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    La machine est un objet neutre dont l'homme est le matre

    Il est redoutable de s'attaquer ce lieu commun, car il reprsente la base, lafondation, la pierre d'angle de toute la construction dans laquelle l'homme moyen lasuite des socio-penseurs (catgorie optimiste) prtend faire entrer la technique, ses

    pompes et ses uvres, l'humaniser, et, par l, se rassurer. Or, si nous effritons si peuque ce soit ce moellon, l'difice risque de nous tomber sur la tte, et comme il estconstruit d'arguments aussi gros que l'Arc de triomphe, on n'en sortira pas sans mal.videmment, l'on peut garder son sang-froid en considrant que ce lieu commun estinattaquable, ferme comme granit. Car enfin, quoi de plus certain ? Je suis dans uneauto ; elle ne marche pas sans moi ; je suis le matre de la faire aller droite ou gauche, de l'arrter ou de la pousser la limite de ses possibilits ; et, suivant la belleet satisfaisante comparaison (et surtout originale) de l'auteur bien connu qui a lucidce problme, l'homme est la machine comme l'me au corps . L'ide de machines

    qui prendraient leur autonomie par rapport l'homme, de ces robots qui deviendraientcapables de conscience, ce n'est que science-fiction, et n'a aucune chance de seraliser. Rappelons-nous l'espce de crainte superstitieuse qui a saisi le bon peuplelorsqu'il fut en question de machine penser. Quoi ! L'homme se voyait dpouill dece qu'il tenait pour sa plus haute prrogative, sa fonction minente, qui le distingue del'animal ! tre dpouill par une machine ! Mais ce n'tait l que cauchemar deprimaires prts s'alerter. Car on sait maintenant que la machine ne pense pas. Ellersout des problmes, elle traite des textes, elle calcule des probabilits, maisseulement partir de l'nonc qui lui est propos par l'homme, partir du programmetabli par l'homme. Or, ce qui est l'opration intelligente, dcisive, c'est justement devoir le problme, de poser correctement l'nonc, de faire un programme de travailexact : le reste n'est plus qu'opration mcanique, et la machine n'entre en jeuqu'aprs la pense, et au service de l'homme qui est le roi. Et, bien entendu, c'estencore plus vident si nous pensons la neutralit morale ! Comment donc lamachine pourrait-elle tre oriente d'elle-mme vers le bien ou vers le mal ?Comment la machine pourrait-elle dcider du bien et du mal ? Elle n'est rien de plusqu'un outil, et l'homme qui s'en sert, le fait pour le bien ou pour le mal suivant ce qu'ilest lui-mme ! Est-il ncessaire de s'tendre sur ce qui parat tre raison convaincante,explication satisfaisante, mais qui n'est que truisme superficiel, ne tenant aucun

    compte d'une autre ralit ?

    *

    La ralit c'est d'abord le fait qu'il n'y a pas une machine, mais des centaines quientourent l'homme et crent autour de lui un monde nouveau. Si l'homme peutprtendre tre matre d'une machine, et mme de chacune des machines considressuccessivement, peut-il prtendre tre le matre de l'ensemble technique dont chaquemachine est une pice ? Le conducteur d'auto a un acclrateur, un dbrayage, un

    frein, un volant, etc. sa disposition. Il peut se dire qu'il est matre de l'un et de l'autrede ces instruments ; mais le problme n'est pas l : il s'agit d'tre matre de lacombinaison entre ces lments, c'est seulement en manipulant l'un par rapport

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    l'autre que l'on conduit l'auto. Il en est de mme pour la socit technicienne : ce n'estpas une machine plus une, plus une, etc., c'est de leur combinaison qu'il s'agit. Or,cette combinaison, ce complexe mcanique et technique, qui le possde ? Lorsqu'unouvrier est oblig de fournir tel rythme de travail et tel horaire cause de la machine,peut-on dire qu'il en est le matre ? Peut-tre pas ! Mais le patron... le patron ? S'il a

    adopt cette machine, c'est parce qu'elle est le dernier mot du progrs technique. Iln'est pas davantage matre de la choisir ni d'en modifier l'usage : cet usage est dictpar la structure interne de sa socit et par l'apport en matire premire venantd'autres machines et par l'appel d'emploi de la machine qui suit. L'enchevtrement detoutes les machines, celles des usines et celles des transports, celles des bureaux etcelles des distractions, celles de la nourriture, celles de l'hygine et celles del'information, fait que l'ensemble de la socit en est modifi, que l'chelle desvaleurs, les processus de jugements, les modes de vie, les comportements en sontmodifis, et qu'il n'est aucun centre exact o l'homme puisse prtendre se saisir en

    toute indpendance de la machine (laquelle?) pour l'utiliser son gr ! De toutefaon, si l'homme utilise la machine, c'est l'intrieur d'une socit dj modifie,transforme par la machine, indpendamment de la volont, de la dcision del'homme. Qui plus est, prenons au moins conscience de ce que l'homme lui-mme estdj modifi par la machine. Ce ne sont pas seulement les formes sociales et lesinstitutions et les rapports sociaux : l'homme dans sa vie affective, dans ses intentionset ses projets, dans ses jugements et prjugs, dans ses habitudes et comportements,dans ses besoins et sa pense, est modifi, qu'il le veuille ou non, qu'il en aitconscience ou non, du simple fait qu'il vit dans un milieu mcanique et en proie lalogique des machines. Il est absolument superficiel de dire : il y a d'un ct l'homme,chevalier sans peur et sans reproche, indpendant, autonome et souverain, de l'autrela machine, objet, aussi objet qu'un bton. En ralit, ce qui existe, c'est un complexeconstant et stable homme-machine : constant, car l'homme passe sa vie aller d'unemachine une autre ; stable, car c'est la mme relation qui s'tablit sans cesse del'homme chaque machine. C'est cet homme vivant dans cette socit (construite enfonction de la machine) et modifi lui-mme par la machine qui utilise la machine.Mais comment pourrait-il prtendre la matriser et l'obliger suivre ses propres voies,alors qu'avant mme d'avoir pris conscience du problme, il est dj transform,adapt la machine, et structur par elle ? Si la machine reste un outil entre les mains

    de l'homme, c'est d'un homme conditionn par cet outil qu'il s'agit. Cela tant encoreaccentu depuis les techniques psychologiques se sont prcisment assign commeobjet de ce conditionnement de l'homme !

    Peut-tre ; mais quand mme, pour le bien et pour le mal, c'est l'homme seul qui endcide ! Ce n'est pas sr du tout ! Car les critres du bien et du mal sont fluctuantsselon les moments et les milieux. En fait, il apparat de plus en plus clairement que lemilieu technicien produit une morale nouvelle(1), avec une conception du bienabsolument diffrente de celle des Grecs ou du Moyen ge ou du XVIII sicle. Et

    c'est l'influence de la machine qui conduit l'homme dans une vision nouvelle de cebien et de ce mal. D'ailleurs dire que la machine est neutre, et que par consquent elle

    (1) Sur la morale technicienne, voir J. Ellul,Le Vouloir et le Faire, II partie, chap. VI.

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    ne saurait rien dcider, ne veut rien dire. Car il y a des choses parfaitement neutresqui pour l'homme sont nocives, et qui font non pas le mal mais du mal,indpendamment de tout usage volontairement mauvais. Le gaz carbonique est neutremoralement, pourtant s'il se rpand dans une pice, les effets n'en sont pas trsheureux pour les occupants ! La machine moralement neutre peut ainsi avoir des

    effets vitaux (mais aussi moraux) qui ne le sont pas du tout. Je sais qu'ici lacontestation la plus vive rgne, qu'il y a des psychologues, des sociologues estimantl'effet bnfique et des psychologues ni moins valeureux ni moins nombreux estimantl'effet nfaste. Je n'a pas en juger, mais seulement retenir que si neutre soit-elle, lamachine en soi des effets psychiques et moraux, qui (en bien ou en mal n'en disonsrien) ne sont absolument pas neutres !

    *

    Prenons la question par l'autre bout. L' homme , quand je prononce ce mot, je suistoujours plein de trouble, d'incertitude et d'anxit. Qui vise-t-on ainsi ? Aprs tout, lepremier homme que je connaisse, c'est moi. Est-ce de moi qu'il est question dans cetteformule ? Mais qui suis-je et que puis-je, et comment pourrais-je matriser la-lesmachines, toutes les machines ? Et le complexe technique ? Comment puis-je agir surla croissance des techniques ? et sur l'usage de l'nergie atomique ? et sur l'effet dudveloppement industriel ? J'entends bien : Vous, personnellement, n'avez certes agir que sur les machines votre disposition ! sur votre auto et votre tlvision. Et sichaque homme agit ainsi, la partie est gagne ? Eh bien ! ici je dis que celui quitient ce raisonnement est un hypocrite et un stupide ; un hypocrite, parce que tout

    homme qui rflchit, sait la somme extraordinaire d'efforts, de prise de conscience, devolont, de jugement ncessaire pour rester vraiment matre des machines usuellesqui nous envahissent, pour ne pas nous livrer elles, et ne pas suivre le courant deleur facilit. Il est impossible de demander chaque homme cet effort, il estimpensable que chaque homme puisse y accder. Jamais l'ensemble des hommes n'apu tre soumis une vraie ascse. Aujourd'hui plus que jamais ! Un stupide, parceque mme si chaque homme devenait vraiment matre des machines sa disposition,rien cependant ne serait rsolu, car il resterait le problme de la matrise du progrstechnique dans son entier, des structures globales de la socit technicienne : or ceci

    chappe tout le monde. En effet, un grand nombre d'appareillages n'appartiennentpas un homme, et ce sont les plus importants : qui peut se dire matre de l'nergieatomique ? Non ! L'homme, dans ce lieu commun, ce doit tre quelqu'un d'autre quele particulier individuel ! Mais qui ? Les hommes politiques, les chefs d'tat, ceux quiexercent l'autorit ? Hlas ! nous savons quel point, dans tous les pays du monde,l'homme politique reste sans prise et sans effet sur la technique, quel point il estconditionn par la technique (avec l'tat et l'administration mme!) (2). Nous savonsbien que le politicien ne dirige rien en ces affaires, d'abord parce qu'aucun ne dcide,mais qu'ils sont dix, cent concocter ensemble ; parce qu'ensuite leurs motifs de

    dcision sont dfinis par leur concurrence, et de ce fait qu'ils ne peuvent qu'obir latechnique, celle-ci leur assurant plus de puissance et d'efficacit ; parce qu'enfin,

    (2) Cf. J. Ellul,L'Illusion politique, chap. II et III.

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    aucun n'a l'envergure intellectuelle et spirituelle pour tenter de matriser lephnomne, que d'ailleurs gnralement il n'ont mme pas entrevu. Alors ? Lestechniciens ? Mais le technicien ne peut matriser la technique, car il est ultra-spcialis, ne discerne qu'un tout petit coin de l'affaire et ne met pas les pieds dans lechamps du voisin. D'ailleurs, le technicien est moins capable que quiconque de

    matriser la technique, parce qu'il est entirement habit par elle. Alors ? Lesintellectuels ? les spirituels ? Parmi eux, certains sont les plus clairvoyants ; ilsvoient, comprennent et possdent telles qualits ncessaires, mais ils ne sont investisd'aucun pouvoir. La socit actuelle dans son entier les rejette sur les bords ducourant, les place dans la situation de spectateurs et leur dnie toute comptence, moins que... ils n'acceptent la civilisation technicienne, et renonant leur qualit,leur indpendance, ils se mettent son service et deviennent statisticiens, et GrandsJustificateurs intellectuels et spirituels de ce qui est. Non, dcidment, aucunhomme n'est apte remplir la fonction assign par notre lieu commun l'homme.

    Heureusement, la question se tranche aisment grce l'idalisme. Il est bien videntque l'homme dont il s'agit, ce n'est ni vous ni moi (ouf ! Je l'ai chapp belle!), maisl'Homme. Bien sr. Cet excellent prototype, archtype, monotype, antitype (maispoint type tout court!). Cet excellent abstrait. Cet Universel, Absolu, Tout-Puissant ;mais insaisissable et inconnaissable qui existe bien (peut-tre seulement l'tat deconcept mais quand mme!) depuis le temps qu'on nous l'affirme. O est-il ? je n'ensais pas davantage, et n'ai jusqu'ici rencontr personne qui puisse me renseigner.Comment est-il fait ? Quel est son caractre ? Assurment nez moyen, front bas,menton ordinaire, yeux indfinissables... Mais encore ? Rien. Peu importe, ce quicompte, c'est que ce soit lui qui soit charg de l'opration la plus difficile, la plussurhumaine (et c'est videmment pour cela qu'on l'ennoblit d'une majuscule!), la plusdcisive qui ait jamais t propos depuis le dbut de l'histoire. Maintenant que jesais quel est le responsable, je puis me tranquilliser et me tourner vers d'autresaffaires. Vous comprenez bien... la vie n'est pas facile, le travail, l'argent, les enfants,ah ! l l ! S'il fallait encore se compliquer l'existence avec ces histoires... Puisqu'il ya un responsable de la chose, qu'il se dbrouille. C'est l'Homme qui sera appel comparatre devant le tribunal de l'Histoire et non pas moi, s'il loupe son affaire. Jelui tire mon chapeau d'ailleurs, puisque grce lui je peux m'occuper de mes affairestranquillement.

    *

    Et tel est bien l'objectif du lieu commun ! Surtout ne nous tracassons pas trop. Ceserait d'ailleurs malsain psychologiquement et dangereux pour l'efficacit. Nevoyez-vous pas que le pauvre homme cot de vous a bien assez d'ennuis commea ! C'est rellement mauvais de soulever encore des difficults, des questions,surtout aussi insolubles que celles que vous vous obstinez poser ! Ce dont il abesoin, cet homme, c'est d'tre calm, rassur. Lui refuser ce dont il a si

    profondment besoin, c'est de la cruaut mentale, et pas chrtien du tout. De plus,soyons srieux, n'oubliez pas que ce bonhomme est employ des P. et T, et qu'il fauttrier 6 000 lettres l'heure. a, c'est du concret. Vous ne pouvez pas le nier. Et vous

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    savez bien que si vous lui mettez martel en tte avec vos histoires de machines, il nefera plus son travail avec cur, avec joie, avec srieux et rapidit. Or, ce sera mauvaispour lui (il finira par se faire renvoyer), mauvais pour les destinataires (vous serezbien avanc, hein ! si vous recevez vos lettres avec deux ou trois jours de retard, etvous serez le premier vous plaindre l'administration!), et mauvais pour la socit.

    Au contraire, si vous le rassurez sur la machine et la technique, tout fonctionnerabien. Et c'est seulement dans cette mesure que l'on pourra sans doute un jour rsoudrele problme que vous posez, et que nous ne ngligeons pas, soyez-en assur ! Et puisquand mme ! n'oubliez pas ce que l'homme a fait jusqu'ici ! Ses grandes et hautesuvres ! Il s'est bien souvent trouv dans des situations aussi critiques, aussi difficileset il s'en est toujours tir. Non ? Alors ? Il a toujours su dominer l'adversaire,pourquoi (si tant est que la machine soit un adversaire, ce que nous ne croyonsnullement) ne pourrait-il pas aussi diriger la machine ? Nous sommes matres de lasituation indiscutablement. La grandeur de l'homme ne saurait tre mise en question

    pour si peu. Bien au contraire, cette matrise assure l'homme le pleindveloppement de ses facults qui taient jusqu'ici entraves par manque de moyenset par un ensemble de mdiocres proccupations qui seront dsormais cartes. Ceserait quand mme trop triste de penser que l'homme n'emploierait pas pour le bienses plus grandes inventions, ce serait trop triste et inadmissible, car vous savez bienque l'homme choisit le bien ; la preuve, n'est-ce pas, c'est que nous puissions

    justement discourir ainsi. L'homme choisi le bien et la libert : et c'est parce que voustes libre, malgr toutes les machines, que vous procdez justement la critique de latechnique. Vous-mme, agissant ainsi, tes la preuve du contraire de ce que vousvoulez dmontrer !

    Ce petit discours que j'ai entendu cent et quelques fois nous exprime ingnument lavraie raison de notre lieu commun. Cette formule n'a aucun fondement d'observationni de rflexion, aucun contenu intelligible surtout quand elle est le fruit de nos grandsphilosophes, mais elle a une fonction psychologique et morale minente, une fonctionde cure d'me. Elle est l pour satisfaire la vanit de l'homme, qui ne peut pasadmettre d'tre mis en question par l'objet et qui se donne toujours le panache, lebrevet et les gants d'tre matre de lui comme de l'univers (y compris des machines).Elle est l pour garantir l'homme de toute quitude, pour lui assurer bonne conscience

    et lui attester qu'il n'a vraiment pas s 'en faire. Elle est l pour assurer le bonfonctionnement de la technique et pour empcher que ne se ternissent, par de mauvaissentiments, soupons, et ngation, ni la clart cristalline de l'me ni le cristallumineux des pures mcaniques.

    (Jacques Ellul,Exgse des nouveaux lieux communs.)