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Enfants, Familles, État : Les droits de l’enfant en péril ? Edité sous la direction de Philip D. Jaffé, Bernard Lévy, Zoe Moody et Jean Zermatten

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Enfants, Familles, État :Les droits de l’enfant en péril ?

Edité sous la direction dePhilip D. Jaffé, Bernard Lévy, Zoe Moody et Jean Zermatten

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Actes du 6e Colloque printanier de l’Institut universitaire Kurt Bösch et de l’Institut international des Droits de l’Enfant

22 et 23 mai 2014

Enfants, Familles, État :Les droits de l’enfant en péril ?

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Cet ouvrage peut être commandé à l’IUKB Décembre 2014. Tous droits réservés. Reproduction, même partielle, interdite sous quelque forme ou sur quelque support que ce soit sans l’accord écrit de l’éditeur. EDITEUR Institut universitaire Kurt Bösch Case postale 4176 – 1950 Sion 4 – Suisse Tél +41 (0) 27 205 73 00 – Fax +41 (0) 27 205 73 01 E-mail: [email protected] – Web: www.iukb.ch COMITE DE REDACTION Coraline Hirschi Philip D. Jaffé Christelle Monnet Zoe Moody François Pellissier L'Institut universitaire Kurt Bösch (IUKB), situé à Sion dans le canton du Valais (Suisse), fondé en 1989, est reconnu par la Confédération depuis 1992 en qualité d'Institut Universitaire. L’IUKB centre ses activités d’enseignement et de recherche sur deux orientations thématiques transdisciplinaires: les Droits de l’enfant et le Tourisme. L’Institut international des Droits de l’Enfant (IDE), fondé en 1995, est une fondation de droit privé suisse avec statut consultatif auprès d’ECOSOC, à portée internationale. Ses objectifs sont une sensibilisation aux droits de l’enfant, une formation des personnes chargées d’appliquer ces droits et l’instauration d’une culture ou d’un esprit «droits de l’enfant». Son activité s’appuie sur la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (1989). Son site Internet, www.childsrights.org, est une mine reconnue d’informations pertinentes relatives à l’enfance.

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INSTITUT UNIVERSITAIRE KURT BÖSCH www.iukb.ch

INSTITUT INTERNATIONAL DES DROITS DE L’ENFANT www.childsrights.org

HAUTE ÉCOLE PÉDAGOGIQUE DU VALAIS www.hepvs.ch

HAUTE ÉCOLE SPÉCIALISÉE DE SUISSE OCCIDENTALE www.hevs.ch

Pour l’organisation de son 6e colloque international «Enfants, familles, État: Les droits de l’enfant en péril?» les 22 et 23 mai 2014, l’Institut universitaire Kurt Bösch, l’Institut international des Droits de l’Enfant, la Haute école pédagogique du Valais et la Haute Ecole Spécialisée de Suisse occidentale Valais ont bénéficié de l’aide et du soutien des entités suivantes: Association latine des juges des mineurs (ALJM)

Centre suisse de compétence pour les droits humains (CSDH)

Conférence Latine de Promotion et de Protection de la jeunesse (CLPPJ)

Département de la formation et de la sécurité (DFS), Valais

Fédération des associations de parents d’élèves de la Suisse romande et du Tessin (FAPERT)

Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS)

Société académique du Valais (SAV) Nous remercions ces institutions de leur contribution ainsi que la Cave Dubuis & Rudaz à Sion.

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TABLE DES MATIERES Oskar FREYSINGER 9 Pour l’amour de l’enfant… Philip D. JAFFÉ 12 Enfants, familles, État: Un numéro d’équilibriste dans l’intérêt supérieur de l’enfant Michel LACHAT et Jean ZERMATTEN 16 Les enfants affirment leurs droits… La famille et l’État jouent-ils leur rôle? Regards croisés de juges Jean ROMAIN 27 Du droit de l’enfant au droit de l’élève Jacques FIERENS 37 Le visage de l’enfant dans le miroir de ses droits Nicole PRIEUR 51 Les familles, des laboratoires expérimentaux? Clothilde PALAZZO-CRETTOL 60 Du bien-être des enfants et des politiques sociales: Des enjeux contradictoires? Sylvie CADOLLE 69 L’éducation en résidence alternée: Ce que les parents disent de l’intérêt de l’enfant

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Michael WELLS-GRECO 78 Maternité de substitution: À quels parents et à quelle(s) nationalité(s) les enfants ont-ils droit? Rosette POLETTI 95 Comment faire pour bien faire? Une préoccupation des familles qui traverse le temps

Christine BULLIARD-MARBACH 101 Mieux soutenir les familles pour mieux protéger les enfants Alain GREVOT 104 En fait-on trop ou pas assez? L’herbe est toujours plus verte dans le pré du voisin…

Yves NIDEGGER 115 La famille, cellule de base ou antidote à la société? Marie DERAIN 120 Protéger les enfants: Pour que l’État veille et agisse Hervé BOÉCHAT 130 D’un État à l’autre: Les rapports interétatiques dans la protection de l’enfant. En fait-on assez? Benoit VAN KEIRSBILCK 139 Enfants, familles, État. Branle-bas de combat!

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POUR L’AMOUR DE L’ENFANT… OSKAR FREYSINGER Président du Département de la formation et de la sécurité du canton du Valais Conseiller d’État Je suis concerné à plus d’un titre par le sujet de ce colloque consacré aux droits de l’enfant. En tant que chef du Département de la formation, c’est évident et c’est la raison de ma présence ici. Plus spécifiquement en tant que professeur qui a enseigné pendant 27 ans à des êtres à peine sortis de l’adolescence, et qui arboraient encore, bien souvent et de manière très frappante, les lumières ou les hantises d’une enfance harmonieuse ou au contraire tiraillée. Enfin et par-dessus tout, en tant que père de famille comblé qui a eu la joie parfois chahutée d’accompagner vers l’âge adulte deux jeunes filles et un grand garçon, tous dotés d’une personnalité forte et singulière. Je peux dire sans trop exagérer que les problèmes des enfants ont davantage occupé mon esprit que les affaires des grands. Il est bon et nécessaire de nous interroger périodiquement sur le rôle de l’enfant au sein de la société qui l’accueille et sur l’espace que celle-ci lui ménage. C’est même plus important que jamais. En deux générations, depuis mai 1968, nous aurons connu le plus grand chambardement des structures familiales depuis l’Antiquité, depuis que l’humanité européenne documente sa propre existence. Une extrême disparité ethnique, linguistique et culturelle vient aujourd’hui se superposer à des structures associatives entre individus qu’on dit familiales faute d’autres mots, et qui, souvent, mais pas toujours et pas nécessairement – ni délibérément –, finissent par engendrer de la progéniture. Quelles que soient, cependant, les circonstances de sa venue au monde, un enfant ressemble toujours à un autre enfant, hier comme aujourd’hui. Et en dépit du foisonnement baroque des modes de vie et des particularités sociales ou sexuelles, la structure familiale classique continue de définir le nid idéal et ordinaire où cet oiseau percera sa coquille. Gardons-nous de prendre les exceptions pour la règle et d’imposer au centre les lois qui régissent les marges. Pendant longtemps encore, l’oiselet humain cherchera refuge et consolation auprès de la mère qui l’a couvé, et dont il invoquera le nom aux instants de la plus grande détresse. Pendant longtemps encore, il se construira en émulant la figure du père et en finissant, symboliquement, par la tuer. Quelle figure paternelle aura-t-il devant ses yeux, et quelle ancre de miséricorde (ce dernier recours des marins en perdition)

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pourra-t-il jeter à la mer si ses géniteurs acceptent de devenir des unités interchangeables – parent 1 et parent 2, 3 ou 4, comme les numérotent désormais nos voisins français –, ou si, à la faveur des progrès de la science, ils sont remplacés par des procédés de fécondation d’allure vétérinaire? Lui a-t-on donné le choix, à l’enfant, et va-t-on lui en donner un lors des diverses recompositions à venir? L’évolution des mœurs est plus liée qu’il n’y paraît à celle des commodités techniques. Or, comme l’a dit Einstein, malheur à une société où la technique aura pris le pas sur l’humain. La littérature d’anticipation foisonne de modèles hypothétiques où le noyau familial ancestral est remplacé par des structures collectivisées et technicisées. Je pense comme vous à l’anti-utopie du «Meilleur des Mondes» d’Aldous Huxley ou aux visions d’un Philip K. Dick, et j’observe qu’aucune de ces projections ne véhicule le bonheur, et c’est peu dire. Si l’on nous objecte l’arbitraire de la fiction, on peut toujours se tourner vers les réalisations historiques. Depuis l’embrigadement des enfants soldats de Sparte aux expériences totalitaires du XXe siècle, l’éclatement du noyau familial est toujours synonyme de déshumanisation. Les jeunes chrétiens arrachés encore enfants à leurs familles par les sultans turcs devenaient les chiens de garde les plus féroces du pouvoir et persécutaient leurs proches sans le moindre état d’âme. Le noyau familial est le caillou dans la chaussure de tout pouvoir absolu, et tout pouvoir absolu s’est acharné à casser, ou à désincarner, la famille. S’il m’a semblé utile et honnête de vous livrer ce plaidoyer pour la famille, c’est que la famille constitue à mes yeux la garantie première, avant toute convention et toute charte, des droits de l’enfant. Pour cette simple et bonne raison que cette unité sociale de base n’est régie ni par la discipline, ni par l’adhésion intellectuelle, ni par l’intérêt, mais avant tout par l’amour. L’amour indéfectible pour l’être en qui nous reconnaissons notre propre sang et notre propre chair, un être qui nous survivra en ce monde et d’une certaine manière nous confère l’immortalité. La Convention des droits de l’enfant adoptée par les Nations Unies en 1989 marque certes un progrès incontestable dans la prise de conscience du droit de cet être essentiel qui nous perpétue. Mais prise de conscience ne signifie, à la base, ni prise d’entrailles ni prise de cœur, or c’est par les entrailles et par le cœur, et non par l’intellect, que nous sommes prêts à donner notre propre vie pour notre enfant et même, très facilement, pour celui d’un autre. Lorsqu’on parle trop d’amour, cela signifie bien souvent que l’amour n’est déjà plus là. Les mots sont là pour ceux qui n’ont rien à se dire, disait Paul Morand. Lorsqu’on vous bassine avec vos droits, c’est qu’on s’apprête à les contourner. De même, lorsqu’on légifère sur des choses aussi instinctives et intimes que notre relation à l’enfant, c’est que l’enfant dont on parle n’est déjà plus l’enfant,

10 POUR L’AMOUR DE L’ENFANT…

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mais une projection, une extrapolation d’enfant qui, peut-être, protégera l’être réel, mais qui risque aussi, prétendument pour son plus grand bien, de l’étouffer! Ne peignons pas, cependant, le diable sur la muraille. Nous bénéficions en Suisse d’un système de coopération nuancé entre la société et l’autorité familiale. Grâce notamment au nouveau droit de la protection de l’enfant et de l’adulte entré en vigueur en 2013, le droit d’ingérence de l’État dans les familles dispose actuellement des instruments légaux permettant de trouver le meilleur équilibre possible entre le respect de la sphère familiale et celui du droit de l’enfant d’être protégé. J’en retiendrais trois: • le principe de subsidiarité: il s’agit d’intervenir seulement si les parents ne

remédient pas d’eux-mêmes à la situation ou refusent l’assistance que leur offrent les services d’aide à la jeunesse;

• le principe de complémentarité: il s’agira de compléter et non pas d’évincer les possibilités éducatives des parents. Il faudra examiner quelle aide spécifique pourra être apportée à ceux-ci afin qu’ils puissent assumer leur responsabilité parentale de manière adéquate;

• le principe de proportionnalité: l’autorité de protection devra prendre des décisions en rapport avec le but à atteindre et en fonction du danger encouru par l’enfant.

Cependant les dispositions juridiques ne sont pas suffisantes pour protéger l’enfant. La société évolue rapidement et la structure familiale et sociale dans lequel doit grandir un petit d’homme devient multiforme, voir diffuse. Aussi les thématiques du présent colloque me semblent intéressantes et opportunes. J’y vois se profiler, en filigrane, une problématique centrale qui affecte de plein fouet l’enfant, mais qui en réalité concerne l’adulte. Oui, nous voyons des enfants considérés soit comme des petites divinités, soit comme des jouets par des adultes qui peinent à distinguer la petite fille de chair et d’os d’une poupée qu’on façonne à sa guise. Oui, il y a des gens qui, comme disait Coluche, ont des enfants parce qu’ils ne peuvent pas avoir de chiens. Oui, le droit à l’enfant se pose de biais, et parfois en perpendiculaire, par rapport au droit de l’enfant. En somme, le dilemme qui se pose de plus en plus nettement à notre société, et que ce colloque contribuera sans doute à mieux comprendre, c’est comment protéger l’enfant, cet être qui ne peut vivre sans notre attention, contre le nombrilisme des nouveaux adultes qui ramènent l’univers entier à la dimension et aux intérêts exclusifs de leur propre petite personne? Comment protéger l’enfant des ravages de l’infantilisme? Chers pédagogues, chers psychologues, chers juristes et philosophes, vous avez décidément du blé à moudre!

11POUR L’AMOUR DE L’ENFANT…

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ENFANTS, FAMILLES, ÉTAT: UN NUMÉRO D’ÉQUILIBRISTE DANS L’INTÉRȆT SUPÉRIEUR DE L’ENFANT PHILIP D. JAFFÉ Professeur, Directeur, Institut universitaire Kurt Bösch, Sion Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève Alors que la cause des enfants fête, en 2014, le 25e anniversaire de la Convention relative aux Droits de l’enfant (ci-après la Convention, 1989) et le 90e anniversaire de la Déclaration des Droits de l’enfant (dite la Déclaration de Genève, 1924), il convient de s’élever au-dessus de l’esprit jubilatoire et célébratoire pour examiner les évolutions récentes qui participent à ou fragilisent l’équilibre entre les Enfants, les Familles et l’État. En effet, nous constatons que les liens entre ces trois partenaires évoluent vers des rapports dont la géométrie variable est devenue la nouvelle norme. Cette triangulation quelque peu instable et ses conséquences sur la mise en œuvre des droits de l’enfant, perçus comme facteur de progrès social, représentent un enjeu scientifique dans le domaine des droits de l’enfant, à savoir mieux saisir comment enfants, familles et État s’inscrivent dans les nouvelles situations que chaque entité vit en propre, mais peine à reconnaître les effets chez l’autre et qui produisent non seulement des dynamiques nouvelles entre elles, mais parfois aussi quelques frictions en matière de préséance de droits. 25 ans après l’adoption de la Convention des droits de l’enfant, la situation des enfants à travers le monde a significativement évolué, en général pour le mieux. En ce qui concerne les enfants helvètes, pour qui la Convention est entrée en vigueur en 1997, il est indéniable que les principes qui la sous-tendent sont désormais bien plus présents dans le discours social et l’action publique. Il est d’ailleurs fort possible, dans une approche historienne par anticipation, que l’actuelle période soit relativement faste en raison de la préparation et de la réalisation du jubilé. C’est d’ailleurs peut-être une partie du sens à donner la déclaration de la Ville de Genève selon laquelle 2014 était pour elle «Année de l’enfance». Ou encore que le Nobel de la Paix ait été conjointement conféré à la pakistanaise Malala Yousafzay et à l'Indien Kailash Satyarthi, des personnes héroïques qui ont tant contribué à la cause de l’enfance et, en particulier, à l’éducation des enfants.

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En Suisse, 25 ans après l’adoption de la Convention des droits de l’enfant, l’enfant étant devenu sujet de droits et non plus objet, ou destinataire de soins et de protection, le concept d’intérêt supérieur de l’enfant, lié entre autres à la protection de ce dernier, bénéficie d’un consensus bien établi. Le droit qui est reconnu à l’enfant de s’exprimer et d’avoir son opinion dûment prise en compte dans les décisions qui le concernent a également connu des avancées substantielles. Les exemples ne manquent pas: sur le plan judiciaire civil, l’enfant, longtemps totalement absent, est mieux accueilli dans les procédures de séparation et de divorce, même si les chiffres de la pratique restent très timides; quelques rares parlements pour jeunes naissent aux niveaux communal et cantonal et sont plus souvent consultés à propos d’un large spectre de questions qui concernent l’organisation et les choix politiques de la société à laquelle ils/elles appartiennent. Les enfants et leurs droits s’affirment, mais… peut-être un peu trop au goût de certaines composantes de la société adulte! Cette évolution générale positive de la situation des enfants dans la société helvétique ne se déroule pourtant ni de manière autarcique ni de manière uniforme, bien au contraire… Ainsi, il faut relever que parallèlement aux changements affectant directement le statut et la place de l’enfant, des bouleversements tout aussi importants se déroulent sur le plan de l’évolution de la notion même de famille, et ainsi du contexte de vie dans lequel les enfants sont pris en charge et se développent au jour le jour. La famille traditionnelle, constituée de parents biologiques, mariés et élevant ensemble des enfants, n’est plus qu’une réalité parmi bien d’autres. Monoparentales, décomposées, recomposées, homosexuelles, fondées sur des liens de filiation génétiques variées grâce aux formules proposées par la procréation médicalement assistée, les familles prennent des formes diverses, où les projets de parentalité ne sont souvent guère lisibles. Au point de se demander si parfois, dans certains cas, le prétendu «droit à l’enfant» ne constitue pas un obstacle aux droits de l’enfant! La question est franchement posée dans le cas des utérus à louer à des mères dites porteuses et, à relativement brève échéance, dans la perspective de l’apparition d’enfants générés par des procédures de clonage. Si la forme de la famille se transforme, son rôle éducatif en faveur des enfants reste entier et elle doit gérer les nombreux défis, anciens et nouveaux, pour assister l’enfant dans son développement au sens holistique du terme (physique, psychique, social, économique et spirituel), vers son autonomisation progressive. Or, les familles paraissent parfois dépassées par les difficultés éducatives, et nombre de professionnel-le-s constatent à quel point il est davantage nécessaire de fournir des prestations sociales, parfois renforcées par des mesures judicaires, pour soutenir les familles dont les enfants se jouent de la

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structure déficiente ou de l'absence du cadre familial qui sont pourtant indispensables à leur développement. Cette primauté du rôle de la famille, objet d’un consensus social fort, et rappelée par la Convention, est donc remise en cause sur le terrain (mesures d’aide, placements, etc.) et entraîne, parmi de nombreuses conséquences, une forme de fragilisation, voire de déresponsabilisation de l’institution de la famille. Dans ce contexte parfois à la limite de la science-fiction, l’État paraît souvent, au pire, enlisé dans une paralysie inquiétante et, au mieux, en retard d’une guerre. En effet, s’il est un domaine qui a connu une évolution aussi spectaculaire que bienvenue du rôle de l’État et de ses institutions, c’est bien celui de la protection de l’enfant. Il y a encore peu d’années, au début des années 90, la prévention, le dépistage et l’intervention en faveur des enfants maltraités peinaient à s’organiser sur le plan institutionnel, voire était mis en cause car posant un risque pour la sphère privée familiale sous la dictature bienveillante de la puissance paternelle. Que dire des suspicions de maltraitance intrafamiliales et des hésitations des services sociaux à franchir cette membrane invisible qui délimitait et protégeait la sphère privée des familles au détriment de bien des enfants victimes de sévices? Aujourd’hui, les institutions de l’État sont bien mieux équipées en capacités protectionnelles, comme en témoigne l’émergence de professionnel-le-s spécialisé-e-s au sein des services cantonaux de protection des mineurs et la mise en place récente, au 1er janvier 2013, d’un nouveau dispositif judiciaire fédéral de protection des mineurs et des adultes. Il en résulte une certaine proactivité et le besoin de s’adapter à de nouvelles normes qui bousculent parfois à la fois les enfants et les familles. Quand et comment intervenir avec mesure? Quand faut-il encourager de manière plus délibérée les familles et les enfants à se conformer à des prescriptions sociales? Et quand faut-il transformer celles-ci en injonctions légales qui peuvent aller jusqu’à mettre en cause l’intégrité même de la famille à travers, par exemple, des mesures de placement? Pour saisir l’évolution complexe des rapports entre Enfants, Familles et État, le 6e Colloque international de Sion s’est focalisé à la fois sur la globalité des transformations sociales, mais également sur des zones précises de frictions: • avec l’émergence des nouvelles formules familiales, comment l’enfant est-il

protégé dans le respect de ses droits, notamment comment sa dignité de personne et son besoin de se forger une identité sur laquelle il puisse s’appuyer au cours de son développement sont-ils pris en compte?

• les enfants d’aujourd’hui constituent-ils des défis nouveaux pour les familles? L'enfant est-il devenu un problème (l'enfant roi) ou au contraire un objectif de couple (l'enfant de compagnie)?

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• que dire des prestations des institutions de l’État? Le soutien à la famille, notamment aux familles difficiles, signifie-t-il une déresponsabilisation concomitante de la famille? Comment intervenir dans la famille sans la délégitimiser?

Les textes qui figurent dans ce recueil des actes ne représentent qu’une sélection des présentations qui ont donné lieu à des échanges de vue de grande qualité en dépit parfois de lignes de démarcation idéologiques explicites entre intervenants. À l’IUKB, nous restons persuadés qu’il s’agit du rôle d’une institution universitaire que de susciter le débat en évitant le politiquement correct, soit par le choix de la thématique (comme lorsqu’en 2013 nous avons abordé le droits des enfants LGBT1), soit en mettant en présence des protagonistes qui s’opposent sur le plan conceptuel et épistémologique. Mission remplie pour l’édition 2014 du 6e et dernier Colloque printanier de l’IUKB, associé à l’Institut international des droits de l’enfant et à ses partenaires institutionnels valaisans. En effet, si la formule du Colloque sera reconduit les 7 et 8 mai 2015, dans le cadre du bicentenaire de l’entrée du Canton du Valais dans la Confédération helvétique, sur le thème de l’évolution des enfants valaisans entre 1815 et 2015, l’IUKB ferme ses portes comme entité académique autonome. Dès le 1er janvier 2015, ses activités en droits de l’enfant sont reprises par l’Université de Genève qui crée, pour les accueillir, un Centre interfacultaire en droits de l’enfant (CIDE), une antenne de l’Université de Genève basée à Sion. Pour la cause des enfants, et sa dimension académique, l’avenir est plein de promesses!

1 LGBT = Lesbiennes, Gays, Bisexuels, et Transsexuels (ou Transgenres).

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LES ENFANTS AFFIRMENT LEURS DROITS… La famille et l’État jouent-ils leur rôle? Regards croisés de juges MICHEL LACHAT Juge des mineurs au Tribunal des mineurs, Fribourg JEAN ZERMATTEN Directeur de l’Institut international des Droits de l’Enfant, Sion a. Juge des Mineurs a. Président du Comité ONU des droits de l'enfant Il m’échoit l’honneur d’ouvrir les feux de ce 6e colloque international, dans le temple de la formation et de l’information des droits de l’enfant, dans le Saint des Saints qui a vu se développer la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (CDE)! N’ayant pas l’âme du courageux Winkelried, ce héros légendaire suisse qui, après avoir demandé à ses camarades de veiller sur sa femme et ses enfants, se jeta contre les lances habsbourgeoises afin d’ouvrir une brèche dans les lignes ennemies, je ne vais pas remettre en question le statut de l’enfant, devenu sujet de droits avec l’avènement de la CDE, mais tenter de croiser mon regard de juge praticien avec celui de mon ancien collègue Jean Zermatten, le maître ès défense des droits de l’enfant. Il n’est donc pas question ici de remettre en cause le dogme imposé par cet instrument juridique international contraignant. Bien au contraire, je salue le monumental progrès de la fin du 20e siècle et me réjouis de constater l’ancrage du droit reconnu à l’enfant de s’exprimer et d’avoir l'opportunité d'exprimer son opinion dès qu'une décision qui le concerne est prise à son égard. Ainsi, les enfants affirment-ils légalement leurs droits! Mais ne l’affirment-ils peut-être pas un peu trop au goût des adultes ou tout au moins de certains adultes? Dans cette optique, Monsieur Zermatten et moi, avons choisi de débattre, en duo, de trois thèmes brûlants:

1. La justice juvénile offre-t-elle trop d’atouts aux mineurs délinquants et ne favorise-t-elle pas exagérément les multirécidivistes?

16 LES ENFANTS AFFIRMENT LEURS DROITS…

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2. La promotion des droits de l’enfant offre-t-elle aux familles une surprotection ou est-elle castratrice?

3. L’État joue-t-il son rôle de promoteur des droits de l’enfant? 1. La justice juvénile et ses instruments spécifiques Michel Lachat Eduquer un enfant sans mettre de limite, c’est courir à la catastrophe! La loi, qui est un cadre, doit donc être intégrée au système éducatif de l’enfant et dès son plus jeune âge pour qu’il puisse la respecter et comprendre que sa liberté est de la suivre ou non. La Suisse dispose d’outils récents et performants en matière de justice juvénile: la Loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs (DPMin 1.1.2007) et la Loi fédérale sur la procédure pénale applicable aux mineurs (PPMin 1.1.2011). Pourtant, on peut faire mieux. Permettez-moi tout d’abord de relever ce premier paradoxe. Lors de l’entrée en vigueur du DPMin, le législateur avait sorti du CPS les articles destinés aux mineurs pour démontrer symboliquement qu’enfant et adulte devaient être traités différemment. Or, quatre ans plus tard, ce même législateur, en élaborant la PPMin, a réussi l’exploit de réunir, à l’exception de quelques règles fondamentales, les deux textes destinés aux adultes et aux mineurs! Voici deux exemples tirés de mon expérience de juge et qui conduisent à des situations quelque peu cocasses et parfois irritantes: 1. La PPMin, calquée sur le Code de procédure pénale suisse destiné aux adultes

(CPP), prescrit qu’avant toute audition d’un enfant, dès 10 ans, celui-ci doit être informé de ses droits, notamment du droit de se taire et d’être assisté d’un défenseur, alors même que la victime, mineure ou adulte, entendue comme personne appelée à donner des renseignements, doit déposer et dire la vérité, au risque de se voir poursuivie d’induction de la justice en erreur, de calomnie ou encore d’entrave à l’action pénale! Imaginez un plaignant de 14 ans qui a reçu un coup de poing en pleine figure à la sortie de l’école, assis à côté de son bourreau de 15 ans dans une salle de tribunal, entendre qu’il risque des sanctions pénales s’il ne dit pas l’entière vérité alors que le cogneur peut refuser de parler!

2. L’article 9 PPMin prévoit que le juge des mineurs qui a mené l’instruction ne

participe pas à la procédure devant le tribunal des mineurs et ceci sans la nécessité de motiver cette récusation. En réalité, le mineur, qui n’est pas satisfait du jugement, en général lorsqu’une peine privative de liberté ferme

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lui a été infligée, fait opposition à l’ordonnance pénale, ce qui est tout à fait légal, et récuse en même temps le juge qui a rendu la décision, sans aucune justification, ce qui est aussi légal! Imaginez un jugement contraire du nouveau juge qui désavoue son collègue, alors qu’il n’a pas la qualité d’autorité supérieure! Aucun doute que la toute-puissance du mineur qui a obtenu gain de cause, même partiellement, se trouve renforcée et la justice affaiblie. Encore mieux! Comment va s’y prendre le juge récusé pour appliquer et suivre l’exécution de la nouvelle sanction ou mesure prise par le juge de substitution? Et comment le mineur va-t-il accepter la présence de ce juge récusé qui dirige à nouveau la procédure d’exécution?

En conclusion, les lois existent! Elles sont parfois confuses et complexes! En ce sens, elles profitent davantage aux caïds qu’aux petits délinquants. Aussi s’agit-il de les appliquer avec bon sens! Jean Zermatten Le grand progrès amené par la Convention des droits de l'enfant a été de considérer l'enfant comme une personne et non seulement comme un bénéficiaire de soins ou d'assistance ou un destinataire de mesures de protection. Comme personne, il a donc des droits qui sont rattachés au fait de sa naissance et qu'il peut exercer lui-même progressivement, en relation avec son degré de maturité, son âge et ses facultés qui se développent progressivement. Aucune autorité ne peut lui contester ces droits. Si l'on se réfère à la Justice juvénile, il faut bien admettre que pendant longtemps, on ne s'est pas préoccupé du statut de l'enfant auteur d'infraction(s) dans la procédure, laissant au Juge, bonus paterfamilias, le soin de traiter l'enfant en conflit avec la loi, selon son expérience de la vie et sa propension naturelle à vouloir «le bien de l'enfant»; personne ne remettait en cause son rôle et sa manière de faire. Pour faire simple, disons que les Codes de procédure pénale cantonaux ou les Lois sur les juridictions des mineurs étaient relativement brèves sur les règles et garanties procédurales. Avec la Convention, et les textes nés dans sa foulée (Règles de Beijing, Règles de Riyad, Règles de la Havane, et plus récemment les Lignes Directrices du Conseil de l'Europe pour une justice adaptée aux enfants) et l'Observation générale n° 10 sur les droits des enfants en conflit avec la loi (2007)2 publiée par le Comité NU des droits de l'enfant, il apparaît que l'on ne peut plus se contenter d'une vague définition idéale «le Juge agit dans l'intérêt de l'enfant» et que le risque de traiter les enfants impliqués dans des procédures pénales plus mal que

2 CRC/C/C/GC/10, 2007

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les adultes est réel. Ce qui serait un comble, puisque les enfants, même délinquants, ont droit à un degré de protection plus élevé que celle accordée aux adultes. L'art. 40, par 2, litt (B) de la CDE prévoit que tout enfant suspecté ou accusé d'infraction à la loi pénale ait au moins le droit à des garanties procédurales minimales, listées dans cette disposition... je renonce à vous les citer ici, mais je mentionne le point iii de cet article qui dispose: (iii) «Que sa cause soit entendue sans retard par une autorité compétente, indépendante et impartiale3 ou une instance judiciaire, dans un procès équitable conformément à la loi, en présence de son conseil juridique ou autre et, à moins que cela ne soit jugé contraire à l'intérêt supérieur de l'enfant, en particulier, en tenant compte de son âge ou de sa situation, en présence de ses parents ou représentants légaux.». La question de l'autorité compétente, indépendante et impartiale a été discutée par la Cour européenne des droits de l'Homme à propos d'une affaire hollandaise (Arrêt Nortier contre Pays-Bas), car l'enfant en conflit avec la loi qui avait déposé le recours, se plaignait du fait que l'autorité néerlandaise avait agi par le même magistrat aux trois stades de la procédure (instruction, jugement et exécution) et que ce cumul des fonctions judicaires (que l'on nomme souvent l'union personnelle) permettait de douter de l'indépendance du juge et surtout de son impartialité. Même si la Cour de Strasbourg a donné raison à l'État néerlandais et a autorisé la poursuite de la concentration des pouvoirs judiciaires sur la personne d'un seul et même magistrat, il n'en reste pas moins que l'apparence de partialité peut être objectivement reprochée au magistrat. Lorsqu'il a été question de l'unification de la Procédure pénale en Suisse (entre 2003 et 2011) de nombreuses questions ont jailli des discussions pour choisir le modèle helvétique pertinent entre le Modèle du Juge des Mineurs romand (avec union personnelle) et le Modèle du Jugendanwalt (avec un degré moindre d'union personnelle). Pour sortir de ce débat et pour favoriser la poursuite d'un système, qui est somme toute à l'avantage de l'enfant, il a été imaginé le système de la récusation sans motif, dont a parlé mon cher Collègue. On peut imaginer des travers à ce système et un pouvoir donné au jeune délinquant; cependant les chiffres des récusations, dans la pratique, sont très peu nombreux et ne devraient pas nous inquiéter par trop. Je serai plus inquiet, si l'enfant n'avait aucune possibilité de se défaire d'un juge, avec qui il n’a

3 Emphase de l'auteur

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visiblement pas le contact, puisque le système du DPMin reste basé sur un minimum de relation entre l'enfant et «son Juge». Sur la question de l'inégalité entre la victime et le témoin d'une part et le jeune auteur d'autre part, j’aimerais tout d’abord expliquer que pendant très longtemps, le droit pénal des mineurs s’est occupé quasi exclusivement de l’auteur (Tätersrafrecht), considéré comme un enfant qu’il fallait avant tout protéger, rééduquer et insérer. La victime a été plus ou moins complètement escamotée et les codes cantonaux de procédure pénale en vigueur en Suisse, excluaient presque tous et systématiquement la partie civile. Donc n’avaient pas d’égard pour la victime (y compris le témoin, rarement appelé à la barre et jamais confronté à l’auteur). Le mouvement né de la Justice restauratrice-réparatrice a, partiellement, gommé cette inégalité de traitement et a fait réapparaître la victime dans le procès pénal. Au niveau international, en 2005, l’ECOSOC a promulgué Les “Lignes directrices en matière de justice dans les affaires impliquant les enfants victimes et témoins d’actes criminels” qui donnent un véritable statut à l’enfant victime dans les procédures, notamment reconnaît son droit d’être entendu, à voir son intérêt supérieur être pris en compte et sa protection être mise en œuvre. Au plan national, le nouveau PPMin a introduit dans les parties à la procédure, la partie plaignante (art. 20 PPMin). N’oublions pas non plus que la question de la victime a déjà été prise en compte par la LAVI, avant le nouveau CPP. Dès lors, il est important que cette victime, souvent enfant aussi (une grande majorité des actes de violence par exemple sont commis par des enfants contre des enfants) trouve sa juste place dans le procès pénal. À mon avis, il n’y a cependant pas se faire trop de souci, puisque le juge qui a la maitrise de la procédure, peut selon la situation, décider que les intérêts du mineur s’opposent à la confrontation avec la partie plaignante, lors de l’instruction (art. 20 al. 1 PPMin) et la règle pour les débats (art. 20 al. 2 PPMin) stipule que la partie plaignante ne participe pas aux débats, sauf si des circonstances particulières l’exigent. Il y a donc une grande latitude laissée au juge dans les deux stades de l’instruction et du jugement de confronter l’auteur à la victime ou non. De mon point de vue et du point de vue de la responsabilisation, il y a souvent intérêt à confronter auteur et victime, mais, il y a à l’évidence des situations, où le contraire est indiqué.

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Il serait inapproprié de ne pas reconnaître à la victime tous ses droits; de même, il n’est pas forcément opportun de toujours confronter auteur et victime surtout si l’on donne l’impression que l’auteur serait mieux traité que la victime… 2. Les effets de la promotion des droits de l’enfant sur les familles Michel Lachat Il y a lieu d’emblée de saluer l’importance de la famille et la responsabilité première des parents promulguée dans la CDE, notamment à son art. 18 al. 1, qui prescrit que: «Les États parties s'emploient de leur mieux à assurer la reconnaissance du principe selon lequel les deux parents ont une responsabilité commune pour ce qui est d'élever l'enfant et d'assurer son développement. La responsabilité d'élever l'enfant et d'assurer son développement incombe au premier chef aux parents ou, le cas échéant, à ses représentants légaux. Ceux-ci doivent être guidés avant tout par l'intérêt supérieur de l'enfant.». Toutefois et hélas, cette promotion donne lieu parfois à des situations difficilement gérables. En effet, certains parents décident tout à la place de leur enfant, alors que d’autres laissent l’enfant tout décider à leur place! Aussi dans le premier cas, les parents soutiennent aveuglément leur rejeton, refusent toute aide extérieure, s’opposent à toute forme d’autorité, qu’elle soit pénale, civile ou encore scolaire, et mettent ainsi en échec tous les programmes d’aide ou d’accompagnement mis en place. Voici l’exemple du petit Jean, âgé alors d’à peine de 12 ans, intercepté pour avoir apposé de nombreux tags sur les murs de l’école et qui, en procédure de conciliation, ment effrontément, soutenu par un père et une mère surprotecteurs, et rejette toute la faute sur ses copains. Plus tard, Jean récidive et boute le feu à une voiture. Ses parents s’opposent, dans un premier temps, à la décision judiciaire, puis, forcés d’admettre la réalité des faits, contestent la sanction ordonnée. En parallèle, ceux-ci désavouent les enseignants en réfutant les résultats scolaires et remettent sans cesse l’école en cause. Placé dans diverses institutions, Jean a toujours réussi à les mettre en échec avec le soutien de ses parents. À sa majorité, Jean se distance de ses géniteurs et se retrouve dans la rue, sans certificat de fin de scolarité et sans travail. La seconde situation, qui met l’enfant sur un piédestal, donne le même résultat. En effet, appliquez les commandements de la police de Seattle et vous ferez de votre enfant un enfant-tyran:

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1. dès l’enfance, donnez-lui tout ce qu’il désire. Il grandira en pensant que le monde entier lui doit tout;

2. ne lui dites jamais «c’est mal!» Il pourrait faire un complexe de culpabilité; 3. ramassez ce qu’il laisse traîner. Ainsi, il sera sûr que ce sont toujours les

autres qui sont responsables; 4. laissez-le tout lire, tout regarder à la TV, au cinéma, sur internet. Il rejettera

les informations spirituelles et nourrira son esprit d’ordures; 5. prenez toujours son parti. Les professeurs et la police lui en veulent à ce

petit!; 6. calmez le plus petit mal de tête ou la peur des examens avec un médicament.

Et frémissez à l’idée qu’il puisse devenir un drogué! En conclusion, force est de constater que de nombreux parents n’osent plus confronter leur enfant à un interdit et ont une peur bleue de ne plus être aimés. Ils sont passés de l’éducation à la «séduction», comme le relève si joliment Daniel Marcelli, pédopsychiatre français. Et pourtant éduquer conduit à ne pas être toujours aimé… immédiatement. Savoir dire non à son enfant, c’est un signe d’amour. Enfin, un tel enfant surprotégé ou adulé, sans cadre éducatif ou sans modèle d’autorité, épuise progressivement les ressources de ses parents et du réseau éducatif. De fait, il est parfois, dès sa majorité, purement et simplement jeté à la rue. Que penser alors de la générosité de notre système social qui va loger et nourrir ce jeune adulte jusqu’à l’âge de 20 ans sans que ni lui ni ses géniteurs ne déboursent un centime? Jean Zermatten Il y a deux questions dans l’intervention de Michel Lachat: • celle de l’enfant roi; • celle de l’éducation (au sens large) familiale.

Sur la question de l’enfant roi, l’enfant tyran, ou l’enfant tout puissant, on touche la question du statut nouveau de l’enfant. De sérieux reproches ont été élevés à l’époque de la promulgation de la Convention, dans de nombreuses parties du globe, y compris en Suisse. Le débat peut se résumer ainsi: le fait de reconnaître des droits aux enfants, va diminuer le pouvoir des parents (rappelons-nous des expressions comme la puissance paternelle et l’autorité parentale: deux termes qui disent bien ce qu’ils veulent dire), donc restreindre le rôle des parents et donner trop de latitude aux enfants, qui deviennent seuls maîtres de leur destinée. Ce débat est peut-être encore celui qui empêche les USA de ratifier la CDE?

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J’aimerais bien redire que la CDE n’a pas créé un nouvel enfant, être à part, au-dessus des autres catégories d’humains, qui aurait toujours raison, dont l’intérêt serait forcément supérieur aux autres intérêts et qui échapperait à toute décision autre qu’une décision répondant à ses vœux. Si tel était le cas, la CDE aurait accouché d’un monstre et aurait fait de l’enfant un être surhumain…! Non! La Convention a reconnu l’enfant comme une personne, qui appartient à la famille des êtres humains, comme les hommes, les femmes… et les enfants. Cette personne jeune, vulnérable et dépendante, a néanmoins des droits attachés à sa personne. Mais elle continue à faire partie d’une famille, d’une communauté, d’un État et, à ce titre, n’a pas plus de droits que les autres personnes. Une certaine confusion a régné autour de la question de l’intérêt supérieur de l’enfant, avec l’emploi malheureux à mes yeux du superlatif «supérieur»; on ne donne pas à l’enfant le droit à un intérêt supérieur aux autres intérêts, on lui donne le droit de voir sa situation être évaluée, les possibles solutions pour assurer son développement harmonieux être examinées par les décideurs et les différents intérêts être mis en balance dès qu’une décision doit être prise. Donc, on accorde à l’enfant d’être au centre de la décision, mais pas plus. Une autre confusion vient de la question du droit de l’enfant d’exprimer son opinion dans toutes les décisions qui le concernent: on a souvent interprété ceci comme étant la possibilité de l’enfant de décider, selon ses souhaits et de court-circuiter les droits des autres acteurs de la décision. Je redis que l’opinion de l’enfant, lorsqu’il l’exprime, est un des éléments que le décideur doit prendre en compte, mais pas l’élément unique. De plus, c’est l’adulte qui prend la décision, non l’enfant. Dans la Convention, il n’y a aucune reconnaissance du droit de l’enfant à décider, mais uniquement le droit de l’enfant de participer, par l’expression de son opinion. Par ailleurs, comme l’a déjà dit Michel Lachat, la question de la famille est intégrée dans la CDE (notamment dans le préambule), mais aussi le rôle des parents dans l’art. 5 et dans l’article 18. On peut également lire le rôle de la famille dans de nombreuses autres dispositions, comme pour toutes les décisions dès que l’enfant doit faire l’objet de mesures de protection. Ceci nous conduit à parler de la question de l’éducation, du rôle des parents et du rôle subsidiaire de l’État, dès lors que l’enfant peut être privé de son environnement familial. S’il est exact que le Convention ne donne pas de règle magique pour éduquer les enfants, elle insiste cependant beaucoup sur le rôle des familles et sur le soutien que les États (ceux qui sont parties à la CDE et qui

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ont contracté des obligations) doivent fournir aux parents des familles dites vulnérables, pauvres, à risque, ou encore hélas, maltraitantes. La question du trop d’autorité, ou du pas assez d’autorité ne peut pas être traitée, évidement dans un instrument de droit international contraignant. Qui a en plus une portée universelle et une ambition holistique! Toutes les sensibilités doivent être prises en compte, les contextes culturels et les systèmes éducatifs être respectés. On se trouve donc dans le domaine éducatif, où, on le sait bien – et on va en parler ces jours prochains – l’équilibre est souvent très difficile à atteindre et à maintenir, pour ne pas dire précaire, et où les enfants/adolescents sont des êtres parfois imprévisibles, souvent étonnants et détonants et jamais exactement ce que l’on aimerait qu’ils soient. Pour ma part, l’éducation repose sur deux pieds: l’affectif et le normatif; il faut des deux un peu; ni trop, ni trop peu… Marcher sur un pied est difficile et ne nous mène en général pas loin….! 3. L’État joue-t-il son rôle de promoteur des droits de l’enfant Michel Lachat Aux termes de l’art. 12 CDE, «Les États parties garantissent à l'enfant qui est capable de discernement le droit d'exprimer librement son opinion sur toute question l'intéressant, les opinions de l'enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité.

À cette fin, on donnera notamment à l'enfant la possibilité d'être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l'intéressant, soit directement, soit par l'intermédiaire d'un représentant ou d'un organisme approprié, de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale.». En Suisse, dans une très grande majorité des dossiers judiciaires, les mineurs ont été entendus soit personnellement par les juges, soit par leurs greffiers professionnels et ou également spécialistes du droit de l’enfant, soit encore par des conciliateurs ou médiateurs professionnels et compétents dans ce domaine. Certes, l’autorité pénale peut rendre une ordonnance pénale, c’est-à-dire une décision rendue sur la base d’un dossier et sans auditionner la personne mineure concernée. Toutefois, celle-ci a la faculté de faire opposition à sa condamnation écrite et, partant, il y a lieu de considérer que son droit d’être entendu est respecté.

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Enfin, relevons que la procédure par défaut (art. 36 PPMin) n’est possible qu’aux conditions suivantes:

a. le prévenu mineur ne se présente pas aux débats malgré deux citations; b. il a été interrogé par l’autorité d’instruction; c. les preuves réunies permettent de rendre un jugement en son absence; d. seule une peine est envisagée.

Autant dire que le jugement par défaut est rare en droit des mineurs! En conclusion, je relève que dans les procédures pénales dirigées contre des mineurs en Suisse, le droit d’être entendu et stipulé par l’art. 12 CDE est respecté. Cela est réjouissant! En est-il de même des procédures civile et administrative? J’en doute sérieusement et en cela l’État doit tout entreprendre pour faire connaître et faire appliquer la CDE, cette jeune adulte qui fêtera ses 25 ans en novembre prochain! Jean Zermatten La Suisse a ratifié la CDE en 1997; ce faisant, elle a contracté des obligations juridiques au titre de cet instrument international et est débitrice du respect, de la promotion et de l'application des droits contenus dans la Convention, à l'égard de tous les enfants vivant sous sa juridiction (et pas seulement pour ses nationaux). Parmi ces obligations, celle de mettre en pratique le droit de l’enfant d’être entendu lorsque des décisions sont prises qui le concernent et d'accorder un poids particulier à l'opinion de l'enfant. Dès lors, la Suisse a l'obligation de mettre en place: • les dispositifs ou mécanismes pour permettre à l'enfant d'exercer son droit

d'être entendu; • mais aussi de prévoir la manière avec laquelle le décideur va accorder un

poids particulier à cette opinion.

Il ne s'agit pas d'un droit théorique (recueillir la parole comme un prétexte), mais réellement permettre à l'enfant d'exercer une influence sur les décisions qui engagent son avenir. Rappelons que la CDE ne fixe pas de limite d'âge pour entendre l'enfant et que le TF a, à plusieurs reprises, indiqué que l'art. 12 CDE était d'application directe (ATF 124 III 90).

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Michel Lachat a parlé du champ de la justice pénale spécialisée, qui est un bon élève et qui entend les enfants; mais il y a beaucoup d’autres champs d’application qui sont très vastes. Le respect du droit de l’enfant à exprimer librement son opinion doit pouvoir s’exercer dans toutes les situations dans lesquelles il peut se trouver. S'il est patent que ce sont avant tout les procédures judiciaires (civiles et pénales) qui sont touchées, la CDE est un instrument holistique qui touche toutes les situations où il y a des enfants; dès lors, leur droit d'être entendu doit pouvoir s'exercer chaque fois qu'une décision est prise qui les concernent directement (enfant concerné) ou indirectement (enfant affecté). Sans être exhaustif, on peut citer un certain nombre de situations où l'enfant devrait pouvoir être entendu: • protection en général et protection de remplacement (institutions); • soins de santé; • accès à l'éducation/écoles; • activités ludiques, récréatives, sportives et culturelles; • travail/apprentissage; • situations de violence (enfant victime); • procédures d’immigration et d’asile; • stratégies de prévention, etc.

Sans parler des organes législatifs qui devraient entendre le groupe des enfants, dès lors qu'un projet de loi, règlement ordonnance, doit être décidé. De nombreuses barrières culturelles, politiques ou économiques font néanmoins encore obstacle au respect de ce droit des enfants (en tant qu’individus et en tant que groupes) et à leur prise en compte de manière sérieuse. En particulier certains groupes d’enfants marginalisés ou discriminés sont désavantagés quand il s’agit de prendre en compte leurs points de vue. Par ailleurs, les États, de concert avec les acteurs non-gouvernementaux et la société civile, doivent allouer les moyens nécessaires pour que se mettent en place les processus favorisant l’écoute et l’inclusion véritable des enfants dans les prises de décision les concernant. La question de la formation des professionnels à ce titre est certainement cruciale et l’élément clé pour transformer ce droit, qui ne va contre celui des adultes, en réalité.

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DU DROIT DE L’ENFANT AU DROIT DE L’ÉLÈVE JEAN ROMAIN Député au Grand Conseil de Genève, professeur de philosophie Introduction Depuis les années quatre-vingt, depuis la ruine des fondements de l’optimisme historique, c’est-à-dire de la croyance au progrès, les droits de l’homme sont à la mode, c’est une référence presque universelle dans le discours, et cette déclaration est devenue, avec le recul du politique pour laisser place à la morale, un passage obligé de tous: médias, intellectuels, politiciens, ONG, États, etc. Avec le déclin des grandes idéologies, liées à la religion du progrès qui suffisait à donner une orientation et un sens aux activités humaines, même les plus modestes, aux rêves d’avenir ont succédé les cauchemars d’avenir, et on est passé mécaniquement d’une vision historico-politique à une vision juridico-morale. La liaison des droits de l’homme avec cette morale à architecture floue, en raison de son versant hypocrite, a fait naître un concept nouveau, une sorte d’injure: «le droitdelhommisme». En fait, le «droitdelhommisme» est une sorte d’uniforme inspiré des conformismes, le plus souvent d’une gauche voulant formater des «citoyens du monde» et utilisant les droits de l’homme pour étayer un moralisme assez creux. En même temps qu’une mode, le discours «droitdelhommiste» suscite beaucoup de réserves et de critiques lorsqu’il vient des ONG, de la presse et des intellectuels, mais on ne peut pas le tenir pour une pure hypocrisie. En revanche, quand il est tenu par le pouvoir, c’est un discours de combat, une façon de se poser dans une compétition, et de se donner des avantages par rapport aux autres. Lorsque vous reliez maintenant ces droits de l’homme juridico-moraux avec la thématique de l’enfance, vous obtenez une sorte d’union sacrée dont l’effet est assez curieux et dont l’ambiguïté est à la hauteur du fort potentiel émotionnel qu’une telle union véhicule. C’est à une sorte de nouvelle religion que nous avons affaire. La Convention des droits de l’enfant est d’ailleurs synchronique à cette période de chute des idéologies politiques. Faut-il en conclure que les hommes sont plus moraux qu’autrefois? Non. Mais ce qui est contraire à la morale ou à la liberté est de moins en moins supporté.

27DU DROIT DE L’ENFANT AU DROIT DE L’ÉLÈVE

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Prenons, pour exemple, trois affaires judiciaires: au XVIe siècle, le chevalier de la Barre est arrêté, torturé et condamné à mort pour avoir refusé d’ôter son chapeau devant une procession religieuse. Personne ne proteste. Au XVIIIe siècle, Calas est condamné pour un meurtre qu’il n’a pas commis. Certes, l’injustice a bien lieu et l’accusé est exécuté. Mais, cette fois, des intellectuels, Voltaire en tête, protestent vigoureusement. Quand Dreyfus, à la toute fin du XIXe siècle, est accusé injustement de haute trahison, ce n’est pas seulement l’intellectuel Zola mais toute une partie de l’opinion publique qui prendra sa défense. Ainsi, c’est bien une certaine idée de la justice, de la liberté qui se transforme dans l’histoire. Dans l’introduction à son excellent «Essai de Bilan»4 sur la Convention des droits de l’enfant, Jean Zermatten donne la réponse à la question sur l’enthousiasme et la sympathie qui accompagne depuis plus de vingt ans cette Convention de tous les superlatifs. Il écrit: «Parce que son objet, ce sont les enfants.». Les remarques qui suivent vont tenter de montrer comment la puissance de ce mélange moralo-affectif a pu déteindre en dénaturant fortement l’esprit de la Convention des droits de l’enfant pour s’appliquer à une sorte de clone, passablement destructeur pour l’institution scolaire, et très solide dans les certitudes qu’il engendre, qu’on pourrait appeler les «Droits de l’Elève». Analyse La Convention des droits de l’enfant est articulée autour de quatre grands principes qui la structurent et qui énoncent les orientations générales permettant d’actionner les serrures de tout le système: • la non-discrimination (article 2); • l’intérêt supérieur de l’enfant (article 3); • le droit à la vie, à la survie et au développement (article 6); • le droit de l’enfant d’être entendu (article 12).

1. La non-discrimination A. Dans l’esprit de la Convention, cette injonction veut dépasser une discrimination de fait, celle de l’âge. Si l’immaturité le prive de certaines prérogatives (droit de vote et d’éligibilité, par exemple), cette immaturité ne doit pas être le fondement d’une privation de certains droits attachés à la personne humaine. En d’autres termes, en tant qu’immature, il existe des différences 4 Zermatten, J. (2010). La Convention des droits de l’enfant vingt ans plus tard…: essai d’un bilan. Sion,

Suisse: Institut international des droits de l’enfant.

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manifestes à respecter, mais en tant qu’homme, il y a une égalité de condition qui dépasse l’âge et le sexe, ainsi que l’ethnie. Au centre du principe de non-discrimination, il y a celui de l’égalité, principe phare de nos démocraties. Les États devront donc mettre en place des conditions cadres qui favorisent l’égalité entre tous les citoyens. B. Tocqueville avait remarqué qu’un principe démocratique a tendance à devenir une passion. C’est-à-dire que la démocratie est impliquée dans une sorte de dévoiement d’elle-même par ce qu’on doit appeler la surenchère. L’égalité est un principe démocratique central, mais la passion de l’égalité conduit à l’égalitarisme. «La vertu elle-même doit avoir une limite», écrit Montesquieu dans son «Esprit des Lois». Notre démocratie insiste sur la nécessité de s’opposer aux discriminations, et la Convention des droits de l’enfant le fait à juste titre. Mais, par passion, c’est le droit de discriminer, c’est-à-dire de distinguer les choses, qui est aujourd’hui mis en cause au nom de l’égalité de tous. Toute différence n’est pas discriminatoire et toute discrimination n’est pas en tant que telle inéquitable. Or, le refus des hiérarchies a transformé toute distinction en iniquité, et spécifiquement à l’école où le principe de dissymétrie est central pour la transmission du savoir. Ainsi, en ce qui concerne l’école, on est allé bien plus loin que cette égalité de droit et de dignité, revendiquée par la Convention des droits de l’enfant et d’une manière générale par les droits de l’homme. L’égalitarisme est cette idéologie victimaire qui prétend que toute différence est de fait une inégalité. C’est une idéologie de combat qui vise à faire disparaître les différences grâce à des processus précis mis en place: la regressio ad unum (dont sans doute la fameuse «théorie» du genre est la plus aboutie). Aussi, pour assurer cette parfaite égalité, l’école a changé de nature: de l’instruction, elle est passée au militantisme. L’école qui instruit veut transmettre les connaissances et en évaluer clairement l’acquisition; c’est une école de l’égalité des chances mais pas du droit à la réussite. Une école qui pense qu’on va pouvoir élever les petits d’hommes avec des contenus transmissibles pas à pas, et qui affirme pouvoir statuer clairement sur la distance qui existe entre ce que l’élève doit acquérir et ce qu’il a acquis. Cette école pense qu’il en va de la liberté et de la responsabilité de chacun de faire ce qui lui incombe; l’évaluation claire incombe au maître, le travail et le résultat, à l’élève. C’est une école républicaine de l’égalité des droits pour chacun.

29DU DROIT DE L’ENFANT AU DROIT DE L’ÉLÈVE

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De l’autre côté, l’école qui milite entend corriger les inévitables différences entre les élèves, non pas en leur transmettant d’abord des contenus, mais en luttant contre l’échec scolaire, en prônant le droit à la réussite et l’accès à la «citoyenneté», en valorisant les savoir-faire (on dit «compétence» si on veut être à la mode) au détriment des savoirs tout court. Cette école qui milite réduit tous les problèmes, intellectuels, sociétaux, culturels ou scientifiques au seul problème social. C’est l’école de l’égalité des capacités de chacun. Ce qui brouille les cartes, c’est que ces deux visions se réfèrent toutes deux explicitement à la notion d’égalité, mais en lui donnant deux sens très différents. Deux politiques sont donc aux prises: celle, réaliste, de l’égalité des chances; l’autre, idéologique, de l’identité des aptitudes. 2. Le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant A. Dans la Convention, ce principe relativement ancien – en tout cas en ce qui concerne le bien de l’enfant, la notion d’intérêt SUPERIEUR étant plus moderne – pose que les obligations envers l’enfant doivent être correctement respectées. Mais les caractéristiques de ce principe dépendent de plusieurs facteurs qui font que cet «intérêt de l’enfant» est éminemment subjectif. C’est l’objectivation de ce critère qui pose pas mal de problèmes, et bien des tentatives ont été faites, non sans succès d’ailleurs, pour éviter les risques de dérapages dont le plus évident est celui qui affirme que les droits de l’enfant sont supérieurs aux autres droits. L’enfant devient alors le dépositaire de droits à part, le petit dieu de la maison et de la société. B. L’école, évidemment, a donné dans ce dérapage et a intégré le principe de l’enfant-roi à celui de l’élève-roi. Ainsi, la pédagogie est devenue une théologie, un slogan qui règne sur l’école d’aujourd’hui: «il faut mettre l’élève au centre». Plusieurs réformes s’articulent autour de cet impératif: s’adapter sans cesse au rythme, à la pensée, aux motivations de ce nourrisson savant. La maturité de l’adulte est plus ou moins considérée comme un stade avancé de la vieillesse, donc de la déchéance, et c’est l’enfant seul qui devient la norme, le centre, le soleil du système scolaire dans lequel nous sommes, nous adultes et professeurs, des banlieusards. La forme du raisonnement est assez amusante: c’est parce qu’il est en voie de formation que l’élève est supérieur à son maître, et c’est lui, l’élève, qui a le droit de choisir ses matières, ses professeurs, ses cours, ses jours de congé, ses rythmes adaptés, son information générale, son évaluation, sa ration de devoirs, etc. Autour de ces notions-clés, s’est organisée une «pédagogite aiguë», à grand renfort de procédés culpabilisants: les maîtres sont en fait des privilégiés (une caste, a-t-on pu lire) qui imposent à chaque élève l’arbitraire d’un jugement

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d’autant plus injuste que le pouvoir du maître est absolu. Le motif professeur-élève reproduirait assez fidèlement l’avatar moderne du maître-esclave: un élève spontané, sentimental et juste; un maître arbitraire, dominateur et cruel. Et cette idée trouve un écho favorable auprès de certains professeurs eux-mêmes, toujours en avance d’un martinet dans l’auto-flagellation. Mais en dernière analyse, force est de constater que cette mauvaise conscience paisible permet de se dérober aux responsabilités pédagogiques: puisqu’on est déjà coupable, on n’a plus à être responsable! Or la raison sans passion découvre vite qu’une relation solide entre un maître et un élève est tout autre. Ce qui est au centre de la relation d’apprentissage, ce sont deux personnes: l’une, adulte, en tant qu’elle possède une compétence, une maîtrise; l’autre en tant qu’elle cherche à s’élever (après tout, telle est l’étymologie du mot élève) grâce à cette compétence. En plus, entre ces deux personnes qui travaillent de concert, il existe un intermédiaire: le livre, le traité, l’art. Entre le maître et son élève, se glisse le livre, celui de sa discipline. C’est à travers l’œuvre et grâce à la maîtrise d’un adulte que l’élève parviendra à s’augmenter, c’est-à-dire à quitter son ignorance, à se méfier de ses préjugés, de ses instincts, de ses passions. Bref, à se libérer. Car cet apprentissage à deux, par le mûrissement personnel et par la responsabilité individuelle, équivaut en fait à un apprentissage raisonné de la liberté. En faisant confiance à son maître, l’élève apprend l’autonomie, il s’initie à son métier d’homme, social et cultivé. Cependant, vouloir mettre l’élève au centre, ce n’est plus respecter le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, c’est faire de lui un client. Le client est roi, il se promène au milieu du supermarché scolaire, il choisit ce qu’il veut, au gré de sa fantaisie, il essaie, il échange, il négocie, pourvu qu’il ait assez d’argent pour payer. Il peut, en outre, évaluer le travail du vendeur. Et si on ne lui a pas présenté la marchandise avec assez de rondeur ni apprêté comme il l’entend, il faudra que ce vendeur lui rende des comptes. À y réfléchir de près, on voit qu’il n’existe aucune raison pour qu’un homme (un élève) obéisse à un autre homme. À moins que celui-ci reconnaisse en celui-là une compétence, c’est-à-dire une forte probabilité pour que son travail rationnel et son intégrité intellectuelle lui aient permis d’atteindre ce qui est «vrai» dans les divers domaines du savoir, et notamment dans celui qu’il enseigne. Or, cette confiance que l’élève accorde progressivement à son maître, et cela afin que la relation pédagogique soit opérante, c’est-à-dire qu’elle élève, est essentiellement le fruit d’un travail de reconnaissance. Avec patience, peu à peu, elle s’établit, se fortifie. Mais cette reconnaissance n’est jamais acquise une fois pour toutes, elle est continûment guettée par l’usure, la lassitude, les doutes.

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Si la relation entre le maître et l’élève est une relation de commandement, voilà bel et bien un privilège en faveur du maître. Et tout privilège doit être supprimé dans une école républicaine. Mais si en revanche c’est une relation de confiance qui s’établit, elle est un bien. Un bien doit être généralisé, il doit être étendu, et il n’est dès lors plus question de placer l’élève au centre car ce serait fausser en profondeur la relation. Il n’est plus question de voir en l’élève le porteur d’espoir d’un professorat égaré. On est donc passé de l’intérêt SUPERIEUR de l’enfant à l’intérêt de l’enfant SUPERIEUR! 3. Le principe de la vie, la survie et le développement A. La Convention met l’accent sur le droit à la vie de l’enfant et sur le refus de la peine de mort à l’égard des adolescents. La survie en cas de catastrophes naturelles et de conflits armés est aussi soulignée par cet article 6. Quant au développement physique, mental et spirituel, il est d’une portée globale. On y constate que plus l’enfant grandit, plus l’influence de ses parents diminue et ce développement «harmonieux» de l’enfant est au centre de toute la Convention. Ce concept de développement est étroitement lié à celui des capacités évolutives de l’enfant, et ce que vise donc la Convention des droits de l’enfant est le droit de chaque enfant à progresser sûrement vers l’état d’adulte. Or pour honorer ce droit à l’élévation vers l’âge d’homme, plusieurs facteurs entrent en ligne de compte et pas seulement l’instruction. Il en va de la santé, de l’environnement familial et social, de l’aspect économique et culturel, de la dimension spirituelle et affective, de l’exercice progressif des libertés individuelles. B. Lorsque l’école, qui a essentiellement affaire à des enfants et à leur potentiel évolutif, donc à leur développement, s’est emparée de ce principe, on a assisté à la bascule de l’instruction (mission première de l’école) vers l’éducation. En effet, lorsque la famille est défaillante, lorsque le milieu social est peu porteur, lorsque les difficultés diverses apparaissent, l’école a tendance à prendre des mesures protectionnelles, mais qui ne sont pas essentiellement sa mission. L’école a oublié l’instruction et est devenue une école qui éduque d’abord. Les conséquences de ce changement de paradigmes sont les suivantes: • d’abord, il ne s’agit plus de transmettre un savoir, ni de se faire le passeur de

l’héritage culturel mais d’animer les classes. Aux exercices répétitifs, on a préféré les activités; au travail, le jeu; à la règle, l’option. Le mode «cool»

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est branché en permanence sur l’école, qui est devenue une sorte de gardiennage dans lequel le prof est réduit à tenter de maintenir un ordre sans cesse vacillant de sorte à lui permettre d’éduquer. Peu soutenue par sa hiérarchie, son autorité est partout contestée: par ses élèves (ce qui est de bonne guerre), mais aussi par les parents qui entendent participer à la co-gestion des cours, reformuler les barèmes, s’exprimer sur le contenu et la méthode; par les directions enfin qui ne défendent plus leurs maîtres et les laissent seuls exposés à la critique externe. Professeurs et directeurs sont la proie de la violence des parents;

• ensuite, la difficulté éducative que rencontrent bien des parents, le laxisme ambiant, le désarroi, l’interrogation permanente sur les valeurs à promouvoir, les a poussés à demander à l’école de faire ce qu’elle n’a pas vocation de faire au premier chef: éduquer. L’école doit instruire, l’éducation est d’abord l’affaire des familles. Ce glissement progressif de l’instruction vers l’éducation a transformé le professeur en éducateur, ce qu’il n’est pas, et ce qu’il ne veut pas être. Et le stress est démultiplié. On ne compte plus les cas de burn out chez les professeurs;

• en outre, la dévalorisation sociale des professeurs (des fonctionnaires planqués qui ont trop de vacances; des éducateurs auxquels on ne reconnaît plus une compétence scientifique) a fait de ce métier un métier trop exposé à toutes les critiques. Le professeur, ordinaire serviteur de l’état républicain, est devenu celui qui doit mettre de bonnes notes parce que le droit aux études est devenu, dans l’esprit de tous, un droit aux résultats. Et la pression sur lui est énorme, pression parentale mais aussi pression hiérarchique;

• à cela s’ajoute l’inflation bureaucratique qui a transformé le métier. L’État a tellement peur des recours, des plaintes, des réactions diverses, des avocats, qu’il se blinde; et les professeurs doivent sans cesse remplir des formulaires, justifier par écrit leurs moindres démarches, écrire des lettres, faire des statistiques, qui s’ajoutent à la réunionnite, aux animations diverses, aux sorties infinies, aux préparations festives, pour rendre l’école ludique;

• enfin, l’école est l’objet de toutes les réformes. En effet, il est plus complexe d’éduquer que d’instruire et l’insatisfaction engendre d’incessantes modifications. Les nouveautés à peine intégrées sont rendues obsolètes par de nouvelles réformes absurdes, et cette danse incessante contribue à l’instabilité du métier.

4. Le principe du droit de l’enfant d’être entendu A. La Convention insiste sur le droit de l’enfant d’être entendu sur toutes les décisions le concernant. Il n’est pas celui qui subit, mais celui qui a le droit d’exprimer son opinion, et personne ne peut l’exprimer à sa place. Bien sûr, cette liberté nécessite que l’enfant soit capable de discernement et que la question débattue soit en relation avec son intérêt. La parole de l’enfant a donc

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un poids (lequel exactement?) et son audition par le juge est une pièce importante, bien que la décision finale doive rester dans les mains de l’adulte. Au-delà de l’aspect juridique (divorces, témoignages, etc.) l’enfant participe aussi à la vie familiale et sociale de son pays. Une des formes particulièrement abouties chez nous de cette participation sont les Parlements des Jeunes. B. Ce droit d’être entendu n’a bien évidemment pas été sans influence sur la vie scolaire. Il faut préciser d’abord une chose: on ne va pas à l’école en tant qu’enfant, on y va en tant qu’élève. Il se trouve que la plupart du temps chez nous, les élèves sont des enfants, du moins jusqu’à leur majorité; ils ont l’âge des enfants, mais à l’école et durant l’école, ils sont des élèves parce que l’école ne s’adresse pas à des jeunes en tant que tels, mais à des êtres humains qui veulent apprendre. À la limite, peu importe leur âge. Cette distinction est importante: le professeur s’adresse à un élève, c’est-à-dire à une personne qui fréquente l’école dans un but précis: avoir accès aux savoirs fondamentaux, gagner en autonomie et en liberté, etc. D’ailleurs, on ne peut pas être «parent d’élève»; on est professeur ou directeur d’élève, mais on est parent d’enfant. La différence est structurelle. La confusion entre enfant et élève conduit à des dérives dommageables pour l’institution scolaire. Il en est des quantités, mais en ce qui concerne ce 4e principe de la Convention, on confond le droit de l’enfant d’être entendu avec le droit de l’élève d’être entendu sur toutes les décisions qui le concernent. Principalement en ce qui concerne son évaluation et sa promotion. Est donc apparue une modification profonde de l’institution: les conseils de classes avec des représentants des élèves, c’est-à-dire des conseils traitant principalement de l’évaluation et de la promotion auxquels participent des élèves au motif justement que cela les concerne au premier chef. En classe, toute note est contestée, discutée, négociée. Il ne s’agit plus de revenir sur une erreur ou une injustice de la part du professeur – ce qui est normal –, mais de mettre en œuvre une stratégie revendicative. Mais le plus important n’est pas là. Le droit d’être entendu a, à l’école, renforcé une tendance qui dépasse de loin le petit monde scolaire: le relativisme des valeurs. Depuis la fin des années soixante, depuis Mai ’68 en gros, le droit d’être entendu a forgé la certitude que toutes les opinions se valent en classe. Il n’est aucune parole qui soit hiérarchiquement supérieure à une autre, aucune parole qui fasse autorité, toutes les opinions se valent. Lorsque le professeur parle de l’amour, lorsque Racine parle de l’amour ou lorsque l’élève parle de l’amour, voici trois positions équivalentes en classe. Aucune ne peut prétendre à un poids supérieur.

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Toute autorité est contestable, toute préséance suspecte. Ce qui menace et fait obstacle aux pulsions personnelles – dont le langage, le droit de parler, d’être entendu, est la principale manifestation – devient la marque de la discrimination (or on a vu qu’il est interdit de discriminer!) Mais lorsque plus rien ne fait autorité parce que toutes les opinions se valent, prime alors l’autoritarisme! Car toute autorité n’est pas forcément négative et ne soumet pas. Ce qu’il faut bannir, c’est l’arbitraire de l’autoritarisme. Or, le fameux «interdit d’interdire» maintient la confusion. Soixante-huit a ainsi nivelé l’autorité et mené au relativisme: tout est une question d’opinions. C’est manifestement faux, par exemple en littérature, en philosophie, en histoire, en musique, en sciences: toutes les opinions ne s’y valent pas. Et si vous accréditez ce relativisme des valeurs, alors vous ouvrez la porte à quantité de pseudo-autorités, comme par exemple celle des sectes, celle des marques, celle de la publicité, de l’argent, du Web. Je préfère l’autorité de la culture. Le résultat de cette confusion est de ruiner la transmission du savoir. Et, dans cette vision, l’échec scolaire serait l’échec de l’école. Conclusion L’intitulé de ce colloque international pose une question: les droits de l’enfant sont-ils en péril? La récupération des droits de l’enfant en droit de l’élève pourrait sembler, en la magnifiant, un éloge de la Convention. Cela pourrait être la marque d’un rayonnement. Il n’en est rien, c’est un dévoiement. Lorsqu’on pousse un principe à l’extrême, on le défend rarement. Avec la prédominance, durant ces quatre dernières décennies, de l’éthique individuelle sur le politique, c’est l’affirmation de l’individualité contre la prétention à des normes vers l’universalité, l’affirmation du Moi comme système de référence, d’une volonté privée d’un centre de gravité, qui est apparue avec force. Toute la question aujourd’hui est de savoir si la nouvelle conscience cool et désinvolte, qui est une des caractéristiques de l’enfant comme de l’élève, conscience captée par le pouvoir du visuel, par la pulsion scopique, excitée et indifférente à la fois, conscience optionnelle, disséminée, morcelée aussi, aux antipodes de la conscience volontaire, la question est de savoir si cette conscience néo-moderne n’est pas plus en fait la destruction du Moi que son affirmation: un Moi pulvérisé en tendances, en options, morcelé, qui ne cherche plus à s’intégrer dans un ensemble plus universel, dans un projet construit par

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une volonté s’imposant des fins claires et précises, ce Moi qu’on appelle justement à s’éclater est-il véritablement une personne? Ce ne sont pas alors les droits de l’enfant qui seraient en péril, mais en amont de cette question, le statut même de la personne humaine.

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LE VISAGE DE L’ENFANT DANS LE MIROIR DE SES DROITS JACQUES FIERENS Centre interdisciplinaire des droits de l’enfant (Belgique) Docteur en droit, licencié en philosophie Universités de Liège, de Louvain et de Namur 1. Le ballon Les trois entités que nous évoquons aujourd’hui, l’enfant, la famille et l’État, apparaissent successivement dans le très célèbre article 3 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, qui consacre le principe du respect de l’intérêt supérieur de celui-ci:

1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale;

2. Les États parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées;

3. Les États parties veillent à ce que le fonctionnement des institutions, services et établissements qui ont la charge des enfants et assurent leur protection soit conforme aux normes fixées par les autorités compétentes, particulièrement dans le domaine de la sécurité et de la santé et en ce qui concerne le nombre et la compétence de leur personnel ainsi que l’existence d’un contrôle approprié.

Le paragraphe premier concerne l’enfant pour lui-même, le deuxième l’enfant dans sa famille et le dernier l’enfant dans la Cité. Je vous propose de réfléchir – c’est le cas de le dire – quelques instants à l’image que les droits de l’enfant donnent respectivement de celui-ci, de la famille et de l’État, même si le miroir de la Convention ne renvoie pas toujours des images suffisamment univoques et suffisamment nettes.

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Peut-être que ce que nous voyons ressemble un peu à ce tableau, peint par Félix Vallotton que les Suisses connaissent probablement mieux que d’autres5. L’œuvre s’intitule Le ballon, et a été peinte en 1899, c’est-à-dire à cette époque où l’enfant apparaît en tant que tel dans la culture européenne. Nous y reviendrons.

Figure 1: «Le ballon», Félix Vallotton, 1899 (illustration en couleurs à la fin de l’ouvrage) Nous voyons d’abord l’enfant. C’est lui le centre, le sujet du tableau, et non pas le ballon, malgré le titre. Cet enfant – une petite fille ou un petit garçon, nous ne le saurons jamais – est placé dans le soleil, tandis que les trois quarts de son monde sont constitués d’ombre, hormis, tout au fond, les silhouettes de femmes adultes, fort éloignées de lui. L’enfant nous tourne le dos et nous ne connaîtrons rien des traits de son visage, de toute façon caché par le chapeau qui est comme le soleil lui-même et qui, précisément, le protège de trop de lumière. Ses habits sont ceux de la mode de son temps, et ceux du lieu où il vit. Il est dans son jeu, dans son monde qui n’est pas le nôtre. Il est tout seul, aussi. Aucun autre enfant n’est là pour lui renvoyer sa balle et les adultes ne semblent guère concernés par ce qu’il fait. Peut-être se contentent-ils de le surveiller de loin.

5 Vallotton (1865-1925) est un artiste suisse naturalisé français, contemporain de Matisse et de Toulouse-

Lautrec.

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Mais regardons de nouveau l’ombre. Elle dessine les traits d’un monstre prêt à griffer et à manger l’enfant lorsque le jour déclinera. Et le jour décline toujours, tôt ou tard selon les saisons. En résumé: un enfant finalement très seul, habillé selon une époque et un lieu, provisoirement dans son univers propre; des adultes, dont sa mère sans doute, présents mais éloignés; une force obscure qui menace comme l’ogre mangeur de petits enfants. Et si «Le ballon» nous montrait l’enfant tel qu’il apparaît aussi dans la Convention? 2. «Lorsque l’enfant paraît» Cette huile sur carton, disais-je, est datée de 1899. La figure de l’enfant, dans notre culture dite occidentale, s’est imposée surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle, cent ans après les efforts isolés du génial Jean-Jacques Rousseau. On le voit dans la peinture, on le voit dans la littérature. Oliver Twist, David Copperfield, Alice au pays des merveilles, Sophie des Malheurs de Sophie ou Un bon petit diable, Pinocchio, Mowgli, Peter Pan naissent tous entre 1839 et 19026. La poésie n’est pas en reste. Tout le monde connaît ce poème Victor Hugo, daté de 1831:

Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille Applaudit à grands cris; son doux regard qui brille Fait briller tous les yeux, Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être, Se dérident soudain à voir l’enfant paraître, Innocent et joyeux7.

«Lorsque l’enfant paraît…», deux siècles après leur apparition, le cercle de famille des défenseurs des droits de l’enfant applaudit encore à cette apparition. Je ne me moque pas. Je dis qu’il a fallu attendre qu’un jour, l’enfant qui existe depuis l’origine du monde et de l’histoire des humains, depuis Caïn et Antigone, c’est-à-dire depuis toujours, apparaisse comme lui-même. Il est «l’enfant-comète», celui qui était là depuis le début de l’univers, mais indiscernable avant qu’il vienne enfin à nous. 6 Charles Dickens, Oliver Twist (1839), David Copperfield (1850); Lewis Carroll, Les aventures d’Alice au

pays des merveilles (1865); La Comtesse de Ségur, Les malheurs de Sophie (1858), Un bon petit diable, (1865); Carlo Collodi, Pinocchio (1881); Frank Wedekind, L’éveil du printemps (1891); Rudyard Kipling, Le Livre de la Jungle (1894); James Matthew Barrie, dans The Little White Bird, où Peter Pan apparaît pour la première fois (1902).

7 Victor Hugo, Les feuilles d’automne (1831).

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Le droit suivra tant bien que mal son apparition, toujours un peu en retard, toujours dépendant des événements politiques comme les conséquences horribles de la Guerre 1914-1918, ses millions de jeunes pères morts, ses millions d’orphelins. C’est la première Déclaration des droits de l’enfant du 26 septembre 1924 (la Déclaration de Genève), plus tard l’internationalisation des droits de l’homme avec la Déclaration universelle de 1948, l’adoption, en 1959, de la deuxième Déclaration des droits de l’enfant, les Pactes internationaux de 1966 qui influenceront profondément la Convention relative aux droit de l’enfant du 20 novembre 1989. Il ne faut pas oublier que cette dernière, parce qu’elle constitue «du droit», est un discours de certains adultes sur certains enfants, et fondamentalement un discours politique, au sens où le rôle de la norme juridique, langage du pouvoir, est toujours d’assigner à ses destinataires une place dans la Cité. Les enfants n’ont d’ailleurs nullement été mêlés à l’élaboration de la Convention8, alors qu’on aurait pu considérer qu’il s’agissait là, pour le moins, d’une «question les intéressant», selon l’expression de l’article 12. La Convention se veut universelle et générale, c’est-à-dire qu’elle entend concerner tous les enfants du monde, de toutes les époques, en consacrant et en protégeant tous leurs droits fondamentaux. Mais n’est-ce pas la conception européenne et américaine de l’enfant qui s’impose à travers elle, ce qui expliquerait au passage toutes les difficultés de réception dans d'autres cultures, en Afrique centrale, dans le monde islamique, chez les Roms? Lévi-Strauss entre autres, dans la lignée qui va d’Aristote à Montesquieu, avait pourtant attiré notre attention, dès 1952, sur la relativité culturelle des droits fondamentaux: «Les grandes déclarations des droits de l’homme ont, elles aussi, cette force et cette faiblesse d’énoncer un idéal trop souvent oublieux du fait que l’homme ne réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles où les changements les plus révolutionnaires laissent subsister des pans entiers et s’expliquent eux-mêmes en fonction d’une situation strictement définie dans le temps et dans l’espace.»9. Après 36 ans de barreau, je crois pourtant que la reconnaissance juridique de l’enfant, l’affirmation de ses droits, le constant effort pour leur donner effectivité constituent des leviers formidables, dans les démocraties du moins. Mais la Convention n’est pas l’Evangile. Elle comporte des faiblesses, à commencer par l’ambiguïté de certaines de ses formulations ou le désordre de ses dispositions. Comme tout texte légal, elle comporte aussi des effets pervers possibles, induits justement par les conceptions particulières de l’enfant, de la famille et de l’État qu’elle charrie. Ces effets discutables ne doivent pas avoir

8 Bennouna, M. (1989). La convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant. Annuaire français de

droit international, 35, 434. 9 Lévy-Strauss, C. (1987). Race et histoire. Paris, France: Gallimard, coll. Folio essais, p. 23.

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pour conséquence que les droits de l’enfant soient voués aux gémonies, mais leur mise en exergue permet peut-être d’affiner la réflexion et l’action. 3. Le visage de l’enfant dans la Convention Dans la Convention, comme sur le tableau, le visage de l’enfant n’est pas vraiment discernable. On peut seulement tenter de deviner qui il est, s’apercevoir que ceux qui vivent avec lui, proches ou lointains, et le décor dans lequel il joue, sont d’une importance déterminante. L’enfant est vu d’abord comme un être à protéger en raison de sa faiblesse. Il n’est, tout compte fait, que rarement considéré comme un être à part et à part entière, différent des adultes. Sous d’autres aspects, il est traité comme un adulte en plus petit, lié aux grandes personnes, mais éloigné d’elles. Parfois, un monde à part lui est reconnu, mais temporairement, car il est sans cesse menacé par l’ogre. Un être à protéger? L’enfant est un être à protéger contre la violence et toute atteinte à son intégrité physique, mentale, sexuelle (art. 19 et 34), spécialement contre l’usage illicite des drogues (art. 33), contre l’enlèvement et la traite (art. 35), généralement contre toute forme d’exploitation (art. 36). L’enfant privé de son milieu familial est particulièrement vulnérable et a droit à une protection particulière (art. 20 et 25), y compris contre les adoptions douteuses (art. 21). Il en va de même de l’enfant qui cherche à obtenir le statut de réfugié ou qui est considéré comme réfugié (art. 22), s’il est handicapé (art. 23), s’il a besoin de soins médicaux (art. 24). L’enfant à protéger doit être défendu en tant que tel, mais s’ouvrira rapidement la question de savoir qui doit le protéger contre qui et surtout comment. Un être à part et à part entière? Finalement, peu de droits consacrés sont spécifiques à l’enfant et le font apparaître comme un être à part et à part entière: le droit à voir son intérêt supérieur pris en considération de manière primordiale (art. 3); le droit de connaître ses parents dans la mesure du possible (art. 7); le droit de ne pas être séparé de ses parents (art. 9 et 25); le droit à l’éducation (art. 28 et 29) (encore que le droit à l’éducation existe aussi pour les adultes, mais l’enfant est vu comme l’être à éduquer par excellence, au moins depuis Socrate); le droit de se livrer au jeu (art. 31), qui est peut-être le seul qui reconnaît à l’enfant un univers propre, encore que la Déclaration universelle des droits de l’homme consacre le droit aux loisirs pour tout être humain; le droit de ne pas être condamné à la prison à vie (art. 37); le droit d’être séparé des adultes en prison (art. 37); le droit de ne pas être enrôlé avant 15 ans et le droit de ne pas participer aux hostilités en cas de conflit armé (art. 38); le droit à la réadaptation physique et psychologique et à la réinsertion sociale (art. 39), qui devrait exister pour les adultes aussi; le droit à

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la promotion de lois, de procédures, de mise en place d’autorités et d’institutions spécialement conçues pour les enfants suspectés, accusés ou convaincus d'infraction à la loi pénale (art. 40), outre les garanties ordinaires du procès pénal. On le voit, souvent les droits de l’enfant sont les mêmes que ceux des adultes, moyennant quelques corrections et adaptations, parfois décevantes et insuffisantes comme lorsqu’ils n’interdisent pas de le mettre en prison. Un être à élever? L’enfant à éduquer – je préfère «à élever» car l’expression permet de relever le front et de regarder le ciel – risque d’être jusqu’à ses 18 ans réduit à un «enfant-terre glaise», malléable, qui sera façonné selon le moule de la «normalité», tel que la culture du temps et du lieu veut qu’il soit. C’est aussi une tradition européenne ancienne. L’adulte serait l’«entéléchie» de l’enfant, pour utiliser le vocabulaire d’Aristote, c’est-à-dire que l’enfant est un être qui ne sera pleinement lui-même que lorsque son éducation sera achevée et qu’il ne sera plus un enfant. On retrouve constamment cette vieille perception, jusque dans le paternalisme de Collodi, le créateur de Pinocchio. Finalement, cette chose qu'est un pantin de bois devient un vrai petit garçon (n’est-ce pas à quoi tendent les droits de l’enfant?) au moment où Pinocchio ne fait plus l’école buissonnière, où il n’a plus de mauvaises fréquentations, où il pense enfin à autre chose qu’à s’amuser, où il a appris à soutenir son père dans ses vieux jours, où il écoute enfin une conscience qui lui est plutôt extérieure qu'intérieure. Bref, il devient un vrai petit garçon au moment où il est peut-être tellement normalisé qu’il n’est justement plus un enfant. Un adulte en plus petit? À de nombreuses reprises, la Convention considère manifestement l’enfant comme un adulte en plus petit. Toute une série de ses droits fondamentaux sont cette fois identiques à ceux qui ont été proclamés depuis 1948 comme apanage de tous les êtres humains, l’insistance étant que les enfants sont supposés pouvoir les exercer aussi. Ils sont largement inspirés par les Pactes du 16 décembre 1966: le droit de ne pas subir de discrimination (art. 2); le droit à la vie (art. 6); le droit à un nom (art. 7); le droit d’acquérir une nationalité (art. 7 également); le droit d’exprimer son opinion (art. 12); le droit à la liberté d’expression, à la liberté de pensée, de conscience et de religion (art. 13 et 14); le droit à l’information (art. 17); le droit à la liberté d’association et à la liberté de réunion (art. 15); le droit au respect de sa vie privée et familiale (art. 16); le droit de jouir du meilleur état de santé possible (art. 24); le droit de bénéficier de la sécurité sociale (art. 26); le droit à un niveau de vie suffisant (art. 27); le droit à la vie culturelle (art. 30 et 31); le droit au repos et aux loisirs (art. 31 également); le droit de ne pas être soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ni à la

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peine capitale (art. 37): le droit à l’assistance juridique (art. 37) et le droit aux garanties classiques du procès pénal (art. 40). Cette conception de l’enfant en fait trop tôt un adulte. Pour ne pas rester trop abstrait, je voudrais donner deux exemples des terribles questions qu’elle peut engendrer. Ils sont tous deux tirés de la législation belge. Le premier renvoie à cette loi selon laquelle, à partir de 12 ans, un enfant peut s’opposer à une reconnaissance de paternité, c’est-à-dire symboliquement accepter ou refuser son père10. Le législateur belge sait-il que Freud a dit des choses intéressantes sur la relation au père? Sait-il ce qu’est, qui est un enfant de 12 ans? Avait-il le droit de donner ce pouvoir effrayant, de faire porter un tel poids à un petit d’homme, au nom des droits de l’enfant? L’autre exemple est celui de la récente modification, en Belgique, de la loi relative à l’euthanasie, qui autorise un enfant à demander de mettre fin à ses jours, sans limite inférieure d’âge, pourvu que des psychiatres estiment qu’il a le discernement suffisant. Cette loi prétend faire place à la parole de l’enfant, mais cette fois, il s’agit au sens propre d’une question de vie ou de mort. Les défenseurs de cette loi invoquent l’autonomie de l’enfant. Celle-ci est-elle de choisir entre vivre et mourir? Est-il légitime de poser cette question à un enfant? Un être autonome? Je suis préoccupé par la conception de l'enfant qui en fait un mini-adulte, tend à méconnaître ses particularités et entretient l’ambiguïté sur ce que serait l’«autonomie» qu’il devrait acquérir et qui devrait être encouragée. À ce sujet, depuis les Anciens Grecs (encore eux qui avaient déjà posé toutes les questions), deux acceptions se concurrencent: le premier sens, fondé sur νoµος (nomos) qui veut dire «loi» signifie «se donner à soi-même sa propre loi»11. C’est le sens qu’a renforcé Kant bien plus tard, mais il est répandu depuis Aristote qui évoque plutôt l’«autarcie», accomplissement des cités lorsqu’elles ne dépendent plus de personne12. L’autre sens dérive de νέµω (némô), qui veut dire «partager, attribuer» et plus fondamentalement encore de νέµος (némos), «pâturage»13. Dans cette acception, «autonomie» veut dire «attribution à chacun de ce qui lui est dû», et plus 10 Il peut aussi, de la même manière et aux mêmes conditions, s’opposer à une reconnaissance de maternité,

mais celle-ci est infiniment plus rare que la reconnaissance de paternité. 11 Cette locution n’apparaît en français qu’au XVIIIe s. Voy. Larousse étymologique et historique du français,

2001, p. 71. 12 Politique, I, 2, 1253a, 10-12. 13 Voy. Bailly, A. (1950). Dictionnaire grec-français, éd. revue par L. Séchan et P. Chantraine, Paris, France:

Hachette, p. 1318. Sur l'autonomie des enfants, on peut consulter Fierens, J. (1999). Les droits de l'enfant: individualisme, indépendance ou autonomie?, Journal du droit des jeunes, 183, 33-35. Pour Kant, «l’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi (indépendamment de toute propriété des objets du vouloir)» (Kant, E. (1980). Fondements de la métaphysique des mœurs. Paris, France: Delagrave, p. 169). Ce glissement de sens est significatif de l’époque à laquelle Kant l’exprime, dont nous ne sommes pas sortis, qui affirme le sujet comme pouvoir sur le monde et sur autrui.

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originellement encore «attribuer à chacun sa part de pâturage», et «auto» ne vise pas soi-même, mais chacun. «Attribuer à chacun son dû» deviendra en latin suum cuique tribuĕre. C’est une des plus anciennes expressions de la justice, qui remonte à une époque antérieure à Platon14. Dans le contexte d’une réflexion sur le sens de la consécration des droits de l’enfant, cette seconde signification est plus intéressante. Leur finalité n’est en effet pas de permettre à l'enfant de se donner sa propre loi, mais de reconnaître ce qui est dû à chacun, enfant ou adulte, en fonction de ce qu’il est. Elle permet aussi de considérer que l’autonomie n’est pas la capacité de ne dépendre de personne, mais au contraire la reconnaissance de dépendances inévitables et nécessaires. Les adultes tout-puissants, fiers de leur pouvoir sur autrui et sur le monde, répugnent aujourd’hui à admettre qu’ils sont nécessairement dépendants eux aussi, comme les enfants. L’ambiguïté des droits de l’homme en général est d’ailleurs de faire croire aux individus, dans le mouvement même par lequel la Cité reconnaît les droits individuels, qu’ils peuvent s’affranchir de la communauté politique et de la cité, qu’ils se suffisent chacun à eux-mêmes15. Les droits de l’enfant devraient avant tout permettre la reconnaissance de l’interdépendance, le passage d’une dépendance à sens unique de l’enfant à une dépendance réciproque. Les enfants qui grandissent bien sont ceux qui reconnaissent d’abord leur dépendance, qui savent ensuite que leurs propres parents, leurs éducateurs, puis la cité tout entière dépendent d’eux. 4. L’image de la famille La famille libérale La Convention relative aux droits de l’enfant ne consacre pas seulement les droits des enfants, mais souvent aussi les droits et les devoirs des parents, prioritaires sur ceux d’autres membres de la famille, de la communauté ou de l’État. Les parents peuvent et doivent donner à l’enfant l’orientation et les conseils appropriés à l’exercice des droits que lui reconnaît la Convention (art. 5), ils ont le droit de ne pas être séparés de leur enfant contre leur gré et de garder des relations avec lui si la séparation existe (art. 9 et 11), ou le droit à la réunification (art. 10), le droit d’assurer en commun avec l’autre parent l’éducation de l’enfant (art. 18).

14 L’expression «rendre à chacun ce qui lui est dû», manifestement habituelle dans l’antiquité grecque, sera

reprise par Aristote et par Saint Thomas, notamment. Elle se retrouve encore dans la Rhétorique à Herennius (III, 2, 3), traité de rhétorique anonyme (œuvre de Cornificius ou de Cicéron?), composé en 85 avant J.-C.: «La justice est l’équité qui attribue à chacun son droit selon sa dignité.» Elle figure chez Ulpien (Digeste, I, 1, 10, 1) et est reproduite par les Institutes de Justinien (I, 1, pr.): Iustitia est constans et perpetua voluntas ius suum cuique tribuendi. Iuris praecepta sunt haec: honeste vivere, alterum non laedere, suum cuique tribuĕre - «La justice est la volonté constante et perpétuelle d'accorder à chacun son droit. Les commandements du droit sont les suivants: vivre honnêtement, ne causer aucun préjudice à autrui, accorder à chacun son dû».

15 Voy. en ce sens Gauchet, M. (1989). Les déclarations des droits de l’homme, Paris, France: Gallimard, pp. 200-201.

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Il est clair que même si des allusions sont faites par la Convention à la famille élargie ou à l’ethnie, la configuration prise en compte concerne avant tout le triangle enfant-père-mère. Cette conception de la famille, que l’on appelle «nucléaire» et que l’on croyait moderne, vole en éclats aujourd’hui, comme on le sait, du moins au Nord de la planète. Le Sud la voit aussi se déliter progressivement, en tout cas dans les villes. Tout est remis en question: l’hétérosexualité du couple parental16, les frontières de la prohibition de l’inceste17, le nombre de parents, réduit tantôt à une seule personne, tantôt élargi à plus de deux adultes par la prise en compte des nouveaux partenaires des parents d’origine. La parenté d’intention écrase en outre de plus en plus évidemment la filiation fondée biologiquement. En matière familiale, tout est devenu question de choix et dépend presque exclusivement de la volonté des adultes, à laquelle se soumet le pouvoir de la technoscience médicale: l’existence même des enfants, leur nombre, leur sexe. La confusion s’installe entre ce que l’on peut faire et… ce que l’on peut faire, c’est-à-dire entre ce qui est possible et ce qui est permis. Les configurations familiales sont délibérément rendues éphémères par la loi, beaucoup de législateurs considérant qu’il est normal de vivre plusieurs vies amoureuses ou matrimoniales successives. La contractualisation est partout présente. Il serait à présent de parler de la famille, il faudrait évoquer les familles pour ne pas paraître ringard. Pourtant, dans cette diversité de modèles familiaux existe un dénominateur commun, propre aux cultures qui ont engendré la Convention relative aux droits de l’enfant. La famille se caractérise en effet, de plus en plus nettement, par la libre concurrence des personnes, la libre concurrence des modèles juridiques. Elle prône l’individualisme que l’on appelle «épanouissement personnel». Elle se soucie du bénéfice privé qui peut être retiré de la relation. Le droit familial stimule le calcul coût-bénéfice dans le choix des partenaires, le choix du nombre d’enfants, le choix du lien juridique entre les membres de la famille. Des tableaux comparatifs sont dressés par les notaires, qui permettent d’apprécier les avantages et les désavantages du mariage et de la cohabitation. Toutes les relations familiales sont vues comme des contrats. La société tout entière et toutes les relations sociales sont d’ailleurs considérées comme issues d’un contrat fondateur, source du droit. La puissance publique est priée de n’intervenir qu’en cas d’absolue nécessité dans le jeu du libre-échange et des volontés individuelles. La mobilité affective, géographique et diachronique est 16 On sait aussi que le mariage entre personnes du même sexe provoque de vives réactions dans certains États,

spécialement africains, qui notamment modifient leur Constitution pour mieux résister à ces changements. 17 La Cour constitutionnelle belge, par arrêt de n° 103/2012 du 9 août 2012, a estimé les dispositions pertinentes

discriminatoires en ce qu’elles empêchent le juge saisi d’une demande d’établissement judiciaire de paternité de faire droit à cette demande s’il constate que l’établissement de la filiation correspond à l’intérêt supérieur de l’enfant.

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encouragée. Les lois du marché président au règlement des litiges familiaux, au sens où les mécanismes pacifiques d’arbitrage entre des intérêts divergents sont préférés à l’autorité tranchante des juges, ce qui explique l’engouement pour toutes les formes de médiation, dont on aperçoit les traces dans l’article 40, paragraphe 3, de la Convention relative aux droits de l’enfant. Les modes alternatifs de résolution des conflits ont bien des mérites mais constituent une (re)privatisation de la régulation des relations sociales contentieuses. La volonté de «déjudiciarisation» ne doit pas devenir un dogme parce qu’elle peut se révéler dangereuse par l’absence de garanties, notamment procédurales, et qu’elle favorise souvent le plus fort. Tous ces traits sont ceux qui caractérisent le libéralisme, non pas au sens étriqué d’une tendance politique ou d’un programme dont se revendiquerait l’un ou l’autre parti, mais le libéralisme en tant qu’interprétation de l’humain, de la société, en tant que vision et interprétation du monde18. Voilà le dénominateur commun des modèles familiaux. Ce n’est pas en soi une critique, encore moins une injure. Le libéralisme philosophique offre des avantages incontestables, comme celui d’avoir suscité l’insistance sur le respect de la dignité inhérente à chaque individu. Tous ces traits caractérisant le droit familial actuel, en Europe et en Amérique du Nord, ne sont toutefois pas un effet de l’ouverture d’esprit des législateurs, mais une condition classique de l’ordre libéral. L’enfant, être libéral? L’individualisme, trait dominant du libéralisme, a pour conséquence que le droit pense séparément les individus qui composent la famille. Elle est pourtant en principe plus que la somme de ses parties, mais les droits de l’enfant isolent souvent celui-ci de ses parents ou de ses éducateurs, voire les rend adversaires. Le système libéral favorise aussi les forts contre les faibles. Voilà pourquoi aussi il a tendance à considérer le mineur comme un mini-adulte capable d’exercer sa volonté de manière autonome, d’être fort, et voilà pourquoi il oublie de protéger l’enfant ou de lui reconnaître un monde qui n’est pas celui des adultes. Pourtant, l’enfant n’est pas un individu, mais une personne. Un individu regarde son nombril, une personne est un être de relations. L’enfant n’est pas fort, il est faible. Il n’est pas un être libéral. Plus généralement, le principe de sauvegarde de l’intérêt de l’enfant, dont on prétend dans une société faussement pédocentrique qu’il constitue le centre du

18 Pour cerner les traits du libéralisme en tant que doctrine philosophique et économique, je me suis inspiré

assez librement de Vergara, F. (1992). Introduction aux fondements philosophiques du libéralisme. Paris, France: La Découverte, et de Sandel, M. (1999). Le libéralisme et les limites de la justice. Paris, France: Seuil.

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droit, perd constamment du terrain, ce qui conduit législateurs et jurisprudences à l’évoquer et à l’invoquer de plus en plus souvent. On ne demande que ce que l’on n’a pas. 5. L’État À propos de l’État, on dira un mot du rapport de l’État à l’enfant et à sa famille, et un autre du rapport de l’enfant à l’État. Le «Pacificateur prudent» et l’«Ogre philanthropique» L’image de l’État qui transparaît dans la Convention oscille entre celle du «Pacificateur prudent» et celle de l’«Ogre philanthropique»19. Le Pacificateur prudent est l’État libéral: que la puissance publique intervienne le moins possible dans les affaires privées que sont notamment les rapports à l’enfant, et, s’il le fait par exception, qu’il le fasse de la manière la moins contraignante possible20. Ainsi, l’article 9, paragraphe 1er, dit-il avec beaucoup de prudence et de réserve que: «Les États parties veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes ne décident, sous réserve de révision judiciaire et conformément aux lois et procédures applicables, que cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Une décision en ce sens peut être nécessaire dans certains cas particuliers, par exemple lorsque les parents maltraitent ou négligent l’enfant, ou lorsqu’ils vivent séparément et qu’une décision doit être prise au sujet du lieu de résidence de l’enfant.». Pourtant, de temps en temps, surtout quand il se trouve face à l’enfant étranger, pauvre ou délinquant, l’État se transforme en ogre. C’est une très ancienne idée. Ceci n’est pas extrait de Mein Kampf: • quant aux rejetons de sujets sans valeur et à ceux qui seraient mal conformés

de naissance, ces mêmes autorités les cacheront, comme il sied, dans un endroit qu’on ne nomme pas et que l’on cache...;

• si toutefois, dit-il, la race des gardiens doit rester pure!;

19 J’emprunte cette seconde expression à Octavio Paz (Paz, O. (1979). El ogro filantrópico: historia y política,

1971-1978. Mexico City, Mexique: Joaquín Mortiz). 20 Certes, les responsabilités mise à charge des États par la Convention sont nombreuses. On ne trouve pas

moins de 70 fois, dans le texte, la définition d’une obligation mise à charge de «l’État partie» en matière de reconnaissance ou de garantie des droits. Ce n’est toutefois pas une option de principe, comme dans l’idéologie communiste où l’État est garant de la concrétisation de tous les droits et responsable de donner les moyens de leur effectivité20, c’est d’abord la conséquence du fait que les droits de l’enfant sont ici consacrés par le droit international, et qu’aux yeux de celui-ci, seuls les États sont des sujets de droit et eux seuls peuvent prendre des engagements par la signature des traités.

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• mais l’élevage aussi sera l’objet de leurs préoccupations: les mères étant conduites au bercail au moment où le lait gonfle leurs mamelles, ces fonctionnaires mettent toute leur ingéniosité à empêcher qu’aucune d’elles connaisse le rejeton qui est le sien, et, s’étant procuré, pour le cas où les mères elles-mêmes n’y suffiraient pas, d’autres femmes capables d’allaiter, ils se préoccuperont aussi, à l’égard de celles-là mêmes, qu’elles ne donnent pas à téter au-delà du temps qu’il faut.

Cette citation est de Platon21 (les Grecs avaient déjà posé toutes les questions, mais n’avaient pas trouvé toutes les bonnes réponses). Ces idées sont défendues il y a 2’500 ans, au nom d’une Cité idéale et juste. Méfions-nous des idéalistes. On peut se rendre compte que le débat sur le rôle de l’État n’est pas clos en se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui ne se prive plus depuis longtemps d’interpréter la Convention européenne à la lumière de la Convention relative aux droits de l’enfant, mais qui n’est pas infaillible. En ce qui concerne l’enfant étranger, il me semble que ce n’est que pour sacrifier aux politiques opportunistes des États membres du Conseil de l’Europe que la Cour refuse de condamner ceux-ci lorsque des enfants, coupables seulement d’avoir des parents en séjour illégal, sont avalés par des centres de détention ou de rétention –quelle hypocrisie dans cette variation d’une seule lettre – et éventuellement expulsés de force. La Cour, sourde aux appels du Comité des droits de l’enfant, du Haut-Commissariat aux réfugiés, des ONG les plus crédibles, de beaucoup de défenseurs des enfants ou d'ombudsmans, admet cette violence institutionnelle si les conditions de la détention des enfants sont «adaptées», comme s’il pouvait exister des camps de détention ou des prisons adaptés aux enfants. L’enfant pauvre est en outre sans cesse menacé par l’Ogre d’être séparé de ses parents, au nom de son bien. Cette fois-ci, la Cour européenne constitue le plus souvent un rempart. Elle a condamné à plusieurs reprises des États qui retiraient des enfants à leur famille en raison de leurs conditions de vie et du contexte social22. Il n’y a en effet pas de différence de nature entre ce genre de pratiques encore fréquentes (Strasbourg est bien loin pour les justiciables qui en sont victimes) et celle qui a rendu la Suisse tristement célèbre à propos des enfants nomades et de ce qu’a fait l’Œuvre d’entraide pour les enfants de la grand-route23. 21 La République, 460c-461a, tr. fr. L. Robin, Paris, NRF-Gallimard [bib. de La Pléiade], t. I, 1950. 22 Olsson c. Suède, 24 mars 1988; Eriksson c. Suède, 22 juin 1989; K. et T. c. Finlande, 12 juillet 2001; Haase c.

Allemagne, 8 avril 2004; Wallova et Walla c. République Tchèque, 26 octobre 2006. Dans ce dernier arrêt, la Cour rappelle elle-même que le placement des enfants ne peut jamais être motivé uniquement par des conditions de vie insatisfaisantes ou des privations matérielles; d’autres éléments tels que les conditions psychiques des parents ou leur incapacité affective, éducative et pédagogique doivent s’y ajouter. Le problème est évidemment que les administrations ou les juges ont tôt fait de déduire celles-ci de celles-là.

23 Voy. Commission fédérale contre le racisme. (2012). Yéniches, Manouches/Sintés et Roms en Suisse, Tangram, 30.

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L’enfant citoyen De Socrate à Rousseau, l’éducation vise à rendre l’enfant citoyen à part entière. Contrairement à une idée répandue, l’Emile est peut-être davantage un traité politique que pédagogique. La Convention relative aux droits de l’enfant va dans ce sens, mais on ne le voit pas toujours. L’article 29 indique que l’éducation doit entre autres inculquer à l’enfant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et des principes consacrés dans la Charte des Nations Unies; le respect des valeurs nationales du pays dans lequel il vit, du pays duquel il peut être originaire et des civilisations différentes de la sienne. L’éducation doit préparer l’enfant à assumer les responsabilités de la vie dans une société libre, dans un esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les sexes et d’amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux, et avec les personnes d’origine autochtone. À cet égard, beaucoup reste à faire pour achever l’entreprise de Socrate. L’éducation aux droits fondamentaux de l’enfant, des siens et de ceux des autres, ne semble pas être, sur le terrain, le but de l’éducation. Il est entre autres hautement dommage que la formation aux droits de l’homme ne soit pas systématiquement intégrée dans les programmes scolaires, dès l’école élémentaire. En ne le faisant pas, les États manquent d’ailleurs à leurs obligations internationales, puisqu’en ratifiant la Convention, ils se sont engagés, selon l’article 42, «à faire largement connaître les principes et les dispositions de la présente Convention, par des moyens actifs et appropriés, aux adultes comme aux enfants». 6. Conclusion Terminons avec une dernière image littéraire, tirée du Livre de la Jungle, pour redire que les droits de l’enfant, malgré les ambiguïtés qui sont les leurs et les critiques légitimes auxquels ils prêtent le flan, sont un bien précieux. Mowgli est trop humain pour être accepté par les loups, mais trop différent pour être accepté par les humains. Il possède pourtant une richesse qui le rapproche des uns et des autres: il a appris la Loi, cette loi «qui n’ordonne rien sans raison»24 selon la prétention de tout législateur en tout temps.

La Loi de la Jungle – qui est de beaucoup la plus vieille loi du monde – a prévu presque tous les accidents qui peuvent arriver au Peuple de la Jungle; et maintenant, son code est aussi parfait qu’ont pu le rendre le temps et la pratique25.

24 Kipling, R. (1930). Le Livre de la jungle. Les frères de Mowgli. Paris, France: Librairie de la Gavroy, p. 6. 25 Kipling, R. Le Second livre de la jungle, ibidem.

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Contrairement à la Loi de la Jungle, les droits de l’enfant ne sont pas la plus vieille loi du monde, il s’en faut de beaucoup. Ils ne sont pas encore parfaits. Mais beaucoup y travaillent.

50 LE VISAGE DE L’ENFANT DANS LE MIROIR DE SES DROITS

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LES FAMILLES, DES LABORATOIRES EXPÉRIMENTAUX? NICOLE PRIEUR Philosophe et psychothérapeute, France À la question qui nous est posée cet après-midi, «La famille dans toutes ses déclinaisons est-elle optimale pour élever des enfants?», je vous propose de substituer celle-ci: «Comment la famille peut-elle être optimale pour élever des enfants, quelle que soit sa forme?». Car selon moi, la mise en œuvre de la pluralité des formes de structures familiales est irréversible, elle s’inscrit non seulement dans des changements de société profonds, par rapport auxquels on peut faire difficilement machine arrière, mais plus encore dans une révolution anthropologique dont nous n’avons peut-être pas suffisamment mesuré la radicalité. 1. Cette révolution anthropologique est à l’œuvre depuis environ 30 ans. Grâce aux différentes techniques de Procréation Médicalement Assistée (PMA), Fécondation In Vitro (FIV), l'Insémination Artificielle avec Don de sperme (IAD), dons d’ovocyte, l’enfant n’est plus nécessairement issu de la sexualité de ses parents, ce qui est totalement inédit dans l’histoire de l’humanité. Cette révolution anthropologique, selon M. Gauchet «se caractérise au final par une société qui dissocie ce qui relève de la sexualité (libre), de la famille (un vouloir vivre ensemble, dans la durée ou non, de deux êtres quel que soit leur sexe), de l’engendrement (un désir privé d’enfant) et de filiation (non indexée sur la vérité biologique). Ces différentes fonctions, autrefois rassemblées dans l’unité de la famille, sont aujourd’hui dispersées dans des espaces qui se veulent distincts. La crise de la famille ne tient ni à l’augmentation des divorces, ni à la revendication de mariages homosexuels, mais plutôt à l’éclatement et à la dispersion des fonctions que, traditionnellement, elle réunissait». Nous sommes tous concernés par cette révolution anthropologique, directement ou indirectement, car elle touche les fondements même du processus de parenté et de la parentalité. Qui est mère? Qui est père? Aujourd’hui tout est à repenser. La mère n’est plus forcément celle qui porte l’enfant, le géniteur n’est pas le père qui élève l’enfant,

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on n’a plus besoin d’être deux pour faire, adopter ou élever un enfant, le couple parental n’est plus seulement constitué d’un homme et d’une femme. Pour protéger les enfants, il me semble que nous devons tenir compte de cette réalité, ne pas la rejeter sous prétexte qu’elle chagrine nos croyances. Face à ces nouvelles familles, il ne fait pas de doute que notre sens éthique est mis à l’épreuve. Pour respecter les droits des enfants, quelle que soit leur famille, jusqu’où devons-nous faire valoir nos propres positions? Quoiqu’il en soit, devant la diversité inédite des nouvelles parentés, nous sommes face à un énorme chantier qui nous invite à réfléchir à ce qui fonde l’essence même de la relation parent-enfant, et qui transcende la différence de structure. Il nous faut définir ce qu’on pourrait appeler l’architecture du lien parent-enfant; Comment donner à l’enfant le cadre qui lui est nécessaire dans toutes ces déclinaisons familiales? Comment aider les parents à mettre en œuvre ce qui est nécessaire pour qu’un enfant se reconnaisse comme fils ou fille de, inscrit dans une appartenance, une filiation, engagé dans son devenir propre, et qu’il puisse trouver sa place dans le monde qui l’entoure. En un mot, comment la famille peut-elle construire des enfants qui se reconnaissent à la fois dans leur appartenance et leur singularité, dans leur filiation et leur autonomie, dont les identités soient suffisamment ancrées pour pouvoir s’ouvrir à l’autre et à l’altérité. 2. Une déconstruction nécessaire, des renoncements épistémologiques indispensables.

- Renoncer au socle biologique comme seul fondement de la filiation. On pourrait plagier S. De Beauvoir, et affirmer: «On ne nait pas fils, fille de, on le devient.». La filiation est un processus d’af-filiation qui prend en compte, l’affectif, le symbolique, le politique, le juridique, le psychique et bien d’autres choses encore. Il ne suffit pas de naitre dans une famille, pour se sentir affilié. L’affiliation est une construction humaine, et non pas quelque chose qui est donnée d’emblée.

- Renoncer au modèle «unique» de la famille nucléaire, ces nouvelles

structures familiales ne font que mettre en évidence ce sur quoi les anthropologues insistent depuis déjà un certain temps: ce modèle prévalant dans nos sociétés occidentales est loin d’être le seul, bien d’autres modèles existent dans d’autres cultures. La famille est une réalité vivante soumise aux transformations des institutions sociales, en même temps qu’elle les amène à se transformer.

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- Renoncer à la toute-puissance de la famille, il faut bien davantage que des parents pour faire un enfant, un enfant est la résultante de toute une histoire culturelle, sociétale, il est le fruit de toute une évolution qui dépasse largement le cadre parent/enfant. Bien que primordiale, la famille n’est pas le seul lieu où l’enfant se construit. Des études montrent (cf. Le Monde-24.05.2014: «Les ados à découvert. La quête de soi en réseau») que les adolescents, grands utilisateurs d’internet et des réseaux sociaux, y trouvent une manière de construire leur image de soi, une identité loin des codes des adultes. Ces nouvelles pratiques finalement se révéleraient plus structurantes qu’on ne le pense, avec des comportements à risque très minoritaires.

- Sortir de l’illusion de nos savoirs. Plus la réalité de la famille s’impose dans

sa complexité, plus nous devons décloisonner les savoirs. Une seule discipline pas plus qu’une seule théorie ne peut revendiquer de pouvoir dire «la vérité» sur le lien familial. En tant qu’être humain, nous sommes tous à la fois enfant de, ami de, membre de telle culture, citoyen de tel pays, appartenant à telle association, collègue, mari. Chaque discipline a son mot à dire, mais pour ne pas être partial chaque discours doit se savoir partiel.

- Sortir du dualisme de pensée On ne peut plus penser de manière manichéenne, en termes binaires et

exclusifs, sur le modèle du «ou bien…ou bien». Ou l’enfant est élevé par ses deux parents de sexe différents ou bien, il ira mal. La pensée binaire organise le monde entre positif et négatif, et structure une morale autour de l’antagonisme le bien/le mal, le normal/le pathologique.

Dans cette optique, nous sommes aspirés par une pensée qui vise le tout

positif. Et nous avons tendance à condamner ce qui apparaît, à un moment donné, comme négatif, alors même qu’il peut révéler des ressources inexplorées. Le risque existe alors de maintenir hors de la pensée, dans une sphère impensable, tout ce qui apparaît comme négatif.

Pour F. Jullien («L’Ombre au tableau», Le Seuil, 2004), le travail du

philosophe précisément c’est «de faire lever le négatif, faire apparaître selon quel plan ce qui apparaît comme mauvais révèle des ressources inexplorées, Pour y arriver il est nécessaire de créer un dissensus dans la pensée, un écart travaillant à l’encontre d’un consensus dans lequel la pensée menace de s’endormir». Aller voir du côté de ce qui nous dérange avive et affine la pensée. S’intéresser aux autres formes de famille, c’est une façon de reconsidérer la famille nucléaire, de la réoxygéner. Accepter par exemple l’homoparentalité peut nous aider à renouveler notre façon de voir la famille nucléaire.

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- Renoncer à penser l’origine comme le lieu du passé Transmettre à un enfant ses origines est une fonction essentielle de la famille,

quelle que soit sa structure, les liens se constituent au fur et à mesure que le récit des origines est énoncé. Mais, il est utile de nous ouvrir à une autre lecture de cette question.

Une magnifique phrase du poète Rainer Maria Rilke pourrait à elle seule

résumer mon propos: «Nous naissons pour ainsi dire provisoirement quelque part. C’est peu à peu que nous composons en nous le lieu de notre origine pour y naitre après coup et chaque jour plus définitivement.» lettres milanaises, 1923.

Contrairement à certains stéréotypes qui voudraient la figer, l’origine ne se

laisse pas réduire à un point clos, fixe ou définitif de notre histoire. Elle ne se résume pas, loin s’en faut, à une date ou un lieu de naissance, ni même à une famille. On a toujours plusieurs origines. Toute sacralisation ou crispation sur les origines est un danger potentiel et constitue un véritable obstacle au travail de subjectivation. Les origines ne sont pas une réalité immuable, inaltérable qui parlerait d’une pureté perdue qui serait à préserver et à sauver. Le passé ne peut pas être une justification du présent ou une légitimation. La recherche des origines peut à un moment devenir une quête sans fin et peut-être même sans objet, dans une logique nostalgique, tournée vers le passé, régressive.

Il n’existe pas de «moi pur originel» qui serait à rechercher, à retrouver en

remontant le temps. Rien ne perdure à l’identique à travers le temps. Les lieux, temps originaires sont toujours perdus, qu’on les ait connus, ou non. Accepter cette perte nous projette dans le futur, dans une dynamique féconde. «La recherche d’origine tel un ciel bleu n’est qu’un leurre. Les commencements sont bas. Le matin éclairé du monde n’existe pas, ce qui permet parfois à l’homme, à la femme d’éclairer le monde.». M. Foucault rappelait que l’acte philosophique consiste à créer «l’irréversible de la séparation d’avec l’origine».

Ne plus chercher l’origine dans le passé, permet d’être sans cesse dans un

processus de créativité. «À force de vouloir rechercher les origines, on devient écrevisse.» (Nietzsche, dans «Le crépuscule des idoles»).

Indélébile, elle reste pourtant toujours à recréer. L’origine, c’est davantage

l’horizon du devenir que le lieu du souvenir. Ne l’enfermons pas dans les replis de la nostalgie, elle tient sa force du fait qu’elle ne peut être qu’un conte inachevé.

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- Renoncer à l’illusion de l’identité comme «produit fini», pour se construire dans une fluidité ontologique.

L’identité s’éprouve à partir de l’adolescence comme une identité plus ou moins inquiète, toujours inachevée, tiraillée entre ses aspirations et sa réalité. Le «soi» n’est jamais fini, ni définitif. L’identité est toujours en mouvement, à la recherche d’elle-même. Le «je» n’est pas une entité donnée, il se construit, se renforce par le fait même d’accepter cette longue et aventureuse traversée du Soi.

En tant qu'homme, je m'appréhende dans l'angoisse du flou de ce que je suis,

et toutes les représentations que j'ai de moi, que les autres ont de moi, n'épuiseront jamais l'être. Dès que je pense avoir saisi qui je suis, déjà, je ne suis plus le même. Selon Emmanuel Levinas, l’être s’énonce toujours dans un dire qui se dédit, le savoir n'épuise jamais ce qui est su, la pensée ne vient jamais à bout de ce qui est pensé, le vu renvoie sans cesse à ce qui est non vu. En fait, j’existe dans ce jeu perpétuel entre ce que je crois être et que je ne suis pas. L’identité se tisse entre histoire et fiction, dans une zone énigmatique du sujet, qui échappe à toute définition.

3. Le fondement éthique du lien Plus que jamais, il est important de revenir au fondement éthique du lien familial, une des dimensions de ce lien se tisse autour du système de dons, dettes et loyautés dans les familles. Le don comme fondement éthique En famille, le don est au service du lien, nous pourrions faire référence aux trois séquences que M. Mauss a définies ainsi: «donner, recevoir, rendre». Entre parents et enfants, tout commence par un don. Alors, bien sûr, les enfants ont horreur d’entendre le sempiternel «avec tout ce que j’ai fait pour toi!», mais ce constat est bien réel. Depuis la naissance, ou l’accueil de leurs enfants jusqu’au-delà de leur propre mort, les parents n’en finissent pas de donner à leurs enfants. Ces mouvements massifs de dons descendants vers les générations nouvelles instituent une asymétrie, unique en son genre et exclusive de la relation parents/enfants. Car vous êtes bien d’accord, ce que les parents reçoivent en retour cela ne fait pas le poids par rapport à tout ce qu’ils donnent. Ces dons créent des dettes, qui à leur tour créent des loyautés. Au regard de tout ce qu’il a reçu, l’enfant se trouve être en dette, redevable. Être loyal, c’est répondre aux attentes des parents.

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Mais honnêtement, que peut rendre vraiment un enfant, quel que soit son âge? Nous sommes dans une véritable disproportion de moyens. Dons et dettes ne pourront jamais s’équilibrer. Ce que reçoit un enfant est tellement incommensurable qu’il ne pourra jamais – quoiqu’il fasse – s’acquitter de sa dette. Le don est tellement profusion qu’il est sans commune mesure avec ce qui pourrait être «rendu». Dans ce lien, nul ne pourra «ramener» les compteurs à zéro. C’est la spécificité absolue du lien parent-enfant. C’est une des lois humaines qui inscrit l’individu inéluctablement dans une relation d’obligations envers les ascendants. On restera toujours peu ou prou débiteur, à l’égard des générations passées, donc toujours en partie déloyal. Alors dans cet équilibre bancal, entre des parents qui donnent sans compter et des enfants qui comptent ce qu’ils ne reçoivent pas, quelle équité possible? La justice, ce serait, peut-être, être à sa juste place. La responsabilité des parents étant de préserver la place de l’enfant, et d’investir réellement leur place de père et de mère. Plus que jamais, les droits de l’enfant seront respectés si on aide les parents à être à leur place. Le danger que je constate tous les jours dans mes consultations: les enfants parentifiés, mis à des places de confidents, engagés dans des missions impossibles par des parents trop fragiles. Plus on aidera les parents à tenir leur place plus on renforcera la qualité du lien, quelle que soit la structure familiale. Quand les parents deviennent parents, ils n’en restent pas moins les enfants de leurs propres parents, il importe qu’ils se situent clairement dans l’enchainement générationnel. Il est essentiel d’aider les pères et les mères à se situer à leur place de parents vis à vis de leurs enfants, en les aidant à sortir de leur position infantile. Etre «juste» à sa place, cela suppose grandir avec ses enfants. Pour le dire autrement, quand on a 30, 40, 50 ans, qu’est-ce que signifie grandir? Grandir, c’est solder les comptes non solvables, c’est à dire renoncer à attendre quoique ce soit de ses propres parents. Accepter de ne pas avoir reçu ce que nous attendions de la part des parents et générations antérieures. Ne plus attendre l’impossible, ne plus espérer que les parents apportent ce qu’ils n’ont pu donner jusqu’à présent. Il s’agit d’un véritable travail d’exonération qui permet de sortir de la position infantile.

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Grandir, c’est changer de regard: reconnaître ce qui a été reçu, plutôt que de rester le regard fixé, rivé sur les manques. Identifier ce qui fut transmis, enracine dans l’histoire, structure l’identité. Grandir, c’est peut-être aussi accepter d’avoir trahi certaines attentes parentales. La dimension éthique se tisserait peut-être autour de trois questions que nous avons à nous poser tout au long de la vie: «Qu’ai-je reçu?» «De quoi suis-je redevable, envers qui?» «Que transmettre à mon tour, à qui?». L’éthique, c’est cette interrogation constante sur ce que je dois à l’autre pour le respecter et ce que je me dois à moi-même pour me respecter. Pour E. Levinas: «L’éthique serait cette dette que je n’ai jamais contractée.». Le parcours de la reconnaissance (Paul Ricœur, éd. Stock 2004) Et l’amour dans tout cela, oui, bien sûr il est nécessaire, mais pas suffisant, car «n’est-ce pas dans mon identité authentique que je demande à être reconnu?» P. Ricoeur. Redonnons à ce mot de reconnaissance largement galvaudé, à force d’être utilisé à tort et à travers, un peu de son épaisseur. La reconnaissance ne s’institue pas d’un coup de baguette magique mais répond à un véritable processus. Il existe un véritable «parcours de la reconnaissance». Ce processus se fait progressivement. D’abord, on a besoin d’être reconnu, on est alors dans une certaine position passive, dépendante (niveau 1). On a besoin que quelqu’un d’autre atteste qui je suis. Ce niveau est sans doute prévalent dans la relation jeune enfant/parent. Les adolescents sont aussi dans cette position d’attendre d’être reconnus, sans doute parce que cela construit leur continuum d’existence. «Reconnaître, c’est d’abord discerner une identité qui se maintient à travers ses changements». Puis, il s’agit de reconnaître l’autre, ce qui se réalise dans un mouvement actif vers l’autre (niveau 2). Grandir, suppose qu’on puisse aussi se tourner vers l’autre pour le reconnaître, qu’on quitte la position passive première, ou tout au moins qu’elle ne soit plus prévalente. Le troisième niveau c’est la reconnaissance réciproque: se reconnaître mutuellement qui est de l’ordre de l’altérité (niveau 3). Bien sûr, tous les niveaux sont liés à «se reconnaître soi-même» (niveau 4). Il s’agit, nous dit Ricoeur, de se reconnaître comme auteur de mes paroles, acteur de mes actes, de mes gestes. La reconnaissance de soi renvoie l’individu à

P.

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sa responsabilité. Je suis comptable de mes actes… peut-être même aussi de mes intentions. Il s’agit de s’imputer à soi-même nos actes et nos paroles. Le parcours de la reconnaissance de soi, ce n’est rien de moins que le parcours de la reconnaissance de sa responsabilité. Cette reconnaissance se fait toujours dans un récit, je me raconte à moi-même ce dont je suis capable et responsable, et j’atteste que je suis bien moi à travers les changements. Pour Ricœur, le récit structure l’identité et construit ce qu’il appelle une identité narrative. «Apprendre à se raconter, c’est apprendre à se raconter autrement». La narration vient au secours de l’identité vagabonde, du soi en quête de lui-même. La boucle est bouclée de la manière suivante: plus on se sent reconnu, plus on est reconnaissant. Etre reconnaissant étant le niveau 5 de ce parcours essentiel de la reconnaissance. La gratitude, ce par quoi le sujet se situe au cœur de ses loyautés et de ses trahisons nécessaires.

La relation parents-enfants, comme rencontre éthique Je voudrais évoquer le cas émouvant d’une patiente. Marie est une jeune mère célibataire d’une fillette de six ans. Tout va bien, mais elle a envie de faire un point. Je la reçois seule. «J’ai refusé ma grossesse» explique-t-elle. «J’ai accouché sous x. Dès la naissance de ma fille, on nous a séparées. Sur le moment, je n’ai rien regretté, ni rien ressenti de particulier. Je suis rentrée chez moi, sans me poser de questions. J’avais encore un peu de temps devant moi avant que le délai légal ne soit écoulé. Au bout de quelques jours, il s’est passé quelque chose que je n’arrive pas à m’expliquer. C’était plus fort que moi; ça m’a surprise, bouleversée. Il fallait que j’aille voir «ma fille». C’était la première fois que je pouvais envisager que ce bébé que j’avais porté était MON enfant. Au moment où j’ai pu me dire "ma fille", je me suis sentie mère. Quand je l’ai prise dans mes bras, on s’est regardé; j’ai ri, j’ai pleuré…. Depuis, on ne se quitte plus...». La filiation venait de s’instituer entre la mère et la fille désormais indélébile parce que totalement choisie, complètement délibérée comme si Marie avait adopté sa propre fille, et comme si le bébé avait choisi cette femme pour mère. Est-ce cela la filiation symbolique, la rencontre de deux visages qui se reconnaissent et s’instituent réciproquement dans leur humanité? Mère et fille se sont regardées. La mère est sortie du seul souci d’elle-même, elle s’est mise hors d’elle, pour aller vers l’autre. «Le visage, c’est l’identité même

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de l’être… Reconnaître autrui, c’est croire en lui. Aimer, c’est donner à l’autre envie de désirer.» (E. Levinas dans «Entre nous»). En tous les cas, c’est cette rupture de l’indifférence qui constitue l’essence de la rencontre humaine. Cette possibilité d’être l’un pour l’autre fonde l’événement éthique par excellence, et ouvre la voix de l’altérité. Cette rencontre peut avoir lieu avant la conception même de l’enfant, pendant la grossesse, après. Le moment n’est jamais le même pour personne. Ce moment-là est presque magique, il transfigure quelque chose, il rend parent. Conclusion Les mots sont dits: confiance, devenir, altérité. L’essentiel de l’architecture du lien tient peut-être à ce programme qui ouvre sur une altérité en acte, et que Levinas résume merveilleusement: «Le visage qui me regarde, m’affirme….Quand le moi tient compte de ce qui n’est pas lui, et en même temps ne s’y dissout pas, dans ce rapport à la fois de participation et de séparation, alors il y a rencontre.». Tout en sachant que cela reste toujours à faire et à refaire.

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DU BIEN-ÊTRE DES ENFANTS ET DES POLITIQUES SOCIALES: DES ENJEUX CONTRADICTOIRES? CLOTHILDE PALAZZO-CRETTOL Sociologue, Professeure, Haute École de travail social HES-SO Valais-Wallis Le colloque 2014 de l’IUKB posait une question générale: «La famille dans toutes ses déclinaisons est-elle optimale pour élever un enfant?», et une sous-question: «les conditions cadres des politiques familiales permettent-elles aux parents de remplir leur rôle?» Je répondrai non à ces deux questions ou, en tous cas, un non nuancé, en m’appuyant sur un travail mené dans le cadre d’une certification de l’UNIGE portant sur le divorce comme risque social (Palazzo-Crettol, 2009). J’interrogerai à titre d’exemples certaines politiques sociales et leurs effets sur les enfants et je terminerai par quelques questions qui restent ouvertes. Le divorce pourrait à l’évidence être traité comme un risque social, du fait de son importance numérique, symbolique et sociétale. Pourtant, les politiques sociales n’y répondent que partiellement et partialement. Ainsi, il existe des assurances maladies, chômage, vie, mais pas d’assurance divorce alors qu’un-e enfant a, objectivement et statistiquement, plus de risque d’être enfant de divorcé-e-s qu’orphelin-e. Ce constat conduit à des politiques sociales du divorce différenciées, marquées par des orientations qui vont de la plus réactionnaire, soit un retour à l’ordre patriarcal (Filliod-Chabaud, 2013), à la plus progressiste, où la fonction parentale est assurée par des institutions extérieures à la famille (Sayn, 2001). Elles ressortent, pour une bonne part, d’une vision idéologique du divorce, au sens où les éléments qui sont retenus ne sont pas forcément issus d’études scientifiques mais plutôt d’une vulgate médiatique. Ces différentes manières d’envisager le divorce ont toutes des effets sur les enfants, qu’ils soient financiers, familiaux, sociaux ou éducatifs (Revillard, 2009). Des conditions structurelles qui pèsent Les conditions cadre du divorce doivent être questionnées; elles établissent per se un régime de genre spécifique partageant une vision normée de la famille et

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de la distribution des rôles de sexe à l’intérieur de celle-ci. Ainsi, elles construisent et reproduisent des réalités sociales très inégales. En résumé, les femmes investissent davantage l’univers familial que la sphère professionnelle et «récoltent» par conséquent les enfants au moment du divorce, se trouvant ainsi chargées d’une tâche dont le père est, pour une bonne part, déchargé. La division sexuelle du travail étant ce qu’elle est, les mères et leurs enfants ont un certain nombre de risques de se retrouver dans les catégories les plus pauvres. Sans redessiner ici les statistiques de la paupérisation des parents par le divorce, il suffit de rappeler que de nombreuses contributions d’entretiens en faveur des enfants, ne sont pas, insuffisamment ou tardivement payées par le débiteur (en Suisse une sur cinq selon Arnold & Knöpfel en 2007). Un certain nombre d’études (Modak & Palazzo, 2004; Tabin & al., 2003, Freivogel, 2007) notent que les mesures mises en place pour le recouvrement de la contribution d’entretien sont peu efficaces en matière d’égalité de traitement pour les enfants et les mères (Juby & al., 2005, Côté, 2004). Par conséquent, les enfants sont inscrits de fait dans un cercle vicieux de pauvreté: à l’aide sociale avec leur mère, ils y restent quand ils entrent dans l’âge adulte, en témoigne la proportion très élevée des jeunes à l’aide sociale en Suisse. Alors oui, pour eux, la pauvreté semble contagieuse… Nous pouvons qualifier cette manière de lire le divorce comme traditionnelle/paternaliste. Le divorce est vu comme un accident de parcours, son coût est essentiellement privé, les politiques y afférentes sont de l’ordre de la réparation partielle et sont caractérisées par une velléité d’entretien de l’enfant et par une responsabilité principale de l’enfant laissée à la mère. Dans ces conditions, qu’advient-il du droit de l’enfant à être entretenu? Dans quelle mesure une allocation universelle de base par enfant permettrait-elle de garantir ce droit à l’entretien? Dans quelle mesure ce revenu inconditionnel pourrait-il garantir l’égalité entre tous les enfants quels que soient les statuts de leurs parents? Dans quelle mesure participerait-il à la reconnaissance pleine et entière de l’enfant comme une personne? D’une manière un peu provocatrice, l’enfant vaudrait quelque chose! Des réalités qui sonnent comme un déni de justice Un autre élément en regard des droits l’enfant me paraît également devoir être souligné. Il s’agit de questionner l’illusion d’égalité parentale dans laquelle nous vivons. Elle prône un idéal de coparentalité et promeut l’obligation de collaborer au maintien du lien avec le parent non gardien. Elle est symbolisée par l’autorité parentale conjointe automatique qui est entrée en vigueur en juillet 2014 en Suisse, et que d’autres pays connaissent depuis un certain temps (Canada, USA, France, etc.).

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À l’évidence, l’autorité parentale conjointe peut dans les cas très conflictuels transformer l’enfant en otage, en exagérant ses conflits de loyauté et sa dépendance face au conflit parental (Modak & Palazzo, 2005). Dans ces cas-là, comment garantir son développement et sa qualité de personne? Quelles pourraient être les mesures à proposer pour limiter les risques d’une instrumentalisation de l’enfant? Dans les cas consensuels, soit la majorité, l’autorité parentale conjointe va exacerber les contraintes des professionnel-le-s qui suivraient l’enfant. Comment les professionnel-le-s du travail social et particulièrement le personnel éducatif qui, rappelons-le, est majoritairement féminin, réagira-t-il si un désaccord sur l’éducation de l’enfant surgit par exemple s’agissant de la nourriture à lui donner? Suivra-t-on, par effet des rapports sociaux de sexe, l’avis du père ou au contraire celui de la mère, par une forme de proximité liée à certaines habitudes alimentaires féminines? Ce «départage de l’enfant» (Modak & Palazzo, 2005), qui fait comme si tout était égal par ailleurs, ne colle pas avec l’analyse des réalités concrètes (Cadolle, 2008). Un grand nombre de témoignages montrent que l’illusion d’égalité parentale produit des situations qui sont loin d’être idéales du point de vue de la vie quotidienne de l’enfant. En voici quelques exemples: tel enfant âgé de 13 ans qui depuis une dizaine d’années est contraint tous les ans à avoir des entretiens avec un-e psychologue et un-e assistant-e social-e pour l’inciter à accepter de voir son père, ce que l’enfant refuse à chaque fois. Tel autre qui passe ses vacances au bureau sous la garde des secrétaires; tel autre qui se lève très tôt pour attendre dès 7 heures 30, avec son père, l’heure de début d’école fixé à 9 heures; tel autre, en week-end chez son père, qui se voit confié à une baby-sitter parce que le père a une nouvelle amie et qu’à l’évidence l’enfant «gêne». Et si les mères sont «récalcitrantes», elles se voient imposer des procédures d’où elles et les enfants ont peu de chances de sortir gagnants, les dominé-e-s n’ayant pas les mêmes atouts que les dominant-e-s dans les négociations (Cadolle, 2005). Quelle est dans ces cas-là, la définition du bien-être de l’enfant entendue par la société? N’est-on pas en présence d’une justice à deux vitesses, une pour le père et une autre pour l’enfant? Des résolutions sociales relativement inopérantes Il est intéressant de réfléchir aux réponses sociales envisagées pour favoriser ce départage de l’enfant. La médiation conjugale, en passe d’être imposée dans le droit suisse pour les parents qui divorcent, est censée renouer le dialogue, offrir

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un tiers garant et permettre une harmonisation des conjoints. Dans les faits, cette pratique ne répond que très imparfaitement à la bientraitance des enfants qui courent le risque d’être «récupérés» par un père violent (Casas Vila, 2009). Et d’une manière générale, les résultats de la médiation risquent de modifier profondément leur quotidien (par exemple garde partagée, temps de semaine coupé entre deux foyers, etc. (Cadolle, 2005; Minonzio, 2007)). L’audition de l’enfant, instaurée par la loi sur le divorce de 2000 en Suisse, ne garantit ni l’égalité, ni la protection pour tous les enfants, du fait de la difficulté de bénéficier de professionnel-le-s formé-e-s (Simoni, 2007) et d’une certaine méfiance du monde judiciaire face aux dires des enfants, notamment lorsqu’ils mettent en cause un des parents (Petit, cité par Romito & Crisma, 2009). Les régulations évoquées ci-dessus visent à effacer les traces du divorce par l’écoute et la prise en compte de la parole des différents protagonistes, mais sans mettre en perspective les conditions réelles de la prise en charge de l’enfant. L’injonction à la coparentalité envers et contre tout ainsi que ces exemples d’intermédiations sociales participent, selon moi, au courant de moralisation qui entoure le divorce depuis quelques années. Dans l’objectif de sauver la famille traditionnelle, les effets pour l’enfant sont toujours lus en terme de déficits, et le divorce est considéré comme une faute à avouer, à expier et éventuellement à pardonner. Dans cette façon de voir, la responsabilité du «faire famille» relève toujours du privé et tout se passe comme si on voulait décourager les gens de divorcer en les forçant à une prise de conscience ou en les contraignant à divers sacrifices. En définitive, les baisses de pensions infligées au parent gardien et donc de facto aux enfants (Freivogel, 2007) augmentent artificiellement les coûts financiers du divorce, tandis que les procédures en augmentent les coûts symboliques. Un patriarcat qui ne dit pas son nom… Dans ce contexte, il semble pertinent de s’arrêter sur une des prestations fournies par des professionnel-le-s du travail social, sollicitant directement l’implication de l’enfant. Nous pensons ici aux dispositifs tels que Le Point Rencontre ou espace rencontre qui devraient permettre de maintenir ou de recréer le lien entre un parent et son enfant, en offrant un lieu sécurisé ou un espace d’échanges. Plusieurs éléments restreignent très fortement l’efficacité de ces mesures. En Suisse, ces mesures sont peu nombreuses, limitées temporellement (le suivi est assuré pour 9 mois en principe26, renouvelable une fois pour trois mois) et financièrement (certains parents doivent participer à

26 Voir par exemple l’organisation dans le canton de Vaud. http://www.fjfnet.ch/point-rencontre

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raison de 30%27). Les études retiennent encore quatre facteurs pénalisants des Points Rencontre: la neutralité affichée ou revendiquée des intervenant-e-s (Cardia-Vonèche & Bastard, 2005), la non-intervention (Bastard, 2011), la diversité des pratiques et la non-formalisation de ce qui s’y passe (Debarge, 2013). Ces pratiques, en Suisse, peuvent aller d’une non-ingérence totale du fait «que ce qui s’y passe c’est privé» à des discussions régulières avec le parent ou entre collègues28. Au vu de ce qui précède, ces modalités d’accompagnement risquent de participer davantage au contrôle social qu’à la réassurance du lien (Debarge, 2013). Citons un dernier écueil, plus grave en raison des risques encourus par les enfants: ce type de régulation est souvent promu dans les cas de violences domestiques (Harne, 2011; Dufresne & Palma, 2002). Or, le fait est avéré, les enfants souffrent d’être les témoins des violences infligées à l’autre parent (dans l’immense majorité la mère). La rencontre force l’enfant à être de nouveau en présence d’un parent maltraitant, ce qui augmente sa souffrance (Harne, 2002; Fortin, 2009) et les risques de parentification (Fortin & Lachance, 2011). Dans ces cas-là, ces structures renforcent l’insécurité de l’enfant, augmentent ses conflits de loyauté et le mettent dans une situation paradoxale (Cresson, 2002). Par ailleurs, on le sait, les violences continuent après la séparation et touchent également les enfants (Romito, 2011, Houel & Mercader, 2003), car les maris violents sont souvent pour une bonne part des pères violents (entre 40 et 60% selon les études, Romito, 2011). La Suisse semble tarder à prendre la mesure de ce phénomène, alors qu’au Canada et en France, c’est une réalité qui est prise en compte depuis au moins une dizaine d’années déjà (Les escaladeuses in Francequin, 2010). En Angleterre, où une réflexion a été menée sur ces structures, les professionnel-le-s se retrouvent piégé-e-s, n’ayant «pas les moyens de surveiller ces hommes et les empêcher de nuire» (Romito, 2011, p. 91). Enfin, peu d’études évaluent le potentiel bénéfice pour l’enfant d’avoir été contraint à maintenir des contacts avec son parent (inadéquat, maltraitant, etc.). À l’inverse, un grand nombre d’études démontrent que le contact produit des risques pour la santé mentale, ou ceux de devenir violent (Romito, 2011). Ces lieux agissent dans les faits comme une «nouvelle» police de famille (Bastard, 2006). Dans ce sens, Le Point Rencontre s’inscrit dans une vision traditionnaliste voire patriarcale du divorce; il est vu comme une rupture avec ce qui devrait être. Il

27 C’est le cas en Valais. http://www.pointrencontre.ch/fonctionnement.php 28 Voir notes 1 et2

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s’agit de défendre des droits, ceux d’un parent qui peut être toxique, sans tenir compte de l’investissement antérieur ni des rapports sociaux de sexe qui configurent également l’organisation familiale. N’est-on pas là face à la négation du droit de l’enfant à s’inscrire dans une société qui se veut élective? Comment assure-t-on la sécurité des enfants? Comment prend-on en considération leur droit à être entendu? Comment respecte-t-on la parole et l’opinion de l’enfant dans les cas où, comme le dit Ronfani (2009, p. 10) «celui-ci manifesterait une intention ferme de ne plus voir un parent?» Quelles sont les politiques sociales à imaginer? Le divorce: Un risque mal évalué pour les enfants Au vu de ce qui est développé plus haut, force est de se demander ce que devient le réel intérêt de l’enfant lorsque le droit à l’enfant supplante le droit de l’enfant, alors même que «l’intérêt de l’enfant est devenu une référence si forte et si incontestable» qu’il en est devenu «une idéologie à laquelle chacun adhère (parents, avocats, juges, doctrine, législateur – et nous rajouterons professionnel-le-s du travail social – et qui peut être utilisée» (Nagy, 2007, p. 39) par tout un chacun avec des objectifs divers puisque cette notion «d’intérêt de l’enfant» reste relativement mal définie concrètement. Peu d’études empiriques mettent à jour les indicateurs de ce bien-être du point de vue de l’enfant. De manière générale, on assiste à la fois à une extension et à une complexification de ce qui est considéré comme «vie familiale», qu’importe l’effectivité de la relation (Gouttenoire, 2008). Ce qui à l’évidence peut procéder d’une forme de reconnaissance de la participation de tous et toutes au «faire famille» mais également d’une idéologie dont les effets sont mal mesurés. Dans ces conditions, avec Bastard, on peut se poser la question suivante: quelles formes d’accompagnement le travail social pourrait-il ou devrait-il développer aujourd’hui «qui soient véritablement respectueuses de la volonté et des intérêts des parents […] et qui permettent simultanément de préserver l’intérêt des enfants?» (Bastard, 2006, p. 8). Ne serait-il pas temps de considérer le divorce comme une conséquence logique des mécanismes d’individuation de la famille, comme un processus qui comporte des risques sociaux mais également le ferment pour de nouveaux bricolages familiaux? L’enjeu ne serait-il pas de reconnaître la place et les droits de chacun-e, en diminuant, autant que faire se peut, par des mesures concrètes, les rapports inégalitaires entre parents et/ou entre parents et enfants? La responsabilité effective, qu’elle soit affective ou financière, de l’enfant ne

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L'ÉDUCATION EN RÉSIDENCE ALTERNÉE: CE QUE LES PARENTS DISENT DE L’INTÉRȆT DE L’ENFANT SYLVIE CADOLLE Sociologue, maître de conférences au CERLIS Université Paris-Descartes (Centre de recherche sur les liens sociaux) Avant 1975, en France, le seul divorce était le divorce pour faute et l'on jugeait que le meilleur pour l'enfant était de lui reconstituer un foyer stable chez le parent non coupable. Les visites au parent non-gardien ne devaient pas le perturber et pouvaient être supprimées par le parent gardien: un beau-parent était censé pouvoir faire office de parent psychologique et se substituer au parent perdu (Goldstein, Freud & Solnit, 1973). La banalisation des divorces et des séparations de couples avec enfants a rendu de moins en moins supportable qu'un enfant y perde l'un de ses parents et que l'un des parents, celui déclaré «coupable», y perde son enfant. Dans cette optique, l'instauration du divorce par consentement mutuel en 1975 devait favoriser le maintien d'une coopération entre les deux parents. La «garde à la mère», avec visites chez le père et pension versée par lui, s’accorde bien avec le modèle traditionnel des rôles parentaux, père pourvoyeur principal versus mère éducatrice principale. Mais le modèle de ce couple aux rôles bien différenciés et complémentaires s'est affaibli progressivement avec la montée de l'égalité des sexes, les femmes étant désormais présentes sur le marché du travail et les hommes engagés dans les soins aux enfants, même tout-petits. Le père séparé, «condamné à payer une pension», se sent victime d’une double peine: non seulement il est privé de prendre soin de son enfant au quotidien, mais il quitte l’économie du don à sa famille et entre sous le régime de la dette vis-à-vis de son ex-femme (Cadolle, 2011). Pire, parmi les enfants de parents séparés, un enfant sur cinq perd contact avec son père (Régnier-Loyer, 2013) et ne bénéficie plus de son soutien financier ou éducatif. Or, la monoparentalité maternelle est généralement considérée comme un facteur de risque pour les enfants. Les mères isolées sont souvent vues comme particulièrement menacées par la pauvreté (Eydoux et al., 2007) et peu capables d’exercer l’autorité et de donner des «repères» à leurs enfants. Notre droit de la famille a donc cherché à consolider le lien au père, fragilisé par les ruptures. Un principe semble désormais acquis:

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• dans le nouveau contexte d’une précarité des couples, le maintien de l’implication des deux parents dans l’éducation, après la séparation, correspond à l’intérêt de l’enfant. Depuis la fin des années 1970, ce principe s’est diffusé dans toutes les couches sociales. Les mères qui disent vouloir éliminer le père de la vie de leur enfant sont devenues une exception;

• on reconnait que les pères, qui s’occupent bien plus qu’autrefois du jeune enfant, ont droit à ce que leur lien avec lui ne soit pas considéré comme secondaire.

L’idéal de la résidence alternée, comme expression privilégiée de l’égal engagement des deux parents dans la filiation, correspond profondément à nos valeurs démocratiques: l’égalité homme/femme, le respect de la relation de l’enfant à chacun de ses parents, et le droit à ne pas être privé arbitrairement de l’enfant qu’on a désiré, reconnu, choyé. La loi du 4 mars 2002 a consacré la coparentalité après séparation et promu la résidence alternée comme son meilleur mode de réalisation. Mais alors qu'elle se développe en France depuis la promulgation de cette loi, elle est contestée par des pédopsychiatres «reconnus», qui, se fondant sur la théorie de l’attachement et sur leur expérience clinique, s’inquiètent de ses effets pour un enfant en bas âge. Des féministes soulignent qu'elle permet à certains pères de garder du pouvoir sur la mère (Côté, 2004) et de nombreuses mères y sont opposées. Dès le milieu des années 1970, bien que ce mode d’arrangement post-séparation parentale ne soit pas reconnu juridiquement, une petite minorité de couples choisissait de manière consensuelle la pratique de la résidence en alternance de l’enfant. Il s’agissait, en général, de couples assez égalitaires où les parents s’étaient affranchis des rôles de genre traditionnels. Les mères s’y voulaient financièrement autonomes et les pères engagés dans les soins aux enfants. Avec la loi du 4 mars 2002, la nouveauté est que le juge peut ordonner ce mode de résidence même si l’un des parents s’y oppose et demande la résidence habituelle. Actuellement, 17% des enfants de parents séparés font l’objet d’une décision de résidence en alternance. 95% des parents divorçant se mettent d’accord sur la résidence de l’enfant avant la procédure judiciaire (Chaussebourg, 2007) et dans 80% des cas, les demandes judiciaires de résidence alternée sont formées conjointement par les deux parents, mais quand il y a conflit entre les parents à propos de la résidence, les pères réclament en général l’alternance, tandis que les mères s’y opposent et réclament la résidence habituelle de l’enfant. Dans ces cas où l'un réclame la résidence alternée, elle est imposée une fois sur quatre par le juge à l'autre, qui voulait la résidence habituelle.

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L'enquête29 que j'ai réalisée auprès de parents qui la pratiquent donne des éléments pour comprendre pourquoi les mères et les pères ont souvent des points de vue divergents sur le sujet. Il me semble particulièrement utile de les prendre en compte au moment où, en France, l'Assemblée Nationale débat sur une proposition de loi visant à renforcer l'exercice conjoint de l'autorité parentale en cas de séparation des parents en fixant la résidence de l'enfant au domicile de chacun d'entre eux, quel que soit l'aménagement pratique de ces temps d'accueil. Certains parlementaires s'y opposent, d'autres jugent cette mesure insuffisante car seulement symbolique et voudraient en venir à un droit à la résidence alternée, tous ayant en vue l'intérêt de l'enfant. Cette enquête ne prend pas position pour en définir les critères et laisse aux psychologues et aux experts l’évaluation objective des avantages et des inconvénients de l’alternance pour chaque enfant. Elle cherche seulement à analyser le discours des parents sur comment vont leurs enfants qui circulent entre leurs deux domiciles. Les pères satisfaits Les pères interrogés sont tous convaincus que la résidence alternée est dans l'intérêt de leurs enfants. Ils se présentent eux-mêmes comme très disponibles et engagés, au moins autant que la mère: «Je suis un père-mère» dit l'un et un autre «Je suis un Cendrillon masculin» parce qu'il rentrait une demi-heure avant la mère lors de leur vie commune. D'ailleurs, d'après les pères interrogés, les enfants demandent eux-mêmes la résidence alternée. La plupart des pères reconnaissent que les mères ne s'y sont pas opposées lors de la séparation. Plusieurs mentionnent la confiance de la mère en leur compétence et leur disponibilité: «Elle me faisait confiance pour correctement gérer les enfants.». Ou alors qu'ils ont rapidement été reconnus comme compétents et qu'elle a été sensible au fait qu'ils se sont rendus plus disponibles. Et ils ajoutent que la mère s'y retrouve: «ça l'arrange par rapport à son travail», ou «en raison de sa vie sentimentale très heurtée». D'après l'un d'eux, qui a l'expérience de deux divorces différents, les mères veulent garder leur petit garçon, mais, à partir de 10 ans, «ça commence à avoir des copains, à vouloir jouer au foot, à ne plus être le petit chien de sa maman» et les mères commencent à trouver les garçons bien embarrassants et à s'accommoder d'une garde alternée. Sinon, certains pères évoquent pour expliquer leurs refus certaines particularités plus ou moins pathologiques de leurs caractères qui renforcent, d'après eux,

29 Sylvie Cadolle, «L’argent et l’entretien de l’enfant dans les situations de résidence alternée». Cette enquête

par entretiens qualitatifs, effectuée auprès de 26 pères et mères, a été menée dans le cadre du projet ATIP-CNRS de 2007, «Les partages au sein du couple: normes juridiques et usages sociaux de l’argent et des biens (France, Belgique, Québec, Suisse)» (projet coordonné par A. Martial,).

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l'utilité de la résidence alternée pour l'enfant: «Il y a des haines du père, un ressentiment à l'égard des hommes que mon épouse a bu à la naissance»; «Elle est très fusionnelle» dit un autre, «c'était un truc très replié. De son premier mariage elle est ressortie complètement traumatisée, elle est sur une défensive constante». La plupart des pères se disent partisans de la garde alternée dans tous les cas: «C'est le meilleur système quand c'est fait entre gens de bonne intelligence, et aussi quand c'est fait entre gens de mauvaise intelligence, sinon l'autre a un pouvoir exorbitant.». Pour eux, les enfants ont trouvé leur équilibre, se sont adaptés et sont plus autonomes. Un seul père fait part de ses réserves, son garçon ayant obtenu à 15 ans de retourner en résidence habituelle chez sa mère. Plusieurs expliquent qu'ils donnent une pension pour compenser les revenus plus faibles de la mère ou qu'ils prennent en charge la cantine, les vacances et/ou les loisirs et qu'ils communiquent régulièrement avec la mère. À les entendre, la résidence alternée est bien dans l'intérêt de leur enfant. Les mères réticentes Dans notre enquête30, la décision de la résidence alternée a majoritairement été prise avec l’accord des mères rencontrées. Néanmoins, plusieurs d’entre elles expriment qu’elles n’ont pas eu vraiment le choix: «Disons: faire autrement, ça aurait été faire un procès, parce qu’il était très ferme là-dessus.». Certaines se sont opposées au père sur le plan judiciaire en demandant la résidence habituelle, soit au cours d’une première procédure dès la séparation, soit après une résidence alternée consensuelle. Parmi celles qui ont accepté de la mettre en œuvre, plusieurs exposent qu’elles ne sont pas contre le principe, mais que les modalités sont contraires à l’intérêt de l’enfant et inéquitables à leur égard. Dans quelques cas, elles disent qu’une menace pèse sur elles et sur leurs enfants du fait de la revendication du père pour obtenir soit la garde alternée, soit la résidence habituelle de l’enfant: «Je crains la manipulation psychologique de l’enfant, parce que moi-même, j’ai vécu cette violence psychologique mais j’étais une adulte, j’avais de la défense.». Elles affirment

30 Notre échantillon n’est pas représentatif et est trop étroit pour conclure sur la fréquence de telle ou telle

situation: nous ne vérifions pas l’exactitude des faits que tel parent nous rapporte. La constitution de l’échantillon a plutôt cherché à diversifier les situations des enquêtés et à interroger des parents mariés et divorcés, d’autres non, des parents dont la séparation datait de plus de dix ans et d’autres en cours de procédure judiciaire, avec l’un d’entre eux demandant l’alternance ou cherchant à la faire cesser, des parents qui l’avaient pratiquée spontanément d’un commun accord, d’autres à la suite d’une médiation familiale, des parents qui l’avaient pratiquée puis abandonnée, enfin des mères à qui elle avait été imposée par le juge.

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qu’elles ne sont pas contre le principe, seulement, avec ce père-là, dans ces circonstances, «ça ne va pas». Plus fréquemment, un grand nombre de celles qui se présentent comme réticentes à propos de la résidence alternée pour leurs enfants font état de difficultés majeures héritées des rôles de genre traditionnels. L’asymétrie de l’engagement dans l’éducation des enfants Les mères font souvent état d’un partage des tâches et du soin des enfants très inégalitaire: ce sont elles qui se sont occupées principalement sinon exclusivement des enfants, soit du fait d’une certaine inconscience du père, soit de son investissement dans son travail professionnel, ce père «s’en occupant le week-end, comme un papa qui joue avec eux». Plusieurs d’entre elles décrivent ce dernier comme un adolescent prolongé, qui joue à l’écran ou bien regarde des matchs à la télévision plutôt que de s’occuper de son enfant quand il en a la charge. Ce comportement était déjà le sien et provoquait des conflits au sein du couple, d’où la séparation, qui n’a rien arrangé. Elles n’ont donc pas confiance en lui en tant qu’éducateur au quotidien: «C’est un père qui ne voulait pas être dans le conflit avec ses enfants, et encore moins aujourd’hui. Sur tout ce qui touche au niveau éducatif, il est plutôt laxiste. Les enfants se couchent à n’importe quelle heure, ils peuvent, ils regardent n’importe quoi à la télé… Chaque fois que je les récupère, ils sont crevés, énervés.». Le grief majeur des mères de l’échantillon insatisfaites de l’alternance concerne la capacité des pères à faire preuve d’autorité et à imposer des contraintes éducatives. «Il y a un désordre d’hygiène. Ce n’est quand même qu’un enfant de 7 ans… Personne ne se soucie s’il se lave, s’il se lave les dents, s’il a perdu ses lunettes. Il perd ses lunettes et son appareil dentaire. Donc il n’en a plus. J’ai dit à son père de s’en occuper, il faut absolument qu’il ait ses lunettes, et il m’a dit: “J’ai autre chose à faire”. Donc, je ne comprends pas!» Dans leur discours émerge leur étonnement et leur réprobation vis-à-vis du fait que les enfants ne soient pas la priorité pour les pères. «Je ne doute pas une seconde de l’amour qu’il porte à sa fille, mais je ne comprends pas pourquoi elle n’est jamais une priorité, je ne comprends pas, je n’y arrive pas, ça me dépasse. Mais moi je me sens responsable du père que j’ai donné à ma fille.». Les pères font passer leur travail ou leur plaisir avant ce qu’elles estiment être l’intérêt des enfants. Ils n’ont pas intériorisé un dévouement qu’elles trouvent, quant à elles, normal. D’après leurs propres standards, ils sont défaillants. Elles sont souvent sceptiques devant la conversion subite de ceux qui, à partir de la

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séparation, disent qu’ils vont changer de vie et se consacrer à leurs enfants. Plusieurs pères ont une vie professionnelle si envahissante qu’elles ne voient pas comment ils pourront se rendre disponibles. Les mères attachent d’ordinaire une importance considérable au suivi scolaire (Gouyon, 2004). Alors que les pères sont, disent-elles, souvent plus compétents qu’elles, ce sont elles qui se sentent investies de la responsabilité de ce suivi, et elles persévèrent malgré les ruptures de rythme dues à l’alternance. Et quand tel père se met à suivre le travail scolaire, la mère le soupçonne de ne pas chercher sincèrement à soutenir l’enfant. Il «est en train de tout fausser» avant le jugement, dans l’objectif de se faire attribuer la garde: «Là il fait du zèle, il signe même le cahier de brouillon, mais n’importe quoi, ça ne se signe pas un cahier de brouillon!» Les mères de milieu culturel favorisé ont intériorisé la norme selon laquelle les parents doivent transmettre ce patrimoine à leurs enfants. Plusieurs reprochent au père de ne pas se mobiliser pour partager avec les enfants des pratiques culturelles dont elles savent le rôle déterminant dans la réussite scolaire et sociale. Les mères de cette enquête sont parfois en dissension avec le père sur toutes les valeurs éducatives, et certaines mères ont le sentiment que l’alternance permet au père d’exercer sur leur enfant une influence éducative plus importante que du temps de la vie en couple, lorsque c’étaient principalement elles qui élevaient les enfants. Quand elles n’ont pas d’estime pour un père qui gâte trop les enfants ou qu’elles jugent menteur ou violent, c’est pour elles l’occasion d’une grande amertume. Ces griefs qui concernent de nombreuses mères de notre enquête doivent-ils être seulement mis sur le compte de leur ressentiment ou d’un pouvoir maternel exorbitant qui ne supporte pas d’être remis en cause? Bien sûr, d’autres mères reconnaissent leurs ex-conjoints comme des éducateurs remarquables. Mais les enquêtes «Emploi du temps» ainsi que les statistiques qui concernent les carrières les plus prestigieuses et les plus rentables montrent à quel point celles-ci restent l’apanage des hommes, tandis que les femmes choisissent encore les métiers aux horaires de travail permettant la conciliation entre la vie familiale et la vie professionnelle, qui leur incombe toujours avec une grande disponibilité aux enfants (Pailhé & Solaz, 2009). Les conclusions de ces enquêtes quantitatives autorisent à formuler l’hypothèse que certains pères qui se lancent dans la résidence alternée peuvent avoir des difficultés à réaliser à quel point l’éducation consiste à donner des habitudes, des formes, des contraintes, à exercer un suivi, un contrôle, une pression de tous les instants dans le quotidien, à organiser un emploi du temps fixe dans la vie ordinaire. Poussés par leur «passion de l’enfant» et par une forme de rivalité avec la mère, heureux de leur proximité tendre, fusionnelle avec leurs enfants, certains jouent avec eux (Bauer,

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2010), leur proposent des moments extraordinaires, mais n’assumèrent guère la fonction d’autorité que la tradition psychologique leur attribue. La critique de la domination patriarcale a déstabilisé les anciennes formes d’exercice de l’autorité paternelle. Le rôle de père, naguère ordonné par la complémentarité avec celui de la mère, est devenu incertain. Cette question acquiert une acuité particulière lorsque les enfants n’ont affaire qu’à leur père et non à leur mère une semaine sur deux. Le lieu commun sur la mère fusionnelle et laxiste et le père figure de la loi et de l’autorité apparaît tout à fait éculé. Il ne correspond pas aux modalités contemporaines d’exercice de la paternité et de la maternité. Devant les injonctions des mères à surveiller le comportement des enfants, certains pères répondent que ceux-ci doivent être autonomes et qu’il faut éviter «d’être constamment sur leur dos». «Leur père, il avait tendance à dire: ʺ Maintenant, vous êtes grands, vous le faites tout seulsʺ , donc je pense que les enfants en ont profité pour effectivement ne pas faire leurs devoirs. Ils en ont joué et c’est pour ça aussi que le plus petit je me suis aperçu qu’il ne faisait pas ses devoirs à la maison quand il était chez son père. Au vu des notes et au vu des convocations des professeurs, tout d’un coup je m’apercevais que, quand il était chez son père donc, il avait des zéros. Là, il fallait faire quelque chose. Lui, son père, il pense toujours que c’est à eux de prendre ça en charge. Bah oui, peut-être, mais ça ne marche pas, donc il faut trouver autre chose.». L’autonomie, c’est du moins ce qu’en disent les mères, s’apprend et implique une intériorisation des contraintes qui ne se réalise pas spontanément. L'inégalité économique entre père et mère La seconde question qui fonde les réticences des mères est celle de l’argent. La mère allègue fréquemment qu’il cherche surtout à éviter le versement d’une pension: «Il n’a jamais voulu entendre parler d’une pension alimentaire. Quand on lui parlait de ça, il avait les cheveux qui se hérissaient sur la tête. Finalement, la garde alternée, c’est largement téléguidé par le problème de fric dans un couple […]. Je suis sûre que l’acharnement sur la garde, c’est avant tout guidé par le pognon, hein. Il voulait garder l’appartement et il ne voulait pas me verser de pension: quel était le seul moyen?». Cette question est au cœur des soupçons qui concernent les positions des parents: quand une mère s’oppose à l’alternance, le père fait souvent valoir qu’elle cherche seulement à obtenir une pension alimentaire pour l’enfant, qui serait perdue en cas de partage des frais. Inversement, la loi précise que «les époux contribuent à l’entretien et à l’éducation des enfants chacun en proportion de leurs ressources». D’après l’enquête de 2003 concernant «La contribution à l’entretien et l’éducation des enfants mineurs dans les jugements de divorce» (Chaussebourg, 2007), le versement d’une pension à la mère est

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prévu dans 75% des divorces, mais ce n’est plus le cas pour les divorces mettant en place une résidence en alternance. Or il semble peu probable que 75% des parents qui pratiquent l’alternance aient adopté des rôles parentaux identiques et aient des revenus équivalents. Dans les cas, majoritaires, où les parents se sont mis d’accord sur une convention pour le partage de leurs biens et de leurs contributions respectives à l’éducation de l’enfant, seule une enquête qualitative peut éclairer les modalités par lesquelles les parents sont parvenus à un accord et les pratiques effectives des partages. Le rôle traditionnel de la mère est encore souvent perçu comme impliquant de veiller au suivi médical, optique et dentaire des enfants (avec les dépenses que cela implique), au suivi scolaire (avec l’acquisition du matériel scolaire ou des cours de soutien payants), comme à l’achat des vêtements, chaussures et cadeaux: «C’est moi qui cale tout l’emploi du temps de toute façon. Tout ce qui est organisation, c’est moi qui m’en occupe. Il n’y a pas une initiative de sa part. La danse, il m’a dit c’est très bien qu’elle fasse de la danse, ça va s’arrêter là. Quand Sidonie est malade et qu’elle a de la fièvre, je suis celle qui va s’arrêter de travailler.». Ce sont aussi les mères qui, du moins dans les classes moyennes et supérieures, inscrivent les enfants dans des loisirs variés et parfois coûteux, qui les y conduisent et en règlent les dépenses: «Tout ça, c’est moi qui m’en occupe. C’est moi qui reçois toutes les factures, centre de loisirs, cantine, c’est moi qui fais les achats pour Marianne et je présente les factures à son père et il m’en rembourse la moitié. Moi qui ai horreur de parler d’argent, de penser à l’argent, tiens, il faut que tu me payes ça […]. Lui ne veut pas trimballer son chéquier ou bien sa banque est fermée le samedi, donc chaque fois c’est problématique. Ça, ça m’a fatiguée, ça m’a obligée à une comptabilité… retenir ce qu’il m’a réglé ou pas, à chaque fois j’étais obligée de noter.». Ainsi, même dans les cas où le père et la mère ont les mêmes revenus, cette dernière est généralement amenée à engager davantage de frais. Tenir compte de l’asymétrie La complémentarité entre un père plus pourvoyeur que la mère et une mère éducatrice peut fonctionner à la satisfaction des acteurs dans la famille cohabitante, sous le régime du «quand on aime, on ne compte pas», elle devient très problématique en cas de résidence alternée. La résidence alternée convient surtout, nous semble-t-il, à des couples égalitaires où les deux parents sont aussi engagés l’un que l’autre dans le suivi des enfants et où ils ont une situation professionnelle autant rémunératrice. La différence de standard entre les mères et les pères concernant le dévouement et la disponibilité aux enfants – du moins telle qu’elle ressort des discours des mères – doit être prise en compte. Et si l’on oublie ou néglige la fréquente infériorité économique

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de celles-ci par rapport à ceux-là en raison de salaires moins élevés31, on remet en cause la possibilité dont disposaient les enfants de bénéficier, chez leurs deux parents, d’un niveau de vie équivalent. Ce fut peut-être une erreur de lier, dans l’esprit des parents concernés, résidence alternée et absence de pension alimentaire. Une meilleure pratique de la résidence alternée impliquerait, entre autres précautions, qu’on prenne davantage en compte ces problèmes trop peu étudiés. Dans une situation inégalitaire de fait, le partage par moitié n’est pas toujours équitable ni avantageux pour les enfants. Références bibliographiques Bauer, D. (2010). L'organisation des tâches domestiques et parentales dans le

couple. Dans A. Régnier-Loilier (dir.), Portraits de familles (p. 219-239). Paris, France: INED.

Cadolle, S. (2011). Partages entre pères et mères pour la résidence en alternance des enfants et recomposition des rôles de genre. Dans H. Belleau et A. Martial (dir.), Aimer et compter? Droits et pratiques des solidarités conjugales dans les nouvelles trajectoires familiales (p. 163-181). Québec, Canada: Presses de l'Université du Québec.

Chaussebourg, L. (2007). La contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants mineurs dans les jugements de divorce. Infostat Justice, 93.

Côté, D. (2004). La garde partagée des enfants: nouvelles solidarités parentales ou renouveau patriarcal? Nouvelles questions féministes, 23, 3, 80-95.

Eydoux, A. et Letablier, M.-T. (2007). Les familles monoparentales en France, (Rapport de recherche N° 36). Noisy-le-Grand, France: Centre d’études de l’emploi (CEE).

Gouyon, M. (2004). L’aide aux devoirs apportée par les parents. INSEE première, 996.

Pailhé, A. et Solaz, A. (dir.). (2009). Entre famille et travail: Des arrangements de couples aux pratiques de l’employeur. Paris, France: La Découverte.

Régnier-Loyer, A. (2013). Quand la séparation des parents s'accompagne d'une rupture du lien entre le père et l'enfant. Population & Sociétés, 500.

31 D’après les informations collectées sur les revenus nets des pères et mères, ces dernières présentent des

revenus moyens très inférieurs à ceux des pères y compris dans les demandes concernant l’alternance (Le Collectif Onze, Au tribunal des couples, Enquête sur des affaires familiales, 2013, Paris, Odile Jacob, p. 232-253).

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MATERNITÉ DE SUBSTITUTION: À QUELS PARENTS ET À QUELLE(S) NATIONALITÉ(S) LES ENFANTS ONT-ILS DROIT? MICHAEL WELLS-GREGO* Avocat associé, Maître de conférences à l’Université de Maastricht La maternité de substitution32 ne cesse d’alimenter les débats. Qu’il s’agisse du drame de Gammy, le bébé trisomique né d’une mère porteuse thaïlandaise33, de l’affaire Mennesson34 ou du jugement du canton de Saint-Gall qui reconnaît deux hommes comme étant les parents d'un enfant né aux États-Unis d'une mère porteuse35, la question du sort des enfants nés de mère porteuse est un sujet d’actualité que ce soit en Suisse ou à l’étranger. L’application juridique de la maternité de substitution est une question nationale36; le choix pour un État d’interdire ou d’encadrer la pratique dépend largement de la conception retenue de la procréation, de la filiation et de la parenté. Mais la pratique suscite également une lecture internationale.37 Les * Avocat associé, Maître de conférences à l’Université de Maastricht: michael.wells-

[email protected] ou [email protected]. Cette discussion se base sur la thèse de doctorat au sujet de la gestation d’autrui «The Status of Children arising from Inter-country Surrogacy Arrangements: the Past, the Present, the Future», Université de Maastricht.

32 La maternité de substitution ou la gestation pour autrui (GPA) («surrogacy») est le fait qu'une femme accepte de porter un enfant conçu au moyen d'une méthode de procréation médicalement assistée pour le remettre définitivement à des tiers après l'accouchement.

33 «Des Australiens coincés en Thaïlande avec leur bébé», Le Tribune de Genève, 15 août 2014, «Le père australien n'a «aucun droit» de prendre le bébé», Le Matin, 12 août 2014.

34 La Cour européenne des droits de l'homme a condamné la France pour son refus de reconnaître la filiation des enfants du couple Mennesson, nés par gestation pour autrui. Cour EDH, 5e Sect. 26 juin 2014, Mennesson c. France (requête n° 65192/11).

35 Urteil Verwaltungsgericht, 19 août 2014, http://www.gerichte.sg.ch/content/gerichte/home/dienstleistungen/rechtsprechung/verwaltungsgericht/entscheide-2014/b-2013-158.html. Le jugement n'est pas encore définitif, puisque l’Office fédéral de la justice (OFJ) a déposé un recours devant le Tribunal fédéral le 26 septembre 2014 contre une décision du Tribunal administratif du canton de St-Gall.

36 Sur le droit comparé, v. not.: Trimmings, K. et Beaumont, P. (dir.). (2013). International Surrogacy Arrangements: Legal Regulation at the International Level. Oxford, Royaume Uni: Hart Publishing. (l’auteur a contribué au chapitre concernant le Royaume-Uni). / Dos Reis, E., Ruffieux, G., Terel J. et Willems, G. (2013). La maternité de substitution. Dans H. Fulchiron et J. Sosson (dir.), Parenté, filiation, origine, Le droit et l’engendrement à plusieurs (p. 169-184). Bruxelles, Belgique: Bruylant. / Monéger, F. (dir.). (2011). Gestation pour autrui: Surrogate motherhood. Paris, France: Société de législation comparée.

37 Sur ce point, la question d’une coopération multilatérale a été posée et dans cette perspective par exemple, les Consuls généraux de huit États européens, presque tous membres de la CIEC (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Italie, Pays-Bas, Pologne et République tchèque), ont envoyé en 2010 un courrier commun

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couples n’hésitent pas à franchir les frontières pour obtenir à l’étranger ce qui leur est interdit ou restreint dans leur pays d’origine. Les sanctions civiles ou pénales38 s’avèrent peu dissuasives. Le «tourisme procréatif» contraint en effet la Suisse (et tous les pays) à prendre position sur des situations valablement constituées à l’étranger. Considérons la pratique actuelle. Lorsque les parents d’intention – hétérosexuels ou homosexuels – ont recours à une mère porteuse dans un pays où la pratique est admise39 alors qu’elle est illégale ou restreinte dans leur pays d’origine, se pose alors le problème du retour de l’enfant dans leur pays d’origine et les conséquences juridiques. Lorsque le pays (de résidence ou de nationalité) des parents d’intention interdit la maternité de substitution, la filiation à l’égard des parents d’intention ne pourra pas être établie automatiquement. Dans le pire des cas, l’enfant n’aura aucune filiation établie, ni à l’égard de la femme qui l’a mis au monde (dans certains états), ni à l’égard des parents d’intention. Si cela n’empêche pas l’enfant de vivre avec ses parents d’intention, l’absence de statut juridique peut engendrer des difficultés, notamment en matière d’exercice de l’autorité parentale ou en termes de succession. Il appartient donc à chaque pays de déterminer si la maternité de substitution peut être acceptée, à quelles conditions et avec quelles conséquences. Quel que soit la position d'un pays, il est clair que les conflits juridiques sur les questions de filiation laissent souvent les enfants nés des mères porteuses apatrides et/ou orphelins. Cette discussion part du constat initial qu’il est dans le meilleur intérêt de l'enfant d'avoir des parents juridiques reconnus. Il faut que l’enfant puisse bénéficier d’un cadre juridique dès sa naissance. Les droits d'un enfant sont indépendants de la façon dont un enfant a été conçu ou est né.40 Par

à plusieurs cliniques en Inde pour les inviter à ne plus offrir des possibilités de maternité de substitution à leurs ressortissants qui n’auraient pas consulté auparavant leur ambassade (http://www.hindustantimes.com/Inde-news/Mumbai/IVF-centres-direct-foreigners-to-consulates-over-surrogacy-issue/Article1-572534.aspx). Il faut également signaler les rapports sur les problèmes découlant des conventions de maternité de substitution à caractère international, qui ont été établies en mars 2012 par la Conférence de La Haye de droit international privé (http://www.hcch.net/upload/wop/gap2012pd10fr.pdf) et «Opportunité et possibilité de poursuivre les travaux menés dans le cadre du projet filiation / maternité de substitution» (Doc. prél. N° 3B de mars 2014) et «Étude sur la filiation juridique et questions découlant des conventions de maternité de substitution à caractère international» [en anglais uniquement]; ainsi que l’Etude mise en ligne en Février 2014 par le CIEC, «La Maternité de Substitution et L’état Civil de l’Enfant Dans Des États Membres de la CIEC», note de synthèse rédigée par Frédérique Granet, et le Secrétariat Général de la CIEC (La note comprend des informations relatives aux 13 États suivants: Allemagne, Belgique, Espagne, France, Grèce, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Royaume-Uni, Suisse, Turquie).

38 Souvent, les sanctions pénales ne pourront pas être appliquées, la situation s’étant constituée à l’étranger, donc hors du domaine territorial de la loi pénale.

39 Comme le révèlent des cas concrets, les pays étrangers de destination sont divers, en Europe (par exemple, l’Ukraine, la Grèce, le Royaume-Uni,) ou hors d’Europe (certains états des États-Unis, Inde, Israël, la Géorgie ou la Russie).

40 Voir: Stark, B. (2012). Transnational Surrogacy and International Human Rights Law, ILSA Journal of International & Comparative Law, 18(2), 369-386. / Ergas, Y. (2013). Babies without Borders: Human Rights, Human Dignity and the Regulation of International Commercial Surrogacy, Emory International Law

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conséquent, les droits d'un enfant doivent être les mêmes pour tous les enfants, qu’ils aient étés trouvés sur le seuil d’une porte ou qu’ils soient nés grâce à une mère porteuse. L’objectif de la présente étude n’est pas de prendre position sur la question de la pertinence et de la nature d’un encadrement de la pratique des mères porteuses, mais d’analyser la situation juridique actuelle en Suisse concernant la filiation (Section A) et la nationalité (Section B) sous l’angle des droits fondamentaux – des droits de l’homme européen et international.41 1. Remarques préliminaires Principalement utilisée par des couples comme ultime moyen de devenir parents, la maternité de substitution42 peut être perçue comme un acte de générosité de la mère porteuse, ou au contraire, comme une instrumentalisation du corps de la femme et une commercialisation de l’enfant (objet d’un contrat d’abandon avant sa naissance).43 Les motivations des différents protagonistes sont diverses. Pour les parents d’intention, le recours à une mère porteuse peut se justifier pour cause d’infertilité.44 Celle-ci peut être «naturelle» (pour un couple homosexuel ou une personne seule) ou «pathologique» (pour un couple hétérosexuel).45 S’agissant de la mère porteuse, la motivation peut être personnelle (par exemple lorsque la pratique a lieu au sein de la famille ou altruiste) ou économique. Si la mère porteuse est également la mère génétique de l’enfant, on parlera de procréation pour autrui («traditional surrogacy»). Si elle n’a pas apporté son patrimoine génétique, il s’agira alors d’une gestation pour autrui («full surrogacy» ou «gestational surrogacy»). Le père d’intention peut ou non être le père génétique de l’enfant. Recourir à la maternité de substitution consiste ainsi à suppléer par un don étranger un élément de la procréation qui fait défaut. Dans

Review, 27(1), 117-188). / Freeman, M. (1996). The New Birth Right? Identity and the Child of the Reproduction Revolution, International Journal of Children’s Rights , 4(4), 273-297. / Tobin, J. (2014). To prohibit or permit: What is the (Human) Rights response to the practice of International commercial surrogacy? International and Comparative Law Quarterly, 63(2), 317-352.

41 Voir, parmi d’autres, M. Catto, «La gestation pour autrui: d’un problème d’ordre public au conflit d’intérêts?», [2013] 3 Revue des droits de l’homme, 1er juin 2013.

42 Le vocabulaire employé pour désigner ce mode de procréation est abondant et parfois teinté d’un certain parti pris: mère porteuse, mère de substitution, mère de remplacement, mère d’emprunt, mère par procuration ou mère par intérim; mais également gestation pour autrui, procréation pour autrui, maternité pour autrui, maternité de substitution, prêt ou location d’utérus.

43 Même si l’infertilité peut être un énorme fardeau, il est cependant une réalité que certaines mères porteuses agissent régulièrement par détresse économique.

44 Cf. 20 Minutes du 20 juin 2013, (http://www.20min.ch/panorama/news/story/20641964) (26 août 2013) ainsi que Yahoo! Nouvelles du 7 juin 2013 (http://de.nachrichten.yahoo.com/chinesischefrau-verkauft-vier-babys-100407747.html) (26 août 2013).

45 La pratique peut également être mise en œuvre pour convenance personnelle.

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la plupart des cas, la mère porteuse est gestatrice et ne fournit aucun matériel génétique; ce dernier peut alors provenir soit de la mère d’intention, soit d’un don d’ovule. Différentes combinaisons peuvent ainsi exister, avec au maximum six parents potentiels pour un seul enfant.46 2. Éléments de droit comparé - Les disparités entre les systèmes juridiques Du point du vue comparatif, les positions nationales sont extrêmes.47 Dans les États qui ont adopté une législation spécifique, la prohibition et la nullité des conventions de maternité pour autrui sont expressément prévues pour des raisons éthiques et morales. C’est le cas en Allemagne48, en Espagne49, en France50, en Italie51, et en Suisse52. Mais même en l’absence d’une loi spécifique, la prohibition peut aussi découler d’autres dispositions législatives.53 Elle peut encore résulter d’une interprétation jurisprudentielle, bien que la jurisprudence reste nuancée (Belgique54), ou encore de la conception nationale de l’ordre public (aux Pays-Bas55). La maternité de substitution est en revanche autorisée dans certains États (sous réserve de la réunion de conditions strictes): en Grèce (la mère d’intention est 46 L’enfant peut être issu (1) des gamètes du père d’intention et des ovocytes de la mère d’intention (la mère

porteuse est gestatrice); (2) des gamètes du père d’intention et d’un don d’ovocytes (la mère porteuse est gestatrice); (3) des gamètes du père d’intention et des ovocytes de la mère porteuse (qui est donc à la fois procréatrice et gestatrice); (4) d’un don de gamètes et des ovocytes de la mère d’intention (la mère porteuse est gestatrice); (5) d’un don de gamètes et d’un don d’ovocytes (la mère porteuse est gestatrice); (6) et enfin, d’un don de gamètes et des ovocytes de la mère porteuse (qui est donc à la fois procréatrice et gestatrice). Sans oublier l’hypothèse, plus rare, où le conjoint de la mère porteuse serait le père génétique.

47 Voir: Trimmings, K. et Beaumont, P. (dir.) (2013). International Surrogacy Arrangements: Legal Regulation at the International Level. Oxford, Royaume Uni: Hart Publishing. / Brunet, L. et al. (2013). A comparative study on the regime of surrogacy in EU Member States. Bruxelles, Belgique: Parlement européen.

48 Loi sur la protection de l’embryon du 13 décembre 1990 [Gesetz zum Schutz von Embryonen, Embryonenschutzgesetz - ESchG], entrée en vigueur en 1991.

49 Loi n° 14/2006 du 26 mai 2006 [Ley sobre técnicas de reproducción humana asistida], entrée en vigueur le 28 mai 2006. Mais voir, inter alia, la décision DGRN 2575/2008, 18 février 2009. P. Orejudo, ‘Recognition in Spain of Parentage Created by Surrogate Motherhood’ [2010] 12 Yearbook of Private International Law 619-637.

50 Art. 16-7, C. civ. Français. Ruffieux, G. (2014). Retour sur une question controversée: le sort des enfants nés d’une mère porteuse à l’étranger, Revue des droits et Libertés fondamentaux, 7.

51 Loi n° 40 du 19 février 2004 [Norme in materia di procreazione medicalmente assistita]. 52 Art. 119 de la Constitution fédérale du 18 avril 1999, entrée en vigueur le 1er janvier 2000; articles 4 et 31 de

la Loi fédérale sur la procréation médicalement assistée du 18 décembre 1998, entrée en vigueur le 1er janvier 2001.

53 Comme c’est le cas en Pologne où le législateur a clairement indiqué sa position dans la loi du 6 novembre 2008, entrée en vigueur le 13 juin 2009, sur la modification du Code de la famille et de la tutelle.

54 Verhellen, J. (2011). Intercountry surrogacy: a comment on recent Belgian cases, Nederlands International Privaatrecht, 4, 657-662. / Henricot, C. (2011). La gestation pour autrui en droit international privé. Dans F. Monéger (dir.), Gestation pour autrui: Surrogate motherhood (p. 49-84). Paris, France: Société de législation comparée.

55 Voir: Vonk, M. (2011). Maternity for another: A Double Dutch Approach. Dans F. Monéger, (dir.), Gestation pour autrui: Surrogate Motherhood (p. 205-220). Paris, France: Société de législation comparée. /

Curry-Sumner, I. et Vonk, M. (2013). National Report on the Netherlands. Dans K. Trimmings et P. Beaumont (dir.), International Surrogacy Arrangements: Legal Regulation at the International Level (p. 273-293). Oxford, Royaume Uni: Hart Publishing.

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présumée être la mère légale de l’enfant)56, au Royaume-Uni (procédure comparable à une mesure d’adoption avec des conditions strictes)57, en Ukraine58, en Russie59 et dans certains états des États-Unis (notamment en Californie). Dans certains États, il s’agit de la gestation pour autrui dite altruiste (la mère porteuse peut obtenir le remboursement des frais liés à la grossesse mais ne peut être rémunérée, par exemple au Royaume-Uni), mais il semble que la gestation pour autrui revête un caractère commercial (en Californie, en Géorgie, en Russie et en Ukraine). 3. Section A - La position juridique en Suisse60 Le Code civil suisse (‘CC’) prévoit que le lien de filiation avec la mère résulte de la naissance.61 Ce principe de droit interne veut que le lien juridique de filiation maternelle s'établit de plein droit, entre l'enfant et la femme qui lui a donné naissance (mater semper certa est62). Le processus biologique de la naissance est déterminant. L’Enfant n’a qu’une mère, la mère porteuse. Les commentateurs suisses sont d’avis que cette position est vraie indépendamment du fait que la femme qui accouche soit la mère génétique.63 Le lien de filiation avec la mère ne peut pas être contesté.

56 Code civil grecque, Article 1458, disponible en anglais au: www.ciec1.org/Legislationpdf/Grece-Loi3089-

2002-19decembre2002PMA-VersionsFr-Ang-Alld-Gr.pdf. 57 Le Royaume-Uni autorise la maternité pour autrui, tout en l’encadrant très strictement. Une loi de 1985

(«Surrogacy Arrangements Act 1985») avait interdit les contrats conclus à titre privé et à but lucratif, au Royaume-Uni ou à l’étranger, entre un couple et une mère porteuse qui s’engagerait à assumer la grossesse et l’accouchement moyennant une rémunération. Les conventions de maternité pour autrui ont ensuite été admises et étroitement réglementées par la loi du 1er novembre 1990 sur la fécondité et l’embryologie humaines («Human Fertilisation and Embryology Act 1990»). Cette loi a été amendée par la loi de 2008 sur la fécondation et l’embryologie humaines («Human Fertilisation and Embryology Act 2008»), entrée en vigueur le 6 avril 2009 et complétée par des règlements ultérieurs, puis par la loi de 2010 sur la fécondation et l’embryologie humaines («Human Fertilisation and Embryology Act 2010»), entrée en vigueur le 16 avril 2010, pour permettre aux couples non mariés et aux couples du même sexe d’avoir recours à une mère porteuse et de devenir parents légaux.

58 L’Ukraine a légalisé la pratique en 2004 (article 123 du code de la famille, complété par la loi n° 2358/VI du 1er juillet 2010 et par l’ordre 771 du Ministère de la Santé du 23 décembre 2008). Le droit ukrainien reconnaît aussi bien la gestation que la procréation pour autrui, et l’autorise pour les couples mariés et les femmes seules. L’article 123 du code de la famille établit les conditions de l’établissement de la filiation entre les parents d’intention et l’enfant.

59 La Russie a adopté une législation très libérale, similaire à celle du droit ukrainien (code de la famille, complété par la loi sur la protection de la santé). Les contrats altruistes et rémunérés sont autorisés. Le consentement de la mère porteuse au renoncement de ses droits envers l’enfant est nécessaire mais suffisant, par conséquent aucune procédure d’adoption ou décision de justice n’est requise.

60 Voir: Office Fédéral de la Justice. (2013). Rapport sur la maternité de substitution: Rapport du Conseil fédéral du 29 novembre 2013 en exécution du postulat 12.3917 du 28 septembre 2012. Berne, Suisse: Confédération suisse. / Masmejan, D. (2013, février 1). Mère porteuse - Une pratique interdite en Suisse. Le Temps. Récupéré du site du quotidien: http://www.letemps.ch/Page/Uuid/4df4aa94-6c74-11e2-8abf-80e1b0de70dd/Une_pratique_interdite_en_Suisse.

61 Art 252 al. 1 CC. 62 La mère est celle qui met l’enfant au monde. Cet adage classique, principe essentiel du droit de la famille, est

connu de la majorité des systèmes juridiques. 63 I. Schwenzer, ‘CC 252 art, fn 9ff’ in H. Honsell, N.P. Vogt and T. Geiser (ed), Civil Code I, Art 1–456 CC,

Basel Commentary (4th ed, Zurich 2010).

82 MATERNITÉ DE SUBSTITUTION : À QUELS PARENTS ET À QUELLE(S) NATIONALITÉ(S) LES ENFANTS ONT-ILS DROIT ?

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Le lien de filiation avec le père est établi soit par le mariage avec la mère de l’enfant64 soit par la reconnaissance de l’enfant.65 Ainsi, un lien génétique n’est pas déterminant pour la filiation, mais un fait social ou un acte que sanctionne la loi (existence d’un mariage, remise d’une déclaration de volonté). Il s’agit donc uniquement d’une présomption; une affirmation de la paternité qui peut être annulée. La paternité peut également être imposée par un jugement en paternité.66 Même si la Suisse applique une pratique législative plutôt restrictive, ces principes sont remis en cause par la maternité de substitution. En Suisse, l'article 119 de la Constitution fédérale du 18 avril 1999 (‘CF’) et les articles 4 et 31 de la Loi fédérale sur la procréation médicalement assistée du 18 décembre 1998 (‘LPMA’) interdisent toute forme de maternité de substitution. Selon l’article 2 lettres a et k LPMA, la procréation médicalement assistée vise toute méthode qui permet de réaliser une grossesse en dehors de la reproduction naturelle, en particulier l'insémination artificielle, la fécondation in vitro avec transfert d'embryon et de gamètes. Par ailleurs, selon l'article 31 LPMA, quiconque applique en Suisse une méthode de procréation médicalement assistée à une mère de substitution est puni d'emprisonnement ou d’une amende. Celui qui sert d'intermédiaire à une telle pratique est également punissable. Les parents d'intention n'encourent pas de sanction pénale.67 Comme l’art. 119 al. 2 CF ne s’exprime pas sur la procédure de procréation médicalement assistée à l’étranger, il faut supposer qu’il concerne exclusivement le règlement de telles procédures en Suisse. Le champ d’application de la LPMA est également limité à la Suisse. Par conséquent, on peut constater que ni l’art. 119 al. 2 CF ni l’art. 4 LPMA ne contiennent une interdiction de reconnaître les liens de filiation établis à l’étranger par le biais d’une mère porteuse.68 En l'absence de règles spécifiques, les autorités doivent trouver des solutions en se basant sur les normes existantes sur l'établissement du lien de filiation. La reconnaissance de la décision étrangère concernant la maternité de substitution doit encore être conforme aux principes du droit international privé suisse et notamment ne pas être manifestement contraire à l'ordre public suisse. L’intérêt de l'enfant est un critère prépondérant d'ordre public. L’art. 119 al. 2 CF protège la dignité humaine et concrétise ainsi l’art. 7 CF qui prévoit en tant que norme fondamentale la protection de la dignité humaine dans l’ensemble de l’ordre juridique. Ces aspects doivent être pris en compte au cas par cas. 64 Art. 255 al. 1 CC. 65 Art. 260 al. 1 CC. 66 Art. 261 ss CC. 67 Voir le «Rapport sur la maternité de substitution», Rapport du Conseil fédéral du 29 novembre 2013 en

exécution du postulat 12.3917 du 28 septembre 2012, § 3.2.3. 68 Ibid, § 5.1.

83MATERNITÉ DE SUBSTITUTION : À QUELS PARENTS ET À QUELLE(S) NATIONALITÉ(S) LES ENFANTS ONT-ILS DROIT ?

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Lors du premier contact des autorités suisses avec les parents d’intention, l’enfant vit généralement déjà avec eux et ils ont déjà la garde de l’enfant. Se pose alors la question de la reconnaissance ou l’établissement juridiques du lien de filiation: (1) dans le contexte du père d’intention, soit par une reconnaissance d'enfant (art. 73 LDIP69) ou par la transcription directe du jugement étranger ou de l’acte de naissance étranger (art. 70 LDIP) soit sur les registres d’état civil, ou (2) pour les parents d’intentions, par l’adoption (art. 78 LDIP). L'autorité compétente devra dès lors examiner si l’un des critères de rattachement retenus par la LDIP pour admettre la validité de la décision rendue à l'étranger ou la transcription de l’acte de naissance étranger est réalisé. Comme précité, les autorités suisses n’ont pas l’obligation, conformément à l’art. 119 al. 2, let. d CF, de refuser systématiquement les liens de filiation établis à l’étranger par le biais d’une mère porteuse.70 Un tel lien de filiation peut être reconnu s’il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant. La protection de la dignité de l’enfant et/ou de la mère porteuse peut être considérée comme une violation de l’ordre public qui, dans un cas concret, mène à une décision contre la reconnaissance d’un tel lien de filiation.71 Le retrait de l’enfant des parents d’intention en Suisse ne devrait être envisagé que si l’enfant est exposé à un danger pressant et durable sous la garde des parents d’intention et que si cette mesure soit donc justifiée. Pour la mère d’intention, si la mère porteuse a été inscrite dans le registre de l'état civil suisse en tant que mère, la filiation ne peut être établie que par adoption, pour autant que les parents y aient consenti ou que l'on puisse faire abstraction de leur consentement.72 En effet, la mère d'intention ne peut pas reconnaître l’enfant, ni agir en constatation de la maternité, quand bien même l'un de ses ovules aurait été à l'origine de la conception. La filiation paternelle peut résulter d'une reconnaissance d'enfant, d'une action judiciaire en paternité ou d'une adoption. La reconnaissance d'enfant et l'action en paternité nécessitent que la filiation maternelle soit établie. Aucune autre filiation paternelle ne doit par ailleurs avoir été établie, notamment sur le fondement de la présomption de paternité du mari de la mère porteuse. Si les liens de filiation résultant d'une situation de maternité de substitution à l'étranger ne sont pas reconnus en Suisse, il sera néanmoins possible dans certains cas d'établir un lien de filiation à l'égard de l'un ou des deux parents d’intention. Une personne mariée peut adopter un enfant avec son conjoint ou 69 Loi fédérale du 18 décembre 1987 de droit international privé; RS 291. 70 Voir le «Rapport sur la maternité de substitution», Rapport du Conseil fédéral du 29 novembre 2013 en

exécution du postulat 12.3917 du 28 septembre 2012, § 3.2.3. 71 Ibid. § 3.5. 72 Art. 265a à 265d CC.

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peut adopter l'enfant de son conjoint, notamment lorsque le père a reconnu l'enfant. Dans ce cas-là, l'adoption reste donc le seul moyen pour créer un nouveau lien de filiation entre l'enfant et le père d’intention. Les parents juridiques de l'enfant (la mère porteuse et son mari) doivent en principe y consentir, à moins que l'on puisse faire abstraction de leurs consentements dans les conditions restrictives de la loi.73 L'adoption par une personne seule est exceptionnelle. Le droit suisse de l'adoption ne permet actuellement ni à un couple homosexuel lié par un partenariat, ni à des concubins (hétérosexuels ou homosexuels) d'adopter ensemble. Cependant, des travaux parlementaires sont en cours à ce sujet.74 Finalement, les conditions de l'adoption, en particulier les conditions d'âge, sont assez restrictives, de sorte que les parents d'intention ne sont pas toujours en mesure d'adopter.75 L’état actuel du droit concernant la filiation (décrit ci-dessus) a été mis en examen par le tribunal administratif du canton de Saint-Gall en 2014. Celui-ci a rendu un verdict historique76: il a reconnu un couple d’hommes comme étant les parents d'un enfant né aux États-Unis de mère porteuse. D’après le jugement rendu, le bien-être de l'enfant doit être prioritaire. Les deux hommes, originaires du canton de Saint-Gall et vivant en partenariat enregistré en Suisse, avaient cherché en vain à faire reconnaître un acte de naissance californien auprès de l'office d'état-civil cantonal. Ce dernier ne voulait pas enregistrer les deux hommes en tant que pères. D’après l'acte de naissance, ceux-ci sont pourtant les parents de l’enfant. L'enfant a été conçu par fécondation artificielle de l'ovule d'une donneuse anonyme, avec le sperme de l'un des deux partenaires. L'acte de naissance se base sur une décision judiciaire d'un tribunal californien («pre-birth parentage order»), selon laquelle les deux hommes sont les parents de l’enfant et que la mère porteuse et son mari ne voulaient ni exercer leurs droits parentaux, ni assumer des responsabilités en la matière. L'enfant vit avec ses deux pères en Suisse. Cette situation exige, dans l'intérêt de l'enfant, mais aussi d'une situation juridique claire et uniforme, une reconnaissance du lien de filiation de l'enfant avec les deux hommes. Le Département st-gallois de l'intérieur a soutenu l'appel des deux hommes et a ordonné leur inscription en tant que pères au registre suisse des personnes. Dans un arrêt du 19 août 2014, le Tribunal administratif a confirmé la reconnaissance des deux hommes en tant

73 Art. 265a à 265d CC. 74 Voir en outre l'arrêt dans l'affaire Emonet et autres c. Suisse (Cour EDH, requête n° 39051/03). 75 Cf. art. 265 et 266 CC. Il faut se poser la question si les parents d’intention ont commis des actes criminelles

en voyagent avec l’enfant. C’est le sujet d‘un autre débat. 76 Urteil Verwaltungsgericht, 19 août 2014,

(http://www.gerichte.sg.ch/content/gerichte/home/dienstleistungen/rechtsprechung/verwaltungsgericht/entscheide-2014/b-2013-158.html).

85MATERNITÉ DE SUBSTITUTION : À QUELS PARENTS ET À QUELLE(S) NATIONALITÉ(S) LES ENFANTS ONT-ILS DROIT ?

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que pères. Ni une reconnaissance de paternité, ni une adoption de la part du père génétique ne sont nécessaires. La cour a partiellement reconnu le recours de l'OFJ; sa filiation génétique doit également figurer dans le registre. Le jugement n'est pas encore définitif, puisque l'Office fédéral de la justice (‘OFJ’) a déposé un recours devant le Tribunal fédéral le 26 septembre 2014. Selon l'OFJ, «seul celui des partenaires qui a donné son sperme pour la conception de l'enfant, et qui est donc son père biologique, doit être inscrit dans le registre de l'état civil. La Constitution fédérale garantissant à toute personne le droit de connaître son ascendance, l'OFJ demande par ailleurs que soient inscrits dans le registre de l'état civil la mère porteuse et son mari, qui était juridiquement le père de l'enfant au moment de sa naissance. Le recours à un don d'ovule anonyme devrait également être mentionné».77 Si l’on s’intéresse aux droits de l’enfant, la question du respect des droits fondamentaux se pose d’une manière bien différente: à quels parents les enfants ont-ils droit? 4. La conformité à la Convention EDH et la Convention IDE: le respect de la vie familiale78 l’intérêt supérieur de l’enfant Bien que la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales («Convention EDH») contienne un certain nombre de références spécifiques aux parents, la Convention EDH (ni aucun autre instrument international) ne définit pas clairement la notion de parent; on s’en remet donc au droit national pour identifier les parents juridiques en toute conformité avec les dispositions de la Convention EDH. Il faut ici se référer à l’abondante jurisprudence européenne relative à la protection des liens familiaux établis.79 Les décisions de la Cour font échos au refus de transcription sur les registres de l’état civil français des actes de naissance des enfants nés par gestation pour 77 https://www.news.admin.ch/message/index.html?lang=fr&msg-id=54606 78 Franzina, P. (2011). Some remarks on the Relevance of Article 8 of the ECHR to the recognition of Family

Status Judicially Created Abroad, Diritti Umani e Diritto Internazionale, 5(3), 609-616. / Gerards, J. (2014). Diverging Fundamental Rights Standards and the Role of the European Court of Human Rights. Dans M. Claes et M. De Visser (dir.), Constructing European Constitutional Law (sous presse). Oxford, Royaume-Uni: Hart Publishing.

79 Dans le célèbre arrêt Wagner (Cour EDH, 28 juin 2007, Wagner c. Luxembourg, requête n° 76240/01), la Cour EDH a condamné les autorités du Luxembourg pour avoir refusé de reconnaître l’adoption réalisée au Pérou par une femme luxembourgeoise, au motif que son droit national prohibait l’adoption par une personne seule. La Cour invoque notamment l’existence de liens de facto entre l’enfant adopté et sa mère adoptive et la prévalence de l’intérêt de l’enfant sur les règles de droit international privé. Dans la même veine, la Cour EDH a eu l’occasion d’estimer que le refus par les autorités helléniques de reconnaître l’adoption légalement prononcée aux États-Unis d’un jeune adulte par son oncle doit répondre à un «besoin social impérieux» (Cour EDH, 3 mai 2011, Négrépontis-Giannisis c. Grèce, requête n° 56759/08). La Cour rappelle que les juges nationaux ne peuvent «raisonnablement passer outre au statut juridique créé valablement à l’étranger et correspondant à une vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention» (Cour EDH, 28 juin 2007, Wagner c. Luxembourg, préc.).

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autrui à l’étranger. Il est en effet permis de penser que, même obtenu au terme d’un contournement d’une loi nationale, le statut juridique régulièrement créé à l’étranger entre l’enfant né d’une mère porteuse et ses parents d’intention devrait produire des effets de droit en Suisse, dès lors qu’il correspond à une vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention EDH: non seulement parce qu’un acte d’état civil étranger établit leur filiation, mais aussi parce qu’une relation affective s’est développée entre eux.80 Au-delà de la Convention EDH, article 3§1 de la Convention internationale des droits de l’enfant («Convention IDE») qui prévoit que «dans toutes les décisions qui [le] concernent [...], l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale». Un État, comme la Suisse, a l’obligation, conformément à la IDE, de tenir compte de tous les aspects lors de la pesée des intérêts. Parmi ces aspects, le bien-être de l’enfant figure en premier lieu – considéré in concreto – et donc toutes les obligations y relatives comme la protection de l’enfant contre toutes formes d’abus et d’abandon (art. 19 IDE) ou le droit de chaque enfant à être enregistré à sa naissance, sans aucune discrimination (art. 7 IDE). Les aspects tels que l’enlèvement, la vente ou la traite d’enfants, à quelque fin que ce soit et sous quelque forme que ce soit (art. 35 IDE) doivent également être pris en considération.81 La Convention EDH et la Convention IDE fixent des normes minimales concernant les droits de l’enfant qui ne doivent pas être dépassées par les États. La Cour EDH s’est prononcée sur la question de la reconnaissance juridique du lien de filiation entre parents d’intention et les enfants dans les affaires de Mennesson c. France et Labassee c. France82. Dans ces deux arrêts de chambre rendus par la Cour EDH le 26 juin 2014, la France a été condamnée en matière de gestation pour autrui au titre de la violation de l’article 8 Convention EDH. Les affaires portent sur le refus des autorités françaises de reconnaître une filiation légalement établie aux États-Unis (Cour suprême de Californie et Tribunal de l’État du Minnesota) entre des enfants nés d’une GPA et le couple ayant eu recours à ce procédé de procréation. Pour la Cour EDH, concernant le droit des enfants requérantes au respect de leur vie privée, la France, sans ignorer que les enfants requérantes ont été identifiées en Californie comme étant les enfants des requérants parents d’intention, leur nie néanmoins cette qualité dans son ordre juridique. Telle contradiction porte atteinte à leur identité au sein de la société française83. Par ailleurs, même si l’article 8 de la Convention ne garantit pas un droit d’acquérir une nationalité 80 Mennesson § 45. 81 Voir le «Rapport sur la maternité de substitution», Rapport du Conseil fédéral du 29 novembre 2013 en

exécution du postulat 12.3917 du 28 septembre 2012, § 3.5. 82 Cour EDH, 5e Sect. 26 juin 2014, Labassée c. France (requete n° 65941/11). 83 Mennesson, § 100 et 101.

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particulière, il n’en reste pas moins que la nationalité est un élément de l’identité des personnes. Or, bien que leur père biologique soit français, les enfants requérantes sont confrontées à une incertitude troublante quant à la possibilité de se voir reconnaître la nationalité française. Telle indétermination est de nature à affecter négativement la définition de leur propre identité. En outre, le fait que les enfants requérantes ne sont pas reconnues en droit français comme étant les enfants des requérants parents d’intention, a des conséquences sur leurs droits de succession de ceux-ci84. Au regard de l’importance de la filiation biologique en tant qu’élément de l’identité de chacun, la Cour EDH ne prétend qu’il est conforme à l’intérêt d’un enfant de le priver d’un lien juridique de cette nature alors que la réalité biologique de ce lien est établie et que l’enfant et le parent concerné revendiquent sa pleine reconnaissance. Or non seulement le lien entre les enfants requérantes et leur père biologique n’a pas été admis à l’occasion de la demande de transcription des actes de naissance, mais aussi par la voie d’une reconnaissance de paternité ou de l’adoption ou par l’effet de la possession d’état. La Cour EDH estime, compte tenu des conséquences de cette grave restriction sur l’identité et le droit au respect de la vie privée des enfants requérantes, qu’en faisant ainsi obstacle tant à la reconnaissance qu’à l’établissement en droit interne de leur lien de filiation à l’égard de leur père biologique, l’État défendeur est allé au-delà de ce que lui permettait sa marge d’appréciation. Étant donné aussi l’importance qu’il y a lieu d’accorder à l’intérêt de l’enfant procède à la balance des intérêts en présence, le droit des enfants requérantes au respect de leur vie privée a été méconnu. Au terme de ses deux arrêts, la Cour a rappelé que, en l’absence de consensus en Europe, les États membres bénéficient d’une large marge d’appréciation s’agissant de la décision d’autoriser ou non ce «mode de procréation»85. La Cour EDH a condamné la France, non pas sur le fondement du respect de la vie familiale des parents, mais au nom du respect de la vie privée (i.e. l’identité) de l’enfant. La violation prononcée signifie qu’une interdiction totale de l’établissement du lien de filiation entre un père et ses enfants biologiques nés d’une gestation pour autrui à l’étranger est contraire à la Convention EDH. Elle a toutefois rappelé que, lorsqu’un aspect essentiel de l’identité des individus est en jeu, cette marge d’appréciation doit être atténuée, pour une meilleure prise en considération des intérêts en présence. Or, refuser de reconnaître le lien de filiation légalement établi à l’étranger équivaut à porter atteinte à l’identité de l’enfant au sein de la société française lorsque le lien biologique avec l’un des parents est indéniable. 84 Mennesson, § 97. 85 Mennesson, § 79.

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Une interprétation restrictive de ces arrêts signifierait que les États membres – et en particulier la France – pourraient respecter l’article 8 de la Convention dès lors qu’ils se bornent à reconnaître le lien juridique de filiation entre le père biologique et les enfants nés par gestation pour autrui. Mais ce faisant, la mère d’intention (ou dans d’autres cas, le deuxième parent d’intention86 sans discrimination87; i.e. l’arrêt du 19 août 2014, Saint-Gall), par hypothèse aussi impliquée que la mère ou le deuxième parent d’intention dans le projet parental et l’éducation des enfants, pourrait être littéralement laissée à l’écart. De nombreux arguments plaident en faveur d’une lecture plus extensive des arrêts Mennesson et Labassee, en particulier la nécessité de protéger le droit de toute la famille ainsi constituée de «vivre ensemble dans des conditions globalement comparables à celles dans lesquelles vivent les autres familles»88. Il serait pour le moins incongru que le droit des enfants à «établir les détails de (leur) identité d’être humain»89 ainsi que leur «intérêt supérieur» se satisfassent de la véritable fracture juridique au sein de leur famille qu’entraînerait la reconnaissance asymétrique des liens avec chacun de leurs parents d’intention. Il est donc regrettable que la Cour n’ait pas d’emblée levé l’incertitude sur ce point pourtant crucial. Quatre affaires similaires sont actuellement pendantes devant la Cour EDH.90

86 Sur l’appréhension conventionnelle – notamment via le principe de non-discrimination – des différentes

formes de structures familiales: Cour EDH, G.C. 19 février 2013, X. et autres c. Autriche (requête. n° 19010/07); Cour EDH, G.C., 7 février 2013, Fabris c. France (requête n° 16574/08); Cour EDH, 5e Sect. 15 mars 2012, Gas et Dubois c. France (requête n° 25951/07).

87 Sur l’interdiction des discriminations fondées sur l’orientation sexuelle: Cour EDH, G.C. 7 novembre 2013, Vallianatos c. Grèce (requête n° 29381/09); Cour EDH, 1e Sect. 24 juin 2010, Schalk et Kopf c. Autriche (requête n° 30141/04).

88 Mennesson, § 92. 89 Mennesson, § 96. 90 Laborie c. France (requête n° 44024/13): impossibilité pour un couple français d’obtenir en France la

reconnaissance du lien de filiation entre eux et des enfants nés en Ukraine d’une gestation pour autrui. L’affaire a été ajournée dans l’attente de de la décision de la Cour dans les affaires Mennesson et Labassee. Foulon c. France (requête n° 9063/14) et Bouvet c. France (requête n° 10410/14): impossibilité pour un français d’obtenir en France la reconnaissance du lien de filiation entre lui et un enfant né en Inde d’une gestation pour autrui. Les affaires ont été ajournées dans l’attente de de la décision de la Cour dans les affaires Mennesson et Labassee. Par ailleurs, une affaire contre la Belgique et une affaire contre l’Italie portent sur la problématique de l’arrivée sur le territoire national des enfants nés de GPA à l’étranger. Paradiso et Campanelli c. Italie (requête n° 25358/12): refus des autorités italiennes de transcrire le certificat de naissance d’un enfant né d’une GPA en Russie. Les requérants se plaignent également de ce que, après son arrivée en Italie, l’enfant a été placé en vue d’être adopté et qu’ils n’ont aucun contact avec lui et dénoncent en outre le caractère inéquitable de la procédure à l’issue de laquelle les juridictions italiennes ont déclaré l’état d’abandon de l’enfant et l’ont placé en institut. Requête communiquée au Gouvernement italien le 9 mai 2012.

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5. Section B - Droit à l'acquisition d'une nationalité - Citoyenneté et apatridie La détermination d’une nationalité est souvent liée (mais pas toujours) à la détermination des parents juridiques. Des semaines (voire même des mois) peuvent s’écouler jusqu’à ce que les droits parentaux soient réglés correctement. Il est donc possible que les parents d’intention suisses doivent attendre à l’étranger avec l’enfant né de maternité de substitution et ne puissent pas entrer en Suisse. Pendant cette période, l’enfant n’acquiert pas la nationalité des parents d’intention. Dans le cas d’une maternité de substitution, plusieurs questions se posent: l'enfant peut-il acquérir la nationalité de son/ses parent(s) d’intention? L'enfant peut-il acquérir la nationalité de l'État dans lequel il/elle est née? Comment s’organise la prévention de l'apatridie de ces enfants, et quelles obligations ou normes internationales s’appliquent? S'il est admis que le droit à la nationalité est un droit de l’homme universel, aucun instrument international ne précise à quelle nationalité un enfant peut prétendre.91 Il faut aussi prendre en compte le fait que les traités concernant les droits de l'homme n'intègrent pas un droit au choix de la nationalité. Cependant, dans le cadre du présent article, il est important de noter que «chaque enfant a le droit d'obtenir une nationalité»92. La reconnaissance de l'enfant en tant que citoyen nécessite quelques mesures concrètes, telles qu'un enregistrement immédiat à la naissance ainsi que l'attribution d'une nationalité. Cependant, la Convention IDE estime qu'une approche plus large est nécessaire. En vertu de l'article 7 al. 2 IDE, les États doivent prendre les mesures nécessaires pour assurer le respect du droit de l'enfant à une nationalité. Lorsque l'enfant a acquis une nationalité en raison de son lieu de naissance (jus soli) – par exemple aux États-Unis, on peut considérer que les exigences de l'article 7 al. 1 IDE sont respectées même si l'État des parents d’intention refuse de reconnaître la filiation avec les parents d’intention et donc de reconnaître l'acquisition par filiation de la nationalité de ces parents. Si les deux États concernés font partie de la IDE, l'article 7 al. 1 IDE impose alors tant à l'État des parents d’intention qu'à celui où la maternité de substitution s'est déroulée, une obligation de résoudre ce conflit de manière à protéger l'intérêt supérieur de l'enfant. Des conventions spécifiques ont été promulguées en 1954 et 1961 pour remédier à l'apatridie: la convention relative au statut des apatrides (la ‘Convention de

91 Wells-Greco, M. (2013). Surrogacy, Parenthood and Nationality: Much Ado About Everything. Dans S.

Rutten et K. Saarloos (dir.), Van Afstamming tot Nationaliteit. Opstellen aangeboden aan professor mr. G. R. de Groot ter gelegenheid van zijn 25-jarig ambtsjubileum als hoogleraar rechtsvergelijing en internationaal privaatrecht aan de Universiteit Maastricht. Antwerpen, Pays-Bas: Kluwer.

92 Article 7 Convention IDE.

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1954’) et la convention sur la réduction des cas d'apatridie93 (la ‘Convention de 1961’). Aucune de ces Conventions ne résout le problème, car elles ne définissent pas qui est la mère ou les parents en cas de maternité de substitution. Afin d'obtenir une interprétation satisfaisante du droit à la nationalité pour un enfant né de mère porteuse, il est nécessaire de trouver une solution au principe que l'attribution et le contrôle de la nationalité entrent dans le cadre de la juridiction de l'État, c'est-à-dire que ce sont des points qui doivent être fixés par les lois nationales de l'État en question, en prenant en compte le fait que la législation internationale impose certaines limites au pouvoir de l'État et que celles-ci sont liées aux demandes imposées par le système international portant sur la protection des droits de l'homme. Pour éviter une situation d'apatride à la naissance, ce qui est le cas pour la maternité de substitution, on peut voir un consensus se mettre en place entre les États pour que la nationalité soit accordée via le droit du sol à un enfant qui serait autrement apatride. Cette conclusion a été particulièrement renforcée par les faits récents qui se sont déroules sur les continents Européen et American. Ces derniers s'allient à la Convention américaine sur les droits de l'homme pour l'attribution d'une nationalité via le droit du sol afin d'éviter la situation apatride initiale.94 Dans le cadre d'une situation apatride due à la perte, la renonciation ou la privation de la nationalité, la loi internationale portant sur les droits de l'homme ne fait pas mieux que la Convention de 1961 sur la situation d'apatride. Pour passer de la théorie à la pratique, une étude comparative suggère qu'aucun enfant n'est resté apatride à vie suite à une maternité de substitution. Dans un certain nombre d'États, les autorités légales ou administratives ont essayé de créer au minimum des solutions partielles, en particulier afin de permettre à un enfant né suite à une maternité de substitution dans le cadre d'un arrangement international d'entrer sur le territoire des parents d'intention et de déclarer l'enfant né d'une mère porteuse citoyen de cet État. Ces solutions ont souvent été mises en place dans le cadre de maternités de substitution non contestées et impliquant des mères porteuses, et ces solutions proviennent souvent de la prise en compte des meilleurs intérêts de l'enfant. Certains États ont légiféré dans ce contexte. Il est nécessaire d'avoir une approche sûre et cohérente. Au niveau européen, le Conseil de l'Europe, via la Recommandation 2009/13, recommande dans le Principe 12 que les États signataires «appliquent en faveur des enfants leurs dispositions sur l'obtention de la nationalité selon le droit du sang si une relation familiale parent-enfant est établie ou reconnue par la loi dans le cadre d'une procréation médicalement assistée». Cependant, la Recommandation ne résout pas les situations se présentant en Europe et pour lesquelles la législation ou la politique de l'État des parents d'intention ne reconnait pas le lien entre les 93 La Suisse n’a pas signée. 94 Article 20.

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parents d'intention et l'enfant. Comme décrit précédemment, cela peut être le cas en Suisse. 6. Possibilités de champs d’action: À quels parents et à quelle(s) nationalité(s) les enfants ont-ils le droit? Tant qu’on ne disposera pas d’instruments qui règlent la maternité de substitution sur le plan international et que ceux-ci permettent d’arriver à un accord en ce qui concerne les intérêts, les parents d’intention sont invités à prendre les mesures appropriées et à s’informer. Le Conseil fédéral suisse conclut que les intérêts des enfants concernés peuvent être protégés, dans certains cas, sur la base de la législation suisse actuelle. Même s’il existe des bases légales, «la situation est globalement insatisfaisante»95. Au regard de l’enfant né, il résulte que le droit de l’enfant demande un encadrement minimal, par exemple: • il s’agirait d’assurer que le deuxième parent d’intention (le cas échant dans

le cas à Saint-Gall) possède un statut légal au regard de l’enfant. Il s’agirait également de tendre à éliminer la filiation juridique «boiteuse», à garantir que les enfants puissent acquérir une nationalité, à garantir que leur droit de connaître leur identité est protégé et à instaurer des procédures pour les protéger de tout danger. Le risque est réel que la situation qui prévaut aujourd’hui trahisse ces enfants sur tous ces points. Concernant le droit de connaître son identité, tous les enfants n’éprouvent pas le besoin de savoir d’où ils viennent. Mais chaque enfant doit en avoir la possibilité96;

• indépendamment de l’établissement de la filiation, les questions de savoir quelles personnes devraient avoir accès à des procédures de médecine de procréation ont été soulevées;

• un enfant mis au monde par une mère porteuse devrait acquérir automatiquement une nationalité. Un enfant né dans le cadre d'un arrangement impliquant une maternité de substitution devrait automatiquement obtenir la nationalité de l'État du domicile des parents d'intention (ou de celui d'un des parents d'intention si ceux-ci ne sont pas citoyens de l'État en question), et cet État devrait s'assurer que la naissance de l'enfant est correctement enregistrée. Même sans amendement de la Loi nationale sur la citoyenneté, une attribution discrétionnaire de la nationalité devrait être possible dès lors qu'un des futurs parents est génétiquement lié à l'enfant. En France – malgré son interdiction – la Ministre de la justice a

95 Voir: Office fédéral de la justice. (2013). Rapport sur la maternité de substitution: rapport du Conseil

fédéral du 29 novembre 2013 en exécution du postulat 12.3917 du 28 septembre 2012, § 5.1. Berne, Suisse: Confédération suisse.

96 Voir le rapport du Groupe de travail en France «Filiation, origines, parentalité», rendu public en avril 2014, pp. 192-198 (à son sujet, lire ADL du 6 juin 2014).

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utilisé «une solution intermédiaire» pour combler ce vide juridique. En permettant un certificat de nationalité française aux enfants même si le lien parents-enfants n'est pas reconnu97;

• dans l'éventualité où le pays ne veut pas ou est dans l'incapacité d'accorder la citoyenneté et par conséquent d'enregistrer la naissance, il revient au pays de naissance de s'assurer que l'enfant ne demeure pas apatride. La proposition suivante devrait être adoptée (avec les amendements nécessaires aux lois portant sur la citoyenneté à la naissance): un État doit accorder sa citoyenneté à la naissance à un enfant né sur son territoire lorsque les parents sont inconnus ou s'ils n'ont pas la nationalité de l'État en question, et si l'enfant serait autrement apatride. Au Royaume Uni, où la maternité de substitution a posé des problèmes lors de l'obtention de la nationalité, cette question a été traitée via un pouvoir discrétionnaire dans le cadre de la loi sur la nationalité britannique, afin d'inscrire un enfant en tant que citoyen suite à une demande.98 Cependant, les destinations populaires de maternité de substitution telles que l'Inde, la Thaïlande, et l'Ukraine continuent de faire preuve d'un manque de législation en la matière (au minimum en ce qui concerne la citoyenneté) et, par conséquent, l'enfant né d'une mère porteuse est souvent né apatride et sans que sa naissance soit nécessairement enregistrée;

• les États doivent prendre en compte et modifier (clarifier) si nécessaire les définitions légales de «parent», «mère», et «père» pour la loi sur la nationalité. Même sans une modification de la législation du pays concernant la nationalité, il devrait être possible d'accorder une nationalité en toute discrétion, d'autant plus que l'un des parents d'intention est lié génétiquement à l'enfant. De même, il est envisageable que la loi concernant la nationalité soit modifiée afin de prendre en compte les cas de maternité de substitution. L'Autriche est par exemple un État qui dispose d'une législation dans ce cas99.

7. Conclusions finales Au regard de la position suisse actuelle, comment maintenir l’interdiction posée par le législateur et endiguer les comportements parentaux, tout en épargnant les enfants? Convient-il de maintenir une politique qui n’accepte pas la transcription des actes étrangers au nom de la défense de l’ordre public? Ou doit-on admettre la transcription des actes de naissance valablement établis en dehors des frontières en indiquant le ou les parents d’intention comme parents juridiques, 97 En France - La circulaire Taubira du 25 janvier 2013 prévoit à ce sujet que le «seul soupçon» d’une

convention de mère porteuse ne doit pas faire obstacle à la délivrance d’un certificat de nationalité française à l’enfant dont la filiation est établie à l’égard d’un parent français par l’acte de naissance étranger. Il ne s’agit là que d’une question de nationalité, non de filiation.

98 Articles 1(5)(a) et (5A)(a) la loi sur la nationalité («British Nationality Act») 1981. 99 Article 7(3) la loi sur la nationalité («Bundesgesetz mit dem das Staatsbüurgerschaftsgesetz geandert wird»).

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dans l’intérêt de l’enfant? Convient-il de maintenir un choix législatif de la famille biparentale ou d’élargir le nombre de parents? La confrontation à de telles situations est inévitable et place nécessairement en difficulté le droit, au regard de la prééminence de l’intérêt de l’enfant, consacré par les Conventions EDH et IDE. Ne pas répondre à ces défis juridiques revient à abandonner ces enfants dans un vide juridique total. Il est certain que la situation qui prévaut aujourd’hui est loin d’être satisfaisante pour les États et parties concernés et, surtout, pour les enfants nés suite à ces conventions. Il existe un danger réel que souvent, la situation actuelle ne parvienne pas à garantir le respect des droits et intérêts fondamentaux des enfants.

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COMMENT FAIRE POUR BIEN FAIRE? UNE PRÉOCCUPATION DES FAMILLES QUI TRAVERSE LE TEMPS ROSETTE POLETTI Psychothérapeute, pédagogue, infirmière et chroniqueuse presse, Suisse Prendre des décisions justes, basées sur des valeurs essentielles, voilà ce qui est difficile et qui semble le devenir toujours plus. Depuis 27 ans maintenant, tous les dimanches sans exception, je tente de répondre aux questions que me posent les Romands. À raison d’une moyenne de 10 mails par semaine sur 1404 semaines, cela fait plus de 14’000 requêtes, questions, situations complexes. J’ai tenté de réaliser un survol général de ces questions en me focalisant plus particulièrement sur celles qui étaient en rapport avec la famille et les enfants. Parmi les grands thèmes on trouve: • les relations de couple; • les relations parents-enfants; • les relations grands-parents-parents-enfants; • les difficultés liées à la maladie de l’un des parents (physique ou psychique); • la place des enfants dans le processus de deuil d’une famille; • les tentatives de suicide et les suicides d’adolescents; • le burn-out et les problèmes au travail; • la constatation de la diminution du respect dans les rapports enfants-adultes; • ces dernières années, internet est encore venu compliquer la tâche éducative

des parents.

Bon nombre de ces questions et requêtes sont redirigées vers des associations, des personnes-ressources ou des institutions spécialisées, bien sûr. Je ne traite ici que des questions qui peuvent intéresser plus largement, au-delà de la situation particulière. Comment faire pour bien faire face à tous ces défis, face à toutes ces interrogations?

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Il fût un temps où les réponses étaient faciles à trouver, on se référait à des valeurs bien établies, partagées en grande partie par ceux que l’on côtoyait. Il y avait aussi des difficultés à surmonter mais elles étaient d’un autre ordre: pauvreté, manque d’accès à la santé et à l’éducation, peu ou pas de possibilité de choisir sa vie, de planifier les naissances. Aujourd’hui, les groupes d’appartenance traditionnels – famille, paroisses, métiers – se défont. La mobilité est devenue une nécessité, les idéologies ont évolué. Les recherches faites sur l’évolution des familles montrent que 8 familles sur 10 n’ont aucun sentiment d’appartenance hors du noyau familial, qui pourtant est devenu très fragile, étant donné que dans 50% des cas, il s’interrompt. Comme le dit Kellerhals, «la famille a basculé dans le provisoire» au moment même où ce lien entre membres d’une même famille est devenu crucial. Jusque dans les années 50, la plupart des sociétés ne laissaient pas les individus définir les modalités de leur vie privée, ce qui est encore le cas dans de nombreux pays d’Asie et d’Afrique. La loi, la moralité, le qu’en dira-t-on réglaient tout. Aujourd’hui, une liberté nouvelle permet aux individus et aux familles de choisir des solutions personnelles. Mais cette liberté a un coût, elle est source de stress. La question se pose sans cesse: «comment faire pour bien faire?», «ai-je raison dans mes choix?». Le recours à des psychothérapeutes, coachs, accompagnateurs et thérapeutes de tous poils augmente. La norme religieuse diminue et les gens ne savent plus où trouver des réponses à leurs questionnements. Les problèmes les plus courants sont encore rendus plus aigus par «l’obligation sociale» de réussir sa vie et d’être heureux, de vivre sans conflit, dans l’harmonie, d’élever des enfants épanouis, aimant l’école. Cette «obligation sociale» est tellement lourde à porter car un grand fossé existe entre les projets familiaux et la réalité. Il n’y a pas de recette toute faite, pas de chemin facile. Il y a des valeurs à retrouver, à honorer, coûte que coûte, en tant que parent et à enseigner aux enfants. Tout au long de ces années, j’ai abordé des thèmes innombrables en relation avec les problèmes mentionnés plus haut.

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Le sens des responsabilités par exemple. Se marier, fonder une famille, c’est accepter une lourde responsabilité, c’est accepter de rester, fidèle, d’apprendre à évoluer avec un partenaire. Élever des enfants, c’est être là pour eux, pour leur développement, pour qu’ils puissent devenir des êtres humains responsables. Ce n’est pas les utiliser pour satisfaire ses fantasmes ou ses regrets en en faisant le sportif qu’on n’a pas pu être ou la mini-miss dans laquelle on se projette. Élever des enfants c’est leur donner leur place, qui est celle d’un enfant qu’on respecte assez pour lui donner des limites et des repères afin de ne pas le laisser devenir un tyran domestique, ou un enfant-roi. C’est oser être des parents protecteurs et solides dont l’enfant a besoin plutôt que des copains dont il ne sait quoi faire. Prendre une décision lorsqu’on est époux et parent, c’est prendre en compte le bien de la cellule familiale autant que le sien, alors que notre société moderne est caractérisée par l’individualisme, cette doctrine qui affirme la primauté de l’individu sur la collectivité! Comment rallumer ce sens des responsabilités envers sa famille lorsque 50% des mariages se terminent en divorce et qu’on a connu les difficultés liées à une famille recomposée? Voilà qui n’est pas simple et pourtant indispensable. Comment faire pour bien faire? C’est toujours se remettre en question d’abord et agir avec discernement plutôt qu’en étant guidé par ses émotions uniquement. Plus une personne a des valeurs humanistes claires, qui donnent une colonne vertébrale à sa vie, plus elle prendra des décisions justes qui tiennent compte des autres. Voici quelques exemples, suite à des mails innombrables sur ce sujet: les problèmes qui se posent sur trois générations. Il y a, en Suisse Romande, de nombreux grands-parents qui sont privés de contacts avec leurs petits-enfants et des petits-enfants qui grandissent sans pouvoir tisser de liens avec les grands-parents. Ces petits-enfants n’auront pas ce sens de la communauté, que constitue une famille sur plusieurs générations, transmission donnée par leurs grands-parents, ils n’auront pas la possibilité d’apprendre à valoriser les personnes âgées dans la société. En fait, on enlève un droit important aux enfants et, bien sûr, aux grands-parents aussi, qui en Suisse, n’ont pas la possibilité légale de demander de maintenir un lien avec leurs petits-enfants, malgré la séparation des parents.

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Comment faire pour bien faire dans ces situations-là? Il n’y a pas de mode d’emploi, mais à nouveau la nécessité de discerner la meilleure stratégie, celle qui provoque le minimum de conflits, tout en assurant les droits de l’enfant. Comment faire pour bien faire dans les situations de maladie et de deuil dans la famille? Que faut-il dire à l’enfant? Faut-il lui parler de la maladie qui affecte son père ou sa mère, son frère ou sa sœur? Faut-il lui parler de la séparation prochaine? Comment l’enfant doit-il être intégré dans les rites de deuil? Comment répondre à ses questions sur la mort et l’après-vie? Heureusement, internet représente une mine d’informations accessibles lorsqu’on se pose une question spécifique. Encore faut-il être capable d’identifier les sources auxquelles on se réfère. Pourtant, au long des années, j’ai pris conscience que les personnes qui demandent des informations désirent s’adresser à quelqu’un qu’elles identifient. Même lorsqu’elles ont les informations qu’elles recherchent, elles ont besoin d’être «confirmées» dans leurs décisions. Elles ont besoin de se sentir soutenues et d’avoir des pistes très pratiques (voir le succès des émissions du Dr. Rufo). Lorsqu’un enfant demande si sa grand-mère hospitalisée va mourir, comment lui répondre, comment faire pour bien faire? Quelle réponse donner à l’enfant qui veut savoir où on va quand on est mort? Autrefois, les représentants des religions donnaient des réponses dans les prêches et les catéchismes, aujourd’hui les parents sont dépourvus devant de telles questions. Autrefois, la plupart des gens affirmaient leur foi, aujourd’hui la plupart d’entre eux reconnaissent leur ignorance sur ces sujets et ne trouvent pas les mots qui rassureraient l’enfant. Comment faire pour bien faire? Il y a tant de domaines où l’on se sent ignorants et impuissants. Il y a tant de questions sans réponse. Comment s’en sortir? Deux grandes voies complémentaires sont possibles. D’une part, la recherche de réponses spécifiques à chaque question dans chaque contexte particulier en cherchant à discerner ce qui fait le plus de bien et le moins de mal dans une situation donnée. Pour cela, il faudrait envisager une manière de regrouper des informations fiables comme la ligne téléphonique anonyme 147, à disposition des parents, grands-parents et autres personnes cherchant une aide à la décision, qui soit laïque et apolitique. D’autre part, il est extrêmement important d’offrir des formations aux jeunes qui envisagent de se marier, aux couples en difficultés et aux parents dépassés. Les religions font de l’excellent travail mais elles ne touchent qu’une infime partie de la population dans ces domaines. Ces cours, journées ou week-end pour lesquels il faudrait trouver un financement, reposerait sur des bases scientifiques et éthiques solides, hors de toute

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appartenance religieuse ou politique. Elles pourraient par exemple reposer sur l’enseignement de l’altruisme, c’est-à-dire le souci désintéressé d’autrui, une disposition à s’intéresser et à se dévouer à autrui; et accroître son bien-être en serait la base. La plupart des problèmes qui se posent aux humains révèlent d’un manque d’altruisme: • tensions dans le couple; • problèmes parents/enfants; • problèmes dans le monde du travail; • conflits entre voisins.

L’énorme travail scientifique réalisé par Mathieu Ricard à ce sujet le confirme. L’altruisme repose sur deux composantes essentielles: • accorder de la valeur à l’autre; • être concerné par sa situation.

«Lorsque cette attitude prévaut en nous», écrit Ricard, «elle se manifeste sous la forme de bienveillance envers ceux qui pénètrent dans le champ de notre attention et elle se traduit par la disponibilité et la volonté de prendre soin d’eux.». En cultivant l’altruisme, en en faisant une manière d’être, le 90% des problèmes qui me sont présentés chaque semaine disparaitraient. Quand l’altruisme imprègne un esprit, il s’exprime instantanément lorsque nous sommes confrontés aux besoins de l’autre. Il s’agit d’accorder à cet autre une bienveillance inconditionnelle, mais lucide. L’altruisme véritable consiste à associer une bienveillance sans limite à un discernement sans faille. Ainsi, il s’agit de prendre en compte les tenants et les aboutissants de chaque situation et de se demander: «quels vont être les bienfaits et les inconvénients à court et à long terme de ce que je vais faire?» Pour pouvoir faire cela, il est nécessaire de devenir conscient, de «se réveiller», comme le dit Anthony de Mello, de réaliser que la vie s’écoule alors qu’on est occupé à autre chose et que nous avons à la vivre en êtres responsables. En tant qu’êtres humains, nous ne sommes pas tout-puissants, loin de là, nous commettons des erreurs, nous faisons de mauvais choix! De tout cela, nous pouvons apprendre, nous pouvons développer l’altruisme en nous, la bienveillance à l’égard de nous-mêmes et des autres, nous pouvons trouver des

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solutions à nos problèmes, des réponses à nos questions, nous pouvons vivre beaucoup plus pleinement que nous le faisons si nous commençons à réaliser que chaque jour compte, que chaque acte posé et chaque parole dite a des conséquences qu’on ne réalise pas. Comment faire pour bien faire? On pourrait conclure avec le poème de Shantideva, poète indien du 7e siècle:

«Tous les bonheurs du monde viennent De la recherche du bonheur d’autrui Toutes les souffrances du monde viennent De l’unique recherche de son propre bonheur»

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MIEUX SOUTENIR LES FAMILLES POUR MIEUX PROTÉGER LES ENFANTS CHRISTINE BULLIARD-MARBACH Conseillère nationale, Fribourg C’est une grande joie de participer à ce Colloque, en tant que co-présidente de l’intergroupe parlementaire enfance et jeunesse, en tant qu’élue démocrate-chrétienne et politicienne de la famille, en tant que maman de trois grands enfants. Le thème de votre colloque parle beaucoup à la politicienne, à la mère de famille et à l’enseignante que je suis. Les enfants sont toujours plus reconnus comme des sujets de droit et cela nous réjouit tous ici beaucoup. De plus, un large consensus prévaut dans notre société pour dire qu’ils doivent être protégés – l’acceptation de la dernière initiative de la Marche blanche le montre, une fois de plus. Toutefois, une question se pose et vous avez le courage de la traiter aujourd’hui: chaque mesure de protection prise en faveur d’un enfant ou d’un jeune n’est-elle pas aussi une mesure qui affaiblit la famille, déjà soumise à rude épreuve? Nous sommes là dans un champ de tension formidable, qui touche à deux de mes valeurs fondamentales: la protection de la jeunesse d’un côté, et de l’autre, la valorisation de la structure familiale, qu’elle soit traditionnelle, monoparentale ou recomposée. Je pense que vous le savez mieux que moi, ces deux valeurs ne doivent pas s’opposer l’une à l’autre. La protection de l’enfant ne signifie pas l’affaiblissement de la famille, comme la valorisation de la famille ne signifie pas non plus l’affaiblissement des droits de l’enfant. Pourtant, il faut bien constater que l’institution «Famille» se fragilise. Les mesures de protection prises pour les enfants ne sont pas à l’origine de cette fragilisation, elles en sont plutôt les témoins. Comme sont témoins nos enseignants, qui assument toujours plus de tâches éducatives nouvelles auprès de nos enfants.

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La fragilisation de l’institution familiale doit nous interpeller toutes et tous, car la famille est le fondement de notre société: • c’est en famille que l’on commence à devenir un être humain épanoui,

responsable et sensible; • c’est en famille que l’on s’éveille au débat d’idées; • c’est en famille que l’on expérimente la notion de communauté de destins,

essentielle au vivre ensemble. La question est donc de savoir comment protéger les enfants sans fragiliser leurs familles. Je crois qu’il convient d’adopter en la matière une approche pragmatique et de définir les priorités. La priorité d’une société est de s’assurer que sa jeunesse s’épanouit et grandit dans de bonnes conditions. Le meilleur moyen pour y parvenir est d’encourager les familles et leur permettre d’assurer, sous toutes leurs formes, les fonctions essentielles dont je vous parlais à l’instant. Et c’est seulement lorsque ces familles ne peuvent pas exercer tout ou partie de leurs fonctions que la protection de l’enfant légitime l’action de l’État. C’est une lourde responsabilité pour les personnes concernées, juges, enseignants, éducateurs, psychologues, assistants sociaux ou policiers. Et pour la société, pour l’autorité politique, pour vous et moi, cela signifie que nous devons tout simplement faire confiance aux praticiens sur le terrain. De nombreux signaux nous montrent que ce n’est actuellement pas le cas. La dernière initiative de la Marche Blanche est clairement une manifestation de défiance à l’égard de nos juges et de l’ordre juridique que nous avons patiemment construit. Mais les juges ne sont pas les seuls concernés. Psychologues, assistants sociaux, enseignants, toutes ses professions font face à une forme de crise de défiance, si vous me permettez cette expression. Dès lors, que faire? Je pense qu’une bonne réponse à apporter serait de créer un nouveau mécanisme, permettant aux personnes chargées de l’application des lois de rendre compte de leurs expériences auprès du législateur. De tels mécanismes existent en matière de droit européen et international, avec les comités de surveillance de la bonne application et du respect des conventions internationales et européennes.

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De telles structures auraient trois mérites à mon sens: • elles permettraient aux praticiens d’échanger sur leurs pratiques et les

difficultés qu’ils rencontrent; • elles permettraient de thématiser, dans l’espace public, des dilemmes qui

restent trop souvent dans les consciences des juges et dans le secret de la fonction;

• elles permettraient d’identifier les cas où le droit est en retard sur la réalité sociale.

Dans le même ordre d’idées, j’aimerais vous parler d’une intervention que j’ai déposée en mars dernier. Il s’agit d’un postulat dans lequel je demande au Conseil fédéral d’examiner, en collaboration avec les cantons, si le droit d’être entendu prévu à l’article 12 de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant est respecté en Suisse. Je pense non seulement aux procédures juridiques, mais aussi aux procédures administratives. Je demande au Conseil fédéral de formuler des recommandations pour l’avenir. Ces recommandations sont, à mon sens, essentielles. Le droit d’être entendu est appliqué de manière très diverse en Suisse et des recommandations, sous la forme de bonnes pratiques, sont aujourd’hui nécessaires. Elles permettraient aux professionnels – et ce ne sont pas seulement des juges – de mieux appréhender leur rôle et de se positionner avec plus d’assurance dans la tension entre la protection de l’enfant et la valorisation de la famille. Ces recommandations permettraient aussi au monde politique, et à l’opinion publique, de voir que les professionnels ont une approche réflexive, essaient d’unifier les pratiques et sont bien conscients des conséquences de leurs actions sur les familles. Une majorité de la Commission de la science, de l’éducation et de la culture s’est ralliée à ma cause et a accepté de transformer ce texte en postulat de commission. Cela me réjouit, comme me réjouit le fait que le Conseil fédéral accepte ce postulat.

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EN FAIT-ON TROP OU PAS ASSEZ? L’herbe est toujours plus verte dans le pré du voisin… ALAIN GREVOT Conseiller pour les questions de protection de l’enfance à l’ODAS (Observatoire national de l’Action Sociale Décentralisée), France Too much! Un exemple dans l’Angleterre de 1987 En 1987, en déplacement sur le terrain d’une équipe rivale, l’équipe de football de Cleveland (Nord de l’Angleterre) fût accueillie par les supporters de l’équipe adverse aux cris de «sodomites, pédophiles». Il ne s’agissait pas d’insultes gratuites comme les hooligans de tous pays excellent à en produire dans les stades, mais de l’illustration des conséquences de ce qui est sans doute l’un des pires excès produits par un dispositif public de protection de l’enfance, le «Cleveland child abuse scandal». Celui-ci fût à l’origine d’un rapport au gouvernement qui déclencha un processus de révision drastique du cadre légal anglais en 1989, le Children Act 1989. Rappelons les faits: Deux pédiatres de l’hôpital de Middlebrough diagnostiquèrent en quelques mois 121 cas d’abus sexuels d’abord sur des enfants vivant dans leur famille, puis sur les enfants des familles d’accueil où les premiers furent placés dans le cadre de ce qui s’appelaient alors des «Place of safety orders», décision de séparation enfant/parents relevant du seul pouvoir de l’administration sociale. Les familles de ces enfants (familles naturelles et familles d’accueil) apprirent peu à peu, les unes des autres, leur situation commune et se tournèrent vers les médias nationaux, lesquels – avec toute la puissance de la presse populaire britannique – mirent peu à peu en exergue l’incroyable nombre d’enfants suspectés d’avoir été victimes d’abus sexuels sur une même période. Le diagnostic avait été posé pour 26 d’entre eux sur la base du seul test «reflex anal dilatation» auquel ces deux médecins – vilipendées nominativement avec une incroyable violence par la presse – accordaient une confiance absolue (l’une d’entre elles avait fait ce test sur ses propres enfants, et la conclusion négative la conforta dans sa croyance en la fiabilité du test, dira-t-elle plus tard aux médias!!). Les plus hautes autorités de santé britanniques déclarèrent à l’issue de l’enquête publique que les deux médecins avaient agi dans le respect des bonnes pratiques médicales.

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Le placement de 96 des 121 enfants concernés fût annulé, après des jours, semaines et mois de procès, par décision de justice ultérieurement. Dans 17 des cas, l’enfant vivait dans un milieu familial comportant au moins une personne ayant été poursuivie ou condamnée pour des faits d’agressions sexuelles, et en tout 25 enfants furent maintenus en placement compte tenu d’un ensemble d’informations et de constats qui fut jugé convaincant par la Justice. Cette affaire fût largement utilisée par le gouvernement conservateur en place pour discréditer le monde du travail social anglais (lié historiquement aux gouvernements travaillistes post seconde guerre mondiale). Cependant le travail de révision législatif conduit par le ministère de la Santé tînt à une distance raisonnable les débats idéologiques en s’appuyant sur la richesse des travaux universitaires en la matière. N’en fait-on pas assez? Les services sociaux des «meurtriers par omission»! La France de 2012 En 2012, se tint dans le centre ouest de la France, au Mans, le procès de deux parents qui furent condamnés à trente ans de réclusion criminelle pour avoir, par des actes de tortures et de barbarie, causé la mort en 2009 de leur fille de huit ans. Cette enfant avait été, au cours de ses deux dernières années de vie, le sujet d’inquiétudes récurrentes de la part de ses enseignants compte tenu de la répétition de blessures, d’absences fréquentes et de comportements alimentaires. Ce procès devint rapidement – dans la presse nationale (qui ne ressemble pas vraiment à la presse populaire anglaise) et les multiples blogs thématiques présents sur internet – le procès du dispositif de protection de l’enfance et plus particulièrement celui des services sociaux. L’affirmation – par un médecin épidémiologiste de l’Institut national de la Santé et des recherches médicales INSERM, un pédiatre travaillant auprès d’enfants pris en charge par l’Aide Sociale l’Enfance100 et une jeune interne venant de publier un livre à succès sur son enfance douloureuse – de deux morts d’enfant par jour du fait d’actes de maltraitance eut un retentissement considérable dans l’ensemble des médias, jetant un doute sur l’efficience et l’efficacité de l’ensemble de l’action publique. Cette situation fait actuellement l’objet d’une mission d’enquête du Défenseur des Droits et de son adjointe Défenseure des enfants visant à comprendre pourquoi le dispositif publique échoua dans sa mission de protection.

100 Service dépendant de la collectivité territoriale «Conseil général» gérant l’action sociale dans chacun des 101

départements de la France métropolitaine et d’outre-mer, devenu depuis la Loi de 2007 réformant la protection de l’enfance, le «pilote et chef de file» du dispositif publique de protection de l’enfance.

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En faire trop ou pas assez… Un reproche constant fait aux politiques publiques de protection de l’enfance depuis leur développement au cours du dernier quart du XXe siècle. Dans la France du début du XXIe siècle, suite à des décès d’enfants par maltraitance (Marina, Nolan, Lenny, Bastien), à des découvertes tardives de la réalité dramatique d’enfants connus – parfois de longue date – des services sociaux (recommandation Défenseur des Droits 2013-252), ou encore suite à des témoignages relatant le parcours particulièrement chaotiques de personnes ayant été prises en charge sur plus d’une décennie par l’Aide Sociale à l’Enfance alors qu’ils étaient délaissés par les parents, il est fréquent d’entendre ou lire un débat se réduisant à mise en opposition de deux visions de la protection de l’enfance. D’un côté l’angélisme des politiques dites familialistes, telle celle en vigueur en France depuis 1958, et de l’autre le réalisme pessimiste des politiques centrées sur l’enfant, telle celle en vigueur dans le monde anglo-américain. Les secondes étant souvent qualifiées, par celles et ceux qui prônent en France leur importation, de plus efficace que les premières en terme de protection des besoins et droits des enfants. Mais la simple évocation de quelques exemples des pratiques anglaises (comme dans le film LadyBird de Ken Loach 1994) provoque un sentiment de répulsion dans le monde du travail social français et des associations de promotion des personnes en situations précaires comme le Mouvement ATD Quart Monde en raison de la violence faite aux familles. Face à ce syndrome de «l’herbe est toujours plus verte dans la pâture de mon voisin» et en tant qu’observateur attentif de l’évolution de la protection de l’enfance dans quelques pays occidentaux depuis la fin des années 1980, il me semble utile de rappeler deux choses invitant à se méfier des simplifications outrancières et comparaisons hâtives et à illustrer le fait «qu’en faire trop ou pas assez» est inhérent à l’ingérence de l’État dans la sphère privée familiale – au nom de l’intérêt de l’enfant – et ce quel que soit le modèle de politique publique en la matière: • rappelons d’abord que les orientations d’un pays en matière de protection de

l’enfance ne sont pas des choix techniques et rationnels faits par les professionnels de ce secteur. Ils sont avant tout l’illustration de ce qui fonde une démocratie, de ce qui fait liens au sein d’une nation, de la place que l’on accorde à la notion de famille et du contenu qu’on lui donne. De ce fait, leur évolution ne peut se faire que dans les limites que ces valeurs démocratiques leur permettent;

• regardons ce que des faits similaires (morts d’enfants connus des services sociaux) ont produit comme effets sur les dispositifs de protection de

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l’enfance de deux pays aussi différents de la France que l’Angleterre et l’Allemagne.

En conclusion, nous tenterons d’identifier ce que les comparaisons internationales permettent cependant de valoriser pour mieux protéger les enfants sans faire pire que mieux tant pour eux que pour leur famille, sans croire cependant qu’on peut sans problème «penser l’impensable et le faire sans faillir»! Les principes d’action en vigueur dans la protection de l’Enfance ne sont jamais que le reflet des valeurs des démocraties où elle agit101! Dans les travaux comparatifs internationaux publiés en 2001 sous le titre «Voyage en protection de l’enfance, une comparaison européenne102», nous insistions sur le fait que les doctrines en vigueur dans les politiques publiques de protection de l’enfance traduisaient les valeurs et principes des démocraties dans lesquelles elles opèrent, et tendaient même à les renforcer, voire parfois à les caricaturer. Ainsi, les dispositifs «centrés sur la famille» sont à l’œuvre dans des pays, comme la France et à un moindre degré l’Allemagne, qui affichent un rôle fort d’alliance entre l’État et la Famille (on y parle de politiques familiales, et l’on se passionne pour le sujet). Alors que les pays aux dispositifs «centrés sur l’enfant» comme l’Angleterre et nombre de pays ou provinces du Commonwealth sont beaucoup plus modérés à ce sujet, n’ambitionnant globalement de venir en appui aux familles (ceux qui s’occupent de l’enfant) qu’en fonction de besoins spécifiques avérés (on y parle de programmes sociaux en direction des parents, des familles de tels ou tels sous-groupes cibles). France et Allemagne, deux pays «centrés sur la famille» mais pas de la même manière Si la France comme l’Allemagne affirment leur volonté de soutenir la famille, de sérieuses distinctions doivent être soulignées entre les deux modèles de démocratie. En effet, les Allemands ont inclus dans les principes de la République fédérale que les familles devaient avoir une réelle possibilité de choix dans l’offre de service que les pouvoirs publics délivrent via notamment 101 La publication de l’ANESM «L’évaluation interdisciplinaire de la situation du mineur/jeune majeur en cours

de mesure» comprend une revue de littérature internationale rédigée par Pierrine Robin et l’auteur du présent article qui donnera de nombreuses informations aux lecteurs désirant mieux connaître les dispositifs allemands, anglais et québécois. Avril 2013 http://www.anesm.sante.gouv.fr

102 Grevot, A. (2001). Voyage en protection de l’enfance, une comparaison européenne. Roubaix, France: ENPJJ.

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les grandes organisations privées qui constitutionnellement jouent un rôle premier dans l’Action sociale. De plus, au cours des années 1970 à 1990, l’Allemagne a vu le puissant mouvement social «antiautoritaire» bâtir une culture de l’action sociale privilégiant la protection de la confidentialité (de la santé, mais aussi du travail social et du paramédical), la négociation et le compromis entre professionnels et usagers au détriment de la contrainte. Ceci en réaction au rôle oppressant et criminel des pouvoirs publics durant les années sombres 1930-1940 national-socialistes. Les fortes tensions entre pouvoirs publics et professionnels du social et de la santé à propos des enjeux démocratiques de l’action sociale en général et de la protection de l’enfance en particulier ont alors débouché sur un droit effectif des usagers à une lisibilité des décisions, des contrats passés entre services sociaux et familles. Alors que, à la même époque (milieu des années 1980), les droits des usagers de la protection de l’enfance (tant dans le champ administratif que judiciaire) étaient en France bien plus une intention (loi du 06.06.1984) qu’une réalité (on attendra 18 ans, soit 2002, pour voir les lois 2002-2 & décret accès des justiciables aux dossiers d’assistance éducative103 reprendre la question). La faute incombe selon nous au poids d’un trait de caractère majeur de la politique publique de protection de l’enfance née à l’aube de la Ve république: le paternalisme bienveillant, une philosophie que les professionnels allemands de l’action sociale et éducative, comme ceux de Belgique, ou encore des Pays-Bas, ont bousculé à la fin des années 1980, ces pays choisissant d’autres voies en privilégiant l’approche négociée, volontaire à l’aide contrainte, imposée, en choisissant d’affronter la question des violences intrafamiliales par une alliance social/éducatif/santé mettant la justice civile et encore plus pénale à distance (au moment où la France renforçait la place de celle-ci dans le traitement de ces situations) et en considérant l’adolescent(e) en danger comme un co-décideur au pouvoir égal à celui de ses parents. Pourquoi parler de paternalisme bienveillant à propos de la France? En effet, fin 1958/début 1959, la toute jeune Ve république porteuse d’une conception de l’État voulu fort et fondamentalement bienveillant, venant en soutien de toutes les familles, a doté notre pays d’une législation visant à intervenir facilement dans la sphère privée familiale sur la base de critères juridiques qualifiés de «souples» par les uns, de «volontairement vagues» par d’autres, inscrit explicitement (art.375 CC) en référence aux pouvoirs et responsabilités données aux parents dans le cadre du concept d’autorité 103 Cadre légal de l’action des juges des enfants, magistrats spécialisés traitant de l’enfance en danger (assistance

éducative) que de la délinquance juvénile. 75% des 250 000 décisions de protection de l’enfance (enfants désignés comme étant en danger et suivis dans leur milieu de vie, et enfants séparés de leurs parents par décision judiciaire et confiés au service de l’Aide sociale à l’enfance, et accueillis en famille d’accueil ou maison d’enfants à caractère social. Voir le site www.oned.fr de l’observatoire national Enfance en danger.

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parentale (art.371-1 CC). Un État indiquant (en général par le biais du Juge des enfants) aux familles les plus en difficulté dans la prise en charge et l’éducation de leur enfant ce qu’il était bon qu’elles fassent et leur demandant d’adhérer à son point de vue dans le cadre d’un dialogue très peu encadré sur le plan procédural, mais aussi plus simple et libre que dans beaucoup d’autres pays. Aujourd’hui en France, la loi 2007-293 réformant la protection de l’enfance a voulu promouvoir à petites touches la négociation, l’entente volontaire formalisée entre professionnels, enfants, jeunes et familles, le mot adhésion (qui signifie que l’un demande à l’autre de bien vouloir accepter peu à peu son point de vue, dans son intérêt cela va de soi…) – bien qu’étroitement lié à la fonction du juge des enfants – reste le plus employé par les acteurs de la protection de l’enfance, montrant ainsi que le paternalisme bienveillant des pères fondateurs de la Ve république imprègne toujours les pratiques professionnelles effectives. Notons – non sans une certaine ironie – que la France n’étant pas vraiment une démocratie symbole d’une culture de compromis et de dialogue social, la loi 2007-293 demande donc aux professionnels français et aux familles de faire un effort que la Nation dans son ensemble ne cherche nullement à légitimer et encore moins à valoriser. Leurs homologues belges ou allemands sont quant à eux nettement plus en phase avec les principes en vigueur dans leur système démocratique (négociation et compromis y jouent un rôle majeur). D’où l’importance encore aujourd’hui en France du juge des enfants dans les interventions de protection de l’enfance, car cette fonction reste un point de repère pour tous dans une démocratie française aujourd’hui pourtant bien différente en pratique de celle de 1958, mais difficile à cerner quant à ses valeurs! Focus sur l’enfant et domination de la doctrine de «common law». Les dispositifs «centrés sur l’enfant», que l’on peut appeler individualistes par opposition à familialistes, sont surtout à l’œuvre dans les démocraties de nature anglo-saxonne. De culture libérale et individualiste, ces sociétés ne tolèrent l’ingérence des pouvoirs publics que si strictement encadrée par le Droit et par de très lourdes contraintes procédurales à vocation garantiste. L’État n’y est pas considéré comme naturellement bienveillant (l’ancienne «loi sur les pauvres» du XIXe siècle qui exigeait que «l’État, dans son rôle de suppléance, n’en fasse pas plus qu’une famille indigente» a marqué les esprits…) et les services de protection de l’enfance sont un mal nécessaire qui, de très longue date, sont critiqués (notamment par la presse populaire) pour en faire trop ou pas assez….. Autant dire que cela ne facilite pas la relation entre ces services et la population! En l’absence d’une vocation incontestée, universelle et constante des pouvoirs publics à soutenir la famille, les pouvoirs publics ne peuvent s’ingérer dans la

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sphère privée familiale que sur la base de critères légalement définis et fondés sur l’état des connaissances scientifiques en matière de besoins et développement de l’enfant, et ce à partir de faits et de preuves formellement établis et actuels. Celles et ceux qui élèvent l’enfant ne sont alors regardés qu’à partir des conséquences éventuelles pour l’enfant de la prise en charge qu’il lui offre. Globalement, nous disions en 2001 dans l’ouvrage précité104 que le but de ces dispositifs est de garantir à l’enfant une famille et non sa famille, ou à défaut une situation stable et sécurisante. Dans les anciennes colonies de la couronne (Canada, Australie, Nouvelle Zélande), les Nations Premières (amérindiens, maoris, aborigènes) n’oublient jamais aujourd’hui de rappeler avec insistance ce que le monde de la protection de l’enfance made in the UK s’est permis de faire au nom des standards et normes «centrées sur l’enfant» en vigueur jusqu’aux lendemains de la seconde guerre mondiale (retrait d’enfants en grand nombre aux fins d’adoption par des familles de souche européenne et recherche d’assimilation totale à la culture occidentale). L’immense effort entrepris en Angleterre depuis 1989 pour établir un «partenariat» avec les familles105 est toujours aujourd’hui handicapé par la crainte inspirée par les pouvoirs et la lourdeur procédurale du dispositif public de protection de l’enfance et de ses «kangaroo courts106». Quand des faits dramatiques montrent qu’affirmer que les «individualistes» sont par essence plus protecteurs pour les enfants que les «familialistes» serait aller un peu vite en besogne! Le face à face avec les morts d'enfants connus des services sociaux de deux cultures professionnelles aussi différentes que celles en vigueur en Allemagne et en Angleterre montre que le focus initial Famille ou Enfant de la politique publique n'est pas malheureusement garant en soi d'une meilleure protection. Leurs prénoms sont Jasmine, Tyra, Kimberley ou encore Victoria, en Angleterre, Celine, Léa-Sophie, Kevin ou Jessica en Allemagne. Tous ces jeunes enfants sont décédés au cours des dernières décennies à la suite d’actes de maltraitance de la part de leurs parents ou familiers. Leur histoire, le procès pénal des auteurs des violences et/ou négligences fatales, ont connu un fort retentissement dans chacun de ces deux grands pays voisins de la France, obligeant les pouvoirs publics à s’interroger sur l’efficacité de leur politique et dispositif de protection de l’Enfance et à se mettre au travail pour faire évoluer les réponses tant en matière de détection des situations de maltraitance que de 104 Voir note 3 105 Voir le document référencé en note 2 106 Terme signifiant «simulacre de tribunal», où tout est joué d’avance

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méthodes et pratiques d’intervention. En Angleterre, comme dans d’autres pays du Commonwealth britannique, la politique de protection de l’enfance est centrée sur l’enfant (Loi sur l’Enfance 1989-2004…), qui plus est l’enfant maltraité ou gravement carencé/négligé, d’où une très grande et ancienne réactivité sur les décès d’enfants. Depuis le début des années 1980, les réformes mises en œuvre (Loi sur les enfants de 1989 et 2004, programmes tel Every child matters) sont toutes liées à des morts d’enfants ou constats de grande médiocrité des réponses en matière de prise en charge de suppléance familiale. Considérant que le traitement pénal de telles situations individuelles n’a de sens, en regard de l’intérêt général, que s’il s’accompagne d’une recherche de compréhension des failles ou dysfonctionnements du système global de protection de l’enfance, les gouvernements anglais qui se sont succédés au fil des ans ont systématiquement initié d’importantes enquêtes évaluatives (comme par exemple le Munro review of child protection) conduits tantôt par un parlementaire, tantôt par une personnalité du monde de la recherche universitaire. Les évolutions issues de ces enquêtes ont essentiellement porté sur: • la collaboration entre les secteurs social/santé/scolaire/police; • le développement d’une culture professionnelle commune; • l’amélioration de l’efficacité des instances locales de coordination autour des

situations les plus préoccupantes; • les méthodes et outils d’aide à l’évaluation initiale et continue.

Sur ce dernier point, l’actuel Gouvernement Cameron a toutefois calmé les ardeurs du monde des professionnels de la protection de l'enfance, estimant que l'investissement financier très important réalisé sur ces sujets au cours des décennies passées n'avait guère empêché les décès d'enfants suivis par les services sociaux. En Mai 2014, un parlementaire Tory va bien au-delà en proposant de confier les services de protection de l’enfance à des entreprises sociales à but lucratif qui «elles» n’hésitent jamais à se remettre en cause. En Allemagne, pays où la politique de protection de l’enfance est centrée sur la famille (tout du moins pour l’enfant de moins de 13 ans) et caractérisée par une tradition de travail social non stigmatisant, attaché à la subsidiarité/progressivité des réponses et distant de la Justice et de la Police, les morts d’enfants ont à partir, du début du XXIe siècle, bouleversé le paysage. La condamnation en 2004 d’un travailleur social de l’Office de la Jeunesse (Jugendamt), service public décliné aux niveaux fédéral et territorial, pour «non-assistance à personne en danger», en l’occurrence un bébé de six mois dont il assurait le suivi, a lancé un processus de réforme modifiant la doctrine d’un système jusqu’alors hostile à l’idée de signaler et de porter atteinte au secret professionnel. Ce sont tout

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d’abord les collectivités territoriales en charge de l’Office de la jeunesse –essentiellement les Länder – qui se sont mises d’accord pour développer des procédures standardisées d’évaluation, une démarche amplifiée ensuite en 2005 par une révision de la loi cadre sur l’Enfance et la Jeunesse. Cette révision a introduit en Allemagne une obligation d’évaluer pour les services du Jugendamt, une évaluation devant être collégiale et impliquant la participation des enfants et de la famille, ainsi qu’une obligation pour les différents acteurs privés ou publics de collaborer à cette évaluation, ceci constituant une évolution encore totalement impensable il y a dix ans. Des points de convergences entre des systèmes différents pour mieux protéger les enfants sans faire pire que mieux! On peut constater qu’aujourd’hui s’opère un mouvement lent mais continu de convergence des différents dispositifs des pays occidentaux autour d’une promotion de pratiques cherchant à obtenir une connaissance fine de l’enfant, de son contexte familial – notamment de l’aptitude de ses parents à prendre en compte ses besoins – et de son environnement de vie, le tout autour d’un dialogue voulu idéalement comme participatif, mais plus surement tentant d’atténuer les craintes et représentations négatives des uns envers les autres. Il est intéressant de voir que les mêmes outils et supports méthodologiques peuvent être utilisés: • par les dispositifs centrés sur l’enfant afin de mieux prendre en compte les

parents et la famille; • et aussi par ceux centrés sur la famille pour ne pas oublier de voir et

entendre l’enfant ou encore pour prendre en compte l’environnement familial et social de l’enfant.

La recommandation d’Avril 2013 de l’ANESM107 présente une bonne vue d’ensemble de ces outils et méthodes, et nous ne pouvons qu’ardemment souhaiter en France que les professionnels s’emparent de ces ressources et que les services publics et associatifs qui mettent en œuvre la politique publique de protection de l’enfance, leur donne aussi progressivement force de directives. Car ce mouvement lent et continu de convergence doit partout s’intégrer en douceur dans des contextes culturels fort différents, s’accompagner d’une évolution des postures qui n’est possible que si les organisations en charge de la protection de l’enfance (collectivités territoriales, organisations

107 Voir note 2

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privées sans but lucratif) en font la promotion, la formation et un axe fort de leur projet opérationnel. Des convergences également autour: • d’un équilibre entre protection de l’intérêt supérieur de l’enfant et soutien à

ses proches: Dans la continuité de la loi 2007-293, la France nous semble devoir poursuivre le rééquilibrage entre la place de l’enfant et celle de ses parents dans notre doctrine à partir des travaux conduit par le groupe de travail de l’Institution du Défenseur des Droits et de la Défenseure des enfants sur le thème de l’intérêt supérieur de l’enfant, où encore en tirant les enseignements des «pannes et failles» du dispositif comme le souhaite le Défenseur des Droits et la Défenseure des enfants;

• d’une clarification in concreto du seuil franchit lorsque le doute qui jusqu’alors bénéficiait à la famille passe au bénéfice de l’enfant et ouvre sur une ingérence plus offensive. Il nous semble par exemple très souhaitable de donner à la notion de particulière gravité une place explicite dans les références légales fondant les interventions de protection de l’enfance afin d’ouvrir une réflexion sur d’une part le contenu concret des pouvoirs d’ingérence donnés aux services socio-éducatifs tant administratifs que judiciaires et d’autre part sur des interventions coordonnées ou conjointes entre services sociaux et services de police/gendarmerie;

• rendre effectif, efficient et efficace les instances visant à articuler sur un plan opérationnel, les domaines du Social, de la Santé, de l’Education et de la Justice, est aujourd’hui une priorité internationalement reconnue pour mieux agir tant auprès des enfants victime de maltraitance que de ceux vivant des situations difficiles compromettant leur développement, leur socialisation. Deux atouts en France actuellement: d’une part les Cellules de Recueil des Informations Préoccupantes centralisées, dotées de personnels compétents pilotant les évaluations et jouant un rôle de personnes ressources pour les autres institutions, dialoguant en permanence avec les parquets des mineurs, et d’autre part les Unités d’accueil médico-légale en milieu hospitalier, accueillant les enfants victimes dans le cadre des procédures pénales mais aussi et surtout jouant – comme les équipes SOS enfants belges le font depuis plus de vingt ans – un rôle de pôle ressource au carrefour du sanitaire, du social et du judiciaire. Ce sont dans ces instances que se bâtit une culture professionnelle commune et une connaissance et confiance réciproque, c’est là que, jour après jour, il est possible d’apprendre à ne pas s’enfermer dans des certitudes, à se remettre en question;

• convergence aussi sur le fait que nous avons beaucoup à apprendre des «usagers», enfants, adolescents, parents et proches. En France, s’est œuvrer concrètement pour que l’application de la loi 2002-2 rénovant l’action sociale débouche sur une réelle prise en compte de l’apport que

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constituent la parole et le point de vue de ses usagers dans l’évaluation et l’évolution des réponses actuellement données. Nous constatons par exemple que les témoignages de parents et de jeunes permettent souvent de bien mieux comprendre ce qui se cachent derrière telle ou telle forme d’action ou de prise en charge que ne le fait la parole des professionnels.

Conclusion Il nous semble nécessaire de dire que le monde professionnel de la protection de l’enfance doit accepter de vivre avec les remises en cause de type «Vous en faites trop ou vous n’en faites pas assez», qui sont inhérentes à sa nature, et en ce qui concerne la France nous ne pouvons que souhaiter que le monde professionnel poursuive sa prise de distance avec les débats dogmatiques ou les propos simplificateurs. Au moment où l’on accepte enfin de reconnaître la réalité des situations de délaissement, où l’on commence à regarder de manière plus positive les ressources de la famille élargie et de l’environnement social, où l’on accepte –non sans douleur – de regarder les «pannes et accidents» du dispositif, je ne peux que souligner ce que de nombreux professionnels de différents pays nous ont répéter au fil des ans: Le souci que l’on a pour un enfant est ce qui doit rassembler professionnels de tout bord, famille et proches et non ce qui doit les opposer; les tensions, les confrontations sont inhérentes à la question de la protection de l’enfance mais si l’enfant est bien au cœur de celles-ci, si le débat est honnête et sincère alors la cause est juste et l’on peut déjà penser que l’on n’aura pas fait pire que mieux.

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LA FAMILLE, CELLULE DE BASE OU ANTIDOTE À LA SOCIÉTÉ? YVES NIDEGGER Avocat, Conseiller national, Genève L’État a longtemps fait preuve d’une grande retenue face au sanctuaire familial, inviolable de peur qu’en portant atteinte à l’autorité intérieure des familles on en vienne à affaiblir l’institution dont la solidité est consubstantielle à celle de la société toute entière, c’est la famille «cellule de base de la société». Puis, au nom des droits de l’enfant, le droit social et le droit conventionnel ont développé un droit qui est devenu un devoir d’ingérence de plus en plus étendu de l’État dans le cadre familial, lorsque celui-ci est jugé dysfonctionnel. Une évolution comparable s’observe avec le droit international public, qui considère historiquement la souveraineté des États comme intouchable, car essentielle à la stabilité internationale, mais connaît depuis peu, au nom du droit humanitaire et des droits de l’homme, un droit d’ingérence, devenu un devoir d’ingérence de la communauté internationale dans les affaires intérieures des États qui dysfonctionnent trop gravement. Cette évolution est-elle justifiée? Sans doute. Génère-t-elle ses propres abus? Certainement, il est des puissances réputées pour avancer leurs propres pions géostratégiques en prétendant promouvoir la démocratie et des droits de l’homme. Le chaos installé, parfois durablement, par le renversement d’une dictature plus ou moins abjecte, est-il un bien pour la stabilité internationale? Pas vraiment. Les populations livrées à l’arbitraire du chaos et d’une pluralité de milices sont-elles mieux loties que lorsqu’elles souffraient de l’arbitraire d’un dictateur unique? On peut en douter. Ces questions méritent aussi d’être posées à propos des interventions de l’État, lorsque mu par les meilleures intentions du monde, il s’invite avec armes sociales et bagages législatifs au chevet de familles qui dysfonctionnent au risque de voir le cytoplasme de la cellule familiale lui exploser au visage, vidant l’enfant avec l’eau sale du bain que l’on pensait assainir. Deux platitudes préalables. Premièrement, ce qui distingue les sociétés humaines de celle des animaux sociaux, comme les abeilles ou les fourmis, ce n’est pas l’intervention de l’État. L’administration des ruches et des fourmilières pourvoit mieux à la prise en charge systématique des jeunes que ne peuvent le

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faire les sociétés humaines. «Une larve, une place de crèche» est une réalité chez les fourmis, une simple promesse électorale chez les humains. Ce qui distingue les sociétés humaines de celle des animaux sociaux, c’est l’existence de familles. L’ordre social de la fourmilière procède d’un code génétique identique, d’une filiation exclusive, d’une hiérarchie unique, matriarcale, incontestée car incontestable. C’est l’individu qui chez les fourmis est au sens propre du mot, la cellule de base de la société, la cellule d’un organe voué à une fonction. À l’inverse, les familles qui composent la société humaine secrètent des différences qu’elles transmettent, différences génétiques mais aussi culturelles et de valeurs. La famille inocule à la société sa pluralité, la rendant ainsi humaine. Plus encore que cellule de base, la famille est l’antidote à la société. Ce par quoi, le politiquement correct s’arrête sur le seuil d’une porte. Ce par quoi la démocratie devient chose pensable et possible du fait de la pluralité des valeurs et des vues du monde. Ce par quoi il existe des traditions de pensées, des histoires, des filiations spirituelles dont les cartes sont rebattues à chaque génération et qu’un pacte républicain fédère, juste assez fort pour les tenir ensemble, juste assez faible pour ne pas les broyer. Les fourmis ne connaitront jamais la démocratie car elles n’ont pas de familles. Deuxièmement, l’enfant est le produit d’un rapport interpersonnel, entre un homme et une femme, idéalement des adultes, lequel oblige l’un envers l’autre ceux qui y ont concouru, en même temps que chacun d’eux individuellement et ensemble à l’égard de l’enfant. Le droit civil est là pour tracer les contours d’un socle minimal d’obligations exigibles au besoin en justice. Dans le chaudron du parlement fédéral, le droit de la famille fait ces dernières années l’objet de plusieurs réformes: le droit du nom et celui de l’autorité parentale viennent d’être révisés, l’entretien de l’enfant est sous toit, on touchera ensuite aux règles de la filiation avec la question de l’adoption homosexuelle, prélude logique à une révision décisive du droit à la procréation assistée. Le maître d’œuvre de ces divers chantiers est toujours le même principe abstrait, celui de l’égalité. Egalité entre les femmes et les hommes d’une part, égalité entre les enfants d’autre part, indépendamment de l’état civil de leurs géniteurs ou répondants. Ce principe, parce qu’il est abstrait, se montre parfois aveugle aux réalités concrètes qu’il a pourtant vocation à régir. Ayant présidé ces deux dernières années la Commission des affaires juridiques du Conseil national par laquelle passent ces travaux législatifs, je retiens de ces réformes qu’elles ont toutes pour effet concret d’augmenter considérablement la porosité du cytoplasme d’une cellule familiale aux limites de l’explosion.

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Tout a commencé avec la Constitution de 1999, réécrite par les juristes de la couronne au prétexte d’un toilettage qui devait ne rien changer à la substance du texte. On y trouve pourtant et pour la première fois une définition juridique de la famille. Pour en être un moi-même, je ne suis pas sûr qu’une société qui confie à ses juristes la mission de définir ce qu’est ou n’est pas une famille soit tout à fait sans reproche sous l’angle du principe de précaution. Tout comme je doute que la définition proposée l’eût emporté devant le peuple si elle avait fait l’objet d’un débat singulier plutôt que d’un passage incognito emballée dans un bloc de 197 articles toilettés à prendre ou à laisser. Il reste qu’au chapitre 3 de la Constitution fédérale, sous la rubrique buts sociaux et au détour d’un art. 41 al. 1 lettre c, la famille est désormais définie comme «communauté d'adultes et d'enfants» que l’État a charge de protéger et d’encourager. L’image d’une communauté séduit par son côté faussement neutre et aimablement soixante-huitard, horizontal à souhait, déstructuré quant à la forme et quant au fond dépourvu de l’élément parental que la sagesse populaire eut peut être considéré comme essentiel à la notion de famille. Si personne ne se réfère jamais explicitement à cette définition constitutionnelle, son contenu hante pourtant l’ensemble des réformes achevées ou en cours. Sur le plan symbolique, la réforme du droit du nom a permis de supprimer la notion de «nom de famille». Il est vrai que même composée d’adultes et d’enfants, une communauté n’a pas besoin que ses membres portent un nom identique. Au nom de l’égalité, le nouveau droit remplace un ancien rapport de droit par un nouveau rapport de force. L’ancien droit était certes asymétrique puisque la loi imposait un nom de famille qui était celui du mari, laissant à la femme la faculté de conserver son nom accolé au nom de famille, mais imposant le sacrifice du nom d’une des lignées, celle de la mère, au profit de celle du père. Cette règle de droit fondatrice et symbolique du mariage était toutefois égalitaire en ceci qu’elle s’appliquait à tous les couples de façon égale, indépendamment du statut social respectif des époux. En interdisant le double nom, qui disait d’une femme mariée à la fois d’où elle venait et où elle était et qui lui garantissant qu’un des noms qu’elle portait soit aussi celui porté par ses enfants, le nouveau droit impose le sacrifice d’un des deux noms de lignée sans dire lequel, livrant ainsi les époux à un rapport de force, avec un gagnant symbolique dont le patronyme sera transmis et un perdant qui n’a d’autre alternative que celle de répudier son propre nom ou alors de le conserver mais sans pouvoir dans ce cas porter le même nom que ses enfants. Au-delà de la contradiction qui consiste à contraindre au nom de la liberté les couples à s’entendre sur le sacrifice d’un nom, alors même que la société civile n’avait rien demandé de tel, l’effet concret du nouveau droit est d’enterrer le nom de famille, ce par quoi ses membres se définissaient jadis et se reconnaissaient.

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Juste revendication théorique des pères, l’autorité parentale partagée, entrée en vigueur ce 1er juillet 2014, a pour effet concret de mettre à mal l’autorité domestique, le législateur ayant saisi l’occasion de cette réforme pour élargir le périmètre de l’autorité parentale, qui ne comprend plus seulement le droit de représenter l’enfant (représentation légale) mais aussi celui de choisir son lieu d’habitation, donc celui de l’autre parent lorsque les co titulaires de l’autorité parentale partagée vivent séparés. À ceci s’ajoute la double représentation des intérêts de l’enfant, y compris financiers à l’égard de l’autre parent devant les tribunaux. L’autorité parentale est historiquement liée à la notion de chef de famille, détenteur de l’autorité domestique sur la maisonnée, exercée jadis par le pater familias, puis par les deux parents ensemble durant le mariage, le juge du divorce devant dire en cas de séparation qui du père ou de la mère exercerait la fonction. Le partage de l’autorité en dehors de toute vie commune entre en conflit avec l’autorité domestique de chacun sur son chez soi. Pour atténuer ce choc, le vocabulaire glisse certes de la notion ancienne de «puissance parentale» (elterliche Gewalt) vers celle «responsabilité parentale» (elterliche Sorge), pas sûr toutefois que cette précaution oratoire vaille grand-chose sur un plan pratique. La réforme du droit de l’entretien de l’enfant est sous toit. Produit heureux ou malheureux de l’activité sexuelle de deux adultes, l’enfant était jusqu’ici l’objet d’un rapport de débiteur à créancier qui s’exerçait entre les adultes concernés, l’entretien pouvant se faire sous forme de soins ou sous forme d’argent. Prétendant placer le bien de l’enfant au centre du nouveau dispositif, la réforme introduit une révolution copernicienne en plaçant non son intérêt mais l’enfant lui-même au centre du dispositif, en faisant de lui le créancier de ses parents, subsidiairement de la société. Jadis lié au train de vie subjectif des parents, le coût de l’entretien de l’enfant devra désormais être objectivé et comporter un plancher exigible au besoin de l’assistance sociale, charge à l’État de se retourner contre les géniteurs une fois ceux-ci revenus à meilleure fortune. La dernière fois qu’on a placé l’enfant au centre de quelque chose, c’était au centre de l’école genevoise. Mon canton a aujourd’hui les illettrés les plus chers du monde. Placer l’enfant au centre d’un dispositif de droit subjectif qui fait de lui le créancier de sa famille, avec le bras armé de l’État comme auxiliaire au recouvrement, renverse le rapport psychologique parent-enfant. Frustré d’avoir toujours une guerre de retard sur l’évolution de la société, le législateur fédéral semble avoir choisi le terrain du droit de la famille pour se venger en prenant la société de vitesse et se placer pour une fois à l’avant-garde résolue de ses évolutions futures supposées. Ce n’est pas son rôle. Le législateur doit rester un être frustré, toujours en retard d’une guerre, c’est le prix à payer pour disposer du recul nécessaire à savoir de quoi l’on parle. Ceci est d’autant

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plus vrai lorsque la société n’a plus de modèle et s’efforce de se comprendre elle-même en se regardant dans le seul miroir de son propre droit. Réduite à une communauté informelle, privée d’un nom, d’une autorité domestique, avec des enfants ayant l’État pour tiers garant, voire tiers payant, la famille aura plus de mal que par le passé à jouer ce rôle d’antidote qui distingue la société humaine de celles des animaux sociaux. Le thème imposé de mon intervention était «État-familles, quel est le rapport idéal sur le plan législatif?». Il me parait clair que l’intervention sociale de l’État n’est d’aucune utilité aux familles si son résultat est de provoquer l’explosion du cytoplasme de la cellule familiale aujourd’hui largement sous stress. Animé des meilleures intentions du monde, mais chaussé aussi de très lourds godillots, le législateur devrait s’assurer toujours à ce que ses réformes, quelles qu’elles soient, concourent à renforcer la solidité et la souplesse du cytoplasme de la cellule familiale. Et en cas de doute, s’abstenir.

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PROTÉGER LES ENFANTS: POUR QUE L’ÉTAT VEILLE ET AGISSE MARIE DERAIN Défenseure des enfants, adjointe et vice-Présidente du collège chargé de la défense et de la promotion des droits de l’enfant, France Je suis étonnée par la formulation pessimiste du titre de ces deux journées, annonçant le péril des droits de l’enfant, alors que nous sommes dans cette enceinte de l’IUKB empreint de l’optimisme et de l'énergie de mes amis Jean Zermatten et Philip Jaffé. Force est de constater néanmoins que les équilibres sont difficiles. Tel le funambule, l’enfant et son intérêt ont bien du mal se faire entendre et respecter. Entre la complexification de la marche du monde, les transformations de la famille qui touchent un nombre important d’enfants et de jeunes (en France 54% des enfants naissent hors mariage et un sur dix vit dans une famille recomposée), la place qui est faite – est-elle faite d’ailleurs? – n’est pas toujours ajustée, et c’est vrai assez déséquilibrée au regard des enjeux. Les situations sont fragilisées comme l’ourson sur l’affiche du colloque que je perçois comme menaçant de tomber, et qui a une toute petite place sur ce fil. Alors qui protège les enfants, qui leur laisse une place? La famille? L’État? Est-ce suffisant?

Figure 2: Affiche du Colloque

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L’État français s’y est engagé en signant et ratifiant la Convention des droits de l’enfant. Pourtant, qu’en est-il? Quel équilibre entre les enfants et leurs droits, la famille et l’État? Qui veille et agit pour faire en sorte que les enfants et leur droits soit protégés, soient respectés. Je vous propose d’y réfléchir par le prisme qui est le mien, celui de Défenseure des enfants, auprès du Défenseur des droits, au travers: • d’un regard sur la mise en œuvre de la Convention des droits de l’enfant en

France; • d’une présentation de l’institution du Défenseur des droits, ses missions, ses

pouvoirs et ses modes d’actions. Les obligations découlant pour les États de la ratification de la Convention des droits de l’enfant Il y a presque vingt-cinq ans, la France adhérait à la Convention des droits de l’enfant. En ratifiant en 1990 la Convention, elle s’était engagée à la mettre en œuvre. En matière de protection elle devait ainsi: • assurer la mise en place d'institutions qui veillent au bien-être des enfants • protéger les enfants contre les brutalités physiques ou mentales, la

négligence ou l'abandon, y compris contre la violence et l'exploitation sexuelles;

• prévoir une protection de remplacement convenable pour les enfants qui sont sans famille, en réglementant notamment les procédures liées à l’adoption, en France et au niveau international;

• faire en sorte que les enfants handicapés aient droit à un traitement, une éducation et des soins spéciaux;

• prendre les mesures nécessaires pour que tous les enfants aient le droit de jouir du meilleur état de santé possible, en leur assurant l'accès aux soins, en mettant l'accent sur la prévention, l'éducation sanitaire et la réduction de la mortalité infantile.

Je pourrai continuer la liste, en y ajoutant notamment tous les aspects de participation, de renforcement des capacités des enfants puisque l’on sait que c’est une contribution essentielle à leur protection. En réponse à ces obligations, la France a mis en œuvre, parfois de longue date, des politiques publiques pour répondre à des enjeux qui relèvent:

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• de la politique de santé publique108; • de la politique de la famille109; • de la politique sociale110; • de la politique de l’égalité des chances111; • de la politique du travail112; • de la politique de l’éducation113; • de la politique de la justice114; • voire de la politique de la jeunesse, des sports, de la culture au travers

d’expériences innovantes menées souvent par des associations destinées à permettre aux enfants de développer leur créativité.

Le mouvement de prise en compte des droits de l’enfant a été significatif dans les années 90 puis s’est ralenti dans les années 2000 et l’on se demande s’il n’a pas atteint le point mort par certains côtés au travers de l’impossibilité en France de légiférer sur la famille. Cela touche pourtant à des aspects essentiels de la vie des enfants, comme l’autorité parentale pour les développements les plus récents. Une loi était en discussion à l’Assemblée nationale depuis le 19 mai, lundi dernier. Il a été décidé dans la nuit de mercredi à jeudi, hier (ndlr. 22 mai 2014), d’en reporter la discussion sans fixer d’échéance, notamment parce que 700 amendements ont été déposés, bloquant totalement la discussion. Ceci se passe dans le contexte du report de la discussion d’une grande loi sur la famille en février 2013, dont Dominique Youf vous a présenté un volet hier après-midi. Revenons à la Convention des droits de l’enfant. En la ratifiant, la France s’est également engagée à mettre ses propres lois, et la manière dont elles sont appliquées par le juge, en conformité avec les dispositions de la Convention, à modifier celles qui ne seraient pas conformes à celle-ci, et à en voter éventuellement de nouvelles.

108 Au sens de la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) (1946) «La santé est un état de

complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité».

109 Apport d’une aide à l’exercice de la parentalité; mise en place de modes d’accueil diversifiés permettant la conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle; congés de maternité et de paternité; politique de l’adoption.

110 Au travers du versement d’allocations familiales. 111 À travers la mixité sociale au sein des lieux collectifs d’accueil préscolaire, l’éducation au savoir vivre

ensemble. 112 Les métiers en rapport avec la petite enfance: Éducateur de jeunes enfants, Assistante maternelle, Agent

territorial spécialisé d'école maternelle (ATSEM), Psychomotricien , Auxiliaire de puériculture, Puéricultrice, Pédopsychiatre, Orthophoniste, Animateur, Infirmière scolaire, Kinésithérapeute, Psychologue scolaire, Professeur des écoles, Éducateur spécialisé.

113 En France, scolarisation facultative des enfants dès l’âge de trois ans et obligatoire à partir de six ans. 114 Trois magistrats sont compétents en matière d’enfance: le juge des enfants (spécialisé dans les affaires de

l’enfance en danger et délinquante), le juge aux affaires familiales (contentieux de l’exercice de l’autorité parentale), le juge des tutelles (filiation, tutelle des mineurs).

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Il s’avère difficile de déterminer la part exacte de «l’origine Convention des droits de l’enfant» dans de nombreuses mesures législatives, administratives, jurisprudentielles dont la «traçabilité» n’est guère assurée en France. De nombreux débats se sont élevés entre les deux plus hautes juridictions françaises pour savoir si le texte de la Convention était directement applicable dans l'ordre interne, c'est-à-dire s'il créait des droits directement invocables par les particuliers. Alors que le Conseil d'État allait très rapidement adopter une approche pragmatique consistant à examiner, disposition par disposition, si elle était directement invocable ou si elle ne créait d'obligations qu'à l'égard de l'État, la Cour de Cassation estimait que les dispositions de la Convention des droits de l’enfant ne créaient d'obligations qu'à la charge des États, les particuliers ne pouvant donc l'invoquer devant les juridictions. Ce n’est qu’en 2005 que la Cour de Cassation française s'est frileusement alignée sur la position du Conseil d'État. Elle a reconnu l'effet direct des articles relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant comme considération primordiale dans les décisions le concernant. La possibilité qui lui est offerte de participer aux délibérations le concernant et le droit à être entendu dans toute procédure l’intéressant sont désormais dits d’application directe, ce qui signifie que ces droits s’appliquent aux juridictions au même titre que la loi nationale. La loi et la jurisprudence garantissent les droits, mais comment sont-ils effectifs au quotidien? La Convention des droits de l’enfant a posé comme exigence aux États, dans son premier protocole, la création d’une autorité indépendante chargée d’une part de veiller à la mise en œuvre de la Convention par les États, mais aussi et peut-être surtout d’offrir une voie de recours en cas de non-respect des droits de l’enfant. L’institution du Défenseur des droits En France, le Défenseur des enfants, a été créé par la loi du 6 mars 2000. Cette institution avait pour mission de «défendre et de promouvoir les droits de l’enfant consacrés par la loi ou par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé», en recevant des «réclamations individuelles d’enfants mineurs ou de leurs représentants légaux qui estiment qu’une personne publique ou privée n’a pas respecté les droits de l’enfant». Elle ne disposait cependant que d’une panoplie juridique limitée et n’avait que la possibilité de proposer «toutes mesures de nature à remédier à cette situation», autrement dit, en absence précise de modalités d'intervention dans la loi, on limitait ses possibilités d’intervention contraignante notamment pour l’État ou plus largement la puissance publique, comme pour les personnes privées.

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En 2008, dans le cadre d’une révision de la Constitution, a été actée la création du Défenseur des droits115, à la fois personne et institution, chargée de faire respecter les droits et les libertés de chacun et de promouvoir l’égalité. Celle-ci est régie par la loi organique116 du 29 mars 2011. Dominique Baudis, trop tôt décédé le 10 avril 2014, avait été nommé premier Défenseur des droits le 22 juin 2011 par le Président de la République après consultation de la Commission des lois de l’Assemblée Nationale et du Sénat. Le Défenseur des droits est chargé de veiller à la protection et à la promotion des droits et libertés. La création du poste de Défenseur des droits a conduit au regroupement de quatre institutions: • le Médiateur de la République: chargé des relations des administrés avec les

SP; • le Défenseur des enfants: chargé de la défense et de la promotion des droits

de l’enfant; • la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité

(HALDE); • la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité (CNDS).

Chacune de ces missions est portée et incarnée par un adjoint. Vous avez compris, comme Défenseure des enfants, je suis chargée auprès du Défenseur des droits de veiller à la Défense et à la promotion de l’intérêt supérieur de l’enfant et des droits de l’enfant, comme le prévoit la Loi organique du 29 mars 2011 qui traduit l’art 71.1 de la constitution qui place le Défenseur des droits au rang constitutionnel. Le Défenseur des droits est le 11e personnage de l’État en France. Ceci lui confère de fait une autorité au-delà de celle que lui procure son indépendance énoncée dans la Loi et démontrée par son action, en vertu du pouvoir qui lui est confié. Le Défenseur des droits a été doté de nombreux pouvoirs par la loi organique dont: • le pouvoir de recommandation et d’intervention en équité; • le pouvoir d’injonction, qui consiste à donner des délais de réponse à nos

interlocuteurs, des obligations de faire, comme de mettre en œuvre une procédure disciplinaire à l’encontre, par exemple, d’un enseignant qui ne respecterait pas les droits de l’enfant;

115 Article 71.1 116 N°2011-333

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• le pouvoir d’enquête et d’audition; • le pouvoir de vérification sur place dans les locaux administratifs ou privés,

etc.; • la possibilité de présenter des observations devant les juridictions civiles,

administratives ou pénales; • la publication de rapports spéciaux rendus publics; • le pouvoir également de proposer des réformes de textes législatifs ou

réglementaires pour que le droit soit adapté aux évolutions de la société et que cessent les iniquités.

La vocation d’une institution comme la nôtre est cependant, avant tout, de réparer et d’humaniser les relations entre les citoyens et les pouvoirs publics et privés. C’est ce qui nous conduit chaque fois que c’est possible de recourir à la médiation plutôt qu’à la sanction. Nous préférons une culture de la responsabilité assumée et de la réparation de l’erreur à une démarche basée sur les notions de faute et de punition. La médiation, dès lors qu’elle est réussie, a en plus le mérite de permettre un règlement très rapide. Lors des discussions préalables à l’adoption de la loi organique au sujet du futur périmètre du champ de compétences du Défenseur des droits, un certain nombre d’acteurs du secteur de la protection de l’enfance ont craint que le rattachement de la défense des enfants constitue une régression dans la défense de leurs droits. Au terme de bientôt trois ans de fonctionnement, il apparaît qu’il n’en est rien, compte tenu des pouvoirs renforcés dont dispose désormais le Défenseur des droits et de la place qu’a su trouver la défense des enfants au sein de l’institution et auprès de ses interlocuteurs de la société civile, qui sont les «capteurs» des préoccupations du terrain. Dans le domaine des droits de l’enfant, comme dans les autres domaines, les missions du Défenseur des droits sont de deux ordres: 1. La protection des droits, dont l’activité principale est le traitement des réclamations individuelles. C’est le cœur de métier d’une institution qui reçoit annuellement un très grand nombre de réclamations, plus de 80’000 (dans les quatre domaines d’activités), dont près de 3’500 pour la défense des droits des enfants en 2013. Les saisines reçues par le Défenseur des droits relèvent notamment: • des conséquences pour les enfants, des conflits familiaux, notamment au

travers des séparations dans lesquels les enfants sont un enjeu des intérêts personnels des parents;

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• des contestations des mesures et des modalités d’interventions en matière de protection de l'enfance;

• des enfants étrangers (la problématique du refus des allocations familiales pour les enfants arrivés en France hors regroupement familial, le refus de scolarisation des enfants, notamment des enfants Roms);

• les réponses inadaptées d’accueil d’enfants handicapés, notamment pour leur scolarisation.

2. La Promotion des droits et de l’intérêt supérieur de l’enfant. C’est-à-dire la nécessité de faire largement connaître les droits de l’enfant, et d’apporter des réponses en vue de:

• faire évoluer les pratiques afin que celles-ci soient en conformité avec la loi; • proposer des réformes afin de faire évoluer la loi elle-même dans le sens

d’un renforcement des droits et libertés individuels, notamment pour satisfaire à nos engagements internationaux;

• mobiliser les acteurs de la société civile. Cette action de promotion s’exerce au sein de l’institution au travers: • de l’intervention des Jeunes Ambassadeurs des droits auprès des Enfants

(JADE). Ce sont des jeunes en service civique âgés de 18 à 25 ans issus de parcours différents, auprès des élèves de 6e et de 5e pour les informer sur leurs droits et répondre à leurs interrogations. En 2013 ce sont 44 jeunes en service civique qui se sont engagés auprès du Défenseur des droits. Ils auront encore rencontré plus de 30’000 enfants aux cours de l’année scolaire 2013/2014;

• du Comité d’entente «Protection de l’enfance», installé en novembre 2012, regroupe plus d’une douzaine d’associations et de fédérations spécialisées dans l’enfance. Les réunions de ce comité d’entente ont pour but de permettre au Défenseur des droits et aux associations de partager et de confronter leurs analyses, d’identifier des problématiques émergentes et de mettre en débat les mesures susceptibles d’améliorer les droits de l’enfant.

Ont ainsi été abordés durant l’année 2013 les sujets suivants: • imaginer de nouvelles actions pour promouvoir les droits de l’enfant; • trouver des leviers juridiques dans le cas de séparations conflictuelles; • poursuivre et élargir la formation des professionnels en matière de droit; • travailler activement et en profondeur sur les problématique de la protection

de l’enfance (dans son intervention lors de ce colloque, Alain Grevot a évoqué ce matin une mission que j’ai souhaité lui confier). Nous engageons actuellement un travail sur l’enfant et l’hôpital.

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Par ailleurs, après quelques mois de prise de fonction, j’ai été frappée de mesurer combien la décentralisation de la protection de l’enfance avait entraîné un déficit de repérage et de pilotage national, pour ne pas dire un désengagement de l’état en la matière. Le Comité des droits de l’enfant à l’ONU, au moment de l’examen de la situation de la France en 2009, l’avait largement repéré et demandé de faire évoluer cette situation. Ce comité d'entente est un des rares lieux d’échanges autour de ces questions au niveau national. Le Défenseur des droits veut compenser ce déficit pour amener les décideurs publics au plus haut niveau à faire évoluer positivement cette situation par: • la mise en place de groupes de travail thématiques:

-­‐ groupe sur l’intérêt supérieur de l’enfant, dont l’objectif est de produire des repères sur lesquels s’appuyer afin de déterminer et de prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant dans toutes les décisions le concernant. Ces travaux sont formalisés dans des décisions du Défenseur des droits et nourrissent le traitement des réclamations et la production d’autres travaux du Défenseur des droits, notamment les contributions à l’exercice législatif que j’évoquais plus avant;

-­‐ groupe sur l’intervention de police à domicile en présence d’enfants: le Défenseur des droits, avec le concours de personnalités venant de différents horizons (policiers, gendarmes, magistrats, psychologues), a formulé des recommandations à l’usage des forces de police et de gendarmerie lorsqu’elles sont amenées à intervenir dans un domicile où sont présents des enfants117.

• la formulation de recommandations telles que celle adressée au ministre de l’Éducation nationale, à la ministre des Sports et à la ministre des Personnes handicapées rappelant la nécessité de développer l’accueil des enfants handicapés au-delà du temps scolaire, l’accès aux loisirs étant un droit reconnu par la Convention des droits de l’enfant ainsi que la Convention des droits des personnes handicapées;

• la production d’outils d’information: -­‐ le rapport annuel consacré aux droits de l’enfant remis au Président de la

République, de l’Assemblée nationale et du Sénat et qui surtout donne l’occasion de faire un état des lieux d’une question, d’un sujet et de ses enjeux par l’entrée des droits de l'enfant tout en proposant des recommandations précises dont l’institution suit la mise en œuvre. Celui de 2011 était consacré aux enfants placés; le thème du rapport de 2012 est «enfants et écrans: grandir dans le monde numérique», celui de 2013 à

117 L’objectif était d’éviter que les interventions soient traumatisantes pour les enfants afin qu’ils ne soient pas

durablement perturbés et que leur représentation des fonctionnaires de police ou des militaires de la gendarmerie ne devienne pas négative. Des recommandations ont été diffusées par notes internes, tant auprès des commissariats que des brigades de gendarmerie nationale, en demandant une diffusion la plus large possible, auprès de tous les personnels.

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«l’enfant et sa parole en justice». Nous avons ainsi une activité de suivi de l’activité législative importante et dès que nous repérons la possibilité de faire avancer des recommandations dans un texte nous demandons à être auditionné. Il est intéressant de relever que le législateur ou le gouvernement, quand les textes émanent d’eux, sollicitent de plus en plus spontanément les avis de l’institution;

-­‐ des rapports thématiques tels que celui sur les centres de rétention administrative, dans le cadre du suivi de la condamnation de la France, en février 2012, par la Cour européenne des droits de l’Homme. Alertés à de nombreuses reprises par la situation d’enfants placés en centres de rétention administrative, des représentants de l’institution se sont systématiquement rendus sur place. L'accès des enfants aux cantines, la discrimination dans le sport, la situation des enfants Roms, etc.;

-­‐ des outils de sensibilisation et de formation à destination des enfants eux-mêmes, des professionnelles, du grand public.

Conclusion En mettant en place une institution de Défenseur des enfants en 2000 puis de Défenseur des droits en 2011, l’État français contribue à assumer sa responsabilité de protéger les enfants, mais l’on voit bien que l’action quotidienne d’une institution comme la nôtre est essentielle pour veiller et agir pour faire en sorte de rappeler l’État à ses obligations. En France il appartient au pouvoir législatif de faire les lois, au travers de propositions de loi, pour adapter les Conventions internationales à la législation française, à élaborer des lois visant à protéger les libertés et les droits fondamentaux, et à garantir à chacun un traitement équitable. Il n’est pas véritablement contesté que dans notre pays, le dispositif législatif, réglementaire, conventionnel ou jurisprudentiel a pour préoccupation l’intérêt de l’enfant. Cela ne veut évidemment pas dire que la situation soit, en tous points et en tous lieux, satisfaisante. Et effectivement faut-il encore que les lois, les droits soient effectifs. En matière de droits de l’enfant, un des «vecteurs» de l’influence de la Convention des droits de l’enfant sur le droit français est le Comité des droits de l’enfant de l’ONU.

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Les principaux sujets de préoccupation, observations et recommandations, exprimés par le Comité à l’égard de la France dans le cadre de l’examen périodique le 12 juin 2009, est un levier essentiel: nous l’utilisons régulièrement. Ces observations finales, seront à nouveau évoquées, du point de vue des suites données par la France lors de l’examen par le Comité durant l’année 2015. Dans le cadre de sa mission de défense des droits de l’enfant, le Défenseur des droits remettra en octobre 2014 au Comité un rapport sur la mise en œuvre de la Convention des droits de l’enfant et de ses deux Protocoles facultatifs. Ce rapport fera état des difficultés rencontrées par la France pour mettre en œuvre la Convention des droits de l’enfant et ses Protocoles. Il fera état des progrès réalisés et indiquera dans quelle mesure ces progrès sont suffisants. Il prendra la forme d’une analyse de la législation, des politiques et pratiques de l’État afin de permettre d’établir si elles sont conformes aux principes et normes de la Convention. Il présentera le contexte et la problématique, les difficultés de mise en œuvre du ou des droits garantis par la Convention des droits de l’enfant et les causes éventuelles. Bien que la Convention relative aux droits de l’enfant s’adresse aux États, elle engage en réalité la responsabilité de tous les acteurs de la société. Elle reconnaît la famille comme l’unité fondamentale de la société et le milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres, et en particulier les enfants. Ces normes ne seront appliquées que si tous, parents et membres de la famille et de la communauté, professionnels (dans des institutions publiques et privées, dans les services destinés aux enfants dans tous les domaines: école, santé, justice), se les approprient et que si chacun d’entre nous fait en sorte de les faire respecter. Cela passe aussi par l’exercice du droit de vote... C’est une manière de pousser les décideurs publics au premier rang desquels les élus, à s'intéresser aux droits de l’enfant.

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D’UN ÉTAT À L’AUTRE: LES RAPPORTS INTERÉTATIQUES DANS LA PROTECTION DE L’ENFANT. EN FAIT-ON ASSEZ? HERVÉ BOÉCHAT Directeur du Centre international de référence pour les droits de l’enfant privé de famille, Service Social international118, Genève Les rapports interétatiques dans la protection de l’enfance ont été au cœur de mon activité professionnelle ces douze dernières années, d’abord à l’Office fédérale de la Justice à Berne, puis au Service Social International à Genève. À Berne, j’ai traité des cas d’enlèvements civils d’enfants, pour ensuite être en charge de la mise en œuvre de la Convention de La Haye sur l’adoption internationale, entrée en vigueur en Suisse en 2003. J’ai rejoint le SSI en 2005, où nous travaillons sur les questions liées à l’enfance privée de milieu familial, avec un accent particulier sur la protection des droits des enfants dans le domaine de l’adoption internationale. Je vais donc essentiellement partager avec vous les expériences que j’ai pu acquérir dans ce domaine spécifique, mais je ferai également références au thème de l’enlèvement, ainsi qu’à celui du recours aux mères porteuses au niveau international. Les droits de l’enfant En matière de droit international, il s’agit en premier lieu d’aborder brièvement la Convention de l’ONU sur les droits de l’enfant. Si ce texte est évidemment fondamental dans la reconnaissance du droit qu’a chaque enfant à être protégé, il ne couvre pas à proprement parler les relations entre États lorsque ces derniers traitent des cas individuels. Certes, la Convention encourage par exemple la conclusion d’accords multilatéraux en matière de «déplacements et les non-retours illicites d'enfants à l'étranger» (article 11), en matière de «placements d’enfants à l’étranger» (article 21) ou de «pensions alimentaires» (article 27), mais ce n’est pas elle qui traite des mécanismes pratiques de droit international. Pour ce faire, il faut se référer aux textes de droit international privé, élaborés par la Conférence de la Haye, le Conseil de l’Europe ou l’Organisation des États américains.

118 http://www.iss-ssi.org/2009/index.php?id=131

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Je ne vais pas me lancer ici dans une présentation exhaustive de ces différentes conventions, mais il est intéressant de constater que ces outils existent et qu’ils gardent le plus souvent comme préoccupation principale la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant. Reste à savoir ensuite comment ils sont mis en pratique, ce qui est bien sûr une autre paire de manches. L’adoption internationale Historiquement, l’adoption internationale a d’abord été une affaire privée. En effet, jusque dans les années 80, les candidats à l’adoption, seuls ou avec l’appui d’un intermédiaire, se rendaient dans un pays d’origine, trouvaient un enfant adoptable et rentraient dans leur pays de résidence pour faire reconnaitre l’adoption sur la base des règles de droit international privé. La croissance du nombre d’adoptions internationales a cependant conduit à un certain nombre d’abus, et a incité la Conférence de La Haye à proposer une nouvelle convention internationale en la matière, adoptée en 1993. À ce jour, ce texte est ratifié par 93 pays, parmi lesquels un tiers sont des pays d’accueil et deux tiers des pays d’origine. La mise en œuvre de ce texte demande un certain nombre d’efforts de la part de l’État ratifiant, par l’adaptation de son droit national, la mise en place d’une autorité centrale, la surveillance de l’activité des intermédiaires, etc. Si les pays d’accueil surmontent en général sans trop de difficultés ces différentes étapes, il n’en va pas de même pour les pays d’origine qui doivent, en plus de ces conditions techniques, revoir souvent en profondeur l’ensemble de leur système de protection de l’enfance afin d’y intégrer l’adoption internationale de manière à ce qu’elle respecte, par exemple, le principe de subsidiarité. D’une affaire privée, l’adoption est donc devenue une affaire d’États, dans la mesure où les règles conventionnelles mettent les différentes étapes clés du processus adoptif sous la responsabilité de l’État et de ses services sociaux. Le cadre théorique existe donc bel et bien, et il offre des outils qui permettent de mieux contrôler le processus adoptif, de professionnaliser l’apparentement, d’assurer une préparation des candidats et un suivi post-adoption, etc. Mais évidemment, la pratique ne colle pas vraiment avec ce que prévoit la théorie, et c’est là que ce que l’on pourrait appeler «la politique de l’adoption internationale» entre en jeu. Il faut en effet rappeler qu’en termes de statistiques, l’adoption internationale connaît une diminution constante depuis maintenant dix ans. En 2004, les douze premiers pays adoptants ont réalisé près de 43’000 adoptions internationales au total, alors qu’en 2013, ce chiffre est tombé à 19’000. Les causes de cette

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diminution sont bien connues, et sont liées, dans une certaine mesure, à l’augmentation du nombre de pays d’origine ayant ratifié la Convention de La Haye. En effet, la ratification s’accompagne le plus souvent d’une nouvelle politique visant à promouvoir l’adoption nationale, de mesures plus restrictives visant à mieux encadrer les activités des agences d’adoption, de critères plus stricts quant à l’acceptation des dossiers des candidats adoptants, etc. À titre d’exemple, l’Inde, dans les années 80, réalisait 10% d’adoptions nationales contre 90% d’adoptions internationales. Aujourd’hui, la proportion est inversée, et ce renversement est observable dans de très nombreux pays d’origine. Cette situation a évidemment des conséquences sur les pays d’accueil, qui eux doivent gérer un nombre toujours importants de candidats à l’adoption, dont les dossiers forment de longues listes d’attente. Ce déséquilibre conduit à une forme de concurrence que se livrent les États d’accueil entre eux, et qui se traduit par une recherche éperdue des pays d’origine «où il est encore possible d’adopter». Ainsi, en considérant les statistiques globales119 de l’année 2012 des douze premiers pays d’accueil, on observe que parmi les vingt-quatre premiers pays d'origine (en termes de nombre d’adoptions internationales), dix n'ont pas ratifié le traité de La Haye (soit 40%). Il s’agit de l’Ethiopie, la Russie, l’Ukraine, la Corée du Sud, la République Démocratique du Congo, Taiwan, Haïti, Nigeria, le Ghana et la République Centrafricaine. Mais en termes de chiffres, ces mêmes dix représentent 8105 adoptions, soit 51% du total de 2012. De plus, parmi les six pays où les chiffres ont augmenté, quatre sont hors de la Convention. Ainsi, malgré le fait que tous les pays d’accueil aient ratifié la Convention, ces derniers adoptent toujours plus avec les pays d’origine non-conventionnés qu’avec des pays conventionnés. Il est encore plus inquiétant de constater la présence de quatre pays dans la liste des vingt-quatre premiers, où des troubles sociaux et politiques importants ont eu lieu avant, pendant ou après la période considérée (la République Démocratique du Congo, le Nigeria, le Mali et la République Centrafricaine). Dans leurs efforts pour tenter de répondre aux demandes des candidats à l’adoption, les États d’accueil ont développé différentes stratégies qui puissent leur garantir un meilleur accès aux pays d’origine. Par exemple: • la France et la région du Piémont en Italie ont créé des agences d’adoption

de droit public, dotées de budgets conséquents, dans le but de pallier aux faiblesses des organismes privés, et de couvrir plus de pays d’origine. Cette option ne semble pas la plus efficace, en France en tous les cas, puisque

119 Bulletin mensuel SSI/CIR n° 176, octobre 2013.

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l’Agence Française d’Adoption a été, ce début d’année, sévèrement critiquée par la Cour des comptes120, pour, en résumé, faire peu par rapport au budget qui lui est alloué;

• les États-Unis et la France ont choisi de nommer un ambassadeur à la tête de leur autorité centrale pour l’adoption. Même s’il s’agit avant tout d’un symbole, il n’en demeure pas moins que les visites de ces personnes dans les pays d’origine prennent un tour très protocolaire et donnent à leur mission un caractère des plus officiels;

• les programmes de coopération sont aussi très répandus, qu’ils soient gérés par les organismes agréés ou par les États d’accueil directement. Qu’il s’agisse de fourniture de matériel, de formations, de voyage dans les pays d’accueil, les idées ne manquent pas pour consolider les liens. Lorsque les agences de coopérations nationales sont impliquées, les choses peuvent vite prendre de l’ampleur. Ainsi, en 2011, les États-Unis, par leur agence USAID, ont fait un don de 100 millions de dollars au Gouvernement Ethiopien pour renforcer son système de protection de l’enfance121. Alors bien sûr, il n’a jamais été question de lier ce don à une augmentation du nombre d’adoptions d’enfants éthiopiens; il n’en demeure pas moins que l’Ethiopie reste parmi les premiers pays d’origine pour les USA;

• aux États-Unis, et bien que ce pays ait aussi ratifié la Convention, les agences d’adoption sont encore très libres dans l’exercice de leur mandat. On constate ainsi très souvent que les messages qu’elles postent sur leurs sites internet sont souvent peu éthiques, incitant les candidats à profiter d’adopter dans tel ou tel pays parce que les conditions y sont favorables, en n’hésitant pas à poster des photos d’enfants attendrissants, en proposant même, parfois, des remises de prix pour l’adoption de fratrie ou d’enfant à besoins spéciaux.

Les stratégies divergentes des pays d’accueil rendent également très difficile, voire impossible, les prises de position communes sur un pays d’origine. Ainsi, lors du tremblement de terre en Haïti en 2010, cinq jours après le tremblement de terre, dix pays avaient publiquement pris des positions politiques visant à accélérer les transferts d’enfants et leur adoption. Il s’agit en particulier de la Belgique, du Canada, de la France, de l’Allemagne, du Luxembourg, des Pays-Bas, de la Suisse et des USA. Tous ces pays avaient des programmes d’adoption en cours avant le tremblement de terre. À l’opposé, au moins trente pays ont pris des positions très claires contre l’adoption à Haïti après le tremblement de terre. Ces pays se 120 http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/02/11/l-agence-francaise-de-l-adoption-dans-le-viseur-de-la-cour-

des-comptes_4364086_3224.html 121 “USAID to partner with Pact and UNICEF to implement five-year, $100 million program”

http://ethiopia.usembassy.gov/pr-2011/us-program-to-serve-500000-orphans-and-vulnerable-children-in-ethiopia.html

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fondaient sur les standards internationaux demandant de la retenue et un certain temps avant que cette mesure alternative puisse être envisagée. Il est important de souligner que des pays comme l’Autriche, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Suède, le Royaume-Uni, le Danemark, la Norvège, l’Italie, l’Espagne, etc. ont pris des positions claires refusant de mener des adoptions internationales avant le tremblement de terre à cause de l’absence de garanties. L’Espagne a de plus une loi nationale spécifique interdisant toutes adoptions internationales dans un contexte post catastrophe ou de guerre122. On constate les mêmes travers lors des Commissions spéciales qui réunissent à La Haye tous les cinq ans tous les États signataires de la Convention. Comme chaque délégation défend ses intérêts, il est très difficile d’obtenir des décisions générales fondées sur un consensus, y compris dans des situations comme celle d’Haïti après le tremblement de terre. La liste des exemples pourrait s’allonger encore; je terminerai juste sur ce thème en parlant de la RDC. En 2008, 42 enfants congolais ont été adoptés par des étrangers. Ce chiffre a grimpé à 516 en 2012. Or, il est notoire qu’une augmentation rapide des adoptions dans un pays qui n’est pas en mesure d’assurer un minimum de garanties procédurales en matière de protection des enfants, ne peut s’accompagner que d’abus et de mauvaises pratiques. Les pays d’accueil n’ayant pas réagi suite au rapport de mission que nous avons réalisé l’année dernière, ce sont finalement les autorités congolaises qui ont décidé d’un moratoire sur les adoptions123. Alors bien sûr, tout n’est pas tout noir, et nombreuses sont les autorités centrales qui font de leur mieux pour garantir les meilleures procédures possibles. Mais comme souvent, cela a un coût. On peut ainsi difficilement comparer l’autorité centrale suisse composée de trois demi-postes de travail, avec l’autorité centrale italienne qui se déplace parfois en jet. On ne peut pas non plus mettre sur un pied d’égalité un système hyper centralisé comme en Norvège, où tout passe obligatoirement par l’autorité centrale et où les deux organismes d’adoptions sont fortement subventionnés, avec un système fédéral comme le Canada, où les autorités provinciales ont assez peu de contrôle sur les agissements de leurs ressortissants qui, par exemple, adoptent via les agences américaines, elles-mêmes peu surveillées. Comment comparer l’autorité centrale de Wallonie, qui exerce un suivi très strict sur toutes ses filières d’adoption, en connaissant personnellement les acteurs des différents pays d’origine avec lesquels elle travaille, et en limitant le nombre de dossiers en cours, qui fait en quelque sorte

122 Dambach, M. et Baglietto, C. (2010). Haïti: «Accélérer» les adoptions internationales à la suite d'une

catastrophe naturelle... prévenir les dommages futurs. Genève, Suisse: Service Social International (ISS). Disponible à: http://www.iss-ssi.org/venteonline/product.php?id_product=19

123 «Protection de l’enfance et adoption internationale en RDC: rapport de mission», SSI, mai 2013, non publié.

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un travail d’orfèvre, avec celle de la France, qui a pour agenda de faire plus d’adoptions internationales? Chez les pays d’origine les choix politiques ne sont pas toujours, et de loin, inspirés par une meilleure défense des droits des enfants. La Fédération de Russie n’hésite pas par exemple à fermer l’adoption internationale aux ressortissants américains, en mesure de rétorsion face aux plaintes américaines relatives à des questions liées aux droits de l’homme en Russie. Lors de la crise au Mali en 2012, le parlement a fermé l’adoption internationale du jour au lendemain, sans aucun considération pour les dossiers en cours, au motif que l’État malien était un pays musulman et que l’islam ne permettait pas l’adoption. Donc, sur ce premier thème, les États en font-ils assez? Le petit tour d’horizon démontre en tous les cas que plusieurs États d’accueil en font beaucoup, parfois même trop. Le problème, on le voit bien, est que les ressources allouées à l’adoption internationale ont avant tout pour but de tenter de satisfaire une demande importante émanant des candidats, et ne vont guère dans le sens d’une meilleure protection des enfants. On ne peut cependant pas limiter l’analyse à ce premier constat, car c’est bien aux pays d’origine qu’il appartient de mettre en place des systèmes de protection de l’enfance, incluant (ou non) l’adoption internationale, qui respectent l’éthique et protège les droits des enfants. Il n’en demeure pas moins que les États d’accueil persistent, dans l’ensemble, à traiter l’adoption dans une perspective «Nord-Sud», sans trop se préoccuper des conditions réelles dans lesquelles elle est conduite. Leur responsabilité est par ailleurs engagée dans la manière dont ils gèrent leurs candidats à l’adoption et leurs agences. Il leur incombe en effet de mieux en gérer le nombre, d’être plus stricts dans le choix des pays d’origine acceptables ou non, d’être plus rapides lorsqu’il s’agit de suspendre les procédures avec tel ou tel pays, et surtout, d’éviter d’exercer des pressions directes ou indirectes pour augmenter le nombre d’enfants adoptables. En résumé, on constate au final que ce sont les acteurs politiques des pays d’accueil qui soit ne comprennent pas le sens profond de l’adoption internationale, soit privilégient les effets d’annonce pour plaire à leur électorat. Enlèvements civils d’enfants Je souhaiterais aborder maintenant, et très brièvement, le cas d’enlèvements civils d’enfants. Ici aussi, les textes existent, sont ratifiés par un nombre important de pays, mais ils donnent des résultats plus ou moins satisfaisants. La pratique montre en effet que persiste dans plusieurs États un réflexe de «protection des ressortissants nationaux», c’est-à-dire que même si les

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conditions d’un retour de l’enfant vers son pays de résidence habituelle sont remplies, certains juges vont systématiquement donner raison au parent ressortissant du pays refuge, bloquant par-là les mécanismes conventionnels. C’est parfois l’accès-même à la justice qui est rendu très difficile: si l’on impose le recours à un avocat pour introduire un requête en vue du retour de l’enfant devant la justice du pays refuge, et qu’il est admissible qu’un avocat demande plusieurs milliers de dollars d’avance de frais, le parent requérant peut être dans l’impossibilité de faire valoir ses droits, faute de moyens financiers suffisants. Par ailleurs, le fait que plusieurs pays refusent de ratifier ces conventions, en particulier les pays musulmans, laisse de très nombreuses familles sans le moindre recours lorsqu’un enfant est déplacé illicitement vers un pays non-signataire. Ces deux exemples ont également nourri les réflexions relatives à un usage plus systématique de la médiation familiale internationale, désormais largement reconnue comme un outil alternatif efficace de résolution des conflits familiaux. Est-ce qu’ici, les États en font assez? J’aurais tendance à dire que le minimum est assuré, lorsqu’il peut l’être. La Convention de La Haye de 1980 sur les enlèvements civils d’enfants est à ce jour en vigueur dans 91 pays, ce qui est un résultat tout-à-fait honorable, mais on le voit, la mise en œuvre est encore souvent difficile. Et si la médiation familiale internationale est reconnue et acceptée comme alternative valable, sa mise en œuvre, et donc son financement, restent largement insuffisants face aux besoins. Recours international aux mères porteuses Une troisième thématique qui touche les relations interétatiques concerne le recours international aux mères porteuses. En deux mots, il s’agit de situation où les parents d’intention fournissent tout ou partie du matériel génétique qui sera implanté chez la mère porteuse, celle-ci étant cependant domiciliée dans un État tiers. Il n’existe actuellement aucune régulation pour encadrer ce type de filiation, et on estime que chaque année, plus de 20’000 enfants naissent par ce mode de procréation à travers le monde. Or, cela pose des questions innombrables en termes de reconnaissance juridique (en particulier lorsque les pays où résident les parents interdisent le recours aux mères porteuses, comme en Suisse), en terme de sécurité des mères porteuses et de leur protection contre l’exploitation, en termes de droits de l’enfant également, en matière de droit à connaître ses origines par exemple. Nous essayons depuis près de trois ans au SSI d’intéresser les administrations nationales et les donateurs privés à cette question, mais jusqu’ici sans succès. Sur ce thème, il est clair que les États n’en font pas assez, puisqu’ils ne font rien.

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Conclusion Pour conclure, je souhaiterais reprendre les questions soulevées dans le document préparatoire de ce colloque, et tenter d’y répondre sous l’angle des thématiques abordées dans ma présentation. Les nouvelles formules familiales: comment l’enfant est-il protégé dans le respect de ses droits, notamment comment le principe de sa dignité de personne et de son besoin de se forger une identité sur laquelle il puisse d’appuyer au cours de son développement sont-ils pris en compte? L’adoption internationale, mais surtout le recours international aux mères porteuses, sont particulièrement concernés ici. Dans le domaine de l’adoption, nous constatons depuis quelque temps une forte augmentation des demandes émanant d’adoptés devenus adultes et qui questionnent la manière dont leur adoption a été conduite. Lorsque des doutes, voire des certitudes surgissent quant à l’illégalité des procédures suivies, ces révélations ont l’effet d’un choc chez l’adopté et sa famille. L’identité personnelle, voire son développement à l’âge adulte, se trouvent souvent mis en danger. Il s’agit là d’un thème auquel les administrations des pays d’accueil vont devoir faire face de plus en plus dans les années à venir. Au SSI, nous avons lancé un projet qui souhaite proposer des lignes directrices quant à la manière de répondre à ces demandes, d’un point de vue légal, psychologique et social. Quant à la question des enfants nés de mères porteuses dans un pays tiers, il est évident que la multiplicité des options pouvant conduire à l’implantation d’un embryon, l’absence totale d’encadrement, les risques de marchandisation de l’enfant à naître sont autant d’éléments qui mettent clairement en danger les droits de l’enfant, sa dignité et son développement. Les enfants d’aujourd’hui constituent-ils des défis nouveaux pour les familles? L'enfant est-il devenu un problème (l'enfant roi) ou au contraire un objectif de couple (l'enfant de compagnie)? Le désir d’enfant reste omniprésent dans les thématiques abordées. Pour l’adoption et la procréation médicalement assistée, l’enfant est le plus souvent un objectif du couple. Même si l’on répète partout que l’adoption, c’est «une famille pour un enfant et non un enfant pour une famille», il reste encore du chemin à parcourir chez bien des candidats, souvent prêts à bien des compromis pour arriver à leur fin. Et si l’adoption ne fonctionne pas, le recours aux mères porteuses semble devenir une alternative de plus en plus prisée. Dans le domaine des enlèvements civils, l’enfant devient aussi un enjeu crucial pour les parents qui s’en déchirent la garde. L’enfant devient l’objet de toutes les tensions, peut être manipulé, déifié et finalement devient la victime du conflit parental.

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Que dire des prestations des institutions de l’État? Le soutien à la famille, notamment aux familles difficiles signifie-t-il une déresponsabilisation concomitante de la famille? Comment intervenir dans la famille sans la délégitimiser? Dans les domaines que j’ai abordés, la part d’émotionnel, voire d’irrationnel, est trop importante pour laisser la famille (ou la future famille) gérer seule une adoption, un déplacement illicite d’enfant ou une naissance par mère porteuse étrangère. Dans les trois situations, les risques de mise en danger des droits des enfants et de leur bien-être sont réels, avérés, et doivent conduire l’État à une forte implication. Il ne s’agit pas ici de délégitimiser la famille, mais plutôt de mettre en place des garde-fous efficaces. Prendre en compte de manière concrète les deux principes phares de la Convention de 1989: le droit de l'enfant à voir son intérêt supérieur être pris en compte de manière primordiale, couplé avec le droit de l'enfant de faire valoir son opinion dans toutes les décisions qui le concernent? S’agit-il d’une rhétorique ou d’un principe opérationnel? À mon sens, l’intérêt supérieur de l’enfant et son droit d’être entendu sont des principes opérationnels, en tout cas dans le cadre de l’adoption internationale et de l’enlèvement civil. En matière d’adoption internationale, toutes les réformes législatives auxquelles j’ai pu participer dans plusieurs pays d’origine ont intégré ces principes, de manière très claire. Il reste toutefois de nombreux pays où c’est manifestement la demande d’enfants adoptables qui continue de faire tourner la machine adoption, sans grand respect des droits de ces derniers. Concernant les enlèvements, l’application du principe d’intérêt supérieur peut s’avérer très complexe selon la situation familiale, l’attitude des parents, la durée du séjour de l’enfant dans le second pays et son niveau d’intégration, etc. le recueil de son opinion est par contre ici essentiel. Enfin, concernant les enfants nés de mères porteuses, l’intérêt supérieur de l’enfant est complètement absent du processus puisqu’à aucun moment il n’y a d’intervention d’une autorité externe qui serait à même de le protéger. En conclusion, je souhaiterais prendre un peu de recul pour souligner le fait que l’histoire des rapports interétatiques est en constante évolution, mais doit être considérée à une échelle qui lui est propre. Je me dis souvent qu’il y a 100 ans, le monde se précipitait dans un premier conflit mondial, dont les causes étaient en grande partie liées à «l’enfermement» des peuples à l’intérieur de leurs frontières nationales. Bien sûr, le monde n’est pas le même aujourd’hui, de formidables progrès ont été accomplis, mais même un siècle plus tard, on se rend bien compte que les droits de l’enfant restent encore fragiles et que la raison du plus fort reste souvent la meilleure.

138 D’UN ÉTAT À L’AUTRE : LES RAPPORTS INTERÉTATIQUES DANS LA PROTECTION DE L’ENFANT. EN FAIT-ON ASSEZ ?

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ENFANTS, FAMILLES, ÉTAT. BRANLE-BAS DE COMBAT124! BENOIT VAN KEIRSBILCK Directeur DEI Belgique et Président DEI International (Défense des Enfants international) Le colloque auquel nous venons d'assister le démontre une fois encore, la famille est au centre des préoccupations. Une famille décrite comme un socle de la société, creuset idéal pour l'éducation des enfants, sur laquelle les politiques publiques doivent pouvoir se construire et s'appuyer; mais la famille peut aussi être maltraitante voire néfaste. En pareil cas, il revient à la société d'entrer dans la sphère privée pour protéger l'enfant, en tentant de ne pas faire pire que bien en substituant une violence sociale à la violence familiale jugée inadmissible. Une journée sous le signe du juste équilibre, ni trop, ni trop peu, qui nécessite une évaluation très fine sur les raisons et la manière d'intervenir. Comme le dit Alain Grevot «en fait-on trop ou pas assez» en matière de protection de l’enfance en regardant ce qui se fait dans différents pays, où soit le juge intervient, soit les services sociaux? Qui combat qui? On en a entendu parler de combats pendant ces deux jours. Qui sont donc ces bateaux pirates, qui vont agresser notre navire parti à la découverte de ce nouveau monde, qui serait respectueux des droits de l’Homme des petits d’hommes? Les agresseurs peuvent être tour à tour l’État, qui ne respecte pas la vie privée et familiale; la famille, qui ne joue pas correctement son rôle de protection; l’enfant, qui n’est pas respectueux des personnes et des institutions. Le combat peut aussi se déplacer entre les parents et parfois (trop souvent?) sur le dos des enfants.

124 Aujourd’hui l’expression «branle-bas de combat» est synonyme de «remue-ménage» ou, plus positivement,

de mobilisation. Mais à l'origine, cette expression est empruntée au langage de la marine. Les «branles» étaient les hamacs des marins. Le «branle-bas» correspondait au signal du lever quand chacun devait décrocher son hamac et nettoyer le bateau. Il existait également «le branle-bas de combat», qui était un signal émis lorsque le bateau allait être attaqué. Les marins devaient alors décrocher leur couchage pour pouvoir avoir plus de place lors de la bataille. Tout ceci se faisait le plus rapidement possible, donc dans l'agitation.

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Mais on a aussi beaucoup entendu que la cible des assaillants est la Convention elle-même, rendue coupable de tous les maux de notre société, transformant les enfants en rois, voire en tyrans (pas que domestiques), une Convention qui empêche les parents d’éduquer leurs enfants puisqu’elle leur interdirait de les punir. Pire, la CDE est présentée par d’aucuns comme un texte «anti-familles» ou qui monte les enfants contre les parents, tel Pavel Morozov, érigé en modèle pour la société après avoir dénoncé ses propres parents, jugés mauvais soviets125. La Convention relative aux droits de l’enfant, comme tout texte juridique, est le produit de son temps, fruit d’une évolution de la société, un consensus momentané autour de valeurs que l'on voudrait universelles. Pourtant, elle véhicule des images très contrastées de l’enfant, et son universalité n'est peut-être que de façade! L’Afrique n’a-t-elle pas adopté une Charte africaine des droits et du bien-être des enfants quelques mois à peine après l'adoption de la CDE par les NU, en y intégrant une conception différente de la famille et la notion de devoirs de l’enfant vis-à-vis de la société? Cette Convention vise à permettre à l’enfant de pouvoir grandir en vue de trouver sa place dans la société; mais il n’y a manifestement pas de consensus sur le type de société dont on parle ni sur la place qu’elle réserve à l’enfant. Un des mérites de ces deux journées est d’avoir invité des intervenants développant des points de vue très différents, pour créer un débat, montrer la variété des approches et permettre la confrontation. C’est ainsi qu’on a notamment entendu des nostalgiques d’un temps où l’enfant était sage, obéissait à ses parents et était respectueux des institutions; l’élève (qui n’est plus un enfant pendant le temps scolaire) obéissait au Maître; il était là pour apprendre et bénéficier du savoir de son instituteur qui exerçait une autorité non contestée; les parents eux-mêmes respectaient toutes les structures d’autorité dans la société, le maître d’école, le policier, le curé du village, etc. C'était un temps où les prêtres ne violaient pas les enfants et où le martinet était utilisé pour leur bien; vision idyllique d’une société qui n’a sans doute jamais existé mais qui montre que des conceptions très différentes peuvent s'affronter et que chacun peut trouver dans le texte de la Convention de quoi appuyer ses thèses, ou à défaut rejeter ce texte qui devient la source de tous les maux.

125 Voyez Alain Fienkielkraut, «La nouvelle statue de Pavel Morozov», Le Monde, 9 janvier 1991.

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Que ce type d’idées existe encore dans la société n’est bien sûr pas une surprise. Constatons qu’elles s’expriment de manière plus ouverte et avec une vigueur renouvelée. Certes, au moment de la ratification de la Convention, il y a eu de nombreuses réticences et des voix très critiques se sont fait entendre. Le Saint-Siège a par exemple émis une clause de réserve qui tend à sauvegarder «le rôle inaliénable des parents pour ce qui concerne le droit à l’éducation, à la religion et d’association». Plusieurs pays islamiques ont aussi affirmé que la CDE devait s’interpréter en respectant l’aspect primordial de la Charia, la loi islamique. Les droits fondamentaux sont dans la tourmente, plus contestés que jamais (certains pays ne menacent-ils pas de dénoncer les instruments internationaux en matière de droits de l’Homme?). Au niveau international aussi, les attaques visant à affaiblir le système de contrôle des normes internationales sont nombreuses. Dans le même temps, les droits de l'enfant sont instrumentalisés et la notion d'intérêt de l'enfant mise à toutes les sauces, pour lui faire dire tout ce qu'on veut (pensons notamment aux manifestations autour du «mariage pour tous» en France où c'est l'intérêt de l'enfant qui était invoqué par les opposants au mariage homosexuel). 1. Mais de quelles familles parle-t-on? La CDE (art. 5 et 18) rappelle que la famille est la structure de base de la société et l’environnement naturel pour l’évolution et l’éducation de l’enfant. Elle donne une définition flexible de la famille (contrairement à la Constitution suisse!) sans s'enfermer dans un modèle unique, ce qui est heureux sous peine de stigmatiser et d’exclure de la protection tout enfant né ou élevé en dehors d’un modèle unique et traditionnel jugé seul capable de pouvoir prodiguer une éducation digne de ce nom. La famille a évolué, de même que la place de l’enfant dans la société. Oskar Freysinger estime que «nous aurons connu le plus grand chambardement des structures familiales depuis l’Antiquité». Et Nicole Prieur de renchérir: «Les structures traditionnelles de la famille subissent une véritable révolution anthropologique, ce qui nous amène à repenser autrement les fonctions parentales. Les familles deviennent des laboratoires expérimentaux, comment préserver les droits de l’enfant? Comment la famille peut-elle être optimale pour élever des enfants, quel que soit sa forme?».

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On est passés de la notion de puissance paternelle à l’autorité parentale (partagée entre les deux parents, comme le préconise l'art. 18 de la CDE); et on semble se diriger vers la notion de «responsabilité parentale»; il est de plus en plus reconnu que les droits et devoirs parentaux sont un moyen pour remplir des responsabilités, et non pas une fin en soi. Cette évolution, qui s'accompagne d'une mutation des relations familiales, de l'interdiction des châtiments corporels, d'une immixtion plus fréquente des pouvoirs publics dans la vie familiale (tout au moins de certaines familles, il est certain que tous les enfants ne sont pas égaux face à l'interventionnisme des services de protection de l'enfance), de la prédominance d'un discours «droits de l'enfant», a mis bien des parents en difficulté dans l'éducation de leurs enfants. Les familles sont plus souvent décomposées et recomposées, ce qui entraîne la confrontation entre des modèles éducatifs différents et une multiplication d'adultes chargés à titres différents de l'éducation du même enfant dans un équilibre sans cesse à reconstruire. Les recettes d’hier (une bonne fessée), n’ont plus cours aujourd’hui (ou ne sont plus acceptées; dans certains pays, elles conduisent en prison) et bon nombre de parents semblent ne pas avoir trouvé la nouvelle recette éducative. La question qui se pose est alors de voir ce que les Pouvoirs publics peuvent faire pour soutenir les parents, les aider à remplir un rôle qui semble plus difficile à remplir aujourd’hui qu’hier. Force est de constater que l'aide aux familles devient vite la police des familles (pauvres) et que sous prétexte de soutenir et guider des parents, c'est avant tout de contrôle social dont il s'agit. Jacques Fierens rappelle à cet égard que le système libéral favorise aussi les forts contre les faibles. Alors que les droits fondamentaux devraient aboutir à l'équation contraire. Clothilde Palazzo-Crettol pose dès lors la question: «L’enjeu ne serait-il pas reconnaître la place et les droits de chacun-e, en diminuant, autant que faire se peut, par des mesures concrètes, les rapports inégalitaires entre parents et/ou entre parents et enfants?» 2. Relation famille-État La relation famille-État a aussi beaucoup évolué; il est loin le temps où on considérait que tout ce qui se passe dans la famille est strictement privé et que l’État n’y a aucun droit de regard. Bien sûr, l’interdiction d’ingérence dans la vie privée et familiale reste un principe fondamental et c'est heureux. Mais tous les débats que l’on a sur la

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protection des enfants touchent aux limites de l’ingérence des pouvoirs publics dans la sphère familiale. L’État non seulement peut faire ingérence dans la vie privée de la famille, mais dans certains cas DOIT le faire sous peine de violer les droits de l’Homme (art. 8 CEDH) et de l’enfant (art. 16 CDE). Et ce au nom du respect de la vie privée de l’enfant (qui comprend le respect de son intégrité physique et psychique). Il s’agit même d’une obligation positive et pas seulement d’une interdiction (abstention de faire immixtion)! Les questions se bousculent. L’obligation d’intervenir est une chose, la manière d’intervenir en est une autre. Christine Bulliard-Marbach nous met en garde: «Chaque mesure de protection prise en faveur d’un enfant ou d’un jeune n’est-elle pas aussi une mesure qui affaiblit la famille, déjà soumise à rude épreuve?». On admet aujourd’hui que la sphère familiale peut être un enfer pour les enfants et qu’il faut protéger l’enfant de sa famille. Mais l’intervention des pouvoirs publics peut aussi être un enfer et le remède pire que le mal (pensons à toutes les situations de violence institutionnelle, d'abus, de maltraitance, etc., dans des institutions publiques ou privées, des familles d'accueil, etc.). D'où la nécessité impérative d'instaurer d'une part des méthodes d'évaluation de la situation de danger beaucoup plus rigoureuses et d'autre part des garanties procédurales tant pour l'enfant que pour les parents. Un élément important de ces garanties est précisément la participation des enfants et des familles à la protection qui leur est proposée, pour leur donner de nouveau une certaine maîtrise de leur propre situation (de nombreuses expériences ont été menées à cet égard, en ce compris sur l’accès aux dossiers, aux rapports sociaux, par les enfants et les familles qui a pour corollaire l'obligation pour les professionnels d’écrire d’une manière compréhensible par les principaux concernés en sachant qu'ils vont lire leurs écrits). Sachant que l'intervention peut être pire que bien, la prudence s'impose, de même que la mise en balance des effets d'un retrait de l'enfant de son milieu familial ou du maintien dans ladite famille. Les positions dogmatiques sont dangereuses (balançant d’un extrême à l’autre: d’un côté la famille fait nécessairement mieux que l’État et celui-ci ne peut d’aucune façon intervenir dans les familles et, de l’autre, l’État doit systématiquement remplacer les parents dès qu’un signe de déficience fait jour); il est important d'évaluer, de réfléchir, de se questionner sachant qu'on ne trouvera pas l'intervention parfaite.

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À cet égard, on doit bien reconnaître qu’en Belgique, l’affaire Dutroux a créé un traumatisme social important qui a débouché sur des excès législatifs stupéfiants: remise en cause du secret professionnel des travailleurs sociaux et psychologues, obligation de dénoncer tout fait de maltraitance dont les professionnels ont connaissance (la dénonciation devenant une fin en soi, ce qui provoque la démission des intervenants considérés comme incapables de protéger les enfants), mise en place d'un système de «suspension préventive des enseignants» qui permettait à chaque enfant de dénoncer son enseignant après le moindre élément posant problème et provoquant son écartement temporaire, avec privation de 50% de son salaire, jusqu’à ce qu’il soit «innocenté»! Tout adulte était perçu comme un prédateur en puissance dont il fallait se méfier en ce compris dans des ouvrages de prévention à destination des enfants qui induisaient qu’il faut se méfier de tous les adultes, y compris des grands-parents. Il faut, nous dit Marie Derain, rechercher un nouvel équilibre entre les enfants et leurs droits, la famille et l’État. 3. Les (faux) procès faits à la Convention On a entendu, pendant ces deux jours, mais plus généralement aussi, nombre de critiques faites à la Convention. Il est bien certain que, comme tout texte législatif, elle doit être évaluée, questionnée et débattue; sa «sacralisation» est nuisible en ce qu'elle empêche tout débat. Mais les critiques qui lui sont faites ne sont-elles pas en (grande) partie un faux procès? Prenons l’enfant-roi (ou pire, l’élève-roi!); cet enfant qui n’a pas de limites, qui croit que tout est permis, à qui les adultes et les éducateur n'ont plus rien à dire. Ne s’agit-il pas avant tout d’un enfant dont l'éducation n'est pas terminée? Et la tendance de la société est de chercher un coupable: l'enfant lui-même qui serait coupable de ne pas avoir été bien éduqué? Les parents et éducateurs qui ne lui n'ont pas pu lui faire comprendre les limites? En n'oubliant pas l'échec de la société en général dont le "laisser-aller" serait la principale cause de ce phénomène. Rosette Poletti rappelle d'ailleurs un truisme: «En tant qu’êtres humains, nous ne sommes pas tout-puissants, loin de là, nous commettons des erreurs, nous faisons de mauvais choix!». Est-on prêt à raisonner de la même façon s'agissant d'enfants? Mériteraient-ils moins d'indulgence que les autres membres de la société?

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Mais de quelle éducation parle-t-on? Il n’y a pas nécessairement de consensus sur la question, il y a autant de méthodes éducatives qu'il n'y a de parents. Mais on évoque souvent la question de fixer des limites. Il est en effet fondamentalement injuste de reprocher à un enfant de ne pas respecter des limites, s'il n'en a pas appris l'existence et si on ne l'a pas aidé dans cette voie. On le voudrait éduqué avant même que son éducation ne soit achevée. Michel Lachat ne dit rien d'autre: «Eduquer un enfant sans mettre de limite, c’est courir à la catastrophe!» Et comment fixer ces limites? Pour l’enfant qui transgresse, on utilise les «centres éducatifs fermés»; des lieux où les murs ont été érigés pour empêcher toute transgression; on demande donc à un enfant d'apprendre à gérer sa propension à transgresser en l’empêchant physiquement de le faire. Mais est-on certain qu’une fois les murs disparus, le jeune aura intégré lui-même ces limites sociales? Se pose aussi la question de la tolérance de la société d’accepter un certain niveau de déviance (que nombre d'éducateurs et psychologues considèrent comme normale dans le parcours d'un jeune, particulièrement à l'adolescence) et les moyens mis en place pour y réagir. Et là, force est de constater le retour en force des moyens sanctionnels, voire pénaux, pour punir plutôt qu’éduquer. Dans beaucoup de pays, on assiste à une augmentation du nombre et du type de lieux de privation de liberté (dont les noms varient d'un endroit à l'autre, comme s'il suffisait de qualifier un lieu de détention de centre éducatif pour changer la réalité): centres fermés, prisons pour jeunes, centres thérapeutiques pour toxicomanes, malades mentaux, etc. Ceci alors même que les chiffres de la délinquance montrent plutôt une diminution. La spécialisation de la justice des mineurs est également souvent battue en brèche. Les faits les plus graves sont envoyés devant les juridictions pour adultes (comme si la justice pénale avait prouvé son efficacité en termes de réintégration et resocialisation de sa «clientèle»!); les faits bénins sont traités par des amendes administratives imposées par les autorités locales (c'est le cas notamment en Angleterre et en Belgique) sans que l'aspect éducatif ne soit réellement pris en compte et en l'absence de garanties procédurales. Conclusions Alors, faut-il sonner le branle-bas de combat? Et si oui, contre qui, contre quoi? Et avec quelles armes?

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Tout d’abord, la peur étant mauvaise conseillère, il faudrait éviter que la société ait peur de ses enfants et peur des droits de l’enfant; il faut tout autant éviter d’opposer les droits de l’enfant avec les droits des autres membres de la société; si la CDE a apporté un bouleversement, c’est qu’elle a ajouté l’enfant dans les préoccupations sociales, de manière explicite (même s’il n’en a jamais été mis totalement à l’écart), avec une approche basée sur ses droits. Cette évolution a sans conteste ébranlé les institutions de la société, qui a parfois du mal à s’en remettre. Un enseignant, un directeur d’école, vit très mal le fait qu’un élève, ses parents, puissent remettre en cause une de ses décisions, en matière de discipline ou de réussite scolaire. L’école, vecteur de l'enseignement de la démocratie, est rarement un exemple de fonctionnement démocratique (Bernard Defrance rappelle que l’enseignant, quand il évalue ses élèves, est juge et partie, puisque c’est lui-même qui a donné l’enseignement qu’il est chargé d’évaluer ensuite!). Evolution que Jean Romain déplore manifestement, lui qui dit: «Or, vouloir mettre l’élève au centre, ce n’est plus respecter le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, c’est faire de lui un client. Le client est roi, il se promène au milieu du supermarché scolaire, il choisit ce qu’il veut, au gré de sa fantaisie, il essaie, il échange, il négocie, pourvu qu’il ait assez d’argent pour payer.». La marchandisation de l'école est un fait incontestable. Mais est-ce de cela qu'il s'agit dans la reconnaissance des droits? Le risque est sans doute présent. Mais heureusement Jean Romain ajoute: «Ce qu’il faut bannir, c’est l’arbitraire de l’autoritarisme. (...) Ce ne sont pas alors les droits de l’enfant qui seraient en péril, mais en amont de cette question, le statut même de la personne humaine.». Au-delà des (faux) procès faits aux droits de l'enfant, il importe de garder toute sa vigilance: non seulement rien n’est jamais acquis de manière définitive en matière de respect des droits fondamentaux, mais les exemples d’acquis qui s’effritent ou de régressions explicites sont nombreux (les menaces qui existent sur certaines institutions de défense des droits de l’homme dans certains pays en sont un autre exemple). Quels sont les armes, les canons pour garder la comparaison avec la marine, avec lesquels on peut continuer à agir pour la défense et la promotion des droits de l’enfant? Il y a bien sûr un nombre important d’institutions, dont les ombudsmans, qui ont un rôle important à jouer notamment en amplifiant la voix des enfants et en exerçant de manière critique une mission de surveillance de l'application des droits de l'enfant.

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Les Cours et tribunaux devraient aussi jouer un rôle plus important en la matière (sous l'aiguillon des plaideurs), même si à ce niveau-là, il reste du chemin à parcourir pour montrer à l'enfant la direction des prétoires. Mais la Convention elle-même est une arme très efficace avec l’ensemble des droits qui sont garantis, des moyens de contrôle, en ce compris le nouveau protocole instituant un mécanisme de plaintes individuelles auprès du Comité des droits de l'enfant. La question des moyens à disposition des enfants eux-mêmes d’exercer leurs droits, le cas échéant de manière autonome, est un enjeu fondamental; précisons que dans la plupart des pays, pour agir en justice, l’enfant est représenté par ses parents, à défaut par un tuteur ad hoc (notamment quand il faut faire valoir ses droits à l’encontre de ses parents). Une telle exigence n’est pas présente pour les recours devant la CourEDH et devant le Comité des droits de l’enfant. Mais jusqu’où doit-on faire porter à l’enfant le combat de la défense de ses propres droits? Il ne faut surtout pas que les adultes s’en lavent les mains; on sait que même si la justice essaye d’être au maximum «child friendly», passer à travers une procédure en justice est quelque chose de lourd pour n’importe qui, à fortiori pour les enfants. C’est pourquoi, il faut utiliser tous les moyens de contrôle, de suivi, de mise en œuvre des droits, et notamment les recours collectifs, actions de principe, basés sur la CDE. Enfin, et je m’en voudrais de ne pas citer cet exemple dans une telle enceinte, l’information, la sensibilisation, la formation aux droits de l’enfant, la recherche et l’évaluation, sont des éléments fondamentaux. Et Jean Zermatten, lui qui y a consacré une bonne partie de sa vie, de rappeler que «de nombreuses barrières culturelles, politiques ou économiques font néanmoins encore obstacle au respect de ce droit des enfants». Je terminerai en sonnant le branle-bas de combat et je ne doute donc pas que chacun des participants quittera ce colloque avec quelques munitions en poche pour pouvoir mener ou poursuivre des combats, et j’espère qu’il/elle les utilisera à bon escient.

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Figure 3: «Le ballon», Félix Vallotton, 1899 (voir page 38)

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Enfants, Familles, État :Les droits de l’enfant en péril ?

Edité sous la direction dePhilip D. Jaffé, Bernard Lévy, Zoe Moody et Jean Zermatten

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ISBN 2-940229-40-6

9 782940 229406