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CONFRONTATIONS CONTRE? par SYLVEIRE (SUITE)» Mais c'est là qu'intervient le plus terrible problème du temps qui vient. Problème devant lequel on est obligé de constater l'insuffisance du pouvoir soviétique et même du matérialisme marxiste : Le capitalisme est vaincu. L'abstraction israëlite, qui tient le monde sous sa domination artificielle à la faveur du désarroi causé depuis deux siècles par le sur-développement de l'In- telligence et de ses manifestations : la Science et la Machine, écrasée. Le Communisme règne, répartissant le travail et les matières premières entre toutes les régions fédérées du mon- de, chacune épanouissant les qualités et les traditions de sa race propre — car tout système international humain ne peut-être fondé que sur des nationalités bien vivantes — chacune de ces régions répartissant à son tour le travail, les matières premières et le patrimoine intellectuel également entre les hommes de sa race, c'est-à-dire selon une hiérarchie basée sur la valeur de chacun, — l'Argent a été supprimé en même temps que les armements dont il fait, au fond, partie, devenu sans raison d'être. Et Dieu est descendu de sa croix ou de ses niches pour habiter dans le coeur de chacun des hommes dont l'action a chassé le petit « moi ». Je viens de décrire en quelques lignes imparfaites le 1. Voir les numéros d'Octobre et Novembre et Favertissement d'Octobre. 6 ESPRIT ESPRIT - Décembre 1932 - Page 1 sur 25

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CONFRONTATIONS

C O N T R E ?

par SYLVEIRE (SUITE)»

Mais c'est là qu'intervient le plus terrible problème du temps qui vient. Problème devant lequel on est obligé de constater l'insuffisance du pouvoir soviétique et même du matérialisme marxiste :

Le capitalisme est vaincu. L'abstraction israëlite, qui tient le monde sous sa domination artificielle à la faveur du désarroi causé depuis deux siècles par le sur-développement de l'In­telligence et de ses manifestations : la Science et la Machine, écrasée. Le Communisme règne, répartissant le travail et les matières premières entre toutes les régions fédérées du mon­de, chacune épanouissant les qualités et les traditions de sa race propre — car tout système international humain ne peut-être fondé que sur des nationalités bien vivantes — chacune de ces régions répartissant à son tour le travail, les matières premières et le patrimoine intellectuel également entre les hommes de sa race, c'est-à-dire selon une hiérarchie basée sur la valeur de chacun, — l'Argent a été supprimé en même temps que les armements dont il fait, au fond, partie, devenu sans raison d'être. Et Dieu est descendu de sa croix ou de ses niches pour habiter dans le cœur de chacun des hommes dont l'action a chassé le petit « moi ».

Je viens de décrire en quelques lignes imparfaites le

1. Voir les numéros d'Octobre et Novembre et F avertissement d'Octobre.

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tableau que présentera le monde dans quelques siècles ou dans quelques années, peu importe. Mais qui, d'ici là, et pour y parvenir, dirigera le formidable loisir des hommes, que la science met chaque jour davantage à leur disposition ? Car tout est là : ne pas permettre à l'homme de rentrer chez soi. Et qu'il trouve en dehors de lui-même une alimentation suffisante pour n'y point penser.

Quand les Américains affranchirent certains des leurs, dans quelques régions particulièrement bien organisées, socialement et matériellement, de toute préoccupation, que leur offrirent-ils pour occuper leurs loisirs ? Des jazz, des dancings, des cinémas, de l'alcool, des drogues, du bruit et des religions de bruits divers. Résultat : crime, folie, suicide.

Quand les Russes tentent d'affranchir les leurs par les mêmes trucs de civilisation, que mettent-ils à leur dispo­sition ? Une propagande tenace, mais extérieure et faisant fi de la réalité concrète de chacun, et surtout, avouons-le, une tâche de géants, celle d'un peuple qui a, matériellement et intellectuellement, des siècles d'évolution à rattraper sur tous les autres ; enfin les Russes ont pour combler les loisirs de 160 millions d'hommes, le bien inestimable qui a nom : la souffrance.

Inestimable, mais non inépuisable. Le temps viendra, le temps doit venir, celui justement

que nous promettent l'effondrement du capitalisme et l'or­ganisation communiste universelle, où la nécessité même de cette souffrance disparaîtra, où la respiration et la circula­tion de l'U. R. S. S. parmi l'Univers fédéré redeviendront normales. Et ce temps est plus proche pour nos pe «pies d'Occident (pour ce qui restera de nos peuples d'Occident après la grande débâcle) car nous avons moins de route à faire, matériellement.

Alors ? Qui instituera, imposera et surveillera les règles qui régi­

ront le monastère universel où servira l'humanité affranchie de toutes ses séparations ?

Et quelles seront-elles ? Personne ne niera qu'elles devront être d'autant plus

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sévères et exigeantes, ces îègles, que la vie du monde sera douce et aisée.

Qu'il y a des rechutes à craindre et à envisager au sortir de la Nécessité, que le Diable n'est point mort.

Et qu'il est, pour le moins, utopique d'espérer que la nouvelle organisation matérielle du monde et la propagande matérialiste de Marx, déjà vieillie, mûriront assez rapide­ment les mentalités des individus pour que leurs Soviets trouvent spontanément les règles en harmonie avec celles de l'univers.

Sans aucun doute, et pour bien longtemps, les moines de notre terre devront avoir un supérieur qui fait respecter la Règle, et les enfants auront besoin, à un moment précis, d'une bonne gifle.

La supériorité de l'U. R. S. S. réside justement, aujour­d'hui, dans l'unité, — même embryonnaire — de l'esprit qui préside à ses réalisations et du pouvoir qui la dinge.alors que chez nous c'est l'incohérence la plus absolue. Mais, spirituellement, quelle valeur accorder à cet esprit, sinon seulement celle d'une discipline imposée par la terrible nécessité actuelle ? L'indéniable grandeur de l'expérience russe est engendrée par la grandeur de ses souffrances.. L'unité de l'esprit de la Révolution vient de l'unité de la doctrine abstraite, étrangère à leur évolution et à leur race, à laquelle les dirigeants de ce pays s'accrochent avec une énergie d'autant plus grande qu'ils sentent que dans cette unité de système réside le salut de la Révolution et tau'il leur serait impossible de le trouver en eux."ETâussi par4è que le communisme est l'aboutissant logique du capitalisme, que c'est en lui que le capitalisme se résout et se détruit tout à la fois. Mais si vous dépouillez l'U. R. S. S. de son héroïsme russe et de son système allemand, c'est un terrible désert spirituel.

Il y aura l'état de fait créé par l'épreuve de cet immense peuple et, demain, par les épreuves de la terre entière dont la crise économique n'est que le commencement, mais dont la crise morale montre, chaque jour davantage, depuis la guerre, la gravité.

Prévoir cet état de fait est impossible. La souffrance et la

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peur déterminent chez les êtres des réactions particulières à chacun ; elles éliminent les faibles, qui ne sont pas toujours ceux que l'on croit. Elles élèvent les uns, abaissent les autres, et précipitent chaque homme vers des extrémi­tés de soi-même qu'il ignorait. La chose certaine est qu'elles augmentent, une fois passées, les appétits et — ayant détruit les automatismes — éveillent les hommes à de nou­velles exigeances, plus spirituelles que matérielles, car, par leur excès même, elles détachent des biens de ce monde.

C'est par là que l'on peut dire que nous allons vers une grande époque religieuse.

Mais d'une religion dépourvue de tout mythe et de tout merveilleux. De tout mensonge aussi. Une religion où tous les hommes seront prêtres. Une religion de Présence dans le travail et la vie quotidienne. Une religion qui sera un continuel éveil de la conscience des parties dans la Totalité. Une communion du mouvement. Une religion qui aura ses martyrs, mais non ses exploiteurs !

* * *

Le planétarium. Sous les bibliothèques, les salles d'étude et de cinéma scientifique, toutes conçues avec goût, s'ouvre l'immense salle de projection où les Russes ont la bonté de bien vouloir donner une séance spécialement pour notre petit groupe, en dehors des heures réglementaires. Des bancs circulaires sous une grande coupole de toile blanche au bord de laquelle sont découpés, en noir, les toits, les chemi­nées, les dômes et les oignons de Moscou selon leur orien­tation exacte. Le soleil se lève ; traverse toute la toile au-dessus de nos têtes, se couche. Les étoiles s'allument une à une. Et de minute en minute on assiste au déplacement majestueux de l'univers sidéral, selon les différentes saisons, dans les limites de l'horizon moscovite. Des noms s'inscri­vent au gré du démonstrateur auprès des Étoiles et des astres les plus importants. On perd toute notion du lieu. Et on sort de là bien petit.

Je m'efforce de me représenter l'impression qu'un sem­blable spectacle doit faire dans un cerveau primitif.

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La cité des enfants est enclose dans l'enceinte de la cité des sports et du repos, sorte de Luna-Park culturel.

C'est immense. Des palissades de bois. Des baraques, des stands, des hampes blanches où flamboient les oriflammes rouges. Rien de bien sensationnel quant à l'agencement général : les Russes n'ont aucun sens de l'urbanisme. Dans un grand hall on retrouve la propagande cloisonnée : la morale mise à la portée de tous, avec ce mauvais goût, cette pauvreté d'imagination et ce primarisme destinés à plaire au peuple (encore une blague démocratique !) qui carac­térisent les manifestations de ses défenseurs. De petits théâtres poussiéreux contiennent des personnages de papier mâché banalement peints, qui illustrent les chers vices de notre humanité : l'alcoolisme, la paresse, la superstition, la brutalité, légoïsme, etc. Il y a même les rituelles planches de foies verdâtres, de viscères mauves ou d'organes pipi de chat qui vous laissent dans tous les pays du monde, un vague malaise... Les vertueux Anglo-Saxons et tous les « istes » cosmopolites doivent être édifiés. Mais pour ma part, ce genre de tableaux moraux m'a toujours produit l'effet contraire : j'ai une furieuse envie de boire, de con­tracter toutes les syphilis et de battre ma femme et ma progéniture en sortant de là...

Plus loin, ce sont toujours les mêmes photos anti-capi­talistes, anti-religieuses, anti-bourgeoises, les mêmes sta­tistiques, les mêmes barèmes à la gloire de la vérité quin­quennale, soviétique, marxiste et scientifique.

Une photo des grilles des halles de Paris au pied desquel­les roupillent les manœuvres en attendant les voitures à décharger porte cette mention : « les chômeurs de Paris ». Un instant je ferme les yeux et je respire cet air nourricier, je revois les pyramides de légumes, de fruits, les cageots de luxe et les montagnes de victuailles qui chaque nuit se renouvellent sur nos vieux pavés. Et je pense aux queues des coopératives d'ici, aux vitrines vides, à l'unique concombre serré^entre deux bras maigres...

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Dans une galerie, des dizaines de joueurs d'échecs. Des torrents de haut-parleurs. La foule assez placide — le soir et la fatigue qui tombent. Sortons, ça vaudra mieux. Dehors, il y a la jeunesse, la chère jeunesse rouge. Beaucoup jouent : au tennis sans filet, mais surtout au voley-ball, leur jeu préféré, et avec entrain !

Les attractions s'illuminent peu à peu... Fuyons le cul­turel... Il y a du monde, c'est évident. Pas de montagnes russes, mais un toboggan très haut, un avion, une ména­gerie foraine, un cirque... je ne sais plus. Un peu piètres leurs attractions. Ça manque de musique, de moteurs puissants, de roues de loterie tournant devant un brillant étalage d'horreurs, de cuivres, de pétarades, de cris et de boniments.

Ah, voilà la musique ! Où donc, qu'on y coure. Laissons culture et attractions. Là-bas, du côté des terrains de sport, dans le soir orange, les pionniers, retour du camping, s'a­vancent en colonne, musique en tête. Filles et garçons, bien cuits de soleil, sans grand ordre, mais décidés, effrontés. Visages ouverts, heureux. Ça fait du bien.

Plus loin, des baraques contiennent des clubs militaires ou civils. Ce dernier mot sonne drôlement ici. Au fond, il n'y a pas de civils en U. R. S. S. à part les réprouvés sans cartes..„

A noter, un atelier où une vieille auto, étau et outils, sont à la disposition de ceux qui ont le démon de la mécanique. Une exposition amusante de dessins d'enfants : politiques, naturellement. Les gosses décorent leurs salles de jeux, d'études, ou leurs dortoirs avec, par exemple : des mitrail­leuses découpées en papier rouge, des faucilles, des mar­teaux. Lénine enfant : gros front, nez épais et bref, regard sérieux, préside aux jeux innocents de ses petits camarades. Souvent sa femme, adulte, elle, les surveille sans sourire.

— Mais un petit mot encore sur la Cité des enfants. C'est ce que j'ai vu de mieux en Russie à ce point de vue. N îtte-ment supérieur à Leningrad, en tout cas. D'ailleurs, la Directrice ne doit pas y être pour rien. Cette énorme femme est intelligente. Elle connaît Montessori, au moins. Elle l'applique dans la mesure de ses moyens. Bonne instal-

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lation. Jolis terrains de sport, avec, entr'autres, des échelles combinées ensemble pour apprendre à l'enfant à grimper et se faufiler parmi les barreaux, d'une conception très simple et très heureuse. De bonnes idées ça et là, mais il faudrait voir comment c'est appliqué, tout ça. Il y a le papier, il y a la vie... Et quand elle est dure...

*

Dimanche 30 août. — Galerie Tretiakow : le Musée le plus complet de la peinture russe. Je n'ai pas vu ses vingt-neuf salles, je les ai fuies. J'en demande pardon à Dos-toiewski, qui devait aimer cette peinture, à en juger par les « sujets » qu'il proposait par la bouche de Muichkine à Adélaïde Ivanovna, la fille de ma chère Elisabeth Proko-fievna... Ah! ça, les sujets ne manquent pas ni le réalisme qui leur donne cet attrait documentaire auquel, j ose l'avouer, je reste insensible. Je le tolère en photographie, et surtout en photographie animée, l'autre est un réveil-souvenir. Je n'ai jamais vu plus plate reproduction de la réalité, et plus conventionnelle que ces tableaux. Quand ils s'en écartent, c'est pour tomber dans la décoration ou la fantaisie, mais tout ça absolument dénué de sensi­bilité, de conscience dans le vrai sens du mot, d'inven­tion, superficiels, donc faux, voilà ce que m'apparaissent les peintres russes de tous les temps, pauvres artisans peut-être sincères, mais je me fiche de leur sincérité. Quelle pauvreté d'art manifestent ces milliers de toiles, quelle impuissance chez ce peuple d'apparence si riche, dans tout ce qui est réalisation dans la vraie matière ! Tout ce qu'ils sont — et ils « sont » énormément — ils ne peuvent le donner que lorsqu'ils chantent ou qu'ils parlent : musique et littérature, univers sonore ou mental. Et c'est peut-être cette incapacité de se projeter dans une matière réelle, qui est à l'origine de leurs souffrances. Cela n'expliquerait-il pas bien des choses de leur Révolution ?

J'allais sortir de cette Galerie digne des actuels chromos de Lénine, quand on nous ouvrit deux petites salles où régnait un merveilleux désordre. Empilés contre les murs,

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accrochés à la diable ou posés sur des chevalets,des centaines d'icônes des XIVe XVe et XVIe siècles, principalement des Ecoles de Novgorod et de Moscou. Quels trésors ! Que s'est-il passé dans ces temps reculés pour que les Slaves aient été doués pour écrire ainsi l'objet de leur émotion ou de . leur amour ? J'ai dit « écrire », en effet, c'est à peine peint, je veux dire que la matière de cette peinture est diaphane, linéaire, presque abstraite. Toute la communion du peintre est dans des courbes infaillibles, qui suivent sa pensée de si près qu'elle en demeure vivante ; son souffle même est encore présent derrière les couleurs qui n'existent que pour ombrer ou soutenir les lignes. La gaucherie même de ces primitifs est sacrée, parce qu'elle est le signe de l'homme terrassé par la vision de Dieu, ou ivre et qui ne sait plus...

Je pense avec un sourire aux « procédés » dont, à notre époque, on tente si souvent de remplacer cette sainte mala­dresse apparente de l'homme qui s'est quitté au point d'être tout entier dans l'objet de sa contemplation.

Mais quelle énigme pose cet art dématérialisé au point de paraître abstrait, devant l'abstraction dont nous mourons au milieu de notre civilisation matérielle !

* * *

— Unfclub de Jeunesses Communistes spécialisé dans le cinéma nous offre une séance particulière. — Il est midi — avec cette gentillesse et ce dévouement dont tout notre groupe a été l'objet durant tout son séjour en Russie.

Deux très bons films : Electrincation, La Ligne Générale — mais mal projetés. Coupures, etc..

Les Russes sont à peu près les seuls à avoir compris quelque chose au cinéma,. Avec eux, commence le cinéma, avant eux c était du théâtre, du roman-feuilleton, de l'opé­rette et de la photographie. Ce n'était pas du cinéma. Mais peut-être n'y-a-t-il dans leur réussite en cette matière, qu'un vieil instinct et une grosse part de hasard ?

Les romanciers russes parviennent à créer des person­nages vivants en les faisant agir sans répit devant nous, ou bavarder de leurs actions, mais sans presque les expliquer

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ou les analyser. Le héros de roman russe en action puise en chacun de nous, ses lecteurs, les éléments qui font sa réalité et sa vie intenses. Pendant que se déroule le récit de leurs aventures, nous formons peu à peu, sans en avoir conscience, l'essentiel de leur personnalité et de leur caractère avec des matériaux empruntés à notre propre vie, à nos souvenirs, à notre expérience. Et c'est pourquoi ils nous sont si chers. Cette collaboration qui nous est imposée est d'autant plus active qu'elle se passe même du contrôle de notre intelligence, et met à jour des parties de nous-mêmes que nous ignorions.

Il y a, dans la succession des images d'un film russe réussi, et dans leur rythme, un phénomène analogue : l'affabulation tend à devenir inutile, tant la présentation des objets qui constituent lesdites images éveille de résonnances incon­nues en nous et réclame une part active de collaboration. Le déroulement même de ces images me fait penser au déroulement des faits et gestes du roman russe. Parallèlement à leur vision ou à leur lecture, je sens se construire en moi un monde indépendant que je ne puis définir mais dont la réalité est bien plus importante et plus profonde que celle que composent, dans ma conscience, les péripéties d'un film de Joinville, d'Hollywood ou d'ailleurs.

Remarque qui s'apparente à la distinction que j'ai faite plus haut entre les deux sortes de propagande à l'endroit des musées anti-religieux.

Les films en question étaient trop mal donnés pour que j'en puisse parler. Le rythme est maître de ces genres d'o­pérations : coupé, tout se disloque et s'évanouit. Heureu­sement, j'avais vu La Ligne Générale à Paris. Mais qu'ils font donc de bonnes photos !

* * *

— Maternité : Nous enfilons tous des blouses blanches, C'est comique.

Je me suis incliné avec circonspection sur les centaines de petits lits où criaient, où dormaient, où se congestionnaient

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des nouveau-nés, la plupart emmaillotés jusqu'au menton, — à la porte de nombreuses salles où des dizaines de femmes russes donnaient le sein à leur petit, ou bien dormaient, ou regardaient avec un air de vaches heureuses et un peu étonnées. II y en avait de jolies, de différentes, mais dans ce lieu ce n'étaient pas des femmes, c'étaient des « patientes ». Comme les bébés ! Chacune de ces larbes roses, plus ou moins grimaçante, avait un nom, des hérédités, un signe particulier, une destinée ? Pas possible ! Et cependant je dois à la vérité de dire que tout cela avait l'air heureux. Heureux et propre. Tout ce qui touche à l'enfant, en Russie soviétique, est bien tenu. Que le docteur qui nous conduisait ne semblât point trop remarquable, que le matériel médical, comme partout, fût arriéré et peu utilisé, un fait n'en de­meure pas moins, que tout paraissait impeccable au point de vue de l'hygiène.

La femme sort au bout de 8 jours. Mais elle a deux mois de convalescence payés. Les enfants sont séparés de leur mère sitôt la naissance. Elles ne les voient qu'aux heures de têtée. On les amène des vastes salles où ils couchent sur des chariots où on les pose prestement à l'heure H, rangée de petites bêtes piaillantes, serrées les unes contre les autres. Comment reconnaît-on tous ces petits vieux ?

Nous quittons cette gare d'arrivée humaine continuelle, pour nous enfoncer dans les sous-sols de la Maternité, sous la conduite de notre très aimable docteur. Et voici le « coin rouge ». Dans tous les hôpitaux, maternités, préventorium, etc. et partout ailleurs, il y a un coin rouge. On retrouve le portrait de Lénine, son buste ou celui de Staline, photo­graphies, ou panneaux de propagande, bibliothèque rouge, décorations rouges, sentences rouges sur les murs. Là on vient fumer, discuter, lire, se reposer, écouter les conféren­ces. Ce sous-sol dans ces maisons de science est un signe caractéristique. Mais ai-je tort d'associer difficilement dans ma pensée l'homme de science, le savant ou le praticien, et la machinerie politique ? Celle-ci ne nsque-t-elle pas d'entraîner ceux-là dans une voie primaire, un bruit collec­tif incompatible avec leur travail ?

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* *

Lundi 31 août. — Le Palais du Travail.

Là se pose la question de la vitesse : la faim décimera-t-elle cet immense pays, et les ennemis de la Révolution, inté­rieurs et extérieurs, auront-ils le dessus avant que les Soviets aient eu le temps de former des cadres d'hommes aptes à créer les machines et à s'en servir pour l'exploitation de la terre qui doit nourrir un peuple de 168millions d'hommes? Le plan Quinquennal peut réussir, à coup de techniciens étrangers et de sacrifices héroïques, à doter l'U. R. S. S. d'un remarquable réseau industriel, à quoi bon si la masse ne sait pas s'en servir ? Or tout est à faire plus encore au point de vue matériel humain que mécanique.

Que ce palais du travail, où tout est mis en œuvre, scien­tifiquement, pour tirer le maximum d'un homme moyen dans le minimum de temps, m'ait paru supérieurement organisé, qu'au lieu de 5 ans on mette 6 mois à former un ouvrier spécialisé, je veux bien le croire. Mais n'est-ce pas une goutte d'eau dans la mer ? J'ai vu trente établis où le travail de l'apprenti est enregistré seconde par seconde, donnant le graphique de sa résistance, de ses dons et de son énergie, de tous ses réflexes. 30, mettons 300, 3000 si l'on veut ! Se peut-il que cette énorme masse de matière les sente passer ? Quelles que soient la beauté et l'ampleur de l'effort admiré, je n'ai jamais pu oublier les millions de brutes préhistoriques qui composent ces 36 républiques. J'ai peur que le monstre ne se mouche... et que tout soit balayé.

Musée Français. Le plus beau du monde. De peinture moderne, s'entend. Renoir, Monet, Cézanne (deux salles pleines) et de choix ! Une salle de Gauguin d'une solidité à toute épreuve. Une de Van Gogh (Le Café, la Ronde). Quelle découverte ! Une immense salle de Matisse que je n'aime pas, mais : Portrait de famille, Jeux de balles, la Chambre rouge, c'est du grand MatisscPassons les Marquet, Van Dongen, Friez et autres insuffisants. Trois Derain qui m'expliquent l'impression que j'avais que c'aurait pu être un très grand peintre : « le Samedi » par exemple, le Por-

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trait. Des Picasso : il est capable de tout mais l'Espagnole de l'ile Majorque (1905), lès Gymnastes ambulants, mais surtout l'Espagnole, c'est terriblement réussi : beauté trop proche de nous pour qu'on puisse la juger. Un beau paysage marocain de Lurçat, très fermé, un Sauvage, une sculpture de Zadkine... et d'autres.

Quelle intelligence et quel génie dans ces quelques salles ! Comme ils savent ce qu'ils font ! Chère peinture de France !

Et dehors, c'est Moscou avec toutes ses grosses bêtes d'hommes et ses rues boueuses à l'infini. Est-ce possible ?

La maison de Tolstoï. Pauvre rue. Grande maison de bois dans un jardin humide. Elle est fermée. Mais, par la fenêtre, en grimpant sur une échelle, je vois son bureau un peu étouffé ; il devait avoir ses manies. Tout est resté comme s'il venait de sortir. Le dernier courrier est sur la table. On ne peut déjà plus rien comprendre au temps des lampes à pétrole... Cher grand homme !

*

Nous allons dîner à la fabrique de galoches et la visiter. L'ouvrière qui nous reçoit et qui en dirige maintenant le personnel y travaille depuis trente ans. Elle semble bien convaincue de l'amélioration de son sort. D'immenses salles, d'immenses vestiaires, d'immenses cuisines. Nous y mangeons abondamment et fort bien. Les autres ont tou­jours le même brouet, la même compote. A la coopérative, bourrée d'acheteurs, les femmes déposant le matin leurs paniers numérotés avec leurs commandes, elles les trouvent prêts à leur sortie de fabrique. On y vend de tout, denrées alimentaires, vêtements etc. Les prix sont très élevés. Mal­gré tous les plâtres badigeonnés, toutes les innovations modernes, ça sent la misère. Il y a aussi de l'héroïsme, de la franchise. Est-ce qu'on sait ? On ne sait rien, sinon qu il y a ce petit quelque chose d'écœurant, de pitoyable aussi qui

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vous prend à la gorge et vous fait désirer soudain une fine Parisienne dans un luxe superflu...

* *

Enfin, voici mon « poète russe ». M. R. est : Secrétaire de Rédaction de la revue « Art et Littérature », de la Revue de l'Académie communiste ; rédacteur du Bulletin biblio­graphique des Littératures étrangères à la Gazette Litté­raire, etc., etc.

Dans une vague salle de rédaction abandonnée M. R. nous reçoit : la maison et l'homme sont tellement dénués de vie que nous ne savons que dire, B., lui et moi. Les paroles meurent à peine proférées, toute pensée est tuée, par le vide. Jamais je n'ai eu l'impression d'un si grand vide intellectuel. Et cependant, j'ai l'habitude des journalistes ! Nous faisons de grands efforts qui tombent à plat. M. R. nous invite à dîner, à la Maison des Ecrivains. Nous sortons ensemble sous la pluie. Il rencontre un autre raté qui nous accompagne un bout de chemin. Nous marchons, tâchant de nous réchauffer intérieurement, de regrouper nos pensées qui ont fuit. Ils ont l'air de deux pauvres photographes des rues discutant du prix de la frite sous la pluie. Se peut-il que leur entretien ait une valeur ? On ne sent pas la moindre substance en eux, pas le quart de celle que j'avais cru décou­vrir, l'autre jour, chez les Pionniers ou dans les Jeunesses. Et ce sera ainsi jusqu'à la fin, avec des malaises. La Maison des Ecrivains. Un grand jardin où de nombreuses tables sont dressées. C'est un coin agréable. « Il y a de la musique pour le souper » nous dit R. Il est vraiment très gentil et ça me fait bien de la peine d'avoir à dire ces choses. Mon Dieu, qu'on s'est battu les flancs. Et nous qui avions tant de choses à lui dire. La conversation s'anime un peu, au sujet du prix de la vie à Paris. Les 80 frs que gagnent en six heures nos ouvriers typos et mécanos et les repas à six francs le laissent rêveur. Puis il nous assure que les écrivains — il veut dire les journalistes — ont de magnifiques situations en U. R. S. S. Il y a une véritable pénurie d'écrivains. Le seul ennui est qu'ils sont très isolés du monde... Impossibilité

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d'acheter quoi que ce soit en roubles à l'étranger et des dollars ils n'en ont pas. 11 a vécu longtemps à Paris et con­naît tout le monde. Mais pourquoi ne puis-je réparer la vision de notre hôte à Paris des banquettes de café, des « crème » qui refroidissent ? Quelle tristesse. Autour de lui il y en a beaucoup d'autres comme lui, il y en a qui font penser au public de figuration de cinéma. Il y a des femmes russes aux têtes classiquement intéressantes, aux pauvres chaussures. Nous faisons un dîner de rois : une soupe, une belle côtelette hachée, un petit gâteau. Et de l'eau minérale. Le malheureux en a pour 28 roubles, à trois. Il nous rassure en nous disant qu'en sa qualité d'écrivain il a droit à un rabais de cinquante pour cent. Nous avons un peu honte. Il nous donne une belle revue en français : « Littérature de la Révolution mondiale », organe central de l'Union Inter­nationale des Ecrivains révolutionnaires. Nous en sommes réduits, pour justifier notre visite et ce repas, à demander à M. R. des renseignements économiques sur la vie des écrivains ou des artistes en Russie. On en vient toujours à parler de ça avec les Russes, on passe toujours à côté de la question. L'économique et la politique priment tout. Évi­demment, les pauvres. Mais s'ils savaient ce que je m'en fiche... C'est comme le Secrétaire du club pédagogique de Leningrad. Je demandais : « Principes ? » Il me répondait : « Organisation ». Oui, il s'agit « d'organiser », sous peine de mort, c'est évident. Le prix du beurre avant tout. Mais moi je mets le beurre avant le prix. Il n'y aura pas de beurre si on n'arrive pas à une conclusion. As-tu fini de « penser », hérétique ! Il y a Marx, il y a l'infaillibilité de Marx. Ce soir-là encore, j'ai compris que le seul espoir possible était dans les Ouvriers, les Paysans.

— Mardi leT septembre. — Nijni-Novgorod. Ah ! n'allez jamais visiter les contrées ou les villes dont

le nom éveilla jadis, par sa sonorité et sa couleur, tant de rêves en nos cerveaux d'enfants qu'il est impossible de se libérer de leur emprise !

Nijni-Novgorod, pauvre ville de province morte. Un autobus d'hôtel désaffecté nous emporte à grands claque-

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ments de vitres à travers les rues mornes et leurs fondrières de boue. A droite la Volga, grise aujourd'hui, entre ses berges imprécises, à gauche l'ex-foire ; interminable suite de bâtiments bas, délabrés. Le général comte de Bethancourt les construisit naguère, au mépris des inondations annuelles ; (la première année il n'y en eût pas et il triompha). Ce devait être, aux époques de la foire, un caravansérail bariolé de races et de costumes, depuis les cosaques du Nord aux bon­nets poilus, le poignard à la ceinture, jusqu'aux Asiates drapés, en passant par toutes les variétés de juifs et de mar­chands de la terre, les gros, importants, suant la graisse, les petits, maigres, raccrocheurs et concupiscents. Tout cela grouillant dans la boue, parmi les chameaux des nomades, les éléphants indiens, les chevaux, les ânes, les mules, cepen­dant que s'empilaient à l'ombre des petits bâtiments bas des monceaux de fourrures, de matières précieuses, des piles d'étoffes tissées par des mains inconnues, une masse invraisemblable d'objets et de victuailles dans une orgie d'odeurs et un charivari de langages.

Aujourd'hui ce n'est plus qu'une longue halle morte, où l'on entend parfois, dans un silence humide, le bruit d'un marteau soviétique. On retape une des ailes pour tel ou tel usage, nous dit-on. Mais on ne s'arrête même pas.

Nous faisons une descente dans un des marchés de Nijni-Novgorod : là la boue a sa raison d'être, elle règle le flux et le reflux de la foule, lui imprime une sage lenteur, lui faisant parfois même prendre racine, accentuant son pittoresque pouilleux et le feu des piments, l'or des melons d'eau, le vert des pastèques et des concombres, le bariolage de quelques châles dans la grisaille générale. Et puis ces têtes, ce peuple ! Jamais je n'er ai vu dont l'écorce fût plus épaisse et la lumière inférieure plus intense, et d'autant plus émouvante qu'elle sourd de plus profond... Leur crasse est presque sainte, et leur misère. Des charrettes invraisemblables attendent, enchevêtrées. Le désordre russe est tellement instinctif qu'on en admire encore davantage l'effort, et, çà et là les réalisations des Soviets. Leur instinct est toujours de s'en­tremêler au point de ne plus pouvoir se reconnaître. Ils se tiennent chaud. C'est comme leurs paroles, leurs discussions.

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On ne peut plus s'y retrouver. Mais quelle vitalité dans ce désordre et cette lenteur brutale ! C'est par là qu'ils sont plus loin des Allemands que de tout autre peuple, et que ces derniers les dominent. Mais Dieu merci, on ne domine jamais un Russe. Sa liberté intérieure est telle que soudain on n'a plus qu'une peau de mouton, plus ou moins pouilleuse, dans la main. Où est-elle donc partie, la grosse bête ?

Elle a suivi le temps. Et le temps s'en va toujours sans qu'on s'en aperçoive.

Une route traverse le Kremlin. On passe le long des écu­ries françaises pour arriver devant le « gros morceau » soviétique : d'un fameux architecte allemand, naturellement. La façade s'enfle d'une formidable rotonde. Les lignes sont sobres, imposantes. Cela pourrait être beau. Cela ne l'est pas. Ce palais est une banque, et, si l'on est un instant séduit par le calcul de ses lignes, on sent bien vite qu'il n'a rien à faire ici, qu'il ne s'incorpore ni au paysage, ni à la race qui l'habite, qu'il les écrase et demeure étranger. Les Allemands passent leur temps à tirer des plans pour atteindre leur objectif, ils font la preuve par 9, et, sûrs d'eux, ils s'en vont. Or ils n'ont rien atteint du tout et c'est faux. Mon Dieu que c'est faux ! Le travail et l'effort sont décidément mal récompensés ici bas.

Par quel miracle les petites écuries françaises du XVIIIe

siècle qui longent modestement la terre plein dudit palais, ne jurent-elles pas sur la terre russe, bien au contraire se fon­dent en elle, se faisant harmonieusement oublier malgré leur banalité ? On a presque l'impression qu'elles sont en co­quetterie avec les hommes de ce pays, avec les beaux arbres, avec le ciel de Nijm-Novgorod, se prêtant à ses rudes capri­ces... Et avec quel esprit ! Il n'est d'ailleurs pas commode, ce ciel ! Je m'en suis aperçu en débouchant sur la terrasse qui domine la ville basse, celle des marchands, le port, la foire en face, et surtout cette inoubliable rencontre de l'Oka et de la Volga dans le silence d'un paysage immense, bordé de forêts sans fin. Le vent assaille sans répit les contreforts du Kremlin. Il vient du fond de toutes les Russies. Et ce

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n'est pas sans émoi que l'on songe qu'il a traversé, à moins de 100 kilomètres d'ici, des bois encoréintexplorés, cernés de marécages, et où l'on découvrit récemment des tribus qui en étaient à l'âge de pierre et ignoraient qu'il y eût un monde.

Mercredi 2 septembre 1931. — Nous devions partir hier soir, Nous sommes toujours à Nijni-Novgorod. Commence l'apprentissage de la Russie, celle où l'on campe dans les gares, aux abords des débarcadères, en attendant le train ou le bateau. A un ou deux jours près, on n'est pas bien fixé. On enjambe des familles qui dorment ou qui s'épouil-lent, couvant leurs baluchons ; des samovars, des pastèques, des coffres peints de couleurs vives, le reste est couleur de muraille : hardes et guenilles et peaux de bique d'où monte une odeur forte qui est nettement russe, « l'odeur de towaritche » l'appelait notre respectable lady, avec une répro­bation énergique. Pour ma part, je la préfère encore à celle de nos ouvriers quand ils suent, ou de nos soldats quand ils dorment. Affaire de goût, mais elle me semble plus franche­ment animale...

Avant de partir, nous aurons eu le temps de traîner longuement dans le marché, un autre que celui d'hier, et qui s'accroche au flanc de la montée vers le Kremlin, vers la ville haute... Tous ces marchés privés... On sent que Moscou s'éloigne. A part les quelques petites boutiques tassées dans le bas, celle des cigarettes, celle du kwass, celle des sirops multicolores, voire du « pivo », et les iné­vitables charrettes enchevêtrées, toute la foule, ici, est à la fois vendeuse et acheteuse : chacun porte, soit un panier, soit un vieux vêtement, soit un objet usagé quelconque, une paire de bottes, une étoffe, un bougeoir, une pastèque, une chaise, une boîte, une poule, dans l'espoir de les pla­cer, de les troquer. Un homme se saisit de mon pardessus que je portais sur le bras. Il voulait l'acheter. Et tout ça piétine dans le désordre avec bonhomie, avec brutalité, avec en tous cas, une absence complète de « jugement mu­tuel », de curiosité» et aucun sens du ridicule ; chacun a sa.place au soleil, il fait beau, ilffait chaud, aujourd'hui, et tout le long du marché ce sont dix, vingt, trente photo-

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graphes en plein air, chacun dans son petit décor : ciel bleu, palmiers, balustrades fleuries, ou bien cheval cosa­que, ou traineau sur fond de neige, vasques et jets d'eau, bref toute la collection des toiles peintes pour photographes ambulants. Ils opèrent dans d'énormes appareils mysté­rieux qui, tout à la fois, prennent la photo, la développent et la tirent... Des gens s'asseoient avec un grand sérieux devant le décor choisi, après s'être un peu recoiffés devant un morceau de miroir. Ils gardent leurs emplettes à la main, ou leurs marchandises. C'est plus prudent. Des babas s'arrêtent ainsi de faire leur marché pour se faire tirer sur carte postale. L'épreuve les montre naturellement plus laides que nature, mais elles sont enchantées. Plus haut, celles que n'ont point tentées le photographe, sont sollici­tées par les bohémiennes assises tout le long de la route. Aussi sales que chargées de médailles dorées, elles s'offrent à lire la destinée dans les mains ou à la découvrir dans les cartes. La patiente s'arrête, tend une main un peu craintive. Un petit cercle se forme. Et tous ces visages fermés écoutent avec une grande attention, mais ne trahissant leur émotion que par leur silence, les paroles de la sibylle. Il y a de vieilles bohémiennes, leurs gosses blottis dans leurs jupes aux vastes plis, il y en a qui allaitent leur dernier-né tout en disant la bonne aventure, et d'autres qui sont si jolies que j'irais facilement en enfer pour elles. Et, soit dit en passant, on sent un remarquable sens pratique chez toutes ces femmes répu­tées pour leurs facultés divinatoires.

A signaler qu'il y a déjà beaucoup plus de vieillards — et de chiens ou de chats — qu'à Leningrad, à Moscou même. Preuve que la vie est plus facile. La campagne est moins loin avec ses ressources. Et plus nous descendrons vers le sud, plus la détente s'opérera, moins la Révolution sera présente.

*

Mercredi 2, jeudi 3 septembre. — Volga. Il faut avoir vécu des jours et des nuits sur ce fleuve

immense, avec de rares escales grouillantes séparées par des

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infinis d'absence et de silence, pour comprendre que toutes les questions sont autres que sur notre Seine fleurdelysée et dans tous nos petits pays d'Occident. Il faut faire des cen­taines de kilomètres en chemin de fer ou en bateau sans ren­contrer la borne d'une propriété, ni l'ombre d'une barrière humaine, pour concevoir vraiment la réalité d'une fédéra­tion collectiviste internationale et l'abandon des milliers de prérogatives qui dressent en nos contrées les individus les uns contre les autres et les retiennent dans tout un jeu de contrats plus ou moins périmés, dans un inextricable réseau de droits et de revendications héréditaires.

Comment voulez-vous que l'automatisme des modes et des habitudes joue à si longue distance ? Les haines ou les appétits se refroidissent avant de parvenir en ces solitudes. La plus grande partie des habitants de l'U. R. S. S. campe dans un coin de l'Eternité.

Nous qui vivons dans le temps et les uns sur les autres, sommes chacun la victime des réactions du voisin, lequel ne peut que souffrir des nôtres propres.

Les rues même de leurs cités débouchent toujours sur l'infini de la steppe ou des bois. Les nôtres sur la banlieue ou les jardins clos.

*

Cher « 1917 », vieux bateau gris, quels beaux jours j'ai passés dans ma petite cabine. J'étais seul pour la première fois depuis quinze jours. Je regardais 1 eau passer à ma fenê­tre, et la rive gauche de la Volga, celle qui est plate à perte de vue, parfois boisée, parfois herbeuse ou désolée, mais plate, plate durant cinq longs jours, cinq nuits sans lumière, avec seulement, de loin en loin, l'estuaire d'un grand fleuve, qui venait des lointains inconnus et inhabités, petit affluent de l'immense Volga.

A ma droite, je voyais défiler des falaises plus inégales. Longtemps désertiques, elles se peuplaient soudain de mai­sons, la coupole d'une église apparaissait, et aussitôt une déchirure du plateau abritait un petit port. La sirène criait; L'entrepont s'agitait. Et, à peine l'abordement opéré,

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c'était la double ruée de ceux qui voulaient débarquer et de ceux qui embarquaient. Multipliez chaque homme et chaque femme par trois en largeur et en épaisseur, chacun portant d'informes ballots, des coffres, des pelisses, des ani­maux et des enfants, animez-les d'une force à la fois passive et brutale inconnue dans nos pays, et en sens contraire, et faites-les bousculer par la file ininterrompue des porteurs, grands gas solides mais souvent très maigres, qui chargent et déchargent les navires de marchandises, sur le ponton étroit, et vous aurez une idée de ce spectacle quotidien.

* *

Vendredi 4 septembre 1931. — L'eau passe toujours à la fenêtre de ma cabine, l'eau à peine bleue, les rives à peines vertes sous le ciel clair. Nous dépassons ces longs trains de bois flottant, sur lesquels on a posé de petites maisons au ras du fleuve, faites en troncs d'arbre, et qu'on démonte à l'arrivée pour les vendre avec le reste. Des hommes, des femmes, des enfants vivent là, pendant des milliers de kilo­mètres, circulant avec adresse sur les longs madriers, ou glissant à plat ventre entre le ciel et l'eau. Ils ont quitté les grandes forêts et les chantiers du Nord où la terre et la vie sont dures, et s'enfoncent mollement dans le sein de cet immense pays, vers les contrées du soleil, vers le Caucase et la Caspienne. Parfois, cinq ou six de ces interminables convois de bois clair se suivent au milieu du fleuve, épousant ses courbes au fil du courant, avec une inexplicable sûreté.

Il est des petites escales assez brèves où nous ne descen­dons pas à terre. A celle d'aujourd'hui, une petite vieille passe dans les remous de la foule, serrant dans ses bras une grosse chèvre. Un gas, sur le quai d'embarquement, explore la doublure de sa pelisse. Lui et son camarade, vêtus de haillons, ont tout oublié du monde qui les entoure et par moments les bouscule, ils sont tout entiers occupés à palper cette peau de mouton crasseuse et déchirée. La sirène retentit une première fois. Ils cherchent toujours. Enfin, ils ont trouvé. Le camarade va vite chercher les billets, les roubles à la main. Mais il y a foule devant l'unique gui-

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chet. Il n'ouvre qu'à l'arrivée du bateau, alors que tout le monde campe là depuis des heures ou des jours. Et c'est ici qu'on enregistre, qu'on donne les billets, que tout se fait. Le gars enjambe les enfants, rejette les babas, enfin il est devant le guichet. La sirène du départ. Allons oust, lui et son camarade évitent les derniers porteurs sous leurs sacs de farine, foncent sur le ponton étroit. Les babas gémissent, un cageot d'oies vole par-dessus les têtes, une femme est projetée sur le bateau, elle crie, son bèbè lui a échappé des mains. Il est ratrappé par un homme. Mais la passerelle est relevée, les cordages sont détachés, le bateau s'éloigne du rivage. Le bèbè restera sur le quai. Quelques cris, on s'entend par gestes. Puis tout se calme. L'entrepont se tasse un peu plus sous les nouveaux arrivants. Tout finit par se caser, la chèvre, la baba èplorèe, les camarades à la pelisse pouilleuse, les oies, et toutes les familles juchées sur leurs ballots, leurs coffres. Dans cet amas, beaucoup arrivent même à se faire un petit « chez soi ». Des frontières s'éta­blissent. Un vieux sac au Nord, une couverture à l'Est, un coffre sur lequel brûle le samovar au Sud, des pelisses à l'Ouest. Là dedans, la vie de famille s'organise. L'homme s'étend et ne fait rien, il fume, se gratte, tue un pou ou deux, se mouche dans sa casquette puis la remet sur sa tête. Aux escales, c'est lui qui est délégué à l'achat du concombre, de la pastèque ou du pain, qui constituera le repas avec le thé. La femme travaille, allaite son gosse, l'éppuille, le berce, gifle les autres, surveille le samovar. C'est rare qu'on la voie coudre ou tricoter. Les enfants, entre ces couvertures, ces coffres, ces guenilles, regardent, comme par des créneaux, chez le voisin, imaginent des raids ; 1 entassement même donne corps à leur univers. On se tient chaud les uns les autres, mais cette chaleur, et la promiscuité générale, dépouillent d'un coup tous les êtres de leurs attitudes ; ils se replient d'abord sur eux-mêmes, puis sentent une telle solitude qu'ils touchent avec reconnaissance ceux qui leur sont proches, et rapidement s'instaure, ainsi, une vie nue devant Dieu, où personne ne voit personne, où tout peut se faire sans pudeur. Chacun chez soi, tout ce grouil­lement animal se pose et se superpose au gré des arrivées

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et des départs, parmi la puanteur, et les épluchures et les intimités, et le ciel et l'eau passent sur tout cela, et les nuits, les immenses nuits de la Volga.

Au crépuscule les chants montent de cette humanité. Parquez des Français, ils causent, blaguent, jouent à la belote ou au bridge selon les classes, boivent du vin ou du Porto. Les Russes, eux, chantent.

Ce soir, c'est un aveugle, qu'accompagne un instrument à cordes quelconque. La mélodie, le rythme, sont toujours les mêmes, indéfiniment renouvelés jusqu'au moment où l'on devient fou ; à partir de ce moment c'est très beau. La répétition est une magie que goûtent les enfants et les orientaux, et qui vous emmène bien plus loin que la diver­sité : un à un les éléments conscients se détachent et s'an­nihilent, on sort de soi-même comme d'une gangue, on éclot doucement à une sorte d'éternité : ce n'est plus vous qui écoutez, c'est un homme d'entre les hommes, et c'est un grand repos.

La complainte de l'aveugle devait être drôle, le cercle qui l'entourait se resserrait, les familles oubliaient leur territoire pour venir l'écouter de plus près, le rythme des­cendait dans les ïambes, qui remuaient en sourdine, quel­ques kopecs tombaient dans sa casquette, car il y a toujours des kopecs dans tous les pays, parmi toutes les misères, pour ceux qui tirent les hommes d'eux-mêmes.

Nous, les Etrangers, étions accoudés au bastingage, au-dessus de l'entrepont comme au-dessus d'une fosse aux ours. Mais une autre attraction nous appela ce soir-là à l'autre bout du bateau. Dans le salon des premières, une troupe russe de passage s'était emparée du piano : deux hommes habités par le rythme et par cette brave joie russe qui semble pure et qui est saine — sans aucun rapport avec la rigolade française qu'une sorte de cabotinisme et des allu­sions constantes semblent toujours déflorer. Deux femmes un peu épaisses, mais qui partent pour la gloire au moindre refrain et chantent l'air le plus anodin comme si la Patrie était en danger.

Heureux de notre présence, ils se surpassaient. Bien vite la danse fut de la partie. Corps français et corps russes se

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contrarièrent avec entrain dans des danses américaines. Les premiers y perdirent leur esprit, les seconds leur sens ani­mal du rythme. Au milieu d'eux, une Américaine sur le retour mettait les pieds dans tous les plats, définissant le ridicule absolu.

Le bateau se dirigeait vers le Sud, et la nuit, déjà, se faisait insidieuse.

Par courtoisie, les Russes nous prièrent de chanter à notre tour. De vagues refrains naquirent timidement, des voix apprises, qui avaient honte d'elles mêmes, prononçaient des paroles en lesquelles personne n'eût osé croire sans ridi­cule — pensez donc, une race si intelligente, des chansons ! — bref, nos seize Français, Messieurs et Dames, s'avérèrent incapables de donner naissance à autre chose qu'à un chant de Jeunes bachelières à marier, un souffle vite éteint par quelques rires « spirituels »...

L'une d'entre nous, costumée en matelot, eût le courage d'exhiber une danse sortie d'une rue de Lappe intellectuelle, qui obtint un succès constipé.

Après quoi, nos deux races, la Russe et la Française, se regardèrent avec congratulation, et 1 on s'en fut se coucher.

Mais la nuit était tiède, les Russes invitèrent nos élégantes. Et pendant que la vodka coulait dans leur cabine, nos désirs cheminèrent sur le pont circulaire, fort avant dans la nuit.

Samedi 5 Septembre. — Samara. Beau nom. Maisons sérieuses. Les rues droites, un jour, durent être cossues, les pavés toujours inégaux, mais des épis devaient en com­bler les interstices, un crottin odorant picoré par les poules blanches... Des chariots passaient sans doute, débor­dant de fourrage ou de sacs de farine et des hommes aux bottes souples, dans des caftans confortables. Les femmes au pas de leurs portes cirées gardaient leurs roubles or et l'honneur du logis...

Remarquez que je n'en sais rien. Mais, en ce matin — il est sept heures — et il fait encore frais — alors que nous passons en revue ces rues dégradées mais correctes, c'est

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l'impression que je ressens. C'est pas beau Samara. Ça a passé par la grande famine. Aujourd'hui, les filles qui passent avec leurs bas roulés, les enfants aux joues maigres qui rôdent avec les chiens, presque pas d ordures ménagères, et ce marché où nous débouchons — marché privé — où les denrées se montent en épingle de cravate, tout cela n'exprime pas l'opulence, mais s'en souvient. Nous descendons par des avenues et des jardins qui donnent une haute idée de la Russie bourgeoise. Des soldats rouges dressent de beaux chiens. Ils sont gais et libres comme des occupants. Quand nous revenons, de nombreuses provisions entrent dans notre « 1917». Nous mangerons presque du poulet...Soleil, Samara s'éloigne, l'inconnue. La Volga a deux kilomètres de large !

Dimanche 6 septembre. — Saratov. Fête internationale des Jeunesses communistes. Debout sur des camions, des orateurs. Une foule de garçons et de filles éton­namment réels, quelque chose de très pur qui flottait sous les drapeaux rouges dans le soleil. Tout ce qui est bien en Russie est gosse. Tout ce qui est vieux est raté. Tout ce qui est responsable et officiel pue la police. A Saratov il n'y avait presque que de la jeunesse. Je ne serais pas étonné que les générations qui viennent déroutent les pronostics étrangers. Que le plan Quinquennal fasse faillite, dans la crise mondiale actuelle, c'est vraisemblable. La faillite sera universelle. Mais il y a la jeunesse russe. Et, celle-ci, bien entraînée par quatorze ans d'épreuves, grandie dans une liberté occupée, sans égale, sous une dure loi de débrouil­lardise, et dans cette égalité de fait, sera à la page.

* * *

Lundi 7 septembre. — Stalingrad. — Dortoir sur planches très soviétiques. Une grande bâtisse qui n'a rien d un hôtel, reçoit les touristes. C est propre d'ailleurs, et si dépourvu de confort que l'on se sent rajeuni en boy-scout. Dans des salles, des jeunes gens lisent autour de grandes tables et semblent apprendre la responsabilité.

Aussitôt installés, nous partons dans la nuit faire une recon-

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naissance. Stalingrad s'étend beaucoup, vacante. Tout est fermé déjà, mais aux rez-de-chaussée sans rideaux de quel­ques maisons éclairées, nous pouvons regarder à 1 aise des clubs où femmes et hommes sont en train de lire ou de se coucher, toujours par groupes, chacun solitaire jouant avec le vide. Il y a de la lenteur et un manque absolu de pudeur. C'est toujours le campement de la fin du monde.

Des avenues, encore des avenues. Tout-à-coup une voix fait battre le cœur de la nuit. Une mandoline l'accompagne, et tout devient très méridional. Que cette ville de saison est donc déserte... Tout le monde doit être au Casino... Les rues descendent vers la mer? pardon la Volga. Ah oui ! c'est vrai... la Volga. Nous sommes à Stalingrad. Que l'air est doux ! Et toutes ces villas sans sexe...

(à suivre.) Jean SYLVEIRE.

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