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Hérédité et adaptation : la conception kantienne des races et des espèces. Philippe HUNEMAN i Dans ses écrits sur les races humaines, Kant construit un concept de l’espèce biologique, et des races et des variétés, et en dérive un critère pour reconnaître que des individus sont de la même espèce ou de la même race. Le texte Von den verschiedenen Rassen der Menschen fut publié en 1775, mais repris deux années plus tard dans le recueil de J.J.Engel, Philosophie für die Welt ; on doit donc y voir, avec Zammito, « la seule publication signifiante de Kant comme philosophe populaire dans les années 1770 » 1 . Le second texte, de 1785, sur la « Détermination du concept de race humaine », répond à des mécompréhensions de Georg Forster et de manière plus indirecte vise à contrer les thèses de son inspirateur, et ancien étudiant de Kant – Herder -, auxquelles Kant répondra directement dans une recension en 1787. La préoccupation kantienne de prouver l’unité de l’espèce humaine est sans doute en général corrélative de la nécessité d’avoir un concept d’espèce humaine pour procurer un substrat phénoménal à l’idée d’humanité inscrite dans la raison pratique. Il serait en quelque sorte inacceptable à la raison que la morale exigeât l’unicité de l’humanité, tandis que la théorie souscrivît à la pluralité des espèces humaines, comme l’eussent voulu à l’époque Voltaire ou d’autres - partisans du polygénisme de l’homme, en particulier Henry Home (lord Kames) dont la publication en 1776 de l’ouvrage sur la différence des races humaines, Essai d’histoire de l’homme, raviva ce débat passionné. Ce faisant, Kant esquisse une théorie de rapports entre ordre biologique et histoire, ainsi que de la relation entre conservation des formes et adaptation des organismes à leur milieu : le présent article va développer cette interprétation. Ces textes sont certes circonstanciels, insérés dans le débat d’alors sur le polygénisme ou le monogénisme de l’espèce humaine, et de manière générale la naissance de la 1 Kant, Herder and the birth of anthropology , Chicago : University of Chicago Press, 2002, p.303 ; sur la catégorie de « philosophie populaire » ; cf. aussi Michel Puech, Kant et la causalité, Paris : Vrin, 1990 ; et Frederick Beiser, « Kant’s intellectual devlopement, 1746-1781 », Cambridge companion to Kant , P.Guyer ed., Cambridge University Press, 1992, pp.26-61

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Hérédité et adaptation : la conception kantienne des races et des espèces.

Philippe HUNEMANi

Dans ses écrits sur les races humaines, Kant construit un concept de l’espèce biologique, et des races et des variétés, et en dérive un critère pour reconnaître que des individus sont de la même espèce ou de la même race. Le texte Von den verschiedenen Rassen der Menschen fut publié en 1775, mais repris deux années plus tard dans le recueil de J.J.Engel, Philosophie für die Welt ; on doit donc y voir, avec Zammito, « la seule publication signifiante de Kant comme philosophe populaire dans les années 1770 »1. Le second texte, de 1785, sur la « Détermination du concept de race humaine », répond à des mécompréhensions de Georg Forster et de manière plus indirecte vise à contrer les thèses de son inspirateur, et ancien étudiant de Kant – Herder -, auxquelles Kant répondra directement dans une recension en 1787.

La préoccupation kantienne de prouver l’unité de l’espèce humaine est sans doute en général corrélative de la nécessité d’avoir un concept d’espèce humaine pour procurer un substrat phénoménal à l’idée d’humanité inscrite dans la raison pratique. Il serait en quelque sorte inacceptable à la raison que la morale exigeât l’unicité de l’humanité, tandis que la théorie souscrivît à la pluralité des espèces humaines, comme l’eussent voulu à l’époque Voltaire ou d’autres - partisans du polygénisme de l’homme, en particulier Henry Home (lord Kames) dont la publication en 1776 de l’ouvrage sur la différence des races humaines, Essai d’histoire de l’homme, raviva ce débat passionné. Ce faisant, Kant esquisse une théorie de rapports entre ordre biologique et histoire, ainsi que de la relation entre conservation des formes et adaptation des organismes à leur milieu : le présent article va développer cette interprétation.

Ces textes sont certes circonstanciels, insérés dans le débat d’alors sur le polygénisme ou le monogénisme de l’espèce humaine, et de manière générale la naissance de la problématique anthropologique en Allemagne dans la second moitié du dix-huitième siècle2 Mais cette élaboration scientifique de Kant, commencée avant la 1ère Critique, ne cadre pas tout à fait avec la perspective transcendantale ; le texte « Über den Gebrauch teleologischer Prinzipien in der Philosophie » en 1788 visera à en expliciter les présupposés épistémologiques (en particulier concernant le jugement de finalité), en accord avec le criticisme, mais c’est surtout la Critique de la faculté de juger qui finalement donnera à ces théories biologiques kantiennes leur statut dans la philosophie transcendantale systématisée, en élucidant les réquisits des principaux concepts utilisés.1 Kant, Herder and the birth of anthropology, Chicago : University of Chicago Press, 2002, p.303 ; sur la catégorie de « philosophie populaire » ; cf. aussi Michel Puech, Kant et la causalité, Paris : Vrin, 1990 ; et Frederick Beiser, « Kant’s intellectual devlopement, 1746-1781 », Cambridge companion to Kant, P.Guyer ed., Cambridge University Press, 1992, pp.26-612 Zammito, ibid. ; Mareta Linden. Untersuchungen zum Anthropologiebegriff der 18. Jahrhundert,

Bern, 1979.

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Je présenterai dans un premier temps cette conception des races et des espèces kantienne dans son contexte scientifique, puis développerai dans un second temps ses conséquences quant aux concepts d’histoire, d’hérédité et d’adaptation dans les sciences de la vie.

I. La théorie kantienne de l’espèce et des variétés.Cette théorie s’élabore en un sens dans un certain dialogue avec Johann Friedrich Blumenbach naturaliste et anthropologue3, et sur le fond de la pensée buffonienne, introduite en Allemagne par une préface du grand physiologiste Albrecht von Haller.

1.1. Blumenbach, Buffon et l’espèceBuffon rejette la prétention linnéenne du système de classification,

qu’il considère comme artificiel, pour cette raison principale que le genre est pour lui une abstraction et n’existe pas dans la nature. Il n’est qu’une commodité dont se servent les hommes pour classer, mais est trop imprécis lorsqu’on regarde vraiment une nature, composée d’individus et non de genres - nature qui est profusion et variété avant tout : « c’est ce grand nombre d’espèces voisines qui a donné l’idée de genre aux Naturalistes : idée que l’on ne peut employer qu’en ce sens, lorsqu’on ne voit les objets qu’en gros, mais qui s’évanouit dès qu’on l’applique à la réalité et qu’on en vient à considérer la Nature en détail. »4 Si l’individu est réel et le genre artificiel, qu’en est-il de l’espèce ? Elle sera ce concept (donc un universel) de l’histoire naturelle qui démontre son ancrage dans la réalité, et ainsi fait de l’histoire naturelle une science qui connaît le réel et non un art qui en donne un tableau pratique. C’est pourquoi le critère de ressemblance que l’on donne pour construire une espèce, et qui fait que les catégories de genre, d’espèce et de variété se distinguent entre elles comme des degrés croissants dans la ressemblance - ce critère ne suffira plus : une espèce doit être une entité close sur elle-même dans le temps. « Ce n’est ni le nombre ni la collection des individus semblables qui fait l’espèce, c’est la succession constante et le renouvellement non interrompu de ces individus qui la constituent. »5

Par là, le critère de l’espèce - que Buffon reprend au naturaliste prélinnéen John Ray - consiste dans la possibilité d’engendrer des hybrides féconds.

Définition qui prend chez Buffon toute sa portée, celle d’un basculement dans le sens du mot « histoire » de l’histoire naturelle. L’espèce en effet devient un concept qui signale sa réalité de ce qu’elle recouvre une durée : une espèce n’est plus une division dans un tableau, elle est une relation réelle entre individus, se marquant par un produit (l’hybride fécond), et se perpétuant ainsi dans le temps. La possibilité de 3 Sur ce dialogue, de nombreuses études dont : Timothy Lenoir, « Kant, Blumenbach and vital materialism in german biology », Isis, 71, 1980: 77-108; les réserves de Robert J. Richards, « Kant and Blumenbach on the Bildungstrieb : a historical misunderstanding», Studies in History and philosophy of biology and biomedical science, 31, 1, 2000, pp.11-32; et, Nicholas Jardine, Scenes of inquiry. On the reality of questions in the sciences, Oxford: Clarendon press, 1991, chap. 1.4Histoire naturelle, Amsterdam, 1766-1785 (12 vol.) (Cité ci-après HN (A)), 14, Nomenclature des singes, p.3.5Histoire naturelle, Paris, Imprimerie royale, 1769-1770 (Cité ci-après HN), IV, 1753, « Les animaux domestiques », ch. « L’âne », p.143

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Page 3: En 1775, Kant écrivit son essai Sur les différentes races ... · Web viewLes variétés, ou races, naissent ainsi de l’espèce par dégénération, du fait des déplacements des

dériver les espèces les unes des autres prend un sens, alors qu’elle n’en avait aucun tant que l’espèce désignait une collection d’individus définis eux-mêmes par une collection de signes de reconnaissance - et il est donc logique qu’on trouve chez Buffon une théorie de la production des espèces par dégénération (au demeurant fort complexe, car pleine d’hésitations et de retournements, entre 1749 (à propos des races humaines), l’Histoire des quadrupèdes (1753-1766) avec en particulier le chapitre sur « l’âne » et son fameux recul (« Mais non, il est certain, par la révélation... ») devant la transmutation des espèces (1753), le texte sur les « animaux des deux continents » (1761), le chapitre « De la dégénération des animaux » de 1766, et les Epoques de la nature de 1778))6. Le climat – déjà central dans l’Esprit des lois (III, 14-17) inspiré ici par Arbuthnot7 – s’avère le facteur fondamental dans la diversification des espèces, à côté de l’action de l’homme dans la domestication. Par exemple, le Noir est un Blanc « dégénéré » par l’action du soleil. Les variétés, ou races, naissent ainsi de l’espèce par dégénération, du fait des déplacements des individus ou des changements du climat.

L’espèce se marque donc à l’intérieur même de l’individu, au niveau de son pouvoir reproducteur, ce qui communique avec la théorie du moule intérieur8; elle s’atteste comme filiation : double rupture avec l’espèce linnéenne, qui se signalait au premier coup d’oeil et concernait la surface visible, représentable de l’individu. Et par là, on a un critère naturel de la communauté d’espèce, qui met fin aux disputes sur le degré de ressemblance entre deux individus qu’entraînait inévitablement la définition linnéenne de l’espèce . « On peut toujours tirer une ligne entre deux espèces, c‘est-à-dire entre deux successions d’individus qui se reproduisent et ne peuvent se mêler, comme l’on peut aussi réunir en une seule espèce deux successions d’individus qui se reproduisent en se mêlant: ce point est le plus fixe que nous ayons en Histoire naturelle, toutes les autres ressemblances et toutes les autres différences que l’on pourrait saisir dans la comparaison des êtres ne seraient ni si constantes, ni si réelles, ni si certaines. »9

Néanmoins, Buffon va raffiner encore son concept d’espèce. Si le chien et le loup et le renard ne se croisent pas, c’est moins en raison de leur physiologie que de leurs modes et lieux de vie : dans une situation artificielle, c’est-à-dire en domestiquant une louve, on a pu la croiser avec

6 Il est hors de question de discuter ici du supposé « transformisme » buffonien, sur lequel abondent les études, entre autres Jacques Roger, « Buffon et le transformisme », in Pour une histoire des sciences à part entière , Les sciences de la vie..., Paris : Colin, pp. 572-580.7 Sur la doctrine médicale de cet auteur, cf. Caroline Hannaway, “Environment and miasma”, Cambridge companion of history of medicine, R. Porter, W. Bynum (eds.), Cambridge University Press, II, pp.292 sq.8 « En établissant le critère d’interfécondité pour la reconnaissance des individus d’une même espèce, Buffon associait le concept de moule intérieur avec celui d’espèce » (Paul L. Farber, “ Buffon and the concept of species ”, Journal of the history of biology, 5, 1972 : 265)9 HN IV, « L’âne », 144i Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques (CNRS/Unievrsité Paris I Sorbonne),13 rue du Four 75006 [email protected]

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un chien. Ce qui signifie que la manière de vivre, le lieu, bref des caractéristiques que nous appellerions éthologiques, contribuent à la définition de l’espèce : il faut définir l’espèce « autant par le climat et par le naturel [= les moeurs] que par la figure et la conformation. »10.

Blumenbach, lui, écrit en 1775 un essai sur la variété des races humaines, De generis humani variatione nativa et traite dans son Manuel d’Histoire Naturelle réédité six fois du problème de l’espèce biologique. Il est attentif aussi bien aux questions morphologiques, continuant à décrire l’espèce par la forme - qu’aux conditions de vie et à l’habitat géographique des diverses races. Sa pratique naturaliste l’incitera à mettre de plus en plus au premier plan dans la considération des espèces l’examen de leurs contrées géographiques, de leurs modes de vie et de leurs rapports les unes avec les autres, dans un mouvement qui poursuit l’avancée buffonienne.

Pour ce qui est de l’espèce humaine, Blumenbach soutient d’une manière proche de Buffon que, à partir d’une unité spécifique, les races humaines se sont diversifiées par dégradation à cause du climat11. Ainsi, les « races et variétés sont des déviations qu’une dégénération insensible a apportées dans la conformation spécifique originaire des espèces particulières de corps organisés » (Manuel d’histoire naturelle, §15). La race se signale par un « caractère que la dégénération a fait naître » et qui « devient nécessairement et inévitablement héréditaire par propagation ». Les principales causes de dégénération : climat et nourriture - et chez les animaux, manière de vivre (§16). Cette action du climat et des conditions sur le réseau et par là sur la couleur de la peau donne lieu aux diverses races : « De ces modifications de couleur naissent les cinq principales variétés qui s’observent dans l’espèce humaine. »12

La section De l’homme du Manuel d’histoire naturelle distingue alors effectivement 5 races, la caucasienne, la mongole, l’éthiopienne, l’américaine et le malaise. Ces cinq races sont néanmoins liées à la première, la caucasienne, comme à leur souche, ou à leur point moyen. Mais Blumenbach pense bien que la race caucasienne est la souche plutôt qu’un simple point moyen pour nous, dans un tableau.

1.2. L’espèce selon Kant. On peut, avant d’aborder ces textes, s’étonner d’une chose :

l’espèce est une notion centrale dans l’Appendice à la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure, puisqu’elle est l’objet des trois principes de mise en ordre de la nature que présuppose la raison. En effet, Kant y démontre que, au-delà de la régularité causale que les principes de l’entendement imposent a priori à la nature (c’est ce qu’il appelle les Analogies de l’expérience) et qui font que celle-ci est régie par des lois qui sous-tendent la succession (Principe de causalité, 2nde Analogie), la simultanéité (action réciproque, 3ème Analogie) et la

10HN (A), IX, « Animaux communs aux deux continents », p.31 (1761).11 Dans « The anthropological theory of Johann Friedrich Blumenbach » (Romanticism in Science, M.Poggi , F. Bossi (eds.), Dordrecht: Kluwer,1994, pp.103-125), Fabbri Bertoletti analyse la doctrine blumenbachienne de l’espèce humaine dans ses relations avec la théorie embryologiques de la tendance formatrice.12Institutions de physiologie, section 14, §174.

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permanence (permanence de la substance, 1ère Analogie) – la raison doit présupposer un « ordre de la nature ». Cet ordre est sa division en genres, espèces, variétés, etc. Très généralement dit, on pourrait en effet imaginer une nature, donc un ensemble d’événements qui se succèdent d’après des lois (selon la caractérisation des Premiers principes métaphysiques des sciences de la nature, 1785), sans que les individus et événements individuels aient assez en commun pour entrer dans des classes. Dans un tel monde, aucune inférence ne serait au fond possible, et finalement aucun raisonnement, de sorte que la raison doit supposer cet ordre fait d’emboîtements de classes et sous-classes pour que la connaissance scientifique soit garantie. Mais cette architecture systématique de la nature n’a rien de propre à la biologie, l’espèce est une pure notion logique ici. (Cette question de l’ordre de la nature est un des problèmes majeurs de la troisième Critique, exposé dans l’Introduction – cette oeuvre fait alors explicitement la connexion entre la question de la division générale de la nature en espèce, et la théorie de l’espèce biologique13.)

Les textes sur les races d’une part et l’Appendice à la Dialectique transcendantale de l’autre semblent donc étrangement indépendants : ici, les postulats métaphysiquement fondés qui permettent de parler d’un ordre de la nature ; là, une attention à la cause même de l’unité des individus dans une espèce. D’où, de ce côté, la rencontre avec le critère buffonien qui est un critère causal.

1.2.1. Définition de l’espèceLa question kantienne est d’abord d’éclairer le statut de la variété des races humaines. Kant y prend d’emblée le parti de Buffon : critère d’interfécondité pour définir l’espèce, rupture avec l’histoire naturelle classique traitée comme une scolastique. « Dans le règne animal, la division naturelle entre les genres et les espèces se fonde sur la loi commune de la génération, et l’unité du genre n’est rien d’autre que l’unité de la force reproductive, laquelle est complètement valable pour une certaine diversité d’animaux ». Par là la règle buffonienne : « que les animaux qui produisent l’un avec l’autre des petits fertiles (quelque différents de forme qu’ils puissent être) appartiennent à un seul et même genre physique », doit être considérée comme la définition d’un genre naturel des animaux en général, à la différence de tous les genres scolastiques. » (Ak.II, 429)Il écrit ensuite que l’on retrouve donc l’opposition de la ressemblance d’un côté, et de la souche de l’autre. « Celle-là constitue un système scolastique pour la mémoire, celle-ci un système naturel pour l’entendement : la première a seulement pour intention de ranger les créatures sous des rubriques, la seconde à les ramener sous des lois. » (ib.)14 Ainsi que le signale l’antithèse mémoire / entendement, Kant

13 Sur le rapport entre l’Appendice et le traitement de cette question dans la Critique de la Faculté de juger, voir Gérard Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique, Paris : Colin, 1970; Philippe Huneman, Métaphysique et biologie, Parois : Kimé, 2008, ch 7.14 Dans « Kant on the history of nature: The ambiguous heritage of the critical philosophy for natural

history », Studies in History and philosophy of biology and biomedical sciences, 37, 4, 2006, pp.627-

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redouble ici la critique buffonienne de la classification linnéenne, comme artifice abstrait, pur système de mnémotechnique qui ne fait rien connaître de la nature. Mais la critique ne repose pas tant, ici, sur la prodigalité de la nature opposée à la sécheresse de la technique, que sur le manque de règle univoque pour déterminer l’appartenance à l’espèce. Si Buffon opposait la chaîne continue des êtres aux séparations artificielles des naturalistes, Kant, lui, voit d’abord dans la classification linnéenne l’absence de réflexion conceptuelle préalable. Ce manque de réflexion des naturalistes produit alors des conséquences dangereuses dès lors qu’il s’agit de l’humanité, parce qu’alors tout le monde s’occupe d’appliquer le concept de « race », en se demandant si les races sont ou ne sont pas des espèces différentes, tandis que le concept de race lui-même n’est pas défini15.

Si Linné a pêché, c’est donc moins par excès de système que par manque de systématicité, ou encore, d’architectonique. D’où finalement la mention de « l’entendement », opposé à la « mémoire », à laquelle s’adresse la classification usuelle : il y a entendement dans la « classification naturelle », parce qu’on a fait usage de concepts; tandis que la « classification scolastique » en reste au niveau des associations de l’imagination et de leur conservation dans la mémoire, dans la mesure où elle en reste à des groupements d’individus, lesquels sont regroupés selon des critères arbitraires et peuvent toujours être rassemblés différemment suivant le critère qu’on choisit.

Mais alors, un point reste obscur dans la distinction qu’effectue Kant : la division scolastique range sous des rubriques, certes, tandis que la division naturelle ramène sous des lois - lesquelles ? Et de plus, quelle pertinence aurait ce projet dans le contexte kantien ? N’y a-t-il pas, ici, un genre de lois qui n’est pas décrit dans les Premiers principes, et qui, en même temps, ne relève pas des lois empiriques de la nature ? Et sur quoi portent ces lois, sinon sur la reproduction des vivants, dans la mesure même où l’interfécondité définit le concept central de cette « division naturelle » des genres ?

Comme il y a deux approches de la nature organique, il y a deux concepts de genre, que Kant nomme genre nominal et genre réel : le premier défini par la forme extérieure, le second par l’interfécondité des individus, c’est-à-dire ultimement par la provenance d’une souche commune. «Car les animaux, dont la diversité est si grande qu’autant de créations seraient pour eux nécessaires, peuvent bien appartenir à un genre nominal (pour les classer d’après certaines ressemblances) mais jamais à un genre réel, en tant que pour celui-ci on exige au moins la possibilité de la provenance d’un couple unique. » (Détermination, Ak.VIII, 102). Si la c lassification sous des genres réels consiste à ranger sous des lois, il est donc clair que ces lois sont les lois de la provenance, de la descendance. « Trouver ces derniers [les genres réels] est authentiquement l’affaire de

648, Phillip Sloan propose une reconstruction de la place de ce projet d’histoire de la nature dans l’itinéraire kantien – en particulier, il analyse sa perte de crédit ultérieure.

15Sur ce contexte, Adickes, Kant als Naturforscher, II, 445-449. Sur la persistance de difficultés à classer les races humaines et trouver un critère pour cela, entre 1770 et 1900, cf. Dobzhansky, La nature humaine et l’hérédité, Paris, tr. Fr. Gauthies Villars, 1971, pp.86-89.

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l’histoire naturelle [au sens : histoire de la nature], tandis que la description de la nature peut se contenter des premiers [les genres nominaux]. » (ib.) 16 Que faut-il entendre par cette histoire ? En d’autres termes, quel est précisément le statut de ces lois dont la classification kantienne des animaux fait usage ?

1.2.2 Histoire, loi, espèces et races.De la définition même de l’espèce, il suit qu’il n’y a qu’une seule

espèce humaine, puisque tous les hommes peuvent se reproduire entre eux. L’unité du genre humain est « l’unité de la force de reproduction, universellement valable » (Races, Ak.II, 430), et qui renvoie à une souche commune pour tous les hommes : les hommes « appartiennent tous à une unique souche, d’où, indépendamment de leur diversité, ils sont issus, ou du moins peuvent être issus. » (ib.) Certes, il n’y a aucune preuve de la souche commune, mais l’interfécondité des hommes rend celle-ci pensable - « peuvent être issus » - et par là, rend l’hypothèse (intestable) de créations multiples relativement onéreuse et contraire aux exigences de l’usage hypothétique de la raison. Défini dans l’Appendice à la Dialectique transcendantale, cet usage consiste en effet à supposer que ce que l’on sait d’une sous-classe a d’une classe X se vérifiera aussi pour une autre sous-classe a’ de X, et à tester ; on présuppose qu’il existe donc ce genre de classes réelles X (ici, l’espèce humaine). Si on ne peut pas faire cette présupposition, les hypothèses ne sont pas fausses, elles sont même intestables.

Avec un tel argument de parcimonie concernant le polygénisme, il faut souligner que l’investigation kantienne n’est pas exactement empirique, elle concerne les principes (ou « maximes ») de l’enquête empirique sur ces questions. Le choix de la maxime rationnelle détermine toujours les faits pertinents car sinon, au simple plan de l’empirie, on trouve toujours certains faits à en opposer à d’autres (Ak.VIII, 96). Kant ne fait pas une histoire empirique de l’espèce humaine, il énonce une théorie rationnelle de la différenciation des hommes, théorie qui implique une historicité au niveau de ses concepts mais non une recherche historique empirique. L’histoire kantienne de la nature, à l’époque des Races, n’est donc pas recherche d’événements passés, « par exemple la première origine des plantes et des animaux », mais se contente de « rechercher la connexion de dispositions actuelles des choses naturelles avec leurs causes dans des temps anciens, selon des lois causales, que nous ne forgeons pas mais que nous dérivons des forces de la nature telle qu’elle se présente maintenant à nous, et que nous suivons en arrière aussi loin que nous le permet l’analogie. » (Gebrauch, Ak.VIII, 162). Ce « aussi loin » respecte, bien sûr, l’impossibilité d’une spéculation sur les origines du monde et des êtres du monde telle que l’a montrée la Dialectique transcendantale.

16 Sur ce projet d’histoire de la nature – Geschichte der Natur opposée à une histoire naturelle comme Beschreibung der Natur - encore dans une ascendance buffonienne, cf. Phillip Sloan, "Buffon, German Biology, and the Historical Interpretation of Biological Species," British Journal for the History of Science 12, 1979 : 109-153; Hans-Peter Reill, “Analogy, comparison and active living forces : late enlightenment responses to the critiques of causal analysis”, The sceptical tradition around 1800, K. van der Zande, R. Popkins (eds.), Dordrecht, Kluwer, 1998 : 203-211

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Les races humaines ne sont donc pas des espèces17. Mais alors, que sont-elles ? Et surtout - puisqu’il s’agit ici d’une histoire de la nature - d’où proviennent-elles ? Kant propose alors de préciser les concepts inférieurs à l’espèce dont on use pour rassembler des individus vivants, en les rapportant à la thématique de la transmission : races, variations (Abartungen), dégénérescences (Ausartungen), filiations (Nachartungen), variantes (Spielarten), variétés (Varietäten), lignée (Schlag).

Si les formes variées issues d’une souche sont héréditaires, ce sont des variations; les caractères héréditaires conformes à la souche sont des filiations; on les nomme dégénérescences s’ils ne sont plus conformes à celle-ci, et que les animaux sont dans l’impossibilité de reproduire « l’organisation originelle de la souche ». Les races sont des variations qui se conservent en dépit des transplantations, et qui, croisées avec d’autres variations, engendrent toujours des métis. Ainsi, les Noirs et les Blancs sont deux races distinctes; par contre ces variations constantes par transplantation que sont les blonds et les bruns, dans la mesure où ils ne donnent pas lieu à chaque fois à un métis, mais peuvent n’engendrer que des blonds, sont des variantes de la race blanche. Lorsqu’enfin la nature du sol et de la nourriture engendre chez les animaux certaines particularités héréditaires, lesquelles s’éteignent toutefois avec la transplantation, on parlera de lignées.

Le critère de la race selon Kant, c’est donc l’hérédité; et ce qui atteste de la transmission infailliblement héréditaire d’un caractère, c’est le métissage, parce qu’on voit alors que, dans le croisement avec un être portant un caractère différent, le caractère se conserve, puisqu’il se mélange avec l’autre18. Réciproquement, le caractère qui signale une race, c’est le caractère donnant lieu à métissage lors des croisements : ainsi, la couleur de la peau, caractère pourtant relativement insignifiant, est le critère des races humaines19. On constate alors, par application du critère des races, quatre races humaines seulement.

1.2.3. La causalité indirecte, enjeu de la controverse avec Blumenbach et Buffon

Par ces concepts Kant se démarque de la théorie buffonienne de la dégénération par l’effet du climat ou de la transformation par domestication, et à sa reprise par Blumenbach en 1775 dans le texte sur les variétés du genre humain, même si l’Histoire naturelle de Blumenbach distingue race et variété par le même critère, à savoir le

17Ou des genres. Les deux termes, espèce et genre, sont synonymes en histoire de la nature dans la mesure où ils disent tous les deux la communauté de souche (Détermination, Ak.VIII, 100 note).18 « Si des êtres humains différemment constitués sont mis dans des circonstances favorables à leur croisement, alors si la génération est métissée il y a une forte présomption qu’ils puissent appartenir à des races différentes; mais si ce produit de leur croisement est à chaque fois métissé, alors cette présomption devient certitude.  » (Détermination, Ak.VIII, 100)19 « Il y a tant de caractères au sein de l’espèce humaine, pour une part importants, et parfois héréditaires dans le cadre des familles, et pourtant il ne s’en trouve aucun qui, à l’intérieur d’une classe humaine caractérisée par la couleur de la peau, se transmette nécessairement. En revanche ce dernier caractère, aussi insignifiant qu’il puisse paraître, se transmet universellement et infailliblement, aussi bien à l’intérieur de cette classe que par croisement avec l’une des trois autres. » (ibid)

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côté héréditaire de la transmission d’un caractère20. Car comment se fait-il que ces quatre couleurs soient, parmi toutes celles qui se transmettent, « les seules qui se maintiennent infailliblement » (ib. Ak.VIII, 98) ? D’autres couleurs existent, dues au métissage, ou, dans certaines lignées, à l’effet du soleil et du climat, mais seules les quatre couleurs, typiques des quatre races humaines, sont ainsi constantes. Or, si la couleur était seulement l’effet du climat, comme le veut Buffon21, il est clair que toutes les couleurs de peau auraient le même statut relativement à la transmission.

Certes, en présence de caractères apparaissant dans le règne animal et héréditaires par la suite, comme le raccourcissement de la queue des chevaux anglais, on peut envisager une action des conditions extérieures sur la force de reproduction des animaux. La maxime rationnelle qui consiste à faire dans la mesure de la possible économie de dispositions primitives innées se trouve ici satisfaite. La théorie du climat et des races comme dégénérations voudrait elle aussi satisfaire cette maxime : mais elle est bornée (eingeschränkt) selon Kant par une maxime opposée : « dans le tout de la nature organique à travers tous les changements des créatures individuelles les espèces se conservent inchangées » (VIII, 97).

L’absence de bornes de la théorie de l’influence directe du climat est de manière générale le souci majeur de Kant quand il considère ces conceptions, qui pourraient être rangées dans la catégorie « épigénétique » au sens où la forme de l’individu vivant se construit lors de l’embryogénèse sous l’effet des circonstances au lieu d’être préformée. Plus tard, sa critique majeure envers Herder dans la recension des Ideen (I) de 1787 consistera en une reduction ad absurdum de la thèse épigénétique de celui-ci22. Autrement dit, en ce point, une théorie qui verrait la cause des races dans les influences externes, tout économique qu’elle soit sur le plan des hypothèses, doit être relayée par une théorie qui fait appel à des dispositions primitives - sans cela, la conservation des quatre couleurs de peau (et quatre seulement) serait incompréhensible. Mais la phrase de Kant va au-delà : c’est la conservation même des espèces en général qui fera appel à une telle théorie, parce que sans cela, si rien dans la force de reproduction d’une espèce n’était préservé de l’effet des influences extérieures auxquelles on accorderait l’intégralité du pouvoir transformateur dans la nature organique, alors les espèces elles-mêmes ne se conserveraient pas, car à un moment donné le rejeton d’une certaine souche verrait le contenu de sa force de reproduction entièrement différent de celui de la souche originelle d’où il provient. « Des choses extérieures, écrit Kant dès les

20La race se distingue par un « caractère que la dégénération a fait naître » et qui « devient nécessairement et inévitablement héréditaire par propagation », à la différence du caractère propre à une variété, comme la blondeur des cheveux (§15). Blumenbach ajoute qu’il est parfois difficile de distinguer espèce et race, dans des caractères dpeuis très longtemps héréditaires. Mais on verra que ceci n’est pas le cas pour Kant, car le caractère qui défnit une race ne devient pas héréditaire « par propagation », il l’est d’emblée, du fait que c’est un caractère adaptatif.21  « L’homme, blanc en Europe, noir en Afrique, jaune en Asie et rouge en Amérique, n’est que le même homme teint de la couleur du climat. (...) l’influence du climat est la plus forte » (HN (A) 9, « Le lion », p.35)22 Zammito, Kant, Herder etc., note 1; Huneman, Métaphysique et biologie, note 13; Rachel Zuckert, « Kant’s review of Herder », kant and biology, I. Goy (ed.), Berlin : De Gruyer, 2011.

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Races, peuvent bien être causes occasionnelles mais pas causes efficientes, de ce qui se transmet et se propage nécessairement. » (Races, Ak. II, 435)

C’est là un point récurrent de la pensée kantienne, que l’on retrouvera développé dans la recension de Herder: si la force de reproduction, qui se propage, et est soumise aux influences extérieures, ne se limitait pas elle-même, alors n’importe quelle variation serait possible, la variation se retrouverait sans limite et l’ordre, soit la différence des espèces, serait perdu. La critique est donc ultimement métaphysique, car la séparation des espèces n’est pas un fait physique, c’est avant tout un principe métaphysique d’ordre de la nature (et de possibilité de la connaissance, comme je l’indiquais à propos de l’Appendice à la Dialytique transcendantale)23.

Ce dernier principe de la cause occasionnelle est au centre de la théorie des races et de la transmission qu’élabore Kant. Ce qui se transmet et se propage nécessairement doit d’emblée avoir été présent dans la force de reproduction de la souche originelle, même si cela n’était pas manifeste - développé - dans les exemplaires de la souche elle-même, ou ses premiers descendants. Si une modification héréditaire apparaît qui se transmette nécessairement, on peut peut-être lui trouver une cause extérieure dans le climat, mais cette cause n’a fait que réveiller une potentialité qui sommeillait déjà dans la souche (donc dans la force reproductive de l’individu, qui répète celle de la souche) et qui, parce qu’elle était dans la souche, peut maintenant se transmettre nécessairement en l’absence de cette cause (Races, Ak.II, 435). C’est pourquoi les influences extérieures ne sont que causes occasionnelles des modifications héréditaires24.

Kant nomme germes (Keime) et dispositions (Anlagen) ces potentialités qu’on trouve dans la force de reproduction de la souche. Le développement d’un corps organique se fait selon certains de ses germes et de ses dispositions, qui lui sont transmis par sa souche et appartiennent donc à son espèce25. Les prestations des individus des

23 Sur ce point la pensée de Kant a évolué. Il y a deux barrières fondamentales que met en cause l’épigénétisme radical, supposé ici à Buffon ou Blumenbach mais que Kant prêtera ensuite à Herder  : entre les espèces, et entre l’organique et l’inorganique. Cette seconde barrière est mise en jeu par la génération spontanée, qui à l’époque allait de pair avec l’épigénétisme. Parce qu’il aura dans la 3 ème Critique une théorie sophistiquée de l’organisme, Kant pourra assouplir sa position, en ne conservant comme impossibilité transcendantale que la barrière de l’organisme et de l’inorganique (sur ce point, Mark Fischer Mark Fisher, “Explanatory Natural History: Generation and Classification in Kant’s Natural Philosophy”, in P. Huneman (ed.), Understanding purpose, Rochester: University of Rochester Press, 2007, pp.101-122 ; Huneman, note 13 (ch.9)).24 L’insistance de Zammito (“”This inscrutable principle of an original organization” : epigenesis and “looseness of fit” in Kant’s philosophy of science”, Studies in history and philosophy of science, 34, 2003, 73-109) sur les réserves de Kant envers l’épigénèse s’appuient à bon droit sur ce point .25 « Les principes du développement déterminé, qui reposent dans la nature d’un corps organique (animal ou végétal), s’appellent germes lorsque ce développement concerne des parties particulières, et s’il concerne la grandeur ou le rapport des parties les unes aux autres, je les appelle dispositions naturelles. » (Races, Ak.II, 434) Sur les Keime et Anlage cf. Clark Zumbach, The transcendant science. Kant’s conception of biological methodology, La Haye, 1984, ch.4, p.109; et Timothy Lenoir, The Strategy of life. Teleology and mechanism in Ninetenth Century german biology, Dordrecht, Reidel, 1982 ch.1 ; C. Zöller, « Kant on the generation of metaphysical knowledge », Kant : Analysen - Probleme - Kritik, Oberer & Seel ed., Wurtzburg, 1988, 71-90 et

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diverses espèces sont donc « préformées » (vorgebildet) (ibid.) dans la force de génération : sans cela, encore une fois, si la force de génération elle-même était susceptible d’influences extérieures, les espèces ne se conserveraient pas, et à la fin il n’y aurait plus d’ordre de la nature.

Mais Kant ne s’oppose pas radicalement à Buffon, parce que l’organisme et sa spécificité sont encore pensés en relation avec le milieu. Si la nourriture affecte la conservation de la vie, l’air et le soleil, eux, concernent la « source » de la vie, et affectent donc les « premiers principes de sa constitution et de son mouvement animaux » (ib., II, 436), et en ce sens, peuvent éveiller des germes et des dispositions auparavant muettes, et contribuer ainsi à la formation d’une race, puisque le germe une fois éveillé se transmet héréditairement, alors que les modifications qui ne concernent pas directement la force de reproduction se transmettent mais s’éteignent en cas de transplantation26.

II.. Adaptation, hérédité, histoire.

2.1. Ordre et hérédité.La transmission dont parle Kant ici, expliquant les concepts de race et

d’espèce, est complexe ; au long des générations, les germes sont transmis, ainsi que leur état d’activation. En ce sens, l’hérédité concerne non seulement les caractères visibles mais aussi quelque chose d’enfoui au fond du pouvoir reproducteur de organismes – ce qui, malgré toute la distance historique, correspond à un trait de notre concept d’hérédité, soit l’idée que des dispositions latentes font partie du contenu héritable. C’est pourquoi ces textes sur les races appartiennent bien à l’histoire du concept scientifique d’hérédité.

La théorie kantienne y répond à deux exigences : 1° respecter la maxime de la conservation de l’espèce - pivot de l’ordre de la nature – puisque le même ensemble de germes est partagé par tous le individus d’une même espèce à toutes les générations, et exclut les individus d’autres espèces ; et 2° faire droit à l’action de l’environnement sur l’organisme, laquelle implique encore une fois, comme Buffon l’avait vu, une certaine historicité, au sens où l’animal doit acquérir des caractères dans sa relation avec son milieu au lieu de les présenter de toute éternité. En ce sens, l’emploi du mot « préformé », vorgebildet, à propos des dispositions, ne doit surtout pas oblitérer l’écart entre la théorie kantienne et les théories préformistes. Jamais Kant ne reviendra sur la condamnation du préformisme prononcée dans L’unique fondement.... Car l’essentiel du préformisme, c’est que l’animal est en entier dans l’oeuf : or ici, les germes ne suffisent pas à définir l’animal, ou à ordonner

la récente mise au point de Phillip Sloan, “ Preforming the categories : Eighteenth-Century Generation Theory and the Biological Roots of Kant’s A Priori ”, Journal of the history of philosophy, 40, 2, 2002, 229-253.26C’est ainsi que les Noirs, transplantés en Europe, garderont leur couleur de peau, contrairement à ce que pensait Buffon : car si c’est le climat où ils vivent qui a éveillé le germe de la couleur noire, reste que celle-ci se transmet maintenant nécessairement à toute la filiation indépendamment des conditions de vie, dans la mesure où elle relève d’un germe actif dans la force de reproduction des individus de la race noire. Plus généralement, on peut limiter par là la théorie buffonienne de la dégénérescence: « Même si, après une longue période, une nation dégénère pour prendre le naturel propre au climat où elle s’établit, on trouve malgré tout encore bien plus tard en elle la trace de son précédent séjour. Les Espagnols ont encore les caractères du sang arabe et maure. » (Géographie physique, II, 1, §4, Ak IX 318).

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son développement, puisqu’il existe une sélection des germes selon le climat et l’environnement. Tous les germes présents dans une force de reproduction, même s’ils se transmettent, ne se développent pas : le germe n’est donc pas la forme de l’individu à venir présente à l’origine, il serait plutôt la forme d’individus possibles, ou plus précisément, de plusieurs variations possibles d’une même espèce : contrairement au préformisme malebranchiste, ce qui est préformé n’est pas individuel, mais « générique» (KU, §81, Ak. V, 423)27.

Kant soustrait alors la force de génération aux influences extérieures (mais pas totalement puisqu’un germe une fois éveillé par l’environnement se transmet sous la forme active, donc l’air et le soleil agissent sur la force de génération) 28. Cette conclusion tirait les conséquences de deux prémisses : 1° l’espèce est définie par l’interfécondité, donc la détermination d’une espèce repose dans le support de l’hérédité, qu’il appelle force de génération - et 2° les espèces se conservent (c’est une maxime rationnelle) : en conséquence, il fallait bien que cette force de génération perdure, relativement inchangée, au cours des générations successives, donc qu’elle soit relativement préservée des influences causales extérieures.

D’où un paradoxe kantien : l’histoire rend compte des relations entre variétés, et plus fondamentalement, la raison exige une classification à base historique (selon le concept d’Histoire de la nature, préférable à la Description de la nature)- et en même temps, du fait que chaque espèce développe, dans l’histoire, ses propres germes, il ne saurait y avoir d’évolution des espèces. En ce sens, la position kantienne sur la descendance se rapproche dans ses grandes lignes de celle de Buffon : stabilité des espèces, transformations intraspécifiques qui donnent naissance aux variations.

2.2. AdaptationLa « disposition » (Anlage) est bien le cadre qui permet de déployer

une explication physique de l’hérédité; mais ce concept, une fois déployé, ne signifie plus la présomption d’expliquer le vivant à partir de ce que Kant a auparavant appelé l’ordre nécessaire de la nature. En effet, selon l‘Unique fondement d’une preuve de l’existence de Dieu (qui employait le terme pour la première fois, dans le contexte d’une limitation de la téléologie, Ak.II, 126), les dispositions étaient ces potentialités, dues aux lois universelles de la nature, que possédait la matière primitive et qui expliquaient la formation de systèmes ordonnés comme les systèmes planétaires, si l’on suppose une action continuée de ces lois pendant assez longtemps. La disposition était alors la manifestation de l’idée

27 Sur le « préformisme générique » voir Fisher, note 24. 28On ne cédera pas pour autant à l’illusion du précurseur qui verrait chez Kant un prophète de la génétique en assimilant sa conception des germes non développés à la distinction du phénotype et du génotype - ne serait-ce que parce que le germe kantien, une fois éveillé, se transmet toujours sous la forme active, comme les couleurs de peau, à la différence du génotype des généticiens. Mieux encore, il efface ses concurrents: «  une fois qu’une de ces dispositions s’est développée chez un peuple, elle efface entièrement toutes les autres.  » (Détermination, Ak.VIII, 105). Le critère kantien des races, à savoir les couleurs de peau en tant que critère relevant de dispositions héréditaires donc indiquant de réelles différences entre sous-espèces, est précisément discrédité dans le cadre de la génétique moderne, puisqu’il n’y a pas de gène décelable qui permette de distinguer les différentes races.

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d’ « ordre nécessaire », laquelle dans ce texte signifiait le fait que la plupart des phénomènes prima facie ordonnés ou téléologique n’ont rien d’intentionnel ou de réellement final, mais pour un œil plus savant dérivent du cours nécessaire de la nature selon ses lois. Le texte de L’unique fondement tendait alors, une dizaine d’années plus tôt à soutenir une vision a-téléologique du vivant, ou au moins, la plausibilité d’une hypothèse selon laquelle tout dans la nature, même vivante, relève de l’ordre nécessaire et a-téléologique de ces lois29.

A l’inverse, ici le concept de disposition signifie plutôt la limite qu’imposerait la claire entente du phénomène de l’adaptation à une physique du vivant procédant à la manière de Buffon ou Blumenbach, comprenant donc la naissance des variétés humaines par action directe du milieu selon une causalité physique. Par le rôle du climat et du milieu comme causes occasionnelles du développement des germes, la pensée kantienne est en effet une pensée de l’adaptation.. L’organisme devient conforme à son milieu, parce qu’au contact de ce milieu il développe les germes les plus appropriés pour s’y maintenir. L’adaptation des espèces à leur milieu était un topos de l’histoire naturelle classique, par lequel celle-ci s’accorde admirablement avec la théologie naturelle : Dieu a fait les espèces ajustées au lieu où il les a placées, et la nature s’accorde à maintenir les proportions entre espèces et les répartitions géographiques au moyen d’une sagesse dans les interactions entre espèces que l’on nomme « économie naturelle »30.

Or si les espèces sont des entités historiques, l’adaptation des individus ne peut plus être un fait initial, mais doit apparaître comme un résultat - celui de la relation entre organisme et environnement. On trouve déjà cela chez Buffon : loin du transformisme, celui-ci accorde des variations aux espèces dans les limites définies par la circonscription de l’espèce, variations qui renvoient précisément à l’action du climat ou de la domestication. Mais cela ne signifie pas que l’espèce s’adapte à son milieu, car le processus ici est de l’ordre de la causalité physique d’une matière sur une autre, dont un bon modèle serait le changement de la couleur de la peau sous l’effet du soleil. Dans l’Histoire naturelle l’espèce ne s’adapte pas, c’est plutôt son milieu, ou l’homme, qui la façonne à l’intérieur de certaines limites. Ce qui signale bien l’impossibilité pour la pensée buffonienne d’envisager un processus d’adaptation qui partirait de l’organisme lui-même.

En ce sens, c’est une telle perspective que nous propose Kant en substituant à l’action directe des causes extérieures selon l’Histoire naturelle la théorie des germes et des causes occasionnelles de leur développement. Les espèces, selon Kant, s’adaptent à leur climat - c’est même cela qui produit une « race ». Elles s’adaptent, parce qu’elles développent, au contact de leur milieu, le germe approprié à celui-ci. Cela nous manifeste une première dimension téléologique de cette théorie : la simple causalité physique ne pourrait pas expliquer pourquoi, parmi tous ses germes, l’animal, au contact d’un climat froid, active le germe qui développe en lui les meilleures dispositions pour résister au 29 Même si Kant est sur ce point précis très hésitant, cf. Huneman, note 13, ch. 2.30 La meilleure illustration en est les productions de l’école linnéenne : L’économie de la nature, ed. C. Limoges, Paris :Vrin, 1977.

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froid. Il y a là une irréductible dimension de finalité. Toutefois, à rebours de l’histoire naturelle classique, celle-ci n’est plus déposée entre les mains de Dieu et concentrée dans l’instant de la Création, mais logée dans le corps de l’animal ou du végétal, et dispersée au long de l’histoire de la terre et des migrations, nécessitant cette dimension historique de la nature organique et son intrication avec une histoire de la Terre étalée sur un temps inimaginablement long que Buffon parmi les premiers avait conçue31. 

Et précisément, la totalité des germes et des dispositions présents dans la force de génération de la souche d’une espèce est relative à l’adaptation. C’est ce que Kant entend montrer, en l’établissant pour le plus insignifiant - apparemment - de ces germes, celui qui concerne la couleur de la peau, et qui, on s’en souvient, permettait de classer les races humaines. Dans la remarque de la Détermination, il établit en effet un lien entre la couleur noire de la peau, la couleur noire du sang chargé de phlogistique, et la forte proportion de phlogistique dans l’air, dans les régions qu’habitent les Noirs. Ce qui laisse supposer que leur peau est telle parce qu’elle peut « déphlogistiquer » le sang en plus grande quantité que la peau des autres races, chose utile à ces hommes étant donné les régions chaudes (donc fortement « phlogistiquées ») où ils vivent32. Ainsi, la couleur de la peau est elle un caractère adaptatif pour les Noirs - ce que Kant établit alors par analogie pour les autres races. Par là, il détermine un lien entre le concept de race, qui repose sur la transmission héréditaire de telle sorte que la peau devient l’unique critère des races - et la théorie des germes, qui est une théorie de l’adaptation. Car ces deux conceptions ne s’accordent au mieux que si l’on a prouvé que la couleur de la peau joue elle-même un caractère adaptatif. Ainsi, la thématique de la génération, qui doit se comprendre par les germes et les dispositions, qui concerne certaines fonctions d’individus vivants, et exige de dépasser l’opposition préformisme/épigénétisme (dans ce que Kant nommera en 1791 le « préformisme générique »), se superpose-t-elle à la théorie de l’hérédité, qui concerne le problème de la continuité des formes vivantes et de leur stabilité. La théorie kantienne fait donc bien la synthèse entre l’hérédité – la forme anhistorique – et la reproduction individuelle – c’est-à-dire la question de l’effet des choses du milieu sur la génération des individus et l’adaptation.

2.3. Souche originaireLes germes et les dispositions sont donc essentiellement des

possibilités d’adaptations pour les organismes. Ayant en lui le germe de la peau de couleur noire, l’homme pouvait s’adapter aux climats d’Afrique, et il a pu le faire lorsqu’il y a migré. En ce sens, la théorie des germes concorde avec l’idée d’une création unique de l’espèce humaine,

31Par les migrations et transplantations, apparaissent ce que l’on prend pour des nouvelles espèces d’animaux et de végétaux, qui ne sont en fait que « des variantes et des races d’un même genre dont les germes et les dispositions naturelles se sont occasionnellement développés de diverses manières au cours d’une longue période de temps » (Races, Ak.II, 434, ns). Cf. aussi Usage, Ak.VIII, 17332Adickes renvoie à Priestley comme source de cette théorie du phlogistique dans le sang (Kant als Naturforscher, II, 423)

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et de sa dissémination au travers le monde. Mieux encore, elle l’exige, confortant ainsi l’idée de l’unicité de la souche humaine. Car si Kant écrivait d’abord que le critère d’interfécondité implique que tous les hommes peuvent provenir d’une unique souche, si bien que la discipline de la raison nous invite à les penser comme provenant effectivement d’une unique souche, la théorie des germes, elle, implique que tous les hommes doivent provenir d’une unique souche. Pourquoi? Parce que l’existence des métis, c’est-à-dire l’infaillibilité du mélange des couleurs de peau lorsque deux races différentes se croisent, implique que les germes primitifs des couleurs de peau puissent s’harmoniser, ce qui n’est pas compréhensible si chaque germe appartient à une souche spéciale33.

Il y a donc eu une souche humaine primitive, qui contenait en elle tous les germes pour affronter tous les climats de la planète. Elle s’est répandue dans plusieurs endroits du monde, et à chaque fois a donné naissance à diverses lignées humaines, chacune éveillant un germe particulier adapté au climat ambiant, et qui ont donné les diverses races humaines. On rencontre alors une seconde dimension téléologique de la pensée kantienne : non seulement le rapport entre le climat et le germe éveillé est téléologique, mais avant cela, la présence même des germes relève de la téléologie. Avant de s’adapter à son climat et à son milieu, l’espèce - et avant tout l’espèce humaine - est préadaptée à tous les climats possibles34.

D’où une téléologie plus souple que celle de l’économie naturelle traditionnelle, de Linné, John Ray et les autres, puisque les espèces ne sont pas préparées à telle contrée précise où Dieu les mettrait, mais bien à toutes les contrées, de par leurs germes multiples ; ainsi elles peuvent s’adapter là où le hasard les met : « le développement des dispositions se règle sur les lieux [où vont les animaux], et ils ne doivent pas, à l’inverse, comme l’a mécompris Monsieur Forster, chercher un lieu selon des dispositions déjà développées. » (Usage, Ak.VIII, 173).

L’idée d’une souche primitive humaine est le lot commun de tous ceux qui tiennent, à l’époque, pour l’unité du genre humain - en particulier Blumenbach et Buffon35. Mais Kant s’en démarque sur un point précis : on ne saurait retrouver la couleur de la souche originelle (Stammgattung), parce que toutes les races s’en sont séparées en développant un des germes de couleur de peau. La race originelle, dans

33 « Ceci ne se laisse pas comprendre par la diversité de souches originaires. C’est seulement si l’on admet que, dans les germes d’une unique souche primitive, les dispositions à toutes ces différences de classes (...) que l’on comprend pourquoi quand ces dispositions se sont à l’occasion, et diversement selon chacune d’elles, développées, diverses classes d‘hommes sont apparues » (Détermination, Ak.VIII, 98).34 Dans la phrase citée à l’instant en note, nous omettions précisément ceci : «  (dispositions) par lesquelles (la souche primitive) fut apte au peuplement graduel des différentes régions du globe » - la souche primitive est en vérité préadaptée à tous les milieux. Une note de l’Anthropologie fera alors l’éloge de la théorie linnéenne de l’histoire du monde, selon laquelle les premiers hommes auraient été sur la seule terre émergée du globe, puis, avec la descente progressive des eaux, leurs descendants se seraient répandus dans les terres progressivement découvertes, dont les climats variaient en fonction de l’altitude - et ainsi faisaient usage de toutes leurs préadaptations climatiques. Cette théorie n’a pas alors pour Kant une vérité dans l’ordre de l’histoire de la nature, mais est un modèle qui donne à voir l’efficience de la préadaptation de l’homme à tous les climats.35 Blumenbach et Buffon fondent l’unité de l’espèce humaine sur une théorie de la dégénrescence sous conditions externes ; mais Blumenbach, comme le note Bertoletti (note 11) n’accepte pas le critère buffonien d’interfécondité comme seul critère de l’espèce en général.

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la mesure où elle se place en quelque sorte avant le développement des germes de couleur de peau, ne saurait avoir une couleur de peau assignable (Détermination, Ak.VIII, 106); et puisque les germes, une fois éveillés, se transmettent héréditairement infailliblement, alors on ne peut pas non plus, par croisement, les effacer et recréer en quelque sorte expérimentalement la race originelle. Pour Buffon, la race originelle était la race caucasienne, puisque précisément l’action du climat et de la nourriture avait créé les autres couleurs de peau. Blumenbach, on l’a vu, partageait cette conception de la race originelle dans son Manuel d’histoire naturelle de 1779, et avant cela dans sa dissertation latine sur La variété des races humaines. Mais Kant écrit : « le caractère des Blancs lui-même n’est que le développement d’une des dispositions originelles que l’on rencontre en cette souche à côté des autres dispositions [c’est-à-dire celles des autres couleurs de peau] » (ibid).

C’est pourquoi Blumenbach peut penser que les variations de couleur de peau sont continues, qu’on passe imperceptiblement de l’une à l’autre36, puisqu’elles sont dues à l’action continuée du climat sur une même souche plutôt blanche - alors que pour Kant, du fait qu’il s’agit de différences d’activations de germes, ces différences de couleur entre variétés sont discrètes. Le statut de la souche primitive chez Kant ressemble finalement à celui du contrat social dans Théorie et pratique ou la Doctrine du droit, lequel n’a jamais eu lieu empiriquement, mais est une Idée qu’il faut placer à l’origine des considérations sur l’Etat afin de décider de la légitimité ou non des lois empiriquement promulguées : elle aussi, est en quelque sorte une Idée de la raison, dont l’existence empirique n’est pas attestée, mais qu’il faut placer à l’origine des races existantes37. Enfin, l’absence de détermination empirique de la souche primitive distingue Kant de ses contemporains pour qui l’origine est toujours blanche, et si on a pu facilement pointer les préjugés racistes adhérents à ses conceptions38 et bien ancrés dans l’air du temps de l’époque, Kant élabore l’une des conceptions les moins intrinsèquement racistes à l’époque.

Par son instanciation dans cette souche primitive dotée de ce statut régulateur, le concept d’espèce humaine pourra donc signifier ce lieu au-

36 « Il en est de ces variétés comme de toutes celles qui distinguent un homme d’un autre homme ou une nation d’une autre nation : ce sont des nuances à peine perceptibles et d’après lesquelles on ne pourrait établir que des classes et des divisions arbitraires. » (Institutions de physiologie, section 14, §174; repris à peu près tel quel dans le Manuel d’histoire naturelle section 1, 1). 37 C’est pourquoi une note de l’Usage des principes téléologiques en philosophie précise bien, contre la lecture erronée qu’a fait Forster de l’Essai sur les races, que la souche primitive unique ne signifie pas un unique couple réel, empirique, dont tous les hommes seraient les descendants : l’essentiel est que, s’il y eut multiplicité de couples originels, ceux-ci peuvent être représentés comme issus d’une seule souche, parce qu’ils comportent les même germes donc sont de la même espèce : « Appartenir à une seule et même souche, cela ne signifie pas du même coup être issu d’un seul couple originel. Cela veut simplement dire que les diversités que l’on dénote actuellement dans une certaine espèce animale ne doivent pas être considérées comme autant de différences originelles. Or, si la première souche humaine se composait d’autant de personnes (des deux sexes) que l’on voudra, mais néanmoins toutes de la même espèce (gleichartig), je peux dériver les hommes actuels d’un couple unique tout aussi bien que de couples multiples.  » (Usage, Ak.VIII, 178). L’assertion de l’unicité du Stammgattung, encore une fois, n’est pas une vérité empirique, mais un principe transcendantal qui permet le classement et la représentation de l’histoire des races humaines.38 Avant tout Robert Bernasconi, « Who Invented the Concept of Race? Kant's Role in the Enlightenment Construction of Race, » in Bernasconi (ed.), Race, Oxford : Oxford University Press, 2001, pp.11–36.

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Page 17: En 1775, Kant écrivit son essai Sur les différentes races ... · Web viewLes variétés, ou races, naissent ainsi de l’espèce par dégénération, du fait des déplacements des

delà de l’empirique où s’articulent histoire humaine et histoire de la liberté. Les écrits politiques (Idée d’une histoire universelle, 17**) et leur usage de l’idée de dispositions naturelles en une philosophie de l’histoire développeront ces thèmes. L’articulation de l’histoire naturelle de l’homme avec la morale fera l’objet des §§86-89 de la CFJ, avec une distinction subtile entre la fin de la nature (ce pour quoi il y a une nature), Endzweck, et la fin dernière interne à la nature, letzte Zweck.

Conclusion.Reprenant le critère buffonien de l’espèce tout en critiquant son interprétation par le naturaliste, Kant forge le cadre théorique d’une pensée de l’adaptation articulée à une théorie de l’hérédité en termes de germes et dispositions. En maintenant la souche primitive des races irrémédiablement hors de portée de l’histoire actuelle, Kant pense donc une histoire irréversible des organismes, dans le cadre d’une théorie de la préadaptation. Sur ce point, et dans la mesure où l’irréversibilité est essentielle à l’historicité, il va donc plus loin que Buffon vers l’attribution d’une historicité à la nature organique. La souche humaine est alors sans forme empirique précise : elle désigne le fondement invisible du pouvoir reproducteur par lequel l’espèce humaine se maintient, se propage et s’adapte à ses conditions de vie.

1717