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Chapitre 22 La survenance et la compl´ etude de la physique But du chapitre : saisir les concepts de survenance et compl´ etude de la physique, se rendre compte de l’argument en faveur du r´ eductionnisme ontologique. 22.1 la survenance globale Dans la partie pr´ ec´ edente du livre, nous avons consid´ er´ e quatre des cinq th` emes principaux de la m´ etaphysique de la nature que l’on a d´ efinis dans la section 10.2 – les th` emes (1) du rapport entre l’espace, le temps et la mati` ere, (2) des propri´ et´ es intrins` eques vs. des relations (atomisme vs. holisme), (3) du changement et de l’immuable et (4) des propri´ et´ es cat´ ego- riques vs. des propri´ et´ es causales, des lois de la nature et de la causalit´ e. Ces th` emes concernent notamment le domaine de la physique fondamentale : le choix d’une position par rapport ` a ces th` emes se d´ ecide dans l’interpr´ e- tation des th´ eories de la physique fondamentale. Il nous reste le th` eme de l’unit´ e de la nature et la diversit´ e des ph´ enom` enes : quel est le rapport entre le domaine des propri´ et´ es physiques fondamentales et les autres domaines, comme, par exemple, les domaines des propri´ et´ es chimiques, biologiques ou encore psychologiques (mentales) ? Ce th` eme est celui de l’unit´ e et de la diversit´ e du monde ainsi que des sciences, c’est-` a-dire la m´ etaphysique ainsi que l’´ epist´ emologie. Supposons que le domaine des propri´ et´ es physiques fondamentales consiste en les propri´ et´ es microphysiques, c’est-` a-dire les propri´ et´ es qui peuvent exister en des points de l’espace-temps, rien ne pouvant ˆ etre plus petit qu’un point physique de l’espace-temps. Les propri´ et´ es quantiques peuvent ´ egalement exister en des points de l’espace-temps, bien qu’elles n’y soient pas localis´ ees si les syst` emes quantiques sont dans des ´ etats d’in- trication. Toutefois, afin de traiter la question du rapport entre le domaine physique fondamentale et les autres domaines, il convient de pr´ esupposer que les intrications quantiques soient r´ eduites sous forme de localisations

Esfeld 2009 - Chap 22

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Cet article pose le cadre philosophique de la supervenance

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Chapitre 22

La survenance et la completude

de la physique

But du chapitre : saisir les concepts de survenance et completude de laphysique, se rendre compte de l’argument en faveur du reductionnismeontologique.

22.1 la survenance globale

Dans la partie precedente du livre, nous avons considere quatre descinq themes principaux de la metaphysique de la nature que l’on a definisdans la section 10.2 – les themes (1) du rapport entre l’espace, le temps etla matiere, (2) des proprietes intrinseques vs. des relations (atomisme vs.holisme), (3) du changement et de l’immuable et (4) des proprietes catego-riques vs. des proprietes causales, des lois de la nature et de la causalite. Cesthemes concernent notamment le domaine de la physique fondamentale :le choix d’une position par rapport a ces themes se decide dans l’interpre-tation des theories de la physique fondamentale. Il nous reste le theme del’unite de la nature et la diversite des phenomenes : quel est le rapport entrele domaine des proprietes physiques fondamentales et les autres domaines,comme, par exemple, les domaines des proprietes chimiques, biologiquesou encore psychologiques (mentales) ? Ce theme est celui de l’unite et dela diversite du monde ainsi que des sciences, c’est-a-dire la metaphysiqueainsi que l’epistemologie.

Supposons que le domaine des proprietes physiques fondamentalesconsiste en les proprietes microphysiques, c’est-a-dire les proprietes quipeuvent exister en des points de l’espace-temps, rien ne pouvant etre pluspetit qu’un point physique de l’espace-temps. Les proprietes quantiquespeuvent egalement exister en des points de l’espace-temps, bien qu’ellesn’y soient pas localisees si les systemes quantiques sont dans des etats d’in-trication. Toutefois, afin de traiter la question du rapport entre le domainephysique fondamentale et les autres domaines, il convient de presupposerque les intrications quantiques soient reduites sous forme de localisations

210 La survenance et la completude de la physique

spontanees des objets quantiques (sect. 18.3) (ou sous forme de processusde decoherence menant a des branches de l’univers qui n’interferent pasles unes avec les autres et qui apparaissent comme classiques a des obser-vateurs locaux – sect. 18.2). La raison soutenant cette presupposition estque les systemes chimiques, biologiques, etc. se developpent sur la base desystemes quantiques localises (ou sur la base de processus de decoherence).

Supposons que l’on duplique la distribution entiere des proprietes phy-siques fondamentales dans l’espace-temps. Autrement dit, on cree un doublede toutes les proprietes physiques fondamentales, et seulement de celles-ci, dupliquant par la meme le systeme des relations spatio-temporelles dumonde en entier. Le monde m* ainsi cree est des lors microphysiquementidentique au monde reel m. Est-ce que m* contient tout ce qu’il y a dans m,c’est-a-dire tous les organismes, toutes les personnes, ce livre et ses lecteurs,etc. ? Autrement dit, m* est-il un double complet de m ?

monde m monde m*

psychologique

biologique

chimique

microphysique

Fig. 22.1 : Le monde m* a droite est un double microphysique dumonde m a gauche. Est-ce que toutes les proprietes chimiques, biolo-giques, psychologiques qui existent dans m existent egalement dansm* ?

Il y a des arguments forts pour repondre a�rmativement a cette ques-tion. Nous savons que tous les objets qui existent dans le monde reel sesont developpes a partir d’objets microphysiques et sont composes unique-ment de ceux-ci. Il ne peut donc pas y avoir d’objets qui existent dans met qui manquent dans m*. Ces faits suggerent que toutes les proprietes quepossedent des objets macroscopiques, complexes dans m existent egalementdans m*. Plus precisement, l’idee est ainsi que la seule projection du do-maine entier des proprietes microphysiques de m a m* est su�sante pourgarantir que toutes les proprietes chimiques, biologiques, psychologiques,etc. soient egalement projetees de m a m*. Notons qu’il n’est pas ques-tion ici du determinisme dans le temps : nous stipulons que les proprietesmicrophysiques dans tout l’espace-temps soient projetees de m a m*. Laquestion de la dynamique du developpement des proprietes microphysiques

La completude de la physique 211

dans le temps n’est donc d’aucune importance ici.Si une quelconque propriete chimique, biologique ou psychologique exis-

tait dans m mais manquait dans m*, on chercherait une raison pour cettedi↵erence. Cette recherche nous menerait au-dela du domaine chimique,biologique ou psychologique : d’apres toutes nos connaissances par rapportau monde reel, il n’est pas possible qu’il manque dans un double du mondereel uniquement une seule propriete biologique – disons la couleur jauned’une rose donnee, cette rose etant rouge au lieu de jaune dans m* – sansqu’il y ait egalement une certaine di↵erence genetique ou environnemen-tale entre m et m*, et par la egalement une di↵erence moleculaire dansl’arrangement de certains atomes et donc finalement une di↵erence micro-physique entre m et m*. Le monde m* ne serait des lors pas un doublemicrophysique exact de m. En general, il ne peut pas y avoir une di↵erencedans la distribution des proprietes chimiques, biologiques ou psychologiquesentre m et m* sans qu’il y ait egalement une di↵erence dans la composi-tion physique des objets qui possedent ces proprietes et donc une di↵erencemicrophysique entre m et m*.

Ce fait ne touche en rien le principe de possibilite de combinaison libredes proprietes que propose la metaphysique humienne (sect. 19.1). Ce prin-cipe concerne les proprietes fondamentales, c’est-a-dire les proprietes mi-crophysiques. Pourtant, d’apres la these de survenance humienne de DavidLewis (sect. 19.1), une fois toute la distribution des proprietes physiquesfondamentales donnee, tout ce qu’il y a d’autre dans le monde est egale-ment fixe. Independamment de si l’on souscrit a la metaphysique humienneou non, on arrive donc a une these de survenance globale : chaque mondepossible qui est un double microphysique du monde reel est un double sim-pliciter du monde reel (voir Jackson 1998, pp. 9-14, et Chalmers 1996, pp.32-42).

22.2 La completude de la physique

Depuis Newton, nous disposons de theories physiques qui sont univer-selles et fondamentales. Ces theories sont universelles parce qu’elles s’ap-pliquent a tous les systemes dans la nature. Tous les systemes dans la naturesont des systemes physiques. Ils ont tous des proprietes comme la position,la vitesse, la masse, la charge, etc. Par consequent, tous les systemes dansla nature sont soumis aux lois physiques qui concernent ces proprietes (parexemple, les lois de la mecanique, les lois de l’electromagnetisme ou encoreles lois de la gravitation).

La chimie, par contre, n’est pas une science universelle : seuls certainssystemes dans la nature sont des molecules ou composes de molecules. Dememe, la biologie n’est pas une science universelle. Des proprietes comme lareproduction ou l’adaptation a l’environnement appartiennent uniquement

212 La survenance et la completude de la physique

a certains systemes dans la nature. Il en va de meme pour la geologie,la neurobiologie, la psychologie, etc. Pour cette raison, toutes les autressciences que la physique sont appellees des sciences speciales.

Les theories physiques sont fondamentales car elles ne dependent plusd’autres theories. Si l’on cherche une explication de l’occurrence d’une pro-priete physique quelconque (occurrence au sens d’existence d’une proprieteen un certain lieu et un certain temps), on n’a jamais besoin de sortir dudomaine des lois physiques pour expliquer l’occurrence de la propriete enquestion. Dans la mesure ou il y a une explication a l’occurrence d’unepropriete physique donnee, il y a une explication qui n’invoque que des loisphysiques. Si, par exemple, on cherche une reponse a la question de savoirpourquoi il y a un certain courant electrique a un certain endroit, pourquoiil y a une eclipse de soleil en un certain temps, etc., les lois physiques,voire les lois de la mecanique celeste, sont su�santes pour expliquer lesphenomenes en question.

Par contre, les explications fournies par les sciences speciales ne sontpas completes. Pour expliquer l’occurrence d’une propriete chimique, bio-logique, etc., il ne su�t souvent pas de citer uniquement des lois chimiques,biologiques, etc. Il est necessaire d’avoir recours a des lois physiques. La rai-son en est que les systemes chimiques, biologiques, etc., se sont developpesa partir des systemes physiques et sont composes de ceux-ci ; des causesphysiques continuent a produire des e↵ets chimiques, biologiques, etc. Parexemple, au printemps, les plantes produisent des fleurs, mais uniquement sicertaines conditions physiques normales sont realisees dans l’environnement(certaines conditions du sol, de l’air, etc.). Des perturbations physiques, quine sont pas prises en compte par des lois chimiques ou biologiques, peuventempecher le developpement des fleurs.

Cet exemple met en evidence le fait que les lois des sciences specialescontiennent inevitablement des clauses ceteris paribus, c’est-a-dire des re-servations indeterminees du type « toutes choses egales par ailleurs s’il y aquelque chose qui est F, alors il y a quelque chose qui est G ». Si F est unepropriete dans le domaine d’une science speciale, il est toujours possibleque quelque chose en dehors du domaine de la science speciale en questionintervienne qui empeche que la chose qui est F soit accompagnee de quelquechose qui est G. En bref, les lois chimiques, biologiques, etc., presupposentla satisfaction de certaines conditions physiques normales. Si ces conditionsne sont pas satisfaites, ces lois se voient confrontees a des exceptions.

Les lois de la physique fondamentale, par contre, sont des lois strictesou tout au moins candidates a des lois strictes – c’est-a-dire des lois dontil n’est pas necessaire de limiter la portee par des clauses ceteris paribus.Elles sont des lois sans exceptions. Il n’y a rien qui puisse empecher quela relation entre les F et les G existe. Si cette relation n’existe pas, il nes’ensuit pas que la loi en question doit etre limitee par une clause ceterisparibus, mais que la theorie physique omet un facteur dont elle devrait tenir

La completude de la physique 213

compte – c’est-a-dire une autre propriete physique fondamentale. Si F, G etH sont des proprietes physiques fondamentales, une theorie qui considereuniquement le lien entre les F et les G n’est pas complete. Il est necessaired’essayer de modifier la theorie dans ce cas. Par exemple, le fait que les loisde la theorie actuelle des champs quantiques ne tiennent pas compte de lapropriete de gravitation est une raison qui contraint a chercher a unifier latheorie des champs quantiques et la theorie de la gravitation (a savoir latheorie de la relativite generale). La theorie actuelle des champs quantiquesest une theorie incomplete. La possibilite epistemique de l’ignorance ou del’erreur n’empeche pas que les lois physiques puissent obtenir le statut delois strictes. Les lois chimiques, biologiques, etc., par contre, ne sont pascandidates a ce statut, parce que meme si l’on tient compte de tous lesfacteurs chimiques, biologiques, etc., il y a encore des facteurs physiquesqui peuvent intervenir.

On peut elaborer la notion de completude des theories physiques fonda-mentales sous un autre aspect encore : on ne peut pas soutenir que tous lessystemes biologiques ont des causes biologiques, a savoir des causes que labiologie peut expliciter. Les organismes se sont developpes dans l’evolutioncosmique sur la base de la matiere inorganique. Il y a donc quelques sys-temes biologiques qui ont des causes qui n’appartiennent pas au domainede la biologie : il s’agit de causes chimiques. On a developpe la biologiemoleculaire afin de mieux comprendre la transition de systemes chimiquesvers des systemes biologiques. Un raisonnement similaire s’applique a lachimie. Les systemes chimiques – c’est-a-dire les molecules – se sont deve-loppes dans l’evolution cosmique a partir des systemes microphysiques. Il ya donc quelques systemes chimiques qui n’ont pas de causes chimiques maisuniquement des causes physiques. De plus, les causes physiques continuenta produire des e↵ets chimiques et biologiques. Les systemes qui ont unique-ment des proprietes physiques, par contre, n’ont que des causes physiquessu�santes. Dans la mesure ou les occurrences de proprietes physiques fon-damentales ont des causes, leurs causes se situent dans ce meme domaine.Les lois physiques qui ne font reference qu’a des facteurs physiques tiennentcompte des causes completes de toutes les occurrences de proprietes phy-siques.

On peut des lors resumer la completude de la physique par les troisprincipes suivants :

• Completude explicative : pour toutes les occurrences de proprietes phy-siques, dans la mesure ou une occurrence d’une propriete physique pos-sede une explication, elle possede une explication en termes physiques.

• Completude nomologique : pour toutes les occurrences de proprietes phy-siques, dans la mesure ou une occurrence d’une propriete physique seconforme a des lois, il y a des lois physiques auxquelles se conformel’occurrence de la propriete physique en question.

214 La survenance et la completude de la physique

• Completude causale : pour toutes les occurrences de proprietes phy-siques, dans la mesure ou une occurrence d’une propriete physique ades causes, elle a des causes physiques.

Ces trois principes n’excluent pas la possibilite d’autres explications,d’autres lois et d’autres causes qui s’appliquent a quelques occurrences deproprietes physiques. Ils disent uniquement que si l’on cherche une expli-cation, une loi ou une cause a une occurrence d’une propriete physiquequelconque, il n’est jamais necessaire de sortir du domaine des proprietesphysiques. D’autres explications, lois et causes ne peuvent rien ajouter quine soit deja contenu dans les explications, les lois et les causes physiques(pour un argument elabore en faveur de la completude causale, voir Papi-neau 2002, appendice).

De plus, les principes de completude causale et de completude nomo-logique n’entraınent pas le determinisme. La formulation « dans la mesureou une occurrence d’une propriete physique a des causes » laisse ouvertela question de savoir dans quelle mesure les occurrences de proprietes phy-siques ont des causes. Si les lois physiques sont deterministes, il y a, pourchaque occurrence d’une propriete physique p, des causes physiques su�-santes dont l’occurrence determine celle de p. Si ces lois sont probabilistes,il y a, pour toutes les occurrences de proprietes physiques, des probabili-tes qui sont completement determinees par l’occurrence d’autres proprietesphysiques et par les lois physiques. En d’autres termes, les causes physiquessu�sent pour fixer, pour toutes les proprietes physiques, les probabilitesde leur occurrence. Par exemple, si l’on suppose que la desintegration desatomes radioactifs n’entre pas dans des lois deterministes (interpretationindeterministe de la physique quantique, voir sect. 18.5), il y a neanmoinsdes lois physiques qui permettent de calculer une probabilite objective, pourtoute quantite donnee d’atomes radioactifs, de se desintegrer dans un tempsdonne.

La mecanique classique qui remonte a Newton a ete remplace par la me-canique quantique ainsi que par les theories de la relativite. Aujourd’hui,on cherche a unir la theorie de la relativite generale a la theorie des champsquantiques en developpant une theorie de la gravitation quantique qui, unefois achevee, sera une nouvelle candidate au titre de theorie physique fon-damentale. Le fait que les theories physiques fondamentales changent netouche pas le principe de completude causale, nomologique et explicative.Ce principe dit que les theories physiques fondamentales en vigueur a unecertaine epoque sont completes dans ces trois sens par rapport aux theoriesdes sciences speciales. Cette completude tient meme si une theorie physiquefondamentale est remplacee par une autre theorie physique fondamentalecar ce remplacement s’e↵ectue exclusivement pour des raisons qui sont in-ternes a la physique. La mecanique classique, la theorie de la gravitation deNewton et la theorie classique de l’electromagnetisme ont ete remplaceespar la theorie de la relativite generale et la theorie quantique non parce qu’il

Le reductionnisme ontologique 215

y avait des objections provenant de la chimie ou de la biologie contre leurcaractere fondamental et universel, mais parce que l’on a constate que cestheories ne decrivent pas les proprietes physiques fondamentales de faconcorrecte. De meme, des considerations provenant de la chimie ou de la bio-logie ne resoudront pas le probleme de trouver une theorie de la gravitationquantique, mais on aboutira a developper une telle theorie en mettant enquestion certaines presuppositions par rapport a la constitution du domainephysique fondamental (par exemple, la presupposition d’un temps externe,non-dynamique en theorie quantique, et la presupposition du principe deseparabilite dans la theorie de la relativite generale).

Le fait de parler de la physique comme science fondamentale ne signifiepas que les theories physiques en question sont le fondement de notre savoir.Le fait que ces theories sont fondamentales et universelles n’empeche pasque leur justification s’e↵ectue par coherence : leur justification consisteen ce qu’elles s’inserent dans un systeme du savoir coherent. De meme, lespropositions que l’on considere dans cette partie du livre et qui accordentun statut privilegie a la physique fondamentale se justifient par le principede la coherence de notre systeme du savoir comme un tout, etant donneles faits que tous les systemes dans la nature sont composes uniquementde systemes microphysiques et que tout changement physique possede descauses physiques completes (voir la section 4.2 au sujet du holisme de lajustification).

22.3 Le reductionnisme ontologique

Tous les objets qui existent dans le monde se sont developpes a par-tir d’objets microphysiques et sont composes uniquement de ceux-ci. Cesfaits scientifiques justifient la these philosophique de la survenance globale.Depuis Newton, nous disposons de theories physiques fondamentales et uni-verselles. Ce fait justifie la these philosophique de la completude causale,nomologique et explicative du domaine physique. Ces deux theses consti-tuent a leur tour le fondement de la position philosophique du reduction-nisme ontologique : chaque occurrence d’une propriete qui est traitee parune science speciale – chaque occurrence d’une propriete chimique, biolo-gique, etc. – est identique a une configuration d’occurrences de proprietesphysiques.

Le raisonnement soutenant le reductionisme ontologique est le suivant :les occurrences de proprietes chimiques, biologiques, etc. sont causalemente�caces. La raison d’etre des sciences speciales est que celles-ci examinentdes proprietes qui sont causalement pertinentes pour ce qui se passe surTerre. Or, d’apres la these de la survenance globale, chaque changementchimique, biologique, etc. implique un changement physique, et, d’apres

216 La survenance et la completude de la physique

cause

b1 b2

survient sur cause survient sur

p1 p2

cause

b1 b2

survient sur survient sur

p1 p2

cause

Fig. 22.2 : supposons que les occurrences de proprietes biologiquesb1 et b2 ne soient pas identiques a des configurations d’occurrencesde proprietes physiques p1 et p2. Dans le dessin du haut, on presumeque b1 soit neanmoins causalement e�cace, causant b2 (changementbiologique) et par consequent aussi un changement physique, a savoirp2. Toutefois, pour p2, il y a une cause physique complete p1, eten causant p2, p1 est egalement une condition su�sante de garantirl’existence de b2, si l’on tient comme admis que b2 survient sur p2. Parconsequent, si b1 et b2 ne sont pas identiques a p1 et p2, la situationdans le dessin du haut est indiscernable de la situation dans le dessindu bas dans lequel b1 ne cause rien. En general, s’il y a non-identite,pour tout e↵et dont on presume qu’il est cause par une occurrenced’une propriete des sciences speciales, il y a des conditions physiquesqui sont a elles seules su�santes pour garantir l’existence de l’e↵eten question.

le principe de la completude causale, pour chaque changement physique,il y a une cause physique complete. En consequence, les occurrences deproprietes chimiques, biologiques, etc. ne peuvent etre causalement e�-caces qu’a condition d’etre identiques a des configurations d’occurrences deproprietes physiques. Si elles n’etaient pas identiques a des configurationsd’occurrences de proprietes physiques, elles seraient des epiphenomenes, neproduisant aucun e↵et, de sorte qu’il n’y aurait aucune raison de recon-

Le reductionnisme ontologique 217

naıtre leur existence. Pour tout e↵et dont on suppose qu’il est cause parune occurrence d’une propriete chimique, biologique, psychologique, etc., ily a, selon les principes de la survenance et de la completude physique, ega-lement des conditions physiques su�santes qui garantissent a elles seulesl’existence de l’e↵et en question. Par consequent, si les occurrences de pro-prietes chimiques, biologiques, etc. n’etaient pas identiques a des configu-rations d’occurrences de proprietes physiques, un monde dans lequel cesoccurrences ne causeraient rien serait indiscernable du monde reel (voirKim 1998 / traduction francaise 2006, chap. 2, et Kim 2005, chap. 2, ainsiqu’Esfeld 2005, chap. 1 a 4, pour une discussion detaillee de ce raisonne-ment qui est traite notamment en philosophie de l’esprit par rapport auxproprietes mentales).

Considerons encore l’argumentation pour le reductionnisme ontologiquesous un autre aspect : nous savons qu’il n’y a que des forces physiques fon-damentales dans le monde (a savoir, selon nos connaissances actuelles, lagravitation, l’electromagnetisme ainsi que les interactions fortes et faiblesau niveau subatomique). Il n’y a pas de forces proprement chimiques (parexemple la force de van der Waals) ou biologiques (par exemple un hypothe-tique elan vital). Les lois causales de la chimie et de la biologie decrivent desmanifestations particulieres des forces physiques (surtout l’electromagne-tisme). S’il y avait des forces proprement chimiques ou biologiques, celles-ci produiraient des e↵ets qui auraient egalement un e↵et sur les proprietesphysiques fondamentales. On ne peut pas modifier un systeme de manierechimique ou biologique sans le changer aussi de maniere physique. Or, sides forces proprement chimiques ou biologiques avaient un e↵et sur les oc-currences de proprietes physiques fondamentales – un e↵et qui soit distinctdes e↵ets physiques – les theories physiques ne seraient pas des theories uni-verselles, a savoir des theories dont les lois s’appliquent a tous les systemeset a toutes les proprietes physiques. Si ces theories sont universelles, ellesexcluent qu’il y ait des occurrences de proprietes physiques qui demandentdes causes, des lois ou des explications non physiques.

Les lois physiques ne permettent pas a des causes non physiques defaire une contribution distincte a la production d’e↵ets physiques. Memesi les lois physiques ne sont pas deterministes, elles sont en tous les casprobabilistes d’une facon complete : elles fixent pour toutes les proprietesphysiques les probabilites de leur occurrence en chaque situation donnee.S’il y avait des facteurs non physiques intervenant de maniere causale, ils’ensuivrait que les lois physiques seraient fausses, n’indiquant pas, danscertaines situations, les probabilites correctes pour l’occurrence de certainesproprietes physiques (voir Loewer 1996 et Esfeld 2000).

La vision du monde qui resulte de ce raisonnement est la suivante :toutes les occurrences de proprietes qu’il y a dans le monde sont soit des oc-currences de proprietes physiques soit identiques a des configurations d’oc-currences de proprietes physiques. Autrement dit, certaines configurations

218 La survenance et la completude de la physique

d’occurrences de proprietes physiques sont des proprietes chimiques, biolo-giques, etc. car elles produisent, en tant que configurations, des e↵ets quisont les e↵ets caracteristiques de ces dernieres proprietes. Ainsi, certainesconfigurations d’occurrences de proprietes physiques fondamentales sontl’occurrence d’une certaine structure moleculaire, d’autres forment un verde terre, d’autres encore constituent un cerveau humain, etc. La raison pourcette identite est l’e�cacite causale des occurrences de proprietes physiquesainsi que de proprietes chimiques, biologiques, psychologiques, etc.

psy

ch

b

p

Fig. 22.3 : le reductionnisme ontologique : les domaines des proprietespsychologiques, biologiques, chimiques, etc. se situent a l’interieur dudomaine des proprietes physiques du monde.

22.4 Resume

D’apres la these de la survenance globale, un double microphysique dumonde reel est un double simpliciter du monde reel. Cette these se justifiepar le fait que tous les systemes dans la nature se sont developpes a partirde systemes microphysiques et sont composes uniquement de ceux-ci. Lestheories qui traitent les systemes microphysiques sont des theories fonda-mentales et universelles. Elles sont explicativement, nomologiquement etcausalement completes. Les principes de survenance globale et de comple-tude causale de la physique constituent l’argument principal en faveur dureductionnisme ontologique selon lequel toutes les occurrences de proprietesqu’il y a dans le monde sont soit des occurrences de proprietes physiquessoit identiques a des configurations d’occurrences de proprietes physiques.

Suggestions de lecture 219

22.5 Suggestions de lecture

Sur la survenance globale : Jackson (1998, chap. 1).Sur la completude de la physique : Papineau (2002, appendice).Sur l’argument en faveur du reductionnisme ontologique : Kim (2005,

chap. 2).

22.6 Questions de controle

1) Que signifie la these de survenance globale ?2) Quelles sont les raisons pour soutenir cette these ?3) Qu’est-ce qu’une theorie fondamentale ?4) Qu’est-ce qu’une theorie universelle ?5) Qu’est-ce qu’une science speciale ?6) Pourquoi les lois des sciences speciales sont-elles des lois ceteris paribus ?7) Que signifie le principe de la completude explicative de la physique fon-

damentale ?8) Que signifie le principe de la completude nomologique de la physique

fondamentale ?9) Que signifie le principe de la completude causale de la physique fonda-

mentale ?10) Pourquoi ce dernier principe n’implique-t-il pas le determinisme ?11) Pourquoi le changement de theories physiques fondamentales ne constitue-

t-il pas d’objection contre le principe de completude causale, nomolo-gique et explicative ?

12) Pourquoi les principes de survenance globale et de completude causalede la physique constituent-ils un argument en faveur du reductionnismeontologique ?

13) Quelle serait la consequence si les occurrences de proprietes chimiques,biologiques, psychologiques, etc. n’etaient pas identiques a des configu-rations d’occurrences de proprietes physiques ?

14) Quelle serait la consequence s’il y avait des forces chimiques, biologiquesou psychologiques, etc. qui ne sont pas des manifestations particulieresdes forces physiques fondamentales ?

22.7 Propositions de travail

1) La survenance globale : discussion de cette these et des arguments ensa faveur. Litterature : Jackson (1998, chap. 1) ; Chalmers (1996, pp.32-42).

220 La survenance et la completude de la physique

2) La completude de la physique : discussion notamment du principe dela completude causale de la physique. Litterature : Papineau (2002,appendice) ; Kim (2006, chap. 2, et 2005, chap. 2).

3) L’argument causal en faveur du reductionnisme ontologique : presenta-tion et discussion de cet argument. Litterature : Kim (2006, chap. 2, et2005, chap. 2).