autre. Quant aux droits de l’homme, ils peuvent L’influence manifeste du droit naturel dans la DDHC de 1789 ne fait obstacle à ce 148 Tancrède ROTHE : De la propriété ; Traité de droit naturel historique et appliqué - Ed. LGDJ, 1969. Les 6 volumes ont pour thème « Définitions ; devoirs naturels de l’homme ; de la souveraineté » (tome I), « Du mariage » (tome II), « De la famille » (tome III), « Droit laborique » (tome IV), « Droit laborique corporatif (I) » (Tome V), « Droit laborique corporatif (II) » (tome VI). « Droit laborique » = Droit du travail, Pour une qualification politique instructive de l’auteur : « Un juriste lillois contre -révolutionnaire : Tancrède Rothe et la politique » - Revue d’Histoire des Facultés de Droit et de la science juridique n° 7, 1988. Il est certain que la pensée de cet auteur a influencé la doctrine corporatiste du régime de l’Etat français dirigé par le maréchal Pétain de 1940 à 1944 avec comme devise « Travail, Famille, Patrie », ce qu’on ne saurait lui reprocher rétrospectivement et eu égard à sa date de décès. 149 Cet ouvrage date de 1934 et a été traduit en français en 1962 par Charles EISENMANN, Professeur de Droit Public, et publié aux éditions Dalloz.

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que ce texte ait aussi une forte dimension positiviste, liée à la manifestation de la volonté d’instaurer un Etat républicain de type nouveau contre l’absolutisme royal et son pouvoir arbitraire. En définitive, le Droit naturel est tout aussi artificiel que l’approche positiviste, mais avec un côté apparemment « bon enfant » qui peut être profondément mystificateur : ainsi certains commentateurs chinois, las des critiques récurrentes de leur pays pour ses violations nombreuses et persistantes des droits de l’homme au sens occidental du terme, ont pu affirmer que des droits de l’homme essentiels consistaient à posséder une voiture individuelle et un téléphone portable... et que ceux-là du moins étaient en fort progrès en Chine ! A l’instar du développement durable, les droits de l’homme apparaissent souvent comme une « auberge espagnole ». De ce fait, les deux optiques sont plus complémentaires que concurrentes. Le juriste italien Norberto BOBBIO a pu le montrer brillamment dans un de ses ouvrages (150). Bien qu’il incline nettement vers le droit naturel, cet auteur fait observer que « les morales les plus différentes ont parfois trouvé refuge, selon les époques et les occasions, dans le giron du droit naturel. » Dans son optique de confrontation entre les pensées de HOBBES et LOCKE (151), Ph. CHIAPPINI montre une filiation certaine entre le premier et KELSEN, et entre le second et l’école du droit naturel (152). Le terme « positivisme » n’a pas été inventé par les juristes, mais par le philosophe Auguste COMTE (1798-1857), qui a proposé un système philosophique basé sur une conception intégrée du progrès incluant les Sciences exactes et les Sciences humaines, ce qui l’a amené à envisager une « Physique sociale » ( !). La démarche positiviste implique le rejet de tout présupposé d’ordre métaphysique ou idéologique dans les Sciences humaines, tout comme dans les Sciences exactes. A. COMTE avait lui aussi élaboré une triade, qui ne portait cependant pas sur les fonctions sociales mais sur les étapes de l’évolution de l’humanité en états successifs : théologique, métaphysique et « positif ». Ce troisième stade a un caractère ultime et amène au bonheur de l’humanité. L’avenir allait se charger de lui donner tort, mais, sur le plan épistémologique, ce concept de positivisme devait permettre l’essor ultérieur de nouvelles Sciences sociales, en particulier la Sociologie, dont A. COMTE apparaît comme un précurseur, pour ne pas dire un fondateur. Le Droit s’empare du concept avec KELSEN, mais l’Economie paraît l’avoir intégré un peu avant, avec les débuts de la modélisation mathématique des équilibres économiques à la fin du XIXème siècle ; cela étant, nous verrons qu’il ne s’agit que d’un trompe l’oeil, et que cette « science » reste profondément idéologique. 2.3. LES THEORIES DE LA DECONSTRUCTION DU DROIT

2.3.1. L’OPTIQUE MARXISTE Issue des travaux de Karl MARX (1818-1883) et Friedrich ENGELS (1820-1895), la théorie marxiste range les idées et concepts en général dans la « superstructure », qui est conditionnée par l’« infrastructure », c’est-à-dire les transformations économiques spontanées et accompagnées par le Politique (l’évolution des systèmes politiques) et l’Idéologique (philosophique et religieux) :

150 Norberto BOBBIO : Essais de théorie du droit (avec la collaboration de Christophe AGOSTINI), Ed. Bruylant, 1999. 151 Cf. note 124. 152 Ph. CHIAPPINI, op . cit. , p. 275.

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« On dit en général que la superstructure est le reflet, dans les institutions politiques et juridiques, dans les coutumes et dans la conscience des hommes, de l’infrastructure économique. Les idées dominantes dans la société française contemporaine, par exemple, y ont été engendrées par les rapports de production établis : le fait de la propriété privée est devenu dans les esprits et dans les lois, le droit à la propriété ; l’Etat l’impose et en demeure le garant ; l’inégalité sociale se trouve justifiée par les systèmes philosophiques en honneur, etc. (...) Les idées et opinions ne sont ni absolues ni éternelles. Elles obéissent à la loi du mouvement, de la transformation de toutes choses, et des relations réciproques entre les choses et les phénomènes. Cette conception, découlant elle aussi de l’observation et de l’analyse scientifique, parce qu’elle donne la primauté à la base matérielle, est appelée le MATERIALISME HISTORIQUE » (153). Dans cette optique, les marxistes posent en premier lieu le caractère mystificateur de la théorie du Droit naturel, produit direct ou indirect de la pensée religieuse ou d’une métaphysique fumeuse à fonction équivalente. Le Droit naturel est donc la première cible de la critique marxiste, qui démonte aisément les préjugés religieux, les élucubrations philosophiques de type kantien, la morale de la classe dominante du moment promue par les idéologues « bourgeois », etc.. Ainsi ENGELS démontre le caractère artificiel, et non naturel, du droit de propriété foncière qui ne peut, aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire, qu’être soit le produit d’une dépossession violente d’usagers du sol en place, soit le résultat de l’attribution de « terres vierges » - hypothèse très peu probable en Europe occidentale - par une autorité politique quelconque, telle que l’empire romain attribuant des terres à des vétérans de la légion pour qu’ils aient un moyen de subsistance et se tiennent tranquilles sur le plan politique. Le caractère « naturel » du droit de propriété n’est tout pas simplement pas crédible en termes de « gros bon sens » si l’on considère l’éventail des possibles quant à sa genèse sur le plan historique. Cet argument des « terres vierges » a servi à de nombreuses reprises à justifier le colonialisme expropriateur des occidentaux en Afrique ou en Amérique au détriment des peuples autochtones, auxquels le droit de propriété étaient totalement étranger, mais qui étaient bien « en place » et qui avaient sans doute une autre conception du « Droit naturel » (aborigènes australiens, Noirs d’Afrique du sud, Indiens d’Amérique du nord...). En admettant même que le droit de propriété foncière ait pu être historiquement « naturel » en quelques endroits du globe, on connaît avec certitude et en sens inverse un nombre impressionnant de cas où la propriété privée n’a jamais existé, et non pas seulement au fin fond des forêts équatoriales ou du désert australien. Par exemple, elle n’a aucune existence historique en Corse : l’histoire agraire de l’île, colonie française généralement non reconnue (154), montre que la Corse a connu, avant l’arrivée dévastatrice des administrateurs, juristes et agronomes français au XVIIIème siècle, une « propriété communautaire » aux antipodes de la propriété privée, proche du « communisme primitif » au sens marxiste du terme, et comparable à des systèmes agraires collectivistes de type andin ou asiatique (155). La colonisation politique et administrative française a littéralement imposé son système importé du continent, principalement à travers l’usurpation des biens communaux (156). Cela explique en partie l’émergence d’un mouvement nationaliste violent au cours de la seconde moitié du

153 Pierre JALEE : L’exploitation capitaliste ; initiation au marxisme, Ed. Maspero, 1974, p. 36-37. Les termes en italique et en majuscules sont d’origine. 154 Dominique GRISONI, Wassissi IOPUE, Camille RABIN (sous la direction de) : Ces îles que l’on dit françaises, L’Harmattan, 1988. Actes du colloque international de Lyon de 1987. Contient une modeste et brève « Contribution sur la question agraire » de notre part, p. 129-134 (comparaison historique entre Antilles, Kanaky et Corse). 155 Jean DEFRANCESCHI : Recherches sur la nature et la répartition de la propriété foncière en Corse de la fin de l’Ancien régime jusqu’au milieu du XIXème siècle (2 tomes), Ed. Cyrnos & Méditerranée, 1986. Thèse de doctorat d’Etat soutenue en 1983 au CNRS. 156 J. DEFRANCESCHI, op. cit., Tome 1, p. 201.

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XXème siècle à partir de conflits fonciers agricoles dans la plaine orientale de l’île (occupation de la cave vinicole d’Aléria et émergence du FLNC en 1976), qui était traditionnellement « a terra di u cumunu », et alors que l’Administration française avait tenté de régler la question de la reconversion agricole de certains rapatriés d’Algérie au détriment de la paysannerie locale en pratiquant une discrimination économique manifeste en matière de politique agricole et en favorisant à la marge une « colonisation de peuplement » dans la plaine orientale. Le caractère prétendument naturel de la propriété privée du sol est « la vérité de l’homme blanc » (157), et rien d’autre. La cible facile de l’école du Droit naturel étant éliminée, le positivisme juridique de KELSEN constituait pour les épigones de MARX et ENGELS un adversaire plus coriace. Evguenyi PASHUKANIS (1891 - ?), bolchevik léniniste qui exerça la fonction de vice-ministre de la Justice de l’URSS, critique radicalement KELSEN dans « La théorie générale du droit et le marxisme » (158). La perspective du passage au communisme authentique (159) amène inéluctablement le dépérissement du Droit au profit de ce qu’ENGELS appelait « Gemeinwesen », ou encore la simple administration des choses dans une société apaisée et non conflictuelle. Cet avenir radieux du communisme est une forme d’eschatologie laïque au même titre que les principales religions qui prévoient une libération quelconque à terme dans la vie terrestre elle-même (160), et l’eschatologie constitue une forme de réaction à la tendance à la dégénérescence de l’humanité en longue période. Dans cette perspective, la théorie marxiste du dépérissement du Droit est en concordance avec les théories anciennes liées à l’Age d’or, qui est « sans Droit ». Mobilisant les connaissances historiques de l’époque concernant l’Europe occidentale et plus particulièrement l’aire germanique, ENGELS s’efforça dans un ouvrage publié en 1884 de montrer le caractère relatif et « non naturel » de trois piliers de l’ordre juridique, à travers la concomitance de leur apparition historique : la famille, la propriété privée et l’Etat (161). Le sens de l’histoire étant la progression vers le communisme, ces trois institutions avaient vocation à disparaître à peu près en même temps dans la période de transition du capitalisme au communisme. 157 Patrick SILBERSTEIN :« Colonialisme : tordre le cou à l’hydre de Lerne conceptuelle » (In : D. GRISONI, W. IOPUE, C. RABIN, op. cit., p. 21-24). 158 Evguenij Bronislavovitch PASHUKANIS : La théorie générale du droit et le marxisme – Ed. EDI, 1970. Précédé d’une présentation par Jean-Marie VINCENT et d’une analyse critique du théoricien marxiste autrichien Karl KORSCH rédigée en 1930. Juriste devenu bolchevik en 1912, d’origine lituanienne, PASHUKANIS a disparu dans un goulag quelconque, victime des purges staliniennes menées notamment par le tristement célèbre Procureur général de l’URSS Vichinsky, qui remplaça le Ministre de la Justice Stutchka (supérieur de PASHUKANIS) après la mort de Lénine en 1924, date de la publication de cet ouvrage en URSS; PASHUKANIS exerçait alors une influence considérable au sein de la « section juridique » de l’Académie communiste. Il a été réhabilité en 1956, après la mort de Staline en 1953. Malgré l’existence de travaux plus récents de marxistes français et européens sur le Droit, on considère que cet ouvrage est la référence en la matière. 159 Il n’est pas inutile de rappeler que le communisme est une société idéale et harmonieuse, sans classes sociales et sans Etat, selon la définition originelle de MARX et ENGELS dans le « Manifeste du parti communiste » de 1848. Il n’y a donc jamais eu de « régime communiste » en URSS, ni en Chine, ni ailleurs (Vietnam, Corée du nord…), mais des dictatures bureaucratiques s’accommodant fort bien d’un capitalisme rampant ou avéré… De ce fait, PASHUKANIS pensait que le Droit dépérirait avec l’Etat dans la transition au communisme, ce que ne pouvaient accepter les staliniens, adeptes du capitalisme bureaucratique d’Etat et ayant besoin d’un système juridique oppressif pour perpétuer leur domination. 160 Messianisme judéo-chrétien, « millénarisme »... 161 Friedrich ENGELS : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat. Ed. du Progrès, 1976.

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2.3.2. : L’OPTIQUE ANARCHISTE L’anarchisme est un courant politique peu connu et à l’importance souvent sous-estimée, qui estime possible une société sans Etat, avant même d’être sans classes. En ce sens, le communisme est à l’origine synonyme d’anarchie, mais le marxisme et surtout les épigones de MARX vont conférer au communisme une orientation étatique qui devait échouer historiquement (fin de l’URSS en 1991, conversion de la Chine au capitalisme avec maintien de la dictature politique de type stalinien), probablement pour cette raison ; mais, au XIXème siècle, tout ce monde se réclame du « socialisme », projet qui implique le renversement du système économique capitaliste par tous les moyens, légaux ou illégaux ; cela a bien changé... Le socialisme, dont le but ultime était le communisme (ou l’anarchie), représente à l’évidence le pouvoir absolu de la troisième fonction dumézilienne et implique le démantèlement des deux autres (162), ce qui pose le problème de l’évolution du Droit dans un tel système, qu’il soit « utopique » ou à prétention « scientifique » (MARX et ENGELS). Le principal théoricien de l’anarchisme au XIXème siècle est Michel BAKOUNINE, dont les partisans disputent aux socialistes marxistes le contrôle de la 1ère Internationale ouvrière (Association internationale des travailleurs), créée en 1867. BAKOUNINE est un fervent admirateur d’Auguste COMTE, dont la « philosophie positive » constitue à ses yeux la « science universelle », et qui voit dans l’émergence d’une « science nouvelle », la Sociologie, « le dernier terme et couronnement de la philosophie positive » (163). Mais, en tant qu’adepte du matérialisme philosophique et qu’ennemi juré de l’idéalisme en général, BAKOUNINE rejette le Droit comme relevant d’un système de pensée métaphysique trop acoquiné avec une religion honnie dans toutes ses variantes, ce qui est rigoureusement exact d’un point de vue historique : « Il est une catégorie de gens qui, s’ils ne croient pas (en Dieu, NdA), doivent au moins faire semblant de croire. Ce sont tous les tourmenteurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de l’humanité : prêtres, monarques, hommes d’Etat, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes, geôliers et bourreaux, capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et propriétaires, avocats, économistes, politiciens de toutes les couleurs, jusqu’au dernier vendeur d’épices, tous répéteront à l’unisson ces paroles de Voltaire : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer » . (...) En un mot, nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même sortie du suffrage universel, convaincue qu’elle ne pourrait tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie »(164). On appréciera la mise en équivalence des avocats et des économistes parmi les oppresseurs, l’auteur précisant même dans le deuxième paragraphe de « Dieu et l’Etat » qu’il ne faut pas oublier les « économistes libéraux » parmi les « adorateurs effrénés de l’idéal » que sont les théologiens, moralistes, politiciens, etc.. Au sujet de l’Economie, dans le premier paragraphe de cet opuscule inachevé, BAKOUNINE procède à une reformulation personnelle de la pensée de COMTE sur les trois stades du développement humain, en établissant les correspondances suivantes :

162 Une vision très claire de cette perspective est fournie par les paroles du dernier couplet de l’« Internationale », hymne communiste historique composé en 1871, année de l’insurrection révolutionnaire de la Commune de Paris : « Ouvriers, paysans, nous sommes / Le grand parti des travailleurs, / La terre n’appartient qu’aux hommes, / L’oisif ira loger ailleurs (...). » 163 Michel BAKOUNINE : Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, Ed. G. Nataf, 1969, p. 94-97. Morceau choisi : « (...) nous ne pourrons réaliser notre liberté et notre prospérité dans le milieu social qu’en tenant compte des lois naturelles et permanentes qui le gouvernent ». 164 Michel BAKOUNINE : Dieu et l’Etat , brochure militante de la Librairie Publico préfacée par Elisée RECLUS & Carlo CAFIERO, date indéterminée, pp. 10 & 30. A noter p. 31 une formule choc illustrant la magnification de la troisième fonction : « En vue de la liberté, de la dignité et de la prospérité humaines, nous croyons devoir reprendre au ciel les biens qu’il a dérobés et nous voulons les rendre à la terre. »

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a) L’animalité humaine : Economie sociale (on dirait aujourd’hui « publique », NdA), et privée (on dirait aujourd’hui : la Gestion, NdA) ; b) La pensée : la Science (Sociologie comprise) ; c) La révolte : la liberté politique en action contre un ordre social injuste et oppressif. MARX prenait l’Economie plus au sérieux, en adoptant la théorie de la « valeur travail » de l’économiste anglais David RICARDO (1772-1823) parmi les bases de son système, les deux autres étant le matérialisme philosophique de Ludwig FEUERBACH (1804-1872), pionnier de l’athéisme, et la dialectique du « sens de l’Histoire » du philosophe Friedrich HEGEL (1770-1831), rejeté par BAKOUNINE. Ce dernier voue à la Science une admiration sans bornes, mais rejette à l’avance tout gouvernement de scientifiques comme aussi nuisible que tous les autres. Nous venons de voir que ces positions extrêmes sur le Droit mettent en lumière des considérations relevant de la Politique et que la Sociologie apparaît à cette époque comme une excroissance des sciences exactes en plein essor dans le domaine des sciences humaines. Il convient donc d’aborder à présent les relations historiques entre Droit et Science politique, Sociologie et enfin Economie.

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III - LES RELATIONS DU DROIT AVEC LES AUTRES SCIENCES ECONOMIQUES, SOCIALES ET DE GESTION 3.1. DROIT & SCIENCE POLITIQUE : LA PROBLEMATIQUE DE L’ETAT DE DROIT Si l’on oppose « état de droit » à « état de fait » dans l’apprentissage juridique de base, il faut à l’évidence entendre « état » dans le sens de « situation ». Il existe aussi un concept d’« Etat de droit », qui concerne l’Etat moderne issu des circonstances historiques et géographiques du pays ou du groupe de pays que l’on étudie. On a vu qu’avec MACHIAVEL l’Etat devenait une puissance autonome ayant sa propre raison d’exister et de perdurer, la « raison d’Etat », qui est tournée vers la satisfaction des besoins de la société du moment tel que le souverain les perçoit et les veut : fondateur ou tout au moins précurseur de la Science politique moderne, MACHIAVEL annonce d’une certaine manière HOBBES en coupant radicalement le lien historique entre la première et la deuxième fonction du paradigme de DUMEZIL pour établir une relation privilégiée entre le deuxième (le souverain qui organise et anime son Etat) et la troisième (les forces vives du corps social), alors que BODIN n’allait pas aussi loin et voyait dans le souverain une « image de Dieu » (imago Dei). Dans cette perspective, l’état de droit à un moment donné est le produit de la volonté politique du moment, telle qu’elle émane du souverain. Il n’est pas nécessaire que ce souverain soit autoritaire, la souveraineté populaire est possible, même si elle n’est guère à l’ordre du jour au XVIème siècle, sauf à un niveau local et de façon tout à fait exceptionnelle. L’idée d’une forme démocratique de gouvernement, qui est très ancienne (Grèce antique), devient un « possible » alors que la pensée scholastique médiévale inspirée de l’antiquité romaine et revisitée par l’autorité duale de l’Empereur et du Pape devait mener des raisonnements tortueux qui prêtent à sourire aujourd’hui pour voir la souveraineté du peuple derrière le pouvoir absolu d’un roi de l’Ancien Régime, en France ou ailleurs. Dès lors va se développer un courant qui va penser le Droit comme pur produit de la souveraineté, les valeurs qu’il véhicule devenant contingentes et non plus prédéterminées, ce qui constitue une des conceptions de l’Etat de droit sur trois que l’on définit ainsi : « La théorie de l’Etat de droit est née dans le champ juridique pour répondre au besoin de systématisation et à l’impératif de fondation du Droit Public. (...) Dès l’origine, plusieurs conceptions de l’Etat de droit se sont en effet affrontées : l’Etat de droit sera posé, tantôt comme l’Etat qui agit au moyen du droit, tantôt comme l’Etat qui est assujetti au droit, tantôt encore comme l’Etat dont le droit comporte certains attributs intrinsèques ; ces trois versions (formelle, matérielle, substantielle) dessinent plusieurs figures possibles, plusieurs types de configuration de l’Etat de droit, qui ne sont pas exemptes d’implications politiques » (165). L’auteur fait observer que le point de vue formaliste a tendu à l’emporter sur les deux autres : l’Etat de droit est un simple régime institutionnel, ce qui débouche sur le positivisme juridique dans l’optique de KELSEN : on étudie le système en place sans se préoccuper du contenu des règles de droit, comme prétend le faire l’école du droit naturel. J. CHEVALLIER montre aussi l’opposition entre l’optique continentale (franco-allemande) et anglo-saxonne, celle de la « rule of law », déjà présentée, et ceci bien que cette expression soit la traduction habituelle de « Etat de droit » en Anglais : dans le premier système, on a une distribution des habilitations juridiques sous forme de compétences attribuées dont l’exercice est contrôlé par des juridictions spécialisées telles que les juridictions administratives ou la juridiction constitutionnelle ; dans le second, c’est la deuxième optique qui l’emporte, avec la supériorité de la loi (et de la Constitution aux Etats-Unis) et le contrôle de l’Etat par les juridictions de

165 Jacques CHEVALLIER : L’Etat de droit, Montchrestien, 5ème éd., 2010, p. 13.

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droit commun, sans « privilège de juridiction » pour l’administration étatique, avec une tendance au « gouvernement des juges ». Dans l’optique continentale, il existe toutefois des divergences entre l’école juridique allemande et l’école juridique française au XIXème et au début du XXème siècle, notamment sur la conception de l’Etat-nation, mais aussi une tendance à la convergence et au dialogue des juristes malgré les tensions politiques entre les deux pays (166). Pour KELSEN, l’Etat de droit se caractérise par l’identité fondamentale de l’Etat et du droit (schéma dit « moniste »), à l’opposé de la conception anglo-saxonne (schéma dit « dualiste ») et de conceptions intermédiaires. Ordre étatique et ordre juridique seraient équipollents, ou bien, en d’autres termes, « le droit règle sa propre création », mais on bute alors sur la question de la légitimité de la norme suprême de l’édifice, c’est-à-dire en général la norme constitutionnelle, ou, à la limite, un bloc de normes supranationales tels que les droits de l’homme ou des droits environnementaux définis au niveau international. Entre les deux guerres mondiales, il n’est pas encore question de cela, et le niveau juridique étatique constitue l’horizon indépassable de cette réflexion fondamentale sur l’Etat de droit. L’émergence à cette époque d’Etats-nations totalitaires (URSS stalinienne, Allemagne nazie, Italie fasciste) suscitent l’apparition de théoriciens qui posent la prééminence de la volonté politique sur l’ordre juridique pour expliquer le phénomène : l’allemand Carl SCHMITT (1888-1985) estime que la validité de l’ordre juridique (donc de l’Etat de droit) est subordonné à un acte de souveraineté consistant à examiner si la situation est normale ou exceptionnelle, auquel cas l’Etat de droit est remplacé par une sorte d’Etat de force, ce qui revient à légitimer le régime nazi ; du côté italien, l’aristocrate ésotériste Julius EVOLA (1898-1974) développe une conception proche en privilégiant la figure du souverain guerrier néo-païen inspiré par les dieux, mais son intransigeance doctrinale l’amène à être rejeté sur ce plan tant par les nazis que par les fascistes mussoliniens, alors qu’il fréquentait assidûment leurs intellectuels, et à se quereller avec SCHMITT. On retrouve d’une certaine manière chez celui-ci et EVOLA les considérations de PASHUKANIS sur le côté fétichiste et manipulateur du discours juridique fondamental, mais le raisonnement mené par ce théoricien marxiste est différent de celui de ces deux théoriciens du totalitarisme. KELSEN, qui publie sa « Théorie pure du droit » en 1934, avait évidemment connaissance des travaux de SCHMITT et d’EVOLA (167), et s’est efforcé de construire une ligne de défense contre ce qui n’était en définitive que le développement jusqu’à l’absurde de son positivisme juridique. Il devait préciser que l’Etat de droit authentique se caractérise par quelques attributs essentiels : - soumission des juridictions et de l’Etat (Gouvernement principalement) à la loi, votée par un Parlement issu d’élections libres dans un contexte de pluralisme politique ; - responsabilisation des membres du Gouvernement ; - indépendance des juridictions par rapport à l’Etat ; - garantie de droits et libertés fondamentaux pour les citoyens. Cette conception a perduré de nos jours (168). L’Union européenne est un supra-Etat de droit, ce qui implique que tout pays candidat à l’adhésion doit respecter ces normes (critères dits

166 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 16-41. 167 Les principaux ouvrages de Carl SCHMITT sont publiés en 1922 (« Théologie politique ») et 1927 (« Théorie de la Constitution »), donc avant l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il ne semble pas que cet auteur ait été nazi, mais on considère aujourd’hui qu’il s’est compromis avec ce régime, alors que de nombreux intellectuels allemands ont quitté le pays après 1933. EVOLA entretenait quant à lui des rapports de connivence tumultueux avec la frange intellectuelle du mouvement fasciste italien et de l’organisation SS en Allemagne. 168 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 50.

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« de Copenhague », suite à leur formulation par un Conseil européen tenu en1993 dans cette ville), comme le précisent les « considérants » 2 et 4 Préambule du TUE : (...) (2) S’inspirant des héritages culturels, humanistes et religieux de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’Etat de droit, (...) (4) Confirmant leur attachement aux principes de la liberté, de la démocratie et du respect de droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’Etat de droit , (...).» L’Etat de droit est ensuite définit plus précisément à l’article 6 du TUE (cf. 1.3.2.). Il est à noter que si l’Etat de droit implique ce qu’il est convenu d’appeler le libéralisme politique (régime parlementaire issu d’élections libres avec pluralisme politique), il n’implique en aucune manière un système économique basé sur le libéralisme économique, c’est-à-dire le capitalisme libéral ; l’Etat de droit peut tout à fait caractériser un système économique « interventionniste », voire « dirigiste », mais il est à parier que certains auteurs, notamment étatsuniens, argueront en sens contraire... Inversement, on observe au niveau mondial que le capitalisme libéral s’accommode très bien d’un Etat dictatorial (cas de la Chine notamment), qui n’est pas un Etat de droit au sens occidental du terme. La déconnexion entre ces deux libéralismes est totale, ce à quoi il convient d’ajouter le libéralisme moral, qui est lui aussi déconnecté des deux autres. C’est pourquoi l’apologie ou la critique du libéralisme en soi n’a pas de sens et reflète la confusion mentale la plus absolue. Dans le contexte français, la référence au « libéralisme », sans autre précision, et sous réserve du contexte du discours porteur, est généralement à prendre dans le sens économique, dans la mesure où le débat qui se déroule depuis trois décennies environ tend à re-légitimer, puis à consolider l’économie de marché au détriment de l’économie dirigée ou l’économie mixte qui avait prévalu auparavant dans ce pays. Si l’on accepte, avec Serge-Christophe KOLM, que l’Economie est historiquement une branche de la Philosophie qui s’est autonomisée - comme la Science politique dans une certaine mesure - il faut admettre que le libéralisme politique qui est des critères e l’Etat de droit est fortement corrélé au libéralisme économique, même si celui-ci n’en dérive pas nécessairement et en toutes circonstances (169). Le « positivisme juridique » de KELSEN rencontre un consensus très large chez les juristes ouest-européens modernes, même chez ceux qui sont critiques de sa construction théorique rigide et peu imaginative, ou qui sont adeptes de l’école du Droit naturel ou du marxisme (ces derniers étant une espèce rare) : seule l’approche positiviste fonde en effet la légitimité et la crédibilité de cette communauté épistémologique des juristes dans le domaine des Sciences humaines. En se posant comme science humaine à égalité de principe avec les autres sur le plan méthodologique, la science juridique se dépouille de son aura liée à la première fonction dumézilienne sur le plan historique. Mais cette humilité apparente n’est pas dénuée d’hypocrisie, car l’Etat de droit débouche mécaniquement sur le « culte du Droit » et sur une coupure entre le champ juridique et celui de la politique (donc avec la Science politique) (170) ; plus concrètement, à la différence des autres disciplines des Sciences humaines, les juristes opérant certains choix (avocats et cadres d’organisations diverses) détiennent un pouvoir effectif contre les dirigeants publics et privés dans la société du moment, pour autant qu’elle relève de l’Etat de droit, alors que les économistes chercheraient plutôt dans leur majorité à « participer à la décision publique » et que les sociologues ou les « politistes » (éventuellement politologues) n’ont pas d’influence effective en dehors du bavardage médiatique.

169 Serge-Christophe KOLM : Philosophie de l’Economie - Seuil, 1986, p. 278-280. 170 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 59-62.

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Mais la tendance dominante en Economie a monté récemment une machine de guerre conceptuelle que nous allons aborder plus loin : l’analyse économique du Droit (AED) (cf. 3.2.), qui tourne résolument le dos à toute démarche « positiviste » vis-à-vis de l’ordre juridique en place. Dans cette optique, l’Etat de droit et sa sécurité juridique normée ne seraient donc plus seulement une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour la bonne santé de l’économie d’un pays ou d’un ensemble de pays - voire le monde entier ; le Droit devrait être purement et simplement subordonné à l’Economie et à son analyse sur les points du contenu général des règles, de l’ordonnancement des sources et d’organisation du système juridique (cf. 3.2.). La démarche positiviste, en Droit comme dans les autres disciplines du vaste domaine SESG, implique une approche objective de type scientifique. L’Economie a pu avoir cette démarche dans son histoire, mais semble s’en éloigner radicalement pour devenir purement idéologique. Tel n’est pas le cas de la Sociologie, la « distanciation » du sociologue par rapport à l’objet de son étude étant de rigueur, c’est en quelque sorte le « positivisme sociologique »: - on ne porte pas de jugement a priori ou a posteriori sur ce qu’on observe ; - on décrit ce qu’on observe et on s’efforce de l’expliquer (problème néanmoins de l’objectivité de la grille de lecture et des postulats épistémologiques). 3.2. DROIT & SOCIOLOGIE Les relations entre le Droit et la Sociologie se caractérisent par une interaction souvent féconde. En tant que discipline, la Sociologie naît au XIXème siècle, donc plus tardivement que l’Economie (cf. 3.3.) ou la Science politique (cf. 3.1.). En France, Auguste COMTE en est un précurseur, mais il est philosophe à titre principal. Son positivisme va toutefois exercer une influence sur le fondateur de l’école française de Sociologie, Emile DURKHEIM (1858-1917). S’interrogeant sur les fondements de la pensée juridique en Europe sans remonter aussi loin que DUMEZIL, François TERRÉ, professeur de Droit Privé, insiste beaucoup sur ces deux auteurs lorsqu’il aborde la « pensée française » (à un niveau trans-disciplinaire), la « pensée anglaise » étant plutôt marquée par l’approche philosophique à prédominance utilitariste (BENTHAM) avec un peu de Droit naturel (BLACKSTONE), la « pensée allemande » présentant à la fois un courant philosophique (KANT, FICHTE, HEGEL, HUSSERL ...) et un courant purement juridique (SAVIGNY, IHERING...) qui rejette globalement le Droit naturel et qui aboutira à KELSEN au XXème siècle ; enfin, il mentionne une importante « pensée italienne » orientée vers la philosophie du Droit (ROSMINI, CROCE, ROMANO...), avec une réaction anti-positiviste et jusnaturaliste suite à l’expérience du régime fasciste, N. BOBBIO s’efforçant de dépasser la contradiction entre ces deux grandes écoles (171). On constate donc que l’interaction réciproque entre la Sociologie et le Droit apparaît comme une spécificité française et n’a pas de portée générale. Toutefois, Max WEBER (1864-1920), fondateur de la Sociologie allemande a d’autant mieux intégré les apports du Droit à sa pensée qu’il était juriste de formation. Cet auteur était en fait un érudit aux compétences interdisciplinaires affirmées, qui intégrait aussi la démarche de l’historien et les apports de la pensée économique de son époque (Werner SOMBART notamment) ; il a produit à ce titre des analyses fouillées et brillantes sur les sociétés antiques,

171 François TERRÉ : Introduction générale au Droit, 4ème éd., Dalloz, 1999, §§ 138-142.

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qui constituent un complément très utile à la pensée de DUMEZIL dans l’approfondissement de l’étude de la troisième fonction (172). En tant qu’historien des religions antérieures au monothéisme considérées sous l’angle de la mythologie, DUMEZIL devait croiser la route des sociologues français qui s’étaient intéressés au « fait religieux » dans les sociétés humaines. Il suivit en particulier dans la décennie 1930-1939 les cours de Marcel MAUSS (1872-1950), qui évolua de la Sociologie à l’Anthropologie, et Marcel GRANET (1884-1940), sinologue et disciple de DURKHEIM. En 1938, il présente sa théorie de l’« idéologie tripartie » à l’Institut français de Sociologie, où MAUSS et GRANET lui font bon accueil, contrairement aux historiens latinistes de l’époque, qui n’admettaient pas que leur chers Romains fussent prédéterminés dans leurs croyances par leurs prédécesseurs de l’ensemble indo-iranien. DUMEZIL rendit hommage à MAUSS et GRANET pour leur contribution à son itinéraire intellectuel dans son discours de réception au Collège de France en 1949 (173). Mais DUMEZIL rejetait le « méthodologisme » de DURKHEIM (174), tout comme un autre historien des religions, Mircea ELIADE, ami de DUMEZIL, rejette le « sociologisme » du même auteur, qui s’était selon lui assez imprudemment aventuré dans la sociologie des religions primitives (175). A cette époque, un objet d’études donné avait tendance à rassembler les intellectuels dans un débat multidisciplinaire fécond et parfois passionné, alors qu’aujourd’hui le cloisonnement disciplinaire sévit, tendant à multiplier les « chasses gardées » et à entraver les projets interdisciplinaires ou transdisciplinaires. Un sociologue allemand, Ferdinand TÖNNIES (1855-1936) était parvenu à des conclusions proches de celles de DUMEZIL concernant la prééminence de l’autorité sacerdotale sur les autres dans les sociétés holistiques : dans celles-ci - qu’il appelle « communauté » (« gemeinschaft »), par opposition à « société » (« gesellchaft ») - l’autorité sacerdotale incarne la dignité de la sagesse, généralement liée aux croyances religieuses ou assimilables (mythiques, sacrées), parallèlement à l’autorité paternelle qui tend à devenir celle du prince dans l’autorité ducale », liée à la dignité de la force, et à l’autorité judiciaire, qui reflète la dignité de l’âge et qui est nécessaire pour que l’autorité ducale puisse remplir son office dans la lutte commune du clan contre les ennemis de la communauté ; à la limite, c’est la figure paternelle, éventuellement chef de clan, qui peut concentrer ces trois autorités ou dignités. Cet auteur décrit en définitive, en utilisant une terminologie différente, le positionnement du Droit entre les deux premières fonctions duméziliennes, la troisième étant implicite (176). Mais la

172 Max WEBER : Economie et société dans l’Antiquité (précédé de « Les causes sociales du déclin de la société antique »). Ed. La Découverte, 1998. Les principaux ouvrages sociologiques de Max WEBER sont « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », « Economie et société », et « Le Savant et le Politique ». 173 G. DUMEZIL, op. cit ., p. 36. 174 G. DUMEZIL, op. cit., p. 229. 175 Mircea ELIADE : La nostalgie des origines, Ed. Gallimard, 1991, p. 33-38. Cet auteur signale par ailleurs (p. 40) que Marcel MAUSS, référence commune à DUMEZIL et à lui-même, fut autant anthropologue que sociologue. Il affirme aussi sa préférence pour l’école allemande de sociologie de la religion, dont Max WEBER fit partie. Il observe enfin (p. 207-209) une convergence de base entre DURKHEIM et MAUSS dans une publication commune en 1902 sur une origine purement sociale de la religion, avant que ces deux auteurs ne prennent des chemins divergents. 176 Ferdinand TÖNNIES : Communauté et société (in : La société ; les plus grands textes d’Auguste Comte et Emile Durkheim à Claude Levi-Strauss, préface d’Edgar MORIN, Le Nouvel Observateur & CNRS Editions, 2011, p. 137-143). Ce texte a deux versions différentes : une de 1887, sous titrée « Traité sur le communisme et le socialisme comme formes culturelles existantes », et une autre de 1912, plus ample et sous-titrée « Catégories fondamentales de la sociologie pure », qui est celle de cette publication. Le sous-titre de la première version montre le fort impact des idées révolutionnaires socialistes à l’époque, mais TÖNNIES oppose le

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dichotomie communauté/société demeure à un niveau relatif et ne doit pas être considérée comme une succession linéaire dans le temps : même la société la plus individualiste et la plus éloignée en apparence du modèle holistique, comme la nôtre, conserve des traits communautaires.

3.2.1. LE CHAMP COMMUN DU DROIT ET DE LA SOCIOLOGIE : LES « NORMES » Comme ils ont pu procéder avec le fait social religieux, les sociologues du XXème siècle sont naturellement amenés à s’intéresser au monde du Droit en tant que phénomène social, mais surtout en tant que système technique incontournable dans la régulation générale : on peut ignorer le religieux sans risque dans un véritable Etat de droit, mais on ne peut faire de même avec le juridique, sous peine de s’égarer gravement et rapidement dans l’analyse. Au sens le plus large, la norme sociale ne se confond pas avec la norme juridique (la règle de droit), elle l’englobe en puisant d’abord ses sources dans la sphère religieuse et philosophique (première fonction), pour se développer ensuite dans la sphère de la souveraineté (fonction juridique et judiciaire du souverain, deuxième fonction), et enfin dans la troisième fonction technico-économique. Les juristes d’aujourd’hui emploient le terme « norme » dans deux sens : synonyme de « règle » (177) (on opposera dans l’étude d’une loi nouvelle les « dispositions normatives » aux « dispositions proclamatoires », par exemple), et dans le sens restreint de la norme technique (NF, EN, ISO...), source de droit à caractère indicatif. Pour les sociologues, la règle de droit est une forme particulière de norme sociale, ce qui peut les amener à s’interroger sur la formation de la règle de droit et la manière dont son application est vécue par les groupes sociaux de toute sorte (délinquance et criminalité, rejet, élaboration de systèmes juridiques parallèles...) (178). Aujourd’hui comme hier, ces échanges entre juristes et sociologues sont fréquents et constructifs : les sociologues ont besoin de comprendre le fonctionnement de l’ordre juridique à un moment donné et en un lieu donné, les juristes ont besoin de comprendre « pourquoi ça ne marche pas » au même moment et au même lieu. Ainsi, TÖNNIES a été fortement influencé par les travaux de Henry SUMNER MAINE (1822-1888), juriste et anthropologue/sociologue britannique, qui a étudié les sociétés anciennes de ce double point de vue ; cet auteur, assez conservateur sur le plan politique, déplorait le passage d’une société (communautaire) basée sur le « statut » à une société (individualiste) basée sur le « contrat », et mit en évidence la grande différenciation des règles des sociétés humaines entre le lien du

« communisme » (primitif), époque de la « communauté » au « socialisme » , époque de la « société », n’employant pas ces termes dans leur acception politique habituelle. 177 En latin, « norma » = équerre (maîtrise de l’angle droit pour l’architecture), et « regula » = règle (maîtrise du trait droit pour celle-ci ainsi que pour le parcellaire agraire, ce qui facilite la mesure de la superficie). Avant l’invention de l’angle droit (importance pratique du théorème de Thalès !), c’est le cercle (ou l’ellipse) et la sphère qui dominaient l’architecture. La coexistence de l’équerre et du compas dans les symboles franc-maçonniques illustre cette continuité historique de l’architecture universelle, au sens exotérique et ésotérique. 178 On peut citer l’ouvrage de Howard BECKER : Outsiders, Métailié, 1985 (original : 1963 aux Etats-Unis). Il s’agit des « déviants », qui peuvent être soit dans l’illégalité (fumeurs de cannabis), soit dans la légalité mais « mal vus » (musiciens et danseurs de jazz). La distanciation sociologique implique de ne pas s’arrêter aux catégories juridiques pour analyser la « déviance ».

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sang et le lien du sol (179), ainsi que trois stades dans l’évolution des modes de gouvernance des sociétés : tribal, universel et territorial. Le doyen CARBONNIER, grand professeur de Droit Civil et auteur de manuels de référence pour des générations de « civilistes », est de ceux-là : en sous titrant « Pour une sociologie du droit sans rigueur » son recueil d’articles dispersés intitulé « Flexible droit » (180), ce juriste entend par là montrer son respect et son intérêt pour l’autre discipline, et préciser que ses réflexions ne revêtent pas la rigueur méthodologique qui est celle des sociologues. Ayant entrepris de faire de la sociologie sans pour autant faire le sociologue, il reprend les réflexions de Henri LEVY-BRUHL (181) pour apporter aux sociologues et aux esprits curieux en général ses connaissances. Fils du sociologue Lucien LEVY-BRUHL, H. LEVY-BRUHL (1884-1964) était lui aussi un juriste devenu sociologue, mais dans une mesure plus importante que J. CARBONNIER, et non sans ressemblance avec l’itinéraire de Max WEBER. J. CARBONNIER reprend et illustre les deux « théorèmes fondamentaux de sociologie juridique» formulés par H. LEVY-BRUHL (182) : 1) Premier théorème : le Droit est plus grand que les sources formelles du Droit ; exemples (enrichis par nous-même) : les systèmes de régulation parallèles et non officiels (règles des jeux d’enfant, les règles des jeux d’argent et de hasard non officiels, « jurys d’honneur », duels arbitrés par des « témoins », « tribunaux » des organisations parallèles (paramilitaires, mafieuses...), « crimes d’honneur » et mutilations sexuelles au détriment des femmes dans certains pays islamiques, « code pachtoune » régissant pour l’essentiel la vie d’un peuple réparti sur le Pakistan et l’Afghanistan et souvent contraire aux lois officielles de ces deux pays... 2) Second théorème : le Droit est plus petit que l’ensemble des relations entre les hommes ; exemples : influence de la morale dominante du lieu et du moment sur les comportements humains, « règles » de politesse et de bonnes manières, services rendus entre amis, exercice collectif de croyances religieuses... Plus récemment, d’autres sociologues ont étudié la place des mécanismes juridiques dans la société. Pierre BOURDIEU (1930-2002) met en exergue la « force du Droit », qui dérive notamment de l’adaptabilité du langage des juristes, mélange subtil de langage ordinaire et de langage spécialisé, à toute nouveauté appréhendée par le Droit (183). Mais certains sociologues vont plus loin et enrichissent leurs travaux en s’immergeant dans le monde clos et élitiste des juristes. Ainsi Bruno LATOUR, alors professeur de Sociologie à MinesParisTech, a obtenu un statut d’observateur pendant plusieurs mois à la Section du contentieux du Conseil d’Etat, et a rendu compte de la « fabrique du Droit Administratif » par la juridiction

179 Cette problématique du « sang » (le lien biologique et social familial) et du « sol » (le lien de voisinage et celui de l’entité territoriale sociopolitique commune) est au centre des choix des Etats-nations sur l’attribution de la nationalité aux personnes physiques, mais aussi, par exemple, des choix juridiques nationaux sur la question de la maternité de substitution (contrat de gestation pour autrui, « mères porteuses ») : ainsi la Cour de Cassation refuse t’elle à des parents français la filiation biologique d’enfants nés aux Etats-Unis d’une « mère porteuse », le contrat de gestation pour autrui étant nul selon l’article 16-7 du Code Civil. 180 Cf. note 3. 181 Henri LEVY-BRUHL : Sociologie du droit. Que sais-je ? n° 951. 182 J. CARBONNIER, op. cit., p. 11-24 (« Hypothèses fondamentales pour une sociologie théorique du droit »). 183 Pierre BOURDIEU : La force du Droit. Eléments pour une sociologie du champ juridique ; Actes de la recherche en Sciences sociales, 1986, 64 ; p. 3-19. Ses considérations sur le Droit sont jugées incohérentes par A. SUPIOT, à partir de citations coupées de leur contexte toutefois (op. cit., p. 120-121)

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suprême de cette branche du Droit dans un ouvrage, en respectant le secret des délibérations (184). Sa lecture est enrichissante pour les juristes « publicistes », qui étudient la jurisprudence du Conseil d’Etat, ses « oracles sibyllins » et ses « mystères », mais elle l’est tout autant pour les ingénieurs qui doivent se garder de sa censure pour la mise en oeuvre de leurs projets qui prennent la forme de l’acte administratif unilatéral. Par ailleurs, la sociologue Dominique SCHNAPPER a rendu compte de son expérience de juge constitutionnel après la fin de son mandat (185).

3.2.2. L’OUVERTURE SOCIOLOGIQUE CHEZ LES JURISTES Au début du XXème siècle, le Droit Public français se stabilise sur le plan académique et doctrinal, et les grands professeurs du moment s’efforcent de construire un système cohérent en matière d’articulation du Droit Administratif, qui se développe à partir de 1870, et du Droit Constitutionnel (lois constitutionnelles de 1875 caractérisant le régime politique de la IIIème République), qui est directement issu du processus historique de 1789 et de ses suites. Deux de ces professeurs de Droit Public vont émerger et faire oeuvre durable dans un contexte de rivalité certaine : Maurice HAURIOU (1856-1929), professeur à l’Université de Toulouse, et Léon DUGUIT (1859-1928), professeur à l’Université de Bordeaux. Ce sont des références bibliographiques largement citées encore aujourd’hui dans les publications doctrinales et dans les colloques. HAURIOU construit son système doctrinal autour du concept de « puissance publique », c’est-à-dire l’ensemble des prérogatives de l’Etat et d’autres personnes publiques face aux intérêts privés, soit l’avatar de l’imperium romain via la souveraineté des premiers « politistes »). De son côté, DUGUIT échafaude le sien autour du concept - ultra-moderne à l’époque - de « service public », issu de la jurisprudence du Tribunal des Conflits (décision « Blanco » de 1873). HAURIOU était donc très classique, solide et peu innovant, et considérait comme un « anarchiste de la chaire » DUGUIT, qui se permettait de critiquer fortement (« déconstruire », pourrait-on dire) des concepts de base tels que la personnalité morale ou les droits subjectifs (186). En mettant le service public et ses prestations matérielles et immatérielles au service des citoyens/administrés au centre de son système, DUGUIT faisait ressortir son affinité avec la Sociologie, en particulier avec la pensée de DURKHEIM, avec lequel il avait beaucoup échangé (187), alors qu’HAURIOU se situait dans la perspective classique de l’imperium républicain élitiste. En remettant en cause l’Etat en tant que personne morale et en qualifiant la souveraineté de l’Etat (« puissance publique ») de simple croyance, DUGUIT en arrivait à considérer que la « norme sociale » précède nécessairement la « norme juridique », ce qui revient à dire que le Droit est essentiellement un « fait social ». En « jetant par dessus bord » (selon ses propres termes) les droits subjectifs, DUGUIT amène avant l’heure la critique de l’individualisme méthodologique dans le domaine des SESG d’aujourd’hui (188) ; il accorde une importance 184 Bruno LATOUR : La fabrique du Droit ; une ethnographie du Conseil d’Etat ; Ed. La Découverte, 2002. 185 Dominique SCHNAPPER : Une sociologue au Conseil Constitutionnel - Ed. Gallimard, 2010. 186 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 36-41. L’auteur montre bien l’opposition doctrinale entre DUGUIT et HAURIOU, mais aussi quelques points communs. 187 J. CARBONNIER, op. cit., p. 109. Les deux grands professeurs s’étaient côtoyés à l’Université de Bordeaux.Ce qu’il est convenu d’appeler « l’effet cantine » ne date pas d’aujourd’hui. 188 Le droit subjectif est attaché à la personne, physique ou morale, donc à l’individu ou toute entité productrice ou consommatrice (l’agent économique des économistes) ; l’individualisme méthodologique consiste à poser que seul le comportement individuel influence la société, et que tout ce qui est collectif n’a pas d’influence réelle ou

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fondamentale à deux sentiments collectifs créateurs de cette norme sociale : celui de la sociabilité (volonté que soit sanctionné tout acte attentatoire à la solidarité sociale) et celui de la justice (volonté de faire respecter le principe d’égalité, principe fondamental du Droit Public). L’influence de DURKHEIM et de sa vision d’une société solidaire et cohérente non dénuée de sévérité ou d’exigence morale est ici manifeste. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que DUGUIT ait repris d’A. COMTE l’idée que la propriété privée avait une fonction sociale, aux fins de l’harmoniser avec la propriété publique - sociale par hypothèse - pour l’administration du territoire. Ce genre d’idée devait lui attirer les foudres de T. ROTHE, jusnaturaliste farouchement « antisocialiste », au sens large du terme et non au sens étroit de ce vaste courant politique émergeant au XIXème siècle : « C’est là (cette théorie de DUGUIT, NdA) une nouvelle forme de la socialisation de l’homme rejetée par nous au tome premier (...), forme que nous avons déjà visée dans le présent volume à propos de la propriété de l’homme sur lui-même car de cette interdépendance sociale on fait en doctrine une dépendance absolue. Indiquer cette solidarité comme une cause d’obligation entre les hommes n’est certes pas faux, mais on a tort de la présenter comme unique et fondamentale. C’est fermer les yeux à l’évidence non seulement de la respectabilité de l’individu ou de la personnalité humaine (...), mais surtout de notre subordination à Dieu notre Auteur, et les ouvrir sur une cause nulle en soi d’obligation » (189). En retour, les travaux de DUGUIT influenceront des sociologues du Droit, notamment Georges GURVITCH (1894-1965), auquel le doyen CARBONNIER se réfère volontiers (190). G. GURVITCH incarne une tradition sociologique dite « structurale », différente de celle de DURKHEIM : il faut entendre par là qu’elle a été notamment influencée par le marxisme (191). M. HAURIOU avait été quant à lui influencé par le positivisme ambiant de l’époque, de COMTE à DURKHEIM, mais était inspiré par la doctrine sociale de l’Eglise catholique, sans donner véritablement dans le jusnaturalisme. Il publia des écrits sociologiques qui ont été récemment rassemblés (192). A l’opposé de DUGUIT, qui déclarait ironiquement « n’avoir jamais déjeuné avec une personne morale », HAURIOU développe le concept juridique de personne morale pour l’élargir à celui d’institution, ainsi définie (on dirait plutôt « organisation » aujourd’hui) : « (...) une idée d’œuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social ; pour la réalisation de cette idée, un pouvoir s’organise qui lui procure des organes ; d’autre part, entre les membres du groupe social intéressé à la réalisation de l’idée, il se produit des manifestations de communion dirigées par les organes du pouvoir et réglées par des procédures. » Un exemple édifiant de dialogue entre les deux disciplines, et d’autres encore, est fourni par un ouvrage collectif de Louis ASSIER-ANDRIEU sur la coutume dans la France rurale du XXème siècle (193). Issu d’une commande du ministère de la Justice, et ouvrage met en

n’a pas à être pris en considération. L’Economie est la principale discipline dominée, voire ravagée par cette croyance, alors que la Psychologie est la seule science humaine où l’individualisme méthodologique est de rigueur. 189 T. ROTHE, op. cit., p. 434-435. 190 J. CARBONNIER, op. cit., p. 18-19, Principales publications de G. GURVITCH à ce sujet : « L’idée de droit social » (1932) ; « L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit » (1935). 191 G. GURVITCH était marxiste et avait participé activement à la Révolution russe de 1917, mais avait quitté la Russie lorsque la dérive autoritaire impulsée par Lénine et Trotsky puis concrétisée par Staline commençait à se révéler. 192 Maurice HAURIOU : Ecrits sociologiques (rassemblés par Ronan TEYSSIER), Ed. Dalloz, 2008. Cet ouvrage comporte cinq articles distincts. 193 Louis ASSIER-ANDRIEU (sous la direction de) : Une France coutumière ; enquête sur les « usages locaux » et leur codification. Ed. du CNRS, 1990. Le coordinateur est l’auteur du premier chapitre « Usage local, usage légal : lecture sociologique d’une frontière du droit » (p. 23-41), et du chapitre VII « Le concept d’usage dans la culture juridique, essai d’interprétation » (p. 187-207). Sur la coutume, cf. aussi J. CARBONNIER, op. cit., p. 118-130) (« La genèse de l’obligatoire dans l’apparition de la coutume ») et p. 131-135 « Scolie sur la

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oeuvre, outre la Sociologie, l’Anthropologie, l’Histoire sociale, l’Histoire du Droit et le Droit Rural. L’usage, qui constitue la coutume lorsqu’il acquiert une dimension d’intemporalité et d’universalité (dans un contexte territorial donné toutefois, ou dans une aire de civilisation), est d’abord un fait social dans le contexte de la troisième fonction au sens de DUMEZIL, qui va subir un processus de maturation doctrinale tendant à le transformer en source de droit, sous une condition essentielle : ne pas être contraire à une règle écrite plus récente, ce qui rappelle le rapport entre « equity » et « common law » dans l’histoire du Droit anglais. 3.3. DROIT & ECONOMIE L’Economie en tant que science autonome naît essentiellement au XVIIIème siècle, mais avec quelques éléments précurseurs, notamment dans la Grèce antique: dans la mythologie grecque, l’Economie est soeur de la Justice et de la Paix (194), cette dernière figure pouvant être considérée comme un embryon de la Science politique. Par suite, elle se développe dans le discours philosophique, notamment chez Aristote, qui a aussi écrit sur la politique. Il est donc pertinent de considérer l’Economie comme une diversification de la Philosophie sociale (195), mais, dans l’optique du paradigme dumézilien, c’est la science qui reflète directement l’apogée historique de la troisième fonction, la fonction productive assurant la reproduction de la société : comprendre et mesurer la production et la distribution des richesses sur des marchés mettant en jeu la monnaie comme équivalent général de toutes marchandises. Certaines de ses écoles anciennes ne sont pas dénuées de liens avec la Science politique émergente (mercantilisme tendant à maximiser le solde positif de la balance commerciale du pays, « bullionisme » tendant à accumuler de l’or au profit de l’Etat). Mais l’Economie est aussi la science qui assure le plénitude de l’individu agissant qui se libère progressivement des tutelles collectives parrainées par les premières et deuxième fonction, l’homo oeconomicus. Lorsque Adam SMITH écrit son célèbre traité sur « La richesse des nations » en prônant le libre-échange en matière de commerce international, il pense plus aux bourgeois commerçants et à toute l’économie induite par leur enrichissement qu’aux souverains et à leur coffre-fort. La qualification d’Economie politique est donc à prendre dans un triple sens, dans la chronologie historique : - elle signifie d’abord que le pouvoir politique doit prêter attention aux lois de l’Economie, au sens large que MONTESQUIEU donnait au concept de « loi », ce qui paraît incontournable à l’heure actuelle, mais qui n’allait pas de soi à l’époque de SMITH ; - elle signifie ensuite que la science économique a vocation à conseiller ce pouvoir dans son exercice de la politique (anglais « politics ») dans l’élaboration de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui une « politique publique » (anglais « policy ») ; - elle peut et doit être interprétée aussi comme une acceptation du système politique dominant, qui n’est pas une « variable d’ajustement » aux yeux des économistes libéraux, contrairement à la vision qu’ont les juristes de la question... Influencée par la philosophie utilitariste de Jeremy BENTHAM (1748-1832), l’Economie politique classique telle que développée par John Stuart MILL (1806-1873) est a-morale et ne risque donc pas d’interférer avec le Droit qui entretient des rapports étroits avec la Morale sans se confondre avec elle. BENTHAM était aussi un juriste « pénaliste », qui avait bien coutume »). Cf. encore J. GAUDEMET, op. cit., p. 25-63, développements détaillés de l’histoire de la coutume, application du « Temps, naissance du Droit ». 194 Cf. note 41. 195 S.-C. KOLM, op. cit., p. 19.

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développé l’analyse coût-bénéfices en matière de sanctions pénales venant contrecarrer les effets de certains plaisirs, (196). On peut voir en lui un précurseur de l’Etat gendarme ou Etat minimum préconisé par les économistes libéraux purs et durs, tels que Friedrich von HAYEK (cf. ci-dessous). Par ailleurs, l’Economie politique devient au cours du XIXème siècle une « science positive » au sens d’A. COMTE, en s’efforçant de raisonner selon la méthode scientifique généraliste de CLAUDE BERNARD d’une part, et en ayant recours à la modélisation mathématique, ce que le Droit n’a pas encore commencé à faire, d’autre part (197). Mais elle devient aussi progressivement « Economie normative », dans le sens où elle ne préoccupe pas simplement d’expliquer les phénomènes économiques et de s’efforcer de les prédire, mais de préconiser aux Etats souverains ou aux entités supranationales les mesures à prendre ou à éviter : c’est pourquoi on parle aujourd’hui d’Economie publique, expression qui reflète à merveille la prédominance de la troisième fonction dumézilienne sur la deuxième. Une telle rupture avec l’approche positiviste tend un creuser un fossé profond entre l’Economie d’une part et le Droit et la Sociologie d’autre part. A la fin du XIXème siècle et pendant la première moitié du XXème siècle, l’Economie est enseignée comme une matière annexe dans les Facultés de Droit, alors que la Sociologie est déjà adulte et autonome. Par la suite, des Facultés de Sciences économiques et autres se créent. Tout cela a créé des rancoeurs, et la caste des juristes, non dénuée d’arrogance, porte une part de responsabilité dans ce divorce et ce clivage ; cela étant, les juristes sont rarement sectaires et accueillent sans rechigner - positivisme oblige - dans le champ juridique des concepts et mécanismes provenant des autres disciplines du champ des SESG. Ainsi du Droit de la Concurrence, qui est la mise en forme juridique de la théorie des marchés : les pratiques anti-concurrentielles des entreprises font l’objet de mesures de prévention et de répression. Le Droit de l’environnement est fortement influencé par l’Economie de l’environnement, en particulier à travers l’application contrastée et erratique du principe pollueur-payeur (198), l’application de l’évaluation environnementale aux « biens publics » que sont la biodiversité et les « aménités », les quotas d’émission des gaz à effet de serre, l’obligation de procéder à une analyse coût-bénéfices pour les expropriations pour exposition aux risques naturels ou technologiques, etc.. Mais, dans le contexte de la mondialisation, se pose le grave problème de la déconnexion totale entre les accords fondateurs de l’OMC de 1995 et le Droit international de l’environnement, caractérisé par des accords multilatéraux au champ d’application variable ; l’Organe du règlement des différends de l’OMC a les apparences d’une juridiction, alors qu’il est constitué de « panels d’experts » sans aucune légitimité juridique et sans diversité sur le plan de l’approche technico-économique. Encore faut-il

196 En tant que « pénaliste », BENTHAM s’intéressa à la criminologie ainsi qu’à son traitement par le système pénitentiaire, et fut un précurseur des prisons modernes où les détenus sont surveillés sans savoir par qui et s’ils le sont ou non : système dit « Panoptique », que le romancier George ORWELL requalifiera en « Big Brother » au XXème siècle dans son ouvrage « 1984 », compte tenu des évolutions technologiques. 197 Si l’on excepte les équations simplistes de MARX dans « Le Capital », ce sont Antonin-Auguste COURNOT (1801-1877) puis Léon WALRAS (1834-1910) qui furent les précurseurs de l’Economie quantitative, qui s’est considérablement développées depuis lors, fournissant une présomption (très réfragable) de scientificité aux travaux des économistes contemporains. A noter qu’HAYEK devait marquer sa distance avec cette vogue de l’Economie quantitative dans son discours de réception du Prix de la Banque royale de Suède pour l’Economie, improprement dénommé « Prix Nobel d’Economie » : "...what looks superficially like the most scientific procedure is often the most unscientific..." "This way lies charlatanism and worse." F. A. von Hayek - Prize Lecture». Nobelprize.org.15 Apr 2011 ; http://nobelprize.org/nobel_prizes/economics/ laureates/1974/hayek-lecture.html. 198 Sur ce point (la non application fréquente de ce principe), le « retour d’expérience » textuel et jurisprudentiel des juristes vers les économistes devrait beaucoup intéresser ces derniers, mais on ne l’observe guère.

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observer que l’OMC s’inscrit malgré tout dans le Droit international public dans un domaine nouveau (existence de 4 Traités), alors que rien n’est fait ni ne semble devoir être fait en matière de régulation mondiale des marchés financiers. Un certain nombre d’économistes actuels ou récents ont produit des discours sur le Droit et doivent être connus, à défaut d’être étudiés dans le monde des ingénieurs en formation, et cela d’autant plus que ces auteurs ont souvent développé des compétences autres, telles que la philosophie politique ou sociale (Friedrich von HAYEK, John RAWLS...), voire le Droit lui-même (Ronald DWORKIN). Mais on est loin du potentiel d’un Max WEBER, qui était à la fois sociologue à titre principal, et juriste et économiste à titre accessoire, ou d’un Cornelius CASTORIADIS (philosophe, économiste et juriste). Le plus grand théoricien du libéralisme économique intégral - pour ne pas dire « intégriste » - fut l’autrichien Friedrich von HAYEK (1899-1992), qui a exposé dans son ouvrage majeur « Droit, législation et liberté » sa conception de l’articulation de l’Economie et du Droit : le Droit doit se borner a distribuer des droits de propriété aux agents économiques, et tout a vocation à se passer de la meilleure façon possible dans le meilleur des mondes possibles pour autant que l’Etat ne prétende pas se mêler de justice sociale et de réduction des inégalités socio-économiques. Sur le plan institutionnel , cet auteur préconise un Etat minimal qui n’édicte pas de règles trop techniques, des lois générales devant malgré tout être adoptées par une assemblée contrôlée étroitement par une Cour constitutionnelle inspirée par une « Grundnorm » (au sens de KELSEN) consistant en ce postulat libéral absolu. HAYEK est donc le fondateur de l’analyse économique du Droit (199), mais un auteur qui tend, de bonne ou de mauvaise foi, à déformer ou falsifier l’histoire de la discipline : il prétend en effet que le système de « common law » anglo-saxon est la continuation authentique du Droit romain (considéré à partir de la codification et des compilations de Justinien), et que le système romano-germanique (« statute law »), qui prévaut notamment en France, serait en quelque sorte déviationniste, alors que c’est l’inverse (200). Il va de soi, par ailleurs, que HAYEK se range dans le camp de l’Ecole du Droit naturel et rejette le positivisme juridique. Les deux autres théoriciens principaux de l’AED sont Richard POSNER et Gary BECKER. Inspiré par la philosophie pragmatique à l’honneur aux Etats-Unis, POSNER s’oppose à HAYEK sur la référence au Droit naturel, mais adhère au modèle du « common law » en tant que basé sur la coutume, nécessairement « positive » en économie de marché puisqu’elle émerge spontanément des interactions entre agents économiques, et surtout sur le rôle essentiel du juge et des voies de recours pour trancher les litiges en faisant éventuellement oeuvre prétorienne (création d’une règle de droit dans le silence de la loi). BECKER développe l’idée de POSNER selon laquelle le système juridique aboutit en dernière analyse à fixer un prix à des transactions en dehors des marchés, y compris dans la sphère extra-économique (relations affectives, délinquance et criminalité...). La règle de droit a pour fonction de permettre aux agents économiques rationnels, opportunistes et maximisateurs de 199 Thierry KIRAT & Frédéric MARTY : Economie du Droit et de la réglementation - Mémento LMD, Gualino, 2007, p. 22-26. Autre ouvrage sur la même question, d’un professeur d’Economie et de Droit à Mines ParisTech : François LEVEQUE, Economie de la réglementation, La Découverte , 2004. 200 C’est la lecture attentive de J. GAUDEMET (op. cit., p. 92-104 : « L’Empereur législateur ») qui nous permet de réfuter cette position de HAYEK. Le rôle essentiel du juge romaniste est bien celui d’appliquer une législation impériale, et accessoirement la coutume praeter legem et secundum legem ; la pratique de rescrit impérial, transposée plus tard dans le royaume d’Angleterre (« writ »), n’a eu ni l’importance ni la portée que HAYEK lui confère. En ce sens, le « common law » est un accident de l’histoire du Droit en Europe, et le modèle romano-germanique est le véritable continuateur du Droit romain, relayé par les trois figures du Pape, de l’Empereur et du Roi (cf. 1.3.4.).

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l’utilité pour eux-mêmes de respecter ou de transgresser une règle, d’où la possibilité de faire évoluer celle-ci de façon volontariste si elle se révèle inefficace. Tous ces auteurs se situent dans la filiation de l’utilitarisme de BENTHAM. En définitive, « l’homo juridicus est considéré comme un homo œconomicus parfait, purement maximisateur et opportuniste » (201). On distingue trois approches théoriques possibles pour configurer dans l’absolu les relations entre l’Economie et le Droit (202) : - application du positivisme juridique : indépendance du système juridique et préexistence social-historique (203) du Droit: inutilité de l’analyse économique pour juger de l’efficacité d’un système juridique donné (vaste ou restreint), si le manquement à la règle est sanctionné de façon systématique ou suffisamment fréquente ; l’efficience de la règle se confond avec l’efficacité de la règle ; - approche utilitariste : la règle de droit est exogène au système économique mais est intégrée au calcul économique des agents, elle a donc un caractère « performatif », et son efficacité est conditionnée par les résultats de l’analyse micro-économique de son application ; il y a alors dissociation entre efficience et efficacité pour la règle de droit ; - approche institutionnaliste : si l’on fait intervenir le facteur temps, les règles de droit influencent les phénomènes de régularité, de signification et de stratégie dans les actions humaines, en phase avec la sociologie de Max WEBER ; cette approche recherche le dépassement de la problématique efficience vs. efficacité vécue au niveau microéconomique pour la replacer au niveau macroéconomique et sociétal. Aucune de ces trois approches n’est étrangère au juriste faisant preuve d’ouverture interdisciplinaire et ne peut le choquer ou le surprendre. La première constitue l’arrière-plan incontournable fondant la prévalence historique du Droit sur l’Economie et la raison d’être de la caste, la deuxième est particulièrement adaptée à l’étude de la responsabilité civile ou pénale des acteurs ou des agents économiques, et la troisième est pertinente pour les branches fonctionnelles modernes telles que le Droit de la Concurrence ou le Droit de l’Environnement et de l’Urbanisme. Elle ne sont pas exclusives l’une de l’autre, et, si la première paraît dépassée. Ce qui est au centre des débats sur l’efficacité économique du Droit en ce qui concerne l’orientation générale des règles qu’il édicte, c’est le degré, d’une part, et le contenu de l’intervention publique du législateur et du pouvoir réglementaire dans les affaires privées, d’autre part. Mais les économistes sont unanimes pour reconnaître au législateur le droit, et même le devoir, d’instituer la propriété privée (« ownership ») des biens et de certains droits patrimoniaux, et/ou, de façon plus large, des « droits de propriété » (« property ») que les juristes appréhendent sous la dénomination de « droits d’usage de... » ou de « droit d’accès à... ». Sur ce type le problème, les dialogues interdisciplinaires achoppent souvent sur le manque de rigueur conceptuelle et terminologique des économistes, qui dissertent et modélisent sur des concepts non définis.

201 Th. KIRAT & F. MARTY, op . cit., p. 16. 202 Th. KIRAT & F. MARTY, op . cit., p. 18-19. 203 Au sens donné à cette qualification par C. CASTORIADIS dans ses ouvrages, notamment « L’institution imaginaire de la société », Seuil, 1975. Cette vision de la prééminence de l’évolution sociopolitique générale dans le processus historique est notamment celle du marxisme, qui a été celle de CASTORIADIS dans sa jeunesse, et sur laquelle il a effectué un bilan mitigé.

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Afin d’illustrer le caractère incontournable de la propriété foncière privée, les économistes citent souvent un article d’un écologue scientifique compétente, Garrett HARDIN, sur la « tragédie des communs » (204). Or l’étude attentive de cet article montre que le point de vue de cet auteur n’est pas celui-là ; il explique simplement qu’on n’a le choix qu’entre trois solutions pour gérer un bien foncier susceptible d’usage collectif : soit le privatiser, soit le nationaliser (propriété étatique) en faisant le pari que le propriétaire sera un adepte du développement durable, soit mettre en place ou conserver une gestion collective cohérente et éclairée sur le plan du maintien des équilibres écologiques. L’invocation de cet auteur extérieur par une science économique fonctionnant en circuit fermé a toutes les chances d’être falsificatrice, et nous n’aborderons même pas les insuffisances propres à l’analyse de HARDIN lui-même ; elle montre accessoirement que l’autarcie épistémologique n’est pas tenable et tend à générer la « mauvaise foi intellectuelle ». Cette fascination/obsession des économistes pour la propriété privée des biens en général, et de la terre en particulier, remonte en fait à l’école des Physiocrates du XVIIème siècle, partisans du développement d’une agriculture capitaliste et croyant que seule la terre et ses « fruits naturels » étaient source de valeur. HAYEK n’a fait que la reprendre à son compte en tant que théoricien du libéralisme intégral protégé par un Etat-gendarme fort surveillant et réprimant les manants de tout poil mécontents de leur sort. En tant que porte-parole de l’aristocratie foncière dynamique et d’une partie de la bourgeoisie impliquée dans la propriété rurale qui cherchaient à maximiser leurs revenus, les Physiocrates, tout comme HAYEK plus tard, adhéraient volontiers à l’école du Droit naturel, le législateur étant là pour révéler des lois naturelles préexistantes et non pour en créer de façon artificielle (205). C’est sur ce point que l’on mesure la rupture de l’Economie dominante avec la démarche positiviste qui est celle des juristes et des sociologues : ceux-ci acceptent la possibilité que la terre ne fasse pas l’objet d’une propriété privée à un niveau général, c’est une question de choix social-historique, donc politique. La portée socioéconomique du droit de propriété a donné lieu à des controverses constitutionnelles et politiques célèbres au cours de la Révolution française. Si la DDHC de 1789 proclame le caractère naturel du droit de propriété sans le définir, la Déclaration des droits de l’homme de 1793, plus radicale et plus « sociale », dispose que « la propriété est le droit de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie », ce qui fut repris par l’article 5 de la Constitution « thermidorienne » de l’an III (1795) impulsée par Boissy d’Anglas, physiocrate discret, sans doute parce que le texte de 1793 restait fort modéré sur ce point ; mais, avant sa liquidation dans le processus de la « Terreur » qu’il avait si bien contribué à alimenter, Robespierre avait proposé sans succès au cours des débats sur la Déclaration de 1793 une conception très différente et aux antipodes du Droit naturel, la propriété comme institution sociale : « la propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi » (206). L’article 544 du Code Civil de 1804, resté inchangé à ce jour, est la traduction législative d’un compromis entre ces deux approches, l’approche thermidorienne restant prédominante.

204 Garrett HARDIN : The tragedy of the commons, Nature, 13 décembre 1968 (texte original aisément accessible sur Wikipedia). Les « communs » sont des espaces agricoles où les membres d’une communauté rurale disposent de droits d’accès égaux (pâturages, espaces boisés) ; cela peut encore exister en France (« biens communaux » de l’article 542 du Code Civil). 205 A. SOBOUL, op. cit., pp. 49-50 & 53-54. 206 A. SOBOUL, op. cit., pp. 327 & 394.

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Reprenant cette idée triviale de la fonction du Droit distributrice de droits de propriété pour les agents économiques (207), Ronald COASE l’a croisée avec la problématique de l’Economie de l’entreprise, donc avec la démarche tendant à connaître et maîtriser les coûts de production ou de distribution dans la Gestion des entreprises. Cet auteur a en conséquence développé sa théorie des coûts de transaction en posant la nécessité d’une distribution préalable des droits de propriété sur les biens arbitrée par le rôle du juge lorsque ces biens font l’objet d’une contestation positive (conflit d’usage) ou négative (allégation de source de pollutions et nuisances) (208). L’AED a toute sa validité pour autant qu’elle se borne à être interdisciplinaire et descriptive, mais non dogmatique et prescriptive : ainsi des élucubrations de la Banque mondiale selon laquelle le « common law » serait plus favorable à la croissance économique que le « statute law » (209). Point n’est besoin de faire des enquêtes approfondies pour comprendre qu’est plus favorable au « business » qu’aux exclus du système - environnement naturel compris - un système minorant l’interventionnisme du législateur, qui peut faire oeuvre sociopolitique en protégeant les faibles, et magnifiant l’autonomie de la volonté des contractants, la « soft law » des bonnes pratiques, des usages et des « conventions » au sens économique du terme, le tout sous le contrôle de juges tout-puissants adhérant volontiers aux idées dominantes ou « reçues »... Cette démarche a fait l’objet d’un essai brillant en 1985, de la part d’un avocat d’affaires franco-étatsunien (210). Le fond de ces discours est caché, mais décelable : l’économie de marché mondialisée a supplanté les pouvoirs politiques qui restent essentiellement nationaux, parfois supranationaux (Union européenne notamment), mais le Droit, dans ses réalisations issues du processus social-historique, crée une barrière institutionnelle puissante à la subjugation absolue du Politique par l’Economie triomphante et arrogante (211) ; comme il serait « politiquement incorrect » de revendiquer ouvertement le primat de l’Economie sur le Politique, on s’efforce d’y parvenir par des moyens détournés en développant des discours du primat de l’Economie sur le Droit via une conception offensive de l’AED. Non seulement ce discours économiste tourne le dos à l’approche positiviste du Droit, de la Sociologie et de la Science politique, qui implique l’inexistence d’une prééminence quelconque d’une discipline sur une autre, mais il adopte une position que nous pouvons qualifier de « négativisme », voire de « négationnisme », l’objet de la négativité ou de la négation étant tout simplement l’Histoire et l’« institution imaginaire de la société » ou du « social-historique » au sens de

207 Il convient de signaler que les économistes, qui ont rarement le même souci de rigueur que les juristes dans la définition des concepts qu’ils utilisent, qualifient de « droits de propriété » de simples droits d’usage ou d’accès à une ressource. Cette approximation dans la forme reflète souvent des raisonnements qui se veulent logiques mais qui sont très approximatifs. 208 Ronald COASE : La firme, le marché et le Droit - Diderot Editeur, Arts et Sciences, 1997 (1988 pour l’édition étatsunienne). Cet auteur a reçu le prix Nobel d’Economie en 1991 et est le fondateur du « Journal of Law & Economics » . Sous le titre « Le coût du Droit », ont été publié en 2000 (Ed. PUF) deux de ses articles majeurs et un chapitre de l’ouvrage précédent : « Le problème du coût social » (1960), « Notes sur le problème du coût social » (chapitre 6 de l’ouvrage précédent), et « La structure institutionnelle de la production » (1991). 209 Th. KIRAT & F. MARTY, op. cit., p. 171-178. 210 Laurent COHEN-TANUGI : Le droit sans l’Etat ; sur la démocratie en France et en Amérique - PUF, 1985. Problème : il n’y a pas de Droit sans Etat, ni d’Etat sans Droit, même aux Etats-Unis... Cette analyse ne résiste pas à celle de Pierre LEGENDRE, par exemple. 211 Pour mémoire : déconnexion des accords fondateurs de l’OMC de l’ensemble des accords multilatéraux sur l’environnement ainsi que des conventions de l’OIT, « dictature » de fait des agences de notation sur les politiques économiques, impunité des « banksters » créateurs de chaos durable dans l’économie internationale, etc.

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CASTORIADIS ; dès lors, le dialogue s’arrête de lui-même, les positions se figent et le mépris réciproque s’installe. C’est un constat largement partagé, y compris par de nombreux économistes, que d’affirmer que l’Economie « mainstream » actuelle tend à devenir « autiste » sur le plan épistémologique (212). Cependant, cette tendance à l’autarcie disciplinaire empreinte d’aveuglement et d’arrogance intellectuelle contraint occasionnellement les économistes à sortir de ce ghetto épistémologique pour résoudre le lancinant problème de la « justice », puisque l’Economie ne peut traiter que de l’efficacité dans un vague but philosophique de « bien-être » général. C’est pourquoi, comme dans le cas de la « tragédie des lieux communs » de HARDIN, ils font souvent faire grand cas des travaux de John RAWLS (213). Cet auteur, qui se réclame de la « philosophie politique », raisonne sur un plan totalement « an-historique » et s’interroge sur les concepts de justice et d’équité en matière économique, en alignant laborieusement et selon une logique subjectiviste plus qu’approximative des considérations empiriques dans un style qui n’est pas sans rappeler celui de COASE. Comme celui-ci, il déploie un raisonnement à prétention universelle sur une base socio-économique et politique limitée sur le plan historique/diachronique (capitalisme libéral, démocratie représentative, omnipotence du juge en système de « common law »...). Cela ne signifie pas bien entendu que les travaux de ces auteurs soient sans intérêt aucun, et ce sont des références incontournables sur le plan académique que les étudiants et élèves-ingénieurs doivent pieusement citer et commenter, mais leur contribution à la culture humaine est des plus médiocres. Dune manière générale, les juristes ne voient pas en ces auteurs manifestement survalorisés par les économistes « mainstream » en mal de prothèse épistémologique des interlocuteurs pertinents et crédibles, mais la situation évolue dans le sens d’une certaine complaisance ou d’une certaine résignation. Dans son « Homo juridicus », A. SUPIOT exécute RAWLS en quelques lignes de bas de page, faisant justement observer que cet auteur suppose un fondement contractuel - intrinsèquement faux - à la généralisation d’une approche « utilitariste » pour évaluer la dimension « juste » d’un mécanisme ou d’une politique économique. D’un point de vue qui ne se limite pas à un plaidoyer pro domo, (défense et illustration du Droit en tant que discipline), cet auteur juge sévèrement la dérive actuelle de l’Economie, qu’il assimile à la dérive scientiste classique. Il procède à une critique radicale de l’AED et de toute cette école de pensée étatsunienne, qui en définitive réinvente le jusnaturalisme sous une forme « juréconomique » : « (...) On distribue les droits comme on distribuerait des armes, et ensuite que le meilleur gagne ! Ainsi débité en droits individuels, le Droit disparaît comme bien commun. (...) Le mouvement « Law & Economics », dont la fascination gagne même les Facultés de Droit françaises, généralise ainsi à tout comportement humain l’anthropologie rustique du Droit des contrats, c’est-à-dire la figure de l’homme qui sait ce qu’il veut et ce qui est mieux pour lui. (...) Abandonnant le froc du Droit naturel pour les habits neufs de l’analyse économique, es juristes peuvent continuer de se reposer sur l’idée qu’un ordre mondial transcende les législations nationales, qui doivent s’en faire les instruments. Dans l’orchestration du thème de la « mondialisation », la Science économique a conquis la position magistrale de discours fondateur de l’ordre universel, ne laissant en propre au Droit que la maigre partition des droits de l’Homme » (214). 212 Cette expression autocritique émane d’un ancien professeur d’Economie rurale à l’ex INAPG (AgroParisTech aujourd’hui), qui avait été expert à la Banque Mondiale. 213 Le principal ouvrage de John RAWLS est « Théorie de la justice », Ed. du Seuil, 1987. Il l’a complété et mis en harmonie avec d’autres travaux dans « La justice comme équité, une reformulation de la Théorie de la justice », Ed. La Découverte, 2010. 214 A. SUPIOT, op. cit. , p. 26-27 & 142-146.

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3.4. DROIT & SCIENCES DE GESTION Les Sciences de Gestion naissent au début du XXème siècle, principalement aux Etats-Unis, dans la mesure où l’Economie de l’époque ne permet pas d’optimiser la fonctionnement des entreprises, devenues grandes et complexes. L’exemple topique est celui de la préconisation de la tarification au coût marginal en concurrence pure et parfaite : à supposer que cette condition soit réalisée, il est impossible en pratique de connaître ce coût marginal, et il est déjà très difficile de connaître le coût moyen des produits vendus sur une période donnée. D’où la nécessité d’agir sur d’autres leviers. Si l’on fait abstraction des travaux récents d’Armand HATCHUEL, Professeur à MinesParisTech, on ne dispose guère d’ouvrage de référence sur l’origine et l’évolution des Sciences de Gestion, sans doute parce qu’elles sont plurielles, hétérogènes et évolutives. On renverra sans s’appesantir sur les grands ancêtres du début du XXème siècle que sont le Français Henri FAYOL, l’Américain Frederick TAYLOR pour l’organisation industrielle et l’Australien Elton MAYO pour la gestion des ressources humaines dans les entreprises en général. C’est évidemment un Droit du Travail naissant qui a été confronté à la rudesse de la Technique pour les ouvriers et les employés dans les entreprises. Si l’époque contemporaine est celle de la Technique au sens de Jacques ELLUL, c’est aussi celle du Management. La critique radicale de cet aspect complémentaire de la Technique a été formulée par un autre historien du Droit, Pierre LEGENDRE, formé à l’Ecole des Chartes et considéré lui aussi comme un philosophe et un sociologue. Il s’avère que cette catégorie d’intellectuels – en voie de disparition, dans la mesure où les historiens remplacent de plus en plus les juristes dans cet exercice passionnant – joue un rôle essentiel dans la démystification de ces discours et de ces pratiques souvent dévastatrices pour l’individu et la société. Leur propos vient contredire radicalement le discours convenu et généralisé sur une société mondialisée et en bouleversement permanent : si la première partie de la proposition est juste, le bouleversement permanent du monde n’est qu’un mirage, et, au contraire, nous vivons dans un monde étonnamment stable… « La compétition partage le monde en deux camps. Il y a les gagnants et les perdants. Sous la main de fer du Marché. Mais le marché universel n’est pas un pouvoir aveugle. C’est un assemblage de règles, venu du fond des traditions occidentales et sans cesse perfectionné. Sans les grandes inventions juridiques, sans le contrat et la résolution des conflits par les juges, le Management n’existerait pas. Les conseillers juridiques et les cabinets d’avocats sont les maîtres d’oeuvre de cette construction colossale. Le droit des affaires est la pointe avancée du Management mondial» (215). En tant que technique, le Droit a évidemment vocation à être une Science de gestion, tout comme l’Economie peut l’être aussi, mais toutes les entreprises n’ont pas de direction ou de service dédié au Droit ou à l’Economie. La dimension sociologique de leurs activités est le plus souvent gérée par la direction chargé de la Mercatique (en français courant « Marketing »). Mais, quel que soit le mode d’intégration de la fonction juridique à l’organisation d’une entreprise, chaque fonction de celle-ci comporte nécessairement une dimension juridique plus ou moins importante. La Comptabilité générale est la discipline qui est la plus juridique, puisqu’il existe une législation et une réglementation comptables, largement fixées par des règlements de l’UE reprenant des conventions internationales ; elle interagit fortement avec la fiscalité, le Droit

215 Pierre LEGENDRE : Dominium mundi, l’Empire du Management - Ed. Mille et une nuits, 2007, p. 48-49.

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Fiscal étant une branche autonome du Droit Administratif. La Finance doit respecter un certain nombre de dispositions du Code Monétaire et Financier (CMF) et du Code de Commerce. La Gestion des ressources humaines doit respecter le Code du Travail et le Code de la Sécurité Sociale. Le Code de la Consommation concerne les fonctions commerciales et la Mercatique (« Marketing » en franco-globish). La Gestion de production doit respecter le Code du Travail pour les affaires de sécurité et d’hygiène des salariés, etc. La Stratégie de l’entreprise doit naviguer entre les écueils du Droit de la concurrence et du Droit de la propriété intellectuelle... Mais, s’il est assez aisé de mesurer la performance financière ou commerciale d’une entreprise, sa « performance juridique » est malaisée à définir.

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CONCLUSION

La première leçon à tirer de cet exposé sommaire et nécessairement réducteur est la complémentarité et l’unité dans la diversité des Sciences humaines en général et des SESG en particulier. Unité dans l’objet central et indépassable de la réflexion : le comportement individuel et collectif dans la société. Diversité dans les positionnements épistémologiques et dans les relations de filiation et d’articulation d’une discipline avec une autre. Quelle que soit la date de son entrée en scène dans l’histoire humaine, aucune d’entre elles n’est « meilleure » ou « plus performante » que les autres, mais on aura sans doute au niveau individuel des affinités particulières avec une discipline ou une autre. Toutefois, l’intérêt particulier du Droit est sa primauté historique et l’ouverture d’esprit qu’il suscite nécessairement si l’on s’intéresse à son histoire dans un contexte national ou élargi, tel que celui de l’Union européenne ou de l’aire géographique « anglo-saxonne » du « common law », de l’Islam, etc. Par ailleurs, dans l’exercice de leur métier dans un contexte fréquemment mondialisé et multiculturel, les ingénieurs et managers ont tout intérêt à prendre au sérieux ces éléments de culture générale, en s’abstenant d’avoir la témérité de penser que toutes ces considérations « ne servent à rien » pour l’exercice de leur métier. Ainsi, s’agissant plus spécifiquement du Droit, les ingénieurs et managers de ParisTech doivent être conscients de ce contexte historique dans la construction et la gestion de leurs relations avec les juristes, qu’ils soient collègues de travail ou partenaires extérieurs, y compris le cas extrême où l’on a des démêlés avec la justice judiciaire ou administrative. Les juristes restent plus ou moins consciemment attachés à la splendeur historique de la première fonction dumézilienne, qui leur permet encore d’en remontrer concrètement au souverain d’aujourd’hui et à plus forte raison aux composantes influentes de la troisième fonction. D’où notre affirmation selon laquelle les juristes constituent une « caste » : cela va plus loin que le simple « esprit de corps » qui caractérise de nombreuses professions ou fonctions socio-économiques (les grands corps d’ingénieurs, par exemple) ; il y a aussi le sentiment d’appartenir à une élite, au risque de paraître manquer de modestie. Cet aspect élitiste est justifié d’un point de vue pratique : dans certains cas, maîtriser le Droit revient à détenir une arme de destruction massive, et le juriste sera alors redouté. De façon plus générale, on consulte un juriste comme on consulte un médecin, ou encore comme on consulte les chefs militaires en temps de crise lorsqu’on exerce le pouvoir politique, alors qu’on ne consulte pas vraiment les « experts » en matière de Sciences économiques et sociales, qui ne détiennent pas de savoir « dur » et nagent dans un empirisme parfois dévastateur qui les rend peu crédibles au niveau collectif : on se contente de leur donner la parole, ou de la leur laisser prendre, et on n’est nullement obligé de prendre leurs propos au sérieux en toute circonstance. A l’opposé, la crédibilité du juge qui sanctionne, de l’autorité indépendante qui régule ou du policier qui arrête et place en garde à vue ne fait guère de doute, même si l’on n’est pas d’accord avec ce qu’on nous inflige... En ce sens, les juristes ont plus en commun avec les scientifiques des « sciences exactes » sur le plan épistémologique, même si le contenu de leur savoir est très différent ; cela crée une connexion intéressante avec le monde des ingénieurs, lorsque ceux-ci opèrent bien dans leur champ traditionnel de connaissances, ainsi qu’avec celui des chercheurs. Il convient de ne pas oublier non plus que la première fonction dumézilienne, spirituelle et juridique, est aussi celle de la magie. A la limite, on peut considérer l’ordre juridique lui même comme une sorte de « magie temporelle » ou une croyance comme une autre… Si l’on considère les sphères dirigeantes (les prétendues « élites » qui ne sont qu’une oligarchie), on

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croit que l’on va « résoudre » un problème nouveau en créant une règle de droit nouvelle, et l’on s’aperçoit que cela ne change rien, soit parce que corps social y est irréversiblement réfractaire, soit parce qu’il s’agit d’une gesticulation médiatique parmi beaucoup d’autres ; on croit de même que tous les citoyens progressent de façon inéluctable vers la vertu légaliste, individuellement et collectivement, ou plutôt on fait semblant de le croire. A l’instar de la Religion qui prétend guider le cours de la condition humaine au besoin par la contrainte (régimes politiques cléricaux) mais toujours par un discours insistant et récurrent sur la Morale ou l’Ethique, le Droit serait aussi une énorme illusion d’optique tout en constituant un système aux enjeux contraignants très concrets (sanctions, voies d’exécution). C’est en cela que les juristes sont invités aussi à faire preuve de modestie : leur « machine » n’a pas un rendement très élevé, et le « prisme juridique » d’examen des réalités du monde est très déformant. Cependant, c’est un prisme où l’on voit TOUT, et rien n’échappe à l’attention et à la curiosité de la caste des juristes, qui se montrent par voie de conséquence en général capables d’une ouverture d’esprit par rapport aux autres sciences. Au-delà même de la sphère juridique, l’excellence professionnelle de l’ingénieur ou du manager ainsi que leur insertion citoyenne impliquent qu’ils/elles fassent preuve d’humilité et d’ouverture d’esprit dans le vaste domaine des Sciences humaines. ***************************************************************************