13
ENIRE LA FRANCE Ef L'ALLEMAGNE : LFS PRAllQUES BIBLIOGRAPHIQUFS AU XIX e SIEcLE Depuis les notes de MIne de Stael, les voyageurs francais ont tres fre- quemment insiste sur la place exceptionnelle du livre imprime et de la lecture outre-Rhin, et tout particulierement en Allemagne centrale: «les ouvriers de Leipzig se reposent un livre Ii la main », ecrit Germaine de Stael Ii la suite de son passage dans la capitale de la «librairie alle- mande ». II est bien entendu clair que la conjoncture immediate est ici chargee de signification: nous sommes, Ii Leipzig, au cceur de l'Allemagne napo- leonienne, celIe ou, par reaction contre les Lumieres et la Revolution francophones, emerge le plus nettement l'idee de la «nationalite alle- mande », On sait que, dans cette invention, Ie monde des intellectuels et des libraires tient la premiere place. Sans revenir aux ecrits de Fichte, il faut rappeler ici l'importance pratiquement emblematique 1 de la pla- quette publiee par Friedrich Perthes Ii Hambourg en 1816 : «la librairie allemande comme condition d'existence d'une litterature allemande »2. Dans un second temps, une fois l'hegemonie napoleonienne abattue, cette construction d'une Allemagne culturelle devant preluder Ii l'unifica- tion politique se fonde, tres logiquement, sur un retour aux sources : en 1819, Ie baron Karl von Stein cree Ii Francfort-sur-le-Main les Monu- menta Germaniae historica, collection de textes destinee Ii aceueillir les « monuments » (Ie terme meme est significatif) de l'histoire nationale. La collection commencera Ii paraitre en 1826, sous la direction de G. H. Pertz, tandis que les savants allemands partent Ii la decouverte des depots europeens pour en exhumer les textes Ii publier : l'une de ces decouvertes I. IInous parait Ii cet egard tres symbolique de constater que la premiere livraison du nou- veau Leipziger Jahrbuch zur Buchgeschichte (1991) s'ouvre par une contribution de Herbert G. (JoPFERT consaeree Ii l'opuscule de Perthes, avec Ie sous-titre « Zum Literaturbegriff von Friedrich Christoph Perthes». 2. Der deutsche Buchhandel als Bedingung des Daseins einer deutschen Literatur. Revue de synthese : IV S. N'" 1-2, janv.-juin 1992.

Entre la France et l’Allemagne: Les pratiques bibliographiques au XIXe siècle

Embed Size (px)

Citation preview

ENIRE LA FRANCE Ef L'ALLEMAGNE :LFS PRAllQUES BIBLIOGRAPHIQUFS AU XIXe SIEcLE

Depuis les notes de MIne de Stael, les voyageurs francais ont tres fre-quemment insiste sur la place exceptionnelle du livre imprime et de lalecture outre-Rhin, et tout particulierement en Allemagne centrale: «lesouvriers de Leipzig se reposent un livre Ii la main » , ecrit Germaine deStael Ii la suite de son passage dans la capitale de la «librairie alle-mande ».II est bien entendu clair que la conjoncture immediate est ici chargee

de signification: nous sommes, Ii Leipzig, au cceur de l'Allemagne napo-leonienne, celIe ou, par reaction contre les Lumieres et la Revolutionfrancophones, emerge le plus nettement l'idee de la «nationalite alle-mande », On sait que, dans cette invention, Ie monde des intellectuels etdes libraires tient la premiere place. Sans revenir aux ecrits de Fichte, ilfaut rappeler ici l'importance pratiquement emblematique 1 de la pla-quette publiee par Friedrich Perthes Ii Hambourg en 1816 : «la librairieallemande comme condition d'existence d'une litterature allemande »2.Dans un second temps, une fois l'hegemonie napoleonienne abattue,cette construction d'une Allemagne culturelle devant preluder Ii l'unifica-tion politique se fonde, tres logiquement, sur un retour aux sources : en1819, Ie baron Karl von Stein cree Ii Francfort-sur-le-Main les Monu-menta Germaniae historica, collection de textes destinee Ii aceueillir les«monuments » (Ie terme meme est significatif) de l'histoire nationale. Lacollection commencera Ii paraitre en 1826, sous la direction de G. H.Pertz, tandis que les savants allemands partent Ii la decouverte des depotseuropeens pour en exhumer les textes Ii publier : l'une de ces decouvertes

I. II nous parait Ii cet egard tres symbolique de constater que la premiere livraison du nou-veau Leipziger Jahrbuch zur Buchgeschichte (1991) s'ouvre par une contribution de HerbertG. (JoPFERT consaeree Ii l'opuscule de Perthes, avec Ie sous-titre «Zum Literaturbegriff vonFriedrich Christoph Perthes».2. Der deutsche Buchhandel als Bedingung des Daseins einer deutschen Literatur.

Revue de synthese : IV S. N'" 1-2, janv.-juin 1992.

42 REVUEDE SYNIHESE : IV' S. N'" 1-2, JANVIER-JUIN 1992

sera notamment celie faite ala Bibliotheque municipale de Valenciennes,par Hoffmann von Fallersleben, du Ludwigslied et, presque accessoire-ment, de la Cantilene de sainte Eulalie, en 18373•Rien, en definitive, que de tres logique, si l'attention est portee, dans

cette construction de la « Nation allemande» au xIX" siecle, sur les condi-tions de fonctionnement de la « librairie allemande », puis, en liaisonavec Ie developpement des universites, sur la place des bibliotheques alle-mandes et du livre dans Ie monde des savants (Gelehrtenwelt) d'outre-Rhin.

I. - LA lRADmON BIBLIOGRAPHIQUE ALLEMANDE

Pourtant, ces phenomenes ont une origine egalement plus profonde, etles formes particulieres prises par la bibliographie allemande viennentaussi des structures specifiques qui sont, depuis pratiquement le XVI" sie-cle, celles de la librairie d'outre-Rhin. Disons, pour aller tres vite, que lalibrairie allemande se caracterise par son eclatement geographique", sansqu'un pole dominant apparaisse qui soit comparable par exemple aParispour la France ou a Londres pour l'Angleterre. Les deplacements de lageographie allemande du livre au cours des siecles suivent, en fait, lesdeplacements de la geographic economique et politique la plus generale :nous passons de l'espace rhenan et sud-allemand qui dominait Ie xV sie-cle, aun centre de gravite progressivement reoriente vers l'Est, et notam-ment vers la Saxe, puis, au xIX" siecle, vers Berlin.Ajoutons que cet eclatement est egalement sensible sur Ie plan des

structures professionnelles : la maiorite des libraires allemands, dans laplupart des villes, sont a la fois editeurs (Verleger) et detaillants (Soni-menter). Du coup, l'unite du marche ne peut etre obtenue que par Ie biaisde pratiques professionnelles tees specifiques, parmi lesquelles deuxparaissent tout particulierement importantes :- C'est, d'abord, Ie Tauschhandel, ou commerce par Ie troc (enten-

dons, l'echange partiel des fonds entre editeurs). Le Tauschhandel eviteles deplaeements, plus encore la circulation d'argent comptant, tout en

3. La Cantilene de sainte Eulalie, aetes du colloque de Valenciennes, 21 mars 1989, ed,par Marie-Pierre DION, Lille, Valenciennes, [so n.], 1990, notamment: Francoise SIMERAY,« La decouverte de 1a Cantilene de sainte Bulalie », p. 53-60 (ici, p. 57-58). Importantebibliographie.4. Etienne FRANl;OlS, (( Geographiedu livre et reseauurbain dans 1'Allemagne moderne »,

La Ville et l'innovation : relais et reseaux de diffusion en Europe, 14'-19' siede, Paris, Ed. del'Eco1e des hautes etudes en sciences sociales, 1987, p. 59-74.

F. BARBIER: PRATIQUES BIBLIOGRAPHIQUES 43

assurant une diffusion la plus adaptee possible Ii la nature des textes. Cen'est qu'a la fin du XVIII" siecle qu'il sera remplaee par le Nettohandel, ouachat moyennant finances.- Mais il faut surtout citer ici la pratique ancienne des foires, pratique

completee, puis relayee progressivement, par celle de la commission delibrairie. Leipzig possede une foire des le xIV" siecles, Ii la charniere deplusieurs espaces culturels et commerciaux : 1'Ouest et la Mediterraneepar Nuremberg, Ie Rhin, Bale et le Gothard 6, mais aussi les mines deThuringe 7 et, au-dela, la Silesie, la Pologne et la Russie. La foire concur-rente de Francfort-sur-le-Main est, quant Ii elle, idealement situee aucceur de 1'espace rhenan traditionnel, domine, contrairement Ii la Saxe,par le catholicisme.Nos libraires allemands se retrouvent done annuellement dans les

foires specialisees, d'abord de Francfort-sur-le-Main, puis, de plus enplus, de Leipzig, et, afin de faire connaitre leur production Ii leursconfreres, ils prennent tres vite 1'habitude de publier des cataloguesbibliographiques, les « Catalogues de foires » (MejJkatalogen). Ceux-cisont regroupes en un recueil annuel Ii Francfort-sur-Ie-Main des 1564 (etplaces sous la responsabilite du Magistrat de la ville libre Ii partir de1597), et Ii Leipzig Ii partir de 1594.C'est done, avec les MejJkatalogen, la naissance de la bibliographie

allemande courante, au sens tres large puisque les catalogues recensentles titres presentes Ii la foire, et non pas seulement produits par la« librairie allemande ». Ajoutons que cette bibliographie sans douteunique au monde a fait l'objet de comptages et de mise en series parSchwetske au xIX" siecle", mais que ces sources pourtant exceptionnellesn'ont pas, jusqu'a present, ete exploitees, par les historiens, de la manierequi s'imposerait, et, notamment, par une methodologie serielle.En revanche, on va tres vite s'interesser, cOte allemand, Ii la compila-

tion des catalogues de foires pour en tirer des bibliographies retro-spectives Ii vocation savante. D'une maniere tres generale, les auteurs deces bibliographies bientot monumentales sont des libraires, phenomeneque l'on peut rapporter au statut specifique qui est celui de la librairied'Antiquariat dans 1'Allemagne ancienne", et Ii la pratique frequente des

5. Frederic BARBIER, « Leipzig als Zentralpunkt im deutschen buchhllndlerichen Netz des18. und 19. Jahrhunderts: eine Skizze », Ii paraitre.6. 10., (( Le Pays autour du Saint-Gothard », Ii paraitre.7. Leipzig est ainsi Ie principal marehe ou se negocient les Cuxen, sortes d'actions repre-

sentant des participations dans les mines.8. Codex nundinarius Germaniae litteratae bisecularis, Halle, 1850,2 vol.9. F. BARBIER, « La libraire ancienne en Allemagne au XIX' sieele I), Bulletin des biblio-

philes, 4, 1984, p. 543-558.

44 REVUE DE SYNIHEsE : IV' S. N'" 1-2. JANVIER-JUIN 1992

ventes aux encheres de bibliotheques precieuses ou savantes (notammentdans 1esvilles universitaires).L'un des premiers, Nicolas Basse, est un Valenciennois d'origine 10.

Ayant fui sa ville natale sans doute Ii 1a suite des troubles religieux dumilieu du XVI" siecle, i1 s'etablit Ii Francfort-sur-1e-Main, et y donne unebibliographie des livres publies en Al1emagne de 1562 Ii 1594. JohannC1ess 11 et Georg Draud 12 font un travail analogue pour 1es annees 1500-1625. La guerre de Trente ans brise le mouvement, jusqu'a ce que, tou-jours sur la base des catalogues de foires, Theophil Georgi, 1ibraire IiLeipzig, publie, de 1742 Ii 1758, un Allgemeines europdisches Biicherlexi-con s'etendant pratiquement jusqu'au milieu du XVIII" siecle13. Enfm,Friedrich Adolf Ebert (1791-1834), directeur de 1aBibliotheque royale deDresde, donne, de 1821 Ii 1830, un Allgemeines bibliographischesBiicherlexicon, poursuivi par Theodor Graesse et son Tresor des livresrares et precieux (Dresde, 1859-1869), ouvrage clairement inspire duManuel francais de Brunet.Au total, done, 1a bibliographie allemande est d'abord une affaire de

libraires, puis de savants. Ce phenomene va s'accentuer au XDC siecle,avec l'entree en scene successive de trois personnages, tous trois librairesIi Leipzig. Le premier, Wilhelm Heinsius, Mite une bibliographie retro-spective des annees 1700-1810, et qui sera progressivement poursuiviejusqu'a 1892. Christian Gottlob Kayser (1782-1857) est, d'abord, commisde librairie chez Hinrichs, puis s'etablit de maniere independante en1824: il publie une bibliographie retrospective de la periode 1750-1832,poursuivie jusqu'en 1910 par son successeur, Bernhard Tauchnitz. Entin,Johann Conrad Hinrichs (Harburg, 18l3-Leipzig, 1896), assode Ii Rei-nicke, est surtout connu comme l'editeur du monumental HinrichsBucherkatalog (1851-1912), mais aussi de bibliographies courantes heb-domadaires tres importantes.D'autre part, en 1824, c'est 1afondation, Ii Leipzig, de 1agrande asso-

ciation professionnelle des librairies allemandes (Biirsenverein des deut-

10. Cf. F. BARBIER, « Un imprimeur francfortois d'origines valenciennoises au XVI" siecle :Nicolas Basse », Ii paraitre dans Valentiana.11. Joan. CLESSIus, Uniusseculiejusquevirorum literatorum monumentis tumflorentissimi,

tum femlissimi ab anna Dom. 1500 ad 1602 nundinarum autumnalium inclusive elenchusconsummatissimus librorum.... Francofurti, Joan. Saurius, 1602, 2 part. en 1 vol., in_4°.12. Georg DRAUDIUS, Bibliotheca classica, siveCatalogusofficinalisin quo singulisingula-

rum facultatum ac professionum libri qui in quavisJere lingua extant..., Francofurti, Nic.Hoffmannus, 1611, in_4°. Puis, du meme, Bibliotheca exotica[...]. La Bibliotheque universail,contenant le cataloguede tous les livres qui ont este imprimes au sieclepasse, aux languesfrancoise, italienne, espaignole et autres..., Frankfurt, B. Ostern, 1625, in_4°. Draud est untemps correcteur dans I'atelier de Basse Ii Francfort (1590-1599), avant de devenir pasteur,comme l'etait son pere,13. TheophiliGeorgi Buchhlindlers in Leipzig Allgemeines europliisches Bucherlexicon...,

Leipzig, Th. Georgi, 1742-1753,5 part. en 2 vol. (et 2 suppl. parus en 1758).

F. BARBIER: PRAllQUES BIBLIOGRAPHIQUES 45

schen Buchhandels), dont l'un des buts est precisement la reglementationdes usages de la librairie permettant d'unifier commercialement unespace politico-culturel encore tres morcele 14. Bientot, le Borsenverein valancer, sur le modele de la Bibliographie de la France, sa Bbrsenbkut,quotidien professionnel donnant les nouvelles de la librairie, et, en asso-ciation avec la librairie Hinrichs, la bibliographie courante allemande.Entin, la poursuite de leurs activites dans les conditions les meilleures

suppose, de la part des professionnels allemands de la librairie, un travailbibliographique tres etendu, et la publication de nombreux usuels : nousconservons ainsi 15 d'innombrables catalogues de fonds ou d'assortiment,parfois publies de maniere periodique et reguliere, mais aussi des cata-logues de ventes, des annuaires professionnels 16, et toute une litteraturespecialisee comportant usuels bibliographiques, manuels specialises decomptabilite, manuels professionnels de tous genres, ouvrages de corres-pondance commerciale, etc. Les annonces publicitaires pour cette Fachli-teratur occupent regulierement plusieurs pages dans l'annuaire de Schulz.Cette maree bibliographique, souvent de tres bonne qualite, constitue,avec le professionnalisme revendique par les libraires 17, le contrepoidsnecessaire a l'eclatement du marche national allemand.

II. - LA BIBLIOGRAPHIE, ENIRE LA FRANCE ET L'ALLEMAGNE

On le voit, les developpements de la bibliographie «a l'allemande »decoulent logiquement de la necessite, pour les professionnels, de struc-turer en profondeur un marche qui n'existe pas a priori. Pourtant, les

14. Et, notamment, de lutter contre les pratiques toujours courantes de contrefac;on.15. Notamment dans les collections de la Bibliotheque universitaire de Gottingen, ou, Ii

Paris, dans la sous-serie QIO de la Bibliotheque nationale. Ces catalogues ont fait I'objet decertaines etudes, parmi lesquelles nous citerons notamment celIe de Helga JEANBlANC, LesLibraires, imprimeurs et «maitresde lecture»d'origineallemandeIi Parisde 1811 Ii 1871, thode doct., Aix-en-Provence, 1991, 2 voI., dact.16. Dont Ie principal, celui de Schulz, constitue une source de premiere importance pour

I'histoire de la Iibrairie allemande au XIx" siecle,17. Ce professionnalisme est presque une condition necessaire de I'existence d'une Iibrai-

rie allemande : des lors que la Iibrairie demande des eompetences specifiques et un appren-tissage, ce sont les instances professionnelles qui en sont juge, et qui accueilleront - ou non- Ie postulant dans Ie « cercle des eollegues », selon I'expression consaeree. Entrer dans cesreseaux donne la seule possibilite, en s'inscrivant au Borsenverein, en ayant un compte ouvertchez tel ou tel commissionnaire, etc., de s'inserer reellement dans les circuits commerciaux dela Iibrairie. Par contrecoup, la puissance des organisations professionnelles (dont les ten-dances sont tres generalement protectionnistes et conservatrices) s'en trouve augmenteed'autant, et Ie processus tend Ii s'accentuer comme de lui-meme, Chaque groupe a son syndi-cat professionnel, les patrons comme les ouvriers, les fabricants de presses typographiquescomme les editeurs de musique, etc., parfois dans un cadre geographique (par ex. les Iibrai-

46 REVUEDE SYNIHESE : IV" S. N'" 1-2. JANVIER-JUIN 1992

eehanges entre l'Allemagne et la France se font dans les deux sens : auXIX" siecle, les Allemands chercheront, par exemple, a s'inspirer dumodele francais pour ce qui regarde le role de I'Etat, et, notamment, surle probleme du depot legal. Dans ces processus complexes de transfertd'un espace aI'autre, le milieu alsacien occupe une place tres privilegiee.Bien entendu, les conditions de I'exercice de la librairie et du travail

bibliographique sont tres differentes en France de ce qu'elles sont dansI'espace allemand. La centralisation editoriale repond a la centralisationculturelle, et cantonne pratiquement la province dans l'execution des« travaux de ville » et dans la diffusion. Du coup, des structures commecelles des foires sont inutiles - comme elles le sont, d'ailleurs, aussi enAngleterre. Intervient d'autre part, le poids preponderant de I'Etatmonarchique, qui a etabli le principe du depot legal des 1537 : et c'est leJournal typographique et bibliographique, fonde en 1797 18, et repris pra-tiquement par I'administration en 1810-1811, dans une optique d'abordpoliciere (et non pas commerciale) 19.Pourtant, un certain nombre de libraires francais, qui souvent sont en

relations professionnelles avec I'Allemagne, s'emploient a introduire enFrance les methodes seculaires de la bibliographie «aI'allemande », LesStrasbourgeois, ici, jouent un role pionnier, parce que, a la fin duxvnr siecle, la plupart des grandes maisons alsaciennes sont encoreincluses dans les circuits de la librairie allemande : Decker aColmar, cou-sin des grands imprimeurs berlinois, fait ainsi regulierement le voyage dela foire de Leipzig sous le Premier Empire, tandis que nombre delibraires strasbourgeois publient, aI'image de leurs collegues allemands,des catalogues de leur fonds ou de leur assortiment. De plus, Strasbourg,decrit comme la « porte de Paris », figure tres souvent dans les circuitsd'apprentissage des Allemands a travers I'Europe.ries de Saxe) : les accords sont, ala fin du XIx" siecle, negocies entre ces groupes de pression,qui les imposent ensuite a leurs adherents. A contrario, les syndicats, meme concurrents,s'appuient les uns sur les autres : les membres du syndicat des patrons imprimeurs ne sefourniront en encre que chez les membres du syndicat des fabricants d'encre, etc. Surl'ensemble de ces problemes, et la librairie allemande de l'age industriel, cf. F. BARBIER,livre. economie et societe industrielles en Allemagne et en France au Xlx' steele (1840-1914J,these de doct. d'Etat, Paris, 1987, 3 vol., aparaitre sous Ie titre l'Empire du livre.18. On lui connait un certain nombre de predeeesseurs plus ou moins ephemeres, dont

par exemple la Feuille de correspondance du libraire...• Paris, Aubry, libraire et direeteur duCabinet bibliographique, 1791-1793 (d'apres Hatin). Le Journal typographique et biblio-graphique est imprime aParis par Baudelot et Eberhart, « successeurs du citoyen Pierres».19. II faudrait ici mentionner egalement I'importance de la rupture revolutionnaire : la sai-

sie de tres nombreuses bibliotheques, la dissolution des academies des Lumieres, et l'emigra-tion de nombre de leurs membres aboutissent, d'une part, acasser en profondeur la traditionlivresque francaise et, d'autre part, plus ponetuellement, ainterrompre brutalement certainesentreprises bibliographiques lancees au XVIII' siecle. La simple disparition des collectionsd'imprimes, ou leur eclatement, rend par elle-meme plus diflicile tout travail de biblio-graphie.

F. BARBIER: PRATIQUES BIBLIOGRAPHIQUES 47

1) Francfort, l'Alsace et Guillaume Fleischer.Un exemple exceptionnel et meconnu de ces rapports complexes nous

est donne avec Ie cas de Wilhelm Fleischer, ne en 1768, fils d'un librairefrancfortois, et qui fait, precisement, son apprentissage chez son pere (itfait Ii 12 ans sa premiere foire de Leipzig), puis Ii Prague et Ii Paris. Deretour dans sa ville natale, it y ouvre en 1791 une Kunstbuchhandlung(« librairie artistique »), mais, surtout, publie, la meme annee, un opus-cule sur « I'importance de la librairie Ii I'occasion de l'ouverture d'unelibrairie artistique » 20. II Ydeveloppe l'idee, romantique, que Ie libraire,compagnon indissociable du « savant», est l'intermediaire entre la« Republique des Lettres »21 et la Nation. Deux principes sont fonda-mentalement poses par Fleischer :- Ie libraire, qui est investi d'une veritable mission, ne saurait avoir pourbut principal de « faire de l'argent » ;- Ie libraire doit rester encyclopediste, et utiliser ses connaissances pourfaire la synthese des courants profonds de son epoque :

« il doit, par son intelligence et ses connaissances, etre en mesure de reunirplusieurs savants autour d'une grande entreprise editoriale, de maniereaceque, de leurs travaux communs, sorte un tout utile et coherent [...J. La desti-nation de la librairie reside dans la diffusion de la verite, de l'esprit derecherche et d'examen (dans le cabinet du prince aussi bien que dans Iescabanes des paysans)... »

A ce texte premier, notre jeune libraire ajoute bientot une presentationde son nouvel « etablissement »22, puis, en 1792, il publie un troisiemeopuscule, plus important, Sur les arts plastiques, Ie commerce de l'art et lalibrairie consideres dans leurs rapports avec Ie bonheur de l'homme",Fleischer, comme nombre de ses compatriotes de l'Allemagne rhenane,

est d'abord favorable Ii la nouvelle Republique francaise, et publie, aFrancfort en 1792, une biographie d'Euloge Schneider 24• Dans Ie memetemps, il adjoint Ii son etablissement d'origine un cabinet de lecture 2S,

20. Wilhelm FLEISCHER, Die Wichtigkeitdes Buchhandels bei Ero.ffnung einerKunstbuch-handlung, Francfort-sur-le-Main, 1791, reed. Kassel/Bale, 1953.21. Gelehrtenrepublik.22. W. FLEISCHER, Obermein Etablissement, Francfort-sur-le-Main, 1791.23. ID., Ilber bildende Kilnste. Kunsthandel und Buchhandel in Hinsicht arif Menschen-

wohl, Francfort-sur-Ie-Main, 1792, 141 p., in-12. Le SODS-titre est GlaubensbekenntniseinesKunst- und Buchhdndlers.24. Euloge Schneider's Leben und Schicksale im Vaterlande. Euloge Schneider (1756-

1794) publie, en 1790, la premiere edition de ses Pohies (Gedichte) ala Andrdische Buch-handlung de Francfort, alors qu'il est professeur Ii Bonn. Partisan de la Revolution, il doitfuir aStrasbourg en 1791, et yfonde en 1792 le periodique Argos. n est execute a Paris en1794.25. Leseinstitut.

48 REVUE DE SYNIHESE : IV' S. N'" 1-2, JANVIER-JUIN 1992

mais fait banqueroute en 1796 (il avait investi 12000 florins), et doitabandonner sa position independante. Le voici qui quitte alors Francfortpour Bale et Strasbourg, ou il fait la connaissance des freres Levrault,alors Ii la tete de la premiere imprimerie-librairie de l'est de la France :Fleischer devient le principal commis (et parfois Ie seul) de la Maisonlorsque celle-ci s'essaie, en 1799, Ii ouvrir une librairie Ii Paris, sur le quaiMalaquais (1799)26. C'est Ii Paris qu'il decedera, le l" juin 1820. Maisl'activite la plus originale de Fleischer se place precisement sur le plan dela bibliographie. Des 1802, il publie, chez les Levrault, un Annuaire de lalibrairie constituant, de fait, une bibliographie courante des publicationsfrancaises 27. De maniere caracteristique, l'Annuaire de Fleischer est suivid'un appendice de seize pages, au titre revelateur : « Sur les services ren-dus par les Allemands Ii la bibliographie. »Par contrat du 6 germinal an XIII, Levrault s'engage Ii editer laconti-

nuation de I'Annuaire de Fleischer pour les annees X Ii XIII, moyennantun prix de 1200 ll, et le pret de plusieurs periodiques : La Decade etrevue philosophique, la Bibliotheque francaise de Pougens, le Joumaltypographique, le Magasin encyclopedique et Ie Joumal de la litteraturefrancoise. Le contrat precise que « ces joumaux seront rendus en bon etataussitot que Ie travail sera acheve », prevoit que Fleischer pourra travail-ler dans les magasins du libraire, qu'il tiendra « au courant les notices denouveautes que cette Maison fait paraitre chaque mois », et, surtout, qu'il« donnera la preference Ii M. Levrault pour le Dictionnaire bibliogra-phique qu'il se propose de rediger »28.

Apres l'echec des Levrault Ii Paris et leur repli sur Strasbourg", Guil-laume Fleischer decide de rester Ii Paris, ou il entreprend en efIet, Ii partirde 1806, son travail principal, un monumental Dictionnaire de biblio-graphie francaise pour lequel il publie la meme annee un premier pros-pectus. Mais les diffieultes de ses anciens patrons l'amenent Ii suivre depres le dossier de leur liquidation parisienne, de sorte que le Dictionnairese trouve « neglige absolument par rapport Ii [vos] afIaires ». Le l" mars

26. Sur cette affaire, cr. F. BARBIER, Trois cents ans de librairieet d'imprimerie: Berger-Levrault, 1676-1830, Geneve, Droz, 1979, notamment p. 205 sq. La comptabilite conserveedonne, de maniere amusante, un apercu des gouts de Fleischer, qui se fait ainsi expedier, parla «maison de Strasbourg », une paire de bottes, des paquets de tabac et un « tonneau dechoucroute ».27. G. FLEISCHER, Annuaire de la librairie, Paris, de l'imprimerie de Baudouin et chez

Levrault, an X, 2 vol., in-B",28. Archives departementales du Bas-Rhin, fonds Berger-Levrault,29. Tandis qu'li Paris est fondee une nouvelle societe, Levrault, Schrell et Cie, commandite

de 100 000 II. sous Ie controle du Balois Tourneisen, Frederic Schcell (1766-1833) etant lui-meme d'origine allemande. A compter de 1805, l'association avec les Levrault est rompue, etSchoell s'installe dans l'hotel de La Rochefoucault, ou il se specialise dans la diffusion

F. BARBIER: PRATIQUES BIBLIOGRAPHIQUES 49

1807, il ecrit aux Strasbourgeois qu'il a enfin trouve un commanditairepour son « oeuvre » :

« Des ce moment, je ne fus plus libre de disposer Ii volonte de mon temps:je suis meme oblige de prouver de temps en temps Ii l'evidence les progresde mon travail, et l'emploi de mes heures. Courir toute la journee sur le pavede Paris dans des affaires etrangeres Ii mon travail, ce me seroit d'un grandprejudice, et detruiroit totalement la confiance qu'il a fallu etablir entre cettepersonne et moi... » 30.

Dans sa preface au tome premier, Fleischer revient sur les conditionsde la preparation du Dictionnaire : son projet initial etait en fait non pasune bibliographie generale, mais plus simplement un catalogue des livresdisponibles aupres de la librairie francaise, et il pense qu'un travail de sixmois luipermettra d'aboutir. n prepare done une cireulaire aux librairesfrancais, demandant l'envoi de leurs catalogues de fonds et d'assortiment,et entreprend Ie depouillement de ceux-ci. Mais la tradition biblio-graphique fait defaut ala librairie francaise, et le travail de Fleischer s'entrouve complique et augmente d'autant :

« Les indications que MM. les libraires donnent des livres dans leurs cata-logues peuvent suffire pour engager les amateurs Ii visiter leurs magasins ;mais elles sont rarement assez completes pour donner une idee exacte dulivre et de son edition... »,

et les « catalogues les plus aceredites » eux-memes ne sont pas exemptsd'imprecision.Devant la masse du travail d'identification et de verification qui

s'impose, Fleischer se rend bientot compte que les delais de preparationdu catalogue rendront sans objet l'idee de se bomer aux livres dispo-nibles, et il decide, en 1808, d'elargir son travail Ii un catalogue biblio-graphique general, pour lequel il a en effet l'essentiel des elements. Autotal, vingt-quatre volumes devraient etre publies, dans lesquels les titressont donnes in extenso et collationnes autant que possible d'apres unexemplaire original.Enfin, le Dictionnaire de bibliographie francoise commence aparaitre

en 1812, mais il semble bien etre un echec de librairie, et s'arrete des le

d'ouvrages de philologie allemande. Lui-meme publie plusieurs etudes, et surtout des cata-logues specialises qui sont en fait de veritables bibliographies, notamment Ie Repertoire de lalitterature ancienne (1808).a. F. BARBIER, op. cit. supra n. 26, Bernard VOUILLOT, L'Imprime-rie et la librairie parisienne sous le Consulat et l'Empire, these de I'Eoole des chartes, Paris,1979 (A.N. AB XXVIII 260), et H. JEANBLANC, op. cit. supra n. 15, t. II, p. 184-189.30. Archives departementales du Bas-Rhin, fonds Berger-Levrault,

50 REVUE DE SYNIHEsE : IV" S. N'" 1·2, JANVIER·JUIN 1992

deuxieme volume (lettre Bha) 31, Le tome premier donne, ala suite de lapreface, une liste des « materiaux » utilises par 1'auteur - entendons, lesrepertoires et catalogues preexistant, et il est tres significatif que, dans ces«materiaux », la liste des catalogues de libraires les plus importants queFleischer ait utilises soit presque exclusivement d'origine allemande:Walther aDresde, Degen aVienne, Amand KOnig aStrasbourg, Decker aBale, Levrault a Paris, Tourneisen a Paris 32, Pougens a Paris, enfin,A. Rospini et Cie et Klostermann, tous deux aSaint-Petersbourg 33.

2) Autres entreprises bibliographiques.Signalons, d'entree, que d'autres Strasbourgeois, ala meme epoque, se

lancent precisement dans des entreprises comparables : il s'agit notam-ment de la maison de Treuttel et WUrtz, liee a1'origine au grand librairenurembergeois Bauer". Eux aussi s'installent aParis ala tin du XVIII"sie-cle, et entreprennent la publication, acompter de 1799, du Journal gene-ral de la litterature francaise, redige a1'origine par Loos, puis par Bou-cher de la Richarderie. Entin, lorsque Treuttel et WUrtz obtiennent, seulsen France avec Bossange, une licence de commerce avec l'Angleterre sousle Premier Empire et, en 1816, ouvrent une librairie a Londres, ils selancent aussitot dans la bibliographie intemationale.

Nos libraires publient done des Notices mensuelles dans lesquelles ilspresentent, adestination du public anglais et, bientot, americain, les prin-cipales nouveautes du Continent. Puis, acompter de 1826, ils se lancentdans une bibliographie semestrielle des livres allemands, dont les cata-logues, dans les annees 1830, depasseront regulierement les trois centspages par an. Entin, Treuttel et Wiirtz introduisent, egalement en France,certains autres produits editoriaux allemands : ils adaptent notamment,sous le titre d'Encyclopedie des gens du monde, la grande collection duKonversationslexicon de Brockhaus a Leipzig 35.

Mais il y a plus : les grandes collections bibliographiques franeaisessont, au xrx" siecle, fondamentalement influencees par un «modele alle-mand », voire sont purement et simplement d'origine allemande. La pre-

31. Dictionnaire de bibliographie franeaise, Paris, au Bureau de bibliographie franeaise,rue de Seine n° 4, F.S.-G, 1812,2 vol. (de I'imprimerie de L. Haussmann).32. Mais Tourneisen est egalement une Maison d'origines baloises.33. La fin du tome II est egalement des plus interessantes pour l'historien du livre, par la

table des auteurs et celie des libraires ou imprimeurs.34. F. BARBIER, « Une librairie .. intemationale .. : Treuttel et Wllrtz aStrasbourg, Paris et

Londres », Revued'Alsace, 111, 1985, p. 111-123.35. Nous eonsidererons volontiers oomme significatif des differences entre cultures

« nationales » que ce modele d'ouvrage soit loin d'atteindre, en France, au succes qui est Iesien en Allemagne.

F. BARBIER: PRATIQUES BIBLIOGRAPHIQUES 51

miere est en effet celIe que publie Ersch a Hambourg de 1797 Ii 1805,sous Ie titre de La France Iitteraire, et dans laquelle il recense les publica-tions francaises des annees 1791-1800 36. Ce modele est repris par JosephMarie Querard (1797-1865), qui fait d'abord son apprentissage dans deslibrairies de Rennes et de Paris, avant de travailler, de 1819 Ii 1824, dansla grande maison de Schalbacher Ii Vienne :

« Nous trouvant en Allemagne [...J, nous eumes l'occasion d'observer l'utiliteque les savants et laborieux litterateurs d'au-dela du Rhin savent retirer deleurs livres de bibliographie nationale, et combien ces ouvrages sont appre-cies dans le commerce de la librairie de ces contrees. C'est alors que nousconcumes la pensee de faire, pour notre pays, ce que Heinsius, Ersch, Ebertet quelques autres ont fait pour l'Allemagne, ce que Bent et Watt ont faitpour l'Angleterre... »

La « reference allemande» est done explicite, qui preside Ii la concep-tion de cette nouvelle France litteraire, en 10volumes publies par FIrmin-Didot et dans lesquels est recense I'essentiel de la production francaisedes annees 1700-1827. La publication, phenomene interessant, beneficied'une subvention de Guizot, mais aussi de I'aide financiere d'un biblio-phile russe, S. Poltoratzky. La suite du travail de Querard est prise encharge par un libraire allemand etabli Ii Paris depuis 1855, Otto Lorenz(1831-1895)37: c'est Ie Catalogue general de la librairie francaise, pour-suivi, Ii travers de nombreux avatars, de 1840 Ii 1925.

Dans le meme temps, nombre de maisons franeaises travaillant avecl'Allemagne, mais aussi les filiales parisiennes de librairies allemandes,introduisent et developpent la pratique des catalogues periodiques defonds et d'assortiment, dont les plus importantes tendent Ii devenir deveritables bibliographies courantes. Ainsi des Bossange: Martin Bos-sange (1766-1865) ouvre un magasin Ii Leipzig.", et ses successeurs, Ave-narius et Friedlein, publient Ii compter de 1837 un Journal biblio-graphique hebdomadaire. Le principe est de deposer un exemplaire des

36. Le modele allemand doit ici etre tempere : la bibliographie des Lumieres est fonda-mentalement une bibliographie en langue francaise, principal vecteur de ces Lumieres, et ilest done possible de publier a l'etranger des bibliographies francaises, Le titre ehoisi parErseh inspirera peut-etre Querard.37. Sur lequel on consultera la notice de H. JEANBLANC, op. cit. supra n. 15, t. II, p. 131-

132. Fils d'un epicier de Leipzig, Lorenz rencontre, pendant son apprentissage de Iibrairedans cette ville, Ie fils de G.B. Bailliere, lequel avait favorise I'installation a Paris de KarlReinwald. C'est chez ce demier qu'il entre ensuite et, « des 1858, il participe activement alaconstitution de la bibliographie et a la publication des travaux de son employeur » avant des'etablir comme Iibraire independant en 1861.38. OUil est I'importateur d'un modele editorial original, celui du Pfennigsmagazin, copie

du Penny-Magazine anglais : e'est I'origine de la presse periodique illustree et abon marehe,qui trouvera son aboutissement, rote allemand, avec Ie Gartenlaube.

52 REVUE DE SYN1HESE : IV'S. N'" 1.2, JANVlER·WIN 1992

publications nouvelles a l'ancienne librairie parisienne de Bossange",laquelle en fait chaque semaine une expedition par roulage accelere aLeipzig. De meme encore de Reinwald, et de bien d'autres. Plus tard, laprincipale maison parisienne commercant avec l'Allemagne est la librairiefondee en 1874 par Emile Hautge et Henri Le Soudier", et specialisee,selon le modele allemand, dans la librairie de commission. Hautge et LeSoudier assurent des envois hebdomadaires pour Berlin, Hambourg,Leipzig, Vienne et Turin. Le Soudier, seul proprietaire a partir de 1878,publie deux catalogues mensuels, qu'il fait gratuitement parvenir a sescommettants dans les deux pays : d'une part, le Verzeichnis franzosischerNeuigkeiten, destine a la librairie allemande, et de l'autre, Ie Bulletinmensuel des principales publications de la librairie allemande, ce dernierdonne en collaboration avec Hinrichs et qui depassera les deux centspages dans les annees 1910. Le Soudier complete son dispositif enouvrant, en 1879,un Auslieferungslager" aLeipzig. En 1881, il cree unelibrairie specialisee dans l'assortiment etranger boulevard Saint-GermainaParis et, en 1885, couronne son entreprise avec le lancement d'une mai-son d'edition dont l'activite essentielle reside dans I'edition de la Biblio-graphie francaise":

Les pratiques professionnelles de la « librairie » et, notamment, leshabitudes bibliographiques, constituent ainsi un cas d'espece permettantde montrer comment, dans une branche d'activite specifique et sur labase de structures materielles tres differentes (aussi bien geographiquesque politiques ou economiques), se developpent presque necessairementdes pratiques elles-memes differentes d'un pays al'autre. Dans un secondtemps, ces pratiques aussi evoluent, en fonction, par exemple, d'uneconjoncture qui fait du francais la langue privilegiee des Lumieres, et quiattire aParis un certain nombre d'emigres allemands ala fin du XVIII" sie-cleo Mais, surtout, la place des catalogues de livres, de la bibliographie et,d'une maniere generale, d'une Fachliteratur tres developpee renvoie sansdoute, cOte allemand, plus profondement ala place de la culture impri-mee et du livre dans le modele culturel allemand des XVIII" et XIX" siecles.

39. Installee au 61 rue de Richelieu, et passee en 1837 sous le controle de Brockhaus etAvenarius.40. 19 rue de Lille.41. C'est-a-dire un depot de librairie, dans lequel Ie commissionnaire a a disposition

I'ensemble des fonds de ses commettants, et grace auquel il peut done tees facilement et rapi-dement executer les commandes.42. D'autres maisons francaises specialisees dans les relations avec la librairie allemande

publient egalement des catalogues de leurs fonds: citons Vieweg, successeur de Frankh etlui-meme parent de la grande dynastie des libraires Vieweg de Brunswick, etc.

F. BARBIER: PRAl1QUES BIBLIOGRAPHIQUES 53

Le «monde comme representation », selon la formule de Schopen-hauer reprise recemment par les historiens de la culture43 : la biblio-graphie, les pratiques professionnelles de la librairie et, d'une manieregenerale, Ie statut de la chose imprimee dans la societe sont, bien evidem-ment, donnes par une histoire anterieure, mais ils informent en retourtres puissamment l'histoire en train de se faire et, surtout, I'image que,sur tous les plans, la collectivite en retire d'elle-meme, et des autres.

Frederic BARBIER,

Institut d'histoire modeme et contemporaine,CN.R.S., Paris.

43. Roger CHARTIER, « Le Monde comme representation », Annales, E.S.C.. 6, nov-dec,1989, p. 1505-1520.