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202 HERMÈS 67, 2013 Jean-Marc Lévy-Leblond Université Nice-Sophia Antipolis Éloge de la discipline Entretien avec la revue Hermès Hermès : Quel est votre avis sur ce qu’on appelle interdis- ciplinarité aujourd’hui ? Est-ce un mot-valise, une mode ? Jean-Marc Lévy-Leblond : Je trouve effectivement bien encombrant ce terme – un mot-valise, oui, et même une grande malle fourre-tout, que l’on remplit de bana- lités peu pertinentes. Devant des problèmes difficiles, il permet une sorte d’invocation rituelle : « faisons travailler ensemble plusieurs disciplines et la question sera réglée » ; je n’y crois guère, notamment à partir de ce que je sais de ma discipline, la physique. Le mot discipline n’est pas un gros mot : c’est un beau mot, que je respecte, d’abord dans son sens vernaculaire (nous avons tous besoin d’avoir un peu de discipline dans la vie) et ensuite dans son sens plus académique : il me semble que la connaissance ne peut progresser que si elle est disciplinée. C’est la leçon de quelques siècles d’his- toire des sciences. Je n’ai donc aucun sentiment négatif, d’enfermement ou de limitation, par rapport à la notion de discipline : pour moi, c’est d’abord une valeur positive. Reste ensuite que la disciplinarité implique évidem- ment un risque de clôture, de stagnation, et que la question de savoir s’il faut — et si l’on peut — en sortir est parfai- tement légitime. Hermès : Est-ce que vous admettez qu’en cas de néces- sité absolue pour un programme scientifique, vous alliez recourir au savoir d’une autre discipline ? J.-M. L.-L. : Mais comment juger qu’il y a une « néces- sité absolue » ? Qu’est-ce qui permet de penser lorsque, à partir d’un questionnement interne à une discipline, on rencontre une butée, que l’on trouvera la solution en sortant de cette discipline ? Je ne connais pas de critère permettant d’en juger a priori. Au regard des tentatives des dernières décennies, j’ai plutôt le sentiment qu’une telle démarche relève souvent de la solution de facilité. On n’arrive pas à trouver la clé sous son propre réverbère, alors on va voir sous celui du voisin. Je ne dis pas que ça ratera forcément, mais ma position serait de demander d’abord : « êtes-vous sûrs d’avoir suffisamment creusé la question dans le cadre qui est le vôtre, et épuisé toutes les ressources possibles avant d’aller chercher ailleurs ? ». Livre-Hermes67_001-284.indb 202 Livre-Hermes67_001-284.indb 202 23/10/13 12:08 23/10/13 12:08

Éloge de la discipline - Institut de l'information

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202 HERMÈS 67, 2013

Jean-Marc Lévy-LeblondUniversité Nice-Sophia Antipolis

Éloge de la discipline

Entretien avec la r evue Hermès

Hermès : Quel est votre avis sur ce qu’on appelle interdis-ciplinarité aujourd’hui ? Est-ce un mot-valise, une mode ?

Jean-Marc Lévy-Leblond : Je trouve effectivement bien encombrant ce terme – un mot-valise, oui, et même une grande malle fourre-tout, que l’on remplit de bana-lités peu pertinentes. Devant des problèmes difficiles, il permet une sorte d’invocation rituelle : « faisons travailler ensemble plusieurs disciplines et la question sera réglée » ; je n’y crois guère, notamment à partir de ce que je sais de ma discipline, la physique.

Le mot discipline n’est pas un gros mot : c’est un beau mot, que je respecte, d’abord dans son sens vernaculaire (nous avons tous besoin d’avoir un peu de discipline dans la vie) et ensuite dans son sens plus académique : il me semble que la connaissance ne peut progresser que si elle est disciplinée. C’est la leçon de quelques siècles d’his-toire des sciences. Je n’ai donc aucun sentiment négatif, d’enfermement ou de limitation, par rapport à la notion de discipline : pour moi, c’est d’abord une valeur positive.

Reste ensuite que la disciplinarité implique évidem-ment un risque de clôture, de stagnation, et que la question

de savoir s’il faut — et si l’on peut — en sortir est parfai-tement légitime.

Hermès : Est-ce que vous admettez qu’en cas de néces-sité absolue pour un programme scientifique, vous alliez recourir au savoir d’une autre discipline ?

J.-M. L.-L. : Mais comment juger qu’il y a une « néces-sité absolue » ? Qu’est-ce qui permet de penser lorsque, à partir d’un questionnement interne à une discipline, on rencontre une butée, que l’on trouvera la solution en sortant de cette discipline ? Je ne connais pas de critère permettant d’en juger a priori. Au regard des tentatives des dernières décennies, j’ai plutôt le sentiment qu’une telle démarche relève souvent de la solution de facilité. On n’arrive pas à trouver la clé sous son propre réverbère, alors on va voir sous celui du voisin. Je ne dis pas que ça ratera forcément, mais ma position serait de demander d’abord : « êtes-vous sûrs d’avoir suffisamment creusé la question dans le cadre qui est le vôtre, et épuisé toutes les ressources possibles avant d’aller chercher ailleurs ? ».

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Parler d’interdisciplinarité suppose au demeurant qu’on sache ce qu’est une discipline – or ce n’est pas évi-dent. Les disciplines aujourd’hui reconnues n’ont pas toujours existé – que l’on pense au quadrivium médiéval. Pour la physique, sa constitution en une discipline de plein droit est tardive par rapport à sa pratique. Au début du xviie siècle, les Galilée, Descartes, etc., considèrent qu’ils font de la philosophie naturelle. La physique n’est pas encore à cette époque une science instituée ; de fait, il n’y a guère d’institutions, à part quelques petites académies privées. L’émergence de la discipline en tant que telle se fait à la fin du xviiie siècle.

Ce n’est qu’au début du xixe siècle que naissent les institutions définissant la physique comme discipline, les grandes facultés, et les tentatives de caractérisations épis-témologiques ne font que suivre.

De fait, les critères qui spécifient une discipline sont difficiles à déterminer abstraitement. Dans les diction-naires usuels, les définitions de la physique sont vagues et très générales. « Sciences de la matière » ? Mais la chimie et la biologie le sont aussi. « Science de la matière inerte » ? Mais quid de la chimie ? Les critères épistémologiques sont trop restreints ou trop larges. De nos jours, la seule définition cohérente d’une discipline, c’est ce qui porte ce nom dans les institutions scientifiques : la physique, c’est ce que font ceux qui s’appellent physiciens au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Les défini-tions institutionnelles des disciplines sont aujourd’hui plus importantes que les caractérisations épistémolo-giques – d’où une grande incertitude sur leurs limites. Les organismes de recherche sont d’ailleurs conscients de ce flou, comme on le voit dans les intitulés des grands départements. Ainsi, on n’y parle plus guère de géologie ou d’astronomie, mais de « sciences de la terre et de l’univers ».

Ni l’objet ni les méthodes ne suffisent à donner une définition claire de ce qu’est une discipline. A fortiori, comment alors définir l’interdisciplinarité ?

Hermès : Lévi-Strauss emprunte aux mathématiques les notions d’opérateur, de plan et de symétrie, en utilisant leurs propriétés dans le champ de l’anthropologie sociale, mais c’est de la métaphore.

J.-M. L.-L. : Je n’ai rien contre la métaphore. Mais avec ces notions d’inter-, de multi- ou de pluri-disciplinarité, il y a un risque accru que ces emprunts terminologiques ne soient pas assez bien définis et qu’ils puissent recouvrir des notions très différentes et trop vagues. Certes, le recours langagier à la métaphore est inévitable, y compris dans les sciences dures ; nous, physiciens, allons bien piquer des mots dans la langue vernaculaire. Je ne critiquerai donc pas l’usage de termes métaphoriques. Encore faut-il qu’ils renvoient à des concepts spécifiques. Lorsque Lévi-Strauss utilise le langage des mathématiciens (mais pas leurs concepts), il travaille des notions qui appartiennent à sa discipline et qui n’ont que très peu à voir avec les concepts qui porteraient le même nom en maths ou en physique. Peut-on vraiment appeler ça « interdisciplinarité » ? J’en doute.

Ce qui me semble plus intéressant, c’est la question de l’ouverture des disciplines bien au-delà des autres dis-ciplines proprement scientifiques. C’est la question de la culture. Pour reprendre l’exemple de Lévi-Strauss, il emprunte des idées, les détourne, à partir de l’attention qu’il porte au contexte culturel général. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas le concept mathématique de symétrie, de groupe, etc. Il s’appuie certes sur une expertise mathéma-tique qu’il demande à André Weil, ce qui lui fournit une caution de scientificité, mais qui n’opère que dans un cadre étroit. Lévi-Strauss s’intéresse en fait à une problématique bien plus large.

Il est à l’écoute de la culture ambiante, il y trouve des stimulations. Cette ouverture, oui, j’y crois profondément. Dans chaque champ disciplinaire, il y a énormément à gagner en se laissant traverser par tout ce qui peut venir d’ailleurs. Dans le sous-titre d’Alliage, « culture, science,

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technique », le mot culture vient en premier. C’est ce que dit Feyerabend : tout marche, anything goes. Pour faire de la science, tout marche, ou du moins tout peut marcher – la lecture d’un livre, d’un poème, l’écoute de la musique, la fréquentation des œuvres d’art, etc. Mais ce n’est pas pour autant que cela débouchera sur un travail interdiscipli-naire : on fera de la physique, mais en ayant été inspiré par des idées venues d’ailleurs. Picasso a écrit quelque part : « Quand je lis un ouvrage scientifique sur la théorie de la relativité, je n’y comprends rien, mais cela me fait com-prendre autre chose. » C’est de l’interculturalité, plus que de l’interdisciplinarité.

Hermès : Est-ce que vous connaissez de véritables inter-disciplinarités ?

J.-M. L.-L. : Si on prend le mot au sérieux, je ne connais pas de bons exemples liant sciences de la nature et sciences sociales – en mettant à part ce que nous disions sur les emprunts métaphoriques, ce qui est une autre question.

On peut cependant trouver des exemples pertinents d’interdisciplinarité au sein des sciences de la nature entre des disciplines différentes, mais relativement proches. Jusqu’à la fin du xixe siècle, il y a l’astronomie, qui est une science d’observation, et la physique, science d’expé-rimentation. Auguste Comte affirme que, les étoiles étant très distantes, on ne peut pas expérimenter sur elles, et que donc jamais nous n’aurons sur les astres lointains des connaissances positives similaires à celles que nous avons sur les objets qui nous entourent. Il se trompe, puisque dès la fin du xixe, des méthodes mises au point dans le cadre de la physique à notre échelle (spectroscopie) vont être utilisées pour étudier les objets célestes, ce qui sera le début d’une véritable astrophysique. On peut y voir une véritable interdisciplinarité entre physique et astronomie.

On trouve un exemple plus récent dans la naissance de la biologie moléculaire. D’un côté il y a les spécialistes

des sciences du vivant, et plus particulièrement la biologie cellulaire, d’un autre côté des physiciens intéressés par la biochimie – et cela conduit au développement de la bio-logie moléculaire.

La démarche est interdisciplinaire, mais elle aboutit à fonder une nouvelle discipline. Là où il y avait une fron-tière, il y en a maintenant deux ! L’astrophysique, ce n’est pas l’astronomie, ce n’est pas la physique, c’est une disci-pline qui est née de cette rencontre, mais qui s’est auto-nomisée. Idem pour la biologie moléculaire. On pourrait utiliser la métaphore de l’enfantement : des deux parents naît un troisième être, autonome.

Hermès : Sous le couvercle de disciplines, des sous-disci-plines fricotent, nouent des liens en douce avec d’autres disciplines.

J.-M.  L.-L. : Oui, ce serait alors de l’inter-sous-disciplinarité. Les disciplines classiques sont devenues tellement vastes en termes à la fois intellectuels et insti-tutionnels qu’elles sont divisées en sous-disciplines rela-tivement indépendantes. À l’heure actuelle, les zones de fécondation mutuelles se situent plutôt au niveau de ces sous-disciplines qu’à celui des grandes disciplines. À l’in-térieur de la physique, on a vu des rapprochements très féconds entre la physique des particules fondamentales et la physique de la matière condensée. Pour les échanges entre grandes disciplines (la biologie, la physique, etc.), je suis assez sceptique, en tout cas à l’égard de tout pro-gramme préalable. Ce n’est pas parce qu’on rassemble des chercheurs qu’ils vont nécessairement élaborer quelque chose de pertinent. Ce qui peut fonctionner, c’est un recours extérieur quand on tombe sur un problème qu’on ne sait décidément pas résoudre dans son propre champ. Mais il faut d’abord cerner le problème, un problème spé-cifique. C’est parfois en allant chercher des idées ou des méthodes ailleurs que l’on avancera. Mais ce qui surgit

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alors, ce n’est en général pas une confluence, un mixte, c’est quelque chose de nouveau.

On peut aussi discuter de cette prétention qu’ont les disciplines à s’élargir, à en absorber d’autres. Un exemple mérite réflexion, ce sont les rapports de la physique et de la chimie. Au xixe siècle, ce sont des activités différentes, avec des définitions formelles : la physique s’occupe des changements d’état de la matière, la chimie de ses change-ments de nature. La théorie quantique arrive, qui explique la constitution des atomes, des molécules, et leurs liaisons. « Vous voyez, disent alors les physiciens, les atomes, les molécules, c’est de la physique, nous savons maintenant traiter ça. Vous les chimistes, vous n’avez plus rien à faire, passez-nous le relais, devenez physiciens ». Ca ne marche pas. La complexité des systèmes fait qu’on ne sait pas les traiter par la seule physique, la chimie garde son auto-nomie, ses propres concepts, de valence, d’oxydoréduc-tion, etc., et résiste à la mainmise de la physique.

Hermès : Que pensez-vous de ce qu’on appelle la science ouverte, les sciences participatives ? Qu’est-ce que ça peut donner ? Des connaisseurs, des experts ?

J.-M.  L.-L. : On se situe moins là au niveau épisté-mologique que sociologique. La question n’est plus tant « qu’est-ce qu’on fait ? » que « qui fait ? ». Mais il est préma-turé je crois de tirer des conclusions à partir des initiatives et expériences en cours. Alliage a récemment publié un numéro spécial « Amateurs ». On y trouve des exemples intéressants, des cas de groupes extra-institutionnels qui participent à l’activité scientifique, en découvrant des comètes ou classant des formes de galaxies, en observant des migrations animales, etc. Mais dans les exemples les plus probants, cela se passe dans des cadres disciplinaires. Ces gens sont hors laboratoires, bénévoles, mais ils font de l’astronomie ou de l’éthologie : ce n’est pas de l’interdisci-plinarité, c’est de l’extra-institutionnalité.

La question reste ouverte du devenir de telles activités, de leur rôle social et de leur sens politique. Ces groupes seront-ils en état de changer les pratiques sociales, dans le domaine biologique ou médical surtout ? Sur le sida, on a certes beaucoup progressé grâce aux associations de malades. Mais je ne suis pas sûr que ces questions soient traitables sous l’angle de l’interdisciplinarité.

Hermès : Impascience, Culture technique, Science technique société, etc. On a l’impression d’avoir vécu une ébullition de vingt ans, dont il ne reste rien. Pourquoi ?

J.-M. L.-L. : Les forces dominantes ont été plus puis-santes que nous ne le pensions. On n’a pas fait la révolution en 1968, on n’a pas renversé le marché, abattu le capitalisme. En revanche, la façon de voir les choses a quand même beau-coup changé, dans le domaine scientifique en particulier. Ce que ces idées deviendront dans les 20 ans ou 50 ans à venir, je n’en sais rien. Mais je ne suis ni déçu ni pessimiste. Ce qui a été dit et fait n’a pas été inutile, loin de là. Cela fut moins efficace que ce qu’on rêvait – mais au moins a-t-on rêvé, et nul ne sait ce que peuvent produire les rêves.

Hermès : Une question sur Alliage, pour terminer. Je suis émerveillé par les nouvelles problématiques que la revue propose. Comment se situe-t-elle dans votre univers intel-lectuel ? C’est un think tank ? Une entreprise de production de métaphores ? De problématiques ?

J.-M. L.-L. : C’est une vestale, qui garde allumé dans un coin le feu de la vigilance critique. C’est à petite échelle, presque marginal, mais cela permet justement de garder vivace l’espoir d’une réflexion qui ne soit pas domptée à l’avance.

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