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Eclaireurs de la Terre Promise 1

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CHAPITRE 1

128 Asterly Eugene Eclaireurs de la Terre Promise 129

CLAIREURS DE LA TERRE PROMISE

Asterly

Eugne

claireurs de

la Terre Promiseroman

2013 By Asterly Eugne

Tous droits rservs

Premire

partie

CHAPITRE 1

Depuis laccession de Saint-Domingue lindpendance, fait remontant au premier janvier mille huit cent quatre, les annes se relayaient, les unes moins agites que les autres. Dans la foule, 1814 samenait apparemment sans clat et sans gloire. Laccalmie relative qui temprait la vie de ce pays depuis une dcennie ne rendait pas moins pendante limminence dun coup de thtre: une apprhension entretenue par le souvenir toujours vivace dun rcent pass de troubles.

Premire terre colonise dans les Carabes et dans tout le Nouveau-Monde, Saint-Domingue se retrouva, ds la fin du dix-huitime sicle, la pointe du mouvement dmancipation nationale en Amrique latine. Aprs de longues et sanglantes luttes, cette colonie franaise recouvra, au dbut du sicle suivant, son autonomie politique ainsi que son appellation indienne dHati. Une brche venait dtre ouverte. Dautres populations en profiteront pour crer de nouveaux tats indpendants de ce ct de lAtlantique.

Lhistoire de la libration de lAmrique nest pas exempte de relations de cause effet. On aurait cependant tort de vouloir luniformiser. Les donnes de tous ordres contrastaient trop dune zone une autre. Un coup dil sur le type de peuplement suffit donner une ide de la diversit de ce continent. Dans les territoires sous administration franaise ou anglaise au climat tempr, par exemple, llment europen lemportait. Quant aux colonies relevant de la couronne espagnole, les Blancs y disposaient dune latitude suffisante pour matriser la situation. Dun autre ct, les Africains se comptaient en plus grand nombre dans la plupart des Antilles.

Ces terres, de superficie souvent rduite, revtaient une double importance pour les puissances colonisatrices. Dabord, elles baignent dans ce quon a surnomm la Mditerrane amricaine et contrlaient les entres et sorties du Nouveau Monde. Dautre part, administres de faon rationnelle, elles pouvaient se transformer en greniers de produits tropicaux si recherchs en Europe tels que sucre, caf, indigo...

Le paysage ethnique de ces les sexpliquait du reste par la mise en place dun systme dexploitation agricole bas sur la traite et lasservissement des Noirs africains. Ngligs par les Espagnols aprs le tarissement des mines dor, ces pays allaient connatre un nouvel essor conomique grce cette forme de colonisation alternative.

Au milieu dune pre concurrence, les Franais se signalrent par le dynamisme et lefficacit de leur intervention dans la zone. Saint-Domingue qui ne rassemblait pourtant quun tiers des terres les plus accidentes de lle dHati arriva exporter vers lEurope plus de produits que toutes les autres Antilles runies. Ce prodigieux rsultat tait le fruit dune action mthodique sur le terrain, servie par une lgislation des mieux pense.

En dpit de la minutie de sa conception, cette merveilleuse machine de production pousse plein rendement cda un beau jour. La raison? ... Sous-estimation au dpart de la capacit de raction du principal moteur du systme: la population servile.

la diffrence de la plupart des colonies amricaines o le mouvement de libration tait initi par des Europens ns dans le Nouveau-Monde, ce fut une rvolte desclaves qui aboutit la formation de ltat dHati. Un vnement exceptionnel dans lHistoire. Quant la prennit de ce nouvel tat de choses, lincertitude tait de mise. Le long parcours qui simposait ces hommes marqus par des sicles desclavage avant de constituer une nation moderne tendait mettre en question la gloire que pourrait leur procurer ce fait darmes sans prcdent.

Lune des forces du pacte colonial franais, ctait son engagement ne laisser aucune structure sur laquelle reposer une quelconque vellit autonomiste. Aucune universit ne fonctionnait dans lle. Lducation des enfants des colons se faisait en Mtropole. un certain niveau, lindustrialisation tait interdite dessein. De plus, la guerre terrible que connut le pays lavait ruin. Il fallait tout recommencer zro.

Tiraille entre trois continents, trois cultures, la premire des nations caribennes ne savait o donner de la tte. Or, le dbut de cette exprience nationale pesait de tout son poids sur lavenir de lile. Rester l, se demander quel saint se vouer, ne pouvait apparatre comme lattitude adquate. Un choix impatient simposait donc. peine dbarrasse de ltau colonial, Saint-Domingue avait encore rendez-vous avec lHistoire.

Dcembre 1813. Aucun fait notoire signaler sinon le retour prometteur de la saison des pluies dont dpendait la prosprit de lagriculture, source principale de revenus du pays. En cette priode, un ciel couvert rappelait un dcor familier. Dabondantes et frquentes prcipitations venaient dtremper le sol, provoquer la crue des cours deau et la dtrioration des voies de pntration, rendant ainsi difficile laccs certaines rgions du territoire hatien.

La pninsule situe au nord-ouest de lle reprsentait la division administrative la plus tributaire des bonnes grces de la nature: lirrigation y tait limite quelques valles. Une large bande de terre, assimilable un immense quai naturel jet en plein milieu de la mer des Carabes et procurant une excellente ouverture sur les contres voisines comme Cuba, les Bahamas ou la Floride, constituait cette partie dHati. Pour diffrentes raisons, elle resta assez isole du reste du pays. Au gouvernement central, on ne doutait pas pour autant de limportance stratgique de la presqule. En ces temps rgis par la loi du plus fort, une invasion tait toujours craindre. La position gographique avance et les rivages hospitaliers du Nord-Ouest en faisaient un lieu idal de dbarquement. En consquence, des troupes importantes, capables de se porter en premire ligne, y taient maintenues en permanence.

Vers la fin de ce mme mois de dcembre, un messager quitta le Cap-Hatien, la capitale, destination du dpartement militaire du Nord-Ouest. Aprs avoir travers une bonne partie du pays et distribu quelques missives et l sur son chemin, il franchit les limites de la province alors que laprs-midi touchait sa fin.

Dj, les montagnes verdoyantes, encadrant des surfaces planes tantt cultives tantt sauvages, lanaient leurs pics la poursuite des derniers rayons du soleil mourant. Sans surprise, de gros nuages sombres mergs de leur versant est commencrent samonceler au-dessus des sommets et, rapidement, envahirent le paysage. Ils nallaient pas forcment crever. Porteur dune communication importante, ce cavalier voulait cote que cote viter tout retard forc en chemin. Dans lespoir de gagner Port-de-Paix, le chef-lieu, avant la dtrioration de la situation, il poussa sa monture vive allure sur un trajet de plus en plus difficile suivre cause des tnbres, paissies certains endroits par une vgtation tropicale gante, qui tombaient tout au long de la route.

Un profond sentiment de soulagement habita lhomme quand il put enfin sarrter au haut dune colline et contempler Port-de-Paix endormie au fond de sa cuvette. la faveur du contraste, il put discerner les deux promontoires qui terminaient la ceinture dlvations laquelle la ville tait adosse face locan. Son attention se porta particulirement sur celui qui protgeait son entre occidentale. Au-dessus de ce cap lev, il imagina, perche comme un nid daigle, une construction massive et insolite, lobjet de ces extnuantes heures de chevauche : le Petit-Fort.

La nuit de larrive du messager, toute la garnison sveilla et cherchait en savoir plus sur lidentit du visiteur quon venait de laisser passer une heure aussi tardive. La nouvelle ne tarda pas faire le tour de la forteresse: il sagissait du courrier de Sa Majest, le roi Philippe 1er dHati. Aussitt, une grande apprhension empoigna les lieux. Depuis dix ans, en effet, on sattendait au pire. Chaque fois, avec une inquitude renouvele. Il nen fallut pas plus que cette arrive de la circulaire officielle pour renvoyer sur le tapis la question de la situation militaire de lle, juge trs prcaire en regard des forces en prsence sur le plan international.

Le gnral Brice Maxime, commandant du Petit-Fort, prit connaissance de la teneur de ces missives sans dlai. Peu de temps aprs, il convoqua son bras droit au sein de ladite garnison, le colonel ric Delamontagne. Ce dernier sempressa de se prsenter au carr de son suprieur.

Asseyez-vous, colonel, dit gravement lofficier suprieur.

De mauvaises nouvelles, mon gnral?

Quentendriez-vous par mauvaises nouvelles?

Jespre au moins que Napolon nenvoie pas contre nous une flotte toute prte aborder nos rives.

Vous avez peur?

Peur? ... Je voudrais savoir quoi men tenir, cest tout.

Il neut aucun enchanement. Un silence tombal, priodiquement rompu par le bruit des vagues scrasant en bas contre la paroi rocheuse, sensuivit. Puis le haut-grad en charge se redressa sur son sige, revint la communication officielle et relisait un passage la lumire rougetre de la lampe qui, en mme temps, faisait reluire sa peau noire. En effet, ctait un Africain de souche pure la diffrence de son interlocuteur du moment qui, lui, prsentait le teint clair et la chevelure ondule.

Je vous ferai grce dune sance dendoctrinement ce soir, reprit le commandant. Tout de mme, votre avis, o peut nous mener ce sentiment de serviteurs insurgs attendant avec anxit le retour en force des matres? Croyez-vous quun pareil tat desprit soit sans consquence sur la potentialit combative de nos troupes ou quil suffise dquiper et de fortifier ce pays pour le rendre inexpugnable? ...

Je ne mets pas en doute, un instant, la valeur de ces considrations, mais javoue ne pas comprendre tout fait. Avant cette date, il tait bien question de dfendre ce territoire tout prix. Pour dire la vrit, lide originale ntait pas de moi. Dailleurs, qui en revendiquerait la paternit? Ctait, il ma toujours sembl, un impratif dict par les circonstances.

Deux remarques. Primo, sans nous faire illusion sur notre situation, il importe de raliser que dix annes en arrire nous sparent de 1804. Les circonstances ne sont plus les mmes. Secundo, la nouvelle approche politique dont un bref expos est communiqu par ces messages nimplique pas un relchement de la vigilance. ladministration centrale, on a pens prendre en compte, ct de laspect armement et fortification, lducation des masses, la consolidation de nos institutions. Selon le vu de Sa Majest, que le dixime anniversaire de notre indpendance soit une occasion doprer un tournant dans notre histoire. De toute faon, on ne btit pas une nation sur la peur.

Je commence un peu saisir lide, enchana le colonel. Jespre que dautres prcisions viendront mclairer davantage. Dans la pratique, comment allons-nous amorcer ce tournant, comme vous lappelez ? Je suis sr de rencontrer votre approbation sur le point suivant: on ne btit pas une nation sur la peur, pas plus que sur des projets flous.

Je dois vous dire une chose, colonel. Je prfre prendre votre scepticisme comme consquence de votre ignorance des vises royales plutt que la manifestation dun esprit contestataire. Pour cette raison, je voudrais bien vous fournir les dtails que vous dsirez. Malheureusement, je ne suis pas en mesure de le faire pour le moment. Cette question devra tre dbattue et mise au point lors de la runion extraordinaire du Conseil dtat qui se tiendra exceptionnellement, cette anne, avant la date anniversaire de la proclamation de notre indpendance.

Je vois. En tant que membre du Conseil, vous devez y participer et assister aux crmonies du ler janvier. Vous partez bientt? Demain, peut-tre?

Je dois me rendre au Cap dans le meilleur dlai. Mais pas demain.

Durant votre absence, il faudra organiser quelque chose ici. De plus, les manifestations devront revtir un clat particulier, cette anne.

Vous avez raison. On en reparlera une autre fois, si vous le voulez bien.

Il y a lieu de croire que ma convocation a t dcide dans un but prcis, fit observer le colonel Delamontagne, un peu drout.

En effet. Janticipais votre curiosit et comme je dois mabsenter sous peu, jai pens pouvoir gagner du temps ds maintenant. Voici lencrier, une plume... je vous passe du papier. Prparez-vous noter.

Lofficier attira vers lui le ncessaire pour crire tout en se demandant de quoi il pouvait bien sagir puis annona quil tait prt.

Vous venez de me donner malgr vous loccasion dintroduire le sujet qui nous proccupe vraiment ce soir, reprit le commandant. Je vous disais donc que le plan de la nouvelle politique du gouvernement serait examin par le Conseil dtat, sous la direction de Philippe 1er, lui-mme. Comme vous pouvez limaginer, ce projet tait ltude bien avant la rencontre programme. La dcision de dlguer dans chaque province du pays un envoy spcial avec la mission dtudier les problmes et les possibilits de chaque zone a mme dj t arrte. Lide est dimpulser un nouveau souffle au dveloppement des rgions concernes en fonction de leurs spcificits.

Une initiative intressante, commenta Delamontagne.

Ainsi, continua le gnral Maxime, dans les premires semaines de janvier, nous aurons recevoir la visite de ce mandataire dans le Nord-Ouest. Et il nous revient de planifier son sjour. Vous allez vous en occuper personnellement. Comme je serai absent pendant ce temps, je tenais vous passer certaines instructions.

Tout dabord, il faudra le loger, et pas dans nimporte quelle baraque.

Si je comprends bien, il sagit dun haut dignitaire du royaume. Peu importe, rpliqua lofficier suprieur, nous devons cultiver des valeurs.

Dans ce cas, le palais du Mle me semble le btiment le plus appropri.

Si lenvoy spcial doit sjourner dans cette ville, on pourra envisager cette option. Pour le moment, il est question de lhberger ici, Port-de-Paix.

Il sera difficile de lui trouver une maison en rapport avec son rang. Et si elle existe, sans nul doute, dautres personnes lhabitent dj.

Vous navez rien compris alors. Cette affaire reste une priorit dans loptique du gouvernement. Pour arriver nos fins, nous nexcluons aucun moyen a priori... propos, les rsidences des anciens colons, elles appartiennent ltat, je crois?

Oui, mais toutes vendues ou affectes des services publics.

Il est quand mme plus facile de transfrer provisoirement un service public.

Si on doit chercher dans ce sens-l, je pense au btiment abritant les bureaux de la Rgie du caf. Il est grand, indpendant et acceptable du point de vue aspect extrieur. En outre, on y trouve une cour et des jardins. Encore une fois, jignore si cette maison peut convenir. En tout cas, cest le mieux que nous pouvons envisager pour le moment.

Bien. Retenez-la. Arrangez-vous pour la ramnager et tout prvoir de faon ce que notre hte se sente son aise. Ensuite, il faut pourvoir ses besoins en matire de locomotion: voiture, chevaux... Quoi encore? ... Oui, des serviteurs se chargeront du mnage et de lentretien. Choisissez des gens simples d'esprit, mais efficaces et surtout discrets. Deux soldats en civil soccuperont de sa scurit

Dcidment, il sagit dun secret dtat auquel je ne puis prendre part. Pourquoi ces mystres?

Jaurais d peut-tre commencer par l. On nous demande, dans cette communication, de prendre toutes les dispositions pour que lenvoy spcial passe incognito et inaperu. Ceci, pour faciliter son intgration dans le milieu. Il pourra ainsi se faire une reprsentation plus exacte de la ralit apprhender en vue de sa transformation, selon le vu de Sa Majest.

Je vois.

Tant mieux, enchana le commandant. Vous venez de me faire perdre le fil de mes penses. Veillez ce que cela ne se reproduise plus. Jen tais chercher des ides propos du logement, de lentretien, de la scurit... Enfin, je crois que lessentiel est jet. Sinon, je compte sur votre savoir-faire et votre sens de linitiative pour pallier tous les imprvus. Maintenant, nous pouvons passer autre chose.

Le gnral Maxime tira une liasse de papiers imprims dune enveloppe et la tendit son second en lui recommandant:

Voici quelques actes officiels. Tout y est: la signature ainsi que le sceau du roi. Il ne reste plus qu y apposer celui de notre dpartement militaire. Ensuite, vous allez inventorier tous les postes de direction quon peut rencontrer dans une province comme la notre et puis effectuer les transcriptions correspondantes sur ces papiers.

Je ne suis pas au bout de mes surprises, se dit le colonel dans son for intrieur. Puis il jeta haute voix:

Excusez-moi, mon gnral, je ne vois pas tout fait le travail que vous me demandez de faire.

Pourtant, cest simple. Vous connaissez par cur tous les services publics de la rgion. Votre tche consiste trouver, pour chaque bureau, la qualit dun administrateur qui coifferait tous ceux dj en place ici. Exemple: vrificateur en chef des titres de proprit, superviseur gnral des finances, inspecteur des coles...

Les circonstances de la cration de ltat dHati expliquaient cette polyvalence des forces armes. Beaucoup de pouvoirs, de charges et de privilges taient attribus aux nationaux pour leur hrosme pass et pas ncessairement en fonction de leurs comptences ou aptitudes. Cette situation ne facilitait en rien le dveloppement harmonieux du pays. Dautre part, les besoins de dfense hypothquaient une grande partie des ressources disponibles. Dans de pareilles conditions, tout tait fait par et pour larme. Ainsi, le commandant militaire dune province assumait le rle de gouverneur sans en avoir la responsabilit lgale: il contrlait ladministration et supervisait la justice.

Ils auraient pu tout rgler une bonne fois en haut lieu, opina le colonel Delamontagne.

Comment interprter cette raction, colonel? De la paresse?

Non. Je veux seulement faire valoir que linspiration pour traduire une telle ide dans la pratique accompagne sa conception, dhabitude. Or je suis tranger cette histoire.

Il sagit dune initiative de Sa Majest en personne. De toute faon, llaboration finale de ce projet devait passer par dautres instances. Dans ce cas prcis, on na pas jug ncessaire de mettre en branle toute la machine administrative centrale. Par ailleurs, seul un groupe restreint dofficiers suprieurs doit avoir connaissance de cette dmarche. Donc, vous naurez pas en parler voire faire appel des mninges extrieures. L-dessus, vous tes averti. Le sujet en soi ne ncessitait pas toutes ces palabres. Vous tes sans doute fatigu. Je ne vais plus vous retenir longtemps aprs la mise au point dun dernier dtail. Avant, si vous avez des questions, cest le moment de les poser.

Le colonel nen avait pas vraiment envie. Comme loccasion lui tait donne, il essaya n'importe quoi:

Tous ces titres concernent une mme personne?

Notre envoy spcial. Cest clair.

Je me demande comment il sy prendra pour assumer toutes ces responsabilits.

Ce nest pas exactement ce qui a t prvu. Comme la mission du dlgu du gouvernement consiste avant tout tudier la situation, il nest pas cens dicter des dcisions importantes sur place. On ne sait jamais, il peut se trouver devant la ncessit de mettre un peu dordre par-ci, par-l en attendant que des changements profonds interviennent dans notre administration, initiative ne pouvant incomber quaux plus hautes instances du royaume. Si cette ventualit se prsente assortie de quelque volont de contestation, ces dispositions lui viteront toute explication inutile propos de sa qualit de mandataire du roi. Il se contentera dexhiber ces papiers pour faire valoir ses prrogatives.

Ctait bien pens, reconnut le colonel. Jespre quil est de mme de la finalit de ce projet

Ne vous faites pas de soucis ce sujet.

Vous mavez dit quun dernier dtail devait tre rgl, rappela le colonel lintention de son commandant.

Oui. Pour les raisons dj exposes, il est souhaitable de trouver un pseudonyme lmissaire du gouvernement. Ce nest pas bien compliqu...

Pas du tout. On a lembarras du choix. Comme prnom, on peut prendre le plus simple: Jean.

Dcidment, colonel, lenthousiasme ntait pas au rendez-vous, ce soir.

Bah! Comme je lai soulign, on peut facilement en choisir un autre. Moi, je croyais comprendre que notre hte devait jouer au monsieur tout le monde. Autant rester dans la gnralit. moins quil ne sappelle Jean effectivement...

Le gnral Brice Maxime garda le mutisme une nouvelle fois. Sa physionomie navait jamais attir la sympathie de personne. Au Petit-Fort, on saccordait unanimement le reconnatre. En ce moment, ses traits encore plus assombris jetrent son vis--vis dans la confusion. Les rpliques du colonel Delamontagne tapaient-elles sur les nerfs de son suprieur hirarchique ou tait-ce pour ce dernier une attitude de rflexion? Difficile deviner.

Jean, cest trop vague comme prnom. Il lui en faut un second, lana le commandant sur un ton ferme et distant.

Claude, par exemple?

Je suppose que vous avez dj le nom en tte, repartit le gnral Maxime sur la mme intonation.

Jai pens un patronyme semblable au mien: Dubuisson. Jean Claude Dubuisson... Daprs moi, cela devrait aller.

CHAPITRE 2

Le Nord-Ouest ne comptait pas parmi les divisions territoriales les plus prospres du pays. Dfavoris par le relief et la pluviomtrie, il ne connut pas lengouement des colonisateurs. Seule la partie orientale de la presqule prsentait laspect de dveloppement digne de la colonie la plus riche des Carabes. Toutes les activits de la rgion tournaient autour de la ville principale, Port-de-Paix. Les premiers flibustiers franais choisirent ce nom initialement en raison du calme naturel que respiraient ces parages. La pratique historique devait sanctionner cette appellation en ce sens que la province, cause de son importance conomique moyenne et surtout de sa position gographique excentrique, a t moins secoue par les grands bouleversements qui marqurent le destin de cette terre. Par contre, un certain nombre de situations dterminantes trouvrent leur origine dans cette partie du pays. Christophe Colomb prit symboliquement possession de lle non loin de lactuelle ville de Port-de-Paix. Le Nord-Ouest assista galement au dbut de la colonisation franaise. On rapporte enfin que les premiers actes de rbellion caractrise contre le systme esclavagiste y ont t relevs.

La ville de Port-de-Paix, elle-mme, navait pas beaucoup chang depuis la priode franaise: des maisons coloniales typiques sur des rues non paves et aux bordures mal dfinies. Quelques dcennies auparavant, elle tait habite par les colons europens, les affranchis de couleur et les esclaves attachs leur service. Aujourdhui, la population restait encore assez bigarre. On pouvait noter toutefois une meilleure reprsentation de lensemble des habitants, descendants en majorit de Noirs amens dAfrique.

Ni le rgime militaire, ni la menace dun retour lordre ancien ne semblaient affecter ostensiblement le cours normal de la vie de ces quelques milliers de Port-de-Paixiens. Ce peuple navait pas perdu la mmoire pour autant. Du reste, les anniversaires se chargeaient de la raviver. Le branle-bas occasionn par les prparatifs de la fte nationale concidant avec le Jour de lAn tmoignait lui seul de lattachement de cette communaut ses valeurs fondatrices.

En cette circonstance, les lments de chaque groupe social se rivalisaient en originalit dans leur faon de manifester leurs sentiments. Les paysans se rvlrent de loin les plus pittoresques. Ds la veille, ils se donnrent rendez-vous en ville et se divisrent en bandes distinctes. Munis de leurs tambours, de leurs bambous quils transformrent en trompette, et de nimporte quoi pouvant produire un son, ils parcoururent les rues toute la nuit en criant tue-tte des chansons et complaintes importes pour la plupart de la guerre de lIndpendance. Par leur vacarme, ils achevrent de conditionner les plus indiffrents pour la clbration du lendemain.

Au cur de la cit, dans un grand immeuble o elle avait dcid doccuper un appartement pour ne pas rester seule dans la maison de ses parents dcds, Nathalie Aubert mettait la dernire main sa toilette. Ctait une mtisse dune beaut statuaire, ge dune vingtaine dannes. Elle se pressait en perspective de sa participation au Te Deum. Assise devant son miroir, elle narrivait pas encore la manire dun artiste se satisfaire de louvrage accompli dans ses cheveux.

On frappa sa porte. Elle avait rendez-vous avec sa voisine Anne, une jeune fille de son ge, issue du peuple.

Je nen crois pas mes yeux: je suis prte avant vous, Nathalie.

Oh! Anne, je vous attendais. Venez maider un peu.

Dans lintervalle, elle dfit une partie de sa coiffure.

Pourtant, ce style vous allait trs bien, lui fit remarquer son amie.

Vous trouvez?

Avec une chevelure aussi attirante, quoi bon vous tracasser pour tre coiffe?

Merci beaucoup. Ce nest pas une raison. Aujourdhui, nous clbrons le Jour de lAn et un important anniversaire.

Cest juste. Laissez-moi men occuper. Vous devez lui faire une impression la hauteur de loccasion.

Qui est-ce, lui? demanda Nathalie Aubert.

Entre nous...

Entre nous, il me semble quil existe un secret non partag.

Dites donc, vous ne connatriez pas Arthur Vaudreuil, par hasard?

Arthur? Quelle ide! Je nai pas me faire belle pour Arthur en particulier. Il nest que mon ami.

Allons, Nathalie. Quest-ce que vous essayez de me dissimuler? Votre bonheur est le mien.

Jen suis trs touche. Cela dit, je ne comprends pas pourquoi vous tenez absolument nous destiner lun lautre.

Moi, vous savez...

Je sais, intervint la jeune mtisse, vous ntes pas la seule. Tout le monde ragit comme vous.

Je me rjouis dune observation aussi spontane de votre part. La raction des gens est fonde. Mme pour vous, je croyais que ctait entendu. Enfin, votre amiti remonte tant dannes et vous vous ressemblez tellement. Il me parat naturel que cette entente se prolonge pour la vie.

Je le souhaite sincrement.

On ne dirait pas. Quest-ce qui se passe au juste, Nathalie?

Il se passe que nous ne voyons pas les choses de la mme faon.

Jespre au moins que cest le cas pour Arthur et vous.

ce sujet, il faut vous dire quentre nous, il na jamais t question de ce que vous supposez.

Un jour ou l'autre, le problme se posera. Comment allez-vous laborder?

Croyez-moi, je ne serai nullement embarrasse.

C'est--dire?

Quest-ce qui vous a pris de venir sur un tel sujet ce matin? Dpchez-vous den finir avec ma coiffure. On a tout juste le temps.

Anne suivit les recommandations de son amie mais ne put rsister lenvie de demander encore:

Dites-moi, naurait-il pas du nouveau, par hasard?

Du nouveau?

Un autre, par exemple.

Pourquoi voulez-vous quil y ait un autre?

Mais il le faut.

Vous rendez-vous compte? Je nai que vingt-deux ans. Me trouver un fianc na rien de si pressant. Et puis, bien vous suivre, je dois comprendre que cette ncessit simpose moi et pas forcment vous ou vos amies

Moi, vous savez, jai mme plusieurs noms sur une liste dattente.

Et vous vous croyez plus avance que moi!

Certainement. Si cest ce langage que vous tenez, vous ntes pas du tout dans le coup.

Laissez-moi vous livrer sans ambages mon opinion sur la question. Jusquici, la vie ne ma pas gte. La disparition de mes parents au moment o jabordais mon adolescence fut une preuve terrible pour moi. Depuis, a va beaucoup mieux. Franchement, je ne peux pas supporter dtre considre comme un cas social. Je nai pas lintention de me plier avec amertume sous le coup du destin. Ma solitude ne mhabilite en aucune faon devenir lpouse du premier venu qui voudra me protger. Non, jaspire bien mieux que cela, et cest mon droit. Jai besoin, comme tout le monde, de sentir battre mon cur, bouger le sang dans mes veines. Jai envie de vivre.

Vous savez un tas de choses, Nathalie. Vous pouvez rflchir mieux que moi. Je me demande tout de mme si vous ntes pas en train de rver.

coutez, Anne. On ne peut pas continuer discuter de cette faon, on nen finira pas. On va tre en retard, le pre Dubreuil sera furieux.

La maison o logeait la mtisse tait assez vaste pour accommoder quatre foyers. Cette construction, lune des plus anciennes de la ville, abritait autrefois les bureaux du gouverneur franais du temps o Port-de-Paix tait la capitale de la colonie, cest--dire au tout dbut. Les trois pices retenues par Nathalie Aubert taient situes ltage o celle-ci avait pour voisinage le plus proche, la famille dAnne. Au rez-de-chausse habitait un armateur haut en couleur du nom de Santiago. En raison de ses activits, cette demeure lui servait surtout de pied--terre. Comme il y vivait seul, lespace restant ce niveau tait occup par dautres locataires.

Les deux jeunes filles mirent enfin un terme leurs coquetteries. Toutes rayonnantes et de bonne humeur, elles descendaient allgrement lescalier.

Eh bien, mes belles, fit une voix, cela a lair d'aller, ce matin.

Santiago! sexclamrent-elles en chur.

O tiez-vous pass, grand capitaine? demanda Nathalie Aubert, une fois quelle fut en bas.

Au Mle, la Baie des Moustiques, ici et l sur la cte en vue de former une cargaison. Avec naturellement beaucoup de contretemps. Je suis arriv assez tard hier soir. Mais tournez un peu que je vous voie, mes amies. Quelle magnificence!

Lanne a chang, remarqua Anne, vous tes rest le mme, Santiago.

Le Te Deum commence dans moins de trente minutes, intervint lautre demoiselle. Pourquoi ntes-vous pas en tenue?

Moi...

Regardez-moi a: un ancien combattant. Il faut rendre grce aujourdhui, exhorta la quarteronne.

Vous avez raison. Je vais faire de mon mieux.

Dpchez-vous, Santiago. Vous navez pas beaucoup de temps.

Faites vite, on vous attend, renchrit Anne.

Pour atteindre lglise, elles remontrent la grand-rue trs anime en la circonstance. Il y avait tant de monde en ville quon aurait conclu une dsertion du reste de la province. Le plaisir de la fte demeurait le principal attrait sexerant sur cette multitude. La simple curiosit avait galement drain nombre de gens. Une vritable ambiance de foire remplaa le calme habituel de la plus importante agglomration de Nord-Ouest en ce 1er janvier. Un impressionnant kalidoscope soffrait la vue.

Sur la place darmes, les units de larme, en parfaite tenue, avaient dj pris position et excutaient quelques mouvements avant le dbut de la crmonie religieuse. Les deux jeunes filles gagnrent le presbytre o elles revirent les dtails de la liturgie. Engages dans les activits paroissiales, elles soccupaient notamment de la chorale et leur prestation du jour les tenait cur.

La nef lglise ne pouvait contenir tous ceux qui voulaient assister la clbration. Priorit tait accorde aux militaires et aux notables pour cette crmonie officielle.

Tout se passa en bonne et due forme: messe en latin, chants merveilleux, sermon appropri. Aprs quoi, lassistance se dispersa. Dehors, les soldats et la fanfare attendaient la sortie des officiers qui devaient commander la marche militaire. De son ct, Nathalie Aubert avait perdu son amie de vue et dambulait seule, sans but prcis, aux abords du centre nvralgique des commmorations. Tout coup, quelquun la prit par le bras et la fit sursauter.

Arthur, vous mavez fait peur, dit-elle en se retournant.

Ils sembrassrent amicalement. Leur ressemblance sautait vraiment aux yeux: de naissance mixte, ils taient beaux et formaient apparemment un couple bien assorti.

Comment allez-vous? demanda le jeune homme. a va bien.

Quest-ce vous faisiez l? Vous alliez regarder la parade?

Arthur, vous me connaissez mieux que personne et vous savez que ces genres dhistoires ne mont jamais intresse.

Je sais: vous naimez pas la violence; vous tes une pacifique. Dans la ralit, une parade militaire, cela na jamais fait de mal personne.

Merci de mapprendre.

On ne va pas tout de mme se fcher sur un tel sujet. Ctait une faon pour moi de vous demander o vous vous rendiez.

Cest une double fte aujourdhui. Je veux en profiter pour rendre visite aux amis. Votre pre sera sans doute trs pris ce matin, je viendrai le saluer un peu plus tard.

Et moi dans tout cela? Regardez, vous ne vous tes pas proccupe de vous enqurir de mes nouvelles en retour. Un Jour de lAn en plus, pas le moindre vu.

Arthur, vous et moi, nous connaissons depuis notre enfance. Je crois quon peut se passer de certaines convenances maintenant.

Toujours est-il que depuis quelque temps, je ne vous sens plus. Vous avez chang, Nathalie.

Vraiment?

Quel ton! On dirait mme que quelque chose cloche.

Bien entendu, la responsable cest moi. Vous, vous tes irrprochable.

Cest donc cela! Vous en pensez le contraire! Si jai fait quelque chose de mal sans le savoir, il vaut mieux me lapprendre, sinon je navance pas.

Elle garda le silence.

Ou, peut-tre, ai-je seulement chang aussi?

vous de me renseigner ce sujet.

En fait, je nai quune certitude l-dessus: vous et moi, nous nvoluons pas dans le mme sens.

Voulez-vous vous expliquer plus clairement?

Vous voyez? Dhabitude, on se comprenait du premier coup.

Ce nest pas ma faute si vous devenez de plus en plus ambigu.

Vous trouvez? ...

Devant le mutisme de son amie denfance, Vaudreuil dut avouer:

Enfin, je ne croyais pas que cela se remarquerait autant. Effectivement, il se passe quelque chose de nouveau au fond de mon tre. Moi qui comptais sur votre amiti pour maider faire le point, tout coup, vous me droutez et je ne sais plus comment aborder la question.

Pas de problme. Je puiserai de linspiration pour deux. Alors, coutez-moi bien: si nos relations devaient prendre une tournure quivoque, autant les arrter ici.

Vous rendez-vous compte de ce que vous dites?

Parfaitement, affirma-t-elle en tournant rsolument le dos.

Arthur Vaudreuil ne put lappeler ni esquisser un geste pour la retenir. Il resta l, clou de surprise. Ce qui semblait ne devoir consister quen une formalit, se rvla plus compliqu que prvu. Pour le jeune Vaudreuil, ctait une journe gche; sans doute lune des plus sombres de sa vie. Il rentra directement chez lui et garda la chambre en essayant de se convaincre dun simple mauvais rve. Aussi, dans laprs-midi, quand un domestique vint lui annoncer une visite de la part de Nathalie Aubert, il avait dj oubli lannonce qui lui avait t faite plus tt dans la matine et ne voulut pas y croire. Aprs un moment, il commena sinterroger sur le sens de cette sollicitation. tait-il en prsence dun revirement de position? Dans ce cas, ne faudrait-il pas prendre les dispositions pour saisir loccasion?

Il hsita longtemps quant lattitude adopter. Au dernier moment, son orgueil layant emport, il choisit dobir ses impulsions.

On ma dit que vous voulez me parler, commena-t-il une fois en prsence de son amie denfance.

Est-ce encore possible?

Je croyais que tout tait fini entre nous. Vous aurais-je mal compris ce matin?

Il me semble. Tout dpend maintenant de vos rsolutions. Entre-temps, je ne vois pas la ncessit dinterrompre certaines traditions. Je suis venue saluer votre pre comme de coutume. Aprs, il ma demand si je vous ai rencontr en rentrant. Jai rpondu ngativement; il a jug bon de vous faire appeler pour moi. Et voil. Ce genre de situation risque de se reproduire souvent. Tant que nous vivons ensemble dans cette communaut, on ne pourra pas sviter aussi facilement.

Je vous prie seulement de bien vouloir excuser mon pre.

Sur ces mots, il revint sur ses pas. Il sentendit rappeler par la voix de la jeune fille. Leffet recherch se produisit.

Ils se trouvrent maintenant lun en face de lautre. La gne et le silence sinstallrent entre eux.

Je peux vous poser une question? recommena Arthur Vaudreuil. Vous laimez tant que cela, lauteur de mes jours?

Je vous en supplie, Arthur.

Je ne prtends pas que vous le dtestez. Surtout pas vous. Mais le personnage nattire pas grand-monde. Je suis le premier le savoir.

Alors?

Vous vous tes manifeste quand mme.

En ralit, je cherchais une faon honorable de vous aborder. Ronge par le remords, je suis venue peut-tre vous demander pardon. Si telle est votre interprtation de ma visite, vous vous trompez grandement.

Tout lheure, vous mavez rappel, il me semble.

Il y avait mieux que cela! Vous croyez me tenir au pied du mur! Vous tes stupide, Arthur. Bonsoir.

Cette fois, Vaudreuil ntait pas dcid la laisser partir. Il la retint.

Quest-ce qui se passe, Nathalie? demanda-t-il sur un ton conciliant.

Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous pouvez insinuer? Cest vrai, jai connu votre pre par amiti pour vous. Une brouille momentane entre nous ne peut justifier une impolitesse de ma part lgard de monsieur Vaudreuil. Vous auriez d le raliser.

Je vous le concde. Au fait, seriez-vous vraiment brouille avec moi? tant donn les circonstances, je me complaisais esprer que votre venue a t motive moins par la simple politesse que la vitalit de notre amiti.

Il attrapa la main de sa vieille connaissance et lentrana vers le salon attenant.

On peut se parler quelques instants entre amis? proposa-t-il.

Tout en se dplaant, il poursuivait:

Si nous prenions tout avec srnit et essayions de faire le point. Sachez-le: je nai pas lintention de vous importuner ni de vous faire des reproches. Pour le moment, nous avons intrt trouver un moyen de nous viter des msententes gratuites.

Vaudreuil invita son amie denfance sasseoir en face de lui et recommena:

vrai dire, votre raction de ce matin ma vraiment surpris. De toute vidence, un malentendu subsiste quelque part. Je nai jamais voulu me conduire de manire inconvenante envers vous. Si je vous ai laiss cette impression, vous mavez mal jug. mon sens, cette mprise est due des raisons beaucoup plus subtiles. Compte tenu du pass, rien dtonnant ce que vous vous teniez toujours sur la dfensive. Loin de vous condamner, jessaie plutt de comprendre. Il y aurait chez vous une sorte de refus subconscient dune ventualit votre avis, inexorable, do votre tendance prter nos relations une tournure quivoque et moi, des ides que je pourrais bien avoir, mais absentes de mon esprit jusquici.

Elle avait subi ce discours sans broncher. Quand elle intervint, ce fut pour demander:

Quelles sont-elles, ces ides?

Non. Nous nallons pas tourner en rond de cette faon. La vie est ainsi faite. Il vient des moments o lon ne peut plus tout confier un ami, o des problmes personnels dpassent sa propre intelligence. partir de maintenant, je ne dirai ni nentreprendrai rien qui puisse vous dplaire. Jattache une trop grande importance notre amiti. Dailleurs, je ne crois pas que vous me laissez le choix. Nous allons essayer de nous temprer et donner au temps loccasion de travailler en notre faveur.

Nathalie Aubert, lair lointaine, resta silencieuse. Le ton moralisant de ces tirades lagaait un peu. Elle jugea prfrable de ne pas rpliquer en la circonstance pour viter de prolonger cet entretien dautant plus que Vaudreuil semblait sengager adopter une attitude peu prs raisonnable.

Je naurais jamais pens en arriver cette situation, dit-il. Et je vois que ce thme de conversation ne vous enthousiasme pas. Si nous changions de sujet? Parlez-moi un peu de vos activits ces jours-ci. Vous avez eu du temps libre puisque lcole ne fonctionne pas en cette priode de ftes. Les enfants, ils vous manquent peut-tre?

Elle haussa les paules avant de rpondre:

Un peu. Cest difficile de passer une journe sans rien faire.

Et comment vont les choses du cot de Fond-Mombin?

Jy suis pass dernirement. Je ne connais pas grand-chose lagriculture. Tout semblait bien marcher.

mon avis, vous devriez quand mme contrler de plus prs les manuvres des grants. Car, eux, ils ne demandent qu profiter de ce laisser-aller.

Votre pre vient de me faire la mme remarque. Que voulez-vous? Je nai pas le temps, et puis les terres hrites de mes parents me procurent largement mes moyens de subsistance. Le reste mest gal.

Vous le dites avec un tel dcouragement.

Je crois que je vais prendre cong de vous, dcida-t-elle brusquement comme pour se soustraire dautres considrations sans doute judicieuses, mais inopportunes pour elle.

Vous partez dj? On commenait peine se parler.

Excusez-moi. Cette journe a t riche en motions. Je ferais mieux de rentrer chez moi et essayer de me reposer.

Ils se levrent et se dirigrent tous les deux vers la sortie.

Je sens que je vous ai contrarie, ce matin, avoua le jeune homme. Jen suis dsol. Pour rien au monde, je ne voudrais vous causer de la peine.

Je savais que je pouvais compter sur vous, Arthur.

Elle lembrassa sur la joue. Un geste confus, partag au dernier moment entre un lan spontan de sympathie et le dsir de mieux se dbarrasser de lui.

CHAPITRE 3

La premire nuit de Jean Philippe Alexandre Port-de-Paix lui laissa un souvenir fort dsagrable. Brusque changement de dcor, singulire disposition desprit, toutes sortes de contrarits se donnrent rendez-vous pour mutiler son sommeil. Il avait limpression dtre tendu et de sennuyer sur son lit depuis une ternit. Ne tenant plus, le nouveau venu dcida de se lever pour de bon.

Log au niveau suprieur de la maison retenue son intention, il se dirigea machinalement vers la fentre de sa chambre. Il entrouvrit les volets; une partie de la ville stala sous ses yeux. Les silhouettes des btisses se dtachant sur fond dobscurit lui semblaient sortir tout droit dun mauvais rve. Ayant eu pour consigne dentrer dans cette ville aprs le crpuscule, il avait, son arrive, peu vu la population et son environnement. Alors, le cerveau surmen, il imagina, se reposant du sommeil du juste lintrieur de ces maisons, des cratures mystrieuses et hostiles quil aurait combattre comme dans un cauchemar.

Jean Philippe Alexandre secoua nergiquement la tte pour essayer de chasser ces ides noires puis projeta son regard plus loin, vers une surface plane, sombre, tendue linfini: la mer. Au milieu de celle-ci, la faveur du contraste, il devina la carapace de lle de la Tortue, lancien repre des flibustiers, tout proche de la presqule du Nord-Ouest.

Il pouvait mme percevoir le scintillement de quelques points lumineux en provenance de diffrents endroits de lle: sans doute des bchers allums par des agriculteurs tortugais. En rsum, le paysage tait tout diffrent de celui quil aimait contempler pareille heure du haut de ses appartements lors de son rcent sjour en Europe.

Il referma les volets et sortit du compartiment sans savoir o aller. Sur le palier, une lampe lhuile veillait. Alexandre la dplaa et lapporta dans sa chambre coucher. Il lui prfra un chandelier et ressortit avec la lumire. Ensuite il descendit lescalier et accda au rez-de-chausse. L, il dcida de jeter un coup dil sur le bureau amnag son intention avant son arrive.

Le cabinet de travail tait fort simple. Une table et deux chaises se dressaient au milieu de la pice. Un encrier, des plumes et quelques livres taient dposs sur ce bureau. En sasseyant, Alexandre remarqua les ouvrages sur le pupitre. cet instant, lide de tenir son journal lui passa par la tte. Il crivit la date en anglais sur une feuille de papier quil trouva sous la main, faute de mieux dans limmdiat.

Juanary 12th 1814.

Il dut se limiter cette inscription. Son tat desprit du moment rendait le moindre effort intellectuel bien pnible. Il en tait l, sinterroger sur le pourquoi de sa prsence dans cette galre. Dans lattente des premiers rayons du soleil, il rvassait comme il pouvait.

Le jour se leva enfin; le jeune homme se sentit dj beaucoup mieux. Vers huit heures, Josaphat, le serviteur, vint lui annoncer la visite de deux militaires. Jean Philippe Alexandre sy attendait et simpatientait mme dentrer en connaissance des importants messages susceptibles dtre dlivrs par ses visiteurs. Parmi les instructions saugrenues prodigues son dpart, une stipulait linterdiction de bouger de sa nouvelle rsidence avant davoir reu la bndiction de ces messieurs. De son cabinet de travail, il alla leur rencontre et les invita au salon.

Gnral Maxime? demanda Alexandre en tendant la main lun deux.

Oui, et je vous prsente le colonel Delamontagne.

Heureux de vous connatre, dit lhte en refaisant le mme geste lgard de lautre officier.

Son Altesse a pass une bonne nuit? senquit le plus haut grad des deux militaires.

L'autre dvisagea son chef en carquillant les yeux. On navait pas jug ncessaire de le mettre au parfum, il aurait peut-tre d y penser. Pour endosser une mission aussi dlicate, se voir investi de tous ces pouvoirs et faire lobjet de tant dattentions, le postulant devait jouir dune considration particulire de la part de Sa Majest. La personne la mieux place en ce sens tait sans doute le prince Jean Philippe, le propre fils du grand timonier de lheure. Lofficier voulut se cogner le poing pour se punir de son manque de perspicacit. Jusquici, il navait rien souponn, mme pas au moment de ladoption du pseudonyme. Dans les faits, il tait bien limit sur le sujet puisque pour tout le monde lhritier du roi se trouvait encore en Angleterre?

Le jeune homme paraissait g de vingt-cinq ans environ. Dun physique dathlte, il avait lair nergique et fier. Pour rpondre la question du gnral Maxime, il se contenta de mentionner son agitation due selon lui au changement.

Maintenant installs dans le salon, ils poursuivirent la conversation.

Vous avez dj fait un tour en ville? demanda le commandant du dpartement militaire du Nord-Ouest.

Pas vraiment. Je suis arriv assez tard, je nai pas vu grand-chose de la rgion.

Je vous exhorte le faire. Ce nest pas le grand tohu-bohu ici, jespre que votre nouvel environnement vous plaira quand mme.

Moi aussi, renchrit le prince hritier par politesse.

Dans la pratique, les circonstances nauguraient rien de tel. Cette ville symbolisait une franche dception, presque une dfaite pour Jean Philippe Alexandre. Pendant ses six annes dtudes en Europe, lhritier en titre du royaume dHati en tait venu sintresser de prs la puissance navale de lAngleterre. De retour son pays aprs ses expriences sur un autre continent, il dressa une liste de propositions soumettre lapprobation de son royal pre. Malheureusement, ses ides nenthousiasmrent gure ce dernier. Jean Philippe Alexandre essuya un chec complet dans sa tentative de convaincre le roi de renforcer la marine hatienne. Daprs lui, cette initiative devrait permettre de mieux contrecarrer une ventuelle agression. ses thories trs acadmiques, Philippe 1er avait impos la logique lentement et srement acquise pendant un quart de sicle de lutte victorieuse. Si tout tait refaire, nous regagnerions les montagnes et utiliserions les mmes mthodes qui nous ont port chance, avait fait valoir le monarque. Ensuite, il avait mis laccent sur la ncessit du partage des proccupations entre les gnrations. Sil sattribuait le devoir de dfendre ce pays, la tche future de son hritier serait de lorganiser. Sur ce dernier point, il avait des ides arrtes bien avant le retour de son fils. Personnage froid et autoritaire, il dcida de lenjoindre sjourner dans le Nord-Ouest pour y apprendre son mtier de gouvernant.

Comment trouvez-vous le cadre de cette maison? Les gens prposs votre service vous satisfont-ils?

Pour un sjour temporaire, je maccommoderai de cette rsidence. Quant aux serviteurs, je nai aucune rserve mettre leur sujet pour le moment.

Au fait, combien de temps pouvons-nous compter vous avoir parmi nous?

Je nen sais rien. La dure de ma mission na pas t prcise. Elle dpendra essentiellement de la situation ici, des vnements...

Son Altesse a t contente de revenir au pays? intervint Delamontagne.

Oui, trs heureux.

On sattendait un peu votre retour, dit le gnral, mais nous nesprions pas vous recevoir dans le Nord-Ouest de sitt. Vous mavez peut-tre oubli; je vous ai connu encore adolescent. Cest un plaisir de retrouver en vous aujourd'hui un homme mr.

Je garde un souvenir intact de vous et de lentourage de mon pre. Vivre une poque aussi trouble que celle de notre lutte pour la libert stimule lveil de lesprit. Il est des gens et des vnements gravs de faon indlbile dans la mmoire de ma gnration.

Et comment tout sest-il pass en Europe?

Nous aurons sans doute loccasion de revenir sur ce sujet. Cela dit, je reconnais avoir eu de la chance de pouvoir tudier l-bas, vu mes origines. Ensuite, je me suis fait des amis influents qui mont facilit les choses. Bref, ce sjour sest rvl enrichissant tous les points de vue.

Au risque de trop insister, le colonel Delamontagne crut dceler le bon moment damener la conversation sur un thme qui le tenait cur:

Au fait, comment va le continent politiquement parlant?

Bon, il y a Napolon qui saccroche toujours son rve de devenir le matre du monde. Malgr ses revers, il reste un homme tout fait imprvisible. Il faut donc viter de sen rjouir.

votre avis, avons-nous des raisons de craindre une action de sa part dans limmdiat?

Je ne le pense pas. Depuis la campagne de Russie, ltoile de lempereur a atteint, semble-t-il, sa phase descendante, une situation qui minimise une menace directe et imminente sur notre pays. Profitons-en pour consolider notre position militaire. Seuls au milieu dun monde hostile, nous devons de toute faon nous prparer nous dfendre contre tout venant.

Dans ce sens, ajouta le gnral Maxime, je suis certain que vous voudrez visiter les fortifications entreprises ici sous ma direction pendant ces dernires annes. Je vous laisse le temps de vous installer et de planifier votre sjour. Quand vous serez prt, vous nous ferez signe.

Cest daccord.

La conversation tant dfinitivement lance, il savra opportun dentrer dans le vif du sujet.

Notre visite ce matin, commena le plus grad des deux militaires, visait avant tout donner suite aux instructions reues. En particulier, nous tenions vous remettre ces papiers susceptibles de faciliter votre mission selon les prvisions du Haut commandement.

Delamontagne tendit le pli son destinataire prsum. Celui-ci louvrit immdiatement et vit tous ces actes officiels au nom de Jean Claude Dubuisson. Quest-ce que cest? demanda-t-il Vous ntes pas au courant? stonna le gnral.

Absolument pas.

Ce fait me surprend. Normalement, vous auriez d en tre averti.

Cest assez compliqu, mais je crois comprendre. En venant ici, je nai reu aucune directive, aucune indication prcise. On ma simplement orient vers vous pour tout arrangement subsquent. Cest encore une ide de mon pre. Peut-tre sattend-il me mettre devant limprvu et mapprendre me dbrouiller seul. Effectivement, je saurai utiliser ces papiers bon escient. Merci de me les avoir apports.

Je suppose que vous lavez remarqu, insista le commandant de la division militaire du Nord-Ouest pour qui cette histoire ne paraissait pas trs claire, lEtat en ses prrogatives a dcid de modifier votre identit. Vous tes dsormais Jean Claude Dubuisson. Il convient de vous le rappeler et surtout de bien jouer le jeu.

Jai tout compris.

Eh bien, il ne nous reste plus qu vous souhaiter une fructueuse besogne. Apparemment, vous avez du pain sur la planche.

On peut le dire.

Pour finir, je vous renouvelle ma proposition. Vous venez dans cette province pour la premire fois; prenez le temps de vous familiariser avec le paysage, les gens et la ralit de cette rgion. Voil une bonne faon daborder cette mission. Par la suite, lordre des choses simposera peut-tre de lui-mme.

Je tiendrai compte de votre suggestion.

Pas la peine de le rappeler, nous nous tenons votre entire disposition. En cas de besoin, quel quil soit, nhsitez pas faire appel nous.

Cest entendu.

Son Altesse le prince Jean Philippe reconduisit les deux visiteurs jusqu la porte dentre puis revint dans son cabinet de travail. Il tala les actes officiels sur le bureau et les considrait dun air moqueur et dgot. En fin de compte, il plia quelques-uns et les rangea dans son portefeuille. Les autres furent jets avec ngligence dans un tiroir.

Quelque temps aprs, la servante vint annoncer son tout nouveau patron son premier petit djeuner. Ce dernier avait remarqu depuis sa brve prsence ici la serviabilit de cette grosse femme dge respectable: il essaya de se montrer gentil avec elle.

Tout ceci est pour moi? Vous me gtez, dit-il en sattablant.

Il faut prendre des forces le matin. Vous tes jeune, vous en avez besoin, monsieur Jean, rpondit-elle, le cur embaum.

Merci beaucoup, Safira.

Mme table, les penses dAlexandre labsorbrent. La situation ne prsageait rien de brillant pour lenvoy spcial de Sa Majest. Trop tard pour reculer, il ne lui restait qu envisager les choses du bon ct et se laisser faire. Laventure lattendait peut-tre au coin dune rue ou au dtour dun sentier. Comme il aurait bien voulu sen convaincre ! Mais, selon toute vidence, il navait rien esprer en ce sens dune ville dapparence aussi calme que Port-de-Paix.

Quelque temps aprs, lhomme poussa le portail de sa demeure derrire lui et partit pour une tourne de reconnaissance.

Sans rien voir avec Londres ou mme le Cap-Hatien, la capitale du Nord-Ouest ne manquait pas de charme ni doriginalit. Jean Philippe Alexandre se montra attentif tous les aspects de son nouvel environnement pour ce premier contact. Il avait remarqu sur son passage des maisons importantes, des difices caractre divers, mais pas dcoles. Port-de-Paix en comptait srement. Il se renseigna. Le btiment quon lui indiqua ne semblait pas adapt cette fonction. Son style architectural lassociait plutt une villa familiale.

Jean Philippe Alexandra suivit lalle y menant, gravit les marches du perron et, plein dassurance, franchit lentre sans frapper. Devant lui, la pice tait vide. sa droite, dune porte entrebille, lui parvint une voix fminine. Il savana et sarrta un moment sur le seuil. sa vue, linstitutrice, une jeune sang-ml, sinterrompit et se dplaa vers lui, toute surprise de cette visite inopine.

Bonjour monsieur. Puis-je vous tre utile?

Si. Continuez, faites comme si je ntais pas l.

Le ton nadmettait pas de rplique. Perplexe devant la posture autoritaire de lintrus, la jeune fille essaya de poursuivre son travail, ne sachant vraiment comment ragir sur le coup. Elle apprhendait de se tromper sur le genre de personnage et ltendue de ses pouvoirs. Entre-temps, Jean Philippe Alexandre tait venu se tenir au fond de la classe pour assister cette leon de franais. Quelques instants aprs, linstitutrice et linspecteur improvis se dplacrent presque en mme temps, lun en direction de lautre, et se rencontrrent au milieu de la salle.

Ce nest pas possible, lui fit-elle remarquer. Vous absorbez toute lattention des lves. Il est inutile de poursuivre dans ces conditions.

Je men suis rendu compte et mapprtais partir... Mais, dites-moi, vous nenseignez pas langlais ?

Langlais ? ... Non.

nigmatique, le reprsentant de facto du gouvernement hocha la tte et quitta les lieux. Aprs lcole, il se dirigea dinstinct vers les rivages et aboutit au port. Ce fut l quil fit la connaissance de Santiago. Les deux Hatiens brlaient de la fivre des grandes aventures et partageaient la mme fascination pour le large: ils devinrent immdiatement amis.

CHAPITRE 4

mesure que langle dincidence des rayons du soleil samenuisait, une douce et agrable temprature tendait prvaloir la place de la chaleur accablante de la mi-journe. Vivre dans la Valle des Dlices, comme les Espagnols dnommrent la ville de Port-de-Paix, devenait alors un charme. Santiago ne pouvait pas choisir de meilleur moment pour recevoir, chez lui, son nouvel ami dfinitivement conquis par son humour et son talent de narrateur. Aprs la visite, les deux hommes sortirent ensemble de limmeuble o habitait galement Nathalie Aubert. Justement, ils la rencontrrent dans la rue rentrant la maison. Elle avait lair proccupe, Santiago larrta en lui demandant :

Comment allez-vous, Nathalie?

Bien.

Vous navez pas la mine joyeuse, pourtant.

Ne vous en faites pas, ce nest rien.

Tant mieux... Maintenant, permettez-moi de vous prsenter. Jean Claude Dubuisson, Nathalie Aubert, dit-il, respectivement chacun deux.

Sans aucun doute, elle avait reconnu Alexandre. Comme si de rien ntait, sans le moindre regard entendu, elle lui tendit la main Enchant de faire votre connaissance, mademoiselle.

Trs heureuse.

Jolie, n'est-ce pas? taquina Santiago, une fois quelle eut pris cong deux et eut quitt leur champ dcoute.

Elle nest pas mal, admit lautre.

Avouez quelle est mme trs bien.

Si vous voulez. Qui est-ce?

Je crois avoir fait mon devoir.

Oui, je connais son nom. Et aprs?

Quest-ce qui vous intresse son sujet, au juste?

Par curiosit, Alexandre jeta alors un coup dil en arrire et vit o elle entrait. Ignorant la question de son ami, il rsolut:

Je ferais mieux daller lui parler.

Doucement, mon vieux. Pas comme a. Il faut savoir sy prendre.

Non, il ne sagit pas de cela. Jai une affaire importante rgler avec elle.

Ah bon? Dans ces conditions, jestime inutile dessayer de contenir la fougue des rejetons des valeureux combattants de la libert. Bonne chance, amigo !

plus tard.

Attendez, laissez-moi vous expliquer o la trouver.

Jean Philippe Alexandre suivit les indications de Santiago et finit par localiser la porte de lappartement de mademoiselle Aubert. Un moment aprs avoir t sollicite, la jeune fille vint ouvrir. Dabord, elle ne put cacher sa surprise, mais se ressaisit bien vite et arbora l-dessus un flegme imperturbable.

On sest dj prsent, si je ne mabuse.

Elle se borna couter.

En gnral, je mabstiens de donner suite aux rencontres fortuites...

Et comment ai-je pu faire basculer cet inbranlable principe?

Aujourdhui, les circonstances en ont dispos autrement. Vous et moi, nous sommes appels collaborer dans les prochains jours.

Sans blague!

Je suis trs srieux, mademoiselle.

En quoi, s'il vous plait?

Ntes-vous pas linstitutrice davant-hier?

Exact!

Une prsentation plus complte aurait pu carter ce dbut de malentendu. Je suis Jean Claude Dubuisson, inspecteur des coles.

Voulez-vous que je vous croie?

Je ne comprends pas. Pourquoi devriez-vous douter de moi?

Comme vous semblez ne pas vous en apercevoir, je me rsous attirer votre attention sur votre drle de manire dapprocher les gens.

Ne men tenez pas rigueur. Cest de ma nature en quelque sorte. Attendez un moment. Jai peut-tre de quoi de vous convaincre.

Il sortit son portefeuille. Qui eut dit que ces pices insenses pouvaient le soustraire une situation embarrassante de sitt?

Un premier tirage eut lieu. Puis un second. Alexandre dut en arriver un troisime pour tomber enfin sur lacte en question. Encore devait-il sestimer heureux: son certificat aurait pu rester au fond du tiroir. Il le dplia de tout son format devant les yeux de son interlocutrice, une faon de lui faire raliser lapparence officielle du papier. Mais, en lui disant:vous permettez, elle le prit de ses mains et en lit toute la littrature. Ensuite, elle le lui rendit sans un mot.

Satisfaite?

Vous tes bien jeune, commenta-t-elle en rponse.

Vous avez quelque chose contre la jeunesse, vous?

Moi, je ne fais pas de politique. Je me bornerai une constatation. Nous vivons dans un pays neuf et sans cadres. La plupart des postes-cls sont en gnral monopoliss par les ans rescaps de ladministration coloniale. Alors, comment cacher mon tonnement vous voir, dans la fleur de lge, investi dune telle confiance?

Je narrive pas saisir le fil de vos penses. Mettriez-vous en cause lauthenticit de mon acte nominatif?

Jestime seulement avoir droit des explications supplmentaires.

Vous voulez des renseignements sur la marche de la politique nationale? Jaime mieux a. La situation dont vous venez de brosser le tableau ne tiendra plus sous peu. Pour engager ce pays sur la voie du progrs, le roi a dcid de miser sur les jeunes. Nous constituons quand mme la force et lavenir de cette nation. Voil, je me retrouve en tourne dinspection dans le cadre de cette dmarche, justement.

Un peu moins de dsinvolture, et vous auriez t tellement convaincant.

Dcidment

Monsieur Dubuisson, puis-je vous interroger sur certains points qui, pour le moment, me paraissent obscurs?

Je vous en prie.

Combien de fois tes-vous entr dans une cole de ce territoire?

Et je suis cens rpondre cette question?

la prochaine, oui. Pourquoi prnez-vous lenseignement de langlais?

Raison personnelle.

Vous connaissez cette langue?

Pas vous?

Alors, un systme sculaire doit scrouler parce quun beau jour, vous vous tes dcouvert une passion pour une culture trangre.

Possible.

Vous tes incroyable.

Enfin, quoi voulez-vous en venir? Me prendriez-vous pour un intrigant?

Je minterroge.

Donc, un autre mobile serait lorigine de ma rencontre avec vous? Lequel? demanda Alexandre en feignant dtre vex.

Le motif de votre prsence devant moi ne regarde que vous. Pour ma part, je formulerais le vu de vous voir acqurir lavenir lamabilit de vous faire avertir avant de vous rendre en visite quelque part, y compris une cole, et la gentillesse de vous prsenter en pntrant chez des inconnus. Dautre part, au cas o, pour des raisons professionnelles, jaurais soutenir des conversations avec vous, ceci doit se passer dans un lieu qui scellera leur caractre et pas ici.

Jagis toujours ma guise, vous ne pourrez pas me changer.

Vous vous connaissez en bonnes manires. Laissez-moi au moins vous lapprendre.

Jean Philippe Alexandre eut un rictus et opta pour un autre ton.

Maintenant, venons-en aux choses srieuses. Oubliez mes faons, ctait le seul moyen de faire pleinement votre connaissance. Je dois reconnatre avoir t favorablement surpris de rencontrer en vous une personne intelligente et ferme. Je souhaiterais pour ma part que ces excellentes dispositions ne servent pas nous opposer lun lautre. Au contraire, elles doivent pouvoir garantir une fructueuse collaboration entre vous et moi.

Excusez-moi, javais encore une question vous faire. part inspecteur des coles, quelles charges cumulez-vous de plus?

Vraiment, on ne peut rien vous cacher. Vous faites sans doute allusion mes papiers. Javais bien lintention de vous entretenir ce sujet. Une autre fois, quand votre mfiance sera quelque peu dissipe.

vous entendre parler, il me vient limpression que tout un programme a t bti autour de moi. Alors, tout bonnement, vous esprez mentraner dans votre jeu?

Il ne sagit daucun jeu, mademoiselle, mais dune affaire dtat. Il serait temps de nous en tenir nos rles respectifs.

Javais mme un rle dans cette histoire. Pouvez-vous mexpliquer en quoi il consiste?

Votre attitude rend cette question prmature. Je me trouve seulement un stade de prise de contact. Cet aprs-midi, je comptais jeter les bases dun dialogue avec vous. Vous mobligez remettre cette ide plus tard.

La faute est vtre. Conduisez-vous convenablement et vous verrez le rsultat. Je rprouve votre dtermination membarquer de force dans cette affaire. Je me retiendrai toutefois de vous laisser limpression de vous accorder de limportance au point de rejeter a priori le principe dune collaboration. Je suis prte cooprer dans les limites de la lgalit et des convenances. Maintenant, vous de vous conformer.

Me conformer quoi? un pareil tat desprit? Je ny parviendrai jamais. Je me permets de vous le rpter: vous navez pas me dicter ni ma conduite ni mon devoir.

Parce que vous vous croyez en droit de le faire mon gard! Mais non, monsieur... Vous ntes pas venu jusquici pour me chercher querelle pas plus que je ne mets en cause votre titre dinspecteur. Seulement, certaines normes simposent. Pour clore cette discussion, jaimerais vous soumettre une proposition. Vous avez srement tabli un plan daction bien ordonn. Je ne veux pas le perturber. Que diriez-vous dune visite dvaluation faite de faon plustatique que la dernire fois? Puis-je esprer vous voir lcole demain ou dans les jours qui suivent?

Ce nest pas une mauvaise ide. Justement, demain, je serai libre. Quelle heure vous conviendrait-elle?

Entendons-nous pour dix heures.

Alors, demain, mademoiselle.

*

* *

Jean Philippe Alexandre fut ponctuel au rendez-vous fix lancienne rsidence des Aubert o fonctionnait lcole dirige par leur fille. En guise daccueil, la compagnie se mit debout. Une fois la permission de se rasseoir accorde, linstitutrice lintroduisit comme un inspecteur venu leur faire une visite dvaluation.

Je dois vraiment les valuer? lui demanda Alexandre.

Cest vous linspecteur, observa-t-elle, tonne. Vous faites ce que vous avez faire.

Vous avez raison, dit-il avec une assurance morbide.

Il se retourna vers la classe et lembrassa de son regard. la fin, il dsigna un lve et lui ordonna de passer devant. Intimid, ce dernier avanait lentement comme sil voulait se drober.

Plus vite que cela, mon grand. Un peu dnergie!

Il vint trouver Alexandre.

Maintenant, tenez-vous en face de vos camarades et relevez la tte. haute voix, vous allez partager avec nous tout ce que vous savez sur Toussaint Louverture.

Toussaint tait un noir trs intelligent. Il tait esclave, il est devenu gouverneur gnral. Il a lev les gens de sa race avec lui. Il nous a librs de lesclavage.

Trs bien! Qui vous a appris tout cela?

Mon grand-pre.

Flicitations! Vous pouvez regagner votre place.

Linspecteur se dplaait un peu dans la salle, il semblait observer la tenue des lves. Elle tait correcte, un peu trop rigide. Il tapa sur lpaule dun garon et lui dit

Vous, debout. Comment vous appelez-vous?

Joseph Casimir.

Que fait votre pre, Joseph?

Il est sergent.

Et vous, quaimeriez-vous faire dans la vie plus tard.

Gnral.

Ah! Vous tes un brave alors?

Oui. Et si jamais les colons reviennent, je les combattrai. Je leur ferai couper la tte.

Quen dites-vous, les gars ? demanda Jean Philippe Alexandre, sadressant lensemble de la classe.

La raction des adolescents excda lattente de lenvoy spcial de Sa Majest. Aprs les cris de ralliement, ils se mirent chanter de faon spontane lun des hymnes guerriers les plus populaires de lpoque: Grenadiers, lassaut, sa qui mouri zaffaire yo, sa qui mouri zaffaire yo.

Lambiance allait en se surchauffant. Jean Philippe Alexandre leur fit signe de se calmer.

Mes amis, dit-il, je suis vraiment fier de vous. Continuez sur cette lance. Demain, vous ferez de bons soldats. prsent, rompez! Dix minutes de rcration pour tout le monde.

Vive linspecteur, scrirent-ils en se prcipitant vers la sortie.

Rest seul avec linstitutrice, Alexandre lui dclara:

Mademoiselle, je vous prsente mes plus vives flicitations. Vous avez l une classe trs veille.

Elle prit tout son temps avant de rpondre:

Vos flicitations, je les accepte aprs tout. Seulement, je suis dsole de ne pas pouvoir vous les retourner,

Ah!

Mais enfin, do sortez-vous?

En voil une question!

Cest ne rien comprendre. Comment quelquun peut-il se montrer aussi gauche que vous? Je nen reviens pas. Jarrive digrer encore moins le fait, pour vos mandants, de ne stre pas arrts un meilleur choix. Si on vous a jug digne de cette tche, le pays glisse sur une mauvaise pente.

Vous ne croyez pas que vous y allez un peu fort, l?

Je me contente de dire la vrit.

Jean Philippe Alexandre, en qute dagrments pour chapper la morne existence qui le guettait pour son sjour Port-de-Paix, commenait en avoir pour son compte.

Maintenant, on va pouvoir sexpliquer.

Il tait grand temps.

Je ne suis inspecteur de rien du tout.

Intressant.

Donc, vous avez tout compris.

Et quest-ce que cest que ce bout de papier que vous mavez montr?

Il est tout fait lgal, mon certificat.

Alors, quesprez-vous en me dclarant que vous ntes inspecteur de rien du tout? Vous attirer mon indulgence sur votre incomptence?

Incomptence, comptence... La question nest pas l.

Et quattendez-vous pour la situer?

. Cest la troisime et la dernire fois que je me prsente. Je suis le lieutenant Jean Claude Dubuisson, pour vous servir. Eh bien, de mieux en mieux.

Non, cest fini, mademoiselle. Je ne vous demanderai plus de me croire. Vous feriez mieux dcouter. Puisque vous voulez des explications, vous les aurez. Mme si je dois vous imposer lhistoire de ma vie.

Voil: tout a commenc avec lide que jai eue de membarquer au Cap sur un bateau anglais destination de Londres. Mon emploi du temps l-bas navait peut-tre rien de glorieux; lessentiel, jy suis all, et lon mimagine tort ou raison imbu de bien des questions. Un jour, Philippe 1er en personne maccorda une entrevue. Peu aprs, jai t convoqu pour une mission assez dlicate et pas vraiment enthousiasmante.

Je suis envoy ici dans le but de minformer pour le compte personnel de Sa Majest de la situation gnrale de ladministration dans cette province. Pour mener bien une tache aussi globale, je peux me passer dune formation spciale en ducation ou autre domaine. Nanmoins, on a jug ncessaire de prendre certaines dispositions pour mviter en toute circonstance de dvoiler lobjet de mon assignation, car cest un secret.

Alors, pourquoi me lavoir rvl?

Intelligente comme vous en avez lair, vous finirez par vous en douter. Dailleurs, vous posez dj trop de questions. Aussi ai-je prfr tre franc avec vous. En retour, je compte sur une...

Vos affaires ne mintressent pas! coupa la jeune fille.

Peu importe. Lessentiel est de vous arranger de faon ce que rien ne svente.

Pardon, je croyais mtre bien fait comprendre. Vous et vos histoires me laissez compltement indiffrente. Quant prouver le besoin den jaser Non, rassurez-vous, cher monsieur.

Tant mieux. Mais, vous le pressentiez peut-tre, une autre raison ma en grande partie dcid me confier vous. Je connais mal la rgion. Je me retrouverai sans doute devant la ncessit dtre initi sa ralit quotidienne. Dans cette perspective, je nai pas pu trouver une personne mieux qualifie que vous, mademoiselle.

Moi?

Oui, vous.

Un moment. Qui vous dit que je serai disponible? Qui vous dit que votre ide me plait?

On reparlera de tout cela la prochaine fois. Bonne journe, mademoiselle.

-

CHAPITRE 5

Le nouvel environnement de Jean Philippe Alexandre lui paraissait un peu moins fastidieux au fil des jours. Sa dcision dapporter un minimum dorganisation son mode dexistence avait beaucoup contribu produire cette impression.

Comme travail, il navait encore rien trouv de srieux caser dans son horaire. Aussi semployait-il rechercher des loisirs pour chapper lennui. Dans cette optique, la littrature lui tait dun secours inestimable. Son sjour en Angleterre layant acquis la culture de ce pays, le thtre shakespearien navait cess de le passionner depuis. Sa premire connaissance avec Hamlet fut pour lui une rvlation. Cette pice restait celle quil avait le mieux approfondie. Ce qui ne lempchait pas, dans les circonstances prsentes, de sy replonger avec ferveur. Dans le fond, une trange ressemblance rapprochait sa propre situation et celle du prince danois. Le bannissement masqu dont Jean Philippe Alexandre se considrait victime portait son problme existentiel son paroxysme et le poussait sattribuer quelque parent avec cette race dhommes qui dtiennent le pouvoir, le gnie et tout pour tre heureux et qui revient paradoxalement le privilge dexprimenter le vertige du nant.

To be or not to be, ces mots rsonnaient dans la tte du nouveau reprsentant du roi dans le Nord-Ouest. Jusquici, rien au monde ne semblait pouvoir lamener envisager labandon de la lutte en vue de se dfinir sinon comme hritier dun trne, au moins en tant quun individu la personnalit et au destin uniques. Pour le moment, il rencontrait bien du mal y arriver.

Safira, la femme de mnage, ne cessait de sagiter et de tourner en rond depuis quelques instants dans la salle manger do son patron navait pas jug indispensable de bouger pour continuer la lecture. De toute vidence, elle voulait lui parler sans avoir lair de le dranger. Il sagissait pour elle de placer lendroit de ce dernier un simple mot qui la tenait tout de mme cur. Toute lattention dAlexandre tait accapare par son livre. Il finit par sentir ce mouvement de va-et-vient et releva la tte. Alors, sur un ton dfrent, elle osa:

Monsieur est content du service?

Oh... Ne vous inquitez pas. Tout va bien. La prochaine fois, ce sera parfait si vous dposez un bouquet de fleurs sur la table.

Un bouquet de fleurs?

Cest sans importance, Safira. O est Josaphat? Je ne lai pas encore vu ce matin.

Euh... il a d se rendre sur son lopin de terre de trs tt. Maintenant, il ne doit plus tarder.

Pourquoi ne ma-t-il rien dit?

Je ne sais pas. Il ne voulait pas vous dranger pour si peu, sans doute.

Josaphat a le droit de se dbrouiller. Il devait au moins me prvenir. Je pourrais avoir besoin de lui de toute urgence.

Je ferai passer le message, monsieur Jean.

Bon, je vais mabsenter. Quand Josaphat reviendra, quil pense lentretien du parterre.

La ville de Port-de-Paix o Jean Philippe Alexandre, dauphin du royaume dHati et officier de larme, tait assign depuis quelques jours en tant quenvoy spcial de Sa Majest, tait btie sur un sol fertile. Les paysans, laborieux, ne laissrent inculte aucune parcelle de terre dans la priphrie, ce qui expliquait cette relative continuit entre le milieu urbain et la campagne. Ici, les occupants de ces maisons modernes construites en bois ou en briques sattachaient vivre tant bien que mal selon les murs et la religion du colonisateur. Un peu plus loin, ctait le rgne de la culture crole. Les gens, habitant dans des chaumires, avaient assimil certains lments de la civilisation occidentale, mais restaient profondment ancrs aux rites et traditions de la lointaine Afrique.

Sagissant dune petite agglomration comme Port-de-Paix vers les annes 1814, le charme dune simple promenade apparaissait quelques fois blas par cette impression trs partage quelle pouvait se parcourir de mmoire. Apparemment, cette allgation nincluait pas ses campagnes avoisinantes. Irrigues par un rseau inextricable de sentiers offrant chaque dtour un dcor unique domin par de grands arbres fruitiers, ces espaces se rvlaient dun pittoresque poignant. Pour complter le tableau, lexistence originale des habitants. Sur cette habitation-ci, les femmes prparaient de la farine de manioc au pilon tandis que leurs prognitures en bas ge les tiraient par le bout du vtement. L, des adolescents nus jouaient avec insouciance ou se livraient de menus travaux de jardinage. Plus loin, le chef de famille, prcd de quelques nes, revenait des champs avec la rcolte de la saison.

Sur le chemin qui le menait la plage o il avait dcid de prendre ses bats, Jean Philippe Alexandre sattardait, empoign par ce spectacle naturel. En suivant ces sillons, il sloignait sensiblement de la ville et bientt atteignit le niveau des falaises du Petit-Fort. lest, elles constituaient le seul obstacle sinterposant sur le rivage. Dsormais, le sable stendait perte de vue, sans accident.

La mer tait belle. Elle tait grandiose. Appuy contre le tronc dun cocotier, les yeux mi-clos, les vagues rendant leur dernier soupir ses pieds, Alexandre avait dcouvert le cadre et lambiance qui convenaient ses rveries. Il navait rien faire. Dans quelques instants, il allait sans doute se jeter leau, chercher laventure en nageant aussi loin que possible, revenir et recommencer. Rien que pour aider le temps passer. Cette vasion qui le librerait de ses soucis semblait difficile obtenir mme au prix de leffort. Ses occupations, lendroit o il se trouvait, importaient peu, son problme ne le lchait pas: dans toute cette histoire, il narrivait pas se retrouver.

La plage resta dserte pendant longtemps. Lorsquune seconde prsence humaine vint rompre la quitude des lieux, Alexandre, de sa position, naperut quune silhouette voluant sur la grve. Il lassocia peu aprs une personne familire et voulut en avoir le cur net.

Il sagissait de Nathalie Aubert. Croyant comprendre un signe du baigneur, elle sarrta son niveau et attendit sa sortie de leau.

Bonjour, lui dit-il.

Bonjour.

Comment allez-vous?

Bien.

Je ne pensais pas vous rencontrer par ici.

Moi non plus, figurez-vous.

Vous vous rendez quelque part, je suppose?

Carnage, informa la jeune fille aprs avoir hsit donner son interlocuteur une rponse prcise.

Cest loin?

un mile dici.

Vous ne voyez pas dinconvnient ce que je vous y accompagne?

My accompagner?

Bon. Disons que je veux faire un saut Carnage moi aussi.

Jean Philippe Alexandre rcupra ses habits et pressa le pas pour rejoindre la demoiselle. Sentant une prsence auprs delle, cette dernire jeta un coup dil furtif ct, comme si elle simaginait avoir dissuad un inopportun de la suivre rellement.

Vous tes un excellent nageur, il me semble, observa-t-elle nanmoins son intention.

Si cest un compliment, merci.

Qu'est-ce qui vous prend de vous aventurer tout seul au large? Si une crampe vous surprend? Ces parages ne vous sont mme pas familiers. Vous courez des risques inutiles. Ce nest pas possible.

Je naime pas me faire rprimander comme un gosse, mais devrais-je me fliciter de lattention dont je fais lobjet?

Encore une fois, ctait mal parti. Ces paroles furent pratiquement les seules changes durant le trajet. Lenfant du pays transportait plusieurs paquets qui lui encombraient les mains. Son compagnon de route lui proposa de la soulager. Elle se laissa aider sans sourciller ni traduire aucune gratitude manifeste. Ce geste de civilit neut pas la vertu de dtendre latmosphre. Toutes les tentatives dAlexandre pour lancer la conversation la plus banale staient amorties. Il dut reconnatre la fin avoir lourdement compromis ses chances lors des rencontres antrieures. Ignor le reste du temps par mademoiselle Aubert, il ne se mnageait pas de lobserver. Jusqu prsent, il navait jamais russi porter un rel intrt la sang-ml: elle tait un sujet comme les autres. Ce quil dcouvrit ce matin-l lavait ravi. La nature a parfois de ces tours de main qui valent des privilgies comme elle, par la grce de leurs traits et la justesse de leurs proportions, dincarner un hymne la vie...

Par orgueil, Jean Philippe Alexandre se refusait la comparer de ce point de vue ses connaissances fminines. Au fond de son me, quelque chose lui murmurait que celle qui marchait ct de lui repoussait toute comptition.

Lenvoy spcial de sa Majest dcela tant dharmonie entre son intellect et son physique quil en vint imaginer que ce rayonnement qui se dgageait delle ne procdait daucune cause matrielle. Autrement dit, sa beaut serait simplement suggre comme sil ne sagissait que dune manation de son tre profond. Lintress se surprit dplorer le fait que tant de charme se trouvt rang en arrire-plan dune personnalit imprenable. Autrement, la chane dides se serait allonge.

La dcouvrir sous un tel jour, soupeser la possibilit dune escapade avec une personne qui, sans nul doute, ne sy prterait pas, cette histoire avait fait plaisir Alexandre, rien de plus. Dans son esprit, la question tait tranche et classe: elle et lui, ils voluaient dans deux mondes diffrents.

Carnage. Ctait un village bti autour dune srie de chantiers produisant des canots ainsi que de petits et moyens voiliers. Les habitants de cette localit soccupaient de ces ouvrages ou se livraient la pche. Les nasses et tout le matriel accessoire taient fabriqus sur place. Les activits ne manquaient pas dans le secteur.

lentre du hameau, une bande denfants joyeux vint la rencontre de Nathalie Aubert accompagne de Jean Philippe Alexandre. Celui-ci prit note de la grande popularit de Mademoiselle. Pour cette marmaille, elle reprsentait un vritable personnage. Un lment du groupe, parmi les plus espigles, reconnut le visiteur du jour comme linspecteur si applaudi lcole en ville et lui adressa un salut militaire.

Emilio, quest-ce que cest cette faon de saluer? rprimanda sa matresse. Dites bonjour correctement au monsieur.

Le bambin obtempra.

Laissez-le jouer. Cest de son ge, dit Alexandre.

Je naime pas du tout ce jeu-l.

De quel jeu voulez-vous parler?

La question resta en suspens. Sollicite de toutes parts par ce beau monde qui semblait prt la porter en triomphe, Nathalie Aubert feignit de ne pas lavoir entendue. Sous lescorte des mmes, elle dut sarrter presque chaque maison. Partout, petits et grands taient contents de la revoir.

Sans aucun scrupule relatif au poids quil pourrait constituer pour elle, Jean Philippe Alexandre ne lchait pas linstitutrice dune semelle. Assister aux chaudes conversations, aux tmoignages de sympathie de la population envers elle, pour lui, ce ntait rien dautre quune distraction.

Vint un moment au cours de cette revue des familles o le ton devint moins gai. Nathalie Aubert tonna son accompagnateur quand, pour mettre laise une des vaillantes femmes du village, elle le prsenta comme une personne trs accommodante. Par la suite, la lumire du dialogue engag dans la cour par la jeune fille avec cette mre dune quarantaine dannes, il comprit qu lintrieur, quelquun ne se portait pas bien. Elles convinrent daller voir le malade. Interrog des yeux, le seul tranger de la scne ne projetait pas de sabstenir. Il entra aussi.

La pice tait sombre. On pouvait distinguer toutefois le lit branlant et un homme tendu dessus. Trs maigre, le visage blme, il ne reprsentait plus que la prime dun combat o la mort partait largement gagnante. Les deux visiteurs et sa compagne se penchrent vers lui. Il semblait dormir.

Dois-je le rveiller? demanda la matresse de maison.

Non, Josphine. Ce nest pas la peine. Mais o est Ti-Charles?

Il nest pas l. Cest lui qui soccupe de presque tout, maintenant. Ah! Mademoiselle, a ne sarrange pas. Jai peu despoir. Cest comme si mes deux bras taient dj coups

Ne vous dsolez pas. Dieu veille sur lui et il va le tirer de ce mauvais pas. Ayez confiance. Et puis, vous le savez dj, vous pourrez toujours compter sur moi. Pour le moment, jai besoin de Ti-Charles. Si vous savez o la trouver, courez vite le prvenir.

La garde du malade revint momentanment aux deux jeunes gens. Nathalie Aubert trouva un sige et sassit non loin du lit. Alexandre limita.

Vous ntes pas oblig dattendre aussi, lui fit-elle remarquer.

Je sais trs bien, rpliqua-t-il. Je suis navr de vous contrarier ce point. Je suis un reprsentant de ltat. Tout cela me concerne.

Jaurai d men douter! Jai ltat aux trousses, maintenant?

Mademoiselle, vous avez tort de me percevoir comme un born cherchant rcuprer le moindre dtail dans le seul but de vous importuner. La vie de cet homme ne tient qu un fil. Il ne peut rester l comme cela ou, alors, il va y passer.

Dois-je comprendre que vous voudriez lui venir en aide?

Bon, ce nest pas par des actions isoles quon russira rsorber la misre du monde. Si dans ce cas particulier je peux me rendre utile, dites-moi en quoi?

Eh bien, trouvez-lui un mdecin.

Je ne connais personne ici, moi.

Au fait, pourquoi navez-vous pas choisi la mdecine comme profession?

Merci infiniment. Je nai pas la vocation.

Quel dommage! Je suis sre que, mdecin, vous arriveriez bout de tous les cas qui se prsentent vous.

Bon si votre homme a dj puis tous les recours possibles, cest une autre histoire.

Quun grand fonctionnaire spcialement mandat par Sa Majest aurait intrt connatre! Finalement, vous avez bien fait de venir jusquici. Peut-tre finirez-vous par faire la diffrence entre la ralit et vos belles ides daristocrate. Quand je pense que...

Le malade eut une inspiration bruyante qui interrompit la jeune fille et dvia la conversation.

Cela va vraiment mal, constata Alexandre.

Lautre baissa les yeux en signe dimpuissance.

Quelques instants passrent. Madame Sradieu rpondait toujours absente. Nathalie Aubert sexcusa un moment pour rapparatre peu aprs. Je reviens de la cuisine, dclara-t-elle. Le feu est compltement teint. Pauvre Sradieu, son sort dpend maintenant de la volont divine. Une infusion stimulante lui ferait sans doute du bien. Il me faut agir en ce sens.

Je suis dsole de devoir vous demander ce service, mais Ti-Charles tarde. Alors, si la vie dun homme vous dit vraiment quelque chose, tchez de trouver de quoi raviver le foyer aux alentours. Ce ne sera pas difficile. Je dois me dbrouiller de mon ct. Jespre ne pas vous contrarier, vous voyez bien quils nont personne.

Alexandre ne pouvait se drober. Il nen avait non plus lintention. Ce genre de situations, dune trange frquence depuis quelque temps, semblait concoct exprs pour le nuire. Une crise didentit sannonait et il fallait la dsamorcer. Le renoncement provisoire ses attributs princiers, ctait la seule raction intelligente qui simposait lhritier du trne dans limmdiat.

Il se mit en route. Sur les bords des sentiers emprunts, la vgtation laissait peu despoir de tomber sur quelques branches mortes et Jean Philippe Alexandre ntait pas quip pour cette mission inhabituelle. Comment sen acquitter au plus vite?

Il se posait la question quand ses yeux dcouvrirent une habitation un peu cache par la frondaison. Il dcida dy tenter sa chance. Laboiement dun chien laccueillit. Un chapelier travaillant devant sa maison ordonna lanimal de se taire et fit savoir au visiteur quil pouvait savancer sans danger.

Vous venez acheter un chapeau? demanda le vieil homme la barbe et aux cheveux blancs.

Alexandre en choisit un. Ensuite il sortit une pice flambant neuve et le tendit lartisan sans marchander. Le visage de celui-ci sillumina. Trois mercis chaleureux traduisirent son contentement. Tout engourdi, le vieillard fit un grand effort pour aller chercher une chaise Alexandre et lui offrit de sasseoir. Il accepta.

Dites, a marche, ce genre dactivits?

Quelquefois. La vente est pratiquement nulle en dehors des jours de march.

Je vois. Quel est le jour de march ici?

Le mardi. Comment? Vous ne savez pas?

Non. Je ne fais que passer. Je dois allumer un feu et je cherchais du bois. On nen trouve pas facilement dans ces parages, parait-il.

Ne vous inquitez pas. On va vous aider... Ti-Manno !

Un gamin au torse nu vint rpondre son appel.

Ti-Manno, courez jusquau petit morne et ramenez-moi de quoi entretenir un bon feu. Dpchez-vous, mon enfant.

Pendant tout ce temps, lactivit du chapelier nenregistra aucune interruption. Le vieil homme sy prenait avec une dextrit et un automatisme blouissants.

Mon travail vous plait? demanda-t-il Alexandre qui semblait observer le mouvement rapide des doigts de son interlocuteur dans la paille.

Vous tes trs adroit. Depuis quand faites-vous ce mtier?

Enfin, depuis toujours. Je nai eu loccasion de my adonner entirement quaprs la libration. Cela doit faire plus de dix rcoltes de caf dj.

Et combien en avez-vous connu?

Je ne peux pas vous le dire avec certitude. Mais jai vu des choses et des vnements.

ces mots, une nouvelle version de la guerre de lIndpendance se laissait pressentir. Originale? Intressante? Peut-tre. Elle risquait tout aussi bien de savrer rbarbative et interminable. Tergiversation indicatrice de linopportunit du moment. Mais pour attendre, on ne perd rien couter un vieillard inventer des histoires. Malgr lui, Jean Philippe Alexandre lencouragea sur sa lance.

Ti-Manno, son retour, trouva son grand-pre en plein rcit pique. Dun geste las et nerv, il laissa tomber le bois qui sparpilla.

Pas comme cela, dit Alexandre en guise de rprobation.

Vous avez en