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Esprit juillet 2013 - Contre les maîtres à penserexcerpts.numilog.com/books/9791090270367.pdf · Sommaire 2 78 Éloge du non-savoir. François Roustang, thérapeute et philosophe

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Juillet 20131

SOMMAIRE

3 Éditorial : Au-delà des ajustements, repenser l’action publique.Esprit

5 Positions – La guerre écologique (Dominique Bourg). D’une placeà l’autre : Le Caire, Kiev, Istanbul (Olivier Mongin). Ressusciterles « langues mortes » (Philippe Cibois)

ARTICLES16 Le « paternalisme libéral », oxymore ou avenir de l’État-providence ?

Frédéric OrobonLibéralisme et paternalisme peuvent sembler contradictoires, l’un prônant laliberté de l’individu, l’autre voulant protéger l’individu de lui-même. Pour-tant, la théorie du « paternalisme libéral » de Cass Sunstein et Richard Thaler associe les deux, au nom du mieux-être de la société et des individusqui la composent.

30 Drogues : comment changer de politique ? Dominique DemangelAu niveau mondial, la lutte contre la drogue est un échec : la stratégie répres-sive a montré ses limites. Il est donc nécessaire de réorienter les politiquesnationales en faveur de la prévention des risques, d’un accompagnement desusagers sur le plan sanitaire et social, afin de combattre non seulement le tra-fic de drogue mais également ses conséquences sur les personnes.

40 Medellín : contre la drogue, reconquérir la ville. Encadré. JuditCarrera

42 Carnet de route en Arménie. Lieux et fardeaux de la mémoire.Antoine MauriceParcourant les paysages d’Arménie, l’auteur fait le portrait d’un pays hantépar sa mémoire : le génocide de 1915 et le tremblement de terre de 1988 tra-versent encore les esprits des Arméniens. Tout comme le conflit territorialautour du Nagorny Karabagh, encore non résolu. Comme si l’Arménie indé-pendante, malgré le dynamisme de sa diaspora et de certains acteurs de ter-rain, demeurait alourdie par ce passé qui ne passe pas.

52 Les Arméniens, à jamais dispersés ? Encadré. Jacques Goulet

CONTRE LES MAÎTRES À PENSER57 Perturber l’histoire intellectuelle. Introduction. Alice Béja

60 Le pouvoir de dire « je ». Les intellectuels, la politique et l’écri-ture. Entretien avec Éric MartyLa littérature permet d’aborder les questions philosophiques et politiquessans renoncer à l’affirmation de la subjectivité, qui se manifeste dans l’écri-ture. C’est ce qui a poussé Éric Marty à s’intéresser à Gide, Char ou Barthes,et à analyser, dans son dernier livre, la manière dont les intellectuels desannées 1970 (Klossowski, Bataille, Blanchot, Lacan, Deleuze, Barthes) ontabordé les œuvres de Sade, et ce que leurs relectures du « divin marquis »révèlent de leur vision du XXe siècle.

Sommaire

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78 Éloge du non-savoir. François Roustang, thérapeute et philosophe.Nicolas DuruzLorsque François Roustang écrit sur Socrate, il transforme l’image du philo-sophe, de maître à penser en shaman qui cherche à transformer l’existenceplutôt qu’à rechercher la vérité. C’est aussi ce que pratique Roustang en tantque thérapeute, allant à l’encontre des présupposés de la psychanalyse, ettraçant un chemin original sans jamais céder aux postures de savoir.

96 Tours et détours d’Édouard Glissant. Raphaël LauroPoète du Tout-monde, Édouard Glissant, Antillais ayant fait ses études dephilosophie à Paris, a voulu très tôt se défaire du regard de l’Autre, de ceregard de l’Occident qui figeait les choses en essences éternelles, sans pourautant renoncer au dialogue. Penseur de l’archipel et de la créolisation, ildécale le regard et le verbe, s’érigeant contre le fantasme de l’Un pour donnerà voir un monde mouvant, en perpétuel « tremblement ».

JOURNAL116 Le DSM-5, une inquiétude française (Steeves Demazeux). Le Monde

de Jean-Marie Colombani (Olivier Mongin). Pierre Mauroy, unesynthèse sans héritage ? (Robert Chapuis). À droite, une défaite quise prolonge (Michel Marian). Michel Crozier, ambitions et blo-cages de la réforme (Pierre Grémion). Quels liens entre chrétiens etmusulmans en Égypte ? (Jean-Jacques Pérennès). Anri Sala,l’image mouvement (Isabelle Danto). Peinture et salut selon SimonHantaï (Paul Thibaud)

BIBLIOTHÈQUE139 Repère – L’urbanisation planétaire : l’oubli de la Cité ?, par

Thierry Paquot

142 Librairie. Brèves. En écho. Avis

Abstracts on our website : www.esprit.presse.frCouverture : © Quentin Bertoux/Agence Vu

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Éditorial

Au-delà des ajustements,repenser l’action publique

RETRAITES : rendez-vous dans dix ans pour une nouvelle« réforme » ! Voilà un autre dossier sur lequel le gouvernementannonce qu’il choisira d’en rester à des ajustements à la marge, aulieu d’engager une réforme de fond, ce qui imposera d’y revenir (maisqui sera au pouvoir, alors, pour la mener ?). La stratégie du pouvoirest désormais lisible : maximiser les efforts d’adaptation mais sansjamais repenser, comme il le faudrait, le cadre même del’action publique, les formes de la solidarité, la place de l’État dansla société. Sur plusieurs grands sujets, le gouvernement se contentedu service minimum : des hausses d’impôts mais pas de réformefiscale d’ensemble rétablissant progressivité et lisibilité ; la possi-bilité pour les collectivités locales de négocier la répartition descompétences au sein d’une « conférence territoriale de l’actionpublique » mais pas de réforme ambitieuse pour clarifier les respon-sabilités et contenir les dépenses ; un nouveau plafonnement duquotient familial mais pas de refonte de la politique familiale qui,mettant l’accent sur la petite enfance, pourrait constituer le socled’une réorganisation des politiques sociales adaptées à des parcoursindividuels erratiques…

Ces avancées prudentes sont défendues au nom de la persévé-rance réformiste : mieux vaut continuer à avancer, car le gouverne-ment n’est pas inerte, que de bloquer la société française, allergiqueà la réforme. François Hollande sait à quoi s’en tenir : il a été élupar désir d’alternance et rejet de son prédécesseur, pas par adhé-sion à une vision ni à sa personne. Il agit donc en sachant qu’il estprivé, dans les profondeurs du pays, de vraie majorité. D’ailleurs,

Esprit

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FO et la CGT n’ont-elles pas déjà annoncé un rejet pur et simple detoute nouvelle réforme des retraites ? En outre, en période de reculde l’activité et d’explosion affolante du chômage, l’heure n’est pasà la baisse des prestations. Au final, se défend le gouvernement, desréformes pérennes sont engagées, sans bloquer la société.

Cette stratégie serait raisonnable s’il s’agissait de consolider unsystème encore suffisamment performant pour susciter l’adhésion.Mais la confiance n’est pas au rendez-vous dès lors que les contre-performances s’accumulent : montée de la pauvreté et des inégalités,recul du travail, crainte de l’avenir, repli national. Au lieu d’inspirerune adhésion favorable à une mobilisation positive, le sang-froid deFrançois Hollande renforce maladroitement l’anxiété qu’il prétendcombattre parce qu’il donne l’impression qu’il n’a pas pris la mesuredu basculement d’époque. Il faut passer d’une adaptation mesuréeà la conjoncture à une prise de conscience que la crise est bienstructurelle et cumulative : le basculement géopolitique du monde,la provincialisation de l’Europe, la crise énergétique et climatique,l’économie des bulles et des krachs, des paradis financiers et desflux immatériels appellent bien d’autres actions qu’un optimisme defaçade sur « le retour de la croissance et de l’emploi ».

Mais les Français sont-ils prêts à entendre un discours churchillien ? Ils ont relativement moins souffert de la crise queleurs voisins et, souligne-t-on à Berlin, se disputaient, lors de lacohabitation Chirac-Jospin, sur l’usage de la « cagnotte » alors queles Allemands se serraient la ceinture pour réussir la réunificationet défendre leur statut d’économie exportatrice. Pourquoi lesFrançais cultivent-ils leur déprime tout en reculant les décisionsimportantes ? Il faut croire que le coût de l’immobilité est toujoursinférieur à celui du changement.

Cette impression de statu quo est pourtant fausse, car la crise estressentie très durement en France. Mais son impact est très diffé-rencié : tout le monde ne souffre pas également du chômage ou dela précarisation du travail ; et tout le monde n’a pas un accès équi-valent à la parole ou à la protestation visible. La question n’est doncpas de savoir si la France a suffisamment ressenti les effets de lacrise pour accepter, de gré ou de force, de repenser son modèle. Ils’agit de refonder notre pacte social en débattant de la juste répar-tition des efforts et de la lisibilité d’ensemble des systèmes de soli-darité, car il n’y a pas de monde commun sans justice et pas dejustice sans effort partagé.

Esprit

Position

La guerre écologique

LES écologistes et autres défenseurs de relations plus harmo-nieuses entre l’humanité et la nature perdent presque systémati-quement les batailles qu’ils livrent. Sont-ils pour autant voués àperdre la guerre ? Après plus d’un siècle et demi de défense desespèces, des milieux et de la biosphère, force est de constater quele rapport de force ne leur est pas favorable. La plupart des bataillesengagées ont été perdues et les défenseurs de la nature sont en passede perdre définitivement – ou ont déjà perdu ? – les deux combatsmajeurs qu’ils livrent encore : la protection du climat et de la bio -diversité. Est-ce à dire que la guerre elle-même est perdue ? Pourles écologistes, certainement. En revanche, il en va tout autrementpour la nature. Il est au contraire probable que les batailles gagnéespar les hommes dans leur lutte contre la nature les rapprochentd’une défaite inexorable, à la manière de Koutousov remportant lacampagne de Russie en raison même de ses batailles perdues ouesquivées contre Napoléon1.

Il en ira en effet de notre combat contre la nature comme del’agression d’un vaste territoire telle que l’analyse Clausewitz. Cedernier théorise la supériorité de la stratégie défensive contre la stra-tégie offensive, pour autant que l’étendue du territoire investi pardes troupes hostiles lui permette de se déployer. Plus les troupespénètrent sur le territoire ennemi et plus elles allongent et fragilisentleurs lignes de communication ; plus elles sont contraintes dedistraire sur le territoire adverse une part croissante de leurs effectifs ; les agresseurs voient faiblir leur énergie au fur et à mesure

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1. Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Minuit, 1955.

qu’ils s’éloignent de leur base. Et les conséquences sont en quelquesorte inverses pour les troupes sur la défensive. Plus elles seconcentrent et se ramassent, plus leur énergie devient vitale.

À l’instar de Napoléon, plus nous remportons de victoires contrela nature et plus nous nous affaiblissons. Et ce en épuisant les éner-gies fossiles et les minéraux extractibles à faible coût, en vidant lesmers, en appauvrissant les sols et plus généralement en affaiblis-sant les services écosystémiques. En d’autres termes, nous necessons de fragiliser nos moyens d’agression et notre intendance.Dans le même temps, nous sommes en train de pénétrer dans l’hiverrusse, sous les espèces du changement climatique2 et d’un probablebasculement des écosystèmes3. À quoi s’ajoute la profondeur tempo-relle de la nature, sorte d’équivalent à l’étendue du territoire russe.En termes crus, combien d’hommes comportera la grande arméehumaine au milieu du siècle et au cours des décennies suivantes,compte tenu de la conséquence probable du changement climatiqueen cours et d’un possible basculement des écosystèmes, à savoir unechute de nos capacités mondiales de production alimentaire ?

Nous ne parviendrons plus en effet à stabiliser la hausse de latempérature moyenne à la surface du globe en deçà de la barre des2 °C d’ici à la fin de ce siècle. Nous aurions peut-être pu en 2015stabiliser les émissions mondiales, puis à partir de 2016 les réduirede 3 % par an. Un objectif difficile mais qui aurait pu dans l’absoluêtre tenu. Désormais, il n’est plus possible d’espérer la mise enœuvre d’un accord analogue avant 2021. Il faudrait alors, pouratteindre le même objectif, réduire les émissions mondiales de 6 %par an, ce qui est inatteignable4. À quoi s’ajoutent les engagementsvolontaires des pays pour la période 2013-2020 et les choix d’in-frastructures que nous faisons et ferons dans les toutes prochainesannées. Sans compter la ruée sur les gaz ou huiles de schiste auxÉtats-Unis et ailleurs. Ils nous placent sur une trajectoire nouséloignant irrémédiablement et significativement de l’objectif des2 °C, dépassant les 3 °C et pouvant même atteindre les 5 °C.

Dominique Bourg

2. Rachel Warren, “The Role of Interactions in a World Implementing Adaptation andMitigation Solutions to Climate Change”, dans le dossier “Four Degrees and Beyond: ThePotential for a Global Temperature Increase of Four Degrees and its Implications”, PhilosophicalTransactions of the Royal Society A, 13 janvier 2011, vol. 369.

3. Anthony Barnosky et al., “Approaching a State Shift in Earth’s Biosphere”, Nature, 7 juin2012, vol. 486.

4. Pour un calcul moins pessimiste mais avec la même idée de fenêtre d’action se refer-mant définitivement, voir Thomas F. Stocker dans “The Closing Door of Climate Targets”,Science, 18 janvier 2013, vol. 339, p. 280-282.

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Certains rêvent que la géo-ingénierie5 nous permettra de calmerl’ire climatique. Le pari est en réalité hautement risqué. Autant noussommes capables de remédier localement à nos dégâts, et parfoisd’une façon époustouflante, autant nous en sommes incapables,semble-t-il, à une échelle globale. Toutes les techniques de géo -ingénierie envisageables souffrent en effet des mêmes défauts : êtresous-dimensionnées et impliquer un coût faramineux. À quoi s’ajou-tent encore trois tares majeures : celle de pouvoir, comme certainestechniques, provoquer des effets secondaires dramatiques, et cellede devoir être maintenues et entretenues pour une durée indéter-minée, ce qui en accroît encore le coût ; enfin, autorisés à émettresans compter, nous provoquerons d’autres perturbations, àcommencer par l’accélération de l’acidification en cours des océans6.

La victoire de la nature sur l’incurie et la cupidité cosmiqueshumaines signifierait-elle la victoire des écologistes ? Non, lesécologistes ne sauraient s’affranchir de leur propre humanité. Leurdéfaite serait même double, celle du genre humain en totalité et cellede la part dudit genre qui aurait échoué à convaincre la majorité.Voire triple, au sens d’une défaite de l’idéal de justice intra-humaine, les plus pauvres devant probablement payer les premiersle tribut de l’égoïsme humain généralisé. Il reste cependant unespoir, celui de la construction sur ces ruines d’une humanitédécidée à cultiver une plus grande harmonie en son sein et dans sesrelations à la nature.

Dominique Bourg

La guerre écologique

5. Bertrand Guillaume et Valéry Laramée de Tannenberg, Scénarios d’avenir. Futurspossibles du climat et de la technologie, Paris, Armand Colin, 2012.

6. Pour un bilan plus général, voir notamment Graham M. Turner, “On the Cusp of GlobalCollapse? Updated Comparison of The Limits to Growth with Historical Data”, GAiA, juin 2012,vol. 21, no 2, p. 116-124.

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Position

D’une place à l’autre :Le Caire, Kiev, Istanbul

LES images de la place Tahrir (midan Tahrir), celles que l’on voitdans le film de Stefano Savona (Tahrir, place de la Libération1,2011), sont encore dans toutes les mémoires. Mais les images deliberté et d’émancipation d’hier sont aujourd’hui des images deviolence, de viol et de harcèlement, les seules que l’on retiennedésormais. « Vidé » un temps par la révolution du 11 janvier 2011de tous les instruments et de tous les agents de pouvoir – partis, mili-taires, policiers… –, ce havre de discussion a été réoccupé par lesmilitants et hommes de main du pouvoir déchu et des partis reli-gieux (salafistes et Frères musulmans) qui y sèment régulièrementdes graines de violence. Si la liberté de parole retrouvée ne fait guèrede doute, deux ans après le début de la révolution de janvier 2011,si les gens s’expriment sans s’inquiéter des contrôles et des repré-sailles policières et militaires, ils se plaignent plutôt de la dispari-tion de ceux qui ont pour mission d’assurer la sécurité : hier l’unedes villes les plus policières du monde, Le Caire est devenue unterritoire d’insécurité du fait de la désertion apparente de la police.

Mais la ville n’est pourtant pas réduite à l’état de nature, lajungle n’est pas la règle, les pistolets et les armes ne sont pasvisibles comme dans les villes mafieuses. Le Caire vibre encore parses mots, mais la ville est inquiète des menaces qui pèsent. Elle esttriste de ne pas voir d’issue politique (tant la division du Front démo-cratique est forte, comme en Tunisie) à la prise de pouvoir par les

1. Voir la présentation d’Élise Domenach, Esprit, octobre 2011.

D’une place à l’autre : Le Caire, Kiev, Istanbul

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Frères musulmans et le président Morsi, mais également d’observerque l’Occident a déjà renoncé à croire au printemps égyptien.Concrètement, il n’y avait début mai (avant les grandes chaleurs)déjà plus de touristes au Khan el-Khalili, le grand bazar cairote,seuls des Russes fortunés s’aventurent dans le Sinaï fermé deCharm el-Cheikh, et il n’y a plus que dix bateaux de touristes quinaviguent sur le Nil sur les cinq cents habituels. Tel est le dilemme :la démocratie n’est certes pas gagnée mais ce n’est pas en refusant,nous les Européens épris de démocratie et de laïcité, de se rendredans une Égypte prétendument mise à feu et à sang qu’on aide lemouvement des femmes et des hommes de la place Tahrir, qu’ilssoient voilés ou non, barbus ou non. L’économie égyptienne a besoindes touristes qui suivent le Nil ou s’aventurent dans les oasis.Aujourd’hui, l’Europe ne va plus en Égypte, encore un peu enTunisie. Est-ce la meilleure manière de soutenir les printempsarabes que de les contourner et d’en avoir peur ? Rien de pire quela peur de la peur. Le marché est impitoyable et le tourisme est unmarché. Reste que les titres des journaux évoquent en ce début dejuin 2013 les soubresauts de la place Taksim à Istanbul. Unerévolte de plus sur une place, encore une agora éphémère !

À Kiev, la ville n’est pas désertée, mais elle est comme oubliéepar ceux qui cèdent aux volontés politiques d’un Poutine qui adécidé que l’Ukraine n’avait pas à se détourner de Moscou. La placede l’indépendance est l’une de ces places (place se dit midan enarabe et maidan en ukrainien), tout comme la midan Tahrir, où laliberté s’est manifestée durant la « révolution orange » de 2004.Mais, là encore, on se demande pourquoi l’Europe oublie si vite cesplaces qui correspondent aux moments de fondation chers à HannahArendt ou à Cornelius Castoriadis. Et nombreux sont ceux qui seréclament en Ukraine du livre de Timothy Snyder (Terres de sang.L’Europe entre Hitler et Staline, voir les articles parus dans Esprit enfévrier 2013), espèrent que l’Europe regardera autrement ces terri-toires qui ont subi la famine, les camps, les répressions féroces, etplaident pour que l’Europe n’oublie pas l’Ukraine, celle deBoulgakov, de Malevitch et des victimes inconnues, mais aussi lesautres terres de sang, la Pologne aujourd’hui mieux reconnue, lespays baltes et la Biélorussie. Pourtant, on se courbe devant Poutinequi protège ses oléoducs, son pétrole, ses oligarques et s’en prendaux oligarques d’ailleurs, au risque d’oublier pour des raisonsd’équilibre géopolitique les rebelles syriens et de laisser bien dessituations chaotiques s’envenimer. Si l’Europe connaît une crise

institutionnelle de nature économique, elle connaît aussi une crisede sa conscience historique, celle d’une Europe qui oublie, voire metentre parenthèses des morceaux d’elle-même, ces territoires quinous ont réappris un temps l’exigence démocratique. Ce n’est pasde politique qu’il s’agit là mais d’histoire. La mémoire est doulou-reuse mais l’Europe s’escrime à ne pas parler de ce qui lui a faitmal durant un XXe siècle qui fut un siècle des catastrophes plusqu’un âge d’or !

Olivier Mongin

Olivier Mongin

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Position

Ressusciter les « langues mortes »

L’ÉMOTION est grande dans le milieu de l’enseignement du latin etdu grec. En effet, l’arrêté du 19 avril 2013 fixant l’organisation duCapes pour l’année prochaine fait apparaître qu’il n’existe plus deCapes de lettres classiques (ni d’ailleurs de lettres modernes), maisun seul Capes de lettres avec deux options : lettres classiques etlettres modernes. La modification est de l’ordre du symbolique caril y a peu de changements par rapport aux deux anciens Capes, maisprécisément ce changement symbolique a été perçu comme l’an-nonce de la mort programmée d’un enseignement auquel onreproche son rôle dans la reproduction sociale.

L’enseignement du latin, dès l’époque humaniste et laRenaissance, n’a visé que les enfants de l’élite sociale, et cela vautpour tout l’Ancien Régime. À l’époque de la Révolution, on voitd’ailleurs apparaître la stigmatisation des parents des classesmoyennes qui, voyant bien que c’est l’enseignement de l’élite,veulent faire étudier le latin à leurs enfants parce que « le latin mèneà tout ». Au XIXe siècle, on reste conscient que tout enseignementd’élite passe par le latin. Puis, pour éviter de faire baisser le niveaude cet enseignement et pour répondre aux soucis d’éducation d’uneclasse moyenne qui se développe, on lui propose un enseignement« moderne », et la réforme de 1902 qui crée, en les neutralisant pardes lettres A, B, C, D, des filières différenciées, fixe une situationqui va durer tout le XXe siècle.

Si l’enseignement des sciences prend de plus en plus d’impor-tance, l’association du latin et des sciences reste la section d’élite,avec la super-élite de A’ qui cumule latin, grec et sciences.

L’enseignement moderne est jugé inférieur, mais toute la subtilitédes réformateurs de 1902 a été de l’avoir rendu cependant suffi-samment attractif (par l’étude des grands classiques commeShakespeare ou Goethe) pour que le niveau ne soit pas abaissé pardes élèves plus faibles, issus de milieux sociaux inférieurs.

Cette situation va se maintenir jusqu’à la Seconde Guerremondiale : le bac ès lettres y est encore largement majoritaire. Àpartir des années 1950, elle s’inverse, et les séries scientifiques dubac (mathématiques élémentaires, sciences expérimentales puis àpartir de 1968, C, D et E) deviennent majoritaires. Les languesanciennes perdent leur statut de filière d’élite mais restent unélément de distinction, comme le repère Bourdieu.

Cette pratique distinctive est stratégique et assumée commetelle : lors d’une enquête auprès de parents réalisée en 19941, 71 %des parents qui envisageaient de faire faire du latin à leur enfantétaient d’accord avec le jugement suivant : « S’il faisait du latin,votre enfant se trouverait être avec les meilleurs. » On retrouve cettestratégie ailleurs : par le choix des classes bilangues en sixième(allemand-anglais), par le choix du chinois, par les sections euro-péennes.

Tout cela est connu, mais pas aussi radicalement explicité : dece fait, pour beaucoup d’acteurs du système éducatif qui veulentfavoriser l’émancipation et l’intégration de tous, il faut lutter contreces stratégies d’évitement, ce qui explique que les enseignants delangues anciennes doivent se battre pour conserver leurs heures.

Ce n’est pas l’élitisme que l’on critique, puisque tout le systèmeéducatif français repose sur l’élitisme ; ce que l’on reproche aujour-d’hui au latin, c’est d’avoir changé de signification, de n’être plusla voie de l’élite, mais une tentative d’évitement social. C’est cepen-dant en même temps pour beaucoup de parents un souci culturel quiest tout à fait légitime.

L’unification du Capes de lettres se situe donc dans une évolu-tion séculaire de réduction de la part du latin dans l’enseignement :s’agit-il pour autant d’une mort programmée ? Pour répondre néga-tivement à cette question, il ne suffit pas de défendre la stabilitééducative mais il faut examiner, comme pour toute matière ensei-gnée, quelle est son utilité ; or celle-ci a varié au cours des siècles.

Philippe Cibois

1. Voir Philippe Cibois, l’Enseignement du latin en France. Une socio-histoire, 2011,disponible en ligne sur le site des Classiques des sciences sociales de l’université du Québec(collection « Les sciences sociales contemporaines »).

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On a fait du latin autrefois pour de nombreuses raisons : parceque c’était la langue de l’Église au Moyen Âge, parce que c’était lemoyen de renouer avec la philosophie et la science antiques à laRenaissance, parce que c’était la langue internationale de la sciencejusqu’au XVIIIe siècle. Dès la Révolution, on avait bien conscienceque « faire du latin » vous classait socialement et au XIXe siècle,comme toutes les raisons antérieures avaient disparu, on en vint àmettre au point l’argument de la « gymnastique de l’esprit », préci-sément à l’époque où s’inventait la gymnastique.

Cet argument, toujours utilisé, n’est pas recevable, pour laraison fondamentale qu’il ne s’agit pas de l’objectif d’une acquisi-tion disciplinaire mais du résultat de tout apprentissage quand il estfait correctement. Toute résolution de problèmes conduit au mêmerésultat, qu’il s’agisse de plomberie, de jeu d’échecs, de mathéma-tiques, de relations humaines ou de se repérer sur le terrain avecl’aide d’une carte.

Aujourd’hui, la position prise par les instances qui représententles enseignants du latin reste l’action réglementaire (contre lessuppressions de classes de langues anciennes) et la protestation, lesdeux démarches étant liées car la protestation est nécessaire pourempêcher des évolutions réglementaires qui se feraient si des élites(comme Jacqueline de Romilly) ne venaient pas défendre leslangues anciennes.

D’un point de vue sociologique, on peut faire l’hypothèse quecette stratégie ne va plus être efficace longtemps simplement pareffet de génération : les personnes de cinquante ans aujourd’hui ontfait leurs études secondaires au moment où l’élitisme passait par lesmathématiques et où le latin n’était plus qu’un parcours d’évitementréduit à quelques heures.

Alors ? Faut-il mourir la tête haute, le glaive à la main, c’est-à-dire en protestant et en luttant pied à pied contre l’administration ?Certainement pas : il faut un projet mobilisateur qui donne un sensà l’enseignement du latin, en sachant que des évolutions profondessont peut-être nécessaires.

Si on compare les nouveaux textes des arrêtés du Capes auxanciens, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un début d’unification dont l’ob-jectif pourrait être qu’un futur enseignant de français fasse lapreuve de tous les savoirs qui lui seront nécessaires, et le latin enfait partie : un premier rapprochement se trouve dans le texte de lacomposition française, commune aux deux options (lettres classiques

Ressusciter les « langues mortes »

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et lettres modernes), qui dit vouloir mobiliser « l’histoire littérairede l’Antiquité à nos jours », mention qui était absente des précédentsprogrammes.

Les programmes d’une discipline doivent être définis par lesbesoins de l’enseignement. Il faut préciser ce que doit maîtriser toutprofesseur de lettres en plus d’une vaste culture littéraire commedéfinie par les programmes :– le latin du français : tout professeur de lettres doit pouvoir rendrecompte des centaines d’expressions du latin du français, du curri-culum vitae au fait qu’un nihiliste n’est pas un partisan d’unmonsieur nihil comme les gaullistes le sont du Général ;

– l’ancien français et l’évolution de la langue : est-il normal qu’unprofesseur de français ignore le français médiéval ? C’est encorepossible s’il prend l’option lettres classiques ;

– l’orthographe du français : elle est incompréhensible sans uneconnaissance de l’évolution de la langue certes, mais aussi sansconnaissance de la dose de latin qui à diverses époques a étéinjectée dans la langue dans un processus de relatinisation. Làaussi, des connaissances de latin sont indispensables.Pour pouvoir exiger que tous les futurs professeurs de français

aient fait du latin, il faut, en dehors de considérations de linguis-tique historique, mettre aussi l’accent sur l’importance de laconnaissance des textes latins, car ils sont à la base de notreculture.

Il faut faire étudier ceux qui sont sous-jacents à la cultureactuelle, qui en sont une strate. À une époque où les conflits delaïcité se situent ailleurs que vis-à-vis de la sphère catholique, parexemple, il est loisible de puiser sans scrupule républicain dansl’ensemble de l’Ancien et du Nouveau Testament (en latin et engrec). Historiquement, la religion chrétienne a imprégné notreculture et pour comprendre Pascal, on peut lire saint Augustinainsi que saint Paul.

On peut faire lire le latin simple de Césaire d’Arles, le latinmédiéval célèbre des Carmina burana ; Érasme et son ami ThomasMore nous conduiront aux Adages et à la naissance de l’Utopie. Lesauteurs récents ont plus de résonance aujourd’hui que Tite-Live ouCésar ; en revanche, Cicéron et Sénèque sont encore d’actualité, carils sont pour nous les témoins des stoïciens, dont la philosophie esttoujours présente et qui ont été les instigateurs, avec d’autrescourants philosophiques, des « exercices spirituels », dont lapratique a perduré et dont l’examen de conscience est issu. Quant

Philippe Cibois

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au droit romain, nous y participons toujours et son actualité resteentière.

Si, à la Renaissance, on s’est tourné à nouveau vers les auteursantiques, c’était pour y trouver la vraie science, revenir aux philo-sophes et principalement, à travers Cicéron, relancer la rhétorique,ce souci d’argumenter sur le forum des choses importantes, pratiquede la discussion éclairée que nous revendiquons toujours et qui estcentrale pour la démocratie.

Le moment est venu d’un changement de perspectives : ce n’estpas la première fois dans l’histoire, même si le changement proposéest plus radical, car de la priorité à l’Antiquité on passe à la prio-rité à toute la culture utilisant le latin.

Ce qui vient d’être décrit est un programme pour les futursprofesseurs de français, mais que proposer aux élèves actuels ?L’enseignement des expressions latines du français pourraitpermettre une initiation au latin en cinquième, et c’est d’ailleurs cequ’a proposé l’Inspection générale sur l’enseignement du latin et dugrec dans son dernier rapport (rapport Klein-Soler).

Plutôt que d’apprendre à traduire, faisons lire des textes « appa-reillés », par exemple munis d’un découpage selon la logique dufrançais et de sous-titres2. La traduction à coup de Gaffiot est unehérésie pédagogique, reconnaissons-le et tirons-en la conséquenceque traduire est aujourd’hui de l’ordre des formations du supérieur,non du secondaire. Réservons l’initiation au latin et au grec auxannées d’option de collège, en faisant en sorte qu’à l’issue dechaque année, un acquis soit assuré : la morphologie du latin par lebiais des expressions latines du français en fin de cinquième, unehabitude de lecture de textes simples sous-titrés en quatrième, uneconnaissance des lettres grecques et des racines grecques du fran-çais en fin de troisième. Jouons le jeu de l’option annuelle, qui faci-litera le recrutement et évitera aux enseignants la tentation deretenir de force des élèves. Au lycée, créons une filière de futursprofesseurs de lettres où le latin et le français se répondront.

Ce n’est que dans cette logique de parallèles, d’échos, d’unitéculturelle, que l’enseignement du latin et du grec peut – et doit –se maintenir aujourd’hui.

Philippe Cibois

Ressusciter les « langues mortes »

2. Voir la technique présentée sur le carnet de recherche « La question du latin »http://enseignement-latin.hypotheses.org/3218

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Juillet 2013 16

Le « paternalisme libéral », oxymoreou avenir de l’État-providence ?

Frédéric Orobon*

DÈS lors qu’on définit le libéralisme comme une doctrine deprotection des droits individuels contre toute immixtion publique,il semble entendu que le paternalisme, qui vise à protéger desindividus, pourtant majeurs, contre eux-mêmes, lui est opposé. Lelibéralisme postule en effet que des individus autonomes doiventêtre capables d’assumer leurs choix et doivent faire preuve deresponsabilité en ne faisant pas payer aux autres les conséquencesqui découlent de ces choix. La philosophie libérale, qui s’attache àdélimiter un espace d’autodétermination individuelle, est ainsi unindividualisme. Elle est également liée, au moins avec John StuartMill, à l’utilitarisme, lorsqu’elle enseigne qu’il n’y a pas de libertésans responsabilité, et montre ainsi que chaque individu autonome,en assumant la responsabilité de soi-même, ne doit pas être onéreuxaux autres. Or cette dernière formule est ambiguë, car ne pas êtreonéreux aux autres par sa conduite individuelle, c’est reconnaîtrequ’être libre c’est être responsable de soi, comme c’est aussi pouvoirreconnaître la primauté du bien-être du plus grand nombre sur laliberté individuelle, et exiger alors qu’on sacrifie celle-ci à celui-là.Le paternalisme, comme critique du libéralisme, s’insinue lors-

qu’on peut mettre en évidence que des individus, pourtant auto-nomes, ne semblent pas faire les meilleurs choix pour eux-mêmes,soit parce que leur raison est court-circuitée par l’émotion, et n’est

* Philosophe, il enseigne à l’IUFM de Bourgogne et à l’Institut de formation en soins infir-miers de Nevers.

ainsi pas pleinement rationnelle, soit parce qu’ils ne sont pas vrai-ment informés des conséquences de leurs actions, et ne peuvent, dece fait, agir en pleine autonomie. On ne saurait donc dissocier laréflexion sur le libéralisme de celle qui porte sur le paternalisme,précisément parce que ce dernier, en mettant en évidence lacomplexité des conditions concrètes dans lesquelles se joue notreliberté, pourra montrer, non seulement que nous ne faisons pas lemeilleur usage possible de notre liberté, mais aussi que nous avonsdu mal à assumer les conséquences des choix que nous pensionslibres. Du point de vue du paternalisme, comme outil critique d’unedoctrine du libre choix individuel, il y aurait donc un optimum dela liberté rationnelle que, sans aide, nous ne serions pas en mesurede réaliser, non seulement parce que nous sommes faillibles, maisaussi parce que personne, apparemment, n’accepte d’avoir été l’au-teur libre de son propre malheur.C’est à l’intérieur même du cadre de la réflexion libérale, ou

plutôt d’une réflexion qui veut qu’on la définisse comme telle, quele paternalisme revêt aujourd’hui ses habits neufs, d’une part enquestionnant ce que vaut véritablement l’individu autonome,rationnel et responsable à l’épreuve de la réalité, et, d’autre part, enévaluant le coût social1 d’une libre activité individuelle non régulée.Ainsi, le retour du paternalisme est lié à une accentuation de l’uti-litarisme, qui justifie le contrôle public des conduites individuelles(par exemple l’alimentation) pour réduire le coût social d’une libreactivité individuelle non régulée.

Libéralisme et paternalisme :une opposition relative

Le premier membre de phrase de l’article 4 de la Déclaration desdroits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, « la libertéconsiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », est unassez bon condensé de la philosophie libérale. En effet, l’individuy est défini comme souverain : il lui est donc légitime de se nuire àlui-même, dès lors que, ce faisant, il ne nuit pas à autrui. C’est ainsi

Le « paternalisme libéral », oxymore ou avenir de l’État-providence ?

1. Le coût social est l’ensemble des coûts supportés par la collectivité du fait de laconsommation d’un produit ou du fait d’une conduite. Pour l’essentiel, c’est le coût des vieshumaines perdues prématurément, le coût des pertes de productivité liées à l’absentéisme etle coût des soins. Voir Pierre Kopp, « Tabac et société, fondements de l’analyse économique »(http://www.pierrekopp.com/downloads/Welfare%20aout%202006%20.pdf).

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que, par le décret du 21 janvier 1790, la Révolution françaisedépénalise le suicide2. Entendue en ce sens, la liberté individuellene saurait donc impliquer une quelconque obligation d’agir pour sonbien, ni même d’agir en vue d’un bien. L’article 5 énonce pour sapart que « la loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles àla société », ce qui implique également qu’on peut se nuire à soi-même dès lors que cela ne trouble pas l’ordre social3.Cependant, cette articulation de la philosophie libérale aux

articles 4 et 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyenne va pas sans difficulté. En effet, à s’en tenir à l’article 4, on pourrait conclure à un absolu de la liberté individuelle comme unefin en soi. De moi, je fais ce que je veux, et, dès lors que je ne nuispas à autrui, il m’est libre de me nuire à moi-même si j’en assumela responsabilité, ou encore de me faire chose pour autrui si j’yconsens. Mais l’article 5 permet de supposer l’idée d’un biencommun qui, pour sa part, peut exiger une restriction de la libertéindividuelle. Ainsi, il se pourrait que faire de soi ce que l’on veut,en toute connaissance de cause et sans nuire directement à autrui,ce soit cependant nuire à une entité comme la société garante d’unintérêt général, mais aussi de valeurs posées comme supérieures àl’exercice simplement individuel de la liberté. C’est pourquoi, aunom de l’article 4, on pourra considérer le suicide comme l’exerciced’une liberté individuelle, ce qui est une forme de reconnaissancede la souveraineté personnelle, et de ceci qu’on est propriétaire desoi, mais on peut utiliser l’article 5 pour, par exemple, interdire laprostitution au motif que se louer sexuellement à autrui serait fairede soi une chose, ce qui contredirait la distinction entre lespersonnes et les choses, valeur et principe posés comme supé-rieurs à l’exercice de la liberté individuelle, ce qui apporte unelimite à la disposition de soi.Pour le dire dans les termes d’Isaiah Berlin, l’article 4 est

fondateur d’une liberté négative, comme « l’espace à l’intérieurduquel un homme peut agir sans que d’autres l’en empêchent4 ».Ainsi, « être libre, en ce sens, signifie être libre de toute immixtionextérieure. Plus vaste est cette aire de non-ingérence, plus étendue

Frédéric Orobon

2. Voir Laurence Fatout, « Histoire juridique du suicide », Cahier de recherche de l’écolede management de Normandie, 2004, no 17.

3. Danièle Lochak, « Les bornes de la liberté », Pouvoirs, janvier 1998, no 84.4. Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté », dans Éloge de la liberté, Paris,

Calmann-Lévy, 1988, p. 171.

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se forment les manifestations, les désirs,les recherches des sujets, pour exploreravec eux les possibilités qu’ils n’utilisentpas. » Sous cet angle, la psychologiepeut être comprise comme une sciencede la libération de la personne dont leseffets ne cessent de se laisser apercevoirdans l’analyse des changements sociaux.Tout un programme sur le réel du sujet,qu’explorent les différents articles ducollectif qui lui est consacré, qui seposent notamment la question de savoircomment soutenir la personnalisation dusujet au travail, dès lors que les condi-tions de la subjectivation sont redimen-sionnées par les politiques économiqueset managériales actuelles.

G. l. B.

Jean-Michel Rey

Histoires d’escrocs.Tome I : la Vengeancepar le crédit ou Monte-CristoParis, Éditions de l’Olivier, 2013, 192 p., 16 €

En 2002, cinq ans avant la crisedes supbrime qui a bouleversé l’universde la finance, Jean-Michel Rey, un excel-

lent connaisseur de Nietzsche qui fusti-geait à satiété l’« esprit chrétien » del’endettement, a publié un ouvrage qui sepenchait sur la dette économique en pui-sant des exemples littéraires chez Mari-vaux, Goethe, Musil, Melville et d’autres.De telles analyses ont le grand mérite desortir l’économie financière de la seuleapproche que proposent des économistesobsédés par les chiffres et les mathé-matiques, et de rappeler que la théologie,la philosophie et la littérature ont beau-coup parlé de crédit, de confiance et dedette. Ce volume, qui est consacré à lavengeance du comte de Monte-Cristo,le héros d’Alexandre Dumas, contre lebanquier Danglars que le comte va tuerà petit feu en lui imposant des créditsillimités et en le ruinant à mort, est lepremier d’une trilogie dont les prochainsprotagonistes seront les Buddenbrook deThomas Mann et l’Escroc à la confiancede Herman Melville. Si le cinéma a faitécho à la crise de 2008 (voir le dernierfilm de David Cronenberg, Cosmopolis),ces incursions ont le mérite de montrerque des inventeurs de fiction en avaientanticipé bien des ressorts mentaux etdes mécanismes spéculatifs. Spécula-tions, écritures, crédits… tous ces termesvont de pair.

O. M.

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EN ÉCHO

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE DEMAURICE NADEAU : L’APPEL DU16 MAI 2013 – La Quinzaine littéraire deMaurice Nadeau, très grand éditeur,homme de lettres et de conviction dontnous avons appris la mort le 17 juin, a étémise ces derniers temps à rude épreuve,comme bien des organes de la presseécrite intellectuelle et littéraire. Mais

La Quinzaine est un organe indépendantet libre, ce qui n’est pas si fréquent.Dans ce contexte difficile pour nous tous,La Quinzaine a lancé une campagne envue de trouver de nouveaux capitaux etde poursuivre une aventure exception-nelle. On ne peut donc que la soutenir etaccompagner l’opération en cours. Pourplus d’informations, voir le site

En écho

Bibliothèque

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http://www. quinzaine-littéraire.presse.fr.Comme il est dit en ouverture du derniernuméro : « Le mouvement est amorcémais il doit être amplifié. Donnonsensemble à La Quinzaine littéraire lenouveau souffle dont elle a besoin. »

EDWARD SAID ET LA FIN DEL’ORIENTALISME – La dernière livrai-son de la revue Critique (« EdwardW. Said, Jérusalem 1935-New York2003 ») dirigée par Philippe Roger estconsacrée à l’œuvre et à la personnalitéd’Edward Said, dix ans après sa mort.Des articles originaux et suggestifs sontconsacrés à des pans méconnus de Said(rappelons que l’un de ses grands textes,Du style tardif, a été récemment publiéchez Actes Sud), la place de la musique,les analyses des médias, les interroga-tions sur l’exil. Tous les textes sont àlire, mais comme souvent, c’est OlivierRoy qui enfonce le clou en proposant,dans le sillage de Said et des révolu-tions arabes, de se débarrasser pure-ment et simplement de la notion d’orien-talisme. « Ce qui disparaît avec leprintemps arabe, écrit-il, c’est bien leprésupposé majeur de l’orientalisme :l’exceptionnalisme musulman. Certes,ce n’est pas la fin de l’histoire mais biencelle de l’Orient telle qu’il fut construitcomme objet holistique. » Reste qu’Oli-vier Roy n’est pas persuadé que tous les« saidiens », qui selon lui restent desgens du Livre, en soient convaincus.

CHRIS MARKER ET ALAIN RESNAIS –Dans une récente livraison de Trafic(Paris, POL, hiver 2012, no 84), la revuecréée par Serge Daney, on peut lire unentretien fort intéressant avec AlainResnais sur Chris Marker réalisé en1963, où il parle des relations du docu-mentaire et de la fiction, de l’image et dutexte/commentaire. Pour Resnais en1963 : « Les textes de C. Marker ne peu-vent pas se passer d’images : il y a unesorte d’interaction entre les émotions

données par la plastique et celles don-nées par le rythme, le balancement dutexte. C’est sous cet aspect-là que Markerapporte quelque chose de neuf et qu’iln’est absolument pas un monsieur quidépose un commentaire le long desimages. » Récemment disparu, long-temps collaborateur d’Esprit et du Seuil(où il dirigea une collection littéraire)durant l’après-guerre, Marker va fairel’objet à l’automne de nombreux col-loques, expositions et publications. Cesera l’occasion de reprendre à nouveauxfrais une histoire du cinéma qui ne serésume pas en France à celle de la Nou-velle Vague et des Cahiers. Voir aussidans ce numéro de Trafic des textes deRaymond Bellour (“Marker Forever”) etJean-Michel Durafour (« Que meurentles girafes ? »).

POPULISME ET OLIGARCHIE – Dansla revue italienne Micromega (4/2013),Marco d’Eramo consacre un long articleau « populisme », en retraçant l’histoiredu mot et la manière dont il est utilisé.Puisque la diversité des mouvementsauxquels on applique aujourd’hui ceterme ne permet pas de lui donner devéritable définition, d’Eramo fait le choixde retourner le problème, en se deman-dant ce que ce mot dit de ceux qui l’uti-lisent. La qualification « populiste » afortement augmenté depuis les années1980, en même temps que les inégalitéss’aggravaient et que s’imposait la néces-sité de gouverner toujours plus au centre,et que le « peuple », justement, dispa-raissait des radars politiques. À lire aussiun article de Stefano Petrucciani sur lacrise des partis politiques (dont nousparlerons dans notre prochain numéro) etun entretien avec Margarethe Von Trottaet Barbara Sukowa à propos du film Hannah Arendt (voir l’article de Carole Widmaier dans notre numéro de juin 2013,et celui de François Prodromidès sur notresite, www.esprit. presse.fr).