Upload
achille7
View
225
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 1/32
Revue Philosophique de Louvain
L'empirisme devant le problème de la bêtiseMichel Adam
Citer ce document Cite this document :
Adam Michel. L'empirisme devant le problème de la bêtise. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 82,
n°53, 1984. pp. 5-34;
doi : 10.3406/phlou.1984.6279
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1984_num_82_53_6279
Document généré le 25/05/2016
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 2/32
Résumé
La philosophie empiriste aborde bien le problème de la bêtise, mais elle estompe la spécificité de son
rapport avec la vie de l'esprit, puisque l'acquisition du savoir va de soi, la nature est décalquée dans le
savoir, puis dans le signe, la psychologie humaine prolonge la psychologie animale. La faiblesse
d'esprit n'est qu'une lenteur de constitution. Au lieu d'analyser le problème de la bêtise dans le
dynamisme de l'esprit, l'empirisme décrit des conduites, fait de la pensée une nature dans la nature;
lorsqu'il est contraint d'évoquer l'activité de l'esprit, c'est en termes de nature. Un tel contexte rend
impossible la compréhension de la bêtise, qui est trahison de l'engagement nécessaire du sujet envers
son aptitude à former des jugements.
Abstract
The empiric philosophy approachs effectively the problem of the silliness, but it obliterates the
specificity of its rapports with the life of the spirit, because the acquirement of the knowledge is made
with simplicity, the knowledge and the sign are traced over in the nature, the human psychology
prolongs the animal psychology. The feebleness of the spirit is only a slowness of constitution.
Empiricism describes conducts, considers the thinking a nature in the nature, rather than it analysesthe problem of the silliness with the dynamism of the spirit; when it is constrained to evoke the activity
of the spirit, it uses some expressions of nature. Such a context makes impossible the understanding
of the silliness, which is the treason of the necessary pledge of the subject towards his aptitude for the
formation of judgments.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 3/32
L'empirisme devant le problème de
la
bêtise
Goethe, lors d'un entretien avec Hegel, s'inquiéta de ce
qui
se
passait
lorsque
la dialectique était
utilisée
par des esprits faibles1. Si
une
telle
question a
un
sens, elle
le
doit à la nécessité, pour les philosophes, de
ne
pas
légiférer pour des esprits modèles, fût-ce dans le devenir
qui
doit
tout
parfaire. La
philosophie doit aussi se préoccuper du
cheminement
de
l'esprit et
de ses
difficultés propres.
Le problème de
la
bêtise
ne peut pas
être
occulté
par
le
désir
de
ne
s'adresser
qu'à
des
esprits
parvenus
à
une
pleine
maturité; c'est supposer le
problème
résolu. Transposons
l'interrogation de
Goethe et demandons
à l'empirisme comment il
interprète
la sottise. Le monde reçu étant le même pour tous,
il
serait trop
facile
de
répondre
que la sottise dépend simplement des
organes
sensoriels qui accusent
une plus
ou moins grande faiblesse.
En
questionnant
ainsi l'empirisme, nous désirons
chercher
si ses options sont capables de
donner une réponse satisfaisante. Ne
pas
pouvoir expliquer la bêtise
et
sa
signification
permettrait
de
mettre en
question son aptitude à répondre
sur
la
véritable
manifestation de
la
vie
de
l entendement
autrement
que
par des condamnations hâtives et condescendantes, comme
on
en
rencontre habituellement.
Rappelons d'abord que,
pour l'empirisme, toute
connaissance
a
son
origine dans
l'expérience
fournie par le monde extérieur.
C'est
pour
éviter un
savoir susceptible de tomber
sous le
doute
ou
capable de donner
lieu
à des
polémiques
strictement verbales
qu'il
faut dégager de
l'observation une
expérience
première au
sens de commencement
comme
au sens
de principe.
Grâce
à
ce premier élément
du* savoir toute
la
connaissance
pourra s'élaborer.
La
simple
perception
est
génératrice
de
toutes les démarches de l'esprit. Les objets agissent sur les
organes
des
sens,
qui occasionnent des
images, à
partir desquelles je
vais reconnaître
l'existence
d'idées. Les sensations sont
ainsi
la source de notre
connaissance.
1 Conversations
de
Goethe
avec
Eckermann, traduction
Jean
Chuzeville,
Gallimard,
1949, p. 467. Pour Goethe, un esprit «atteint de dialectique» aura toujours la
possibilité
de
retrouver la
santé
par l'étude de la nature, où il
retrouvera
le
«Vrai
éternel et infini».
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 4/32
6
Michel
Adam
II y a
des risques d erreur ou d'abord d'illusion. Pour
y
échapper,
il
faut
référer
l'image
au
réel perçu. Nous constatons la présence d'une
connaissance vraie lorsque
nous
pouvons
clairement établir
le
rapport
d'appartenance
entre
la
chose
et
l'image.
On
voit
la
possibilité d'éviter
l'erreur à
partir d'un
jugement; ce
jugement n'est
rien
d'autre que
l'établissement d'un rapport.
C'est
la clarté de ce rapport
qui
fera la
clarté de
l'idée. La sensation
a
droit
de cité
dans l'esprit
lorsque
celui-ci
perçoit
qu'il
a
reçu cette sensation et qu'il
a
pu la lier
à
son origine. Telle
est la
signification
de l'attention.
Par
le
biais
de l'attention,
je
vais pouvoir établir des rapports
permettant de
considérer
particulièrement telle idée, ou tel aspect de
l'idée.
Je peux ainsi les séparer, les comparer, les distinguer, elles
qui
par
une
sorte
d'attraction
s'appelaient
spontanément
les
unes
les
autres
par
association.
Mais cette
réflexion n'est pas tant
volontaire que proposée
par la
mémoire,
le
besoin,
la répétition. On sait que l'imagination n'est
pas la faculté
de
l'absence, ni l'art
de déformer les
images,
pour les
empiristes
c'est le pouvoir de
relier les
idées. L'esprit est dit passif
quand
il
reçoit
les
impressions, actif lorsqu'il
articule les images-idées
et lorsqu'il
les exprime par l'intermédiaire des signes.
Ce schéma veut établir une perspective de
départ;
mais, bien
entendu,
il
ne
peut suffire.
L'image
de l'empirisme a été marquée par la
statue
de
Condillac;
la
lecture
de
Hume
montrerait
que
l'homme
n attend
pas
simplement que l'odeur de rose l'atteigne.
Il agit
dans le
monde.
Aussi l'expérience n'est-elle
pas
seulement
la réception sensible,
mais
l'effectuation
d'une conduite dans un monde qui
me
contraint
à
cette démarche
et
non à
telle autre2. La
philosophie
est le
prolongement
de cette
activité, du
double
point
de vue de
la
mise
en ordre et
de
l'approfondissement. Ainsi,
je ferai tout
de même autre chose
que
de
redire ce que l'expérience avait déjà manifesté.
Comme
nous
l'avons
noté, le désir de clarté dans les idées exprimé par l'empiriste se caractérise
par
le
souci
de
retrouver
le
principe
à
partir
duquel
il
peut
justifier
l'idée
qu'il retrouve
en
lui.
Or
l'homme trouve
en
lui, Hume
y
insiste
suffisamment, non seulement les impressions fournies par
le
monde
sensible, mais les expériences intérieures de l'ordre des émotions ou des
passions.
L'empirisme
n'est
donc
pas
cette totale passivité, cette niaiserie
2
«De
cette conduite, il (l'homme)
n'est pas obligé de donner
d'autre raison que
l'absolue
nécessité
où il se trouve de faire ainsi», Hume,
Dialogues
sur
la
religion
naturelle,
I, Pauvert, 1964, p.
38.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 5/32
L'empirisme
et
le problème de la bêtise 7
qui met l'homme
en
dépendance
absolue avec
l'empirie3. La référence à
la sensation
est
d'abord la volonté de
retrouver
l élément simple, distinct,
du savoir. Ce désir de connaître,
lié
à l'expérience
d'une
inquiétude,
n'est
donc
pas
un
simplisme.
Cependant, il
faut
maintenant
interroger l'empirisme sur le
thème
précis de la bêtise. Celle-ci est associée
à
un dynamisme déficient de
l'esprit;
elle
nous
renvoie
à l étude de l'éveil de
la
pensée.
S'il
y a
une
difficulté
dans
l'empirisme, c'est donc ici
que cela
devrait se
manifester
de
la façon la plus sensible. Dans
cette
étude,
nous
retiendrons
simplement
quelques
auteurs
centraux, principalement Hobbes, Locke, Hume et
Condillac. Sans ignorer les différences doctrinales existant d'une
œuvre à
l'autre,
nous prendrons ici donc l'empirisme comme
un
courant
philosophique
global.
On
s'apercevra
facilement,
d'ailleurs,
à
quel
point,
pour
l'objet précis de
notre
étude, les pensées
seront
convergentes.
Il n'est
donc point de
notre
propos de
présenter
une étude d'ensemble de
l'empirisme, mais, sur
un point précis,
de
dégager
son aptitude
interprétative
en même temps que
ses limites.
Pour établir un lien avec le monde
extérieur
intervient le besoin.
Celui-ci
suscite en
nous
intérêt
et
tension.
La
pensée
peut alors
englober
l'objet désiré
et
le sujet désirant. L'intensité du
besoin
dynamise la
pensée; elle
fait
naître l'attention, utilise le souvenir. La
pensée
atteint sa
maturité en
jugeant,
/aisant des
rapprochements, esquissant
des
raisonnements.
Suivant ce cheminement,
le développement
de
l'esprit
va de soi.
Comme
le
corps se
développe au fur et
à mesure
des aliments
assimilés,
l'esprit au contact des sensations intégrées mûrit. «Ainsi la pensée croît et
se fortifie, parce qu'elle se nourrit, et parce qu'elle agit»4. Les bonnes
connaissances
doivent
être
fournies
par
le
monde
ambiant,
sinon
les
facultés ne
peuvent
s'exercer. De suite la difficulté est
niée
; la solution est
celle d'un problème
qui
n'est
pas
posé, qui n'est pas reconnu dans sa
spécificité.
Pour ne pas
être sot, l'homme
n'a
qu'à
ne pas
être sot,
au
sens
d'une faiblesse
de son esprit. «La différence
n'est que
du plus
au
moins.
Si on
n'est pas tout-à-fait imbécille,
on
peut l'être
à
certains égards; et
on
3 Pierre Trotignon,
De
l empirisme, in
Revue
de
l enseignement
philosophique,
août-
septembre 1967, pp. 1-15.
* Condillac, Cours d'études, Traité de l'art de penser, Vrin (reprise), 1982, p. 193.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 6/32
8
Michel
Adam
l'est
toutes les fois
que
la
pensée
se nourrit sans choix de tout ce qui
s'offre à
elle, et
que passive plutôt qu'active, elle se
meut au hasard»5.
L esprit
doit
donc s'assurer de bonnes connaissances et pour cela éviter
les
opinions,
les
préjugés,
les
erreurs.
Il
disposera
d'un
aliment sain
pour
son esprit
qui ne manquera pas
de croître.
Il
y a donc continuité entre le
savoir élémentaire
et le
savoir
réfléchi. On
peut alors
supposer que
les
connaissances réprouvées ne
sont que
des infidélités aux sensations
dynamisées
par le désir et un abandon
à
une imagination
débilitante.
Si la
connaissance
et la vie de l'esprit prennent leur essor
à
partir de
la sensation
et
du désir,
il
faut interroger le corps.
On
pourrait bien
trouver dans sa
constitution
l'origine
éventuelle
d'une faiblesse de
l'esprit.
Les sensations
seront
d'autant plus aptes à nous faire réfléchir
qu'elles
renverront
à
des
événements
marquants.
Mais
ceux-ci ne
sont
tels que pour
des
cerveaux
particulièrement réactifs.
Même si l'on
accepte,
avec
Condillac par exemple, une séparation de l'âme et du corps,
la première
jugeant
et
comparant ce
que le second
fait
connaître par
chaque organe
des
sens, il n'en demeure
pas
moins que toutes les idées
viennent
des
sens
et
que
je ne
peux
uger qu'après
avoir consulté ce que me
fournit
l'expérience
sensorielle. Cette expérience
sensorielle
me renvoie
à
l'organisme et
on
voit celui-ci devenir un lieu éventuel d'explication de la
sottise.
C'est
plus précisément
dans
la
constitution
du
cerveau
et
dans ses
échanges
entre
les
éléments matériels
qui
le forment
que
résidera
l'aptitude à une pensée
vive ou
à une torpeur
mentale.
Aristote le
décrit
déjà6;
les divers empiristes lui
emboîteront
le pas. Le
problème
de la
bêtise
est
ainsi soumis à
un réductionnisme biologique7. On
retrouvera
une partie de ces analyses
dans le behaviorisme8.
Lorsque
l'empirisme se conjoint
avec
l'extrême matérialisme,
on
rencontre la
conception de l'animal-machine.
Consultons par
exemple
La
Mettrie. «Si l'imbécile ne manque pas
de cerveau,
comme
on le remarque
ordinairement, ce viscère
péchera
par
une
mauvaise consistance, par trop
de
mollesse, par
exemple»9.
Il
est
inutile
de
renvoyer
à l'âme;
l'unité
5 Ibidem,
p.
194.
6 Par exemple
Les
parties
des animaux, II,
7,
652
a-b.
On se souvient
également
de la
classification des
intelligences
selon
la
constitution
des cerveaux des différents
animaux.
7
Hippocrate
expliquait déjà
la
niaiserie
ainsi,
Du
régime,
I, xxxv, 5, Belles-Lettres,
1967,
p.
31. Cet
aspect
du
problème
peut
se retrouver
dans la biologie contemporaine;
cf. Antoine Danchin, Comment peut-on parler de l'automate cérébral aujourd'hui, in Revue
philosophique de
la
France et de l étranger, 1980, n°3, principalement pp.
299-302.
8 Iean-François
Dumas,
L'homme-machine, Ibidem, pp.
305-323.
9 L'homme-machine,
Denoël-Gonthier,
collection
«Médiations»,
1981, p. 105.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 7/32
L 'empirisme et le
problème de
la
bêtise
9
même de l'homme veut
que,
même
lorsqu'on
parle communément de
l'âme,
il
s'agisse de la vie de la matière.
Il
n'est
que de la bien organiser
pour
que l'homme
puisse
profiter
de
l'acquis issu
du monde extérieur.
Il
n'y
a
plus
de
spécificité
de
l homme,
mais
une
aptitude
organique à
recevoir
profitablement les
signaux.«Le
cerveau a ses
muscles
pour
penser, comme
les
jambes
pour
marcher»10.
De même
que
les organes
des sens
considèrent
les
objets, de même
la
pensée
considère
ses
idées.
Comme la
pensée
intelligente
se caractérise
par
la
vivacité,
l'imagination
l'exprimera; elle sera prise pour la faculté
primordiale.
La Mettrie
refuse,
en dépit
de son
acceptation des
localisations cérébrales,
la fragmentation
de l'activité mentale;
il
fera donc de cette imagination l'expression même
de la pensée. «Je me
sers
toujours
du
mot imaginer, parce que je crois
que
tout
s imagine,
et
que
toutes
les
parties
de
l'âme
peuvent
être
justement
réduites à la seule imagination,
qui
les
forme toutes; et
qu'ainsi
le
jugement, le raisonnement, la mémoire
ne
sont que
des
parties de l'âme
nullement absolues,
mais de
véritables
modifications de cette
espèce
de
toile médullaire, sur laquelle les objets peints dans l'œil sont
renvoyés
comme d'une
lanterne
magique»11. L'imagination
peut ainsi
équivaloir
au cerveau, comme «lieu» où s'effectue toute
l'activité
de
l'esprit.
Grâce
à cette
imagination, l'esprit domine sa pensée et maîtrise
ses
idées.
Cette imagination
ne risque pas
de faire
la folle,
car
elle ne
doit rien
connaître
que
ce
qui
vient
des
sens,
et
ne
se
nourrit
que
de
l'expérience.
«L'expérience m'a
donc parlé pour la raison; c'est ainsi que
je
les ai
jointes ensemble»12. Les connaissances sensibles, l'exercice de
l imagination,
l'instruction, grâce à ces origines,
tout esprit
est
sauvé
de la
sottise.
«Si le cerveau
est
à la
fois
bien organisé
et
bien instruit, c'est une
terre féconde
parfaitement
ensemencée, qui
produit
le
centuple de ce
qu'elle
a
reçu, où ...
l'imagination
... saisit
exactement
tous les
rapports
des
idées
qu'elle
a conçues, embrasse avec facilité une
foule
étonnante
d'objets, pour
en
tirer enfin une longue
chaîne
de conséquences»13.
L'attention
doit
intervenir
pour
faciliter cette
activité.
Mais
elle
sera
d'autant
plus
vivace que les humeurs, les esprits
lui
en
donneront
la
possibilité14. La
pensée
fait ainsi
l'économie d'explications qui dépasse-
10 Ibidem,?. 134.
1
' Ibidem, pp.
112-113.
Voir
Denise Leduc-Fayette, La
Mettrie et «le labyrinthe de
l'homme», in Revue philosophique de la France et de l étranger, 1980, n°
3,
pp. 343-364.
12
La
Mettrie, ibidem, p. 151.
13 Ibidem,?. 115.
14
Voir pp.
133-143.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 8/32
10
Michel
Adam
raient le
stade de
l'observation.
Elle se
trouve, en
même temps,
impliquée
dans un
monisme.
Une seconde conséquence
interviendra: il y a continuité entre
l'homme
et
l'animal.
L'homme a
la
même
constitution
que
l'animal,
il
est
simplement organisé
d'une façon
un
peu
plus complexe. L'empirisme
trouve
ici une tradition
à
laquelle
il
participera. Aristote notait déjà
l'intelligence des animaux15. Montaigne s'en souviendra, repris par
Charron 16,
avant que
Hume développe la présence d'une
raison
chez les
animaux17.
♦ ♦ *
II
est
cependant
un
nouvel
aspect
du psychisme
que
l'empirisme
présentera
et qui lui permettra de
passer outre à
la
formation
de la vie
effective
de
l'esprit. Pour lui, la
passivité de
l'esprit est une
activité, car
l'esprit
décalque
l'ordre qui est dans la nature.
L'esprit
saura qu'un
rapport peut s'établir entre deux
êtres
parce que cet objet
est
plus grand,
ou plus gros que celui-ci. Sans faire appel à la
considération
d'une
unité
servant
à
mesurer,
ni à l'idée de
grandeur,
il suffira de
bien
observer ceci
ou
cela
pour savoir clairement
et distinctement
ce
qu'il en est
de
leurs
rapports.
Comme le
besoin nous
presse,
la
comparaison sera faite d'une
façon
pertinente
et
la connaissance
en
sera
vive.
Je
peux
ainsi
juger
en
même
temps que je
vois. «La
même attention embrasse tout-à-la-fois
les
idées des besoins, et
celle
des choses qui s'y raportent
(sic),
et qu'elle les
lie»
18. Si
cette liaison
ne
peut se faire, c'est par
manque
d'imagination
et
de mémoire; c'est le cas d'un
imbécile.
Le fou,
en
revanche, sera celui
qui fera trop de liaisons et les fera hors de propos19. Cependant
entre
l imbécile, le
fou et
l'être normal, les variations
ne
seront que
quantitatives. «Tout dépend de
la
vivacité
des
mouvements
qui
se font dans
le
cerveau»20. Les
personnes
qui ne
savent
pas
résister à
la
lecture
des
romans
et
ne contrôlent
plus
leur
imagination
ont
un
cerveau
trop
15 Rappelons par exemple
les
oiseaux
(Histoire des animaux,
IX, 7, sq.)
ou
les
araignées
(Ibidem, IX, 39).
16
De
la Sagesse, I,
8,
Amsterdam, Lacombe, 1768, t. I, pp. 82-86.
17
Traité
de la nature humaine,
I, 3,
16. Le rapprochement entre
l'homme et
l'animal
ne va pas toujours sans nuances, ainsi chez Condillac. Voir
Georges
Le Roy,
La
psychologie
de
Condillac,
Boivin, 1937, pp.
191-203.
18 Condillac,
Traité
de l'art de penser,
p.
212.
19 Ibidem, p. 214.
20 Ibidem,
p.
218.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 9/32
L'empirisme
et le
problème
de la
bêtise
1 1
tendre. Pour régler le cerveau, rien
ne
vaut
les leçons du monde extérieur.
«Le plus sage
ne
différera du plus
fou,
que parce qu'heureusement les
travers de son imagination
n'auront
pour
objet que
des choses qui
entrent
peu dans
le
train
ordinaire de
la
vie,
et
qui
le mettent
moins
visiblement en contradiction
avec
le
reste
des hommes»
2 .
Pour
avoir une
bonne mémoire, il est
utile d'avoir un
cerveau froid, car
dans
les
cerveaux
enflammés rien ne se marque; tout se succède rapidement sans pouvoir se
fixer.
L'homme
pourra fixer ce qui
lui
advient de l'extérieur avec un signe
conventionnel.
«C'est donc l'usage des signes, qui
facilite l'exercice de
la
réflexion : mais cette
faculté
contribue
à
son tour
à
multiplier les
signes,
et
par là elle peut tous les jours prendre un nouvel
essor. Ainsi
les
signes
et
la
réflexion sont
des
causes
qui
se
prêtent
des
secours
mutuels,
et
qui
concourent réciproquement à
leur
progrès»22.
Il
suffit de
privilégier
—
par le besoin
et
l'imagination — les
signes et
les idées
qui
sont
au
principe
de nombreuses
liaisons pour
que l'esprit suscite des idées nouvelles
et
s enrichisse sans cesse. Si cela se fait à l'ombre de la
géométrie, on
pourra
posséder rapidement des qualités de
clarté,
de précision
et
d'ordre. On
constate alors
que l'habilité
à
manier
ces
signes
varie
d'un homme
à
l'autre; cela vient de la fréquentation faite de ces signes
et
de
l'aptitude
conjointe à
en tirer des
rapports. Locke
n'avait pas été jusqu'à
l'emploi
des
signes
pour
rencontrer
la
pensée,
la
réflexion
y
pourvoyait.
L'empirisme ultérieur
jugera
être plus rigoureux
en
constituant sa théorie
des mots
et
des signes.
Si
l'on
pose
que celui
qui est
sensé doit comprendre
le signe
qu'il
emploie, c'est-à-dire le sens réel du mot, ce passage de la naïveté à
l'intelligence
est donné comme
n'étant
pas facile. On
préfère
manier
les
mots
sans trop saisir
le
sens. Mais
l'homme
sensé
est
celui
qui
vainc
l'impatience
et
une curiosité trop
spontanée.
«Pour cela,
il
faudroit
du
temps, de
l'expérience et
de
la
réflexion»23. Il
n'est presque que
de laisser
faire.
Mais
il
faut
accepter
le
temps
pour
que
cela puisse
se faire.
Le
sot
est
donc l impatient,
celui
dont
la
temporalité
n'est pas
celle de
la
nature.
Il
ne
sait
pas
utiliser la
nature
telle qu'elle se donne
à
lui. Quant aux idées,
il
suffit,
de
même,
de
les
laisser s'emboîter
les unes les autres, par
une
sorte d'attraction qui paraît aller de soi. «En metaphisique les idées
21 Ibidem,
p.
220.
22 Ibidem,
p.
227.
23 Ibidem,
p.
250.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 10/32
12
Michel
Adam
n'échappent jamais aux esprits
qui
sont faits pour les saisir.
C'est
là
que
d'une seule
et
même idée
on
voit sensiblement naître
tout un
sistême»24.
L'homme
intelligent
est
ainsi celui qui
n'a
pas
cédé
à la
précipitation
Il
a
laissé
s'organiser
la
pensée.
Son
intelligence
se
manifestera
donc
de
façon critique
pour expulser les scories de
la
pensée,
ce qu'un regard
insuffisant sur la correspondance des sensations et des signes
a pu laisser
passer.
Mais la
bonté de
la nature
facilite
cet effort,
car on
peut
remarquer,
dit l'empiriste,
que
les pensées fausses ou incohérentes sont
condamnées d'elles-mêmes. «Quand
on
travaille sur les connaissances
humaines
on
a plus d'erreurs à détruire que de
vérités
à établir.
Heureusement la plupart
des
opinions
des
philosophes
tombent
d'elles-
mêmes,
et ne
méritent
pas
qu'on
en parle»25. Si
la pensée s'emballe, la
nature
a
vite
fait
de
montrer
que
ce
qui
a
été
imaginé
est
hors
d'atteinte
de
l'esprit.
Alors, il
est inutile
d'en
chercher l'impertinence. En
fait,
l'esprit critique s'est constitué
lui-même,
dans la
simplicité
même de
l'origine
de
la connaissance.
Voici comment on
devient
intelligent.
«Toutes les opérations de l'ame, considérées dans leur
origine,
sont
également simples; car
chacune n'est
alors
qu'une
perception.
Mais
ensuite elles se combinent pour agir de concert, et forment des opérations
composées. Cela paroit sensiblement dans ce qu'on apelle pénétration,
discernement, sagacité etc»26. Les idées qui se combinent nous rendent
donc
sagaces,
en
nous
permettant
force
rapprochements
et
comparaisons. L esprit
est en
effet passif dans la réception de l'idée simple;
il
devient actif dès que la
pensée
devient complexe et
procède
par
opération
mentale.
Cependant, la
pensée
critique — c'est-à-dire la volonté de toujours
trouver
une
correspondance réelle entre la
sentation
originaire et le signe
utilisé —
doit
être vigilante
en
raison d'une passivité
qui
nous
est
imposée par la vie
sociale
et notre période
d'enfance.
L enfant
a
tout
à
découvrir; la curiosité
et
l'impatience risquent de lui faire imaginer
le
réel
et
non
le
percevoir.
La
société
peut,
à
raison
de
son
autorité,
véhiculer
des
préjugés.
Ces
expériences
reçues
perdurant,
elles peuvent
nous faire
vivre
dans
l'erreur d'une façon
involontairement obstinée. De plus,
lorsque l'esprit peut juger
de
la signification des
signes, il y a
bien
longtemps que
l'homme parle et dispose des mots.
C'est
ainsi que l'on
24 Ibidem,
p.
262.
25
Ibidem, p.
270.
26
Ibidem, p.
273.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 11/32
L'empirisme
et
le problème de la bêtise 13
donne du sens à ce
qui
n'en a pas. La venue
des
passions n'arrangera
rien.
L'expérience
n'est
donc
pas aussi totalement pure dans sa réalité:
nous
risquons d'en être
victime
et
de
ne pouvoir facilement
récupérer une
pensée
saine.
«Pour
juger
de
l impossibilité
où
nous
étions
de
nous
en
servir (de notre
esprit) avec discernement,
il
ne
faut
que
remarquer
l'embaras où
nous sommes encore souvent de
le
faire»27. A vrai dire,
le
problème semble bien sans issue, car
Condillac note que
nous
ne sommes
pas
capables de réflexion parce que nous
avons
peu réfléchi, parce
que
certains réfléchissaient pour nous, parce que nous
jugions
à
la hâte.
Il
faudra
attendre
que le trop
plein
de sensations nouvelles vienne nous
contraindre
à
les
ordonner
pour que la réflexion commence vraiment
à
s'instaurer
en
nous.
En
effet,
lorsque
nous
disposons
de souvenirs de
sensations
et
de
souvenirs de jugements, se constitue alors
véritablement
l'expérience.
Mais si ce
sont
des sensations
pour
lesquelles
nous
n'avons
eu
qu'un
regard
superficiel,
s'il
s'agit
d'un
jugement dans
lequel ont
joué la
prévention
et la
précipitation, alors
tout est perdu, en
raison
de la
passivité même de
l'expérience. «Puisqu'il est
de
sa
nature de nous faire
juger d'après ce que
nous
avons
vu
et d'après les
jugements que
nous
avons portés, elle doit nous jeter dans bien des erreurs...
Rien
n'est si
commun
que déjuger sans
avoir
réfléchi»28. Sous la force des
faits,
nous
sommes
contraints
de
constater
que nous
manquons
d'expérience
Mais
il
suffira de rechercher l'origine de la sensation pour rectifier le souvenir.
Nous pourrons
facilement régler notre réflexion,
à condition que
l'imagination
ne vienne pas
se
mettre en travers.
Elle nous harcèle de ses
exigences,
à
l'occasion
même
des
idées
que nous voulons
purifier. Il suffit
alors de faire
jouer contre elle,
à
l'unisson,
toutes les autres facultés.
Alors
l'imagination,
prise au
piège, se
joindra au
concert
intellectuel. Il
suffit de profiter de cet instant précieux pour réfléchir sur tout ce qui est
dans l'esprit. On
ne
sera
plus
dans ce moment assailli d'idées qui
s'opposent;
ces idées
pourront
s'ordonner
et
faciliter
la
maîtrise
de
la
pensée
par
elle-même. L'esprit
sera
disponible pour cheminer
et
reconnaître
l'évidence là
où
elle est, à partir des idées simples fournies
par
la
sensation.
27 Ibidem,
p. 283.
28 Ibidem,
p.
297. Nous
avons
souligné. Hobbes, pour
distinguer les esprits
prompts
et les esprits obtus, utilisera
la différence
des
expériences,
l'habileté de la mémoire, la variété
des besoins
et aussi
la
bonne
ou
mauvaise
fortune (Leviathan,
I, 5,
Sirey, 1971, p.
43).
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 12/32
14
Michel Adam
L'esprit
ne
s'expérimente pas dans
le doute,
dans
des
opérations
négatives dont il prend
l'initiative.
Il
laisse
l'expérience se ressourcer
et
redonne leur pureté
aux
mécanismes de
la pensée. «Toute
la difficulté se
borne
à
savoir
comment
on
doit
commencer
pour
saisir
les
idées
selon
leur
plus grande
liaison.
Je
dis que la combinaison où cette liaison
se
rencontre, est
celle
qui se conforme
à
la génération même des idées. Il
faut par conséquent
commencer
par l'idée première qui
a dû produire
toutes les autres»29. Retrouvons dans le cheminement de l'esprit l'ordre
naturel
de
l'acquisition
du savoir, ordre
qui est
proche de l'ordre des
choses. Les physiocrates le remarqueront aussi. Tout réussit
lorsqu'on
suit l'ordre de la nature. «L'ordre nous plaît; la raison m'en
paroit bien
simple c'est
qu'il
rapproche les choses,
qu'il
les lie,
et
que, par ce
moyen,
facilitant
l'exercice
des
opérations
de l'ame,
il
nous
met
en état
de
remarquer sans
peine
les raports qu'il
nous
est important d'apercevoir
dans les objets
qui
nous
touchent»30. On connaît cet ordre:
commencer
par le
plus
facile et le
plus
simple et s'élever par degrés aux plus
composés.
Cet ordre
n'est
plus ici une exigence de l'esprit
mathématicien31 ; c'est
un
fait de
la
nature.
On n'aura
plus
la prétention
d'étudier
la
notion du
possible
pour
accéder
à
l'affirmation
de l existence. «La
nature
indique
elle-même l'ordre
qu'on doit
suivre
dans l'exposition
de
la vérité:
car si toutes nos
connaissances viennent des
sens, il
est évident que c'est
aux
idées sensibles
à
préparer
l'intelligence
des notions
abstraites»32.
C'est
donc l'ordre de
la nature qui
fait
la loi
dans l'esprit;
en effet la
nature
est
à
la fois ce dont je reçois le spectacle et l'ensemble des
conditions dans lesquelles ce spectacle m'est donné. L'homme,
malgré
le
souci empiriste de dégager
une
activité
de l'esprit,
sera
réceptivité. Qu'un
objet sorte de
mon
champ
visuel,
alors son image s'estompe.
Plus le
temps
durera
avant qu'il ne
revienne, plus son savoir disparaîtra. Le
temps
correspond à cette possibilité
d'effacement. «De là
vient
que
l'imagination
est d'autant
plus faible que
le
temps
est
plus
long,
qui s'est
écoulé
après
la
vision
ou la
sensation
de
quelque objet»33.
En
revanche,
l'imagination sera d'autant plus marquée, lorsqu'elle
n'est
plus limitée
29 Condillac, Ibidem, p. 315.
30 Ibidem, p. 311.
31 «Nous avons quatre métaphisiciens célèbres,
Descartes,
Mallebranche,
Leibnitz et
Locke. Le
dernier est le seul qui
ne
fût pas géomètre, et de combien
n est-il pas
supérieur
aux trois autres », ibidem, p. 320.
32
Ibidem, p.
319.
33 Hobbes, Leviathan, I,
2,
p.
15. Sur
cette approche
du temps, voir aussi
Hume,
Traité
de la
nature
humaine,
II,
3,
Aubier,
1946,
1. 1, p. 107.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 13/32
L'empirisme
et le problème de la bêtise 15
par le souvenir, par l'intensité
de
l'impression reçue. Une image forte
débouche
sur
un
savoir plus
important que le
fantasme à peine
aperçu,
ou
dont
les couleurs sont sombres.
Nous
allons
avoir une
justification
encore
plus
grande de ces
remarques
avec la
description
faite de la
sagesse,
de la prudence. Il
ne
s'agit
pas
d'une vertu intérieure,
mais de
l'aptitude
à prévoir
ce que la
nature
nous réserve; c'est
donc
une vue
anticipée.
Ce qui
en
fait la
difficulté
est
dans la possibilité de
prendre
garde à tout ce que
le
réel sera.
L'avenir n'est
donc qu'une
fiction
mentale.
Le prudent a sans doute été le
plus présomptueux, celui
qui
s'est engagé, sans savoir,
puisque
l'avenir
n'appartient qu'à celui
qui
peut
le
faire.
«Dans
l'ordre naturel,
le
meilleur
prophète, c'est
celui
qui
conjecture
le mieux; et
celui
qui
conjecture
le
mieux,
c'est
celui
qui est le
plus
familier
avec
les
sujets
sur
lesquels
il
conjecture
et qui les
a
le
mieux
étudiés»34. La
prudence
est
donc
ce
qui, à
partir de l'observation
du
passé, permet de juger de ce que
devrait être l'avenir.
Il faut alors
remarquer que, dans ce domaine,
beaucoup
d'animaux
peuvent
disposer de la prudence35.
Il
suffit
donc
d'observer le réel, regarder l'ordre de
parution
des phénomènes dans le
cours ordinaire du monde pour disposer du discernement
correct.
On
est
certain
de
ne pas aller
plus loin
que le
réel
et
de
ne pas pervertir notre
savoir;
on rejoindra la probabilité.
On
se souvient
néanmoins de
la place donnée
par
Hume
à
l'imagination.
Il
faut
en redire la
signification.
La liberté n'est
pas
la
marque d'une liberté de l'homme envers la
nature.
Elle est le
prolongement
de l'expérience,
l'aptitude
à coordonner
le divers que la
nature nous
propose. Elle
correspond
bien
à
notre vie mentale, mais elle est comme le
complément, le perfectionnement intérieur de la
saisie extérieure
du
monde.
Il y
a bien
une
imagination
débridée
elle
coordonne
à sa guise les
éléments
fournis par le réel.
Mais cette fantaisie n'est pas
le
propre
des
esprits les plus forts. La véritable imagination est
un
don de la nature;
elle
a
des
principes permanents
et
fonde
toutes
nos
pensées.
Sans
elle,
la
nature humaine disparaîtrait. Elle
explique l'aptitude
humaine à faire se
34
Hobbes,
Leviathan, I,
3,
p.
24.
Voir
Hume, Traité
de la
nature
humaine,
I, 3, 12,
p. 217.
Hobbes a écrit
(Leviathan,
I, 6,
p. 44): «Beaucoup d'expérience
constitue
la
prudence, beaucoup
de
science constitue
la
sapience».
35 Ce
rapprochement
entre
l'homme
et l'animal
vise à
montrer
que
l'homme s'égare
dès qu'il
veut
affirmer d'une
façon
excessive sa suprématie.
Il
devient
trop
subtil et
de ce fait
divague. L'égarement
extrême sera, pour
Hume, la
constitution
de concepts
métaphysiques.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 14/32
16
Michel Adam
correspondre les
différentes
langues issues de
Babel.
Mais cette
imagination qui
établit
des
relations constantes
s'explique
elle-même
par la
nature. D'une part,
Hume fait appel
aux
esprits
animaux
pour
expliquer
cette
aptitude de
l'imagination
à
établir
ces
rapprochements36.
D'autre
part,
il fait de
l'imagination une
véritable
loi
de
nature. «Il
y a
là une
espèce d'attraction
qui,
trouvera-t-on,
a
dans le monde de l'esprit d'aussi
extraordinaires
effets
que
dans
le monde de
la
nature
et qui
se
révèle sous
autant de formes et aussi variées»37. Rappelons que l'harmonie entre le
cours de la nature
et le
processus
mental
sera confiée
par
Hume à
l'habitude.
Dans ce
beau
mouvement de l'esprit, celui
qui
fera appel à la
raison
ne fera
que se confier à un merveilleux instinct, exprimant
seulement la nature de son esprit,
en
traduisant les possibilités. Lorsque
l'esprit
considère
la
nature,
il
s'aperçoit qu'il
ne peut vraiment
se
fixer ici
ou
là pour dire une
certitude. L'imagination reste
indécise,
tout
reste
potentiellement
réalisable, tout est pensable. Ainsi le
dynamisme
proposé
à
l'esprit réintègre la
passivité.
La
nature
empêche l'établissement d'une
activité judicatoire
probante,
la
constitution
de
projets
qui devraient
réussir.
La
nature
oblige
à l'incertitude
et conduit l'esprit
à
la
constatation de simples probabilités38.
Certes,
il y
aura
bien des individus plus intelligents que les
autres. Ce
sera à cause d'une réception que l'on pourrait qualifier d'activé. Ils
savent
mieux
observer,
être
plus
attentifs,
disposer
d'une
meilleure
mémoire. Ils se règlent davantage sur le monde sensible. Cela aussi,
l'animal peut le faire.
Il ne
reste
plus à
Hume qu'à
trouver aussi entre
l'homme et l'animal
une simple différence de degré,
comme
à rappeler
que
ce qui
fait
la différence
entre
une pensée vive et une
pensée
faible c'est
la
fatigue
qui
se produit
lorsque
nous
épuisons la
nature
en réfléchissant
trop longtemps ou d'une façon trop
abstraite.
Condillac
fera
bien
une
différence entre
le
stupide
et
l'animal,
qui
n'ont
que des sensations et des
perceptions, et l'homme qui dispose aussi de la
réflexion.
Cette réflexion
consistera
dans
l'affirmation
selon
laquelle
la
perception
représente bien
quelque chose, dans
le
rapport
établi entre
ce que
la
perception
représente et le
signe.
En ce
sens,
Condillac peut bien dire: «II
n'est
point
36
Hobbes
utilisait
déjà
l'explication par les esprits animaux
(De
la nature humaine,
X, 4-5, Vrin, 1971, p. 118).
37
Hume,
Ibidem, I, 1,
4,
p.
77.
38
Selon
l'heureuse formule
d'André
Leroy (La
critique
et
la religion
chez David
Hume,
Alcan, sans date, p. 361),
Hume «s'en
remet à la nature pour
juger comme
pour
respirer».
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 15/32
L'empirisme
et le problème
de
la
bêtise
17
vrai,
par exemple,
que
l'entendement ne
soit ni libre, ni actif»39.
Il peut
bien rappeler que la véritable connaissance est reprise,
transformation de
la sensation. Alors la sensation
n'est pas
tant
une
connaissance
que ce qui
rend
toute
connaissance
possible. L'attention,
puis
la
réflexion sur la
perception, manifestent
ainsi
une
activité
de l'esprit. Mais
une étude plus
précise de Condillac montrerait qu'il
n'est pas
séparé
totalement
du
projet rationaliste.
Il
n'accepte
pas comme Locke des idées de
réflexion,
mais il récupère cette
réflexion
pour pouvoir rendre compte de
l'expérience
au
sens
scientifique
de ce terme.
Cette
réflexion
se
développant dans la science transposera
ce
qu'elle
a
reçu
du
réel. Elle
s'instaure dans
le domaine
du
signe, mais elle n'en
a
pas l'artificialité.
«Voilà
l'avantage
qu'aura
l'algèbre;
elle
nous
fera
parler
comme
la
nature,
et
nous
croirons
avoir
fait
une grande
découverte»40. Le sage sera celui dont la
connaissance
correspondra à ce
qu'est
la
nature.
Mais
il y
a
dans
la
pensée
scientifique l'élaboration de rapports,
de liaisons
qui
avant d'être reconnues comme celles de la
nature
sont
cherchées par l'esprit.
Pour
que la pensée
progresse,
il
faut composer
et
décomposer
nos idées
et découvrir
ainsi de
nouveaux
rapports
et
de
nouvelles
idées. «Cette analyse est le vrai secret des découvertes... Elle
a
cet avantage qu'elle
n'offre
jamais que peu d'idées
à
la fois et toujours
dans
la gradation la plus simple»41. Si l'esprit considère un
objet
par
l'aspect
le
plus
fructueux
pour
établir
les
liaisons, alors
ce
qu'il
cherche
viendra facilement, comme par une sorte de dynamisme semblable
à
une
force naturelle42.
Pour
être encore plus précis, il faut rappeler que
l'homme connaît
en
transposant son savoir
initial
dans des signes. Or
ceux-ci disposent aussi
d'une
aptitude à
dynamiser le
savoir,
par
la
fonction
qu'ils remplissent
de précision et d'ordre. L'esprit établit alors
des
liaisons
qui montrent
leur
cohérence, leur validité, bien que
les
signes
puissent relever de l'artificiel. «Ils ont de la répugnance
à
être frivoles»43.
Si, comme le
pense
Condillac, la
solution de tous
les
problèmes de
l'esprit
est
dans la
liaison
des
idées,
ces
idées
qui
se
lient
avec
les
signes44,
pour
39
Essai
sur
l origine des connaissances humaines, I,
5, §
11, Paris, Delagrave, p.
96.
40
La
langue
des
calculs, in Œuvres
philosophiques (Corpus général des
philosophes
français), P.U.F., 1947, t. II,
p.
429.
41
Essai
sur
l'origine..., I, 2
§
66,
pp.
46-47.
42 Voir Jacques Derrida,
L'archéologie
du frivole, Denoël-Gonthier,
1976,
pp. 56-
61.
43
La
langue
des
calculs, ibidem,
t. II,
p. 432.
44 Essai sur l'origine..., introduction, pp. 3-4.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 16/32
18
Michel
Adam
libres
qu'elles paraissent, sont toujours
liées
à une
sorte
de force naturelle
qui en
assure
l'effectuation et
la reconnaissance.
On constate
alors
que l impossibilité
d'établir
des
liaisons
caractérise
la
faiblesse
d'esprit.
En
ne
sachant
pas
compter,
on
est
empêché pour
établir des liaisons.
Il
a
pu
y avoir
un raté de la nature pour la
constitution d'un esprit débile. C'est ce que semble indiquer Hobbes45:
«Un homme
qui
est de naissance faible d'esprit, et
qui n'a
jamais pu
apprendre
par
cœur l'ordre
des noms
de
nombres,
tels que un, deux,
trois,
peut remarquer tous les
coups
de l'horloge, hochant la
tête
à chacun,
ou
dire : un, un,
un
;
mais
il
ne
pourra jamais savoir
quelle est
l'heure
qui
sonne». La
nature
n'est
pas
parvenue
à
maturité en cet esprit, sinon le jeu
combiné de
la
sensation,
du besoin et
du souvenir
aurait
fait son
œuvre.
L'homme
n'est
donc
pas
responsable de
sa
sottise,
conduite
atténuée
de
la débilité. Mais
il
sera responsable de l'emploi des
signes et
des mots,
quand il leur
donne
un
sens
qui
n'est
pas
naturel,
sous
prétexte que
cela
a
déjà été
dit.
«La
nature, en elle-même, ne
peut se
tromper.
Mais à mesure
que les hommes disposent d'un langage plus riche, ils deviennent plus
sages
ou
plus
fous
qu'on
n'est ordinairement.
Sans
l'usage des lettres,
il
n'est pas possible
de devenir remarquablement
sage, ou
(à moins
d'avoir
la
mémoire
altérée par une
maladie
ou une mauvaise constitution des
organes)
remarquablement
sot. Car les mots sont les
jetons
des sages, qui
ne
s'en
servent
que
pour
calculer, mais
ils
sont
la
monnaie
des
sots,
qui
les estiment
en
vertu de l'autorité
d'un
Aristote, d'un
Cicéron,
d'un saint
Thomas, ou de quelque autre docteur, qui,
en
dehors
du
fait
d'être
un
homme, n'est
pas autrement
qualifié»46.
La sottise est
ainsi
le propre
de celui
qui dépasse la
référence à la
simplicité du donné
initial et au
phénomène d'attraction
qui lie
les divers
éléments de ce
donné. Ces éléments,
à
travers le
jeu de
la mémoire,
dépendent
du
cerveau, grâce
auquel ils
interviennent
en l'absence
du réel
correspondant. Elle est
symptomatique
alors,
l'image employée
par
Condillac,
selon
qui
les
idées
qui
sont
dans
l'esprit
ressemblent
au
morceau de
musique
que l'on
a
dans les doigts. Les idées se meuvent
grâce à l'habitude, comme le font les doigts de l'interprète. «Les organes
extérieurs
du corps humain sont comme les touches, les objets qui les
frappent sont comme les doigts sur
le
clavier; les organes
intérieurs
sont
comme le
corps du clavecin; les sensations
ou
les idées sont
comme
les
45 Leviathan,
I, 4,
p.
30.
46 Ibidem, p. 32.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 17/32
L'empirisme
et le
problème
de la
bêtise
19
sons; et
la mémoire a lieu lorsque les idées
qui
ont été produites
par
l'action des objets sur les sens sont reproduites par les mouvements dont
le
cerveau a contracté
l'habitude»47. Les
doigts
ne
sont
pas
invités à
improviser, mais
à
rejouer
ce
que l'expérience
leur
a
permis
d'acquérir.
La nature ne
fait
pas
de
saut en faveur
de
l'esprit et l'interprète n'aura
qu'à
reproduire ce
qu'il
sait déjà. Il
ne s'agit pas
de trouver
dans
l'esprit
un mystère
insondable,
mais de décrire
son
histoire en
racontant
comment il procède
selon
sa
nature. La place que laisse Condillac
à
la
conscience lui permet
d'être attentif à
ce mécanisme de l'esprit tout en
refusant d'en donner une
interprétation
métaphysique. La conscience du
rapport sera décrite,
qui
permettra de faire
l'économie
d'une
véritable
théorie du jugement.
Au
lieu
de
faire
du jugement
la
démarche
qui
exprime
l unité
de
l'esprit,
l'empirisme déclare, après Locke, que l'esprit se ramène à
des
idées, peut
s'analyser
en
matériaux
issus
de l'expérience.
C'est
l'opération
effectuée
à
partir de ces
matériaux
qui leur donnera l unité nécessaire
pour en
faire
des esprits. On
comprend alors
que l'attraction ne
sera
pas
une démarche
nouvelle de l'esprit, mais un stade supérieur d'activité
mentale. Il y a
cependant
une impression
de
bascule
qui est
ressentie.
La
sensation donne les idées; l'homme
qui
réfléchit se les
redonne.
«Tant
qu'on ne dirige point soi-même son attention,
nous
avons
vu que l'âme
est
assujettie
à
tout
ce
qui
l'environne,
et
ne
possède
rien
que par
une
vertu étrangère. Mais si, maître
de son attention, on
la guide selon
ses
désirs, l'âme
alors
dispose d'elle-même, en
tire
des
idées
qu'elle ne
doit
qu'à elle, et s'enrichit
de
son propre fonds»48. On peut ainsi
considérer
séparément ses propres
idées,
puis les
comparer.
Mais ces idées
sont
toujours le résultat de la sensation. «Pour
parler
avec plus de
clarté,
il
faut
dire que l entendement
n'est
que la collection ou la
combinaison
des
opérations de l'âme»49. Alors, les mots qui servent
à
indiquer la
pertinence de l'esprit, son
absence
de
sottise, décrivent
les opérations
mêmes
de
l'entendement.
Est
pénétrant
l'esprit
attentif
et
réfléchi;
le
discernement est l'aptitude
à
établir
les liaisons et les idées. Quant
à
la
sagacité,
elle est l'adresse
de
l'esprit
pour
aborder l'idée d'une façon
47 Logique, cité
par Raymond
Lenoir,
Condillac,
Alcan, 1924, p.
121. Cette image,
appliquée au jeu de l'organiste, se trouve chez
Locke, Essai...,
II, 33,
6,
Vrin, 1972, p. 316.
48 Condillac,
Essai
sur
l'origine...,
I,
2, 5,
§51, p. 39.
49 Ibidem, I,
2, 8, §
73,
p.
49.
«Décrire
la
vie psychologique, c'est simplement raconter
les
diverses métamorphoses
de cette unique donnée:
l'impression
sensible», Georges
Le
Roy, La psychologie
de
Condillac,
p. 84.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 18/32
20 Michel
Adam
profitable50.
C'est donc
dans
le
mouvement
naturel
de l'esprit que l'on
devient intelligent;
à
ce prix,
qui ne l'est pas?
Hobbes
précisait déjà cela
lorsqu'il
abordait
dans
le
Léviathan
la
question
des
vertus
intellectuelles,
«ces
aptitudes mentales
que
les
hommes louent et apprécient, et
désireraient
posséder.
C'est
ce
qu'on
appelle communément
avoir
de
Y
esprit»51. Cette vertu peut être d'abord
naturelle; elle est donnée, à partir de la sensation, par l'expérience.
S'il
y
a
de la différence
entre
deux imaginations qui seront plus ou moins
promptes, c'est
en
raison des
passions.
Si on aime une chose, on
imaginera plus
facilement
à son
sujet et
on
la
discernera mieux, pour
satisfaire
plus rapidement ses fins. Sinon, ce sera
le
cas de
«ces gens
qui,
entreprenant d'expliquer quelque chose,
se
laissent distraire
de
leur
propos,
par
tout
ce
qui
leur
vient
à
l'esprit, vers
des
digressions
et
des
parenthèses si longues et si nombreuses qu'ils s'y perdent
eux-mêmes
complètement» 52.
Cette
«sorte
de sottise» vient du
manque d'expérience
et
d'un esprit
rétréci par le manque
de passion. Cet accès éventuel à la
passion relève
de
la constitution physiologique et
de
l'éducation.
Puisqu'ainsi tout
se
peut expliquer par un
mécanisme aussi simple
et
aussi évident,
il
faut constater que tous les esprits s'équivalent. «La
nature a fait les
hommes si
égaux
quant aux
facultés du corps
et
de
l'esprit,
que,
bien
qu'on puisse
parfois trouver un homme manifestement
plus
fort,
corporellement,
ou
d'un
esprit
plus prompt
qu'un
autre,
néanmoins,
tout bien considéré, la
différence
d'un homme
à
un
autre
n'est pas
si
considérable qu'un
homme puisse de ce chef réclamer pour
lui-même un
avantage auquel un
autre
ne
puisse prétendre»53. Les
hommes
ont entre eux
une
telle égalité
d'esprit que personne ne peut
se
prétendre
plus intelligent
qu'un autre. Dans le
cas
contraire,
ce
ne
peut
être
que
le
fait de
sa vanité. Hobbes
remarque,
après Descartes, que
de
toute façon chacun
semble
assez
satisfait de la part d'intelligence qu'il
a
reçue 54.
Cependant, malgré cette
égalité et cette
commune
satisfaction,
le
s0
Condillac,
Essai
sur
l'origine..., I,
2,
11, §§100-102,
p.
62.
51 Léviathan, I,
8,
p.
64.
Ibidem,
p.
66.
53
Ibidem, I,
13, p. 121.
54
«Ils (les
hommes) auront du mal à
croire
qu'il existe
beaucoup
de
gens
aussi
sages
qu'eux-mêmes. Car ils voient
leur
propre esprit de tout près et celui des autres de
loin.
Mais
cela prouve l'égalité des hommes
sur ce point, plutôt que
leur inégalité. Car d'ordinaire, il
n y a pas
de meilleur
signe d'une
distribution
égale
de quoi que ce soit, que
le
fait que
chacun soit satisfait de sa
part»,
ibidem, p. 122.
Ceci
conduit
Leo
Strauss à écrire {Droit
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 19/32
L'empirisme
et le problème
de
la
bêtise
21
défaut de désir vivifié par la passion
retentira
toujours sur certains et cela
se verra
dans
leur conduite.
La sottise
se montrera
comme petitesse
d'esprit
bloquant
l'aptitude
à
agir. «La petitesse d'esprit dispose les
hommes
à
l'irrésolution,
et
par
suite
à
laisser
échapper
les
moments
opportuns, les meilleures occasions d'agir. Car après qu'on a délibéré
jusqu'à
ce que le moment d'agir soit proche, si ce qu'il vaut mieux faire
n'est pas
alors
manifeste,
c'est signe que la différence des motifs, dans
un
sens
et
dans
l'autre, n'est pas
grande;
aussi,
ne pas
se résoudre alors, c'est
laisser échapper
l'occasion
à force de soupeser
des
bagatelles, ce
qui est
petitesse d'esprit»55. Avec un
peu
plus
de passion, cette
limitation
d'esprit
n'aurait pu se montrer
et la
volonté se serait
manifestée d'une
façon
plus
dynamique.
La
plupart
des commentateurs des
empiristes
ont insisté sur
la
façon
dont ceux-ci voulaient défendre
une
activité
de l'esprit, un privilège
donné à l'attention. Mais pour donner
un
dynamisme à cette attention,
on
constate
un
recours à la vie
affective,
à la vie
passionnelle. Il
y a bien
place
pour
une
présence du jugement; ce sera la comparaison entre les
idées.
Mais
c'est
pour
ramener celles-ci
à leur
origine et en chercher la
pureté originaire. Ce discernement ne se fera
qu'avec
un dynamisme
fourni par
l'affectivité, qui
relève
du
besoin. Si, selon Locke,
il
est de la
tâche
de l'esprit de rappeler les
idées,
c'est le travail du jugement de
distinguer
ces idées
pour
réaliser
un
accord
avec
la
vérité
et
la
raison56.
Mais comme nous
ne
connaissons que le déroulement des opérations de
l'esprit et
non
la signification
de
la
pensée, il faudra lui
supposer
une
puissance active,
à la manière des mouvements que les corps
transmettent57. Lorsqu'il s'agit
de
préciser
cette
puissance active,
cette aptitude à
combiner
des idées,
on
est renvoyé
encore
aux
esprits animaux58,
ou
à
une
simple
description
des distinctions que l'esprit peut opérer59.
naturel
et
histoire, Pion, 1954, p.
200):
«II (Hobbes) se soucie
beaucoup
moins de
l'existence
d'un
imbécile
que
cet
imbécile
lui-même.
Mais
si
chacun,
si
sot
soit-il, est
par nature
juge
de
ce
qui est nécessaire à
sa
conservation, n'importe
quel
moyen
peut
être regardé
comme
légitime:
toute chose
devient
juste par nature. Nous pouvons parler alors d'un
droit naturel
de l'imbécilité».
sî
Leviathan,
I, 1 1, p. 99. Sur le rapport
entre la passion
et
la
volonté, De
la nature
humaine,
XII, 5,
p. 147. Chez Locke, les rapports de
la
volonté et de l'inquiétude se
trouvent
décrits dans
YEssai...,
II, 21, 38, pp.
198-199.
56
Essai...,
II, 11,2, pp.
108-109.
57
Ibidem, II,
21, 4, p.
182.
C'est
par
cette image que l'on peut
avoir
une idée
de
la
liberté, II,
21, §12, p.
185.
58
Ibidem, II,
33,
6, p.
317.
59
Ibidem,
IV, 1,
§4, p.
428.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 20/32
22 Michel
Adam
Alors, quand il faut aborder
le
problème de la
sottise,
on voit
l'empirisme
se
limiter
à une description.
La
stupidité
est
lenteur.
L'homme
intelligent
est celui qui peut
disposer
de ses idées
quand il
en
a
besoin.
«C'est
à
les
avoir
toutes prêtes
dans
l'occasion
que
consiste ce
que
nous
appelons invention,
imagination, et vivacité
d'esprit»60.
On
parlera de faiblesse, d'imbécilité
lorsque
certaines
opérations
de l'esprit
fonctionneront peu
ou pas;
alors ne sera utilisé que le présent, que le
familier. Il y a
donc
peu
d'idées
utilisables
et
conjointement peu d'activité
de l'esprit61. Les commentateurs de l'empirisme,
comme
nous
l'avons
déjà remarqué,
veulent
montrer comment on trouve
dans
cette
pensée
une activité
de l'esprit62, sinon la
psychologie
du sot devrait être le lot de
l'homme
ordinaire.
On peut rappeler
comment
Hume situe un
exemple
de
cette
activité
dans
le
fait
de
tenir
une
promesse,
ou dans la
possibilité
pour l'esprit de constater qu'on se trompe
en
affirmant que le bâton
trempé
dans l'eau est brisé,
ou
encore
dans
la
constitution
de règles pour
éviter de retomber dans
des
erreurs. Mais ces règles sont-elles plus que ce
que le physicien fait
d'ordinaire
Ont-elles d'autre
origine
que le tri que la
nature
nous
a obligé à effectuer
et
qui
relève des associations
entre les
sensations?63 On
se souvient
de ce texte de Hume qui,
loin
de montrer
une
activité réelle
de
l'esprit lors
de
la
constitution d'abstraction, semble
s'en tenir
à
sa
passivité. Comment
peut-on
encore être sot?
«Tous
les
objets,
qui
sont
différents,
sont
discernables
et
...
tous
les
objets
discernables
sont séparables par la
pensée
et l'imagination»64.
Il ne
s'agit
donc
pas ici
simplement
d'un conflit entre
l'empirie
et le logos, tel
que
le
60 Ibidem, II, 10, §8, p. 106.
61 Ibidem, II, 11, §§12-13, pp.
115-116.
62 André-Louis
Leroy,
dans son David
Hume,
P.U.F., 1953, p. 26, cite
nombre
de
passages
de
Hume, mais
pour suggérer
aussitôt que ces
textes disent sans doute
plus qu'il
ne
faut
entendre.
P.
61,
il
est
rappelé
que
l'imagination
agit
mechanically,
par
habitude, sans
retour sur soi.
63
Shirley Robin Letwin,
La
philosophie de
Hume,
in Revue philosophique de la
France et de l étranger, 1973, n°3, p. 281.
64 Hume, Traité de la nature
humaine,
I, 1,
7,
p. 84. Voir Harold I. Brown, Idealism,
Empiricism
and Materialism,
in The
New Scholasticism,
XL
VII, n°3,
1973, p. 314.
Gilles
Deleuze est
conduit
à
faire de l'empirisme une réflexion non sur
l'expérience, mais
sur
le
donné et à privilégier un rapport
entre
le donné et celui qui perçoit. «Ce rapport de
la
Nature
et de
la
nature
humaine,
des pouvoirs qui sont
à
l'origine du donné et des principes
qui constituent
un
sujet dans le donné, il faudra bien le penser comme
un
accord. Parce que
l'accord
est un fait. Le problème de cet accord donne à l'empirisme
une
véritable
métaphysique», Empirisme
et
subjectivité,
P.U.F.,
1953, p.
123.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 21/32
L
empirisme
et
le problème de la bêtise 23
montre
M.Derrida, mais d'un heurt entre la réception du donné
et
la
difficulté à rendre compte de la véritable
activité
de l'esprit65.
Le problème se résume
dans
le rejet de toute
intuition
révélant
l'acte
de
penser.
Il
y
a
pensée
lorsque
l'impression
est
partie
;
la
pensée
est
la
continuation, dans
un autre registre,
de
l'effet
issu de cette impression.
Il
est inutile d'aller chercher ailleurs l'origine de la pensée66. Il
ne
faut
surtout pas que l'autonomie
de
la
pensée conduise à
la rattacher
à une
réalité
substantielle
qui réintroduirait
en
philosophie l'obscurité
conceptuelle. La
métaphysique
de l'esprit
doit laisser
la
place
à
l histoire de
l'esprit67.
♦ ♦
*
On voit
donc peu,
en
raison de la perspective
choisie,
l'empirisme
décrire
la façon
dont
la vie
de
l'esprit sort
de
la sensibilité
pour se
transformer en véritable
pensée,
en dépassant et en mutant
ce
qui la
constituait
comme
sensibilité.
En
effet, l expérience
de la sensibilité est
d'abord
l'expérience d'un
sujet qui enregistre ce qu'il
vit.
La subjectivité
est ainsi saisie lorsqu'on remarque que l'on est sensibilisé par tel objet. La
sensibilité est ce
par quoi
je me sens concerné dans mon rapport avec le
monde
extérieur, matériel
ou social. La mutation nécessaire pour
l'accomplissement de
la
pensée obligera
à
la
constitution de
la
représentation de l'objet valable pour tout le monde, c'est-à-dire que l'objet sera
pensé
dans
son objectivité
et
non plus à
travers ma
subjectivité.
En
même
temps
cette
représentation, au lieu
d'être ma
dénomination pratique
de
l'objet,
pourra devenir la
possibilité
d'une affirmation
universelle, ce
qu'on
exprimera ordinairement en
disant
que, d'un
être,
on
énonce sa
nature ou
son essence.
Cette mutation n'a
pas
été montrée par
l'empirisme.
Sa perspective
habituelle est celle d'une histoire, d'une progression, alors que la vie de
l'esprit
pour
sortir
de
l'imbécilité
exige une
véritable mutation,
une
inversion
de sens, un
renversement
de tendance.
L'éveil
de l'esprit
oblige
à
aller
à rebrousse-nature, pour pouvoir
non
seulement
recevoir
ce
qui est
donné, mais le juger et selon sa
signification, à
l'occasion, le
refuser.
65 J.
Derrida,
L'écriture
et
la
différence,
Le
Seuil, collection «Points»,
1979, p. 226.
66 Michel
Malherbe,
La
philosophie empiriste de
Hume,
Vrin, 1976, p.
82
: «Elle est
l existence dans l'absence, l être séparé de
son
actualité par
ce
je ne sais
quoi
aussi subtil que
l'acte créateur du
monde existant, cette
faille inexplicable de l'idée qui demeure. Le
passage
de la
présence à
l'absence
est
la
naissance de
la
pensée».
67 Régis Jolivet, La
notion de
substance, Beauchesne,
1929,
pp. 173-191.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 22/32
24 Michel
Adam
En
fait, la
progression de
l'esprit que décrit
l'empirisme
est faussée
dès le départ, car elle suppose,
malgré
certaines références
à
l'état
d'enfance présentées
comme des difficultés parce que
l'expérience
n'a pas
été
enregistrée
totalement,
une
pensée
qui
renvoie
à
l'état
d'adulte
et
à
un
esprit
supposé
capable de se
contrôler,
c'est-à-dire de
référer au perçu
sensible
le
domaine de la pensée. La statue de Condillac
ne
doit rien à la
psychologie infantile,
et elle paraît comme le
modèle de
l'acquisition
du
savoir.
Au
lieu de
renvoyer au
dynamisme
originaire
de la
vie, au
corps
en
son
développement,
il est fait
appel
à
des
notions de besoins tels que
l'adulte
peut
les ressentir.
Les
pulsions organiques ont leur histoire,
celle
conjointe
du corps et de la conscience. Le monde extérieur
n'est pas
seulement celui de
notre
représentation;
il
est celui
d'un véritable
dialogue
au
cours
duquel
il
nous
faut
nous
constituer
comme
adulte,
en
dominant le biologique
et
l'affectif
et en maîtrisant
sa
signification68.
La
représentation
est-elle vraiment au principe
de
la connaissance et
de
la
formation de la personne?
La sensibilité
organique, la
vie des
pulsions,
les
correspondances
entre les
pulsions et le réel, la victoire sur
ces
pulsions
pour faire passer les significations avant les
satisfactions,
sont
vraiment
à
l'origine de la vie de l'esprit
qui se
conquiert sur le donné
originaire
de la
nature.
Nous
avons
cité abondamment Condillac
en
raison
de la commodité
que
procurait
l'ouvrage
que
nous
avons
surtout
utilisé,
mais
aussi
parce
que son empirisme, souvent appelé sensualisme69,
présentait un
c r ctère
assez
radical. Mais
il nous
sera
aussi précieux
en
raison
de l'emploi
qu'il
fait du
signe.
Le
signe est
la
copie
du donné, la marque de ce qui,
dans la nature,
se répète
et indique
ainsi
sa
délimitation. L esprit
n'a pas
tant à
réfléchir
qu'à
enregistrer
cette répétition et, sans vérifier que
cela
correspond à une
réalité permanente
de
la nature, affirmer que cela
se
manifeste
habituellement. Le signe
n'a
donc de valeur
que référentielle;
ce
n'est pas
un acte de pensée, mais une
étiquette. En tant que conduite
linguistique,
le
signe
est
lieu
de
vacuité; sa
signification
reste
vague.
La
conscience n'intervient pas,
qui enregistrerait
la
mobilité
temporelle,
scruterait la façon dont le signe englobe, unifie les expériences
et
les
significations.
Or
cette signification est souvent d'autant plus
vive
que
le
68
Annie Anzieu, Emboîtements,
in
Nouvelle
revue de
psychanalyse, n°9,
«Le
dehors
et
le dedans»,
1974, pp.
59-60.
Voir aussi John E.Eccles, Le
mystère
humain,
Bruxelles,
Mardaga, 1982, pp. 266-268.
69 Voir
Wanda
Wojciechowska, Le
sensualisme de
Condillac, in Revue
philosophique
de la
France et
de l étranger, 1968,
n° 3,
pp. 297-320.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 23/32
L empirisme et le problème
de
la
bêtise 25
réel
est
trié, que certains de ses aspects trop évidents sont gommés. Le
signe
a une valeur formelle
et n'est pas
une simple transposition
phonétique
de ce
qui est donné. Comme
l'artiste
vaut par
ce
qu'il
ôte
au
réel
et
non
par
ce
qu'il
reproduit
servilement,
de
la
même
façon
la
tâche
d'exprimer les
choses par l'esprit
se caractérise
par
une
adjonction
privilégiant
un sens et par l'élimination de ce qui se
contente
de
dire
ce
que chacun peut voir directement
dans
le
monde70.
Lorsque les empiristes parlent
donc
de signes,
à
nouveau tout
ne
peut que renvoyer
à
la facilité. S'il
y a
difficulté, bévue, c'est parce que
l'attention
n'a pas
été
assez
vive, parce que l'accord entre le signe
et
l'objet correspondant n'a pas été suffisamment observé, parce
que
la
cohérence entre deux
signes
a
été
le jouet de l'imagination perverse. Ce
qui
va
de
soi,
c'est
la
façon
dont
réagit le
sujet
;
il
aurait
simplement
fallu
que... En
fait, l'utilisation
des
signes a besoin d'un sujet
qui en
fonde
l'emploi.
Ce locuteur
est
celui
qui
donne
un sens, une valeur au signe. Par
ce sens,
la parole devient
l'expression
du
discours de
quelqu'un.
Ce sont
là les réponses de Maine de Biran
à
Condillac71.
Le
véritable fait
primitif
est l'activité
du
moi;
l'attention n attend
pas que le besoin ou le désir
viennent la dynamiser. A vouloir considérer l'esprit comme
une nature
dans la
nature,
les
empiristes
lui ont fait perdre sa spécificité
et ne
peuvent plus
en
comprendre les baisses de tension. La vie de l'esprit
ne
peut
se
confondre
avec
le
déroulement des
faits
naturels;
elle
a
une
démarche spécifique. Le
«sens intime» montre que
les
connaissances ne
sont
pas
de simples
enregistrements, mais le
lieu
d'un effort pour
maîtriser le réel, ce
que le moi
affronte
à
l'extérieur72.
L'intériorité
est ce
qui
nous montre
la
présence dans
le
sujet du vouloir,
perçue en
même
temps
que vécue. La représentation n'est plus
une
simple reproduction
du réel;
elle est puissance dynamique
de
l'esprit donateur
de
sens et
de
valeur.
Ces remarques sur
le signe et
son emploi nous conduisent
tout
naturellement
à
la
critique
majeure de
l'empirisme,
à
ce
qui
l'empêchera
de comprendre
la nature
exacte de
la bêtise,
c'est-à-dire
la réalité
spécifique de
l'esprit et la nécessité
pour
l'homme d'en
assurer
la maîtrise
70 Voir Ernst
Cassirer, La
philosophie des formes symboliques, Éditions de Minuit,
t.I, pp. 5 1-55 et 139.
71 Voir par exemple Y
Essai
sur
les fondements de
la
psychologie, tomes
VIII
et IX de
l'édition
Tisserand, Alcan,
1932.
72
Sinon,
le
cas du marquis de
Gesvres
serait
commun, qui croyait
que
le peintre du
crucifix
s'appelait INRI (Saint-Simon,
Mémoires, Bibliothèque
de
la Pléiade,
t. I,
1953,
p. 583).
U.C.L.
fNSTITUT SUPERIEUR DE PHILOSOPH,ibliothèqueollège D Mercierlace du
Cardinal
Metr-er. 14
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 24/32
26
Michel
Adam
et le
développement,
d'en effectuer, si l'on peut dire, l'entretien. Les
facteurs irrationnels ont leur importance pour fournir ce par rapport
à
quoi
l'esprit s'affirmera,
en
niant ce qui les caractérise, non
pas
tant
en
ce
qu'ils
sont irrationnels,
mais
en
tant
qu'ils
ne contiennent
d'abord
que
de
la bio-affectivité. La connaissance du monde
ne
commence
pas
par la
conjonction d'un monde ordonné et d'un
individu
apte
à
le recevoir
comme tel. Cela débute
par
la satisfaction recherchée
par
une
sensibilité.
Le fait pur situé
par
l'empirisme
au
fondement dû savoir
n'est qu'un
souhait
qui relève
du mythe.
La
représentation postulée dans le réel
et constituée
dans la pensée
relève en
fait de l'abstraction.
On
comprend alors que
le
problème
concret de
la
bêtise n'y
trouve pas le terrain
favorable pour y
être
formulé.
L'existentiel
est
défavorisé
par
rapport
au
désir
de
retrouver
dans le
perçu
un savoir circonscrit, organisable dès
réception
par l'esprit.
Cette
pensée qui
veut faire une grande part à la contingence est obligée de
la
congédier73.
L'empirisme aurait
pu compenser
cette perte s'il
s'était
donné une image ordonnée de l'univers,
comme
on
le voit chez
Berkeley.
Mais
son désir de partir
d'un
être simple
l'oblige
à y
renoncer et
à donner
au
réel une image
en miettes
que
des
procédés divers s'efforceront de
réunifier.
Comme, dans
ce processus,
la
spontanéité
est accordée
à
la
nature pour assurer
le succès
de ces opérations,
la place
pour une
sottise
éventuelle
ne
pourra
venir,
comme
nous
l'avons
vu,
que
d'une
faiblesse
organique74,
ou
de
la
référence à
ce que la
psychologie
populaire appelle
le manque d'attention. Les empiristes sont ici tributaires de leurs désirs
de
ne
voir
entre
les entendements divers, animaux compris, que des
différences de
degré
et non de
nature75.
L'empirisme
est passé
à côté de la véritable signification de la
subjectivité. Ce
ne
sont
pas
les impressions
qui
me
donnent
un
esprit;
elles
font
vivre
mon
esprit,
car il
est potentialité
de pensée, de
relation au
monde. Si
je
le range dans
le
domaine
des
croyances,
je ne
peux affirmer
73 René Le Senne, Obstacle et valeur, Aubier, 1946, p.
26.
7* II ne faut pas oublier cependant que pour Aristote
la
relation entre
l'usage
des
organes et l'affaiblissement de
la
pensée d'une part, et l'impassibilité de l intellect d'autre
part,
n est
pas
systématique: De
anima, 1,
4,
408
b, 20-29. Ceci est
repris
par
Ibn Sina,
Livre
des directives et remarques, VII, Vrin, 1951, p. 438.
75
Hume,
Enquête sur l entendement
humain,
Aubier, 1947, p.
156, n. 1
:
«Nous
allons
tenter ici d'expliquer la grande différence qu'on découvre entre les entendements humains;
après
quoi, on
comprendra
aisément
la
raison de
la différence
entre les hommes et les
animaux».
Voir Georges Kalinowski, L'impossible
métaphysique,
Beauchesne, 1981,
pp.
20-22.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 25/32
L'empirisme
et le problème
de
la
bêtise 27
que cela
n'ajoute
rien
à
sa connaissance, car celle-ci
ne
peut être que
spécifique
et
d'un autre
ordre
que la
connaissance
de ce
qui
m'est fourni
par le monde extérieur. Husserl s'est demandé
pourquoi
Hume
ne
s'en
était
pas aperçu Car
il
n'y
a
de
connaissance
pour
l'esprit
que
si
un
dynamisme sui generis vient dépasser le sensoriel et construire
un
savoir
du
réel. Une connaissance du
monde sans
conscience
organisatrice doit
se donner in petto ce
qu'elle
récuse,
sinon
elle tombera, comme on
l'a
vu
avec
La Mettrie, dans une conception
réductionniste
extrême.
Une conception authentique
du
sujet
doit
montrer
comment
l esprit
révèle ce qu'est le monde;
il
ne
pourra
le
faire
qu'en
dépassant
cela
même
qui lui est donné et
en
affirmant son aptitude
à
imposer au réel des
significations et des valeurs76. L'objet exige donc un sujet, sinon il
n'est
qu'une
chose.
Pour
devenir
le
lieu
d'une
pensée,
il
faut
un
sujet
qui
assume
cette pensée, qui la fasse
sienne, en
assumant le risque de la
rendre
sotte.
Il
est
trop
facile
de le décharger de la responsabilité de son
esprit sur une mauvaise conception d'un
objet.
La défense
de cette pensée
doit se faire dans
un
discours
constitué par quelqu'un. Il ne s'agit
plus de
chercher une
simple équivalence entre
la présentation
du monde
et
l'agencement des signes. La
pensée
qui concerne le réel
doit accepter
de
perturber le réel pour
mieux
le
rendre
vrai,
c'est-à-dire
pour s'affirmer et
non pour
décalquer
ce qui est donné. Mais Platon avait déjà refusé de
limiter
le
savoir
à
l'enregistrement
de
la
sensation, principalement
dans
le
Théétète,
et
saint Augustin a montré comment
en
voyant
un
arc l'esprit
détermine
s'il
est en plein cintre ou
non.
C'est l'esprit qui appréhende
ce
qui est
connu dans
le
sensible, comme l'égalité
des
rayons de l'arc
précité.
La
véritable
connaissance
se
fera
dans
le
champ de
ces relations.
Mais faut-il
revenir longuement
sur ces
thèmes?
La
pensée
contemporaine
issue de
la
phénoménologie nous a
habitué
à
rappeler
l'importance du
sujet, la façon dont
il
ouvre
son
horizon au monde. On
y
a vu
aussi
une démarche appartenant à
la postérité kantienne77.
Comment
l'empiriste ignorant
peut-il
savoir
qu'il
l'est,
tant
qu'il
n'a
pas
été envahi par les
images
extérieures?
Il
ne
pourra même
pas
se poser
l'aporie
sophistique:
comment
puis-je
savoir que
je ne
connais
pas
ce que
76 Jacques
Croteau,
L'homme:
sujet
oli objet?, Paris-Tournai,
Desclée
et Montréal,
Bellarmin, 1981, pp. 43-49.
77 Par exemple Heidegger, L'être et le temps; Joseph Moreau,
La conscience
et
l être, Aubier, 1958 et La critique kantienne et le renouveau de
la
métaphysique, in L héritage
de
Kant,
Mélanges philosophiques offerts
au P.
Marcel Régnier, Beauchesne, 1982, pp.
43-
61.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 26/32
28 Michel
Adam
je ne
connais pas.
L'homme ne visera la constitution
de son savoir
que s'il
dispose en lui,
reconnue, de
la capacité
à
l'acquisition
de
ce
savoir. Il
ne
suffit
pas
d'un organe
sensoriel
pour
acquérir
du savoir;
il
faut encore
une
sensibilité
intérieure
capable
de
le
constituer.
Une
perception
n'est
pas
une expérience78. La façon de penser la perception
ne
vient
pas
de la
perception
il
faut se référer
à
ce qui
fait
que la perception devient
une
expérience —
et qui est
aussi
une
expérience
comme l'a montré Maine
de
Biran —
Ce
refus
d'une expérience de l'esprit,
au
nom de la
clarté et
de la
simplicité, nous conduit curieusement à
une
démarche
matérielle. Seul le
monde perçu
est
objectivement
une
réalité; il
ne
faut
pas
que l'esprit
vienne
imposer une déstabilisation79.
Il faut au
contraire s'assurer une
quiétude bourgeoise.
Il
n'y
a
qu'à
se
laisser envahir
par
le
monde
extérieur, par la société au nom de la nécessité de l'éducation et
du
conformisme
et de considérer que tout ce
qui
sera ainsi
acquis
le sera
pour le bien de la personne. Pour sûr, une analyse de la bêtise, si
on
pouvait trouver sur quoi la
fonder,
serait dangereuse dans
un
tel contexte
et
risquerait d'anéantir le propos qui l'aurait provoqué.
La
bêtise
est
la conséquence d'une évolution psychique non
assumée,
donc d'une
temporalité
que le
sujet
n'a pas mise
à
profit
pour
affirmer
les possibilités de son
esprit,
à partir d'éléments
que lui
fournissait son
affectivité. Justement,
cette
dimension
temporelle
manque
à l'empirisme.
Il ne reconnaît
d'autre
devenir,
à
ce qu'est
pour
lui la
réalité psychique,
que
ce
que
le monde
extérieur
apporte.
Le
temps
sera
donné par la succession
de présentation
des objets, la répartition des
événements.
La référence
à
la
personne
ne
fera intervenir que les
moments de réception
qui mettront en
relation avec
le
monde,
et
la
mémoire sera la rétention des images de ces objets extérieurs, par quoi je
m'en fais encore
dépendant
pour
estimer
la
fidélité
de
la représentation
conservée
en
moi. La personne
n'est
que l'assemblage de ses images
78
Cf.
Kant,
Prolégomènes à toute
métaphysique future,
§
18. Voir aussi Jean-Claude
Fraisse,
Perception et expérience ou du lieu de la contingence dans
la
philosophie de Kant, in
Revue
philosophique
de
la
France et de l étranger, 1979 n°2, pp. 145-160.
79 Nicolas Berdiaeff, Esprit et réalité, Aubier, 1 950,
p.
1 50 « Le bourgeoisisme est
la fin
des mouvements créateurs
de
l'esprit...
Le bourgeoisisme croit
au monde des
choses
visibles,
il ne lie
son destin qu'ici-bas...
Il déteste et craint tout ce qui n offre aucune
garantie,
tout ce
qui risque d'être problématique... Le règne du bourgeoisisme est
précisément le règne
de ce
monde.
Tout
est attiré vers
ce
règne, et comme régi par une loi
de
gravitation universelle».
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 27/32
L'empirisme
et le problème
de
la
bêtise
29
présentes et
passées80.
Il
faut
une conscience d'une autre nature pour
déceler
la
différence entre
la
temporalité naturelle
et la
temporalité
spirituelle;
il
n'y a de véritable mémoire
qu'à
ce
prix.
La mémoire
des
empiristes
n'est
qu'un
magasin,
un
entrepôt.
La
conscience
trouve
dans
le
passé
une absence, les
empiristes
cherchent à maintenir une présence81.
L'empirisme
doit
donc
postuler que les sensations signifient, qu'elles
nous sont
données
comme des pensées82. Ce
qui
m'est donné
est donc
plus qu'une représentation. C'est une
ébauche
de vie que
je
devrai
dominer
en
même
temps que je me
dominerai,
en le
convertissant
en
sens
et en
valeur, ce que
le
réel me montre.
II faut
revenir sur le
concept-clé de l'empirisme
et
rappeler les
conceptions
de l'expérience.
C'est
avant
tout
ce
que je
reçois du
monde.
«Beaucoup
de
souvenirs, ou le
souvenir de nombreuses choses, c'est ce
qu'on
nomme expérience»** L'expérience est l'ensemble de ce qui m'est
advenu,
à
partir du monde. On
ne
s'échappe
pas
de
cette
expérience.
Ainsi,
je ne
peux
imaginer que ce
dont
j'ai
le souvenir. Si je
me donne
l'image d'un centaure, ce sera par la composition des
images
de l'homme
et
du cheval.
Cependant,
cette
expérience
a
une
telle
place
dans
l'activité
de l'esprit
qu'elle ne
fait
qu'un
avec l'esprit,
qu'elle est
la vie de l'esprit.
Elle
correspond à
un
mouvement
naturel
de
l'esprit,
de telle façon
qu'il
est
difficile de dissocier ce
qui
vient de la
nature et
ce
qui
vient de
l'expérience. «L'expérience
agit
en nous
de si bonne
heure, qu'il n'est pas
étonnant qu'elle
se donne
quelquefois
pour
la nature même»84. C'est
bien
reconnaître que
le retour
à
la simplicité
élémentaire de
la
connaissance risque d'occulter la réunion de ces expériences et faire
confondre
l'expérience
avec ce qu'il
faut
bien
continuer
d'appeler
la réalité de la
80 Buffon écrit (Pages choisies, Armand Colin,
1922, p.
25): «La
conscience de
notre existence étant composée, non
seulement
de nos sensations actuelles,
mais
même de la
suite
d'idées qu'a
fait naître la comparaison de nos sensations et de nos existences passées, il
est évident
que
plus on
a
d'idées, et plus on est
sûr de son
existence; que plus on a d'esprit,
plus on
existe». Il
n y a donc
véritablement que
le
monde
qui dure.
81 Nicolas Grimaldi, Aliénation et liberté, Masson,
1972, pp.
43-44.
82 Ce
que
propose
Marcel Proust
(La
prisonnière,
in La
recherche
du
temps perdu,
Bibliothèque de la
Pléiade,
t. III, 1954, p. 190): «Le témoignage des sens est lui aussi une
opération de l esprit où la conviction crée l'évidence».
83 Hobbes,
Leviathan, I,
2,
p. 16.
84 Condillac, Essai
sur
l'origine..., I,
4,
2, § 14,
p.
82.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 28/32
30 Michel
Adam
nature85.
La
voie
ouverte par l'empirisme conduit au scepticisme.
Voulant
mettre la
philosophie en marge
d'un
risque
de
confusion
issu
de
la pensée métaphysique,
il
est
contraint de
supposer acquise
une
perfection
native de l'impression
reçue
par
l'esprit
et
faire
de
la
nature
et
de
la
connaissance que
nous
en
avons un miracle
permanent
et inconnaissable.
L esprit empiriste, revenant sur ses principes,
ne
pourrait que
refuser
ce
qui
lui est nécessaire pour être conséquent.
En déniant
à
l'esprit la
possibilité
d'avoir un dynamisme constitutif
en
dehors de la réception d'impressions sensibles, l'empirisme
est
dans
l'impossibilité de
rendre
compte de cette tension
qui
lui est propre
et qui
n'appartient
pas
à la nature. Le phénomène de la bêtise
lui
échappe.
Nous
avons indiqué
ailleurs86
que la vie
de
l'esprit est
une
victoire
progressive
sur
un
magma
affectif.
La
bêtise
est un
abandon
au
naturel,
à
ce qui m'est donné et que je n'ai
pas
encore
conquis.
Aussi
l'empirisme
est contraint
de se
procurer, en
les
attribuant
à
la nature,
dotée de
toutes
les qualités, les pouvoirs mêmes de l'esprit. Mais ce
ne
peut être qu'au
prix de contradictions.
Il
associe ce dont j'ai la sensation
et
ce dont
je
ressens
le besoin.
Il
n'y a que l'esprit englué dans le
biologique et
dans
l'affectif
qui
réagit ainsi. L esprit mettra entre
le
perçu
et le
désir
un
lieu
de
réflexion où
se manifestera la valeur,
un
lieu
d'action où interviendra
le travail.
Si je
veux faire
un
gâteau
aux pommes,
il
ne
faut
pas
que
je
me
jette
sur
les
pommes,
mais
que
je
leur
donne
un
sens
instrumental
et
que
j'en effectue la préparation. La conscience
s'aperçoit
alors
qu'elle n'est
pas
constituée
par la
perception
des objets, mais qu'elle est
ce
qui peut
associer
à ces objets
une
démarche
qui
n'appartient
qu'à
elle87.
On
se souvient
des critiques
d'Alain
contre
l'expression
«leçon
de
choses».
Les
choses
ne
nous
donnent
des leçons qu'en
raison
de
l intégration
en
elles de questions, de
l'application
de
la
pensée à
leur
façon
d'apparaître.
«Les leçons de choses redresseront les idées si l'on
a
des idées mais elles n'en donneront point»88.
Il faut que
l'esprit
soit
sorti
de
la
sottise
pour
pouvoir
constituer
son
propre
savoir;
même
si
celui-ci
85 Voir Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie,
Gallimard,
1971, pp.
64-
65 et 67.
86 Michel Adam, Essai sur
la bêtise, P.U.F.,
1975.
87
Ferdinand Alquiê, L'expérience,
P.U.F., 1961, p. 11.
88 Alain,
Les idées et les âges,
in
Les
passions
et
la sagesse, Bibliothèque
de
la
Pléiade,
1960, p. 299. Voir Propos, Bibliothèque de
la Pléiade,
t.I, 1956, pp. 174-176 et
Georges
Pascal,
L'idée
de philosophie
chez
Alain, Bordas, 1970, pp. 50-51. Sur
l'incapacité
de l'empirisme
à donner
une interprétation
correcte
de la pédagogie, voir
R.F.
Holland,
Against Empiricism,
Oxford, Basil
Blackwell,
1980,
en. 2.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 29/32
L'empirisme
et le
problème de la bêtise
31
est
juste,
le
sot
qui
contente de
le répéter énonce une sottise.
L'empiriste,
tout
attentif
au réel qu'il
soit,
ne
fait
que
décrire,
décalquer ce réel.
Il
ne
peut
vraiment juger.
Une réflexion
élémentaire
sur le
travail scientifique
sait
que
le
savant
ne
va
au
réel
que lorsqu'il
veut
vérifier
sa
propre
pensée89.
Le possible précède
donc
le réel et la
pensée
se soucie de sa
réalisation,
donc
du déroulement du
temps
dans lequel le réel se
montrera tel qu'il est.
Il
n'y a
pas
de réel simplement
en
acte. La
puissance de l'être
ne
vient
pas
simplement de
l'habitude;
sinon rien
ne
se
produirait jamais. Il faut d'abord bien juger pour pouvoir bien
expérimenter
et
le jugement exige que le sujet s 'engage dans la confrontation
des
réalisations de variations,
des
créations d'occasions favorables. Il
doit
s'associer à
une imagination
en prise
sur
le
raisonnement.
Toute
expérience
est une coordination; elle
postule
une
activité de
l'esprit
maître
de lui-même
et
de ses virtualités.
Par
cette circonspection, on peut
dominer les
simples
apparences
du
réel
pour
les
dépasser,
en ne retenant
de ce réel que ce qui le fonde.
Le
jardinier de Newton n'a
jamais
rien
appris
en
voyant
tomber des pommes.
C'est
en
y
pensant toujours que
Newton
a tiré une
leçon
de cette chute de pommes
et en
disposant de
symboles qui étaient tout autres
que
les
signes
des empiristes.
Alors le réel n'est plus ce qu'il est;
il
est
devenu autre que cela
qui
nous
est
donné.
L'expérience
est
une véritable
promotion de
la
pensée,
à
l'occasion d'une
confrontation
de la
réalité
avec
l'esprit.
Il faut que
l'esprit discerne ce
qui
donne signification
et
valeur à ce réel. L'homme
sensé
attend
tout
non du réel, mais de
la façon
dont il
dégagera
de ce réel
des significations et des
potentialités. Le sot récusera toute possibilité de
sens
et
attendra
du réel et
de
sa répétition le
savoir
qu'il souhaite. La
niaiserie est
en
germe
dans l'empirisme et
il suffit de
le
lire rapidement
pour affirmer que son
épistémologie
reste en deçà
du savoir
maîtrisé. Ce
ne
sont
pas
les troubles physiologiques, les faiblesses
momentanées qui
expliquent
la
sottise,
mais
l'envahissement
d'une
sensibilité
mal
contrôlée Cependant, nous devons immédiatement montrer où est l'énorme
barrière
existant entre la sottise et l'empirisme. Alors que l'empiriste
insiste sur la nécessité d'un scepticisme
ou
d'un
relativisme, le
sot
est
sûr
de ce
qu'il
énonce. Sa présomption ne se laisse entamer
par
rien.
Il
a toute
89
Bachelard,
La philosophie du non, P.U.F.,
1981, pp.
10 et 144-145. Dès
1929,
Bachelard écrivait:
«Notre
pensée
va au réel; elle n'en
part
pas», cité par Léon
Brunschvicg,
Les
âges de l intelligenc e, P.U.F., 1934, p. 137.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 30/32
32 Michel
Adam
l'audace
de ceux
que n'atteint
pas
la
peur;
sa confiance
vient de
ce qu'il
ramène
tout
à lui90.
Rappelons la plaisanterie de Joseph
Prudhomme-Henry
Monnier:
je
ne
mange
pas d'épinards;
heureusement,
car
si
j'aimais
cela,
j'en
mangerais
et je ne peux les souffrir. Cette
confusion
de
pensée vient
de la
perversion de la structuration temporelle du moi, par confusion de
l'avant et
de l'après,
par
rapport à l'expérience que procureraient les
épinards. Le moi
d'avant est supposé
connaître ce que
ressentirait le
moi
d'après.
Cette identification du sujet dans
le
temps, sans envisager la
spécificité des
aspects du temps, aboutit à rapprocher avec
un
semblant
de légitimité deux points de vue incompatibles.
Dans
la passivité du fait
de
manger,
l'acte
échappe
à son auteur.
Il en
vient à supposer
qu'il
peut
manger
ceci, tout en
ne
l'aimant pas.
Le
moi
devient
semblant de
pensée,
par passivité d'activité. Ne privilégiant plus l'engagement
du
sujet dans
son
avenir,
attendant d'être
sensibilisé par l'objet extérieur, le
mangeur
perturbe
donc
l'avant et l'après et se contredit lui-même. L'expérience
a
besoin
d'une solide
compréhension
de la
temporalité,
sinon elle
n'est
que
lieu
d'inconséquence.
La
pensée
n'est donc
pas
simplement ce qui m'advient; elle est ce
dont
je
suis
responsable.
Mais ma pensée
n'est pas
seulement cette
expérience subjective. Lorsque
je
me soucie de la portée de mon esprit,
c'est
ma
propre dignité en
tant
qu'esprit
que
je
promeus. Cette
pensée, en
cherchant la rectitude, se soucie d'être communautaire pour participer à
une
vie
qui
me dépasse. Ainsi cette
pensée est à
la fois la
mienne
et
celle
qui
me
lie
aux autres,
et je
lui suis
confié,
là
où je
dois l'exprimer.
L'homme inessentiel, l'homme
du
quotidien, l'homme
de
la
duplication
du
xéel,
ne
se
soucie pas
de
la
pensée,
mais
de son
adaptation
immédiate à
ce
réel envahissant et
non signifiant, n'étant sensible qu'aux problèmes
qui
n'en
sont
pas.
*
L'empirisme a
voulu
revenir à
des
principes
clairs et
les a
situés dans
l'impression.
Ces
impressions
sont
manifestées
par des signes. Le sujet
percevant
et
parlant
est lui-même la transposition
de
ce
pointillisme.
Comme
dans le réel ou le langage, tout est détaché, séparé, le moi est une
90 Flaubert
assurait
que la
bêtise
c'est de conclure;
cf. Michel Adam, Flaubert et
la
bêtise,
in
Bulletin de
l'association Guillaume Budé,
1972, n°2.
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 31/32
L'empirisme
et le problème
de
la
bêtise
33
juxtaposition de ces éléments. La liaison se fait par une «natura
ex
machina», une attraction
universelle
dont
il
suffit de constater les effets.
Que ce soit
à
cause de la volonté de mettre
en
évidence
un élément simple,
ou
pour
observer
l'exigence
d'une
analyse
du
langage91, de
toute
façon
la
manière dont se
présente
le réel
tant en
moi qu'hors de moi
n'est pas
respectée.
Je
ne
vois
un
objet
que dans
son rapport à d'autres objets :
je
me conçois comme
relation
sociale avant de me poser comme moi.
Ces
relations vécues
sont dynamisantes
;
elles
contredisent toute
discontinuité
originaire. Je
ne
suis
pas separable du
milieu
tant
naturel que
culturel ;
je
suis
situé avant d'être séparé.
C'est dans
cette
tension
relationnelle
que
se
constitue
l'authentique vie de l'esprit. Refuser de la
voir
est manquer la
localisation de la réalité première de
l'esprit: éviter
la bêtise. Ne
pas
pouvoir
en
rendre
compte
consiste
à
passer
à
côté
du
dynamisme
même
de l'esprit.
Enfin ce
qui
rend insuffisante l'attitude empirique devant le
problème
de
la
bêtise
est la
conception
minimale
de
la vie accordée
à
l'esprit.
L esprit enregistre, compare, situe,
analyse;
mais ces opérations se font
dans l horizontalité,
et
non dans
le
dynamisme
d'une montée, dans la
tension d'un élan. Les
opérations de
l'esprit ne
concernent
que
l'expérience
immédiate; la vie de la conscience n'a pour signification que
l'enregistrement de ce que l'entendement
reçoit;
la réflexion
n'est qu'une
comparaison
effectuée
dans
le
donné92. L'esprit
ne
fait
qu'analyser
ses
opérations. La bêtise
ne
peut être comprise que comme une répulsion
pour l'évaluation,
une lâcheté envers l'aspect
opératoire de
l'esprit. On ne
peut
en
rendre
vraiment
compte que par rapport à
une
conception de
l'esprit
envisagé
comme
tension
cherchant
à échapper à
toute
pesanteur
et
exprimant son dynamisme
et
son mouvement93.
La
bêtise
est
une
trahison envers la liberté
de
l'esprit.
17, rue
Chauffour
Michel
Adam.
F-33000
Bordeaux.
91 Aldous
Huxley, La
philosophie
éternelle. Le Seuil, collection «Points»,
1977,
p.
164.
92
Condillac,
Essai
sur
l'origine..., II, 11, § 101 :
«Le
discernement et le jugement
comparent les choses, en font
la
différence, et apprécient exactement la
valeur
des unes aux
autres».
93 Ainsi,
Mallarmé,
Les
fenêtres (Œuvres complètes, Bibliothèque de la
Pléiade,
1 974,
p.
33) « Mais, hélas Ici-bas est
maître
: sa hantise /
Vient
m'écœurer parfois jusqu'en
cet
abri
sûr, / Et le vomissement impur
de la
Bêtise / Me
force
à me boucher le nez devant
l'azur».
7/26/2019 Empirisme Et Bêtise
http://slidepdf.com/reader/full/empirisme-et-betise 32/32
34 Michel
Adam
Résumé. — La philosophie empiriste
aborde
bien le problème de la
bêtise, mais elle estompe la spécificité de son rapport avec la vie de
l'esprit,
puisque
l'acquisition
du savoir va de soi, la nature
est
décalquée
dans
le
savoir,
puis
dans
le
signe,
la
psychologie humaine
prolonge
la
psychologie animale. La
faiblesse d'esprit n'est
qu'une
lenteur
de
constitution. Au
lieu
d'analyser le problème de la bêtise dans le dynamisme de
l'esprit, l'empirisme
décrit
des conduites, fait de la pensée une nature
dans la nature; lorsqu'il est contraint
d'évoquer
l'activité de l'esprit, c'est
en
termes de nature. Un tel
contexte
rend
impossible la
compréhension
de
la bêtise, qui est
trahison de
l'engagement nécessaire du sujet envers
son aptitude à former
des
jugements.
Abstract. — The
empiric
philosophy approachs effectively the
problem of the
silliness,
but
it
obliterates the specificity of
its
rapports
with
the life
of
the
spirit,
because
the
acquirement
of
the
knowledge
is
made with simplicity, the
knowledge
and the sign
are traced
over in the
nature, the human psychology prolongs the animal psychology. The
feebleness of the spirit is only a slowness of constitution. Empiricism
describes
conducts,
considers
the
thinking a
nature
in
the
nature,
rather
than it
analyses
the problem of the silliness with the
dynamism
of the
spirit;
when
it is constrained to evoke the activity of the spirit, it
uses
some expressions
of nature.
Such a
context
makes impossible
the
understanding
of
the
silliness, which is the
treason
of
the necessary
pledge of the subject towards his aptitude for the
formation
of
judgments.