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ENTRETIEN AVEC PIERRE NORA : LA FIÈVRE MÉDIATIQUE DES COMMÉMORATIONS Christian Delporte et Isabelle Veyrat-Masson Nouveau Monde éditions | Le Temps des médias 2005/2 - n° 5 pages 191 à 196 ISSN 1764-2507 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2005-2-page-191.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Delporte Christian et Veyrat-Masson Isabelle, « Entretien avec Pierre Nora : la fièvre médiatique des commémorations », Le Temps des médias, 2005/2 n° 5, p. 191-196. DOI : 10.3917/tdm.005.0191 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Nouveau Monde éditions. © Nouveau Monde éditions. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of North Carolina - - 152.2.176.242 - 14/05/2013 23h26. © Nouveau Monde éditions Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of North Carolina - - 152.2.176.242 - 14/05/2013 23h26. © Nouveau Monde éditions

Entretien avec Pierre Nora : la fièvre médiatique des commémorations

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ENTRETIEN AVEC PIERRE NORA : LA FIÈVRE MÉDIATIQUE DESCOMMÉMORATIONS Christian Delporte et Isabelle Veyrat-Masson Nouveau Monde éditions | Le Temps des médias 2005/2 - n° 5pages 191 à 196

ISSN 1764-2507

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2005-2-page-191.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Delporte Christian et Veyrat-Masson Isabelle, « Entretien avec Pierre Nora : la fièvre médiatique des

commémorations »,

Le Temps des médias, 2005/2 n° 5, p. 191-196. DOI : 10.3917/tdm.005.0191

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© Nouveau Monde éditions. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Qu’avez-vous pensé de la couverturemédiatique du 60e anniversaire de lalibération des camps ?

Pour moi, le plus frappant concerneles images de télévision. Durantquelques jours,en effet,nous avons étécollectivement confrontés à un déluged’images insoutenables qui donnaientun sentiment à la fois d’écrasement,desimultanéité,de percussion tragique,unflot d’images d’horreur auquel per-sonne ne pouvait échapper, devantlequel nul ne pouvait réagir.Avec lesémissions en direct d’Auschwitz où lejournaliste s’exprimait depuis la portedes camps,la mise en scène télévisuelleconfinait même parfois à l’obscénité.Bref, nous avons assisté à une sorte deconcentré de ce que les médias font depire lorsqu’ils jouent sur l’émotion du

public, comme on l’avait vu, quelquetemps plus tôt,au moment du tsunamioù la télévision se bornait à exciter lacompassion. Du tsunami à l’anniver-saire de la libération d’Auschwitz, latélévision a exploité les mêmes registresémotionnels,sans le moindre discerne-ment. Car, à aucun instant les imagesd’horreur déversées sur l’écran n’ontété mises en contexte,historisées,expli-quées.Ainsi,comment accepter la pro-jection d’Holocauste, trente ans après sapremière diffusion, sans tenir comptede la réflexion historique et des analysescritiques qui ont été avancées ? Celaprouve l’irresponsabilité des médias.Plus globalement, aucune vraie table-ronde d’historiens pour éclairer lepublic sur l’élaboration de la solutionfinale, la Shoah, le cheminement del’antisémitisme, les mécanismes d’ex-

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ENTRETIENS

Entretien avec Pierre Nora :la fièvre médiatique des commémorations

Propos recueillis par Christian Delporte*

et Isabelle Veyrat-Masson**

N °5 – automne 2005 Le Temps des Médias

* Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, direc-teur du Temps des Médias.

** Chargée de recherche au CNRS, co-rédactrice en chef du Temps des Médias.

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termination des Juifs, des tziganes, deshomosexuels,mais aussi les mensongesdu négationnisme… Comment peut-on, en 2005, déverser sur une popula-tion qui vit en paix depuis plus de 50ans des images de camps sans s’appli-quer à les mettre en contexte?

Votre jugement est donc sans nuances ?

Mon sentiment repose sur les émis-sions télévisées, et sous bénéfice d’in-ventaire,puisque je ne les ai pas toutesvues. Pour la presse écrite ou la radio,c’est autre chose:les historiens,commeAnnette Wieviorka,ont pu y exprimerdes propos raisonnables et utiles.Heu-reusement,semble-t-il,les images télé-visées n’ont pas produit l’effet perversqu’on pouvait craindre. On peutmême relever quelques points positifs,comme la projection de Shoah dansson intégralité qui,à 6 heures du matin,retenait encore 400000 téléspecta-teurs. Néanmoins, et globalement,cette commémoration n’a certaine-ment pas été l’occasion de faire del’histoire.

À quoi tient, selon vous,la surmédiatisation de cettecommémoration ?

À plusieurs facteurs. D’abord, lecontexte présent en France et enEurope, qui tient à l’antisémitismemontant, aux répercussions du conflitisraélo-palestinien, à la situation desJuifs et des musulmans en Europe, etsingulièrement en France.Ce que nous

avons vu tient sans doute, en partie aumoins, d’un unanimisme compensa-toire se donnant en spectacle. La cul-pabilité française contribue aussi àexpliquer la surmédiatisation dansnotre pays, avec cette éternelle ambi-valence de la France devant la guerre,à fois du côté des vainqueurs et pour-tant vaincue en 1940,coupable et résis-tante, procureur et avocate… Mais ilconvient aussi de souligner ce momenttout à fait particulier historiquementdans le rapport à la mémoire génoci-daire :avec le 60e anniversaire de la libé-ration des camps, c’est la dernière foisque les ultimes témoins de la Shoahpeuvent dialoguer avec les plus jeunes,que peuvent s’exprimer, en mêmetemps,trois générations touchées,à desdegrés divers, par le phénomène del’extermination : les déportés, les filleset fils de déportés, les petits enfants dedéportés.Une rencontre qui ne pourrapas se renouveler dans dix ans, alorsque les derniers témoins auront dis-paru. Un moment rare où se croisentet communiquent les porteurs d’unemémoire vive,alors que la mémoire estdéjà institutionnalisée (comme lemontre, par exemple, l’existence duMémorial), consolidée par la sédi-mentation muséographique et le savoirhistorien.Ce moment explique beau-coup la cristallisation télévisuelle fon-dée sur la parole du témoin encorevivant.Si bien que ce qui a notammentporté l’effervescence convulsive de lacommémoration, c’est la volonté desmédias de saisir l’ultime moment detransmission d’une mémoire vive.

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Vous déplorez ici l’absence decontextualisation et, partant,de la parole des historiens.Plus généralement, quelle doit êtrel’attitude de l’historien face à latélévision ? Doit-il l’ignorer ? N’est-ellepas un moyen devenu essentiel pourtoucher le public ?

Mais l’ambition de l’historien doit-elle être de toucher un très large public,comme le permet la télévision? Il doitsimplement dire et écrire ce qu’il a àdire et ce qu’il a à écrire,et établir avecles médias un rapport clair, rejetant latotale frilosité comme les épousaillesabsolues. Je crois que la question ducomportement de l’historien à l’égarddes médias s’inscrit dans la perspectiveplus large de l’attitude des intellectuelsà l’endroit de la télévision.L’argumentmédiatique est d’affirmer que la télé-vision joue le rôle d’une sorte de « haut-parleur » de la parole intellectuelle etque,sans elle,un livre,par exemple,ne sediffusera guère qu’à quelques milliersd’exemplaires. À mon sens, c’est uneaporie complète. L’intellectuel n’abesoin ni de haut-parleur,ni de porte-parole.Et le rapport du travail de l’in-tellectuel n’a aucun rapport avec l’au-dience qu’il rencontre.L’important estqu’une idée soit formulée,non qu’ellesoit répandue.C’est tout le problème del’histoire par rapport à la mémoire.Lelivre de l’amiral de Gaulle sur son pèrea touché un million de lecteurs ; ildonne une certaine image du généralde Gaulle contestée par les historiens.L’amiral de Gaulle a présenté une forme

de la mémoire de son père qui n’est pascelle de l’historien.Qu’importe ! L’es-sentiel est que le travail de l’historienexiste,qu’il s’applique à établir la véritédans sa recherche,et non qu’il chercheà faire connaître sa version.

L’intellectuel doit-il, alors, travaillerderrière un « rempart », comme lepensait Bourdieu ?

Non.Et Bourdieu faisait preuve,ici,de mauvaise foi, si l’on en juge par sapropre attitude à l’égard des médias. Jecrois plutôt que l’historien ou l’intel-lectuel doit procéder au cas par cas.Ignorer totalement la télévisionaujourd’hui serait absurde.Mais si col-laboration il y a,il faut en définir scru-puleusement les termes, les gens demédias étant toujours tentés de nousutiliser aux fins de leurs propresdémonstrations.À tout prendre,mieuxvaut qu’un documentaire ou qu’unfilm soit conseillé par un historien,dèslors que se produit une sorte de sym-biose entre le réalisateur et l’historien.La limite,c’est la rigueur historique etl’archive. C’est bien pourquoi je suisextrêmement réservé à l’égard des« docu-drama » qui peuvent apporterune grande confusion dans l’esprit dupublic.

Vous êtes aussi éditeur : lacommémoration médiatisée n’a-t-ellepas tendance à commander laproduction éditoriale, et singulièrementla production des livres d’histoire ?

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Elle la dicte totalement.Pendant trèslongtemps, j’ai exprimé mon hostilitéà ce système, étant l’un de ceux quis’insurgeaient contre la commémora-tion permanente, comme vous lesavez.Car la commémoration ne s’ar-rête pas au livre.Elle commande toutela vie intellectuelle, culturelle, la pro-grammation des expositions,etc.,dansune sorte de musée imaginaire de laculture. La commémoration paraîtdonner un ordre à ce qui n’en avait pas.Elle permet au passé d’apparaître toutentier dans le présent ;un passé sans lienavec l’ordre chronologique ou filiatif,mais relevant uniquement de l’ordreimpératif et compulsif : « Vous devezvous souvenir ! ». Et cela, sans quel’évocation du passé soit relié à unescène dont vous vous sentez l’héritier,sans qu’il prenne sens dans sa conti-nuité.Les éditeurs sont sans doute cou-pables ou victimes de ce système.Il estdifficile d’y résister. Moi-même, jereçois nombre de manuscrits envoyésen fonction de tel ou tel anniversaire…Or,pour la production historique elle-même, il est pervers. Le cas le plustypique est celui du Bicentenaire de laRévolution française qui a donné, en1989, l’occasion d’un flot ininter-rompu de livres sur le sujet.Et ce, jus-qu’à la saturation.Trois mois après lacommémoration, aucun éditeur nepouvait envisager de publier unouvrage sur la Révolution française.Vous pouviez disposer du meilleurmanuscrit possible : personne ne l’au-rait publié ! Cette situation est tout àfait inacceptable…

Participer à la commémoration,est-ce un bon calcul commercial ?

Je n’en suis pas sûr.Le public achète-t-il ces livres ? Les lit-il ? Il les offre,peut-être.L’expérience que j’en ai estglobalement négative. Tout porte àcroire qu’il y a beaucoup de déconve-nues et qu’il s’agit là d’une faussebonne idée.

Il y a, du reste, des commémorations quine « marchent pas », comme l’a prouvécelle de la « découverte de l’Amérique »,en 1992…

Les commémorations qui trouventun écho,en effet,sont celles qu’on peutinstrumentaliser ou qui répondent àune inflammation de la conscience col-lective plus ou moins larvée,ne deman-dant qu’à exploser.Car c’est avant toutle présent qui se célèbre lui-même àtravers les modalités du passé. Restetout de même que je me suis un peutrompé. J’ai cru que le phénomène desaturation condamnerait l’efferves-cence commémorative,comme je l’en-visageais à la fin des Lieux de mémoire.J’ai eu tort, car la commémoration,aujourd’hui, apparaît bien comme unnouveau mode d’être de la consciencehistorique. Aujourd’hui, je suis sansdoute un peu plus compréhensif quenaguère.Après tout,mieux vaut,peut-être,parler ainsi du passé,que de ne pasen parler du tout? Et puis, le « présen-tisme »,s’il ne commande pas l’édition,peut rencontrer la sortie des livres. J’aiainsi publié l’ouvrage de Pétré-Gre-

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nouilleau sur Les traites négrières, parceque j’estimais qu’il s’agissait d’un bonmanuscrit. Il se trouve que le livre estsorti au moment où la question de lamémoire coloniale de l’Afrique étaitposée dans le débat public. Aujour-d’hui, nous en sommes à la troisièmeédition.L’actualité a rejoint la produc-tion éditoriale, et non le contraire.

Le rapport de Sophie Barluet surl’édition en sciences humaines,récemment rendu public, est trèspessimiste sur le livre d’histoire.Qu’en pensez-vous ?

J’avais,au contraire,le sentiment quele livre d’histoire se portait mieux quele reste de la production éditoriale ensciences humaines. Le rapport deSophie Barluet infirme mon impres-sion: je m’incline devant la statistique.Cela dit,je ne comprends pas commentles gens peuvent encore s’intéresser àl’histoire, alors que l’enseignement del’histoire,dans les programmes scolaires,se réduit comme une peau de chagrin.Du coup,je ne comprends pas non plusle sentiment que nous avons d’unehypertrophie de la conscience histo-rique.Or,la généralisation,la démocra-tisation profonde, la pénétration à tousles niveaux d’une historisation du sen-timent des choses soulignent ici les fai-blesses de la conscience du temps.

À quoi tient, selon vous, la prégnancedes formes de la « consciencehistorique » ?

Je m’interroge.S’agit-il du sentimentconscient que notre destin individuel sefonde dans celui d’une collectivité àlaquelle nous appartenons? Avons-nousle sentiment d’être le fruit d’un passé quia fait ce que nous sommes et dont ilnous appartient de transmettre quelquechose à ceux qui nous succéderons ?Avons-nous le sentiment obscur d’êtreconvoqués au tribunal de l’histoire quinous jugera ? En ce sens, nous serionsresponsables,cette forme de consciences’inscrivant dans une dimension éthiquede l’existence humaine.S’agit-il du sen-timent que tout passe,la vie des gens de2005 n’étant déjà plus celle d’il y a dixou quinze ans? Tout serait imprégné parle temps qui passe, tout en porterait lamarque,indiquant un sens très puissantde la chronologie? Les questions restentouvertes, avec l’idée, aussi,qu’il ne fautpas confondre conscience historique etconscience collective de l’histoire…

Dans ce contexte, les médias n’ont-ilspas tendance à se substituer àl’enseignant pour dire l’histoire ?

C’est vrai, à bien des égards, lesmédias sont devenus les vrais ensei-gnants,et la télévision joue sans douteun rôle essentiel dans la formation dela conscience collective.Que doit faire,alors,l’historien,le professeur ? Être lesrectificateurs d’une conscience collec-tive erronée ? L’accompagner ? Peut-être les deux.À vrai dire,on ne peut pass’opposer à la mémoire collective.Onpeut juste introduire un peu de rigueuret de conscience.

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Les historiens ne sont plus seuls à direl’histoire : les médias le prouvent.Mais, aujourd’hui, il y a aussi les jugesou le législateur…

Et cela, à mes yeux, est beaucoupplus grave.On l’a vu pour la loi Gays-sot, la loi Taubira, et aujourd’hui lelégiste intervient dans la mémoirecoloniale. Ce n’est pas au juge ou aulégislateur de dire l’histoire, et cettedérive est aujourd’hui dangereuse etmérite, de la part des historiens, uneréaction « corporative ». Cette évolu-tion m’avait déjà frappé au moment duprocès Papon. Qu’un historien inter-vienne dans un procès au titre d’expertn’était pas nouveau. Il y avait une tra-dition remontant au moins à l’affaireDreyfus.Jusqu’ici, l’historien était sol-licité pour un point précis relevant desa compétence scientifique, parexemple pour attester l’authenticitéd’une pièce à conviction versée audossier. Mais, avec le procès Papon,l’historien était appelé comme« témoin » :pour la première fois,on luidemandait de faire revivre la totalitéd’une période face à un jury qui nel’avait pas connue.Ainsi, en restituantles conditions de l’occupation,l’histo-rien rétablirait tout l’univers danslequel Papon avait agi. Son témoi-gnage,en quelque sorte,était la preuveelle-même : c’est en fonction de sonrécit qu’il fallait, au moins en partie,juger le prévenu coupable ou non cou-pable. L’historien, à la limite, devenaitlui-même juge. Ici, le mot même detémoin était infiniment trompeur.Or,

l’historien n’a pas à formuler de juge-ment, rigoureusement contraire à sadémarche scientifique, comme il n’apas à se laisser dicter l’histoire par la loi.L’enjeu,ici,est d’importance et la réac-tion doit être collective : il nous fauttenir bon sur nos critères.

C’est surtout contre l’habitudeenvahissante des politiques de diremaintenant l’histoire qu’il faut s’insur-ger.Ou plutôt de l’établir de telle sortequ’elle aboutit pour les historiens àl’impossibilité de la faire. Avec, bienentendu, les meilleurs intentions dumonde,comme ce fut le cas avec la loiGayssot.

Il faut certainement distinguer lesplans :avec la montée en puissance desmédias,on peut admettre qu’il y a unevérité médiatique, qui a ses exigenceset sa logique.Jusqu’à un certain point.Avec les traumatismes et les blessuresde l’histoire récente, il y a une véritéjudiciaire, fondée sur les lois, sur l’exi-gence de justice et l’idée de réparation.Mais de la vérité historique qui peutsans doute n’être pas infaillible et doitmême évoluer, ce sont les historiensqui sont les seuls garants.La vérité his-torique n’a pas les mêmes moyens queles autres de s’imposer ; mais elle leurest supérieure et finit toujours pargagner. Sur elle les historiens ne doi-vent pas transiger. Cela leur confère,incontestablement,une responsabilité.À eux d’être à la hauteur.

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