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ELEMENTS POUR UNE ZOOLOGIE PHILOSOPHIQUE Lorsque stupéfait, le Cardinal Melchior de Polignac vit, sous sa cage de verre, le grand ourang-outang qu'on exposait au Jardin du Roi, il se contenta de lui dire: « Parle, et je te baptise. » (1) Ce n'était pas une question que Polignac adres- sait à la bête, ni un ordre: ce cartésien n'attendait aucune réponse. Il faisait voir, simplement, sans discours, qu'il savait encore distinguer l'homme et la brute, en obligeant le grand singe à avouer sa différence lui-même, silencieusement. Ce n'était pas lui, Polignac, le Cardinal et !'Académicien, qui disait cette différence, mais l'animal-singe en personne, l'animal identi- que à l'homme qui, figure de l'homme sans le langage de l'homme, montrait cette différence en se taisant, en refusant le dialogue d'une possible reconnaissance. Eût-il disposé de la parole, seul un animal pouvait ne pas relever le défi et s'enfermer dans son secret: l'âme qui n'affronte pas l'expression, si c'est encore une âme, est indigne de l'onction du baptême. Le singe n'est pas l'image de l'homme comme l'homme est l'image de Dieu, mais son double inquiétant, animalité qu'on ne peut éloigner de soi, exorcisée par Polignac. Il y avait pourtant plus dans le silence de l'animal invité à le rompre : ce silence valait pour un discours de l'homme, et encore davantage. L'affirmation par l'homme de sa propre différence prend la tournure de la dénégation: ce n'est pas moi, humain dissimulant sa bestialité, qui me dit autre que la bête, mais c'est la bête elle-même qui. singerait-elle l'humanité avec des bras et des mains, peut-être avec une sorte de visage, dit tou- jours cette différence, sans la dire et en ne disant rien. Ce silence vaut plus qu'un discours: tenant lieu du discours de l'homme sur l'animal, il exhibe l'impossibilité animale de parler, et, du côté de l'homme, une autre impossibilité qu'il faudrait peut- être faire voir. Pourquoi l'homme, déniant en être l'inventeur, laisse-t-il à l'animal le soin d'affirmer sa différence ? Dans ce geste, deux significations se cachent l'une l'autre : c'est d'abord, (1) Cf. DIDEROT, Le rêve de d 0 'Alembert (suite de l'entretien) ; "un orang- outang qui a l'air d'un saint Jean qui prêche au désert " (oeuvres de Diderot, Bibliothèque de la Pléiade, p. 941).

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Article paru dans Critique 375-376. Août-Septembe 1978. L'ANIMALITE.

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ELEMENTS POUR UNE ZOOLOGIE PHILOSOPHIQUE

Lorsque stupéfait, le Cardinal Melchior de Polignac vit, sous sa cage de verre, le grand ourang-outang qu'on exposait au Jardin du Roi, il se contenta de lui dire: « Parle, et je te baptise. » (1) Ce n'était pas une question que Polignac adres­sait à la bête, ni un ordre: ce cartésien n'attendait aucune réponse. Il faisait voir, simplement, sans discours, qu'il savait encore distinguer l'homme et la brute, en obligeant le grand singe à avouer sa différence lui-même, silencieusement. Ce n'était pas lui, Polignac, le Cardinal et !'Académicien, qui disait cette différence, mais l'animal-singe en personne, l'animal identi­que à l'homme qui, figure de l'homme sans le langage de l'homme, montrait cette différence en se taisant, en refusant le dialogue d'une possible reconnaissance. Eût-il disposé de la parole, seul un animal pouvait ne pas relever le défi et s'enfermer dans son secret: l'âme qui n'affronte pas l'expression, si c'est encore une âme, est indigne de l'onction du baptême. Le singe n'est pas l'image de l'homme comme l'homme est l'image de Dieu, mais son double inquiétant, animalité qu'on ne peut éloigner de soi, exorcisée par Polignac.

Il y avait pourtant plus dans le silence de l'animal invité à le rompre : ce silence valait pour un discours de l'homme, et encore davantage. L'affirmation par l'homme de sa propre différence prend la tournure de la dénégation: ce n'est pas moi, humain dissimulant sa bestialité, qui me dit autre que la bête, mais c'est la bête elle-même qui. singerait-elle l'humanité avec des bras et des mains, peut-être avec une sorte de visage, dit tou­jours cette différence, sans la dire et en ne disant rien. Ce silence vaut plus qu'un discours: tenant lieu du discours de l'homme sur l'animal, il exhibe l'impossibilité animale de parler, et, du côté de l'homme, une autre impossibilité qu'il faudrait peut­être faire voir. Pourquoi l'homme, déniant en être l'inventeur, laisse-t-il à l'animal le soin d'affirmer sa différence ? Dans ce geste, deux significations se cachent l'une l'autre : c'est d'abord,

(1) Cf. DIDEROT, Le rêve de d0

'Alembert (suite de l'entretien) ; "un orang­outang qui a l'air d'un saint Jean qui prêche au désert " (œuvres de Diderot, Bibliothèque de la Pléiade, p. 941).

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et manifestement, consacrer l'objectivité du discours ainsi tenu, puisque dire que ce n'est pas moi qui le dit, c'est dire que c'est vrai; ce n'est pas Polignac qui trace une ligne de partage entre l'humanité et l'animalité, mais celle-ci existe, absolue, mise en évidence dans l'impossibilité animale de la franchir: les théories qui distinguent absolument, par la parole, l'homme et l'animal ne sont pas des discours, ne peuvent être tenues pour des représentations subjectives de l'homme. Dénégation de l'anthropocentrisme. Dans le moment même où il exclut, Polignac recrute et évangélise: «Parle, et je te baptise», geste admirable d 'ouverture à la différence, prêt à faire entrer la brousse entière dans la Cité de Dieu. Et si l'ourang-outang se damne, c'est sa faute: exclusion maximale, puisqu'elle doit être imputée à l'ordre des choses, non aux représentations de l'homme. Mais c'est là, aussi, une trop visible dénégation : cette promptitude à éviter l'anthropocentrisme, à confirmer ses représentations et ses discours dans l'épaisseur poilue du silence de la bête, cette hâte à vouloir que la représentation ne soit pas ma représentation, ni le discours mon discours, risquent d'en dévoiler l'origine. S'il s'agissait là, exclusivement, de représentation et de discours ? Si la ligne de démarcation entre l'homme et l'animal, au lieu d'être l'œuvre de l'auteur des choses, n'était - ce qu'on ne peut s'avouer - qu'une fiction inscrite dans les représentations humaines ?

Ce n'est pas seulement ce que semble suggérer - référence exemplaire, quoique dérisoire - la naïve exhibition du cardinal de Polignac, plus cartésien que Descartes, mais dont la démons­tration est un peu trop cérémonielle et publique ; c'est surtout ce qu'on voudrait pouvoir vérifier dans l'histoire de la méta­physique. Ce n'est pas un hasard si, d'une manière ou d'une autre, c'est toujours la représentation qui est avancée comme critère de la distinction entre homme et animal. La question n'est pas - tenter de rompre une fois avec ce qui n'est que coutume - de savoir si c'est vrai ou faux, mais de voir si, plus radicalement, ce ne sont pas les formes mêmes de la repré­sentation qui s'inscrivent dans la représentation de l'animal et de sa différence.

De quelque façon qu'on le conçoive, le rapport de l'homme à l'animal est une représentation, non un rapport réel. Car le rapport réel - par exemple, tel que le définissent les sciences (biologie, zoologie, écologie, etc.) - institue une multiplicité de différences qui ne radicalisent pas la distinction de l'homme à l'animal, mais n'en font qu'un animal parmi d'autres, non pas autre chose qu'un animal : aucune caractérisation biolo­gique ne peut produire une ligne de partage métaphysique. Il faut plutôt, donc, regarder cette différence comme la représen­tation d'une différence, et en inscrire l'histoire dans celle des

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représentations pour en intelliger les formes. Ce qui donne à retravailler, alors, la portée de la dénégation qui ouvre cette différence: le singe, certes, ne pouvait pas parler; mais non parce que telle serait la différence de l'homme à la brute. Parce que Polignac était cartésien. Le singe parle, et même les espèces aquatiques, chez La Fontaine: faudra-t-il les baptiser? poésie? fable ? - d'autres, qui ne sont pas poètes, et se disent savants, font bien valser abeilles et veaux-marins dans des rondes où ils les font parler :

«Vous chantiez? j'en suis fort aise. Eh bien! dansez maintenant. »

Quand les bêtes commencent à parler, on s'expose toujours, plus ou moins, à prendre le Pirée pour un homme (2). Un enjeu qui pourrait bien se trouver du côté de l'essence du langage (3) puisque, dès qu'il se met à parler de lui-même, le langage cesse d'être cette griffe ou cette corne de plus qui ferait la diffé­rence plate de l'homme dans la multiplicité des caractères animaux, mais devient l'épiphanie d'un sens qui exclut une animalité dont les différences infinies s'égalisent dans l'océan du mutisme. La parole n'est pas l'étamine de plus qui spécifie la bête humaine dans l'herbier du savoir, mais, dès qu'elle parle d'elle-même, l'épanouissement d'une fleur (absente de tout bou­quet ?) qui insiste à faire de l'homme l'autre de l'animal. C'est, à la lettre, le langage qui fait l'homme. Traduisons et compre­nons : c'est le langage, alors, qui fait l'animal, car ce sont le langage de l'homme et sa représentation qui font l'animalité dont on parle, la seule à s'exclure de l'humanité. Ce serait un long déchiffrement. L'on tentera d'exhiber, à travers seulement quelques relevés ponctuels, comment s'organise et se fixe la figure d'une animalité, dans laquelle on devrait pouvoir mon­trer que le paradigme animal est dessiné, dans la métaphysique, par une sémantique plutôt que par une zoologie. Il devrait encore apparaître, en contre-épreuve, qu'une zoologie méta­physique, qui s'enfoncerait dans le réalisme des significations, se trouverait condamnée à produire un bestiaire fantastique, sauf sous certaines conditions, qui sont de science.

LE SIGNIFIANT ANIMAL

Que le paradigme animal, en tant qu'il s'institue par oppo­sition au paradigme homme, relève d'une sémantique, cela est

(2) LA FONTAINE, La Cigale et la Fourmi (1. 1) ; Le Singe et le Dauphin (IV. 7). .

(3) Cf. E. BENVENISTE, Communication animale et langage humain, in Problèmes de linguistique générale (n.r.f., p. 56).

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particulièrement évident dans l'approche platonicienne, qui présente le paradoxe de penser à la fois une ligne de partage absolue entre l'animal et l'homme, et un effacement de cette séparation dans la possibilité de métempsychoses, ou plutôt de métensomatoses (4), presque infinies.

Que la ligne de partage homme/animal relève de la seule représentation, et qui plus est d'une représentation subvertie par une subjectivité aveugle, on l'apprend dès le début du Politique. Rappelons les choses : on s'enquiert, pour les besoins de la recherche, d'une définition de l'homme. Socrate le jeune ne trouve rien de mieux, mettant en œuvre la méthode de dichotomie, que de ranger en deux genres distincts l'homme et tous les autres animaux. Une ligne de partage s'institue, selon les ressources de la logique classificatoire. L'Etranger va dénon­cer dans ce geste une double erreur, sous ce qui semblait, au pire, une simple bévue : d'abord, une faute logique, une faute dans la construction du réseau bien normé des dichotomies, qui risque, en précipitant l'inclusion des espèces dans les gen­res, de brouiller la clarté conceptuelle de la division. Lorsqu'on divise les nombres en deux parties, on procède par moitiés égales (pairs et impairs) au lieu d'opposer, par exemple, le nombre «dix mille» à tous les autres, et de «le placer à part comme constituant une seule espèce, et de mettre sur tout le reste un nom unique» (262 e, trad. Diès, éd. Les Belles Lettres). Mais il y a pire : cette faute qui amène, sous le couvert du concept, à distinguer l'homme de tous les animaux, ne s'expli­que pas par une défaillance de la seule attention logique. Platon en déchiffre beaucoup plus profondément l'origine dans les caractères de la représentation qui la vouent au pour-autrui et l'articulent à une problématique de l'auto-glorification. Deux exemples sont indicatifs de ce qui est au fond de cette erreur, qui apparaît à considérer, en d'autres domaines, d'autres erreurs du même type. Ce qui donne à voir, à côté de l'opé­rateur logique de division, l'intervention d'autre chose qui détermine cette erreur en dehors de toute innocence opératoire :

Le premier exemple se déploie dans l'histoire. Cette erreur est « la même que, si, voulant diviser en deux le genre humain, on faisait le partage comme le font la plupart des gens (ai polloi) par ici, lorsque, prenant d'abord à part le genre hellène comme une unité distincte de tout le reste, ils mettent en bloc toutes les autres races, alors qu'elles sont une infinité qui ne se mêlent ni ne s'entendent entre elles, et parce qu'ils les qualifient du nom unique de Barbares, ils s'imaginent que, à les appeler ainsi d'un seul nom, ils en ont fait un seul genre »

(4) C'est P.-M. ScHüHL qui remarque qu'il faut dire métensomatose (L'œ11vre de Platon, p 97, librairie Hachette, 1954).

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(262 d). Très clairement, la faute logique des Grecs, c'est leur supériorité sur le reste du genre humain, la supériorité de leur langue. Toutes supériorités qui renvoient à une mauvaise économie du rapport un/multiple, par quoi le langage ( « un seul nom ») occulte les différences qui ont leur vérité dans le concept, au profit d'une différence historique et folle, qui sépare le même du même en distinguant dans l'humanité les Grecs et les autres. Mais cet affolement n'a pas pour cause ultime une supériorité historique «réelle» des Grecs : !'Etran­ger précise que n'importe quelle nation ferait la même erreur, et l'on évoque les barbares eux-mêmes, les Lydiens et les Phry­giens . L'origine de l'erreur, c'est la présence d'un sujet derrière le jeu des opérations de division, et qui s'exprime dans un langage porté à découper ses unités selon une loi qui n'est pas celle des solidarités conceptuelles, mais celle du pour-autrui et du désir de paraître, mettant la valeur du côté de celui qui parle.

C'est pourquoi le second exemple appartient à la nature: «c'est ce que ferait, peut-être, tout autre animal que nous pouvons nous figurer doué de raison, comme la grue ». Plus question d'une supériorité historique quelconque ; ce qui déter­mine l'aberrante ligne de partage, c'est la possibilité de rai­sonner (il faut une logique pour pouvoir produire des parti­tions) et l'usage du langage pour y affirmer l'auto-admiration, la vénération de soi (semnunein), qui renvoient au sujet son unité de classificateur devant une multiplicité sans différences : « elle aussi distribuerait des noms comme tu fais, isolerait d'abord le genre grues pour l'opposer à tous les autres animaux et se glorifier ainsi elle-même, et rejetterait le reste, hommes compris, en un même tas, pour lequel elle ne trouverait , pro­bablement, d'autre nom que celui de bêtes » (263 d).

La distinction homme/animal se peut donc doublement caractériser : elle est vicieuse logiquement puisqu'elle ne corres­pond pas aux articulations naturelles des concepts, à la récol­lection correcte du multiple dans l'un, et résulte d'une méthode hâtive, gauchie par la subjectivité d'une opinion prisonnière de ses désirs (ai polloi). Ensuite, elle est l'effet d'un phénomène de conscience de soi de la représentation qui produit ses pro­pres oppositions en forme d'exclusions : l'auto-glorification du sujet classificateur. Par où, pour peu qu'on déplace ce sujet, apparaissent l'inanité de cette division et sa solidité: il n'est pas sûr qu'ici, on se débarrasse de l'anthropocentrisme, on en mesure plutôt l'envergure. Car, supposer une grue classifica­trice, si c'est bien ramener l'homme à son égalité avec les bêtes, c'est supposer aussi une grue faite homme. S'il est vrai que l'homme ne se distingue des bêtes, métaphysiquement, que par sa représentation, il semble vrai aussi que cela suffise à l'en

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distinguer, puisque dès qu'on prête à la bête l'aptitude à som­brer dans la même illusion, on l'humanise. Mais cette voie vertigineuse ne peut être que celle de l'opinion. L'épistémé platonicienne s'engage dans une voie plus sérieuse et plus compliquée, qui pense à la fois une radicale homogénéité de l'humanité et de l'animalité et leur radicale distinction. Du moins, la critique de la ligne de partage définie par l'opinion, dénoncée comme illusion de la représentation, laisse-t-elle la place libre pour penser une autre ligne de partage qui s'institue et s'efface selon les critères rigoureux d'une sémantique réfléchie en une ontologie.

Cette place nette est déjà indiquée dans le Politique. Une fois abolies les illusions représentatives, il reste une inquié­tante proximité ontologique de l'homme et de l'animal: une confusion possible, en tout cas un voisinage malpropre, avec le cochon (266 c); puis, à travers le mythe cosmologique (qui aboutit à l'évocation, assez peu nostalgique, d'une humanité primitive transformée en troupeau animal par la royauté des pasteurs divins), une intrication du problème politique et de la condition - humaine ou animale - faite à l'humanité selon les régimes politiques (il faudrait, également, rappeler le rituel de Circé, au Chant X de l'Odyssée). Bref, on a affaire à un terrain incertain et brumeux sur lequel l'homme ne fait appa­raître aucune figure véritablement stable, un terrain offert, par conséquent, à toutes les variations (6).

C'est précisément cette instabilité ontologique foncière de la figure humaine qui permet à Platon de déployer, en ce lieu, pour y déterminer l'humanité et l'animalité, un ensemble de variations sémantiques réglées. Toutes significations qui, ne pouvant provenir d'une zoologie sans objet, proviennent d'une psychologie : ce qui fait l'animal, ce n'est pas la configuration somatique, mais le type d'âme, la morphologie psychique. L'animalité s'exprime dans une morphologie matérielle surdé­terminée psychiquement, ce qui permet de traduire la zoologie dans le langage de la psychologie et réciproquement. On peut comprendre alors comment tout à la fois une ligne de partage s'institue - absolue -, qui tient à la spiritualité de l'âme où s'opposent moralement les valeurs de l'humanité et celles de la bestialité, la raison et le désir; et s'efface, dans l'éclatement de l'âme, lorsqu'elle s'animalise. La séparation tient à la sépa­ration morale des valeurs ; la fusion et la continuité tiennent à l'unité même de l'âme et à son histoire. En ce sens, il n'y a pas d'animaux, il n'y a que des âmes : premier réquisit de la

(5) Cf. Pierre VIDAL-NAQUET, Le mythe platonicien du Politique, les ambiguïtés de l'âge d'or et de l'histoire, in «Langue, Discours, Société», éd. du Seuil, 1975.

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transmigration. Ligne de partage si absolue qu'elle anéantit l'animalité, puisque les bêtes sont peut-être des hommes. Mais, en un autre sens, si les bêtes sont des hommes, l'homme n'en est qu'une espèce et il y a continuité de l'humanité à l'anima­lité : second réquisit de la transmigration. Par les détermina­tions morales qui font de la transmigration châtiment ou récom­pense, chute ou ascension, la différence est requise ; mais l'effectuation historique de ces différences suppose la continuité. Le terrain investi est déjà plus ou moins défini : c'est celui du pythagorisme.

Et cela se comprend: le platonisme n'est pas un huma­nisme. A aucun moment, on a affaire à une essence de l'homme, encore moins à une essence de l'animal : les méta­morphoses dont il sera question ont pour sujet l'âme, qui n'est rien d'autre, substantiellement, que le mouvement auto-moteur, donc l'esprit (Phèdre, 245 c). L'âme est la même qu'il s'agisse d'un dieu, d'un homme ou d'un animal, aucune ligne de partage n'interdit les transmigrations, et l'humanité ne se distingue de la divinité ou de l'animalité que par l'articulation à une enveloppe corporelle spécifique. Aussi faut-il penser - ce à quoi invite le mythe eschatologique du Phèdre - l'animalité comme un type particulier de corporéité, et, plus généralement la corporéité comme l'expression matérielle et spatiale des déterminations spirituelles et morales de l'âme. Ambiguïté qu'on ne peut résoudre qu'en la portant à son achèvement: l'âme ne peut se concevoir et se représenter que dans des images (attelage, chevaux ailés, cocher à figure humaine) qui l'expriment métaphoriquement ; ce qui est une façon de parler, car l'âme n'est pas du visible. Mais cette façon de parler livre aussi la clé de l'incarnation de l'âme, car l'âme a le corps qu'elle mérite, qui est précisément la matérialisation de l'image où sa spiritualité spécifique se traduit. Le corps n'est nullement une enveloppe extérieure de l'esprit, mais il symbolise avec lui, dans des relations qui sont à la fois, et inextricablement, matérielles (des lois cosmologiques déterminent les incarna­tions) et signifiantes (le corps n'est autre que l'animalisation de l'âme, son image sensible, son signifiant) : c'est bien pour­quoi seule une psychologie, ou une pneumatologie, peut rendre compte, au moyen d'une sémantique (traduire les images visi­bles dans leur langue spirituelle), de la multiplicité des formes vivantes, et non une zoologie descriptive. De là, l'extraordinaire richesse de la zoologie platonicienne, exemple unique d'une zoologie qui n'est ni fantastique, ni positive, mais, pourrait-on dire, phénoménologique : l'animal et ses formes caractéristiques sont recueillis dans les divers sens qu'ils peuvent prendre pour une conscience, qui y transporte ses valeurs, voire ses fantas­mes. Que l'homme tyrannique soit changé en loup (République

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VIII, 556 a) va bien au-delà de la légende du Zeus Lycien: c'est dégager l'animalité spécifique du loup, telle qu'elle est pour la conscience, et tenter de déchiffrer les signes qui s'énoncent dans la morphologie et le comportement des animaux. Le mythe de la transmigration des âmes exprime alors ce fait que l'ani­malité désigne des modes d'existence ou d'incarnation de l'esprit, non pas une essence distincte d'une humanité qui n'est pas davantage essentielle.

C'est le schème de la chute qui est appelé à rendre compte de l'animalisation de l'esprit, et qui détermine les incarnations comme l'exact corrélatif des types d'existence spirituelle. Les régions du visible qui recueillent la signifiance des vies spiri­tuelles s'étagent de haut en bas. traduisant le contenu dyna­mique de la forme expressive de l'âme : l'aile. L'homme est un dieu qui a perdu ses ailes et l'animal est un homme qui a perdu ses jambes (comme si il fallait prendre à rebours la devinette d 'Œdipe et du sphinx). Il faut observer comment, tout à la fois, une continuité se déploie et une ligne de partage se dessine. Perdre ses ailes, c'est tomber, et la différence du dieu à la bête n'est qu'une différence d'altitude de l'âme. Continuité. Mais perdre ses ailes est un malheur qui ne vient jamais seul : c'est le devenir corporel de l'âme, qui tient à l'affaiblissement de sa vigueur propre, vigueur qui lui est pro­curée par l'activité intellectuelle même, la contemplation des Idées, la saisie de la Beauté en soi, de la Science, de la Justice. Bref, c'est l'oubli (c'est-à-dire, chez Platon, le négatif du savoir) qui est cause de la chute des ailes. De ce fait, l'âme se consa­cre à des objets qui n'ont plus l'éternité des Idées et glisse vers la région des images. Dans sa chute, l'âme se corporéise, se nourrit de ce qui est matériel et temporel, s'identifie à l'existence finie: le processus spirituel même de perte du savoir est le mouvement par où l'âme prend corps, devient visible de s'attacher à des objets visibles. Pesanteur qui est la limite de la légèreté de l'âme. C'est aussi pourquoi le corps est le dépôt d'une signification qui se renverse : il n'est que du sens perdu en tombant dans le visible. Toutes les formes intermé­diaires se suivent, à l'intérieur de l'existence humaine et jus­qu'à l'animalité qui est l'oubli total du savoir (Phèdre, 248 c). La bête est l'âme qui a totalement oublié son origine spirituelle, a oublié la beauté, ne sait plus la reconnaître, et ne sait répondre à l'excitation érotique que par une sensualité qui reproduit les corps en répétant leur forme biologiquement spécifiée, au lieu d'en tirer de quoi revenir à la source du sens et d'y reprendre des ailes.

Il y a là de quoi tenter d'articuler une théologie, une anthro­pologie et une zoologie : le dieu, c'est l'âme identique à l 'âme, destin qui peut être promis à l'homme. L'homme, c'est l'âme

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qui a perdu la science, mais dont l'oubli peut encore être conjuré, puisque, par la beauté, seule Idée visible, il est encore sensible à cette véritée perdue. L'animal est l'àme insensible ;\ la beauté. Ce qui distingue l'homme de l'animal, c'est donc le sens esthétique, la possibilité de saisir l'image sans adhérer à son existence sensible, mais de la traverser pour atteindre, au-delà de sa présence matérielle, sa signification référentielle idéale. L'animal est qualifié par un rapport au sensible unique­ment prédateur, incapable de s'élever vers la région du sens, faute de reconnaître, âme gorgée d'oubli, que l'image est un signifiant et rappelle un ailleurs oublié. L'animal ne sait pas aimer, il ne sait pas, selon la règle que Platon prescrit à l'amour, trouver au fond de l'attachement sensible même de quoi le spiritualiser, lui faire produire œuvre d'esprit, poésie, beaux discours, philosophie, plutôt qu'œuvre de chair.

La coupure et la continuité se superposent rigoureusement : continuité, puisque l'animal est un vivant somme toute de la rnème essence que les hommes ou les dieux, simple question de lourdeur. Mais coupure, et radicale, puisque l 'homme est promis, par un reste de mémoire qui le distingue, à retrouver, s'il le mérite et sait y faire, les ailes de son existence passée. Aucun salut spirituel n'est réservé à l'animal, qui n'a pour lot que la perpétuité biologique de son espèce: la mémoire de la beauté reste absolument nécessaire pour s'arracher à l'anima-1 ité, et cette mémoire n'est donnée qu'à celui qui l'a vue au moins une fois. Coupure et continuité sont si étroitement impli­quées qu'il faut en quelque sorte partager les animaux eux­mêmes: si les bêtes sont des hommes tombés, elles peuvent alors, au cours des cycles transmigratoires, redevenir homme, et même mieux ; toute âme qui a eu « une vision de la vérité » garde une possibilité de mémoire. Mais il y a peut-être aussi des bêtes qui n'ont jamais été des hommes: faute d'un passé, elles sont privées d'avenir. «D'une existence de bête revient à la condition humaine celui qui fut une fois homme : il n'y aura pas, en effet, pour l'âme qui jamais n'eût une vision de la vérité, de passage à cette forme qui est la nôtre» (Phèdre, 249 b).

La ligne de partage traverse donc l'animalité elle-même, et on ne peut pas savoir, parmi les animaux, ceux qui sont vrai­ment des bêtes (selon l'hypothèse d'une âme qui ne serait que biologique, foncièrement matérielle et pesante) et ceux qui ne sont qu'une façon de nous-mêmes, à la façon dont le tyran est un loup, bête parmi les hommes.

Mais cette ligne de partage, qui, en un sens, marque bien la frontière entre l'homme et l'animal, n'est pas, au sens où elle est absolue, et où, alors, elle peut traverser l'animalité comme l'humanité (n'y a-t-il pas des «hommes» absolument

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bestiaux?) une ligne de partage entre l'homme et l'animal. Il ne faut pas oublier les dieux : ils n'ont figure humaine que dans notre représentation (Phèdre, 246 c-d). La ligne de partage homme/animal n'est absolue qu'en tant qu'elle croise, en cer­tains points, la ligne de partage du spirituel et du corporel, qui n'est pas toujours une ligne de séparation, mais ne l'est que dans la rupture tragique qui fait précisément l'animalité, et se trouve être la seule absolue : la perte du souvenir de la beauté, comme lien du sens et du sensible. Ce n'est donc pas l'homme, mais l'âme, qui s'oppose à l'animal, et l'animal pur, absolument animal, n'est pas aisément concevable: peut-être, s'il en est un, cet animal dont la morphologie ne pourrait être reprise dans aucune signification, qui ne pourrait en rien être humanisé, le monstre non par excès d'imaginaire, mais par insignifiance.

Reste à fournir le lexique portant l'équivalence entre les degrés dans la chute de l'âme et les formes animales de la zoologie. Il y aura une version et un thème.

Version : traduire la zoologie dans le langage de l'âme. C'est l'exercice entrepris à la fin du Timée (90 e), qui organise les lois de la métensomatose, en fonction de la sémantique qui exprime les types d'âme dans des formes zoologiques signi­fiantes. C'est la signification éthique et spirituelle des réincar­nations qui doit permettre de déchiffrer, dans leur vraie langue (c'est bien une version), la diversité infinie des formes vivantes. On relèvera l'organisation d'une hiérarchie qui classe les ani­maux selon leur rapport à la pesanteur, tel qu'il s'exprime dans leur carapace corporelle. Ce rapport à la gravité a déjà servi à hiérarchiser les dieux, dont les corps sont peut-être les astres de feu qui roulent dans le ciel, les hommes, dont le corps est déjà plus matériel, mais qui garde par la station debout un rapport privilégié à la lumière et à l'altitude, tra­versé par une force spirituelle qui le redresse, et les bêtes, qui ont dû renoncer à se tenir debout. Hiérarchie banale qui devient saisissante quand elle s'applique aux animaux eux-mêmes selon une fonction, alors, proprement zoologique : il y a des animaux qui reprennent, à leur niveau matériel et corporel, les perfor­mances des dieux, les oiseaux, qui restent une race ailée. Mais leurs ailes sont empiriques et visibles, n'ont pas de signification spirituelle. Aussi l'oiseau exprime-t-il en fait la corporéité ani­male promise au philosophe naïf qui a cru que les Idées venaient du ciel et a voulu s'y envoler pour les atteindre, oubliant qu'elles étaient invisibles et réservées au seul vol de l'intellect. Plus proche de la terre, entièrement oublieux des Idées, sont les quadrupèdes : incapables de se tenir debout, ils ne voient même pas le ciel empirique et ne connaissent, saillie après saillie, que la morne loi du désir. Morphologie d'une âme

ZOOLOGIE PHILOSOPHIQUE 683

paresseuse qui s'exprime dans un corps incliné vers la terre, qui tend à s'aplatir. Quatre pattes, mais aussi, pour les plus faibles, davantage. Il faut cela pour qu'au moins leur poids ne les condamne pas à ramper, pour qu'ils gardent quelque chose de l'existence libre : « Le dieu a donné aux plus stupides des supports plus nombreux, puisqu'ils étaient davantage attirés vers la terre» (Timée, 92 a, trad. Rivaud, éd. Les Belles Lettres). Après eux, incapables de se tenir, même sur de multiples pattes, les reptiles, et enfin. plus bas que terre, ne pouvant même pas respirer l'air pur, poissons et coquillages : «L'espèce aquatique est née des plus bêtes et des plus ignorantes de tous » (ibidem, 92 b).

La vie universelle est un espace dans lequel les formes vivantes sont unifiées et liées par un système de métamor­phoses : aucun fixisme, aucune séparation essentielle entre les vivants biologiques. Des dieux aux huîtres, c'est la même corporéité qui se détermine en des formes différentes, et le principe d'information est l'âme, par où l'individu, unique à travers les cycles de réincarnations, obtient le corps qui lui convient, selon une sémantique de la pesanteur. Ainsi, le vivant trouve et produit sa forme propre en se pliant aux règles d'une vie éthique promotrice de morphologies, où c'est la poussée du sens qui dessine les contours signifiants des corps et déploie comme un discours les membres qui assureront leur stabilité, qui proclame leur degré dans l'échelle des formes, par un étrange hylémorphisme où la signification tient lieu de matière et devient la vérité des os et de la chair, des toisons et des écailles.

Après la version, le thème, qui arrive pour la confirmer : traduire, à son tour, l'âme dans le langage de la zoologie. C'est le procédé le plus évident de la psychologie platonicienne, qui consiste, en fournissant une image de l'âme qui étale l'invisible dans le visible, à lui offrir, par l'imagination, le corps qui s'exprime rigoureusement: il faut citer l'attelage du Phèdre (246 a), avec son cocher et ses deux chevaux, dont la pigmen­tation - le noir et le blanc - résulte du caractère ; et cet animal bizarre et inquiétant du livre IX de La République (588 c), la Skylla qui réunit dans l'âme les corps de l'homme, du lion, et, disposés en cercle, une bonne centaine d'animaux divers, tant paisibles que féroces. Ainsi devra se traduire l'union, qui fait la psyché, de l'intelligence, du désir et de la colère. Qu'il suffise de remarquer que cette sémantique qui mélange entièrement, en l'âme, l'homme et la bête montre que la ligne de partage de l'humanité et de l'animalité traverse l'homme lui-même, et se pose donc à la fois comme rigoureuse, car exigible, et incertaine puisqu'enjeu de terribles combats. Multi­plicité qui s'exprime peut-être, à son tour, dans ce qu'on appelle,

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684 CRITIQUE

matériellement, un corps humain, fait, lorsqu'il est bien pro­portionné (c'est cela aussi qui donne au corps humain sa beauté, surpassant celle de tout animal...) de trois bêtes, réunies et séparées : un homme qui est la tête, un lion qui est la poitrine, un monstre qui est le ventre. Séparation et union voulues selon la mesure et la rigueur dont fourmis et abeilles donnent encore un exemple, avec leurs gorges et leurs tailles bien serrées, et sachant, de ce fait , vivre en cités, comme on l'explique dans le Phédon (82 b) .

Ce langage de la zoologie est si universel, la signifiance s'exprime si intensément dans les formes animales, que les bêtes deviennent partie prenante dans presque tous les dia­logues de Platon. C'est là sans doute l'un des sens les plus profonds qu'on puisse donner à l'insistance platonicienne cons­tante à faire de l'idée un être vivant, par où s'articulent la zoologie et la philosophie: les pensées et les discours s'engen­drent (cf. la thématique érotique du Banquet et du Phèdre), ils s'accouchent (cf. la maïeutique du Théétète), il faut les cap­turer comme un gibier, en les pistant, en les levant et en les saisissant (cf. la chasse à l'homme du Sophiste), on les tient tout palpitants, comme les ramiers dans la volière du Théétète, ou tenaces et retors comme l'hydre et le crabe sophistiques (cf. Euthydème, 297 c).

De là, ce bestiaire d'animaux, couverts de sens plutôt que de plumes ou de poils, qui circulent au milieu des paroles échangées: il n'y a pas que ces hommes que le roi-pasteur du Politique a transformés en moutons, et la société civile en pourceaux (République II, 372 d), il n'y a pas que les tyrans devenus loups (République VIII, 556 a), faucons ou milans (Phédon, 82 a) ; on pourrait recenser le Socrate-torpille du Ménon (80 a), les cigales-philosophes du Phèdre (259 b), les roquets-dialecticiens de la République (VII, 539 b) et la meute des bons chiens de garde (Il, 375 e), le pluvier-machine dési­rante du Gorgias (494 b), le Thrasymaque-Lion de la Républi­que (I, 336 b), Orphée-cygne, Thamyras-rossignol, Agamemnon­aigle, le bouffon Thersite-singe (République X, 620 a), sans oublier l'âne impudique du Phédon (81 e), les dauphins et le coq (109 e et 118 a), le cygne et la guêpe (84 e et 91 c). En revanche, l'humaniste Protagoras, qui veut faire de l'homme «la mesure de toutes choses», est marqué d'une équivalence universelle avec toutes les bêtes, dans une transmigration parodique (pourceau, cynocéphale ou tétard de grenouille, dans le Théétète, 161 c) qui montre que la vraie ligne de partage passe entre l'homme et la vérité (qui n'a rien d'humain), non entre l'homme et l'animal. Le sophiste confond les espèces faute de reconnaître au langage des significations stables (il ne dis­tingue pas l'âne et le cheval, dans le Phèdre, 260 b). et la sophis-

ZOOLOGIE PHILOSOPHIQUE 685

tique se ramène à ce prodigieux carnaval qui réunit, dans une universelle et délirante fraternité, les hommes, les chevaux, les hérissons-marins, les veaux, les petits chiens et les cochons de lait (Euthydème, 297 c-298 d), au spectacle monté par les sangliers (294 d) Euthydème et Dionysodore.

*

La contre-épreuve de cette zoologie systématique, qui enve­loppe l'homme et l'animal dans l'unité d'une série de métamor­phoses signifiantes est fournie par l'anthropologie sophistique (celle, couplée d'une zoologie, du mythe du Protagoras), qui renverse exactement les réquisits socratiques, en aboutissant à un humanisme, et en ouvrant son champ à une « science de l'homme», discipline sans objet aux yeux de Socrate. Inversion rigoureuse qui confirme, en retour, le non-humanisme de Platon.

L'absence principielle de toute ligne de partage (parado­xalement théorisée dans le relativisme de Protagoras qui ne sait s'articuler que comme anthropocentrisme de la mesure universelle) aboutit à distinguer radicalement l 'homme de l'ani­mal. La problématique de la chute (qui posait à la fois conti­nuité de l'homme à l'animal et coupure de l'âme à la corpo­réité) laisse la place à une problématique de l'émergence: l'animal était un homme dégradé, désormais l'homme sera un animal sorti du rang. L'être humain n'est qu'un animal devenu homme, par une sorte d'histoire (6), dont le récit est donné dans le grand mythe du Protagoras. Le matérialisme du vieux sophiste a chassé toute signification et inaugure donc une zoologie positive, symétrique d'une anthropologie positive. Maté­rialisme, puisque l'homme et sa figure ne résultent de rien qui leur soit supérieur, ne sont pas l'incarnation d'une âme spiri­tuelle, mais le seul produit d'une animalité qui s'est, par ses propres forces , de façon prométhéenne, dépassée. Eviction des significations puisqu'alors on trouve d'un côté une zoologie où les formes animales, les comportements, les organes sont Je résultat d'une isonomie de la nature (Epiméthée), pensée en termes écologiques de condition vitale, non en termes de sens (la nature est égalitaire, et son égalité, économe de tout

(6) Le matérialisme de MARX (Idéologie allemande, 1) , rencontre cette problématique, où l'homme produit lui·même sa propre différence, par son travail , en produisant ses moyens de subsistance. Toute théorie de l'homme, en tant qu'issu de l 'animalité, et la dépassant par ses propres forces, conduit à un humanisme. Conséquence du matérialisme qui, ne pouvant penser la chute, doit penser l'émergence. II est vrai , certes, que le matérialisme de Marx est « scientifique » et, à ce titre, tente d'exclure toute résurgence métaphysique autour de la figure de l'homme.

A

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(1!1(1 CRITIQUE

111 o/l'f sémantique ou moral, ne pourvoit qu'à la survie maté-1 lcl c des espèces) ; et de l'autre côté, il n'y a qu'une anthro­pologie où l'homme, oublié de la nature, ne doit sa survie qu'à son habileté et ne se distingue pas des bêtes par la possession du sens - le sens ne le dépasse pas: il produit l'esprit comme le reste, et le langage est un instrument dont il est l'unique inventeur -, mais par une autre façon de se perpétuer dans l'existence qui fait de lui un être hors des frontières de la nature, vivant par l'effectuation des techniques.

La voilà donc, cette théorie qui, contrairement au précepte socratique de la division selon la bonne mesure, met l'homme, paradoxalement privilégié par son délaissement originaire, à part de tous les animaux; et ce n'est pas un hasard si c'est la théorie du relativisme protagoricien : cette vérité de l'homme est une vérité à la mesure de l'homme, déterminée non par la réalité des essences (qui interdit absolument de penser une ontologie de la culture, de distinguer radicalement humanité et animalité), mais par la subjectivité de la représentation. A coup sûr, sous cette théorie matérialiste de l'émergence, il y a de l'anthropocentrisme: cette histoire n'existe que dans la repré­sentation de l'homme ; en la reprenant, la sophistique dévoile le fondement de l'anthropologie de Démocrite, qui soutient le discours de Protagoras, à savoir le primat de l'apparence et de la représentation par rapport à l'être, primat qui seul peut donner la primauté à l'homme, et produire un culte de l'homme (l'idéal de la paideia sophistique) plutôt qu'un amour de la sagesse, qui n'accorde à l'humanité comme telle aucun privilège (la philosophie socratique de la conscience).

La théorie de l'émergence récuse donc l'articulation de l'être et du sens, récuse une sémantique des formes vivantes. Pourtant, cela ne l'empêche pas de s'inscrire dans des fantas­mes, ce qu'on peut lire dans le discours d'Aristophane (Ban­quet, 189 d), qui reprend lui aussi, à sa façon - la poésie comi­que-, l'anthropologie de Démocrite (cf. le Micros Diacosmos, fragment B. 4-5 dans Diels-Krnnz) et d'Empédocle (B. 60, Diels­Kranz). Mythe où le mouvement de l'émergence accomplit en sens inverse le mouvement qui était celui de la chute dans le Timée. Il y a une origine animale et non divine de l'homme. Là où, dans le Timée, l'animal était un homme qui se mettait à quatre pattes, ne tenant plus debout, dans le Banquet, l'homme est un animal qui se dresse, par un effort douloureux et sous l'empire de la nécessité, aux prises avec la malédiction des dieux: qu'était l'androgyne sinon un animal heureux et fort, bête à deux dos avec quatre mains et quatre pieds, comme une sorte de singe ? La scission déchirante infligée par Zeus l'oblige à inventer la station debout et fait l'homme. Victoire qui est aussi la perte du bonheur, l'ambiguïté de l'arrachement

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à l'animalité au profit d'une humanité incertaine. Se tenir de­bout, dans le Timée, était signe de légèreté et de spiritualité ; chez Aristophane, c'est une douloureuse victoire sur la pesan­teur et le résultat d'une mutilation (comme l'homme protago­ricien se voyait démuni de tous les organes vitaux si bien dis­pensés aux autres espèces). Et il faut craindre le pire: une nouvelle scission qui nous contraindrait à inventer la station à cloche-pied. L'émergence est toujours en butte au risque de la submersion, d'une rechute dans l'animalité qui est alors le bonheur du retour à l'origine. L'acte d'amour réaccomplit cette union primitive : mais c'est le contraire de l'amour platonicien, c'est l'amour aristophanesque, animal et charnel, où, au lieu de prendre des ailes, l'homme reprend appui sur les pieds et les mains , multiples, de l'androgyne. Au lieu de l'essor lumineux de l'âme, aux ailes revigorées, les amants « font la roue» (190 a), dans d'obscènes galipettes. La jouissance est régression à l'ani­malité, alors que l'amour platonicien, dans sa mémoire spiri­tuelle, était ascension à la divinité. L'homme n'existe donc qu'en censurant ce désir de retour à l'union primitive, en vivant son humanité comme un châtiment: la culture s'édifie de la répres­sion du désir. Naïvement, Freud (cf. Malaise dans la civilisation et Au-delà du principe du plaisir, ch. VI) s'étonnera de retrouver le fantasme aristophanien qui n'est autre, une fois de plus, qu'un discours, celui du désir des amants (Banquet, 192 c et suiv.).

Tour du terrain: On dispose maintenant des éléments nécessaires pour quadriller les lieux, et définir les voies possi­bles d'une zoologie philosophique qui se voit offerts trois terrains distinctement déterminés :

1) Le terrain d'une théorie de la représentation. 2) Le terrain d'une zoologie positive. 3) Le terrain d'une sémantique ou d'une herméneutique.

Ses voies, Platon les a suffisamment frayées. On sait aussi comment Hegel retrouvera ces chemins dans !'Esthétique et dans l'Encyclopédie: qu'on se souvienne simplement des pages sur la station debout et sur la transparence à l'esprit de la chair humaine, par opposition aux enveloppes animales de plus en plus inertes que sont le poil, la plume, la carapace et la coquille, transparence portée, au contraire, à son plus haut degré dans le vêtement et la peinture.

LES DÉCISIONS DE LA REPRÉSENTATION

Ce premier terrain n'a pas de raison d'être exploré par Platon, qui devait en laisser le soin aux Sophistes. Par quoi il est strictement sophistique de prétendre faire de l'humanité

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688 CRITIQUE

un privilège, qui la mette en dehors de l'animalité. C'est pour­tant un peu la même région qui sera réinvestie à l'âge classi­que, et par l 'énergie philosophique maximale. Platon, pas plus que l'antiquité grecque, n'a que faire de penser une ligne de partage de l'homme à l'animal : le partage effectif et efficace passe entre les citoyens et les esclaves, il traverse donc l'huma­nité; quant aux bêtes, elles sont simplement des formes vivan­tes, et c'est pourquoi Platon y veut lire les signes de l'esprit et toujours humanise l'animal ou animalise l'homme. Opposer l'homme à tous les animaux en général, comme la grue du Politique, ou comme Protagoras, est simplement, à la lettre, insignifiant. Mais, comme on sait (7), cette ligne de partage se déplacera lorsqu'on aura appris à exploiter systématiquement le travail animal, et la philosophie de l'âge classique, à travers la célèbre question de l'âme des bêtes, retrouve ce champ d'inter­rogation. A côté de l'image, un peu obnubilante, d 'un cartésia­nisme qui enferme les bêtes dans une machinerie corporelle et leur refuse toute humanité, on voudrait faire apparaître les pointillés de cette rigoureuse ligne de partage, les ouvertures qui la rendent inefficace, les fissures qui la font trembler, et qui ne manquent pas. Il faut donc revenir au Jardin du Roi et retrouver Polignac, ou Descartes.

Le problème, on l'a assez vu, se donne dans la représen­tation. C'est la raison pour laquelle Descartes, en quête d'un moyen sùr de distinguer l'homme de l'animal, exclut d'emblée toute problématique zoologique ; si différence il y a de l'homme à l'animal, elle doit être absolue et métaphysique et doit se résumer à la possibilité, pour l 'homme, de reconnaître l 'homme: le langage, comme lieu de recueillement du sens. Polignac a raison de seulement adresser la parole à l'ourang-outang, au lieu de le soumettre à une investigation anthropométrique. Mais une ligne de partage aussi tranchée produit l'effet inattendu d'affoler le jeu des différences et des ressemblances empiriques : tout être, pourvu qu'il parle, ou du moins trouve le moyen d'exprimer un sens vivant et contrôlé, est un homme. Dès ce moment, les différences biologiques ou morphologiques sont frappées de nullité : ce qui fait l'homme n'est pas sa confor­mation biologique objective, mais la communication du sens. Foyer du cartésianisme où tout racisme est, d'avance, récusé. Descartes reprend jusqu'à ses conséquences positives la pro­blématique négativiste de la représentation: il est vrai que la différence de l'homme à l'animal n 'est pas de l'ordre des choses mais de l'ordre de l'esprit, alors, elle est ce que je veux et s'ordonne d'abord à ma liberté. qui est l'autre nom de cette

(J) Cela a été établi par G. CANGUILHEM (La connaissance de la vie, éd. Vrin, p. 110 et suiv.).

ZOOLOGIE PHILOSOPHIQUE 689

différence, dans sa filiation métaphysique. L'affirmation de cette différence ne relève pas d'une enquête d'objets, et c'est pour­quoi elle ne peut franchir les limites de la représentation. Mais Descartes le sait et convertit, clécisoirement, la subjectivité en résolution d'être homme, contre laquelle aucune donnée maté­rielle ne peut valoir. La représentation est dépassée dans ce qui sera aussi le concept hégélien de l'esprit libre.

Classique cartésianisme à la mémoire duquel s'attache la consommation de la rupture de l'homme à l'égard de toute fraternité animale : « Mon opinion est moins cruelle envers les bêtes qu'elle n'est pieuse envers les hommes qui ne sont plus asservis à la superstition des Pythagoriciens et qui sont délivrés du soupçon de crime toutes les fois qu'ils mangent ou tuent les animaux. » (Lettre à Morus, 5 février 1649.)

Pourtant, cette rupture est si métaphysique à la rigueur qu 'elle laisse d'inquiétantes possibilités de confondre l'homme et l'animal : cette ligne de partage doit à son ancrage méta­physique d'être irréfutable, mais aussi de ne plus traverser l'épaisseur des objets, de ne pas être reconnaissable sur le terrain des êtres. De là, ce qu'on pourrait appeler la censure de tout préjugé humaniste, l'occultation d'une ligne de partage empirique. S1, par aventure, on peut parler à un animal et qu 'il répond à propos, alors, c'est un homme, malgré sa cri­nière, son odeur, le cas échéant ses cornes ou sa queue. En s'identifiant à l'esprit, l'homme cesse de rapporter à l'huma­nité cette bête avec laquelle il fait corps et qui n'est pas moins une machinerie que le cheval ou les chiens qu'il conduit où il veut, selon la disposition de leurs organes et en déterminant leurs passions. Très clairement, Descartes range le corps humain - sinon l'homme - du côté de l'animal. Toute l'interprétation matérialiste que le xvn1• siècle donnera de Descartes est là pour le prouver, et toute une médecine qui ne renoncera pas à trouver dans l'anatomie des bêtes de quoi décrire l'anatomie de l'homme: l'œil humain, organe de la vue, qui est de nos sens « le plus universel et le plus noble » (Dioptrique, I), se regarde dans I'œil de l'animal, ou dans celui de la machine humaine brisée, indifféremment, «prenant l'œil d'un homme fraîchement mort, ou, au défaut, celui d'un bœuf ou de quelque autre gros animal» (Dioptrique, V). Du corps de l'homme au corps de la bête, on trouve des différences et des analogies, jamais cette distance absolue par quoi nous avons ce « quelque chose de plus » (Principes de la philosophie, I, 37) qui fait le sujet libre. La séparation des substances empêche qu'aucune signification spirituelle ne s'exprime dans la sémantique des corps (contrairement à ce ·qu'on trouve chez Platon ou Hegel) et égalise dans l'étendue l'homme et l'ensemble des vivants.

C'est ainsi que, en l'absence du critère du langage, devenu

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690 CRITIQUE

l'unique critère, exclusif de tout autre et radicalement indé­pendant de toute donnée matérielle (car on ne déduira pas, de la présence d'un appareil phonatoire, la possibilité de parler, qui n'est que par le sens. La sonorité même de la parole n'est pas langage, le perroquet est plus muet que le muet et la pie guère plus bavarde que la carpe, cf. Discours de la Méthode, 5° partie), nous sommes livrés à un désarroi sans limites, il n'y a plus aucun moyen de distinguer les bêtes et les hommes, et la perte du sens nous fait oublier jusqu'à l'humanité elle­même. La distinction ne relève alors que du préjugé, et, comme Descartes l'écrit à quelqu'un (Lettre de mars 1638), un préjugé en vaut un autre: si le préjugé de notre enfance est que les bêtes pensent, une autre enfance aurait pu produire le préjugé contraire et nous rendre incapables de reconnaître l'homme, confondant tout dans un mécanisme universel. Ce serait le cas de cet individu, nourri dans un jardin merveilleux, « où il aurait fabriqué ou aidé à fabriquer plusieurs automates, dont les uns auraient la figure d'un homme, les autres d'un cheval, les autres d'un chien, les autres d'un oiseau, etc.», et qui sou­vent «se serait trouvé empêché à discerner, entre de vrais hommes, ceux qui n'en avaient que la figure» (ibid.). Bref, l'humanité même peut, sous l'angle de l'histoire naturelle, abri­ter des animaux. Distinguer, alors, ce n'est plus théoriser une différence, c'est reconnaître le même. Il faut poser la question de Polignac. Positivement: non plus pour exclure le singe, mais pour admettre l'homme. L'animal n'est exclu que pour ce qu'il nous refuse son commerce. Descartes n'en dit pas plus. Der­nière brèche dans cette muraille décidément branlante qui nous protège de la jungle, il faut avouer que l'échange par où nous reconnaissons nos semblables ne va pas jusqu'à l'évidence et ne vaut, en une certaine façon, que par notre volonté. De même que c'est une vigilance de toujours qui nous garde du culte des bêtes et nous empêche de nous laisser séduire aux apparences du sens en prêtant écoute au pseudo-langage de notre ivresse ou de nos rêves, par où, de façon surprenante, la machine bestiale, l'animal-même que nous sommes, toutes biles et esprits réchauffés, semble prendre la parole, comme le Pongo, pour demander le baptême ; de même, il faut recon­naître que le silence de l'animal étouffe peut-être un sujet et une pensée, et que nous n'en savons rien. Par quoi, au fond, nous ne sommes autorisés à mener aucune ligne de partage : « Bien que je tienne pour démontré qu'on ne peut prouver qu'il y a une pensée chez les bêtes, je ne crois pas cependant qu'on puisse démontrer qu'il n'y en a pas » (à Morus, 5 février 1649) (8).

(8) La position de Descartes, dans ce débat, sur l'âme des bêtes, est donc un refus de prendre une position théorique. Sur ce débat, cf. le Dictionnaire de Bayle, article Rorarius, notes B et H, p. 2473.

ZOOLOGIE PHILOSOPHIQUE 691

HISTOIRE NATURELLE

Le deuxième terrain est celui d'une zoologie positive, qui se tient à l'écart aussi bien d'une métaphysique de la liberté (Descartes) que d'une sémantique des formes animales (Platon). On y voit replacée correctement, semble-t-il, la particularité humaine dans la multiplicité animale. Aucune ligne de partage métaphysique. Mais c'est le mélange qui risque de devenir un brouillage aberrant, manifestant en cela, sous la forme de la transgression, l'insistance d'une ligne de partage. Dans la p~o: blématique médiévale de l'intermédiaire (saint Augustin, Ctte de Dieu, livre XVI, ch. 8), la continuité vaut bien une ligne de partage; simplement, celle-ci n'est pas un no man's land. Mons­trueuse prairie où la biologie, en quête de chaînons manquants, devient une métaphysique dévoyée : d'où l'articulation cons­tante, qu'on voudrait mettre en lÙmière, d'une zoologie positive et d'un bestiaire fantastique.

Une zoologie est positive à partir du moment où elle laisse de côté la question de l'opposition homme/animal, confiée le cas échéant à la métaphysique, pour s'occuper de classer et de distinguer, dans un réseau bien normé de caractères spécifiques, la collection des figures animales, y compris l'homme, destitué à ce titre de tout privilège. Entreprise inaugurée par l'aristc; télicienne Histoire des Animaux, première description syste­matique du divers zoologique, louée par les historiens unanimes - et c'est vrai - pour sa complétude et son exactitude.

Pourtant, on ne détermine pas aussi facilement un domaine d'investigation scientifique. Il faut articuler l'insertion de l'homme dans le genre animal en général, requise par l'étude biologique, et sa transcendance par rapport à ce domaine, par laquelle, vivant politique et doué d'une âme raisonnable (c.f. Politique et De l'âme), il se coupe de l'animalité. La zoologie est surdéterminée par la théorie de l'âme rationnelle de l'homme. C'est pourquoi la classification des animaux n'est pas seulement descriptive (par l'habitat - aérien, terrestre ou aquatique -:­et par les mœurs, cf. Histoire des Animaux, livre 1, ch. 1), mais exige encore une distribution anatomique, qui organise les ressemblances selon un principe hiérarchique. D'Aristote ~ Darwin, la mise en ordre des séries animales s'appuie inévi­tablement sur un principe d'unité lourd de présupposés, par lequel on puisse penser à la fois l'homme selon un rapport égalitaire avec les autres animaux, mais aussi comme figure téléologique dans l'organisation des espèces.

De là, deux conséquences : - La possibilité, d'abord, d'une anatomie comparée, par

laquelle toutes les différences qu'en peut recenser entre les espèces, y compris l'espèce humaine, cessent de valoir pour

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des exclusions, mais peuvent s'organiser et se répondre d'une espèce à l'autre : « Il n'y a rien de déraisonnable à soutenir qu'en ce qui regarde l'homme et les animaux, certaines de leurs qualités sont identiques, d'autres voisines, d'autres enfin ana­logues.» (Histoire des Animaux, VIII, ch. 1, 588 b, trad. Tricot, Vrin, éditeur.) C'est la méthode constante d'Aristote, et, si très souvent il remarque des caractères appartenant exclusivement à l'homme (par exemple : « C'est l'homme qui possède le sang le plus léger et le plus pur, et des vivipares c'est le taureau et l'âne qui ont le sang le plus épais et le plus noir», ibid., III, 19, 521 a, et, caractère effectivement spécifique de l'homme, lié, comme on sait, à la station debout : « Les animaux manquent de fesses ( ... ). Mais pour l'homme, c'est tout le contraire : car chez lui les parties les plus charnues peut-être de tout le corps sont les fesses, les cuisses et aussi les jambes », ibid., II, 1, 499 b . On pourrait relever une infinité d'autres exemples), ce n'est jamais pour l'opposer à l'animal, mais toujours pour comparer (même lorsqu'il s'agit de caractères aussi spécifiques, qu'on voudrait croire métaphysiques, comme ceux qui relèvent de l'intellect. Ainsi: I, 1, 488 b 23 : «De tous les animaux, l'homme seul est capable de délibération », et, à 488 b 25 : « au­cun autre animal que l'homme ne possède la faculté de se remémorer». Comparaison et non opposition, puisqu'Aristote dresse au même moment la liste des qualités du même genre possédées par les animaux).

- La nécessité, ensuite, de poser des intermédiaires entre les divers règnes spécifiés, un passage insensible des espèces entre elles, qui concrétise la continuité. Fonction assumée par les végétaux, entre les êtres inanimés et les animaux : « En raison de la continuité, la ligne de démarcation qui sépare les uns des autres est insaisissable» (ibid., VIII, 1, 588 b 5). Point qui inaugure la notion de l'intermédiaire comme question, s'il y en a un, ou celle du chaînon manquant entre l'homme et l'animal: hiatus par lequel le fantastique pourra se réintro­duire dans la zoologie. Certes, Aristote a débarrassé la science des vivants des hordes d'animaux légendaires qui peuplaient les poèmes homériques, de la sémantique animale de Platon il a gardé seulement une éthologie et une psychologie animales positives et descriptives, mais pourtant, l'investissement de ce nouveau terrain ménage, au-delà de son œuvre, un espace de prédilection pour le fantasme: l'animalité, exorcisée dans le savofr minutieux et l'inventaire scientifique d'une histoire natu­relle, revient à la charge, inquiétante, dans l'être qui serait à la fois homme et bête. La continuité débouche sur une promis­cuité fascinante où l'on aperçoit que le mélange, loin de mani­fester la continuité empirique qu'il exhibe pourtant, affirme, dans le ridicule ou l'angoissant de la rencontre, l'indéniable exigence d'une ligne de partage que le savoir prétendait effacer.

ZOOLOGIE PHILOSOPHIQUE 693

Dans l'avenir de la zoologie, l'être intermédiaire, mi-homme, mi-animal, sera à la fois le calme complément nécessaire à la continuité et le symbole du monstrueux où l'imagination, au cœur de la science, reprendra le pouvoir. Tantôt singe, tantôt monstre.

SINGES

Le singe, animal bien spécifiable et nullement fantastique, a donc pour fonction de refermer le savoir sur sa continuité: « Certains animau.x ont une nature intermédiaire entre l'homme et les quadrupèdes, par exemple les singes, les cèbes, les cyno­céphales. » (Histoire des Animaux, II, 8, 502 a 15.) Cette nature intermédiaire se voit attribuer alors une charge très précise : celle de recueillir, comme commune mesure, la référence des éléments comparatifs de l'homme et du quadrupède, sans cela dissociés et donc désordonnés. Ainsi, comme l'homme, le singe est velu tant du dos que du ventre, mais comme les quadru­pèdes, son système pileux est très développé.

Loin d'être monstrueux, cet animal résume au contraire les caractères spécifiques qui opposent homme et animal, en les rassemblant selon une configuration qui exprime la ratio­nalité de la nature, son aptitude technicienne à donner aux organes leur fonction d'outils : «Il fléchit les bras et les jambes comme l'homme, les courbures des paires de membres se faisant réciproquement face» (ibid., 502 b). En ce sens, s'il a quatre pattes, le singe n'est pas un quadrupède, il a bien des bras et des jambes, et ses quatre mains ne sont pas exactement quatre mains : « Les pieds ont une forme particulière : ils sont semblables à de grandes mains» (ibid.). Malgré leur apparence, ces pieds sont bien des pieds, et c'est l'analogie, c'est-à-dire la proportion, qui contribue à faire de cet organe une médiété entre le pied et la main, et du singe une médiété entre l'homme et le quadrupède. Par sa forme, ce pied est une main, mais c'est là pure homonymie, puisque par la fonction qui l'organise cette main est en réalité un pied : la paume, allongée et indurée est « l'imitation d'un talon ». C'est précisément par ce qui le distingue de l'homme que le singe est humain, et par ce qui le rapproche de l'homme qu'il est quadrupède : en tant qu'il est main, son pied l'animalise, car l'homme possède un pied absolument spécifique, ni main ni patte ; mais en tant qu'elle est pied, cette main l'humanise, puisque les quadrupèdes ne possèdent pas un tel organe : « ses pieds sont semblables à des mains, et forment une sorte de composé de main et de pied (de pied pour l'extrémiré du talon, de main pour les par. ties restantes, car même les doigts ont ce qu'on appelle une paume)» (ibid.). Mais il faut surtout relever comment Aristote

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détermine cette position d'intermédiaire. Si assurément est mis en œuvre un principe de médiété qui autorise à lire dans les organes du singe l'effectuation d'une proportion par laquelle cet être donne sa validité entière au principe de continuité, cette lecture se développe selon une description qui s'avance en termes de présence, par le relevé positif d'un ensemble de caractères concret~. Analyse qui ne rencontre aucun manque et qui, par là, ne s'assombrit d'aucune inquiétude, ni quant à la spécificité de l'homme, ni quant à l'appartenance naturelle du singe au règne zoologique. Au contraire, du fait que la nature y accomplit tranquillement et intégralement sa tâche organisatrice, le singe devient un animal épistémique exem­plaire, qui garantit l'efficacité et l'habileté de la nature. Chez Aristote, les marges de l'animalité, tissu cohérent et bien rem­pli, ne se trouvent pas entre l'homme et l'animal qu'aucun vide, qui serait déchirure et angoisse, ne sépare, mais plutôt vers les frontières du règne zoologique, du côté de ces animaux incapables d'assumer correctement les fonctions de la vie comme l'éphémère, «volatile tout en étant quadrupède» (ibid., I, 5, 490 a 34), qui ne vit qu'un seul jour, la durée d'un soleil, dans les régions cimmériennes, perdues au bout du monde, du triste fleuve Hypanis (ibid., V, 20, 552 b 18), ou le héron, qui ne vit l'accouplement que dans les pires douleurs (ibid., IX, 1, 609 b 23) et habite les marécages (IV, 18, 617 a). Thématique anxieuse des limites de la nature qu'explicitera Théophraste dans sa Métaphysique (ch. IX, 10 b 15).

Analyse où l'ordre théorique est donc rigoureusement rem­pli, dans un champ parfaitement stable, qui ne rencontre que des êtres bien situés. A cela, il faut opposer la même analyse chez Platon (Politique, 266 a) où le problème de la médiété du quadrupède au bipède ne rencontre pas le singe, mais, à l'écart de tout champ empirique, calcule la diagonale du carré pour penser le rapport de deux à quatre et agite, de ce fait, une mathématique abstraite et nouvelle qui, dans le domaine de la zoologie, doit poser comme irrationnel le rapport de l'homme au quadrupède, d'où il résulte que penser à la fois l'homme et l'animal exige une sémantique du destin des âmes (irrationalité du rapport signifiant-signifié) et récuse une histoire naturelle prisonnière des dimensions empiriques, proprement incalcula­bles. La question de l'intermédiaire, chez Platon, ne peut pas se poser en termes concrets puisque l'animal s'oppose à l'homme par une sémantique, non par ses fonctions écologiques (9) .

(9) MACHIAVEL reprendra ce langage et cette sémantique dans Le Prince, ch. XVIII.

ZOOLOGIE PHIWSOPHIQVE 695

MONSTRES

Dès lors, si l'on tient, malgré tout, à penser un intermé­diaire, l'irrationalité du rapport éclatera dans des êtres pro­prement fantastiques, exhibant des composés rigoureusement monstrueux : c'est dans la composition d'elle-même avec elle­même que la nature engendre les monstres, non dans ses marais frontaliers. Mais, restreinte à une sémantique morale, cette problématique range les monstres du côté de l'imaginaire et du rêve, non du côté de l'épaisseur corporelle : les monstres platoniciens n'habitent que les légendes ou les fantasmes noc­turnes, sans le moindre réalisme mythologique.

A l'inverse, si la composition des espèces et les accouple­ments monstrueux s'installent dans la naturalité zoologique et ne sont plus reconnus comme fantasmes, alors les monstres peuvent envahir l'histoire naturelle et l'intermédiaire, qui n'est plus ni médiété mathématique impensable, ni garant d'une homogénéité continue des espèces, devient le remplissement fantasmatique d'un manque, le produit de l'affolement des puissances génératrices de la nature, Je désordre investi du pouvoir de produire l'être. Effet inconscient et malheureux de l'articulation d'une sémantique et d'une zoologie descriptive, le fantastique s'ouvre d'associer l'empirique (la description minutieuse des vivants) et le rationnel (l'organisation purement théorique des espèces selon la continuité). Contre-effet du prin­cipe de continuité lorsqu'il est travaillé de manques : un cata­logue prodigieux tient lieu de savoir. C'est l'œuvre d'Ambroise Paré et de Fortunato Liceti: dans le no man's land qui s'étend entre l'histoire naturelle et la psychologie, on devrait trouver la science des monstres.

Domaine qui rassemble les distorsions de la réalité et la monotone inventivité du rêve, le lieu où se déploie la science des monstres réactive la notion d'intermédiaire, mais la dis­joint du principe de continuité : loin d'exhiber la rationalité de la nature, le monstre, au contraire, incarne les incertitudes et les ratés de la force formatrice, fait trembler la limite impar­tie à chaque type par la nature. Ce domaine est rigoureusement institué par le regard qui l'organise. C'est la science des mons­tres qui produit les monstres, et ce sont ses déterminations qui en fixent les caractères essentiels, en dessinent les figures surprenantes. Aussi, curieusement, à travers les causes allé­guées pour expliquer les monstres, la science des monstres s'explique-t-elle plutôt elle-même, voilant sous un discours étio­logique la fonction qu'il faut assigner, en fait, aux animaux prodigieux.

Les trois causes principales mentionnées par Ambroise Paré et Liceti expriment toutes les mêmes réquisits, se ramènent pareillement aux déterminations inconscientes de ce pseudo-

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savoir. Ce sont: le « défaut de la quantité de la semence» (Ambroise Paré, Des monstres et des prodiges, ch. VIII) (ou, chez Liceti, l'insuffisance de la force formatrice), « l'imagina­tion » (A. Paré, ibid., ch. IX) et « Je mélange de semence » (ibid., ch. XIX).

Ces trois causes ne sont pas au travail séparément. C'est dans leur articulation que leur fonction se manifeste le mieux, car on devra remarquer qu'aucune de ces causes n'est positive, et qu'aucune ne suffit, donc, véritablement, à constituer un animal. Le monstre est l'effet d'une perturbation dans la pro­duction du vivant, par quoi cette production, au lieu d'être simplement arrêtée ou entravée, est déviée vers d'autres formes de la vie que l'animalité. Toute production monstreuse est rigoureusement fantastique, et non pas zoologique : elle exige, outre l'effacement de l'activité naturante, semence ou force formatrice, l'intervention, peu ou prou, d'une autre puissance, qui ne saurait être tenue pour positive, encore qu'elle doive produire des effets formatifs , le monstre absolument informe n'étant pas proprement concevable. D'où la place centrale réservée aux monstres produits «par imagination».

Tout d 'abord, et selon les observations médicales, l'imagi­nation est apte à modifier la vertu formatrice, aussi bien que la commixtion des semences. Car la puissance formatrice, qui est très exactement «le concept», ne saurait être matérielle : elle relève de l'âme. C'est donc par une voie tout à fait natu­relle et parfaitement tracée que l'imagination intervient dans la conception. Si la génération est répétition du même, si le fils est toujours l'image du père, c'est parce que la mère ne cesse d 'avoir en l'esprit cette image : la fonction du mâle, comme fonction paternelle, est formelle et spirituelle. Il n'y a donc pas à s'étonner, pour peu que la puissance formatrice légitime soit perturbée (excès ou défaut) qu'une imagination déréglée ou affolée en prenne la relève et donne Je jour à des monstres. Ce processus n'est pas essentiellement différent du processus générateur tenu pour normal, puisque la forme n'est jamais transmise par une inscription matérielle: « Damascene, autheur grave, atteste avoir veu une fille velue comme un Ours, laquelle la mère avait enfantée ainsi difforme et hideuse, pour avoir trop ententivement regardé la figure d'un sainct Jean vestu de peau avec son poil, laquelle estoit attachée aux pieds de son lit pendant qu'elle concevait. » (Ambroise Paré, Des monstres et prodiges, ch. IX, p. 35.) (10)

(10) Cf. Ambroise PAR!l, Des monstres et prodiges (édition critique et commentée par Jean Céard, Droz, Genève, 1971), p . 37: «L'an mil cinq cens dix sept, en la paroisse de Bois le Roy, dans la forest de Biere, sur le chemin de Fontaine-bleau, nasquit un enfant ayant la face d 'une grenouille,

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Dès ce moment, on voit que les monstres produits par le 111élange des semences relèvent aussi, en fait, de l'imagination, pu isque ce qui se mélange n'est pas une substance matérielle, 111ais bien des représentations, qui portent l'hérédité spécifique.

Il faut remarquer l'insistance de Liceti, par rapport à Ambroise Paré, pour ramener le plus possible à l'imagination ll-s m onstres composés et pour réduire au minimum les cas proprement monstrueux où c'est un accouplement matériel qui . 1 engendré le monstre. L'accouplement n'est pas nécessaire, puisque c'est l'imagination qui fait la forme, il n'est pas suffi­-iant à faire le monstre puisqu'est absolument requis le fan­' asme. Des accouplements monstrueux peuvent donner nais­-.ance à des êtres normaux, si du moins la puissance formatrice -;aine est suffisamment forte.

Comment comprendre ce discret mais net décalage de Liceti à l'égard de Paré? ce n'est point simplement que le premier fait figure de savant par rapport au second : il est vrai que Liceti tente d'expliquer, là où Paré, sans grand discerne­ment, se contente de recenser. Il ne s'agit pas non plus d'une -;orte de réticence à évoquer les unions contre-nature, pour y substituer les accidents de la représentation, qui ne sont pas moins dangereux mais qui laissent sauve la morale (11) : au contraire, Liceti rappelle combien sont fréquentes, voire usuel­les, ces sortes d'accouplements (ouvrage cité, p. 82), mais il résist e pourtant. Il garde une incrédulité tenace non quant à l'existence de tels monstres composés, mais quant à leur expli­cat ion par le mélange des semences. Les arguments avancés sont essentiels en ce qu'ils permettent d'établir que, par rapport à Ambroise Paré, Liceti dispose, au moins implicitement, d'une

qui a esté veu et visité par Maistre Jean Bellanger, Chirurgien en la suite de l'Artillerie du Roy, ès presences de messieurs de la justice de Harmois, à sçavoir honorable homme Jacques Bribon, Procureur du Roy dudit lieu, et Estienne Lardot, Bourgeois de Melun, et Jean de Virey, Notaire Royal à Melun, et autres ; le pere s'appelle Esme Petit, et la mer Magdaleine Sarboucat. Ledit Bellanger, homme de bon esprit, desirant sçavoir la cause de ce Monstre, s'enquist au pere d 'où cela pouvoit proceder; luy dit qu'il estimoit que, sa femme ayant la fièvre, une de ses voisines luy conseilla, pour guerir sa fièvre, qu'elle print une grenoüille vive en sa main et qu'elle la tint jusques à ce que ladite grenoüille fus morte ; la nuit elle s'en alla coucher avec son mary, ayant tousjours ladite grenoüille en sa main; son mary et elle s'embrasserent, et conceut, et par la vertu imaginative ce monstre avoit été ainsi produit, comme tu vois par ceste figure».

(11) " N'importe quelle femme, sans péché d'adultère ou de paillardise, aura pu enfanter un monstre dont les membres ressemblent à ceux d'ani­maux de différentes espèces. » Fortunio LICETI, De la nature, des causes, des différences des monstres, édité par le D' F. Houssay, Hippocrate, Paris, 1937, p. 78.

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théorie des monstres tout à fait spécifique, ni zoologie, ni anthropologie.

Le premier argument n'est pas, comme on pourrait le croire, de simple critique rationnelle: «On dit qu'autrefois, pendant la guerre des Marses, une femme du nom d'Alcippe accoucha d'un éléphant. Des récits nous apprennent que telle est la chasteté, la pudeur de ce pachyderme que rien ne peut le forcer à couvrir sa mère, et que si par hasard on use d'un subterfuge pour y arrive et qu'il s'en aperçoive, il en éprouve une telle horreur qu'il se tue. Il se cache même avec tant de soin pour se livrer à l'amour, qu'on se demande comment un si gros et si grand animal pourrait avoir des rapports avec une femme, comment même une femme oserait se soumettre à une telle bête : ne serait-elle pas écrasée sous le poids d'une si énorme masse! Je croirai encore moins cette aventure de la femme d'Helvétie, engrossée par un lion» (ouvrage cité, p. 83). L'énormité - c'est le cas de le dire - de cet exemple ne conduit pas à le poser comme inventé. L'existence d'éléphants nés du ventre de la femme n'est pas mise en question, l'incrédulité porte seulement sur leur mode de génération : en ce cas, il est clair que la cause ne peut être le mélange des semences, puisque pareille union est mécaniquement impossible. Cet exemple mon­tre donc que la génération des êtres semi-humains, semi-ani­maux ne doit pas, en général, se penser comme le fruit d'une union monstreuse, même lorsque celle-ci n'est pas matérielle­ment impossible. L'imagination est toujours absolument requise. Liceti entrevoit ce fait fondamental que l'effacement ou le mélange des types spécifiques ne peut relever que de l'imagi­naire, est toujours rigoureusement contre-nature, ce qui est découvrir que la dimension fantasmatique est essentielle pour constituer le monstre, que la science des monstres doit être plutôt phénoménologie qu'histoire naturelle.

Le second argument est plus clair encore. Il s'autorise d'une référence magistrale : « Aristote enseigne que les animaux de différentes espèces s 'accouplent et engendrent un produit sem­blable à eux, à condition que leur taille, leur temps de portée, leur nature n 'offrent pas trop de différences entre elles» (ibid., p. 82) . Mais justement, ces unions, loin de prouver le caractère causateur du mélange des semences, attestent le contraire, puisque ce qu'elles produisent ce sont de nouvelles espèces animales (comme le mulet) non des monstres. Le cercle est clos: il y a des monstres, mais ils ne peuvent provenir d'une commixtion des semences (témoin: l'enfant à tête d'éléphant); il y a des unions contre-nature, mais elles ne produisent pas des monstres (témoin: le mulet).

Par suite, l'animal mi-homme/mi-bête (voir l'illustration) n'est ni homme, ni bête, n'est pas vraiment un animal. La

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théorie des monstres doit se dissocier de la biologie et penser les limites de l'animalité elle-même. La théorie de Liceti ne doit donc pas être tenue pour naïve, et c'est sans doute cela qui la distingue vraiment des catalogues d'Ambroise Paré. Car si Liceti admet l'existence de monstres composés, il refuse nettement d'en faire des animaux, de leur donner l'existence à l'intérieur d'un domaine redevable de la description zoologique : le mons­tre est très exactement déterminé comme un animal fantastique, c'est-à-dire comme un animal hors-espèce, dont la conception et la naissance ne sont pas celles des vivants. Le monstre est affaire d'imagination plutôt que de matrice ou d'accouplement.

C'est là simplement prendre au sérieux, sans distance, le projet d'une zoologie fantastique : car il est vrai que les mons­tres existent comme produits de l'imagination et que c'est bien à ce titre qu'ils doivent être étudiés, même si Liceti objective cette imagination, lui laisse la possibilité, articulée aux défail­lances de la semence matérielle, de donner chair et sang à des fantasmes et de peupler, dans le monde, un règne parallèle à la série écologique. Il reste qu'est identifiée, là, l'animalité spé­cifique du monstre. L'intermédiaire ne relève plus de la pro­blématique naturaliste du principe de continuité, car ce genre d'intermédiaire, nullement monstrueux, est affecté du signe de la présence dans la série animale: c'est le singe d'Aristote, ou tous les hommes des bois qu'on voudra repérer pour marquer d'un plein les chaînons manquants dans la concaténation des

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êtres. Lorsqu'il est monstrueux, l'intermédiaire n'est plus mé­diété, mais composition, et il relève alors d'une problématique de l'imagination, éminemment signifiée dans la possibilité infi­nie et déréglée de combiner entre eux les êtres réels, ou leurs parties (cf. Descartes, Première Méditation, § 6). Tout monstre composé est chimère plutôt que bête et, de ce fait, s'installe dans un champ spécifique où ce qui bouscule la fixité des espèces se met hors de toute espèce et renvoit à une puissance originaire d'invention des formes vivantes : ce qui est diabo­lique dans le monstre, c'est qu'en lui la subjectivité rivalise avec la nature pour inventer des animaux. Mais c'est là plutôt une subversion de l'animalité, un jeu avec ses formes qui en épuise les possibilités et dévoile comme une limite, dans l'union de l'humain et de l'animal, la censure même qui retient leur distinction. Si ce qui mobilise la fixité des espèces, ce n'est pas le dérèglement du désir procréateur, mais, dans l'ivresse ou le sommeil, la passion de l'imaginaire, alors, c'est que l'espèce ne se distingue de l'autre espèce que par la puissance répressive qui asservit la fantaisie et qui fait, du même mouvement, la nature et la science de la nature, selon un partage bien tracé.

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On comprend alors - contre-épreuve qui referme l'ana­lyse - la haine de Liceti (et non moins d'Ambroise Paré) pour ces faiseurs de monstres, qui, par des artifices matériels, jouent de la polymorphie des principes séminaux et fabriquent ses objets à l'imagination impuissante des badauds de foire, au moyen de laborieuses et lucratives manipulations: «Il n'est pas extraordinaire de voir des Bohémiens parcourir le monde en exhibant des monstres curieux et difformes. Pour fabriquer ces difformités, ils avivaient les parties charnelles du corps de

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jeunes enfants, comme le dos, le nez, les bras et les accolaient l'un à l'autre. La nature les affermissait par la transfusion du sang et la nourriture les unifiait. Il ne leur restait plus qu'à amputer quelque autre partie, pour donner un aspect mons­trueux plus horrible. Que Dieu nous préserve de tels misérables et qu'ils soient sévèrement punis par les rois et les princes ! » (Liceti, ouvrage cité, p. 43 ; cf. aussi Ambroise Paré, ouvrage cité, ch. XX à XXIV.)

En aucun cas, les productions monstrueuses ne relèvent de la nature qui ne leur prête que le réceptacle d'une matière pour accueillir la forme. C'est ainsi que l'imaginaire peut exis­ter, même s'il est bien isolé comme étant d'imagination, non de nature. Ici, est entièrement constituée la notion d'animal monstrueux, comme animal inclassable et non naturel, néces­sairement caractérisé, alors, par son rapport à l'imaginaire, né de l'union des représentations plutôt que de l'union des corps. Par quoi l'ébranlement de la frontière de l'homme à l'animal, ne pouvant être le fait de la nature, ne pouvant être que fan­tasme, se révèle comme transgression radicale qui affirme d'autant mieux la validité de cette frontière ; résumons Liceti : c'est parce qu'aucun mélange n'est possible de l'homme à l'ani­mal, aucun intermédiaire, que le monstre est monstrueux. C'est cela seul qui le caractérise comme animal fantastique : on ne le rencontrera jamais dans aucun Jardin; ni même dans aucune foire, où l'on ne présente que d'ignomigneux artefacte. Son lieu est d'imagination: ce sont les livres, comme le catalogue d'Ambroise Paré, qui rassemble écrits et représentations, les rêves et angoisses des femmes en gestation, enfin, aussi, les observations des accoucheurs, scène où, comme on le sait de­puis Socrate, il y a à décider de ce qui est bien formé ou non, de ce qui appartient à la nature ou n'est que chimère, en ces rives de la lumière par où se fait l'entrée dans le monde, donc en bordure de la réalité (12).

(12) Cf. le Traité complet des accouchements naturels, non naturels, et contre nature, par le Sieur DE LA MoTTE, Paris, 1765, t. 1 : « Je demandai à mon tour à quelques-uns de ces Messieurs, si, selon M. Descartes, cela (a) se devait appeler enfant ou bête, âme ou machine, puisque l'enfant diffère de la bête, en ce que l'enfant a une âme, et que la bête n'en a point, que l'âme est une substance qui pense, et que la bête ou machine étant inca­pable de penser, n'a par conséquent point d'âme,, (p. 597-598) et : c c'était une nécessité qu'ils convinssent de la fausseté de leur principe, ou que cet enfant était une pure machine, ce qui ne se pouvait raisonnablement dire, et qui paraissait tout-à-fait insoutenable, puisque cette petite fille était des mieux formées, et qu'elle avait un des plus beaux visages qui se put voir à un enfant nouveau né, et à laquelle j'aurais administré le saint Baptême, si j'étais venu au moment qu'elle était encore en vie» (p. 598).

(a) II s'agit d'un enfant né « sans cerveau».

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702 CRITIQUE

ANOMALIES ET ANIMALITÉ

La mise à mort des monstres est la tâche réservée à la tératologie. Il faut réduire l'imaginaire à de }'imaginé, réduire le monstre à l'animalité, et, pour ce faire, mettre en place une nouvelle étiologie qui reconduise au néant les croisements même fantastiques. C'est l'œuvre d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (13).

Réduire l'imaginaire à de !'imaginé, c'est, par la production d'un savoir scientifique des phénomènes monstrueux, dessiner la ligne de rupture qui doit renvoyer du côté du fabuleux tout un pan du discours sur les monstres. Ce travail d'exclusion, I. Geoffroy Saint-Hilaire l'exprime à travers une réflexion sur l'histoire de la tératologie et dans l'élaboration de ses propres concepts. Procédure tout à fait remarquable puisqu'on ne ren­voit pas à la face des discours fabuleux un réel empirique qu'ils ne connaissent pas (les monstres réels qu'ils ignorent, les mons­tres légendaires qui n'existent pas : c'est la critique qu'on est tenté, sans cesse, de produire à l'égard d'Ambroise Paré, qui ajoute foi aux récits et aux observations les plus invraisem­blables), mais bien un autre discours et un autre savoir qui ne constituent pas moins leur objet.

Par là, I. Geoffroy Saint-Hilaire enlève au monstre la marque du fantastique comme marque essentielle : le monstre n'est fantastique que pour un moment du savoir, et le déve­loppement même du savoir réduira ce fantastique en faisant revenir le monstre au sein de l'animalité, donc de la réalité, et en désinvestissant de tout fantasme la composition des espèces. Dans l'avant-propos historique de son ouvrage, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire ne récuse pas les animaux fantastiques au nom de leur inexistence, mais les situe comme objets de la science des monstres en son premier état. Us peuvent alors être pensés sous les catégories générales du développement des sciences : toute science passe par trois périodes, une période « fabuleuse», où le discours scientifique ne saisit pas le réel, ne constitue pas son objet dans un véritable domaine d'expé­rience; une période «positive», où les faits sont reconnus et inventoriés sans mélange d'imagination ; et une période « scien­tifique», où lois et théories sont mises en place (I, p. 1-9) . Le monstre n'est donc pas une particularité du règne biologique, mais toute science a eu, pour un moment, ses monstres, en tant qu'elle a eu une période fabuleuse. A ce titre, le monstre, n'ayant pas d'objectivité, étant exclusivement imaginaire, ne met plus en cause les lois de la zoologie.

(13) Isidore Geoffroy SAINT-HU.AIRE, Histoire générale et particulière des anomalies de l'organisation chez l'homme et les animaux, ou Traité de Tératologie, trois tomes, Bruxelles, 1837.

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Restent les monstres existants, ceux dont doit traiter la Lératologie. On s'emploiera à montrer qu'ils ne sont pas des monstres. Toute la tératologie se ramène à la destruction des monstres, à établir que les phénomènes qu'on désigne ainsi relèvent b ien de la science et ne sont pas «monstrueux», car ils ne portent atteinte à aucune rationalité fondamentale, et s'incluent parfaitement dans le régulier et !'organisé: la science des monstres n'est pas une zoologie réservée, mais, par son articulation stable à l'ordre du savoir, est «une science dis­tincte, comme une branche spéciale de la grande science de l'organisation» (I, p. 1). Aussi, au terme de «monstruosité», faut-il substituer celui d' « anomalie » (I, p. 22 et 77), d'abord parce que l'anomalie intègre le monstrueux dans des lois géné­rales, ensuite parce que, dès ce moment, le monstre cesse d'être pensé hors de l'animalité, mais devient un animal comme les autres, une espèce sui generis (I, p. 90), identique à l'indi­vidu (14).

La tératologie se fonde en constituant son objet, c'est­à-dire en faisant disparaître les monstres : par rapport à Aris­Lote (Génération des animaux, IV, ch. 2) et à Ambroise Paré, qu'il cite parmi d'autres, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire établit que le monstre n'est pas «une faute de la nature», mais un animal à part entière, une organisation spécifique, et non pas un échec de l'organisation ou le résultat de la contamination ou de la composition de plusieurs types spécifiques.

De là, l'essentiel du travail d'l. Geoffroy Saint-Hilaire, qui produit un nouveau concept du rapport de l'humanité à l'ani­malité, en repensant l'explication des fameux monstres compo­sés : tout se déploie autour de la récusation et du retravail de la notion de type spécifique, élaborée à partir de l'embryologie et non plus à partir d'une problématique de l'emboîtement des germes (15). Les mélanges fabuleux entre espèces, les faits -· fréquents - de mélange, chez un vivant, de traits appar­Lenant à des espèces distinctes (présence d'un appendice cau­dal chez l'homme, par exemple) ne sont pas des mélanges, mais résultent d'arrêts ou d'excès de développement, donc relèvent de l'embryologie et non pas d'un désordre hybridateur. Le rapport à l'embryologie permet de définir la tératologie comme la théorie des inégalités de formation et de développement, ce

(14) Dans la classification des anomalies, le « monstrueux,. réapparaît, mais entièrement déterminé, comme «anomalie complexe», correspondant à un type d'organisation générique, par opposition d'une part aux " hémi­téries » (anomalies simples) et d'autre part aux hétérotaxies et hermaphro­dismes (anomalies complexes, mais non génériques), cf. t. I, p. 26.

(15) Ce qui implique la subversion du concept d'espèce, disjoint de la notion, jugée métaphysique, d'origine ou d'engendrement, au profit de sa détermination méthodique par la classification naturelle.

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qui institue un rapport nouveau à la zoologie (III, p. 311). Le champ tératologique se remplit par un système de doubles comparaisons : d'abord, l'homme adulte est comparé à l'em­bryon, ce qui permet de dégager les lois générales des forma­tions organiques ; ensuite, les animaux sont comparés à l'homme adulte et à l'embryon, et, du même coup, «les faits généraux de l'organisation animale considérée dans toutes les espèces et dans tous les âges » (I, p. 11) s'éclairent à la lumière du développement embryogénique. La tératologie permet alors de penser « le rapprochement naturel entre les degrés divers de la monstruosité et ceux de l'échelle animale» (I, p. 14), et on peut appliquer à la classification des monstres, ramenés au type commun, les formes et les principes de la méthode linnéenne.

La série zoologique intemporelle, l'échelle des espèces, est ramenée, appliquée, à «la série des âges», et de même la «série tératologique: «De là, les ressemblances que j'ai eu si souvent à signaler entre les anomalies d'une espèce et l'état normal d'une autre. Tout animal frappé d'un arrêt de formation ou de développement doit réaliser des conditions appartenant nor­malement à des genres, à des ordres, souvent à des classes inférieures. Tout excès donne au contraire au sujet qui en est affecté, une ressemblance ou une analogie plus ou moins mani­feste avec les êtres placés au-dessus de lui dans la série. C'est, en effet, ce que l'on a pu vérifier de la manière la plus positive dans une multitude de cas » (III, p. 313). La vieille probléma­tique fantastique des communications entre espèces éclate en morceaux (16). Mais, à cette problématique tenait aussi, on l'a vu, l'idée d'une frontière infranchissable de l'homme à l'animal, puisque le monstre se donnait dans un geste de trans­gression, et angoissait la représentation. Aussi, la disparition du monstre au sein de l'animalité ordinaire se paye-t-elle d'une autre transgression: l'éclatement du concept d'espèce. Les mélanges ne sont plus des mélanges, les êtres monstrueux, les anomalies, se produisent dans l'imitation interne d'une espèce

(16) Quelques morceaux tiennent bon, pourtant: cf. t. III, p. 380 et sui­vantes, où Isidore Geoffroy Saint-Hilaire étudie, de façon nuancée, l'action « des impressions morales et des passions de la mère" sur l'appari­tion de certaines anomalies. En outre, à propos des taches mélaniennes, traditionnellement attribuées à l'imagination de la mère, il est impossible de ne pas citer la page suivante : « C'est ainsi qu'une petite fille née à Valenciennes pendant la révolution, en l'an III, portait sur le sein gauche un bonnet de la liberté. Il n'y a sans doute rien de remarquable dans cette anomalie considérée en elle-même; mais ce qui l'est beaucoup, c'est que le gouvernement de l'époque crut devoir récompenser, par une pension de 400 francs, la mère assez heureuse pour avoir donné le jour à un enfant paré par la nature elle-même d'un emblème révolutionnaire ,. (t. I, p. 236).

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par une autre, sans croisements contre-nature. Mais la nature " changé, elle n'est plus ce quadrillage tranquille qui isole les animaux entre eux et met de côté l'espèce humaine. C'est en lui-même que chaque vivant porte sa différence, et la mons-1 ruosité devient un destin qu'aucun vivant ne peut exclure pour sa descendance. Le monstre est trivial, promis à séjourner dans les pavillons des hôpitaux plutôt que sur les tréteaux des foires.

La tératologie bouleverse donc la zoologie en obligeant à penser la continuité de l'homme à l'animal, à penser en l'homme une animalité au sein de laquelle il se constitue, sans privilège aucun. La série zoologique cesse d'être une série axiologique: la science scientifique des monstres aboutit à ce résultat para­doxal non seulement de tuer les monstres, mais d'effacer défi­nitivement, dans la mise en place d'un savoir positif, outre la ligne de démarcation de l'homme à l'animal, toute préséance de l'humanité dans le jardin des espèces, débarrassé de toute imprégnation finaliste. Le rapport idéologique de l'animalité à l'humanité est entièrement renversé par la problématique embryogénique: si l'on peut imaginer ce qui devrait résulter d'un arrêt de développement chez les êtres les plus simples et les moins développés, il est difficile de le savoir scientifique­ment; en revanche, on peut savoir - et très sérieusement -ce que doit produire un excès de développement chez l'homme : non pas on ne sait quel surhomme, mais précisément un homme qui aurait l'air d'être redevenu une bête. Car il n'y a pas de « développement » en général, ce n'est pas une essence qui se développe, mais un ensemble d'organes, et l'homme n'est pas globalement plus « développé » que les autres animaux, il jouit seulement d'un développement différent, supérieur pour cer­tains organes, inférieur pour d'autres. D'où la réponse: l'homme, comme chaque espèce, développe plus ou moins certains carac­tères, qui, s'ils se développaient encore, l'égaleraient aux autres animaux qui les ont développés à ce degré (sans en développer d'autres) et sont, en cela, « supérieurs » à l'homme. Ses poils pousseraient au point de lui donner une fourrure qu'envieraient les renards et les ours, ses dents lui permettraient de rivaliser avec les carnivores les plus sanguinafres, sa colonne vertébrale lui procurerait une queue digne du marsupilami (III, p. 315). Au-delà de l'homme, c'est plutôt le diable que l'ange.

Conclusion à laquelle il faut bien venir ou revenir : la tératologie est la contre-épreuve de l'anthropologie, et la philo­sophie zoologique y vient confirmer et situer la zoologie philo­sophique. Si le monstre composé est décidément fabuleux, alors est fabuleuse aussi cette frontière qu'il paraît trans­gresser. Si le monstre relève de l'imaginaire, l'opposition de

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