Esprit Critique n°139

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    ESPRIT CRITIQUES E F A I R E S O N O P I N I O N

    Revue n139 - 25 fvrier 2016

    MURMURES LA JEUNESSE - Christiane Taubira (ditions Philippe Rey)par Denis Quinqueton

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    CRITIQUES

    Sommaire

    3.

    CE QUE DIT CHARLIE, TREIZE LEONS DHISTOIRE - Pascal Ory (Gallimard/Le Dbat)par Christian Birebent1.LE DFI CHARLIE : LES MDIAS LPREUVE DES ATTENTATS - sous la directionde Pierre Lefbure et Claire Srail (Lemieux diteur) par Ziad Gebran2.

    4.5.

    NOUVELLE HISTOIRE DES IDES, DU SACR AU POLITIQUE - Alain Blondy (Perrin)par Ludivine Prneron

    FACE GAA - Bruno Latour (La Dcouverte)par Blaise Gonda

    6.TAKING POWER BACK, PUTTING PEOPLE IN CHARGE OF POLITICS -Simon Parker (Policy Press) par Charly Gordon

    7.UNE FEMME CHEZ LES PREMIERS PSYCHANALYSTES - Franoise Wilder (Epel)par Daniel Zaoui

    Directeur de la publication : Gilles Finchelstein / Rdacteurs en chef : Romain Pdron - Laurent Cohen / Webmestre : Robin Cambianica

    FONDATION JEAN-JAURS - 12 CIT MALESHERBES - 75009 PARIS - 01 40 23 24 001

    LA TERRE ET LOMBRE (LA TIERRA Y LA SOMBRA, 2015) - ralisation et scnariode Csar Augusto Acevedo par Hugo Pascault

    ECHAPPES

    8.SCHISTE NOIR - Arnaud Chneiweiss (Cherche Midi)par Jrmie Peltier9.

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    CE QUE DIT CHARLIE.TREIZE LEONS DHISTOIRE

    Pascal Oryditions Gallimard/Le Dbat,2016, 248 pages, 15,90 euros

    PAR CHRISTIAN BIREBENT

    Les attentats qui ontfrapp Paris en janvier etnovembre 2015 suscitent denombreux textes cherchant comprendre et interprterce qui sest pass. Lessai de

    lhistorien Pascal Ory, Ce quedit Charlie. Treize leons dhis-toire, a t rdig avant les

    attaques de novembre. Professeur dhistoire contem-poraine lUniversit Paris I, enseignant SciencesPo, cet historien des ides politiques et des intellec-tuels en France, spcialiste dhistoire culturelle1 etfin connaisseur de la France de lOccupation, mani-feste aussi un intrt pour la bande dessine2, pour la culture visuelle tout en sengageant dans la vie dela cit. Lhistoire immdiate peut apparatre comme

    un exercice prilleux mme si elle donne lieu desouvrages phares comme Ltrange dfaite3, que MarcBloch a consacr ds 1940 la dsastreuse Bataillede France. Dans les premires pages de son livre( Lhistoire, tout de suite ), Pascal Ory se livre dail-leurs une rflexion sur le rle de lhistorien dans lacit et sur les difficults quil rencontre en utilisant deux outils problmatiques : lanalogie et la gnra-lit . La leon moderne pose des mots sur desphnomnes ; elle est suppose dbarrasse des mots

    prtablis dont sont faits tous les livres de toutes lesreligions modernes, quelles soient religieuses ouciviles. Mais cet ouvrage court, constitu de treizechapitres et ddi Pierre Nora, nest pas seulement

    un livre dhistoire. Chaque chapitre renvoie unconcept terrorisme , libert dexpression , unlieu ou une expression symbolique de ce tempsdeffroi Place de la Rpublique , Hyper Cacher , Je (ne) suis (pas) Charlie . De la sorte, Pascal Orydresse un tat des lieux de la France contemporaine,sinterrogeant par l-mme sur le devenir mme denotre nation.

    Pascal Ory rappelle que la dstabilisation deCharlie Hebdo a commenc quelques annes plus tt,avec une srie de mobilisations et dattaques visant lapublication de caricatures juges blasphmatoires duprophte Mahomet mais que rien ne prdisposait la culture agresse , juxtaposant une gauche de lagauche et une gauche libertaire, subir la plus

    violente des agressions de la part de reprsentantsautoqualifis des damns de la Terre lui renvoyant au

    visage lislamophobie, concept forg dessein commeun symtrique dantismitisme . L vnement ,remis en valeur par lhistorien post-moderne linstar

    de la biographie, nest pas uniquement ce qui arrivemais ce qui a lieu pour les mdias. Les attaques de

    janvier 2015 concentrent ainsi des qualits vne-mentielles remarquables : violence physique prcdepar la violence verbale suscitant des ondes de chocsuccessives : le cercle des mdias, le cercle des mobi-liss rassembls autour dun mot dordre indit depuisla rvolution de 1830, la libert dexpression, qui nestpas seulement une libert formelle . Ory tente dereplacer cet vnement dans le contexte des grands

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    branlements des trente dernires annes, tablis-sant parfois des ponts avec une pass trs lointain,lAntiquit et le Moyen Age. Ainsi, propos desreprsentations de Mahomet et de ses caricatures, ilsouligne que les religions monothistes, hritires du

    judasme, ont t parcourues par des courants hostiles

    aux images reprsentant des tres humains et Dieu.Les iconoclastes et les iconophiles se sont long-temps affronts dans lEmpire byzantin. Au sein mmede lislam, la variante chiite admet la reprsentationhumaine . Mais, lIslamisme moderne, projet poli-tique, fait lui un double choix totalitaire dansltendue de la socit et radical, dans ltendue desformes concernes .

    Le retour du religieux est une ralit ind-niable des dernires dcennies, depuis au moins la

    rvolution iranienne de 1979 et la mise en place dunerpublique thocratique, que daucuns ont pu voircomme une alternative aprs lchec dans les pays dusud des solutions occidentocentres ( rvolutionblanche en Iran sous le Shah, nationalismes sociali-sants, communisme dans sa version castriste).LOccident a aussi longtemps sous-estim la prsencemaintenue du religieux dans des socits non-occi-dentales o, par ailleurs, selon Pascal Ory, le processusdoccidentalisation y est peut-tre moins en pannequon ne le croit ou on lespre. Quand les guerres neperturbent pas ces volutions, les progrs de lindivi-dualisme libral sont notables mme si le choixreligieux est le plus visible. Cette hypothse mritedtre discute et vrifie.

    Le radicalisme musulman contemporain pr-sente dailleurs des analogies avec les mouvementsutopiques et millnaristes du monde chrtien, commeles rvolts anabaptistes de Mnster en 1534. Pour

    lui, la spcificit de lutopie connotation religieusetiendrait sa capacit inventer de toutes pices unetradition identifie un tat originel quon cherche,une fois reconstitu, rendre intangible .

    Lantismitisme, une des composantes de

    lislamisme , anime sans aucun doute Amedy Couli-baly, le tueur du magasin Hyper Cacher, qui aassassin quelques heures plus tt une policire Montrouge, o il visait peut-tre une cole juive,comme lavait fait Merah Toulouse trois ans plus tt. La mise en scne sanglante de lHyper Cacher faitsurgir la surface la question antismite . La Francenen est pas dbarrasse. Les travaux des historiensmontrent une diffrence considrable entre la IIIe

    Rpublique et les dcennies postrieures la SecondeGuerre mondiale avec leffondrement du discours

    antismite classique dsormais dpass par celui portpar certains membres de la communaut musul-mane . La judophobie du XXIe sicle serait ainsi unesynthse dantijudasme religieux et dantismitismelaque qui na pas cess de forger une mythologie axesur limage de domination et du complot juifs .

    Face cette situation, Pascal Ory sinterroge : quest-ce quune nation ? . Aprs les gigantesquesmanifestations du 11 janvier, la nation se dcouvre capable de collectif, de mobilisation et dexemplaritmondiale . Pascal Ory note que dans les librairies, lesdeux types douvrages les plus recherches sont consa-crs lislam ou la tolrance et au fanatisme. Aussi Janvier 15 napparat pas comme un sursaut thique() mais comme une raction organique en rponse une agression, mesurable suivant des critres quan-titatifs . A une chelle plus large, le radicalismeislamique serait-il lindice non dun retour au religieuxmais dun dernier sursaut du fondamentalisme, pouss

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    la guerre par une sorte de fuite en avant impria-liste ? Lvolution historique nest ni acheve, nitranche entre la conqute continue des liberts etdes droits de lhomme ou le mouvement inverse, entreune intgration dmocratique librale ou une invo-lution communautaire autoritaire .

    On ne peut pas reprocher Pascal Ory de fairedans le politiquement correct ou dmettre des opi-nions tides. Ainsi, il observe que la France associe ladeuxime communaut juive hors dIsral et la plusnombreuse communaut musulmane et prcise quecette observation risque de choquer car elle supposequil y ait deux communauts organises et quellessoient, si peu que ce soit, distinctes du reste de lapopulation . Mais, il la maintient car elle montreltat de crise dun pays refusant le communautarisme

    depuis 1789 et qui pourtant est tent dy recourir faceaux difficults du vivre ensemble . De mme, lhis-torien veut en finir avec quelques mythes progressistesdes annes 1960-1970. La prise du pouvoir par lesnationalistes socialisants du monde arabe () sesttoujours traduite par des mesures vexatoires lgarddes juifs, tout comme un sicle plus tt une branchedu nationalisme occidental pouvait avoir intgrlantijudasme lacis baptis antismitisme .

    Le spcialiste de lhistoire des ides et de lhis-toire culturelle apparat trs laise pour tudier dansle chapitre Trait sur la tolrance lvolution de laplace des intellectuels en France, leur got pour leradicalisme de gauche ou de droite, la dislocation dustatut de lintellectuel au profit de figures matrisantles nouveaux instruments de mdiation qui leurpermettent dobtenir ladhsion dtroites mais densestribus. Il nen idalise pas pour autant un prtenduge dor des intellectuels franais rappelant rapide-

    ment le dogmatisme et les polmiques des annes1950-1960. Son vocation des manifestations sur la Place de la Rpublique est remarquable. Il faitlhistoire de ce lieu haussmannien investi par lesRpublicains aprs 1879 et montre que linvention dela plupart des symboles politiques dimportance est

    lie des moments de refondation ou de crise. Enjanvier 2015, les rassemblements spontans associentune motion populaire, un lieu symbolique et unslogan improvis Je suis Charlie .

    Tous les chapitres de ce court ouvrage ne sontpas pour autant de mme qualit : celui intitul Je(ne) suis (pas) Charlie semble se rsumer avant tout une critique de louvrage dEmmanuel Todd, Qui estCharlie ?5. Pour Ory, les marcheurs, loin dtre desreprsentants de la classe moyenne confite de bonne

    conscience relguant loin deux des catgoriessociales pauvres, refusent le monde denfermementdans lidentit . Mais on nen sait pas plus sur lesralits de ces marches Paris comme dans le restede la France. La partie intitule Terrorisme basculeen fait sur une vocation plus globale des formes deguerres qui ne nous apprend pas grand chose. Curieu-sement, le chapitre Le crayon guidant le peuple ,rdig par un spcialiste des mdias et de la bandedessine, apparat comme la contribution la moinsintressante, la fois trop technique et ennuyeuse.

    La structure mme de louvrage, treize chapi-tres distincts prcds de Lhistoire, tout de suite et suivis du Principe dincertitude , entrane desrptitions, peut-tre vise pdagogique, notammentsur le projet politique islamiste, mais ne permet pasdamples dveloppements. Les vocations historiquesdemeurent souvent sommaires ou allusives, lesrecours aux apports dautres sciences sociales sont

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    limits. On peut aussi regretter une rdaction inutile-ment complexe, la rptition de certaines formules quirelvent plus de tics de langage que de tentatives deconceptualisation, ainsi lexpression Janvier 15 pour dsigner les vnements dramatiques, ainsi quelutilisation de citations et de rfrences qui sont

    comme autant daffteries.6

    Noublions pas cependant quil sagit avant toutdun essai, dans lequel Pascal Ory propose des l-ments dinterprtation dun vnement rcent clairspar ses connaissances sur divers aspects de la Francecontemporaine, ses doutes, ses divisions et ses rac-tions. On peut le suivre quand il affirme que lamonte des nationalismes, des intgrismes et despopulismes donne le ton de cette nouvelle conjonc-ture qui perturbe les classements idologiques

    familiers des intellectuels occidentaux . Le temps desincertitudes est devant nous, en France comme ltranger.

    1. Pascal Ory, La belle illusion. Culture et politique sous le signe duFront populaire 1935-1938, Plon, 1994.

    2. Pascal Ory, Laurent Martin, Jean-Pierre Mercier, Sylvain Venayre,Lart de la Bande Dessine, ditions Mazenod et Citadelle, 2012.

    3. Marc Bloch, Ltrange dfaite, Folio Histoire, 1990.

    4. Pascal Ory, Jean-Franois Sirinelli, Les Intellectuels en France, delaffaire Dreyfus nos jours, Armand Colin, 2002.

    5. Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie dune crise reli-gieuse, Seuil, 2015.

    6. Ainsi Frantz Fanon, Les damns de la terre, Maspero, 1961 ;Antoine Prost, Douze leons sur lhistoire, Seuil Points Histoire,1996 ; Raymond Aron, Dix-huit leons sur la socit industrielle,Folio, 1986.

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    LE DFI CHARLIE : LES MDIAS LPREUVE DES ATTENTATS

    Sous la direction de Pierre LefbureetClaire ScailLemieux diteur,janvier 2016, 378 pages, 16 euros

    PAR ZIAD GEBRAN

    A quel momentavons-nous assez de reculpour crire sur des vne-ments aussi dramatiques queles attentats contre CharlieHebdo et lHyper Cacher dela Porte de Vincennes, sansle prisme de lmotion, natu-rellement associe ces

    journes de janvier 2015 ?Une anne semble tre la rponse pour Pierre Lef-bure et Claire Scail, qui ont supervis la rdaction deLe dfi Charlie : les mdias lpreuve des attentats ,paru quasiment simultanment la commmorationde ces dramatiques vnements. Cet ouvrage cherche tudier le traitement chaud par les journalistes de

    ces vnements, avec le souci de lobjectivit chaqueanalyse tant appuye par des chiffres et des faitsconcrets voire de lexhaustivit toutes les facettesdu travail des mdias tant explores. Dj, six moisaprs, un groupe de chercheurs du laboratoire Com-munication et politique stait constitu pourcomprendre la couverture mdiatique de ces journes.Cest dailleurs sur les travaux de ce dernier a menque cet essai sappuie.

    En effet, sous diffrents angles, sappuyant surles contributions de diffrents chercheurs (historiens,sociologues, politisites) et selon la chronologie desfaits les attentats, la marche du 11 janvier, le

    mouvement de solidarit sur les rseaux sociauxavec lapparition du fameux slogan #JeSuisCharlie etle dbat qui sen est suivi avec ses variantes plusnuances ou plus ngatives, jusquaux ractions destlspectateurs sur les ditions spciales des missionstlvises... , ce livre offre des points de vue analy-tiques ncessaires pour comprendre le fonctionnementdes mdias dans le monde daujourdhui et sur la faonselon laquelle se crent des opinions. Malheureuxhasard du calendrier : les enseignements que lon tirede cette lecture, on pourrait aussi les appliquer auxtristes attaques du 13 novembre Paris et Saint-Denis, comme viennent le rappeler les dernires pagesconsacres ces autres terribles vnements, surve-nus sans doute en plein bouclage de lcriture.

    Pour autant, comme souvent lors douvragescollectifs, ce qui manque dans cet essai, cest un filrouge, une dynamique qui donnerait du rythme etde la cohrence aux passages entre les diffrentschapitres, tout en vitant dtre une simple juxtaposi-

    tion de plusieurs articles de fond. Cest notamment lecas de la squence rseaux sociaux, qui cherche com-prendre lmergence du mot dordre #JeSuisCharlie,mais aussi dcouvrir qui se trouvait derrire ceux,qui, pour diffrentes raisons, critiquait cet unani-misme. Trois contributions en font lanalyse, troiscontributions dans lesquelles les parties descriptivessont redondantes entre elles et napportent rien deneuf ce dbat si ce nest une vision trs factuelle

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    de limportance de ces bruits dissonants, traversanalyse des profils metteurs de ces messages etcomptage prcis du nombre de tweets, par exemple,permettant davoir une mesure exacte de lampleur duphnomne. Ainsi, on apprend que certains dentreeux justifiant les attentats, ou simplement ceux reven-

    diquant le droit lopinion diffrente avec un#JeNeSuisPasCharlie, ont t en partie relays pardes comptes lis lextrme droite afin de gonflerartificiellement leur diffusion dans lcosystmenumrique. Par ailleurs, on peut juger certains chapi-tres dcals par rapport lensemble de louvrage : cestnotamment le cas des pages propos des philosophesmdiatiques , thmatique srement passionnante maisqui est dconnecte de la stricte succession des faits du7, 9 et 11 janvier, chronologie qui demeure larchitec-ture du livre.

    On peut galement regretter que louvragefasse abstraction de deux volets importants du traite-ment journalistique des attentats de janvier 2015, etqui auraient mrit des chapitres en tant que tels :dune part, le relais de la propagande djihadiste dansnos mdias, qui pose une vraie interrogation mainte-nant que la France est directement touche ; dautrepart, lmergence des chanes dinformation continue,qui a pris une autre ampleur depuis ces attentats,mme si elles taient dj prsentes dans notrepaysage mdiatique et quelles sont videmment vo-ques en marge des diffrents articles. Avoir encomplment ces deux analyses aurait permis dedresser un panorama 360 des enjeux auxquels lesmdias ont d faire face en ces jours de janvier pourrendre compte des vnements. Mais, au-del de cescritiques, le rsultat produit par lensemble de ceschercheurs sur un peu moins de 400 pages, dans unlangage intelligible, est dj dun apport non ngligea-

    ble. En effet, dans le cadre dun dbat passionnel etpassionn sur des sujets pas simples, comme leblasphme, la lacit ou lunit nationale, entre lespositions de Caroline Fourest et dEmmanuel Todd,avoir un avis neutre qui ne soit pas du ressort dessentiments nest pas simple : ainsi, Le dfi Charlie : les

    mdias lpreuve des attentats apporte une contribu-tion la rflexion collective qui est appuye sur deslments purement factuels. Pour autant, ce livre nestpas l pour gommer froidement toute motion du trai-tement mdiatique des vnements : au contraire, ilest l pour dcrypter les diffrents rgimes dmotionqui ont t engags la tlvision, dans la presse criteet par les responsables politiques .

    Le ton est donn ds les premires pages. Uneanalyse prcise, au niveau international, des unes de

    la presse crite, quant la place accorde aux vne-ments, au recours la photographie ou au dessin, estfaite : de manire quantitative, on apprend ainsi queseulement 64,3 % des mdias dans le monde ont faitleur premire page sur les attentats, soit 363 journauxo il ny a aucune trace de Charlie Hebdo ; mais aussi,de manire qualitative, sur les contenus de ces uneset des choix ditoriaux dangles et de titres. Bref, unemine dinformations passionnantes quand on sint-resse aux mdias. Pour revenir ce fameux slogan Jesuis Charlie , lutilisation qui est en faite par de nom-breux journalistes est galement intressante, dans lamesure o sa prsence signifie clairement la solidaritdes rdactions du monde entier avec cette atteinteflagrante la libert dexpression. Pourtant, trs peu

    vont jusqu republier des dessins de Charlie Hebdo,encore moins les dsormais et tristement clbrescaricatures du prophte. On ne peut galement paspasser ct de la trs pertinente analyse des verba-tims de journalistes lors de la marche du 11 janvier,

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    meilleure preuve pour mesurer lampleur historiquede cette journe despoir au lendemain de lhorreur.La conclusion ce sujet est claire, et rvlatrice delambition de ce livre : Le poids des logiques deproduction de linformation rend lexercice prilleuxpour les journalistes. Mais sils ne prtendent pas

    crire lhistoire, les journalistes ont bien consciencedcrire pour elle (). La lutte pour linterprtation dece qui sest pass le 11 janvier nest donc pas tantempche par le consensus exprim alors par les jour-nalistes couvrant lvnement quelle nest stimulepar le statut historique quils ont pleinement contribu lui attribuer par lampleur de leur couverture .

    Ce qui est galement noter dans cet essai,cest la recherche, par les auteurs, de lexhaustivitdans le panel des mdias analyss. Ainsi, les missions

    satiriques ou comiques (Les Guignols de lInfo,Catherine et Liliane, Cest Canteloup) et la faon aveclesquelles leurs prsentateurs ont d assurer leurprogramme, et tenter de faire rire, malgr le trauma-tisme et le deuil des attentats, sont essentiels pourcomprendre londe de choc qui sest impose dans letraitement mdiatique des vnements. De la mmemanire, le web est prdominant. Pour une rare fois,Internet, et plus prcisment les rseaux sociaux, sontconsidrs comme un mdia part entire aux ctsdes autres supports sachant que le lien entre lesdeux quant la gnration et la diffusion dun sens auxvnements est vident. Il est vrai que le mot dordre#JeSuisCharlie, qui sest propag avant tout sur Twitter,fait partie de ce qui reste grav dans nos esprits aprsces attentats.

    Au dtour dun chapitre sur la communicationpolitique, lun des chercheurs rappelle, propos desattentats, que dans la socit mdiatique contempo-

    raine, leur rpercussion semble mme dcuple parlomniprsence des images , rappelant dailleurs queces attaques pourraient tre conues par leurs instiga-teurs en partie pour tre mdiatises. On touche l la

    vraie valeur ajoute de cet essai. Avec les terroristes,une guerre dimage se joue en parallle de la lutte

    contre le radicalisme. Comprendre ainsi limpact detels vnements sur nos mdias est essentiel pour per-cevoir le rel effet quils peuvent avoir sur nosopinions et ainsi branler ou renforcer les fonde-ments de notre socit. Effet direct dans la mesure olonde de choc touche quasiment tout le monde, encrant parfois une dynamique de solidarit nationale,mais aussi indirect, car Franois Hollande a eulopportunit de se (re)prsidentialiser cette occa-sion, marquant une rupture avec limage quil pouvaitavoir par ailleurs dans les mdias. Une stature qui ne

    lui a pourtant pas permis de capitaliser des opinionspositives auprs des citoyens, en labsence de rsultatspar ailleurs. La politique nest jamais loin, et loin detoute navet, ce livre aussi a le mrite de faire com-prendre comment nos dirigeants sinscrivent dans cesmouvements de fond mdiatiques, antinomiques leur fonctionnement centr sur la recherche de lapetite phrase qui fera le buzz.

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    MURMURES LA JEUNESSE

    Christiane Taubiraditions Philippe Rey,janvier 2016, 90 pages, 7 euros

    PAR DENIS QUINQUETON

    Un timing bien vu,un livre qui sort quelques

    jours aprs sa dmission,une symbolique frappantedu dpart de la Chancellerie sur deux roues , uneconfrence aux tats-Unis,

    une interview au journal Le Monde, un passage sur leplateau du talk-show hebdomadaire succs et chroniqueurs poussifs Mais dans quelle poquepolitique vit-on pour reprocher quelquune de ne pastrop se prendre les pieds dans le tapis ? Lhabitude dtestable de trbucher ds la descente de lit doit-elle devenir une mthode politique ?

    Ensuite viennent les critiques sur son exercicede la fonction rgalienne la Justice que lui a confile prsident Franois Hollande en mai 2012. Les

    reproches ne manquent pas tant son verbe hautenchante bon nombre de progressistes, et agace mme mesure. Son verbe, justement, sil suppose untalent complexe, relve pourtant dun constat simpleet pas franchement nouveau : une communauthumaine sirrigue de mots et dides, de cohrence etdespoir, et pas seulement de courbes si compliques inverser, dquilibres statistiques introuvables, depeurs infernales et de petites-phrases-qui-brisent-les-tabous-de-la-gauche jusqu nous rendre fous.

    Mais je me mfie suffisamment de la person-nalisation politique qui tue notre dmocratie prtendrele contraire suppose des neurones en crise dhypoglyc-mie pour me garder de placer lancienne garde dessceaux sur un pidestal. Parlementaire puis ministreen dmocratie, elle est sujette de lgitimes critiques.Chacun fera sa liste et lhistoire, la sienne. Tout justene puis-je pas mempcher de repenser quelquesfameux triqus ayant eux aussi occup la fonctionquelle vient de quitter et qui, sans doute au prtexteque Saint Louis rendait la justice sous un chne, nepurent se retenir, dans laction, dun convaincantmimtisme avec le fruit bien connu de larbre majes-tueux. Pour le moins, elle bnficie dun fameux effet

    de contraste, sans inconvenant jeu de mot.

    Restent son acte dmissionner du gouverne-ment, quil ne mappartient pas de commenter dansces colonnes , son livre crit alors quelle taitministre et son propos assez vif au sujet desravages du terrorisme et du projet conscutif de modi-fier la constitution pour y inscrire la notion dedchance de nationalit.

    Ce nest pas ici quon me contredira : il est

    rjouissant et rassurant quune ministre crive,mme en fonction, surtout en fonction, et sans ghostwriter. Bernard Lahire, dans Pour la sociologie, notequon ne construit pas un pont sans connatre lesproprits du sol, celles des matriaux utiliss, lescontraintes et les forces auxquelles le pont en questionsera soumis. On peut en revanche faire de la politique,cest--dire vouloir agir sur la ralit sociale, sans avoirlu une ligne des sciences qui ltudient. Cette capa-cit, rare chez nos responsables politique, crire

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    long pour formuler le monde autrement que dans undiscours format me semble tmoigner aussi de cetirremplaable savoir, de cette ncessaire apprhensionfine dune humanit complexe. Voil pourquoi, au-del du contenu, il est rassurant quune ministre, alorsquil y en a tant qui ne publient quun recueil plus ou

    moins bien fagot de leurs lments de langages, serisque formuler ses analyses et ses rflexions demanire dtaille et nous les livrer. Je ne suis srede rien, crit-elle dailleurs, le tourment mhabitera

    jusqu la tombe . Ne boudons pas notre intrt.Cest prcisment maintenant quil faut refuser, mal-gr les intimidations, de capituler intellectuellement.(...) Oui, il faut comprendre pour anticiper et aussipour ramener du sens au monde.

    Et puis il y a le fond de son propos. Et ces

    phrases qui ne me quittent plus depuis que je les airencontres, au dtour de la page 58 : Cder lacoule dangoisse et se laisser entraner au lieudendiguer, signe la fin du Politique et de la politique.Le glas. Plus fatal que lhalali.

    Nous fmes nombreux et anonymes, danslinquitude de janvier et langoisse de novembre dire mme pas peur ou, comme si lon voulait parler aumonde, were not afraid . Je me souviens avoirrepens, lpoque, une tonnante photographieprise pendant les raids ariens allemands sur Londresau dbut des annes 1940. On y voit quelques person-nages dans une bibliothque au plafond ravag par unbombardement affairs choisir, attentifs et la ttelgrement incline, des livres parmi les rayons. Cetteimage exprime comme jamais une manire de contra-rier une barbarie qui tente de simmiscer : ne pasrenoncer, endiguer langoisse qui est toujours la piredes conseillres, en effet, et chercher comprendre.Christiane Taubira, crivant ses Murmures la

    jeunesse, est sur cette photo de notre poque meurtrie,la tte lgrement incline pour lire les titres inscritssur la tranche des livres, en train de choisir une uvreou deux pour chercher comprendre.

    Enfermer ce monstre dans des dfinitions

    lapidaires, crit-elle propos de Daesh et assimils,ne sert qua ratifier notre dfaite. (...) Car il faut enconvenir : si la stratgie nest pas subtile, elle estatrocement habile. Une mentalit de forbans, desmthodes de brigands et les moyens dun tat : desterritoires sous contrle, des richesses ptrolires, desexpdients financiers ranons, taxes, rackets et descomptes bancaires, des capacits logistiques et desforces militaires. Sy agrge un bricolage inventifet but qui donne non seulement limpression, lesrsultats aussi dune matrise des technologies dinfor-

    mation, des techniques de propagande, des artificesde communication. Comment refuser cette invita-tion ne pas se laisser berner sidrer par leurpropagande, si bien adapte nos moyens dinforma-tion ? Comment ddaigner cette invitation dmonterun processus, se tourner vers quelques utilespenseurs pour mettre notre poque en perspective etlaborer une rponse leffroyable dfi ?

    La communaut nationale, crit ChristianeTaubira, a connu une longue gestation avant de deve-nir ce quelle est : bien quencore fragile, une nationcivique. Cest cette mme communaut nationalequi est, ces mois-ci, dfie. Et elle poursuit : Ce quela Rpublique attend des citoyens quelle protge, cestquils veillent sur elle, sur les piliers qui la soutiennent,sur les principes qui la structurent. Quils soient les

    vigies inlassables des articles premier et six de laDclaration des droits de lhomme et du citoyen ainsique du prambule de la constitution de 1946, partiesintgrantes du bloc de constitutionnalit. Lapparte-

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    nance par la nationalit en fait partie rappelle-t-elle.Voil pourquoi relever ce dfi ne peut commencer, nimme se poursuivre, par un reniement en forme dedchance qui envoie, parmi de nombreux contre-messages, celui de limpuissance.

    Appartenir un peuple qui riposte auxcataclysmes haineux par des billets, des fleurs, desbougies, des livres, et organise sa rsilience avec desmthodes aussi avises quindites, oblige. Oblige connatre sa force, se savoir partie dun tout degrande vitalit, insolite et coriace. Oblige ne jamaisrcuser le doute sans lui avoir retourn les poches. ne pas dtaler devant la complexit des choses. savoir quil ne peut y avoir de premptoire que la

    volont opinitre et inflexible de protger. Le reste estpige. Parce quil nexiste pas dassurance tous risques

    contre la folie assassine. Il y a quelque chose de dou-loureux voir une majorit politique, la ntre, cellepour qui nous avons fait campagne il y a moins dequatre ans, prise ce pige et refuser volontairementden sortir, comme pour singer un drisoire pouvoir :celui de faire une norme btise dont nous paieronslongtemps les effets dltres.

    Finalement, refuser cette illusion nfaste, ceprojet concrtement inutile et symboliquement dra-matique, cest une manire trop peu usuelle de garderscrupuleusement les sceaux de notre Rpublique.Mais Sans doute cela demande-t-il (...) de dcelercombien est immense ce que lon ne sait pas encore.

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    NOUVELLE HISTOIRE DES IDES. DUSACR AU POLITIQUE

    Alain Blondyditions Perrin,

    janvier 2016, 407 pages, 23 euros

    PAR LUDIVINE PRNRON

    Alain Blondy, historienspcialiste du monde mditer-ranen aux XVIe, XVIIe et XVIIIe

    sicles, nous livre dans cetouvrage un vritable panoramade lhistoire des ides, sten-

    dant de lre prhistorique lasocit contemporaine. Si cetexercice donne lieu une lec-

    ture fastidieuse, il permet en revanche dapprhenderles enjeux de la pense humaine de manire dyna-mique et plusieurs niveaux : historique, religieux,conomique et sociologique et ceci sur un droultemporel denvergure.

    Cest lamplitude incroyable des thmes et desauteurs traits par Alain Blondy qui permet de dessi-

    ner une fresque quasi-exhaustive des penseurs delhistoire europenne. Car, en effet, si au dbut delouvrage lchelle de la pense est mondiale, celle-cise resserre au fur et mesure vers lEurope et laFrance tout en voquant lexemple amricain et russe.

    Loriginalit de louvrage se situe donc dans ladescription de lhistoire humaine ds son commence-ment. Alain Blondy, en effet, trace des lignescontinues entre des phnomnes prhistoriques et

    contemporains, permettant de faire apparatre descontinuits particulirement pertinentes. A ce titre, onpeut citer lexemple de lexogamie entre les peupladesdurant le temps prhistorique : lexogamie, accepte

    ou impose par le rapt, fut alors le vecteur essentiel delenrichissement culturel de chaque groupe par latransmission de savoir-faire que possdaient les autres.Ds lors, la femme devint la fois conservatrice destraditions et facteur de progrs. Ce fut alors quenaquit le dbat entre limportance donner au respectdes traditions existantes et celle confrer lapportde traditions nouvelles, prfigurant, des millnairesavant, le dbat entre traditionalisme et progressisme 1.Cest cette capacit de la pense dAlain Blondy fairesystme qui donne tout son intrt cette nouvellehistoire des ides, et lempche de ntre quun cata-logue superposant les penses de diffrents auteurs.

    Le fait religieux, un axe primordial

    Comme lindique le sous-titre de louvrage Du sacr au politique , Alain Blondy considre lephnomne de scularisation occidentale comme unlment essentiel de notre civilisation. Dans ce sens,il nous fait apprhender, travers de nombreux

    auteurs, les multiples allers-retours qui ont fait mer-ger cette donne fondamentale.

    Car si, au dbut de lhistoire humaine, AlainBlondy, citant Emile Durkheim, explique que la reli-gion est donc le premier endroit o les tres humainspouvaient expliquer rationnellement le monde autourdeux 2, il indique ensuite que lapparition dungroupe humain qui avait dsormais pour fonctionunique un rle religieux complexe 3 a permis de

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    construire une dualit entre le politique et le sacr quimarquera dsormais lhumanit soit par leur alliance,soit par leur antagonisme.

    Cette histoire de la scularisation permet ausside comprendre limportance du retour du religieux

    dans nos socits actuelles, comme un retour durefus de lvolution du temps . En effet, lauteurexplique qu une partie de lhumanit semble prise de

    vertige face la vitesse acclre de lvolution. Nepouvant pas (matriellement, physiquement ou mora-lement) agir dans le cadre du monde nouveau, elletente darrter le temps pour interrompre le change-ment, mais casser le thermomtre na jamais faittomber la fivre. Il semble que la gageure du XXI e estde faire aller ensemble la tradition et la modernit.Lexcs de lune suscite en raction lexacerbation de

    lautre 4. Ainsi la scularisation du monde europenest, avant tout, une histoire de dialectique entre desmouvements tantt convergents, tantt divergents.

    Comment traiter lhistoire des ides

    A partir du Moyen Age, lauteur concentre par-ticulirement son rcit sur lhistoire europenne, lereste du monde ntant quasiment plus voqu. Cechoix sexplique sans doute par la difficult compo-ser un format lisible, qui ne soit pas lquivalent dundictionnaire, mais il pose nanmoins question. Eneffet, ne sont ainsi pas voqus, ou de manire trspisodique, ple-mle : la colonisation, la dcolonisa-tion et son pendant les penseurs tiers-mondiste,lorientalisme, les influences orientales sur la penseeuropenne, etc.

    Ce choix semble donc isoler les penseurs euro-pens dans un monde o ils auraient volu seuls sanschanges avec le monde extrieur. Une hypothse

    difficile soutenir alors que lun des objectifs du livrevise justement montrer linfluence des cultures lesunes sur les autres.

    De plus, les rapports Nord-Sud, qui sontaujourdhui, plus que jamais, au cur des questions

    contemporaines, notamment avec lvolution desBRICS5 et la question des rfugis, sont galement peine effleurs. Lhistoire des ides naurait-elle paspermis de mettre en perspective ces sujets et denapprendre davantage sur les dynamiques luvredans ces rapports ?

    Lhistoire du XXe sicle est galement passeen revue de manire superficielle, sans en voquer denombreux phnomnes essentiels comme la construc-tion de lUnion europenne, lmergence dInternet,

    celle des sciences sociales (mis part Emile Durkheimet Pierre Bourdieu), ou encore lvolution de la placede la femme dans la socit. Ce sont pourtant desfacteurs fondamentaux de la construction de la socitactuelle. Ce choix est videmment li la professiondhistorien de lauteur, pour qui le concept d histoireimmdiate peut tre la porte ouverte la subjectivitet ne permet pas le recul ncessaire une analysesrieuse. Lexhaustivit est impossible, mais le choixde la focale met toujours en avant une manire dana-lyser les faits et de leur donner du sens. Elle est en soitoujours un parti pris.

    Des apprentissages pour lavenir

    Mme si ce livre est un livre historique, il nousen apprend autant sur le pass que sur lavenir. Cestcette capacit nous parler du monde daujourdhuien analysant le monde davant qui donne toute sonactualit et sa pertinence au livre dAlain Blondy. Si lascularisation et son importance dans la construction

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    du monde occidental reste lun des principaux appren-tissages du livre, dautres lignes mergent galementpour donner penser sur notre systme.

    Alors que les thmatiques du choc de civili-sation , de lapport de nouvelles pratiques culturelles

    par les populations immigres extra-europennes et delintgration de celles-ci font sans cesse dbat dans lesmdias depuis quelques annes, lauteur rappelle queles cultures, en rentrant en contact, nont de cesse desenrichir, dvoluer et de converger vers de nouveauxunivers de pense.

    Quest-ce qui dfinit donc fondamentalementle monde occidental et sa pense ? Pour Alain Blondy,la rponse cette question se situe lors de lmergencede la pense grecque dans le monde hellnistique, la

    pense occidentale y aurait alors acquis ses deuxprincipales caractristiques : luniversalit et luniver-salisme. Par lune, elle refusait que la moindre parcellede lactivit humaine chappt la raison. Par lautre,elle se donnait vocation enseigner cette libert aureste du monde 6.

    Mais lauteur nest pas du tout enferm dans unmonde de pense, dconnect du rel et des faits,puisquil termine son ambitieux rcit en crivant : lesides sont des folles lorsquelles ne veulent entendre nilhumanisme, ni la raison et qui les coute est encoreplus fou car comme le disait le journaliste Pierre Laza-reff : les ides (existent) travers les faits et les faits travers les hommes .

    1. p. 16.

    2. Emile Durkheim, Les Formes lmentaires de la vie religieuse, 1912.

    3. p. 21.

    4. p. 396.

    5. BRICS : Brsil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.

    6. p. 37.

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    FACE GAA

    Bruno Latour

    ditions La Dcouverte,septembre 2015, 398 pages, 23 euros

    PAR BLAISE GONDA

    Et vous, vous vousplacez avant, pendant, ou aprslApocalypse ? Cest la ques-tion en forme de dfi queBruno Latour suggre de seposer le cas chant, de poser

    ses dtracteurs pour savoirquelle attitude adopter face auchangement climatique.

    Bruno Latour, sociologue, ou plutt anthropo-logue des sciences selon sa propre dfinition, a fait desrgimes de vridiction une interrogation cardinale deson uvre. Quest-ce que la vrit ? Par quels proc-ds ltablir ? Quelles institutions sont censes lalgitimer ? Comment les hommes disputent-ils cequi est ? Depuis plus de 25 ans, il fait son terrain lo slaborent les discours scientifiques, des labora-toires de physique au Conseil dEtat, et mne unerflexion au confluent de la sociologie, de la philoso-phie des sciences et de lanthropologie. Face Gaa estla reprise dune srie de confrences donnes en 2012 Edimbourg les confrences Gifford portant sur lesliens entre religion et science, o William James (lefrre du romancier Henry), Hannah Arendt ou encoreRaymond Aron, parmi dautres, lont prcd. Mais

    ces confrences ont t largement rcrites et com-pltes pour leur sortie dans cette dition. Latour a detoute vidence conu Face Gaa dans sa nouvelle

    version remanie comme un pav dans la mare du

    dbat public sur le changement climatique, locca-sion de la confrence de Paris de dcembre dernier.

    Quelle est la thse de lessai ? Le changementclimatique bouleverse les rapports entre science, reli-gion et politique dune manire si dfinitive quelleexige de nous une complte rvolution de notreperception, de nos convictions et de nos modesdaction politique. En effet, la modernit occidentalea voulu librer lhumanit de la servitude de la religiongrce la science et la politique. Pourtant, ce mou-

    vement de scularisation a en ralit engendr denouvelles idoles : une science conue comme objec-tive parce quapolitique, la sparation strile entrenature et culture, lesprit de systme qui se proccupedavantage des causes que des consquences, lacroyance au progrs comme dpassement de la fini-tude humaine. Gaa est le nom de cette nouvelleralit physique o laction humaine a tant chang lesquilibres gophysiques que les boucles de rtroactionnaturelles risquent de la faire disparatre. Y faire face

    consiste repenser lide que nous nous faisons denotre civilisation. Se fixer des limites, loin dtre unretour en arrire, peut savrer librateur et porteurdun surcrot dtre. Une telle rvolution de nos sens la fois scientifique, religieuse et politique pour-rait nous sauver de nous-mmes, voire nous sauvertout court sil nest pas encore trop tard.

    Dans le domaine scientifique, Latour nousinvite oprer une nouvelle rvolution copernicienne.

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    En 1610, Galile scrie : Et pourtant, elle se meut ! Quatre sicles plus tard, Latour de nous exhorter : Et pourtant, elle smeut ! entendre : la Terrerpond aux transformations que nous lui avons faitsubir, elle devient active, rtroagit nos sollicitations,et fait entrer la gophysique dans lhistoire et nous

    avec. Il sappuie sur la relecture de James Lovelock,un savant amricain underground et mconnu, et deson hypothse Gaa . La Terre a ceci de particulierdans lunivers connu que la vie y est possible parceque son quilibre gophysique est instable. Il nexistepas de point de vue de nulle part si Galile adcentr et dsanim la Terre, Lovelock lui redonneavec le terme de Gaa, emprunt la mythologiegrecque, une corruptibilit et une ractivit que nosconcepts traditionnels ont perdues. Les interactionsentre les parties qui la composent, nous compris, sont

    difficiles sentir tant que lon ne sort pas des pairesde concepts culs du type sujet/objet, nature/culture,cause/effet.

    A la suite de Spinoza, Latour estime quil fautnous rendre sensibles aux puissances dagir , auxfaons dont les ractions entre un organisme et sonenvironnement modifient autant lun que lautre, aupoint de faire des limites des zones de transformationsdun tat un autre des zones mtamorphiques .Il faut se dfaire de la tentation de faire systme et de gommer ainsi lirrductible mouvement quianime ce qui compose Gaa.

    Ensuite, Latour en appelle une rvolution denotre sensibilit. Cest le sens premier de l esth-tique . Difficile, bien sr, de dcrter cela. Et lephilosophe de se faire critique littraire, en mettant enregard un passage de Guerre et paix avec un article

    scientifique sur le facteur de libration de la cortico-tropine. Avec humour, il dmontre quel pointlanthropomorphisme et la systmatisation ptrissent tort notre perception des mouvements du monde.Latour apprcie les arts vivants et tisse son argumen-taire de pices de thtre quil donne voir comme

    Gaa Global Circus de Pierre Daubigny, quil a conueavec Frdrique At-Touati.

    Quant l rvolution dans le domaine de lareligion, cela fait depuis longtemps que Latour met ledoigt sur larrogance des Modernes (deNous navons

    jamais t modernes. Essai danthropologie symtrique,1991, Enqute sur les modes dexistence. Une anthro-

    pologie des Modernes, 2012). Il dmontre ici, ensappuyant sur une lecture de La Nouvelle Science du

    politique dEric Voegelin (2000), que les Modernes,

    croyant librer lhumanit de la religion, ont en ralitrepris une partie du message apocalyptique. Ilsessayent comme les gnostiques de faire advenir ici-basle royaume de la fin des temps et de raliser, par letruchement de la science et du progrs, le messagechrtien dmancipation des contingences matrielles.Ce faisant, ils ont brouill notre perception de lanature la prenant pour ce quelle devrait tre (unsystme de causes que lhomme peut matriser) aulieu de ce quelle est (une superposition deffets et dertroactions avec lequel il doit composer). Lespassages sur la religiosit dont nous sommes ptrissont corrosifs. Nous avons rduit la religion unsystme de croyances plus ou moins morales, plus oumoins certaines, parce que nous en avons vaculinterrogation sur notre finalit ici et maintenant. Tantque nous cherchons trouver ici-bas les preuves dumonde den haut, nous nous condamnons tous lesfondamentalismes.

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    Enfin, la rvolution politique laquelle enappelle Latour est plus radicale encore. En sappuyantsur la distinction ami/ennemi et un passage duNomosde la Terre, de Carl Schmitt, philosophe sulfureux cause de son soutien assum au nazisme, il affirmeque le nouveau rgime climatique ncessite le retour

    de la politique. On ne peut plus sappuyer sur les Loisde la Nature hrites des Modernes : elles ne peuventplus jouer le rle darbitre pour pacifier nos conflitsavec Gaa comme le Lviathan de Hobbes, figure parexcellence de lautorit tutlaire laquelle les partiesse soumettent. Il est question de territoires et depeuples en lutte mais cela va plus loin que Game ofThrones : Gaia tant dcentralise, plurielle, et animedagents non humains aux effets innombrables, il fautleur donner corps et voix. La ralit du changementclimatique ouvre et explique notre crise politique.

    Crise de la reprsentation : les non-humains sontabsents de nos parlements et leurs intrts ngligs.Crise de lautorit : lEconomie est la nouvelle autoritplantaire et globalisante son empire est sansancrage territorial et nie tout intrt autre quindivi-duel. Crise de la souverainet : le pouvoir desEtats-nations samenuise alors que sur leurs territoiresse superposent des logiques contradictoires qui fontragir tous les peuples non humains de Gaa.Latour va plus loin quAmy Dahan et Stefan Aykut(Gouverner le climat ? 20 ans de ngociations clima-tiques, 2015) ou Naomi Klein (Tout peut changer.Capitalisme et changement climatique, 2015) : il fautsortir de la forme Etat-nation pour prendre encharge ces nouveaux rapports de force, assumer

    jusquau bout la conflictualit nouvelle (et ingouver-nable avec les institutions anciennes) quengendre cenouveau rgime climatique. Avec les tudiants deSciences Po, il a test la viabilit dune telle rvolutionde la reprsentation de la gouvernance climatique

    avec le projet Make It Work en mai 2015, au thtredes Amandiers, une simulation des ngociations cli-matiques o les Sols, les Villes, et les entitsnon-humaines sont reprsentes et parit avec lesEtats (le documentaire est en ligne ici).

    Avec Face Gaa, Bruno Latour livre unerflexion subversive et profonde sur notre rapport aumonde. Souvent rudit, parfois ardu, mais toujoursavec le souci de rester abordable, il sappuie sur unquart de sicle de rflexion sur la manire dont leshommes discutent et disputent de la vrit. Il claireles liens de parent entre les rgimes de vrit ensciences, dans la religion et en politique. Le rsultatest une approche corrosive et htrodoxe des cons-quences du changement climatique une approchequi prend le risque dutiliser des termes connots

    ( territoires , peuples , apocalypse ...), de refusertoute systmatisation qui ossifie et simplifie, et deconvoquer figures mconnues et parias des scienceset de la philosophie (avec une bibliographie qui estune mine dor). Cest un risque prendre pour nepas se payer de mots et nommer la mutation en cours tant il est vrai que nommer est le premier mouve-ment de laction.

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    TAKING POWER BACK, PUTTINGPEOPLE IN CHARGE OF POLITICS

    Simon Parkerditions Policy Press,

    octobre 2015, 208 pages, 20,12 euros

    PAR CHARLY GORDON

    Dans Taking PowerBack, Putting People in Charge

    of Politics, Simon Parker, ancienjournaliste au Guardian et actueldirecteur du think tank NewLocal Government Network,dpeint une image sombredes institutions britanniques.Lauteur prend comme point de

    dpart de son analyse le dsenchantement croissantdes Britanniques envers leurs institutions et respon-sables politiques. Comme nombre de dmocratiesoccidentales, la vie politique outre-Manche estmarque par une forte abstention lectorale et par unedifficult des partis historiques maintenir une basemilitante. Paralllement ce dsintrt croissant pourla chose publique, le contrat social daprs guerre qui

    a donn naissance au Welfare State semble tre bout de souffle. Malgr lattachement profond desBritanniques aux services publics ns du RapportBeveridge et de la vision dAneurin Bevan, leurs cotsgrandissants et leur efficacit vacillante obligeraient repenser leurs modalits dapplication. Simon Parker

    voit dans ces deux phnomnes une cause commune.Selon lauteur, la verticalit du pouvoir actuellementen place en Grande Bretagne serait compltementinadapte nos socits en rseau contemporaines

    (network society ). Lauteur sattaque frontalementau centralisme administratif et politique et appelle lmergence de nouvelles formes de gouvernance favo-risant le dveloppement dinitiatives citoyennes locales

    et lmergence de nouvelles formes de participationpolitique.

    Malgr lomniprsence des dbats sur la dvo-lution dans la vie politique du Royaume-Uni, lecentralisme britannique est, sur de nombreux points,sans quivalent en Occident. Lexemple du finance-ment des autorits locales est frappant. Les LocalCouncils, autorits locales qui regroupent diversesralits juridiques sur le terrain, ne contrlent que9 % des finances publiques selon un rcent rapport delOCDE et seulement 25 % de ces sommes ne transi-tent pas par Whitehall. Sil ne saventure pas prsenterle millefeuilles administratif langlaise, Simon Parkeroffre une analyse fine des raisons historiques du cen-tralisme britannique.

    Historiquement dcentralise, la Grande-Bre-tagne a connu deux grandes vagues centralisatrices. Lapremire, lissue de la Seconde Guerre mondiale, estlie la mise en place du Wellfare State et la victoire

    des centralisateurs au sein de la socit fabienne. Laseconde a lieu plus de trente ans plus tard avec larriveau pouvoir de Margareth Thatcher. Au moment mmeo Franois Mitterrand faisait de la dcentralisation la grande affaire du septennat , le gouvernementThatcher dmantelait mthodiquement les LocalCouncils qui constituaient une barrire lapplicationde ses politiques nolibrales. De fait, jusqu la fin desannes 1970, les Local Councils contrlaient pasmoins de 40 % des dpenses gouvernementales.

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    Lhritage de ces deux vagues est fermementancr dans la culture politique et administrativeactuelle. Or, il est de lavis de Simon Parker que la ver-ticalit du pouvoir qui mane de ce systme nest plusadapte aux besoins et attentes des citoyens. Lagense de lanetwork society doit mener naturellement

    une plus grande dcentralisation du pouvoir. Dansla ligne des travaux de Manuel Castells, lauteurappelle un rquilibrage et la fin du monopole de

    Whitehall et de Westminster. Le centralisme politiqueet le dploiement en silo des services publics, loin detenir ses promesses dgalit et continuit territoriale(lauteur parle de Postcode Lottery), touffent les ini-tiatives locales souvent plus adaptes, ractives etmoins coteuses.

    Bien quencore limites, les dvolutions

    rcentes permettent didentifier les succs et cueilsdes rformes dcentralisatrices au Royaume-Uni. Lessuccs relatifs de la dvolution cossaise et de la cra-tion de la Greater London Authority la fin des annes1990 ont servi dexemple aux initiatives plus rcentes.Le vaste projet de dveloppement conomique pour lenord de lAngleterre (leNorthern Powerhouse), lancpar le gouvernement de coalition et poursuivi par legouvernement actuel, prvoit un volet de dcentralisa-tion pour les grandes villes du Nord. Ainsi les dix LocalCouncils de Manchester ont rcemment fusionnspour crer la Greater Manchester Authority (GMA) avecde nouvelles prrogatives et sa tte un maire lu.

    Ltendue de ces nouvelles prrogatives et lesmodalits de dvolution donnent lieu dintensesdbats et le Shadow Government du Labour sestrcemment positionn en faveur dune dlgation depouvoir plus radicale accompagne dune indpen-dance financire plus forte pour les nouvelles autorits

    locales. Malgr ses nouvelles prrogatives, le GMA estencore trs dpendant de Whitehall financirement.Il sagit l dune des grandes limites du projet queSimon Parker a souhait souligner.

    Par ailleurs, ces rformes ont lieu sous le

    regard dsintress des populations locales qui peroi-vent en elles des tractations politiciennes entre unelite nationale et une lite locale tout aussi herm-tiques et dans le seul but de dlguer certaines coupesbudgtaires. Sous les gouvernements prcdents, laquestion de la dcentralisation navait pas non plusfascin le public anglais. Comment alors susciterlintrt des populations locales et btir une alliancepour la dvolution ? Lauteur souligne limportancede faire appel directement ces populations dans lecadre de la cration de nouvelles institutions locales.

    Seulement ceci ne peut pas suffire, comme en attes-tent les divers rfrendums locaux tenus entre 2001et 2014. Sur 37 rfrendums visant crer un postede maire lu, seuls 14 ont t reus de faon favorableet la participation a rarement dpass les 30 %. Il faut,selon lauteur, que les lites nationales laissent natreun dialogue local pour que lensemble des acteurspuisse btir un projet proprement local et laisser lesinitiatives citoyennes se dvelopper.

    Si lauteur souligne limportance de btir unprojet local, cest avant tout pour dfendre les initia-tives citoyennes issues des commons et de lconomiecollaborative. Aprs avoir fait la critique de la thoriede Hardin sur la tragdie des ptures, Simon Parkerutilise plusieurs exemples venus de ltranger pourillustrer son propos. Il voque ainsi le succs dOccupySandy en 2011 qui mit en place une organisationinformelle de 60 000 volontaires pour assister les

    victimes de louragan Sandy ou les divers projets

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    citoyens soutenus par la mairie de Bologne o prs de90 % des services publics sont aujourdhui dlivrs pardes coopratives. Le centralisme britannique agiraitcomme une barrire linnovation et lautonomisa-tion des populations locales.

    Paralllement cette dcentralisation libra-trice, lauteur souligne le rle cl des nouvellestechnologies. Pour que cette renaissance locale soitcomplte, Simon Parker souligne limportance desnouvelles technologies pour hacker lEtat . Il faitlloge de nouvelles applications qui, sur la base dedonnes publiques accessibles aux commons et auxdveloppeurs, permettent de complter, voire de sesubstituer aux services publics au niveau local. Dansce contexte, le rle de Whitehall serait de favoriserlmergence de ces nouveaux projets collaboratifs qui

    constitueraient une forme contemporaine de partici-pation citoyenne et politique.

    A ce stade, il est dommage que Simon Parkernait pas voqu les initiatives britanniques, parmi lesplus abouties en Europe, visant ouvrir les donnespubliques et favoriser lmergence de nouvelles appli-cations issues des commons. Lhritage du centralismeest cl ici dans la mesure o de nombreuses donnesnationales et locales ont pu tre ouvertes rapidementet de faon coordonne. Louverture des donnespubliques en Grande-Bretagne est un pilier dans lesefforts visant rformer et moderniser lactionpublique. Favoriser le partage entre les administrationset permettre des tiers de dvelopper de nouveauxusages ont trs souvent pour consquences de ratio-naliser laction publique et de rduire ses dpenses.Les derniers gouvernements britanniques lont biencompris et en ont fait un outil supplmentaire dansleurs politiques daustrit.

    Pour autant et paralllement son impact co-nomique, qui a trs largement contribu faonnerles initiatives dOpen Data actuel, nombreux sont lespartisans de lOpen Data souligner limportance desdonnes publiques pour promouvoir la transparencede la vie publique, pour surveiller et responsabiliser les

    acteurs gouvernementaux et pour inciter la participa-tion citoyenne dans le cadre dune gouvernancecollaborative. En rduisant les barrires la participa-tion et en renforant le principe de publicit danslespace public, lOpen Data permet aux citoyens departiciper plus efficacement la vie publique.

    Lobjectif ici est de crer les moyens dune gou-vernance collaborative qui permette aux lus et ladministration dengager directement des acteurslocaux dans un processus de dcision collectif et dli-

    bratif. Il faut souligner limportance des nouveauxmcanismes de participation, linstar de linitiativeaudacieuse de consultation publique dans le cadre duprojet de loi franais pour une Rpublique numrique.Sans tomber dans le dterminisme technologique,chose que lauteur essaye dviter tout au long de sonanalyse, il semble quil eut t opportun de dveloppergalement le potentiel des nouvelles technologies pourrduire lapparente crise de lgitimit que connaissentaujourdhui les institutions britanniques.

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    MARGARETHE HILFERDING.UNE FEMME CHEZ LES PREMIERSPSYCHANALYSTES

    Franoise Wilderditions Epel,avril 2015, 136 pages, 23 euros

    PAR DANIEL ZAOUI

    Le livre de Fran-oise Wilder, MargaretheHilfergin. Une femme chez

    les premiers psychanalystes,relate la vie de Margarethe

    Hilferding, ne prs deVienne en 1871. Lauteurde louvrage, psychanalyste,a utilis pour la biographiede cette femme lesMinutesde la Socit psychanaly-

    tique de Vienne1 qui relatent son parcours, depuis sonadmission difficile en avril 1910 dans le groupe deFreud jusqu sa dmission-exclusion en octobre1911. Par ailleurs, Franoise Wilder a consultlouvrage de lhistorienne allemande Eveline List2 qui

    avait recens les archives allemandes pour le reste desa biographie.

    Margarethe est la fille dun mdecin devenuchirurgien, Paul Hnisberg, et dEmma Breuer,cousine de Joseph Breuer, le mdecin-chercheur amide Freud avec qui il publia les Etudes sur lhystrie.Lenfance et ladolescence de Margarethe se passententre la rgion viennoise, elle connat la famille deFreud et certaines de ses futures patientes. Marga-

    rethe voulait devenir mdecin mais, en Autriche, cestudes ntaient pas ouvertes aux femmes. La seuleformation possible pour les femmes tait celle dinsti-tutrice, mtier quelle exera pendant quatre ans. Ellesinscrit ensuite en auditrice libre la facult de phi-losophie quelle abandonne lorsque la facult demdecine souvre aux femmes. Et en 1903, trente-trois ans, elle sera la premire femme mdecin enAutriche. Pendant ses tudes, elle rencontre untudiant de six ans son cadet, Rudolf Hilferding, mili-tant et thoricien socialiste, plus intress par lapolitique que par la mdecine. Pour se marier civile-ment en 1904, ils doivent abjurer la religion juive.

    Rudolf Hilferding, trs connu dans lesmilieux sociaux-dmocrates allemands, est invit Berlin. Le couple va y sjourner et fera des allers-retours entre Vienne et Berlin jusquen 1910.Margarethe va exercer lhpital et en cabinet priv

    Vienne. Elle crit quelques articles qui tmoignent deson engagement civique et politique qui seront publisen Autriche et en Allemagne. Puis, elle va rester

    Vienne avec ses deux enfants et se spare de fait deRudolf qui, aprs avoir abandonn son activit mdi-cale, prpare son livre sur le capitalisme financier .

    Ultrieurement, aprs la guerre de 1914, il obtient lanaturalisation allemande et deviendra ministre de laRpublique de Weimar.

    Margarethe, quant elle, pratique la mde-cine et lit beaucoup, notamment les ouvrages deFreud. Sa candidature la socit freudienne estprsente par Paul Federn en 1910 et les Minutesmontrent la difficult des discussions entre membres,exclusivement masculins, lide daccepter une

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    >> Biographie

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    femme parmi eux. Freud intervient en disant qu il yaurait une inconsquence grave dcider dexclure lesfemmes par principe . Margarethe fut assidue auxMercredis de la socit, elle y fit une confrence en1911.

    Trs lie Adler, elle voulut participer laSocit pour une libre recherche psychanalytique quecelui-ci fonda lorsquil quitta Freud. Margarethe aurait

    voulu rester inscrite dans les deux socits. Mais lesstatuts de la socit freudienne interdisaient cettedouble appartenance et Freud fit exclure Margaretheen octobre 1911. Cependant, la prsence active deMargarethe avait contribu lever linterdit concer-nant ladmission des femmes dans le cercle freudien.

    LesMinutes montrent que les interventions

    de Margarethe, qui reoit en consultation des filles etdes femmes, partent de sa clinique mdicale ; ainsi,elle interviendra dans les discussions qui portent surla masturbation, ou sur la thrapie analytique delrotisme urinaire. Il arrive lors de ces runions parexemple sur lhallucination que Margarethe ne soitpas daccord avec les thories de Freud.

    Elle a loccasion daffirmer ses points de vuedans la confrence quelle fait en janvier 1911 et quiporte sur les fondements de lamour maternel .Nous en avons le compte-rendu, crit par Otto Rank,dans lesMinutes. Daprs elle, cest par le biais delinteraction physique entre mre et enfant que natlamour maternel . Cette interaction est due lasexualit dans la mesure o lenfant entrane certainschangements dans la vie sexuelle de la mre comme,par exemple, aprs laccouchement, une priode defrigidit de dure variable. Elle estime que lenfantreprsente un objet sexuel naturel pour la mre durant

    la priode qui suit laccouchement . Entre la mre etlenfant stablit ncessairement un certain nombre derelations dordre sexuel. Et Margarethe de citer lespremiers mouvements du ftus comme suscitant dessensations de plaisir, bauches de ces relations dordresexuel. De mme pour la monte du lait accompagne

    dune sensation de plaisir et dans lensemble, onpeut dire que les sensations sexuelles du nourrissondoivent trouver un corrlatif dans des sensationscorrespondantes prouves par la mre . Et en ce quiconcerne ldipe, si nous supposons lexistencedun complexe ddipe chez lenfant : il a son originedans lexcitation sexuelle provoque par la mre ; cetteexcitation prsuppose une sensation galement ro-tique de la part de la mre .

    La confrence se terminait sur des interroga-

    tions quant au rle du pre et quant aux modalits dudtachement de lenfant vis--vis de la mre. Ladiscussion qui suivit laissa dans lombre la questionpeu conformiste pour les hommes prsents de linter-action sexuelle entre mre et enfant et se focalisa surla question du caractre inniste de lamour maternel.Freud ne la soutint pas en disant que ctaient lesclaircissements auxquels elle [tait] arrive avant desoccuper de psychanalyse qui taient les plus valablesparce quils sont originaux et indpendants . Faonde dire quil ntait pas daccord avec ses considra-tions analytiques. Mais la confrencire pensaitquelle navait pas t comprise : dans la discussionil avait t beaucoup question de la composante psy-chique de lamour maternel et non de la composantephysiologique qui tait le vritable sujet de sa conf-rence . On se rend compte dans le compte-rendu deRank que la confrence avait choqu tous les partici-pants qui navaient pas support dentendre ce queMargarethe Hilferding apportait de nouveau. Marga-

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    rethe, comme la plupart de ses collgues du Mercredi,navait jamais eu de formation psychanalytique autreque ses lectures de Freud, elle ne sera jamais psycha-nalyste mais essaiera dintgrer sa pratique mdicaleses observations cliniques et ce quelle a appris deluvre de Freud.

    Elle resta membre de la socit dAdlerjusquau dbut de la guerre de 1914. Ses centresdintrt vont porter sur lhyginisme, lducation,lducation sexuelle, la promotion du contrle desnaissances, son soutien au droit lavortement (dansson ouvrage de 19263). Elle poursuivit son activitdans la mdecine sociale en mme temps quelletait engage dans laction politique du parti social-dmocrate autrichien. Elle tait membre delAssociation des mdecins sociaux-dmocrates o elle

    reprsentait les mdecins scolaires. Elle donnait denombreuses confrences et publia des articles poli-tiques et cliniques.

    En 1934, le Front nationaliste au pouvoirlarrte et elle perd son poste de mdecin scolaire ainsique son contrat de mdecin conventionn car ellenest pas convertie et est donc reste juive. Sonex-mari Rudolf, rfugi en France, est arrt par lapolice franaise4 et emprisonn Fresnes, il y meurt une date indtermine. Labjuration du couple deleur judit ne les a pas protgs de lantismitisme

    viennois.

    Margarethe Hilferding est arrte puisdporte Thresienstadt avec les surs de Freud etmeurt Trblinka. De ses deux fils, un seul survivra,rfugi en Nouvelle-Zlande auprs de Karl Popper.

    1. Les Premiers Psychanalystes. Minutes de la Socit psychanalytiquede Vienne, Paris, Gallimard, 1979.

    2. Eveline List, Mutterliebe und Geburtenkontrolle ZwischePsychanalyse un Sozalismus. Die Geschichte der Margarethe Hilferding-Hnisberg, Vienne, Mandelbaum Verlag, 2006.

    3. Margarethe Hilferding, Geburtenregelung, Wien, Leipzig, MorritzPerlers, 1926.

    4. Lon Blum et Vincent Auriol monteront des plans de sauvetage

    pour Hilferding.

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    LA TERRE ET LOMBRE(LA TIERRA Y LA SOMBRA, 2015)

    Ralisation et scnario :

    Csar Augusto AcevedoDure : 97 min. Sortie : 3 fvrier 2016

    PAR HUGO PASCAULT

    Les premires imagesde La terre et lombre fontcraindre le pire : la machine travelling tourne vide, lesplans fixes en intrieurnotamment sont ordonnan-

    cs comme autant de petitesvignettes sans point de vue, les

    silences loquents et lattention porte au dtail sajou-tent une somme dintentions sous laquelle le filmmenace constamment de ployer. Cest comme si le

    jeune ralisateur colombien Csar Acevedo ne seproccupait gure de ses personnages, prfrant lesnoyer sous un dluge de jeux de contrastes, delumires terreuses, de cadrages au cordeau et de mou-

    vements dappareils sophistiqus. Ce qui menacea priori, cest une esthtisation de la misre travestieen geste ultime dun cinaste-humaniste qui on nepeut que pardonner lemphase, soit parce quil nousprsente une ralit dont nous naurions sans doute

    jamais eu conscience sans lui, soit parce que lexercicede style prvaut sur toute considration sociale (pro-totype : linsupportable Cheval de Turin de Bla Tarr).Les plus mauvaises langues iront mme jusqu direque le statut de dbutant dAcevedo ne joue pas en safaveur (sur lair de je me fais un style sur le dos despauvres ) et que son sacre Cannes, o le film est

    reparti avec la Camra dor, procde dune logiquefestivalire qui devrait le voir dbarquer en compti-tion dici quelques annes.

    La Terre et lombre chappe pourtant toutcela, et il le fait dabord en rinvestissant lespacefilmique sur le mode dun imaginaire qui parvient faire cohabiter vu de naturalisme et onirisme. Lelieu central de laction est emblmatique dun teleffort : une maison perdue dans limmensit deschamps de canne sucre, prserve de lapptit delindustrie agroalimentaire par la volont dunematriarche viscralement attache une terre qui,paradoxe ultime, prend davantage quelle ne donne.Ce nest dailleurs pas un hasard si les scnes de

    rcolte (mais en sont-elles seulement ?) sont assimi-les des rituels barbares qui rptent les mmesgestes aiguisage, dcoupage, brlage et renvoientle travail de la terre ce quil a de plus machinal, pui-sant et (auto)destructeur. Il y a aussi cet arbre pluiesaisi dans toute sa monumentalit au dtour dun planmagnifique, et dont les oiseaux dont la prsence nenous parvient que par gazouillis lointains refusent dedescendre, au grand dsarroi du seul personnage den-fant du film (Manuel, interprt par Felipe Crdenas).Sans doute sentent-ils le dsastre venir, et plusencore le danger que constitue cette terre qui passepar tous les tats de matire (poussire, cendre, boue,etc.) pour mieux sinsinuer dans les curs. Le prede Manuel, Gerardo (Edison Raigosa), en souffredailleurs un niveau purement mdical : il a aban-donn le travail au champ des suites de complicationsrespiratoires imputables aux nuages de cendres quiempoisonnent rgulirement lair, et trane unesilhouette fantomatique quon jurerait vade ducinma dApichatpong Weerasethakul.

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    Lautre belle ide de La terre et lombre estprcisment dorganiser la valse des personnagesautour dune figure mourante qui cristallise les affects(incomprhension de lenfant, regrets de parents,dvotion puis rbellion de lpouse) et soffre encontrepoint au propos plus politique du long mtrage,

    lui-mme travers dimages inoubliables et pourtanttoutes simples. Le potique en rponse au politique ?Lide nest pas nouvelle mais elle trouve ici une de sesexpressions les plus pures, sans doute parce quAce-

    vedo se garde bien de jouer sur trop de registres lafois. la vision pittoresque dune dlimitation clairedes espaces, avec tout ce que cela charrie dimaginairebelliqueux (souvenons-nous de Dheepan traant lafrontire entre la banlieue des gentils et celle desmchants dans le film ponyme de Jacques Audiard),le cinaste colombien prfre la menace dun vent suf-

    focant qui transforme chaque bruissement de rideauen apocalypse intime. Contre le voyeurisme qui pla-carde les dtails les plus mesquins sous couvert denaturalisme (norme malentendu perptu par un cer-tain cinma europen autrichien notamment depuis quelques annes), il promeut une cologie degestesa priori anodins (dbarrasser les feuilles dunanthurium de rsidus de cendre, protger la glace dunenfant du passage dun camion sur un chemin deterre) qui disent pourtant la plus pre des rsistances.

    Face au tragi-comique de la nudit des corps exposssous couvert de regard compassionnel et/ou sansconcession (le couple descrocs la petite semainedans Batalla en en cielo de Carlos Reygadas, lex-footballeur obse dans Youth de Paolo Sorrentino), ilchoisit la pudeur dune scne de douche qui montrecombien il est difficile de se dfaire de la terre quandon la dans le sang.

    Les scnes de travail agricole paratraientpresque secondaires, dautant que le film pouse en

    grande partie le point de vue dAlfonso (Haimer Leal),figure paternelle qui retrouve une famille et une terrequi ne veulent plus de lui, et quil ne semble parailleurs avoir eu aucun scrupule quitter douze ansauparavant. Occup veiller sur ltat de sant de sonfils agonisant, cest donc son ex-femme Alicia (Hilda

    Ruiz) et sa belle-fille Esperanza (Marleyda Soto)quchoit la mission de faire vivre la famille. Au-deldune fructueuse inversion des rles, Acevedo sembleavoir pris soin de ne pas enfler les situations dequerelle ou les tats dme des travailleurs de puresfins de constat sur le monde paysan. Si les concep-tions dAlicia et dEsperanza diffrent de celles deleurs collgues dinfortune (elles prfrent ne pasmanifester leur mcontentement face des retards depaiement rpts afin de ne pas se faire remarquer etdtre effectivement payes le moment venu), elles

    pourront compter sur leur aide au cours de deux bellesscnes qui se posent en puissants antidotes un filmcomme La loi du march(Stphane Briz, 2015), parailleurs rempli de scnes de marchandage et dhumi-liation. On pourrait opposer cette critique largumentde souci du rel, mais nest-ce pas, ds lors, signerlimpuissance du cinma ouvrir plutt qu mettre nu (et humilier), dcloisonner plutt qu idaliser(rconciliations improbables qui, souvent, reconduisentla mainmise des exploiteurs sur les exploits), choisirles grandes images de rve fussent-elles destructrices

    plutt que la virtuosit nonsensique (Carlos Rey-gadas encore lui et son nonchalant Post TenebrasLux) ? En ce sens, le cataclysme final de La terre etlombre est ranger aux cts de ceux de Take Shelter(Jeff Nichols, 2011) ou de Melancholia (Lars vonTrier, 2011) : on ne saurait dire sils signent la fin oule dbut de quelque chose, tout le moins affirment-ils le pouvoir de cinastes en pleine possession deleurs moyens, et surtout en pleine conscience dumonde. Dans ce contexte, le futur de Cesar Acevedosannonce passionnant.

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    SCHISTE NOIR

    Arnaud Chneiweissditions du Cherche Midi,janvier 2016, 352 pages, 17,80 euros

    PAR JRMIE PELTIER

    On aimait dire de Zola etnotamment du tome quinze desRougon-Macquart ( La Terre )que lon avait presque limpres-sion de sentir la lecture laterre de la Beauce sous le nez .

    Avec le Schiste noir dAr-naud Chneiweiss, cest lodeur

    de largent, des milieux financiers et du pouvoir poli-tique que lon a sous le nez tout au long de la lecture,avec la question nergtique en toile de fond.

    Thriller de trois cents pages crit comme unhommage Georges Perec dans W ou le Souvenirdenfance (Chneiweiss alterne le rcit de Diane K, lanarratrice principale, et de Peter Green, un rassu-reur bermudien), lintrigue principale, le gaz de

    schiste, semble aux premiers abords surprenante,trange, voire quelque peu pompeuse . Pire,quand langle choisi savre tre celui de la dfensedu gaz de schiste et de son exploration en France, onpense btement avant de louvrir un roman com-mand , tlguid, dont le but est dabord de fairedu lobbying.

    Mais tout comme, selon la phrase de Gide, on ne fait pas de la bonne littrature avec de bons

    sentiments , on fait encore moins de bons thrillersavec de bons sentiments, voire avec des positionsmoralistes. Cest donc lavantage de ce sujet, qui appa-

    rat alors, aussi surprenant soit-il, comme un excellentprtexte un bon thriller, car mettant en scne unesrie dacteurs tous aussi puissants les uns que lesautres, et aux intrts divergents face la question dugaz de schiste : Hubert Howard, la tte dun empirenergtique quil rve de voir devenir pionnier danslexploration du gaz de schiste ; des oligarques russesqui cherchent nationaliser lensemble des ressourcesde leur pays ; Peter Green, un rassureur bas auxBermudes permettant Howard de renflouer lescomptes de son empire nergtique ; Eliot Pattinson,

    procureur gnral de New York, chevalier blanc de lalutte contre les paradis fiscaux ; deux anciens minis-tres de la Rpublique ; le patron dEDF ; etc.

    Ce thriller peut apparatre comme engag, caril tend, je crois, nous rendre facilement sceptiquessur les obstacles (notamment le principe de prcau-tion) qui se mettent sur la route de lexploration du gazde schiste aujourdhui en France, et nous donne voirtoutes les parties prenantes qui un moment donnpeuvent acclrer ou freiner un tel dessein (respon-sables politiques dabord, grands industriels ensuite,militants cologistes et autres aptres de PierreRabhi enfin) tandis quil dveloppe dans le mmetemps les arguments en la faveur dune politique unpeu volontariste dans ce domaine, que la narratricedfinit comme une politique progressiste .

    Nanmoins, libert totale est donne au lec-teur pour se faire un avis sur le ou les responsablesde lassassinat (dans une loge au Stade de France) de

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    Hugues Howard dans le thriller, alors quavanait sonprojet dexplorer du gaz de schiste en France. Libertest laisse car, sans doute sur une question comme legaz de schiste, ce nest pas dune position moraledont le pays a besoin, mais dune position pratique,pragmatique, loin des querelles de chapelles et autres

    moyens de pression.

    On adhre donc la fois la position progres-siste dveloppe par Howard dans le roman si unetelle initiative tait prise sur lexploration du gaz deschiste (indpendance de la France en matire ner-gtique ; cration demplois ; gage de crdibilit quant nos choix diplomatiques) mais on peut aussi adhrer celles des aborignes dAustralie, dont le caractre sacr de leurs terres rend impossible toute ngo-ciation , ou encore celle du patron dEDF, dont

    lobjectif principal (dans le livre) est la poursuite dundveloppement serein du tout nuclaire.

    Au final, cest un thriller qui fonctionne bien,car les luttes de pouvoir y sont finement imbriques(grce la bonne connaissance de ces milieux parlauteur).

    Tout cela donnera trs vraisemblablementdu grain moudre aux adeptes des thories du com-plot, qui y verront sans doute ici des preuves quecertains personnes tirent les ficles comme bonleur semble ; mais cela plaira aux amateurs de thrillersralistes et contemporains. Cest dj a de gagn. Etcest ce quon aime dans les romans de Chneiweiss.

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