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Essai sur la nature et la signification de la science économique - Lionel Robbins

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ESSAI SUR

LA NATURE ET LA SIGNIFICATION DE LA SCIEIXCE ECON()MIQUE

LIONE.L ROBBINS Professeur d'Économie politique

à l'Université de Londres

SUR

LA NATURE ET LA RIGNIFICATION

DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE TRADUIT DE L'ANGLAIS

par

IGOR KRESTOVSKY

ÉDITIONS POLITIQUES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

LIBRAIRIE DE MÉDICIS

3, rue de Médicis, 3

PARIS

Tous droits réservés.

A MON PÈRE

PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION

La première édition de cet essai est épuisée depuis quelque temps, mais il semble qu'une certaine demande continue encore à se mani­fester. J'ai donc profité de la décision de l'éditeur de le ré-éditer pour y introduire certaines modifications et améliorations que l'ex­périence acquise depuis qu'il a été écrit semblait rendre désirables.

En procédant à ces revisions, je n'ai pas trouvé nécessaire de changer substantiellement la tendance générale de la thèse. La cri­tique à eu tendance à converger sur le point de nier, au chapitre VI, la légitimité scientifique des comparaisons interpersonnelles de l'utilité. Je crains, sans avoir la moindre disposition pour l'intransigeance, ici ou ailleurs, de n'être encore aucunement convaincu. Je soutenais que le fait d'assembler ou de comparer les diverses satisfactions de divers individus impliquait des jugements de valeur plutôt que des jugements de réalité, et que de tels jugements dépassaient le cadre de la science positive. Rien de ce que j'ai pu lire chez l'un ou l'autre de mes critiques ne m'a persuadé de la fausseté de cette affirmation. A part quelques remarques supplémentaires destinées à éclaircir le sujet, je n'ai donc rien changé à cette section. J'espère que mes critiques (dont cer~ains semblaient croire que j'étais un homme e:r:trê­mement combatif) n'y verront plls un geste de défi inamical. Je les assure que je n'ai aucune certitude absolue sur aucune de mes pro­pres idées. Et si certains d'entre eux sont disposés à identifier cette proposition ainsi que d'autres, bien connues, comme quelque manifestation d' «Économie Robbins.ienne », il n'en est pas de même pour moi, et le· poids des autorités qui l'ont soutenue m'encourage à croire que, dans ce cas tout au moins, mes propres lumières ne m'ont pas égaré.

D'autre part, beaucoup de mes critiques ont déduit de mes arguments

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sur ce sujet certains préceptes pratiques que je serais tout le premier à répudier. Parce que je tentais de délimiter clairement le domaine de l'économie de celui des autres sciences sociales, et de distinguer l'économie de la philosophie morale, on a dit que je préconisais par conséquent l'abstention de l'économiste de tout intérêt ou activité hors de son propre sujet. On a dit- en dépit d'une activité que je craignais qu'elle ne fût devenue notoire - que j'avais recommandé aux économistes de ne jouer aucun rôle dans la détermination de la conduite des affaires, leur conseillant de se borner à donner un diag­nostic bien correcl et restreint des répercussions de toutes les diverses actions. possibles. Mon ami M. Lindley Fraser alla jusqu'à me conseiller, dans un article intitulé cc Comment voulons-nous que les Économistes .'>e comportent» un comportement d'esprit plus social. Là où tant se sont mépris sur mes intentions, je ne puis me flatter d'avoir été exempt d'obscurité. Mais je ferai remarquer, qu'en fait, j'ai affirmé le contraire - et cela, m'a-t-il semblé, de la façon la plus expresse. Dans une note de la section 6 du chapitre v, j'ai affirmé que je plai­dais « pour plus d'exactitude d_ans le mode d'exposition et non p9ur une rigueur exagérée dans le domaine spéculatif », et je poursuivais en disant que les économistes avaient probablement de grands avan­tages différentiels à travailler en tant que sociologues. Et à la section 4 du chapitre VI je continuais: « Tout cela ne veut pas dire qq.e les économistes ne doivent pas s'occuper des questions éthiques,, pas plus que l'affirmation que la botanique n'est pas l'esthétique n'équivaut à dire que les botanistes ne doivent pas avoir d'idées de leur cru sur le tracé d'un jardin. Au contraire, il est grandement désirable que les économistes méditent longuement et amplement sur ces questions, car c'est seulement de cette façon qu'ils seront en mesure d'apprécier ce qu'impliquent les fins données des problèmes qu'ils ont à résoudre.» Je ne peux rien ajouter à cela, sinon que je suis tout à fait d'accord avec M. Fraser quand il déclare qu'un économiste qui est unique­ment un économiste et qui n'a pas la chance d'être un génie dans son domaine - et combien peu raisonnable est-il pour nous de supposer que nous le sommes - est un bien pauvre homme. Je suis également d'accord sur le point que l'économie n'apporte en elle­même aucune solution à aucun des problèmes importants de la vie. Je conviens que, pour cette raison, une éducation consistant en la seule économie politique serait très imparfaite. J'ai enseigné pendant si ·longtemps dans des institutions où l'on considérait cela comme un

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axiome pédagogique, qu'il faut attribuer toute insuffisance de ma part sur ce point à ma supposition que tout le monde le tenait pour admis. La seule chose que je soutienne est que la méthode consistant à séparer les différentes sortes de propositions impliquées par les différentes disciplines qui se rattachent à l'action sociale est très à encourager, afin de pouvoir reconnaître à ·chaque pas le terrain sur lequel on se trouve. Je ne crois pas que M. Fraser soit réellement en désaccord avec moi sur ce point.

Exactement de la même façon, je répondrai que c'est se méprendre complètement sur ma position que de soutenir que si j'ai insisté sur la nature conventionnelle des hypothèses sur lesquelles s'appuient un grand nombre de « mensurations » des phénomènes économiques, je m' « opposais >> par conséquent à l'accomplissement d'opérations de celte sorte. Il me paraît être de la plus haute importance de recon­naître très clairement qüe calculer des ensembles tels que le revenu national ou. le capital national, c'est faire des suppositions qui échappent à l'analyse scientifique, et qui présentent un caractère essentiellement conventionnel. Mais, comme je l'ai dit au cours de cet ouvrage (pp. 64 et 65) cela n'équivaut nullement à dire qu'à condition d'être entièrement conscient des conséquences de sa méthode, rien ne peut être objecté à de tels calculs. Au contraire, il est évident qu'il n'en a pas été sùffisamment fait dans le passé, et qu'il y a beau­coup à espérer de leur développement dans l'avenir. Reconnaître cela, cependant, n'est pas incompatible avec l'idée qu'il est désirable de savoir à chaque instant dans quels cas nous enregistrons simple­ment les faits et dans quels cas nous les évaluons à l'aide de mesures arbitraires; et c'est précisément parce qu'on confond si fréquemment ces deux choses que je soutiens encore qu'il n'est pas inutile d'insister sur leur dissemblance.

Il y a cependant une partie de cet essai où ~ne révision semblait beaucoup plus nécessaire. Je n'ai jamais été satisfait du chapitre sur la nature des généralisations économiques. Je ne crois pas que mon opinion sur ce sujet ait changé de façon fondamentale. Mais je àois, qu' entrainé par mon ardeur à exprimer aussi vigoureuse­ment que possible la signification de certaines innovations récentes, j'ai été conduit en certains endroits à simplifier les points sur lesquels j'insistais et à relâcher quelque peu l'usage des termes logiques, ce qui risquait d'induire en erreur une fois hors du contexte : et le fait que certains critiques m'ont reproché ·ma « scolasliqf!.e

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stérile » alors que d'autres m'accusaient de « behaviourisme » ne m'a pas apporté le réconfort que me donnerait la certitude d'avoir mis en lumière de façon satisfaisante la position correcte de ces deux extrêmes. En conséquence, j'ai remanié plusieurs parties de ce chapitre, et j'en ai également étendu la portée de façon à y com­prendre certains sujets plus complexes - tels que la signification de l'hypothèse d'une conduite purement rationnelle - que j'avais laissés de côté dans la première version pour éviter de surcharger l'exposition. Je crains que cette partie de mon livre n'en soit devenue à la fois plus difficile et plus discutable. Mais, bien que je me rende parfaitement compte de ses imperfections, elle satisfait plus ma conscience que ma première tentative de ne m'occuper de ces matières que par z1oie de conséquence. J'ai également ·remanié. la première section du chapitre v et ajouté quelques paragraphes à la se.ction 2, dans lesquels j'ai développé plus à fond mes raisons de croire à l'importance du ·contraste entre les lois qualitatives étudiées au cha­pitre précédent et les « lois » quantitatives de -l'analyse statistique. J'ai ajouté· aussi de courtes sections aux chapitres IV et v, traitant des rapports entre la statistique et la dynamique ainsi que de la possibilité d'une théorie du développement économique - sujets sur lesquels semble régner une certaine confusion tout à fait injus­tifiée. J'espère que les changements que j'ai apportés paraîtront acceptables à mes amis le Professeur F. A. von Hayek, le Dr Rosen­stein Rodan et le Dr A. W. Stonier, dont les conseils et les critiques sur ces sujets difficiles m'ont beaucoup profité. Ils ne portent natu­rellement aucune responsabilité des erreurs qui auraient pu s'y glisser.

Je me suis beaucoup demandé ce que je devais faire à propos des diverses attaques que le Professeur R. W. Souter a dirigées contre mon livre. J'ai lu les critiques du Professeur Souter avec intérêt et respect. Comme je l'ai déjà dit, je n'ai été aucunement convaincu par quoi qu'il ait pu dire sur ce qu'il appelle le « positi­visme » de mon attitude. En ce qui concerne cette partie de son argumentation, ce n'est pas moi que le Professeur Souter doit atta­quer, mais Max Weber ; et je pense que Max Weber demeurera. Mais je suis en pafait accord avec lui sur beaucoup de ses idées, particulièrement sur le désir de s'élever au-dessus des généralisations assez banales de la statique élémentaire. Cep'endant je me sépare de lui en ce que je crois possible de le faire sans sacrifier la précision,

PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION 13

et sans considérer les fondements statiques essentiels comme inutiles. Ma connaissance des découvertes de la physique et d.e l'astronomie mathématiques modernes n'est pas très grande, mais je me demande si les éminents savants auxquels il en appelle partageraient son opi­nion apparemment assez mauvaise des méthodes de l'économie mathé­matique, même s'ils étaient persuadés que les résultats de celle-ci sont encore à un stade très primitif. A ce propos, je suis à peu près d'accord avec ce qu'a déjà dit le Professeur Knight (1). Je ne peux m'empêcher de penser aussi, que, en ce qui concerne le présent essai, une ou deux expositions ont tellement dû irriter le Professeur Souter qu'il se méprit réellement beaucoup plus sur ma position qu'il ne l'aurait fait sans elles. Je le regrette, mais je ne sais vraiment que faire à ce sujet. Sur un ou deux points, j'ai essayé de clarifier les choses. Mais me défendre contre tous ces malentendus serait sur­charger à tel point d'apologie personnelle un essai déjà sans doute par trop étendu, que je craindrais de devenir totalement illisible. Je ne voudrais cependant pas paraître discourtois, et j'espère, si le temps me permet de réaliser divers owJrages projetés dès mainte­nant, avoir la possibilité de faire quelque chose pour persuader le Professeur Souter que je ne me trompe pas en supposant qu'il ne m'a pas compris.

Pour le_ reste, je n'ai apporté que peu de changements. J'ai sup­primé certaines notes dont l'intérêt g~néral avait diminué, et j'ai tenté d'éliminer certaines manifestations optimistes qui ne s'harmo­nisaient· plus avec l'humeur d'aujourd'hui. Mais seul un complet remaniement pourrait cacher ce fait- bon ou mauvais- que cet essai a été écrit depuis déjà quelque temps - une grande partie en a été conçue el rédigée des années avant la publication - el si je pense que cet ouvrage vaut peut-être la peine d'être ré-édité, je ne pense pas qu'il vaille le temps qu'impliquerait une telle refonte. Ainsi, avec toutes maladresses et les imperfections qui y restent, je le .confie une fois de plus à la bienveillance du lecteur.

Lionel RaBBINS.

(1) « Economie Science in Recent Discussion >>, American Economie Review, vol. XXIV, pp. 225-238.

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION

Cet essai a un double but. Il cherche en premier lieu à aboutir à des notions précises concernant l'objet de la Science économique et la nature des généralisations dont cette science est faite. En second lieu, il tente d'expliquer les limitations et la signification de ces généralisations, à la fois comme guide pour l'interprétation de la réalité et comme base pour la· pratique politique. Aujourd'hui, après Jous les développements théoriques de ces soixantes dernières années, il n'est plus permis de diverger sérieusement d'opinion sur ces sujets, à condition de bien poser les prQblèmes. Cependant ~ cette dernière condition n'étant pas remplie- la confusion subsiste encore en de nombreux domaines, et les idées fausses sont bien répan­dues, eu égard aux préoccupations de l'économiste, à la nature et à l'étendue de sa compétence. Par suite, la réputation de l'économie pâtit, et on ne peut tirer un plein profit de la connaissance qu'elle confère. Cet essai est une tentative en vue de remédier à cette défi­cience ~ de rendre clair l'objet des discussions des économistes et les résultats que l'on peut légitimement attendre de leurs discussions. Il peut donc tire considéré d'une part comme un commentaire des ·méthodes et des hypothèses de la théorie pure, et d'autre part comme une série de prolégomènes à l'action en économie appliquée.

L'objet de cet essai nécessite l'adoption de vues larges. Mais mon but a été de m'y tenir tout au long aussi près que possiblP des réalités. J'ai évité les raffinements philosophiques comme sortant du domaine où je puisse prétendre à quelque compétence professionnelle ; et j'ai établi mes propositions sur les résultats pratiques des meilleurs ouvrages modernes traitant de ce sujet. Dans une étude de ce genre, écrite par un économiste pour ses confrères économistes, il valait

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mieux, semblait-il, étayer fortement notre argument en nous référant continuellement ~ des solutions acceptées de problèmes particuliers, que d'édifier, en la tirant du vide, une théorie de ce que l'économie devrait devenir. En même temps, j'ai voulu être bref. Mon objectif a été de suggérer un point de vue plutôt que de traiter le sujet dans tous ses détails. Pour cela, il paraissait désirable d'être concis, même au prix du sa cri fiee d'une grande partie du matériel primitivement rassemblé. J'espère cependant publier un jour un ouvrage sur la théorie économique générale Oll les principes exposés ici seront mieUX illustrés et amplifiés.

Quand aux vues que j'avance ici, je n'ai pas la moindre prétention à l'originalité. J'ose espérer avoir réussi, en un ou deux cas, à donner force expositoire à certains principes qui n'ont pas été toujours clai­rement établis. Mais tout compte fait, mon, but a été d'exposer, aussi simplement que possible, des propositions qui sont le bien commun de la plupart des économistes modernes. Je dois beaucoup aux entre­tiens que j'ai eus avec mes collègues et mes élèves de l'École des Sciences Politiques. Pour le reste, j'ai reconnu dans 'les notes les dettes dont j'ai le plus conscience. Je voudrais cependant reconnaître une fois de plus ma redevance particulière aux ouvrages du Profes­seur Ludwig von Mises et au Commonsense of Political Economy du regretté Philip Wicksteed. La mesure considérable dans laquelle j'ai cité ces deux sources ne reflète cependant que de façon très im­parfaite l'aide que m'a continuellement apporté leur usage.

Lionel RoBBINS.

CHAPITRE PREMIER

L'OBJET DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE

1. 1 ntroduction.

Le but de cet essai est d'exposer la nature et la signification de la Science économique. Sa première tâche est donc de délimiter l'objet de cette science - de donner une définitio.n pratique de ce qu'est l'Économie;

Malheureusement, c'est loin d'être aussi simple que cela paraît. Les efforts des économistes durant ces dernières cent cinq1,1ante années ont abouti à l'établissement d'un corps de généralisations dont l'exactitude et l'importance substantielles ne sont mises en doute que par les ignorants ou les gens qui ont l'esprit de contradic­tion. Mais l'unanimité n'a pas été atteinte sur la question de la nature définitive de l'objet commun de ces généralisations. Les chapitres principaux des ouvrages classiques d'Économie politique détaillent, avec quelques variantes mineures, les principes essen­tiels de la science. Mais les chapitres qui exposent l'objet du travail présentent encore de grandes divergences. Nous parlons tous des mêmes choses, mais nous ne nous sommes pas encore mis d'accord sur ce dont nous parlons (1 ).

(1) De peur qu'on :tle voie là une exagération, je joins ci-dessous quelques définitions caractéristiques. J'ai limité mon chQix à la littérature anglo­saxonne, parce que, comme on le verra plus loin, un état de choses plus satisfaisant tend à prévaloir ailleurs. «L'Économie est une étude de l'huma­nité dans les affaires ordinaires de la vie; elle examine cette part de l'action individuelle et sociale qui est étroitement consacrée à atteindre et à utiliser les conditions matérielles du bien-être • (MARSHALL, Principles, p. 1). « L'Éco­nomie est la science qui traite les phénomènes du point de vue des prix • (DAVENPORT, Economies of Enterprise, p. 25). « Le but de l'Économie poli­tique est d'expliquer les causes générales dont dépend le bien-être matériel des êtres humains • (CANNAN, Elementary Political Economy, p. 1.) « C'est

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Cette circonstance n'est en aucune façon inattendue ou dés­honorante. Comme Stuart Mill l'a observé il y a· cent ans; la définition d'une science a presque invariablement suivi, et non pas précédé, la création de la science elle-même. « Comme le mur d'une ville, elle a été généralement é1;igée non comme un récep­tacle pour les édifices qui pourraient s'y élever par la suite, mais pour circonscrire un ensemble déjà existant »(1). Certes, il s'en suit de la nature même d'une science que, tant qu'elle n'a pas atteint un certain degré de développement, une définition de son but est nécessairement impossible. Car l'unité d'une science ne se montre que dans l'unité des problèmes qu'elle est en mesure de résoudre, et on ne peut découvrir cette unité avant d'avoir établi l'interrelation ·de ses principes d'exposition (2). L'Économie moderne prend sa source dans diverses sphères distinctes de l'étude pratique et philosophique- dans l'examen de la balance commerciale, dans les. discussions sur la légitimité de la percep­tion de l'intérêt (3). Ce n'est qu'à une époque récente qu'elle est devenu.e suffisamment unifiée pour qu'il fût possible de.découvrir l'identité des problèmes sous-jacents à ces différentes études. A une époque antérieure, toute tentative de découvrir la nature finale de la science eût été nécessairement vouée au désastre. C'eût été perdre son temps que d'entreprendre uri tel travail.

Mais une fois ce stade d'unification atteint, non seulement ce n'est pas une perte de temps que d'entreprendre une·délimitation précise, mais c'est perdre du temps que de ne pas le faire. On ne

donner de l'Économie une définition beaucoup trop large q~e d'y voir la science du côté matériel du bien-être humain. • L'Économie est «l'étude des méthodes générales par lesquelles les hommes agissent en commun pour .. satisfaire leurs besoins matériels t (BEVERIDGE, Economies as a Liberâl Education, dans Economica, vol. 1, p. 3). L'Économie, selon le Professeur Pigou, est l'étude du bien-être économique, le bien-être économique étant défini comme « cette partie du bien-être qui peut être mise directement ou indirec­tement en relation avec l'échelle de mesure de la mo~naie -• (Economies of Welfare, 3e édition, p. 1). On verra par la suite à quel point les implications de ces définitions peuvent diverger les unes des autres.

(1) Unsettled Questions of Political Eeonomy, p. 120. (2) c Nicht die ' saehliehen ' Zusammenhange der ' Dinge ' sondern die

gedankliehen Zusammenhange der Probleme liegen den Arbeitsgebieten der Wissenschaften zugrunde • (Max WEBER, Die Objeetivitat sozialwissenschaft­lieher und sozialpolitiseher Erkenntnis, Gesammelte Aufsii.tze zur Wissensehafts­lehre, p. 166).

(3) Voir CANNAN, Review of Economie Theory, pp. 1-35, et ScHUMPETER, Epochen der Methoden- und Dogmengeschichte, pp. 21-38.

L'OBJET DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE 19

peut poursuivre des études que si leur objectif est clairement indiqué. Ce n'est plus une réflexion naïve qu~ indique les problè­mes. Ils sont manifestés par des lacunes dans l'unité de la théorie, par des insuffisances dans ses prinipes d'exposition. Tant qu'on n'a pas saisi ce qu'est cette unité, on est exposé à s'engager sur de fausses pistes. Il est peu douteux que l'un des plus grands dangers qui menacent l'économiste moderne soit la préoccupa­tion de questions étrangères à son sujet - la multiplication des activités ne se rapportant que peu ou pas du tout à la solution des problèmes strictement rattachés à· son sujet (1 ). De même, il est peu douteux que dans les centres d'études où les questions de cette espèce sont sur la voie d'un règlement définitif, la solu­tion des problèmes théoriques fondamentaux avance très rapide­ment. De plus, si nous voulons appliquer ces solutions cfune façon féconde, si nous voulons comprendre correctement l'in­fluence qu'exerce la science économique sur la pratique, il est essentiel que nous connaissions exactement les implications et les limitations des généralisations qu'elle établit. C'est donc la con­science légère que nous pouvons aborder ce qui paraît à première \rue le problème extrêmement académique de la recherche d'une formule décrivant l'objet général de l'Économie politique.

2. La définition matérialiste de l'Économie.

La définition de l'Économie qui ré~hirait probablement le plus d'adhérents, tout au moins dans les pays anglo-saxons, est celle qui ramène cette science à l'étude des causes du bien-être matériel. Cet élément est commun aux définitions de Cannan (2) et de Marshall (3}, et même Pareto, dont la position (4) est souvent si différente de celle des deux économistt-s anglais, lui donne la sanction de son usage. Il est également impliqué dans la définition de J. B. Clark (5).

(1) Ce point est étudié plus à fond au chapitre n, section 5, particulière-ment note p. 51.

(2) Wealth, tre édition, p. 17. (3) Principles, 8 6 édition, p. 1. (4,) Cours d',Économie Politique, p. 6. (5) Essentials of Economie Theory, p. 5. Voir aussi Philosophy of Wealth,

ch. 1. Dans ce chapitre, les difficultés étudiées ci-après sont explicitement

20 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

Il semble à première vue, nous devons l'admettre, que cette définition décrive d'une façon générale l'objet que nous étudions. Dans le langage ordinaire il y a indubitablement un sens où le mot « économique » est pris comme équivalant ·à « matériel ». Il suffit de réfléchir à sa signification profane dans des expressions telles que « l'Histoire économique » (1) ou « un conflit entre l'intérêt économique et l'intérêt politique », pour sentir l'extrême plausibilité de cette interprétation. Il y a sans doute des matière~ rejetées par cette définition qui entrent dans le cadre de l'Écono.::. mie, mais on peut très bien les considérer, à première vue, comme étant de l'ordre de ces cas marginaux qu'aucune définition ne saurait éviter.

:Mais l'épreuve finale de la validité de l'une quelconque de ces définitions n'est pas dans son harmonie apparente avec certains usages du langage quotidien, mais dans sa capacité de décrire exactement l'ultime objet des généralisations principales de la· ·science {2). Et lorsque nous soumettons la définition en question à cette épreuve, nous voyons qu'elle présente des lacunes qui, loin d'être marginales ou subsidiaires, dénotent une impuissance complète à montrer soit la portée, soit la signification des géné­ralisations les plus fondamentales.

Prenons l'une des divisions principales de l'Économie théo­rique, et· voyons dans quelle mesure elle est recouverte par la

reconnues, mais, chose assez surprenante, au lieu d'aboutir à un rejet de la définition, cela ne conduit qu'à une tentative assez curieuse de changer le sens du mot «.matériel •·

(1) Voir au chapitre n infra l'examen de la validité de cette interpréta­tion.

(2) A ce propos, il est peut-être utile de dissiper une confusion qui appa­raît assez fréquemment dans les discussions sur la terminologie. On recom­mande souvent de ne pas séparer des usages du langage quotidien les défini­tions scientifiques de mots utilisés à la fois dans le langage ordinaire et dans l'analyse scientifique. Sans doute est-ce là un conseil de perfection, mais en principe l'idée générale est acceptable. Certainement, beaucoup de confusion est due à ce qu'un mot utilisé dans un sens dans la pratique courante l'est dans un autre dans l'analyse de cette pratique. Il suffit de penser aux difficultés qui ont été créées par de telles divergences à propos du sens du mot capital. Mais une chose est de suivre l'usage courant lorsqu'on s'appro­prie un terme. Autre chose est de prétendre que le langage de tous les jours est la cour d'appel suprême lorsqu'on définit une science .. Car dans ce cas, l'implication significative du mot est le sujet des généralisations de la science. Et ce n'est que par rapport à celles-ci que la définition peut finale­ment être établie. Tout autre procédé serait inadmissible.

L'OBJET DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE 21

définition que nous examinons. Nous admettbns tous, par exemple, qu'une théorie du salaire soit partie intégrante d'un syst~e quelconque d'analyse économique. Pouvons-nous nous contenter de l'affirmation que les phénomènes dont s'occupe cette théorie sont suffisamment décrits si on les présente comme appartenant au côté le plus matériel du bien-être humain ?

Le salaire, au sens strict du mot, est la somme gagnée par l'accomplissement d'un travail à un taux st~pulé sous la surveH­lance d'un employeur. Dans le sens le moins étroit où l'on utilise souvent ce terme dans l'analyse économique générale, il désigne les revenus du travail autres que les bénéfices. Or, il est parfai­tement exact que certains salaires sont le prix d'un travail qu'on peut décrire comme conduisant au bien-être matériel - le salaire d'un égoutier, par exemple. Mais il e~t également vrai que cer­tains salaires, ceux des membre~ d'un orchestre par exemple, sont pàyés pour un travail· qui n'a pas le moindre rapport avec le bien-être maténel. Cependant, cette dernière série de services, au même titre que la première, commande un prix et entre dans le circuit de l'échange. La théorie du salaire s'applique aussi hien pour expliquer la dernière série· que pour expliquL;r la première. Ses enseignements ne se limitent pas aux salaires qui sont payés pour un travail qui pourvoit au côté « plus matériel » du bien-être humain -quel que puisse être celui-c!.

La situation n'est guère meilleure si nous passons du travail pour lequel les salaires sont payés aux objets pour lesquels on dépense les salaires. On pourrait soutenir que la théorie du salaire peut être résumée dans la définition précédente non parce que l'objet produit par le salarié conduit au bien-être matériel d'autrui, mais parce que l'objet qu'il acquiert conduit à son propre bien-être. Mais cela ne résiste pas un instant à un examen attentif. Le salarié peut acheter du pain avec ses gains. Mais il peut aussi louer mie place au théâtre. Une théorie du salaire qui ignore­rait toutes ces sommes payées pour des services « immatériels , ou dépensées à des fins « immatérielles » serait inadmissible. Le cercle de l'échange serait irrémédiablement brisé. Le processus entier de l'analyse générale ne pourrait jamais être employé. Il est impossible de concevoir des généralisations significatives dans un domaine aussi arbitrairement délimité.

Il est peu probable qu'un économiste sérieux ait ja11,1ais ten~é

22 LA SCIENCB ÉCONOMIQUE

de délimiter de cetttffaçon la théorie du salaire, quand bien mêm~ il aurait essayé de délimiter ainsi le corps de généralisations tout entier dont la théorie du salaire forme l'une des parties. Mais on a certainement essayé de nier la possibilité d'appliquer l'ana-. ·lyse économique à l'examen de la poursuite de fins aùtres que le bien-être matériel. Un économiste tel que le Professeur Cannan a soutenu que l'économie politique de guerre était «une contradiction dans les termes mê~es » (1), apparemment pour la raison que, l'Économie s'occupant des causes du bien-être matériel et la guerre n'étant pas une cause de ce bien-être, la guerre ne peut faire partie de l'objet de l'Économie. En tant que jugement moral sur des usages auxquels il faudrait appliquer la science abstraite, les remarques critiques du Professeur Cannan sont acceptables. Mais il est absolument évident - comme l'a montré d'ailleurs l'œuvre même du Professeur C-a_nnan - que, bien loin d'être inutiles à la conduite favorable d'une guerre moderne, les ensei­gnements de l'Économie sont sans aucune espèce de doute indis­pensables à l'adm~nistration en temps de guerre. C'est un curieux paradoxe que cette déclaration du Professeur Cannan soit située dans un ouvrage qui, plus qu'aucun autre publié dans notre langue, utilise l'appareil de l'analyse économique pour éclairer un grand nombre de problèmes parmi les plus urgents et les plus corn':' plexes qu'ait à résoudre une~ommunauté organisée pour la guerre. · Cette habitude des économistes anglais modernes de voir dans

l'Économie l'étude des causes du bien-être matériel semble plus curieuse encore si nous pensons à l'unanimité avec laquelle ils ont adopté une définition non matérielle de hi «productivité ».

Adam Smith, on s'en souvient, distinguait le travail productif et le travail improductif, selon que les efforts en question avaient ou non pour résultat la production d'un objet matériel tangible. «Le travail de quelques-unes des classes les plus respectables de la société, de même que celui des domestiques, ne produit aucune valeur ; il ne s~ fixe, ni ne se. réalise sur aucun objet permanent ou aucune chose qui puisse se vendre, qui subsiste après hi ces­sation du travail... Le souverain, par exemple, ainsi que tous les autres magistrats civils et militaires qui servent sous lui sont des travailleurs improductifs ... Quelques-unes des professions les

(1) CANNAN, An Economist's Protest, p. 49.

L'OBJET DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE 23

plus graves et les plus importantes, quelques-unes des plus frivoles doivent être rangées dans cette même classe :les ecclésiastiques, les gens de loi, les médecins, les gens de lettres de toute espèce, ainsi que les comédiens, les bouffons, les musiciens, les chanteurs, les danseurs d'opéra, etc ... » (1).

Les économistes modernes, le Professeur Cannan tout le pre­mier, (2) ont rejeté cette conception de la productivité comme insuffisante (3). Tant qu'il est objet de la demande, que celle-ci s'exprime de façon privée ou collective, le travail des chanteurs et des danseurs d'opéra doit être considéré comme «productif,, Mais productif de quoi ? Serait-ce de bien-être m_atériel pa~ce qu'il réjouit l'homme d'affaires et libère de .nouvelles réserves d'énergie pour organiser la production de la matière ? C'est là dilettantisme et Wortspielerei. Il est productif parce qu'il est estimé, parce qu'il a une importance spécifique pour divers «sujets économiques >). La théorie moderne est si éloignée du point de vue d'Adam Smith et des Physiocrates qu'elle refuse le nom de travail productif même à la production d'objets matériels, si ces objets ne peuvent être estimés. En vérité, elle est allée plus loin encore. Le Professeur Fisher, entre autres, a démontré de façon con­cluante (4), que le revenu d'un objèt matériel"devait être considéré en dernier re~sort comme une utilité « immatérielle ». De ma maison comme de mon valet ou des services du chanteur d'opéra, je tire un revenu qui « périt au moment de sa production ».

Mais, ·s'il en est ainsi, n'est-ce pas une erreur de continuer à décrire l'Économie comme l'étude des causes du bien-être maté­riel ? Les services du danseur d'opéra sont de la riche~se. L'Éco­nomie s'occupe autant de l'évaluatiom de ces services que de l'évaluation des services d'un cuisinier. Quel que soit l'objet de l'Économie, il ne concerne pas les causes du bien-être matériel en tant que tel.

Les causes qui expliquent la persistance de cette définition sont

(1) Wealth of Nations (édition Cannan), p. 315. (2) Theories of Production and Distribution, pp. 18-31 ; Review of Economie

Theory, pp. 49-51. (3) On peut même dire que la réaction ést allée trop loin. Quels que fussent

ses défauts, la classification de Smith avait une importance pour la théorie du capital qui n'a pas toujolU's été clairement reconnue, même à notre époque. Voir TAussiG, Wages and Capital, pp. 132-151.

(4) The Nature of Capital ·and lncome, ch. VII.

24 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

surtout de caractère historique. C'est là le dernier vestige de l'in­fluence physiocratique. Les économistes anglais ne s'intéressent généralement pas aux questions de buts et de méthodes. Neuf fois sur dix, quand on trouve cette définition, on peut dire qu'on l'a vraisemblablement tirée, sans même réfléchir, de quelque ouvrage antérieur. Mais, dans le cas du Professeur Cannan, le fait qu'elle a été retenue est dû à des causes plus positives ; il est instructif d'essayer de rechercher les processus de raisonnement qui semblent l'avoir rendue plausible à un esprit aussi aigu et aussi pénétrant.

La raison d'être de toute définition doit se trouver générale­ment dans l'usage qui en est réellément fait. Le Professeur Cannan développe sa définition en étroite juxtaposition avec une discus­sion des « Conditions fondamentales de la Richesse pour l'homme isolé et pour la société » (1), et c'est en connexion avec cette discussion qu'il utilise effectivement sa e~nception de ce qui est et de ce qui n'est pas économique. Ce n'est pas par hasard, pour­rait-on dire, que, lorsque l'on envisage l'analyse économique de ce point de vue, la définition «matérialiste», si nous pouvons l'appeler ainsi, a le maximum de plausibilité. Cela vaut d'être justifié de façon détaillée.

Le Professeur Cannan commence par contempler les activités d'un homme complètement isolé de la société, et recherche les conditions qui vont déterminer sa richesse - c'est-à-dire son bien-être matériel. Dans de telles conditions, une division des activités en « économiques » et « non économiques » - les unes dirigées vers l'augmentation du bien-être matériel, les autres vers l'augmentation du bien-être non matériel- a une certaine plau­sibilité. Si Robinson Crusoe arrache ses pommes de terre, il poursuit son bien-être matériel ou « économique ». S'il parle à son perroquet, ses activités sont de caractère « non économique ».

Il y a là une difficulté sur laquelle nous devrons revenir plus tard, mais il est certain, prima jacie, que, présentée ainsi, la distinction n'est pas ridicule.

Mais supposons que Crusoe soit retrouvé, et que, rentrant chez lui, il monte sur la scène et parle à son perroquet pôur gagner sa vie. Sûrement, dans ces conditions, ces conversations auront un

(1) C'e!t le titre du chapitre 11 de Wealth (tre éd.).

L'OBJET DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE 25

aspect économique. Que Crusoe dépense ses gains en pommes de terre ou en philosophie, le fait qu'il acquiert et dépense est susceptible d'être exposé dans les termes des catégoiies écono­miques fondamentales.

Le Professeur Cannan ne s'arrête pas un instant pour se deman­der si sa distinction est d'un grand secours dans l'analyse d'une économie d'échange -bien que ce soit là, à tout prendre, que les généralisations économiques aient la plus grande utilité pra­tique. Au contraire, il se met aussitôt à examiner les « conditions fondamentales de la richesse » pour la société considérée comme un tout, sans se demander si celle-ci est organisée ou non sur la base de la propriété privée et de la liberté des échanges. Et là encore sa définition devient plausible: une fois de plus, l'ensemble des activités sociales peut être rangé dans la double classification qu'il implique. Certaines activités sont consacrées à la poursuite du hien-être matériel : d'autres ne le sont pas. Cela fait penser, par exemple, à l'exécutif d'u·ne société communiste, décidant de consacrer tant d'heures de travail à l'approvisionnement en pain, tant à l'approvisionnement en spectacles.

Mais même ici, comme dans le cas précédent de l'Économie Crusoéenne, on peut soulever une objection qui est certainement décisive. Admettons l'utilisation que fait le Professeur Cannan des mots « économique » et « non économique >> dans les sens respectifs de conduisant au bien-être matériel et au bien-être non matériel. Nous pouvons alors dire avec lui que la richesse de la société sera d'autant plus considérable que la proportion de temps consacrée aux fins matérielles sera plus grande, et que sera moindre la proportion consacrée aux fins immatérielles. Mais nous devons admettre aussi, prenant le mot « économique » dans un sens parfaitement normal, qu'il reste encore, tant pour la société que pour l'individu, .un problème économique à résoudre consistant à choisir entre ces deux genres d'activité - le pro­blème de savoir, étant donné les, estimations relatives des pro­duits et des loisirs et les possibilités de la production, comment répartir entre ces deux genres d'activité le nombre fixe des vingt­quatre heures du jour. Il reste encore un problème économique consistant à trancher entre l' « économique » et le << non-économique ».

L'un des problèmes essentiels de la Théorie de la Production reste à moitié en dehors de la définition du Professeur Cannan,

26 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

Cet argument ne suffit-il pas en lui-même pour justifier l'aban­don de celle-ci (1) ?

3. L'Économie définie selon lë critèrè de la ra~eté.

Mais que pouvons-nous donc faire maintenant ? La situation n'est aucunement désespérée. Notre examen critique de la. défi­nition « matérialiste »nous a menés à un point d'où il nous est possible de formuler dès rriaintenant une définition ne tombant pas sous Je coup de toutes .ces objections.

Revenons au. cas le plus simple où cette définition nous ait. paru inadéquate - au cas de l'hpmme isolé partageant son temps à produire un revenu réel et à jouir de loisirs. Nous .venons de voir qu'une telle division pouvait à juste titre être considérée comme ayant ùn aspect économique. En quoi cet aspect consiste­t-il ?

On doit pouvoir répondre à cette question en formulant les conditions exactes qui rendent cette division nécessaire. Ces con­ditions sont au nombre de quatre. En premier lieu, l'homme isolé désire à la fois un revenu réel et des loisirs. En second lieu, il n'a pas assez de l'un ou de l'autre pour satisfaire pleinement son désir de chacun d'eux. Troisièmement, il peut passer son temps soit à augmenter son revenu réel, soit ·à. prendre plus de loisirs. Quatrièmement, on peut présumer que, sauf dans des cas tout à fait exceptionnels, son désir des différents éléments constituants du revenu réel et des loisirs sera différent. Il a donc à choisir. Il a donc à faire de l'économie. La dispo.sition de son temps et de ses ressources est en relation avec son système de désirs. Elle a un aspect économique.

Cet exemple est typique pour le champ tout entier des

(1) Nous pourrions chercher d'autres querelles à cette définition parti­culière. Du point .de vue philosophique, le terme c bien-être matériel • est une construction très bizarre. On peut admettre les c causes matérielles du bien-être •· Mais le « pien-être matériel • semble indiquer une division des états d'esprit qui sont essentiellement unitaires. Toutefois, il nous a semblé préférable, vu le but de ce chapitre, d'ignorer ces insuffisances, et de nous concentrer sur la question principale, qui est de savoir si la définition dont · il s'agit peut décrire d'une façon quelconque le contenu qu'on veut lui faire exprimer.

L'OBJET DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE 27

études économiques. Du point de vue de l'économiste, les con­ditions de l'existence humaine présentent quatre caractéristiques fondamentales. Les fins sont diverses. Le temps et les moyens de ré,aliser ces fins sont limités et susceptibles d'application alter­native. En même temps, les fins sont d'importances différentes. Nous voici donc, créatures sensibles, avec des faisceaux de désirs et d'aspirations, des masses de tendances instinctives nous pous­sant toutes par des voies différentes à l'action. Mais le temps dans lequel ces tendances peuvent être exprimées est limité. Le monde extérieur n'offre pas de pleines occasions de les réaliser complète­ment. La vie est brève. La nature est avare. Nos semblables ont d'autres objectifs que nous. Et pourtant nous pouvons employer nos existences à faire différentes choses, utiliser nos moyens et les services des autres à atteindre différents objecti.fs.

Or, en soi, la multiplicité des fins n'intéresse pas nécessairement l'économiste. Si je désire faire deux choses, et si j'ai beaucoup de temps et de grands moyens pour les réaliser, et si je ne désire affecter mon temps ni mes moyens à quoi que ce soit d'autre, ma: conduite ne revêt aucune de ces formes qui Iont l'objet d~ la science économique. Le Nirvana n'est pas nécessairement la seule béatitude. Il est simplement la satisfaction complète de tous les besoins.

De mêm~, la seule limitation des moyens ne suffit pas par elle­même à donner naissance à des phénomènes économiques. Si les moyens de satisfaction n'ont pas d'usage alternatif, ils sont peut­être rares, mais ils n'ont rien à faire avec l'Économie. La manne qui tomba du ciel était peut-être rare ; mais, s'il était impPssible de l'échanger contre quelque chose d'autre ou de différer son usage (1), elle ne pouvait faire l'objet d'aucune activité d'aspect économique.

Enfin, l'application alternative des moyens rares n'est pas non pltis une condition complète de l'existence du genre de phéno­mènes que nous analysons. Si le sujet économique a deux fins et un seul moyen de les satisfaire, ces deux fins étant d'égale

(1) Il est peut-être utile d'insister sur la significatiol) de cette réserve. L'application de moyens techniquement semblables à la réalisation de fins qualitativement semblables à des époques différentes constitue une utilisation alternative de ces moyens. Il faut bien se rendre' ~ompte de ce fait ; sinon on néglige l'un des types les plus importants de l'action économique.

28 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

importance, sa position sera semblable à celle de l'âne de la fable, paralysé à mi-chemin de deux bottes de ~oin également attrayantes (1}.

Mais lorsque le temps et' les moyens de parvenir aux fin·s sont limités et susceptibles d'application alternative, et les fins suscep­tibles d'être distinguées par ordre d'importance, le comportement prend nécessairement la forme d'un choix. Tout acte impliquant un temps et des moyens rares pour parvenir à une certaine fin, implique la non-affectation de ce temps et ·de ces moyens à la poursuite d'une fin différente. Il a un aspect économique (2). Si j'ai besoin de pain et de sommeil et si, dans le temps dont je dispose, je ne puis avoir tout ce que je désire des deux, une certaine partie de mes désirs de pain et de sommeil doit demeurer insatisfaite. Si, .dans la durée limitée d'une vie, je voudrais être à la fois un philosophe et un mathématicien, mais que ma rapidité d'acquisition de savoir fût insuffisante pour me permettre d'être l'un et l'autre complètement, il me faudrait renoncer à une cer­taine partie de mon désir d'être compétent dans l'une de ces deux matières ou dans les deux à la fois.

Or, les moyens de réaliser les fins humaines ne sont pas tous en nombre limité. Il y a dans le monde extérieur des choses• qui sont comparativement en ~elle abondance que le fait d'en utiliser des unités particulières pour une fin n'implique pas qu'on en sera privé pour d'autres. L'air que nous respirons, par exemple, est un de ces biens « libres ». Sauf dans 'des circonstances très parti­culières, le fait que nous ayons besoin d'air n'impose aucun sacri­fice de temps ni de ressources. La perte d'un mètre cube d'air n'implique aucun sacrifice d'alternatives. Les unités d'air n'ont aucune signification spécifique pour la conduite à tenir. Et on

(1) On peut voir là un raffinement inutile, et. c'est pourquoi je n'avais pas inséré ce passage dans la première édition de cet essai. Mais la condition d'une hiérarchie des fins a une telle importance dans la théorie de la valeur que j'ai cru préférable de l'exposer d'une façon explicite même à cet endroit de notre analyse. Voir chapitre IV, section 2.

(2) Cf. ScHôNFELD, Grentznutzen und Wirtschaflsrechnung, p. 1. ; Hans MAYER, Untersuchungen zu dem Grundgesetze der wirtschaftlichen Wert­rechnung (Zeitschrifl für V.olkswirtschaft und Sozialpolitik, Bd. 2, p. 123).

Il est assez clair que ce n'est pas « le temps • en tant que tel qui est rare, mais plutôt les potentialités de nous-mêmes considérés comme instruments. Parler de la rareté du temps est simplement un façon métaphorique d'évo­quer ce concept assez abstrait.

L'OBJET DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE 29

pourrait concevoir des êtres vivants dont les « fins » seraient tellement limitées que tous les biens seraient pour eux des biens « libres », et qu'aucun bien n'aurait de signification spécifique.

Mais, en général, l'activité humaine avec sa multiplicité d'ob­jectifs ne présente pas cette indépendance du temps ou des res­sources spécifiques. Le temps dont nou~ disposons est limité. Il n'y a que vingt-quatre heures dans la journée. Nous avons à <::hoisir entre les différents usages auxquels nous pouvons les affecter. Les &ervices que les autres mettent à notre disposition sont limités. Les moyens matériels permettant d'atteindre 'les fins sont également limités. Nous avons été chassés du Paradis. Nous n'avons ni la vie éternelle, ni des moyens illimités de nous contenter. Quoi que nous fassions, si nous choisissons une chose, nous devons renoncer à d'autres que, dans des circonstances différentes, nous aurions voulu ne pas avoir abandonnées. La rareté des moyens de satisfaire des fins d'importance variable est une condition à peu près générale du comportement humain (1 ).

Voilà donc l'unité du sujet de la Science économique : les formes que prend le comportement humain dans la disposition des moyens rares. Les exemples que nous avons déjà étudiés s'harmonisent parfaitement avec cette conception. Les services des cuisiniers comme ceux des danseurs d'opéra sont limités par rapport à la demande et peuvent être affectés à des usages alter­natifs. La théorie du salaire tout entière est couverte· par notre nouvelle définition. De même, l'économie de guerre. Pour qu'une guerre soit conduite de façon satisfaisante, il faut néces·sairement détourner les biens et services rares de leurs usages. La conduite de la guerre a donc un aspect économique. L'écono­miste étudie le mode de disposition des moyens rares. Il s'inté­resse à la façon dont les différents degrés derareté de différents biens donnent lieu à différents rapports de valeur entre ceux-ci; il s'intéresse aussi à la façon dont les changements dans les con-

(1) Il faut bien voir qu'il n'y a aucune disharmonie entre la conception de la fin que nous utilisons ici, comme le terme en actes dé consommation finale des lignes particulières de conduite, et la conception impliquée lorsqu'on dit que l'activité n'a qu'une fin unique- porter la satisfaction au maximum -l'« utilité •- et ainsi de suite. Nos« fins • doivent être considérées comme très prochaines de l'accomplissement de cette fin ultime. Si les moyens sont rares, on ne peut les atteindre t<~utes, et, selon la rareté et l'importance rela­tive des moyens, il faut renoncer à la poursuite de certaines d'entre elles.

30 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

<litions de la rareté, qu'ils proviennent de changements dans les fins ou de changements dans les moyens - du côté de la demande ou du côté de l'offre - affectent ces rapports. L'Économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs (1 ).

4. L'Économie et l'Économie d'Échange.

II est important de signaler en même temps certaines impli­cations de cette conception. La conception que nous avons rejetée -celle de l'Économie considérée comme l'étude des causes du bien-être matériel- était ce qu'on pouvait appeler une concep­tion classificatoire. Elle distinguait certains genres du comporte­ment humain, de ce comportement dirigé vers l'obtention du bien-être matériel, et voyait en eux le sujet même de l'Économie. Les autres genres de conduite n'entraient pas dans le cadre de ses investigations. Par contre, on peut dire de notre conception qu'elle est analytique. Elle ne cherche pas à trier certains genres de comportement, mais concentre toute son attention sur un aspect particulier du comportement, sur la forme qu'il prend sous l'influence de la rareté (2). II suit de là par conséquent, que dans la mesure où il présente cet as}:>eèt, tout genre de comportement humain entre dans le cadre des généralisations économiques. Nous ne disons pas que la production des pommes de terre est une activité économique et que la production de la philosophie ne l'est pas. Nous disons plutôt que dans la mesure où l'une, ou l'autre de ces 'Sortes d'activité implique l'abandon des autres alternatives désirées, elle a un aspect économique. C'est là la seule limitation de l'objet de la Science économique.

(1) Cf. MENGER, Grundsatze der Volkswirtschaftlehre, 1. Au:O., pp. 51-70; MISEs, Die Gemeinwirtschaft, pp. 98 seq. ; FETTER, Economie Principles, ch. 1 ; STRIGL, Die likonomischen Kategorien und die Organisation der Wirt­~chaft, passim ; MAYER, op. cil.

(2) Sur la distinction entre définitions analytique et. classificatoire, voir Irving FISHER, Senses of Capital (Economie Journal, vol. VII, p. 213). II est intéressant d'observer que le changement dans la conception de l'Éco­nomie impliqué par notre définition est identique au changement dans la conception du capital impliqué par la définition d'Irving Fisher. Adam Smith définissait le capital comme un genre de richesse. Fisher vou­drait que nous y voyions un aspect de la richesse.

L'OBJET DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE 31

Certains auteurs, cependant, tout en rejetant la conception de l'Économie comme étude des causes du bien-être matériel, ont cherché à restreindre la portée de cette science d'une façon différente : ils ont soutenu que le comportement intéressant l'économie était essentiellement un certain type de comporte­ment social, celui précisément qu'impliquaient les. institutions de I'éeonomie d'échange individualiste. De ce point de vue, le genre de comportement qui n'est pas spécifiquement social en ce sens précis, ne peut faire l'objet de l'Économie. Le Professeur Amonn en particulier s'est donné u~e peine presque infinie pour élaborer cette conception (1 ).

Or, on peut très bien admettre que, dans les limites du vaste champ de notre définition, l'attention des économistes ·se con­centre principalement sur les complications de l'économie d'échange.• La cause en est une raison d'intérêt. Les activités de l'homme isolé sont, au même titre que les activités de l'éco­nomie d'échange, sujettes aux limitations que nous envisageons. Mais, du point de vue de l'homme isolé, l'analyse économique n'est pas nécessaire. Les éléments du problème sont soumis à une réflexion primitive. L'examen du comportement d'un Crusoe peut être d'un immense secours en tant qu'il facilite des études plus poussées. Mais du point de vue de Crusoe, il est évidemment extra-marginal. Il en est de même dans le cas d'une société com­muniste «fermée ». Là encore, du point de vue de l'économiste, la comparaison des phénomènes d'une telle société avec ceux de l'économie d'échange peut être très instructive. Mais, du point de vue· des membres de l'exécutif, les généralisations de l'écono­mie n'offriraient aucun intérêt. Leur attitude serait analogue à celle de Crusoe. Pour eux, le problème économique se ramènerait simplement à savoir si le pouvoir productif doit être appliqué à telle ou telle autre chose. Or, comme l'a souligné le Professeur von Mises, dans le cas d'une propriété et d'un contrôle centraux des moyens de production, l'enregistrement des efforts et des

(1) Voir son Objekt und Grundbegriffe der theoretischen NationaUJkonomie, 2. Aufl. Ses critiques de Schumpeter et de Strigl des pages 110-125 et 155-156 sont particulièrement importantes de ce point de vue. Malgré mon plus grand respect pour l'analyse exhaustive du Profes.seur Amonn, je ne puis m'empê­cher de penser qu'il a plutôt tendance à exagérer le degré de divergence qui le sépare de l'attitude de ces deux auteurs.

32 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

résistances individuels par un mécanisme de prix et -coûts est exclu par définition. Il s'ensuit donc que les décisions de l'exécutif doivent être nécessairement «arbitraires »(1). En d'autres termes, elles doivent être basées sur ses estimations à lui, et non sur celles des producteurs et des consommateurs. Cela si~plifie immédia­tement la forme du choix. Si elle n'est pas guidée par un système de prix, l'organisation de la production doit dépendre des esti­mations de l'organisateur fina~, de la même façon que l'organisa­tion d'un système patriarcal non rattaché à une économie monétaire doit dépendre des estimations du père de famille.

Mais, dans une économie d'échange, la situation est beaucoup plus compliquée. Les conséquences d'une décision individuelle dépassent de beaucoup ses répE.rcussions sur l'individu. On peut se rendre compte de toutes les conséquences qu'aura pour soi­même une décision de dépenser de l'argent d'une certaine façon plutôt que d'une autre. Mais on n'aperçoit pas aussi facilement les effets qu'exercera cette décision sur l'ensemble complexe des « rapports de rareté » - sur les salaires, les bénéfices, les prix, les taux de capitalisation, et l'organisation de la production. Au contraire, il faut un immense effort d'abstraction pour élaborer les généralisations qui nous permettront <;le les découvrir. Pour cette raison, c'est dans l'économie d'échange que l'analyse écor nomique a sa plus grande utilité. Elle est inutile dans une écono-

, mie isolée. Elle en est exclue -sauf pour les généralisations les plus simples - par la raison d'être même d'une soèiété stricte­ment communiste. Mais là où l'initiative indépendante dans les relations sociales est permise à l'individu, l'analyse économique recouvre tous ses droits.

Mais déclarer que l'analyse économique a plus d'intérêt et d'utilité dans une économie d'échange est une chose. Autre chose est de soutenir que son objet se limite à ces phénomènes. Le caractère injustifiable de cette dernière proposition peut être montré de façon concluante par les deux considérations suivantes. Tout d'abord, il est évident que le comportement étranger à l'économie d'échange est conditionné par la même limitation des

(1) Voir MxsEs, Die Gemeinwirtschafl, pp. 94-138. Dans son livre Economie Planning in Soviet Russia, le Professeur Boris Brutzkus a bien montré comment cette difficulté s'est trouvée illustrée dans les diverses phases de l'expérience russe.

L'OBJET DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE 33

moyens par rapport aux fins que le comportement propre à l'éco­nomie, et qu'il est de nature à être rangé dans les mêmes catégories fondamentales (1 ). Les généralisations de la théorie de la valeur s'appliquent aussi bien au comportement de l'homme isolé ou au pouvoir exécutif d'une société communiste qu'au comportement de l'homme dans une économie d'échange -même si elles ne sont pas aussi instructives dans de tels eontextes. La relation d'échange est un incident techrJ.ique, un incident qui, certes, donne naissance à presque toutes les complications intéressantes, mais qui est néanmoins subsidiaire par rapport au fait essentiel qui est la rareté.

En second lieu, il est évident qu'on ne peut expliquer les phé­nomènes de l'économié d'échange el1e-m~me qu'en remontant en arrière de ces relations, et en se rapportant à l'action de ces lois du choix qui apparaissent le mieux dans l'observation du comportement de l'individu isolé (2). Le Professeur Amonn semble admettre qu'un tel système d'Économie pure ait quelque utilité comme auxiliaire de la Science économique, mais il se défend d'en faire la base du système principal, en posant pour postulat la nécessité de définir l'objet de l'Économie dans les termes d'es problèmes étudiés par Ricardo. Cette idée qu'une définition doit décrire un ensemble de connaissances déjà existant et ne pas poser de limites arbitraires est admirable. Mais, on a le droit.de se le demander, pourquoi s'arrêter à Ricardo ? N'est-il pas évident que les imperfections du système ricardien étaient dues précisément à cette circonstance qu'il s'arrêtait aux esti­mations sur le marché et n'allait pas jusqu'aux esti.mations des individus ? Ne serait-ce pas la plus grande conquête des théories de la valeur plus récentes que d'avoir renversé précisément cette barrière (3) ?

(1) Voir STRIGL, op. cit., pp. 23-28. (2) Le fait que le Professeur Cassel ait rejeté l'économie crusoenne (Fun­

damental Thoughts, p. 27) semble fâcheux, car seule l'observation des condi­tions dans lesquelles agit l'homme isolé peut faire apercevoir d'une façon évidente l'importance, que nous avons signalée plus haut, de la condition d'existence d'une activité économique, à savoir la nécessité pour les moyens rares d'avoir des usages alternatifs. Dans toute espèce d'économie sociale, la seule multiplicité des sujets économiques nous conduit à négliger la pos­sibilité de l'existence de biens rares sans us!lges alternatifs.

(3) Les objections que nous avons faites plus haut à la définition proposée par le Professeur Amonn devraient être suffisantes pour indiquer la nature

34 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

5. Comparaison des critères « matérialisme » et cc rareté ».

Pour conclure, nous pouvons revenir à la définition que nous avions rejetée et la comparer à celle que nous venons d'adopter.

A première vue, on pourrait sous-'estimer la divergence de ces deux définitions. Pour l'une, l'objet de l'economie est le compor­tement humain conçu en tant que relation entre les fins et les moyens, pour l'autre, :les causes du bjen-être matériel. Or, la rareté des moyens et les causes du bien-être matériel, n'est­ce pas là à peu près la même chose ?

Une telle affirmation, cependant, reposerait sur une conception tout à fait erronée. Il est vrai que la rareté des objets matériels est une des limitations de la conduite. Mais la· rareté .de notre propre temps et la rareté des Services d'autrui sont tout aussi importantes. La rareté des services de l'instituteur et .la rareté des services de l'égoutier ont chacune leur aspect économique. Ce n'est qu'en disant que les services. sont des vibrations maté­rielles ou d'autres choses semblables, qu'on parvient à élargir la définition de façon à lui faire recouvrir son domaine tout entier. Mais ce procédé n'est pas seulement pervers, il est aussi fallacieux. Il se peut que sous cette forme la définition recouvre son domaine, mais elle ne le décrit pas. Car ce n'est pas la matérialité des moyens même matériels de satisfaction qui leur donne leur qualité de biens -économiques, mais leur relation avec les estimations. C'est leur relation avec les désirs donnés plutôt que leur substance technique qui a une signification. La définition cc matérialiste »

de·s critiques qu'01i pourrait faire aux définitions suivantes ; étude des phénomènes du point de vue des pri,x (Davenport), sensibilité à « l'échelle de mesure de la monnaie • (Pigou), ou • science de l'échange » (Landry), etc. Le Professeur ScHUMPETER,, dans son Wesen und Hauptinhalt 1 der theoretischen Nationalôkonom;e a essayé avec une subtilité inoubliable

· de défendre cette dernière définition èn démontrant qu'il est possible de concevoir tous les aspects fondamentaux du comportement se rappor­tant à la Science économique sous la forme de l'échange. Que cela soit correct, et qu'il y ait là la vérité essentielle à la bonne compréhension de la théorie de l'équilibre - on peut l'admettre sans hésiter. Mais une chose est de généraliser la notion de l'échange comme une construction ; autre chose est de l'employer dans ce sens comme un critérium. Qu'elle puisse fonctionner de cette façon- cela n'est pas contesté. Mais qu'elle projette le maximum de lumière sur la nature ultime de notre objet, voilà qui peut süre~ent être mis en doute.

L'OBJET DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE 35

de l'Économie donne donc une idée fausse de la science telle que nous la connaissons. Même si elle ne nous trompe pas entièrement sur le but de cette science, elle n'arrive pas à nous donner une idée juste de' la nature de celle-ci. Il semble n'y avoir aucun argument valable contre le rejet de cette définition.

En même temps, il est important de comprendre que ce qui est rejeté n'est qu'une définition. Npus ne rejetons pas l'ensemble des connaissances qu'elle était censée décrire. La pratique des auteurs qui l'ont adoptée s'harmonise parfaitement avec la défi­nition alternative que nous avons proposée. Il n'y a aucune géné­ralisation importante dans le système tout entier du Professeur Cannan par exemple, qui soit incompatible avec la définition de l'Économie comme mode de disposition des moyens rares.

D'ailleurs, l'exemple même que prend le Professeur Cannan pour illustrer sa définition se range beaucoup mieux dans notre cadre que dans le sien. << Les économistes, dit-il, seraient d'accord que la question ' Bacon a-t-il écrit les œuvres de Shakespeare ? ' n'est pas une question économique, et que la satisfaction qu'éprou­veraient ceux qui croient au cryptogramme si cette thèse était universellement acceptée n'est pas mie satisfaction économique ... D'autre part, ils admettraient que la controverse présenterait un côté économique si les droits d'auteur étaient perpétuels et si les descendants de Bacon et de Shakespeare se disputaient la propriété des pièces » (1). C'est exact. Mais pourquoi ? Ser~it-ce parce que la propriété des droits d'auteur implique un bien-être matériel ? Mais ses revenus pourraient aller tous à des œuvres de bienfaisan_ce. La question a certainement un aspect écono .. mique pour la seule et simple raison que les lois supposées sur les droits d'auteur rendraient l'usage des pièces rare par rapport à la demande de leur usage, et donneraient à leurs propriétaires la disposition de moyens rares de satisfaction qui seraient autrement distribués de façon différente.

(1) Wealth {tre éd.), ch. 1.

CHAPITRE II

FINS ET MOYENS

i.. Introduction.

Nous avons établi une définition pratique de l'objet de l'Éco­nomie. Il convient maintenant d'en examiner les implications. Nous nous occuperons dans ce chapitre du rang qu'occupent les fins et les moyens dans la Théorie économique et dans l'Histoire économique. Nous traiterons dans le chapitre suivant de l'inter­prétation de diverses « quantités » économiques.

2. L'Économie et les fins.

Considérons tout d'abord la condition des fins (1). L'Économie, nous l'avons vu, s'occupe de l'aspect que prend

le comportement du fait de la rareté des moyens à réaliser des fins données. Il s'ensuit que l'Économie est absolument neutre vis-à-vis des fins ; il s'ensuit également que la pour~uite d'une fin quelconque se rapporte aux préoccupations de l'économiste dans la mesure où elle dépend de moyens rares. L'Économie ne s'oo.cupe pas des fins comme telles. Pour eUe, les fins ne se mani­festent chez les être humains qu'en tant que tendances à l'action susceptibles d'être définies et comprises, et l'économiste étudie la façon dont la marche des hommes vers leurs objectifs est conditionnée par la rareté des_ moyens - la façon dont le mode de disposer des moyens rares dépénd de ces estimations ultimes.

(1) Les sections suivantes sont consacrées à l'étude des implications de l'Économie en tant que science positive. Sur la question de savoir si l'Éco­nomie doit aspirer à un statut normatif, voir chapitre VI, section 4, infra.

FINS ET MOYENS 37

Par conséquent, dire d'une fin quelconque qu'elle est « écono­mique " en elle-même est commettre une profonde erreur. L'habi­tude, si répandue dans certains milieux d'économistes, d'étudier des « satisfactions économiques • est contraire aux intentions centrales de l'analyse économique. Une satisfaction doit être considérée comme un produit terminal de l'activité. Elle n'est pas elle-même partie de l'activité que nous étudions. Cependant, soutenir qu'il est impossible de concevoir des (( satisfactions éco­nomiques » serait aller trop .loin. Car, a priori, nous pouvons décrire ainsi une satisfaction dépendant de la disponibilité de moyens rares, en la distinguant d'une satisfaction dépendant entièrement de facteurs subjectifs - par exemple, la satisfaction d'avoir des vacances d'été en comparaison de la satisfaction qu'il y a à s'en souvenir. Mais, puisque la rareté des moyens est, comme nous l'avons vu, une chose si vaste qu'elle influence à des degrés divers la plupart des genres de conduite, la conception en question ne paraît pas très utile. Et, étant donné qu'elle ne s'harmonise manifestement pas avec les implications principales de notre définition, il vaut mieux, semble-1-il, l'écarter complè­tement.

Il s'ensuit également que la croyance, si répandue chez certains critiques de la Science économique, que les économistes se con­sacrent à l'étude d'un type particulierement vil de conduite, est due à une méprise. L'écon6miste ne s'occupe pas des fins en tant que telles. Il s'intéresse à la façon dont est limitée la poursuite des fins. Celles-ci peuvént être nobles ou viles. Elles peuvent être «matérielles »ou «immatérielles »-si l'on peut dire. Mais si la poursuite d'une série de fins implique lç sacrifice des autres, elle a un aspect économique.

Tout cela est parfaitement évident si l'on considère le champ d'application réel de l'analyse économique, au lieu de se contenter des assertions de ceux qui ne savent pas ce·qu'est cette analyse. Prenons, par exemple, une communauté de sybarites, aux plaisirs grossiers et sensuels, aux activités intellectuelles consacrées au « purement matériel ». Il est assez évident que l'analyse écono­mique peut fournir des catégories permettant de décriré les relations entre ces fins et les moyens disponibles pour les réaliser. Mais il n'est pas vrai, comme Ruskin, Carlyle et d'autres l'ont prétendu, qu'elle se limite là. Supposons que cette communauté

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répréhensible soit visitée par un Savonarole. On trouvera répu­gnantés les fins d'autrefois. On proscrira les plaisirs des sens. Les sybarites deviendront des ascètes. L'analyse économique est cer­tainement toujours applicable. Il n'est pas nécessaire de changer les catégories d'exposition. La seule chose qui se· soit produite est que les listes .de demandes ont changé. Certaines choses sont devenues relativement moins rares, d'autres le sont devenues plus. Le revenu 4es vignobles baisse. Celui des carrières de pierres pour constructions ecclésiastiques hausse. C'est tout. La répartition du temps entre la prière et les bonnes œuvres a son aspect écono­mique au même titrt> que la répartition du temps entre les orgies et le sommeil. La « pig-philosophy »-pour se servir de l'expres­sion méprisante de Carlyle - finit par s'étendre à toute chose.

Pour être tout à fait loyal, il faut reconnaître que, dans ce cas, · les économistes sont . responsables dans une certaine mesure de leurs propres malheurs. Comme nous l'avons déjà dit, le contenu de leurs œuvres est à peu près irréprochable. Mais leurs définitions ont été trompeuses, et leur attitude vis-à-vis de la critique a trop souvent été inutilement apologétique. On dit même que des économistes tout à fait modernes, convaincus à la fois de l'impor­tance de l'économie et de son appartena:t;J.ce <<eôté plus matériel du bien-être humain », en ont été réduits à préfacer leurs cours sur la Théorie économique générale en déclarant assez naïvement que, après tout, le pain et le beurre sont nécessaires, même alJ,x artistes et aux saints. Cela paraît assez inutile, et en même temps suscep­tible de faire naître des conceptions erronées dans l'esprit de ceux qui ont tendance à faire peu de cas de ce qui est purement maté­riel. Néanmoins, si Carlyle et Ruskin avaient voulu faire l'effort intellectuel nécessaire pour assimiler· le corps d'analyses légué par les grands hommes qu'ils ont si injustement critiqués, ils auraient compris sa profonde signification pour l'interprétation de la con­duite en général, même s'ils n'avaient pas été capables d'en don­ner une meilleure description. Mais -leurs remarques le montrent suffisamment - ils n'ont jamais fait cet effort. Ils n'ont pas voulu le . faire. Il était tellement plus facile, tellement plus commode, de dénaturer la pensée de ceux qui le faisaient. Et il ne fallait pas allet bien loin pour trouver des occasions de mon­trer sous un faux jour une science qui commençait à peine à devenir consciente de ses implications finales.

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Mais, s'il n'y a plus aucune excuse aujourd'hui pour les détrac­teurs de l'Économie à accuser celle-ci de se préoccuper d~ fins particulièrement viles de conduite, il est également inexcusable de la part des économistes d'adopter une attitude de supériorité vis-à-vis des sujets qu'ils sont capables de traiter. Nous avons déjà signalé l'attitude assez paradoxale du Professeur Cannan au sujet de l'économie de guerre. Et, généralement parlant, ne sommes-nous pas en droit de dire que, sous ce rapport, le Pro­fesseur Cannan est un peu enclin à suivre saint Pierre et à s'écrier: « Je n'ai garde, Seigneur, car jamais rien d'impur ni de souillé n'entra dans ma bouche » ? Dans le chapitre introductif de W ealth (1 ), il s'écarte de son chemin pour dire que « le critère de l'achat et de la vente introduit dans l'Économie une quantité de choses qu'on n'y traite habituellement pas et qu'il ne semble pas souhaitable d'y traiter. Depuis que l'histoire existe, il s'est prati­qué un grand commerce consistant à fournir certaines satisfactions de caractère sensuel qui n'ont jamais été considérées comme des biens économiques. Des indulgences permettant de commettre des actes qui autrement auraient été considérés comme des violations de la religion ou de la morale, ont été vendues parfois ouverte­ment, et de tout temps, sous quelque léger déguisement : personne ne les a considérées comme des biens économiques>>. A coup sûr, cela est fort contestable. Les économistes, au même titre que les autres êtres humains, peuvent considérer les services des prosti­tuées comme ne conduisant à aucun «bien »au sens éthique ultime de ce mot. Mais nier que ces services soient rares au sens où nous prenons ce terme, et qu'il y ait par conséquent un aspect écono­mique de l'amour vénal, susce.ptible d'être traité dans les mêmes catégories de l'analyse générale que celles qni nous permettent les fluctuations de prix de la rhétorique vénale - cela ne semble pas s'accorder très bien avec les faits. Quant à la vente des indulgen­ces, il est certain que la place dans l'histoire économique de ces agréables transactions n'est pas sérieusement contestée. La vente des indulgences a-t-elle ou non affecté la répartition du revenu, le volume des dépenses portant sur les autres marchandises, la direction de la production ? Nous ne devons pas éluder les

(1) tre édition, p. 15.

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conséquences de la conclusion que toute conduite tombant sous l'influence de la rareté a son aspect économique.

3. L'Économie et l'Esthétique.

On peut trouver un exemple très intéressant des difficultés qui peuvent surgir si l'on néglige les conséquences que nous avons tenté de mettre en lumière, dans un article de Sir Josiah Stamp sur L'Esthétique comme facteur économique (1). Sir Josiah, comme la plupart des gens d'idéal et d'imagination, est soucieux de pré­server les paysages et de sauvegarder les monuments anciens. (Cet article a été écrit à propos d'une décision de sa compagnie de chemins de fer de ne pas démolir Stratford House, maison du xvie scièle, à demi construite en bois, à Birmingham, pour faire place à une voie d'évitement.) En même temps, il croit que l'Éco­nomie s'occupe du bien-être matériel (2). Il est donc conduit à soutenir que << l'indifférence à l'égard de l'esthetique diminuera à la longue le produit économique ; le fait d ~en tenir compte augmentera le bien-être économique » (3). En d'autres termes, si nous cherchons premièrement le royaume du Beau, le bien-être matériel nous sera donné par surcroît. Et Sir Josiah Stamp s'efforce, avec tout le poids de son autorité, de convaincre le monde des affaires de la vérité de son affirmation.

Il est facile de sympathiser avec l'intention de cette thèse. Mais il est difficile de croire que sa logique soit très convaincante. Il se peut très bien, comme le soutient Sir Josiah," que les vastes intérêts nourris par l'étude des monuments anciens et par la contemplation des belles choses soient à la fois un stimulant pour l'intelligence et un repos pour le système nerveux, et que, dans cette mesure, une· communauté favorable à de tel intérêts soit_ avantagée dans d'autres domaines, << plus matériels ». Mais c'est certainement être d'un optimisme injustifié par l'expérience ou par la probabilité a priori, que de supposer que cette conséquence

(1) « Aesthetics as an Economie Factor • dans Sorne Economie Factors in Modern Life, pp. 1-25.

(2) « ••• 1 use ... economies as a term to cover the getting of material wel­fare • (op. cil., p. 3).

(3) Ibid., p. 4.

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doive nécessairement se produire. Nous devons tous reconnaître que le fait de renoncer au confort matériel en faveur de l'esthé­tique ou des valeurs morales n'apporte pas nécessairement de compensation matérielle. Il y a des cas où l'alternative est -ou bien du pain, ou bien un lys. Le choix de l'un implique. le sacrifice de l'autre, et, quoique nous puissions être satisfaits de notre choix, nous ne pouvons nous persuader qu'en réalité il n'y avait aucun choix, que noqs aurions plus de p~in en consé­quence. Il n'est pas vrai que toutes choses collaborent au bien-être matériel de ceux qui aiment Dieu. Bien loin de supposer une telle harmonie des fins, l'Économie met bien en relief ce conflit du choix qui est une des caractéristiques· permanentes de l'existence humairre. Votre économiste, SM- Josiah, est un vrai tragédien.,

En réalité, il y a eu ce fait que l'adhésion de Sir Josiah Stamp à la définition «matérialiste » l'a empêché de reconnaître clairement que l'Économie et l'Esthétique n'étaient pas in pari materia (1). L'Esthétique s'occupe de certaines sortes de fins. Le beau est une fin qui se présente devant le choix en concurrence, si l'on peut dire, avec les autres. L'Économie ne s'occupe pas du tout des fins en tant que telles. Elle ne s'en occupe que dans la mesure où· elles affeetent le mode de disposition des moyens. Elle prend les fins comme données dans les échelles d'estimations relatives et en étudie les conséquences au regard de certains aspects du comportement.

Mais, pourrait-on dire, ne peut-on considérer la recherche ·de l'argent comme une chose en concurrence avec les autres fins, et, dans ce cas, ne peut-on parler légitimement d'une fin « écono­mique )) de conduite ? Ceci soulève des questions tr~s importantes. Il nous faut renvoyer à un autre chapitre - où cette question sera traitée plus à fond -l'étude du rôle que joue dans l'analyse économique l'hypothèse selon laquelle la recherche de l'argent serait le seul mobile de la conduite. Mais nous pouvons répondre tout de suite que cette objection repose sur une fausse conception de la signification de l'argent. La recherche de l'argent au sens normal de ce terme est simplement un stade intermédiaire entre une vente et un achat. Le fait de retirer une certaine quantité

(1) Il faut, pour être juste, remarquer qu'il y a dans le même essai des passages qui semblent ê~re dictés par cette sorte de considération, en parti­culier les remarques des pages 14-16 sur l'équilibre de la consommation.

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d'argent de la vente de ses services ou du louage de ses propriétés n'est pas une fin per sé. L'argent est évidemment un moyen de procéder à des achats. On le recherche, non pour lui-même, mais

. pour les on jets pour lesquels on peut le dépenser - que ceux-ci constituent un revenu réel immédiatement ou dans l'avenir. Se procurer de l'argent signifie dans ce sens s'assurer les moyens de parvenir à toutes les fins capables d'être· atteintes à l'aide de marchandises achetables. La monnaie en· tant que telle n'est évidemment qu'un simple moyen --- un moyen d'échange, un instrument de calcul. Pour la société, du point de vue statique, la présence d'une plus ou moins grande quantité de monnaie est indifférente. Pour l'individu, elle n'est importante que dans la mesure où elle sert ses objectifs ultimes. Seul l'avare, le mons­tre psychologique, désire l'accumulation infinie dè l'argent. En vérité, nous considérons cela comme si peu typique que, bien loin de regarder la· demande de monnaie destinée à être gardée comme indéfiniment grande, nous· avons l'habitude d'affirmer qu'on ne désire la monnaie que pour la faire circuler. Bien loin de considérer la courbe de la demande de monnaie destinée à être gardée comme une ligne droite parallèle à l'axe des y, les économistes croient générale'ment qu'elle présente, de façon approximative, la forme d'une hyperbole rectangulaire (1).

4. L'Économie et ld. Technologie.

Par conséquent - à la différence de l'Éthique ou de l'Esthé~ tique - l'Économie ne peut en aucune façon être considérée comme s'occupant des fins en tant que telles. Il est également important de di~tinguer nettement ses préoccupations de celles des arts techniques de la production - des manières d'utiliser

(1) Sur tout cela, voir WICKSTEED, The Commomense of Political Economy, pp. 155-157. Je~ne nie pas que l'acquisition du pouvoir de se procurer .un revenu réel ne puisse devenir elJe-même un objectif, ni que, dans ce cas, le système économique ne soit affecté de diverses manières. Je prétends seule­ment que le .fait d'étiqueter l'une quelconque de ·ces fins de l'épithète « éco­nomique • implique une idée fausse de ce qu'embrasse nécessairement l'ana­lyse économique. L'Économie tient toutes les fins pour admises. Elles apparaissent dans les échelles d'estimations rel~tives supposées par les propositions de l'analyse économique·moderne.

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les moyens donnés. Ceci soulève certains problèmes extrêmement complexes qu'il convient d'examiner en quelque détail.

La relation entre l'Économie et les arts techniques de la pro­duction a toujours présenté de grandes difficultés aux écono­mistes qui croyaient devoir s'occuper des causes du bien-être matériel. Il est évident que les arts techniques de la production ont trait au bien-être matériel. Cependant, il ne semble pas qu'il suffise, pour épuiser la différence, de distinguer l'art de la science. Combien de connaissances scientifiques proches des arts tech­niques de la production sont étrangères à la Science économique t Où faut-il donc tracer la ligne de démarcation ? Sir William Beveridge a très bien mis en lumière cette difficulté dans son cours sur L'Économie comme éducation libérale. «C'est donner de l'Économie une définition beaucoup trop large que d'y voir la science dU: côté matériel du bien-être humain. Une maison con­tribue au bien-être humain et sans doute à son côté matériel. Toutefois, si l'on considère la constructimi d'une maison, laques­tion de savoir si le toit doit être fait de papier ou de quelque autre matériau relève non de l'Économie mais de la technique de la construction des maisons » (1). On ne supprime pas plus cette difficulté en qualifiant de « générales » l~s « causes du bien­être matériel». L'Économie n'est pas l'ensemble des technologies. Elle· ne tente pas non plus de trier dans chacune de celles-ci les éléments qui sont communs à plusieurs. On peut tirer de l'étude du mouvement, par exemple, des généralisations applicables à plus d'une occupation. Mais l'étude du mouvement n'a rien à faire avec l'Économie. Elle n'est pas non plus capable, malgré les espoirs exprimés par certains psychologues industriels, de la remplacer. Tant qu'on reste dans la sphère "d'un_e définition quel­conque de l'objet de l'Économie comme étude des causes du bien-être matériel, il est fatal que le rapport entre l'Économie et les arts techniques de la production demeure irrémédiablement obscur.

Mais si on se place au point de vue de la définition que nous

(1) c Economies as a Liberal Education •, Economica, vol. I, p. 3. é~rtes, la question de savoir, par exemple, si le toit sera couvert d'ardoises ou bien de tuiles, peut très bien dépendre des prix relatifs de ces matériaux et avoir par conséquent un aspect économique. La technique ne fait que prescrire -certaines limites à l'intérieur desquelles le choix peut s'exercer. Voir infra, p. 46.

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avons adoptée, ce rapport est parfaitement déterminé. Les arts techniques de la production doivent être simplement rangés parmi les facteurs donnés qui influencent la rareté relative· des différents biens économiques (1 ). La technique de la fabrication du coton ne fait pas partie comme telle de l'objet de l'Économie, mais l'existence d'une technique donnée de potentialités diverses conditionne, avec les autres facteurs qui-agissent sur l'offre, la réaction possible à toute estimation des marchandises de coton, et influe par conséquent sur les adaptations quj font l'objet des études économiques.

Jusqu'ici, tout est d'une extrême simplicité. Mais il est néces­saire maintenant de prévenir certaines méprises possibles. Il peut sembler à première vue que notre conception coure le danger de devenir quelque 'pavé de l'ours. En considérant la technique comme une simple donnée, ne risquons-nous pas d'exclure de l'objet de l'Économie ces matières précisément où l'anaLyse économique est le plus dans son élément ? Car la ·production n'est-elle pas une des préoccupations centrales de l'analyse économique ?

L'objection paraît plausible. Mais, en fait, elle implique une méprise complète, qu'il importe de dissiper définitivement. L'atti­tude que nous avons adoptée envers les arts techniques de la production n'exclut pas le caractère désirable d'une théorie écono-

, mique de la production (2). Car les influences qui déterminent la structure de la production ne sont pas purement techniques de leur nature. Sans doute, la technique est-elle importante. Mais la technique n'est pas tout. C'est l'un des mérites de l'analyse moderne de nous permettre de mettre la technique à sa propre place. Ceci demande quelques explications. Il n'est pas exagéré

(1) Le Professeur Knight se plaint dans un article intitulé «Economie Science in Recent Discussion •, American Economie Review, vol. XXIV, pp. 225 et seq.) que je ne montre pas clairement que la technique n'est par rapport à l'Économie qu'une donnée. Je ne peux m'empêcher de penser que le passage ci-dessus a dû échapper à l'attention du Professeur Knight. Je suis certainement d'accord avec ses vues à cet égard. Mais je ne sais vraiment comme,:It exprimer ce qui précède plus fortement que je ne l'ai déjà fait.

(2) Le point de savoir si cette théorie doit être définie- ainsi qu'elle l'a parfois été dans le passé- comme s'oecupant des agrégats de richesse, est une autre question que nous envisagerons au chapitre suivant. Voir infra, chap. m, section 6.

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de dire qu'aujourd'hui, l'un des principaux dangers pour la civi­lisation provient de l'incapacité de la part d'esprits formés par les sciences naturelles de percevoir la différence' entre l'écono­mique et le technique.

Considérons le comportement d'un homme isolé dans la dispo­sition d'un bien rare unique (1 ). Considérons, par exemple, le comportement d'un Robinson Crusoe au regard d'un stock de bois de dimensions strictement limitées. Robinson n'a pas assez de bois pour tous les buts auxquels il pourrait l'affecter. Pour le moment, le stock est irremplaçable. Quelles sont les influences qui détermineront la façon dont il l'utilisera ?

Or si le bois ne peut être utilisé qu'en une fois et pour un but unique, vu si Robinson n'en a besoin qu'une fois et pour un but unique, et si nous supposons que Robinson peut consacrer beau­coup de temps à l'utiliser, il est tout à fait exact que son économie sera entièrement dictée par sa connaissance des arts techniques de la production appropriés. S'il n'a besoin du bois que pour faire un feu de dimensions données, et si la quantité disponible de bois est limitée, ses activités seront déterminées par sa con­naissance de la technique d'entretien du feu. Ses activités sous ce rapport seront purement techniques.

Mais s'il a besoin du feu pour plus d'un but - si, en plus de son désir d'en faire du feu il en a besoin pour enclore le terrain autour de sa hutt~ et pour conserver sa clôture en bon état -il doit alors inevitablement fa-ire face à un nouveau problème -celui de savoir combien de bois il doit utiliser pour faire du feu, et combien il lui en faut pour s'enclore. Dans ces circonstances, la façon de faire du feu et celle de s'enclore sont tout aussi importantes. Mais le problème n'est plus un problème purement technique (2). Ou, pour présenter la question d'une autre manière, les considérations qui déterminent son mode de disposer du bois ne sont plus purement techniques. La conduite est la résultante de forces psychologiques contraires agissant à l'intérieur d'un

(1) Cf. OswALT, Vortrâge über wirtschaftliche Grundbegriffe, pp. 20-40. (2) Tout ceci peut être rendu très clair en. utilisant quelques courbes

de Pareto. Étant donné les courbes d'opportunité de la production, nous connaissons les possibilités techniques. Mais le problème n'est déterminé qu'au moment où les courbes d'indifférence de la consommation sont égale­ment connues.

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cadre de possibilités matérielies et techniques données. Le pro­blème de la technique et celui de l'économie sont fondamen­talement différents. Pour prendre l'expression si élégante dont le Professeur Mayer a souligné cette distinction, il y a problème de technique lorsqu'il y a une seule fin et une multiplicité de tnoyens, problème d'économie lorsque les fins comme les moyens sont multiples (1 ).

Or, comme nous l'avons déjà vu, c'est une des caractéristiques du monde tel que nous le trouvons que nos fins soient diverses et que la plupart des moyens rares dont nous disposons soient susceptibles d'application alternative. Ceci ne vaut pas seulement pour les produits rares, mais s'applique plus ~ncore aux facteurs ultimes de la production. Les diverses sortes de ressources et de travail naturels peuvent être utilisées dans des buts d'une variété presque infinie. En étant disposé à s'abstenir de consommer dans le présent, on libère des utilisations de facteurs primaires pour plus d'une sorte de processus indirects. Et, pour cette raison, la simple connaissance de la technique existante ne nous permet pas de déterminer la véritable étendue de l'appareil productif. II faut aussi que nous connaissions les estimations . finales des producteurs et des consommateurs rattachées à celui-ci. C'est en dehors du jeu réciproque des systèmes donnés de fins d'une part et de potentialités matérielles et techniques d'autre part que se déterminent les aspects du comportement étudiés par l'écono­miste. Les considérations techniques ne seraient les seuls déter­minants 'de la satisfaction de fins données que dans un monde où tous les biens seraient des biens libres. Mais, dans un tel monde, le problème économique n'existerait plus par définition.

Tout ceci paraît très abstrait. Mais, en fait, nous avons simple­ment exposé ici, en termes d'un degré de généralité appropriés aux questions absolument fondamentales que nous examinons, des faits oie~ connus de nous tous. Si noüs posons une question concrète ---: pourquoi la production de telle marchandise en tel ou tel lieu est-elle ce qu'elle est et non autre chose -les termes de notre réponse n'impliqueront pas en premier lieu des considé­rations techniques. Notre réponse s'exprimera en termes de· prix et coûts ; et, comme le sait tout étudiant de première' année, les

(1) Voir Hans MAYER, op. cil., pp. :S et 6.

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prix et co1i.ts sont le re flet des estimations relatives et non des conditions simplement techniques. Nous connaissons tous des marchandises qui, du point de vue technique, pourraient être produites avec la plus grande facilité (1). Cependant leur produc­tion n'est pas encore une proposition pratique. Et pour quelles raisons ? Parce que, étant donné le prix probable, les coûts impliqués seraient trop élevés. Et pourquoi les prix sont-ils trop élevés ? Serait-ce parce que la technique n'est pas suffisamment développée ? Ceci n'est vrai que dans un sens historique. Mais ce n'est pas une réponse à la question fqndamentaie qui est de savoir pourquoi, étant donné la technique, les coûts sont trop élevés. Et la réponse à cette question ne peut être formulée qu'en termes économiques. Elle dépend essentiellement du prix qu'il est néces­saire de payer pour les facteurs de la production impliqués par rapport au prix probable du produit. Et cela peut dépendre d'une grande variété de considérations. Dans des conditions de concur­rence, cela dépendra de l'estime qu'auront les consommateurs pour les marchandises que peuvent produire lesdits facteurs. Et si les coûts sont trop élevés, cela veut dire que les facteurs de la production peuvent être employés ailleurs à produire des mar­chandises plus appréciées. Si l'offre d'un facteur est monopolisée, des coûts élevés peuvent signifier simplement que les monopo­leurs· pq_ursuivent une politique ·conduisant à l'inutilisation tem­poraire de certains des facteurs qu'ils contrôlent. Mais en tout cas, le processus d'explication finale commence à l'endroit précis où s'arrête la description des conditions techniques.

Mais ceci nous ramène - avec toutefois une connaissance nou­velle de ses implications- à la proposition d'où nous étions partis. La technique comme telle n'intéresse pas les économistes. Elle ne les intéresse qu'en tant qu'elle e$t une des influences qui déter­minent la rareté relative. Les conditions de la technique << appa­raissent » dans les fonctions de la productivité de la même façon que les èonditions du goût << apparaissent » dans les échelles d'estimations relatives. Mais le rapport s'arrête là. L'Économie est l'étude du mode de disposition des produits rares.· Les arts techniques de la production étudient les propriétés «intrinsèques » des objets ou des êtres humains.

(1) La production de carburants pour moteurs extraits de la houille est •n cas tout à fait typique.

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5. La Théorie économique et l'Histoire économique.

Il ressort de l'argumentation des sections précédentes que l'ob­jet de l'Économie consiste essentiellement en une série de relations - de relations entre d'une part les fins conçues comme objectifs possibles de la conduite, et d'autre part fenvironnement tech­nique et social. Les fins en tant que telles sont en dehors de cet objet. De même, l'environnement technique et social. Ce sont les relations entre ces choses et non ces choses élles-mêmes qui sont importantes pour l'économiste.

Si l'on ~ccepte ce point de vue, on rend possible une explication à longue portée de la nature de l'Histoire économique, et de ce qu'on appelle parfois l'Économie descriptive - explication qui éclaire la relation entre ces branches de l'étude de l'Économie théorique, et écarte toute possibilité de. conflit entre elles. La nature de la Théorie économique est claire. La Théorie écono­mique est l'étude des implications formelles de ces relations de fins et de moyens, s'appuyant sur diverses hypothèses concernant la nature des données finales·. La nature de l'Histoire économique n'est pas moins évidente. C'est l'étude des cas substantiels où ces relations apparaissent à travers le temps. C'est l'explicàtion des mal).ifestations historiques de la « rareté ». La Théorie écono­mique décrit les formes, l'Histoire économique décrit la substance.

Ainsi, tant en ce qÙi concerne l'Histoire économique que la Théorie économique, nous ne pouvons classer le~ faits en groupes distincts et dire : ceux-ci forment l'objet de votre branche de la connaissance - ceux-là ne le forment pas. Le domaine de l'His­toire économique, comme celui de la Théorie économique, ne peut être réduit à aucune partie du courant des événements sans qu'il soit fait violence à ses buts internes. Mais, pas plus qu'aucune autre sorte d'Histoire, elle ne tente de donner une description . complète de ce courant d'événements (1) ; elle se concentre sur la description d'un certain aspect de celui-ci - sur le réseau changeant des relations économiques (2), sur l'effet exercé sur

(1) Sur l'impossibilité d'une Histoire de quelque genre que ce soit sans un principe sélectif, voir RICKERT, Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, pp. 28-60.

(2) Cf. CuNNINGHAM : • L'Histoire économique n'est pas tant l'étude d'une

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les valeurs - au sens économique du mot - par des changements dans les· fins et par des changements dans les occasions techniques et sociales de réaliser celles-ci (1 ). Si le théoricien de l'Économie, manipulant l'abaque plein de ténèbres des formes et des relations inévitables, peut se réconforter de l'idée que toute action peut se ramener à ses catégories, l'historien de l'Écol!omie, libéré de tout assujettissement au~ autres branches de l'Histoire, peut être assuré qu'il n'est de segment de la trame bigarrée des événe .... ments qui ne puisse se rattacher à ses investigations.

Éclairons cela par quelques exemples. Prenons ce vaste moU­vement qu'on appelle, pour simplifier, la Réforme. Du point de vue de l'Histoire des Religions, la signification de la Réforme est . dans l'influence qu'elle a exercée sur la doctrine et l'organisation ecclésiastiques. Du point de vue de l'Histoire politique, son intérêt est dans les changements qu'elle a apportés à l'organisation politique, dans l'établissement de rapports nouveaux entre chefs et sujets, dans l'apparition d'États nationaux. Sa signification pour l'Histoire de la culture est d'avoir opéré d'importants chan­gements tant dans la forme que dans l'objet des arts, et d'avoir libéré l'esprit de recherche scientifique moderne. Mais pour l'His­toire économique, elle signifie essentiellement des change~ents

classe spéciale de faits que l'étude de tous les faits d'un point de vue spécial • ( Growth of Englisch lndustry and Commerce, vol. I, p. 8).

(1) Sur la relation entre la Théorie économique et l'Histoire économique, voir HECKSCHER, A Plea for Theory in Economie History (Economie History, vol. I, pp. 525-535) ; CLAPHAM, The Study of Economie History, passim ; MISES, Soziologie und Geschichte (Archiv fur Sozialwissenschaft und Sozial- · politik, Bd. 61, pp. 465-512). On pourrait soutenir que la description précé­dente de la nature de l'Histoire économique donne une image très idéalisée de ce qu'on trouve généralement dans les ouvrages traitant de ce sujet. Et on peut admettre que, dans le passé, l'Histoire économique, de même 'que la Théorie économique, n'a pas toujours réussi à se débarrasser des éléments adventices. En particulier, il est clair que l'influence de l'école historique allemande est responsable de l'intrusion· de toutes sortes d'éléments sociologiques et éthiques, qu'on ne peut, même en étendant le sens des mots à l'extrême, décrire comme de l'Histoire économique. Il est également vrai qu'il y a eu beaucoup de confusion entre l'Histoire économique et l'inter­prétation ·economique d'autres aspects de l'histoire - le mot « économique » étant pris au sens proposé plus haut - de même qu'entre l'Histoire écono­mique et l' « Interprétation économique ~ de l'Histoire, au sens de l'Inter­prétation matérialiste de l'Histoire (voir infra, section 6). Mais je crois que le courant principal de l'Histoire économique depuis Fleetwood et Adam Smith jusqu'au Professeur Clapham permet plus qu'aucun autre l'interpré­tation que nous en donnons ici.

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dans la répartition de la propriété, des changements dans les courants commerciaux, des changements dans la demande du poisson, dans l'offre des indulgences, dans l'incidence des impôts. L'Hi~torien de l'Économie ne s'intéresse pas aux changements dans les fins et aux changements dans les moyens en eux-mêmes. lls ne l'intéressent que dans la mesure où ils affectent les séries de relations entre les moyens et les fins qu'il est de sa fonction d'étudier.

Nous pouvons prendre également un changement dans le pro­cessus technique de la production - l'invention de la machine à vapeur ou la découverte des transports ferroviaires. Des événe­ments de cette espèce présentent, de même que les changements dans les fins, une variété presque inépuisable d'aspects. Ils sont i:rnportants pour l'Histoire de la technique, pour l'Histoire des mœurs, pour l'Histoire de l'Art, et ainsi ad infinitum. Mais pour l'historien de l'Économie, tous ces aspects sont indifférents, sauf dans la mesure où ils impliquent une action ou une réaction dans sa sphère d'intérêt. La configuration précise de la première loco­motive et les principes de physique sur lesquels celle-ci était fondée ne regardent pas l'historien de l'Économie en tant que tel -quoique des historiens de l'Économie aient parfois manifesté dans le passé un intérêt presque excessif ·pour ces matières. Pour lui, la locomotive est importante parce qu'elle a affecté l'offre" et la demande de certains produits et de certains facteurs de la production, parce qu'elle a affecté la structure des prix et des revenus dans les communautés qui l'avaient adoptée.

De même, dans le domaine de l' « Économie descriptive » -l'Histoire économique d'aujourd'hui- l'objet principal est tou­jours,l'étude de «rapports de rareté» particuliers- b~en que la réalisation de cet objet nécessite souvent des investigations très spécialisées. Dans l'étude des phénomènes monétaires, par exemple, nous sommes souvent obligés de nous engager dans des enquêtes de caractère technique ou juridique au plùs haut degré -la façon de consentir un découvert, la loi sur l'émission du papier-monnaie. Pour le banquier ou le juriste, ces choses sont la matière même de leurs préoccupations. Mais, bien qu'une connaissance exacte de ·ces choses puisse être essentielle au but poursuivi par l' écono-·miste, I'acquisit~on de ce savoir est essentiellement subordonnée à son but principal qui est d'expliquer les potentialités, dans des

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situations particulières, des changements dans la masse des ins­truments de circulation. Les éléments techniques et juridiques ne l'intéressent que dans la mesure où ils présentent cet aspect (1 ).

6. L'Interprétation matérialiste de l'Histoire.

Enfin, nous pouvons observer le rapport de tout ceci avec la célèbre interprétation matérialiste ou «économique>> de l'Histoire. Car le point de vue que nous avons adopté permet de discerner certaines distinctions qui ne sont pas toujours clairement aperçues.

Nous avons déjà vu que, bien qu'on ait donné dans le passé

(1) Ces considérations attirent l'attention sur les dangers très réels d'une spécialisation excessive dans les études économiques. Il y a eu, ces dernières années, t.ne immense extension des études fragmentaires dans le domaine économique. Nous avons des Instituts d'Économie agricole, d'Économie 4es Transports, d'Économie miniè.r~, et ainsi de suite. Certes, jusqu'à un certain point, tout cela est pour le mieux. Dans le domaine de l'Économie appliquée, une certaine division du travail est indispensable, et, comme nous le verrons plus loin, on ne peut appliquer de façon féconde la théorie à l'interprétation des situations concrètes, si l'on n'est pas continuellement informé dé l'arrière-plan changeant des faits des industrie~ particulières. Mais l'expérience montre que des études partielles conduites isolément sont exposées à de très graves dangers. Si on n'exerce pas une vigilance constante, elles tendent à remplacer graduellement les intérêts économiques par des intérêts technologiques. Le centre de 1 'attention se déplace, et un corps de généralisations de signification exclusivement technique revêt l'~pparence de l'Économie. Et cela est fatal. Car pui-sque la rareté des moyens estrela­tive à toutes les fins. il n'est possible d'arriver à une vue correcte des influen­ces régissant les relations sociales dans leurs aspects économiques qu'en considérant le système économique comme un tout. Dans le système écono­mique, les <<industries »n'existent pas pour elles-mêmes. Leur raison d'être est certainement l'existence des autres industries, et leurs développements ne peuvent être compris qu'en relation avec le réseau tout entier des rapports économiques. Il en résulte, par conséquent, que les études qui se consacrent exclusivement à une industrie ou une occupation courent continuellement le danger de perdre contact avec l'essentiel. On peut croire que leur attention est concentrée sur l'étude des prix et c011ts, alors qu'elles tendent continuel­lement à dégénérer en pure comptabilité ou en technologie d'amateur. L'exis­tence de ce danger n'est cependant pas une raison pour renoncer à ce genre d'investigation. Mais il est fondamental de se rendre clairement compte de son existence. Ici, comme ailleurs, l'important est de préserver un équilibre convenable. Notre savoir serait beaucoup plus pauvre si un grand nombre de ces divers Instituts de recherches spécialisés n'existaient pas. Mais beau­coup de méprises très sérieuses seraient évitées si les chercheurs dont il s'agit avaient une conception plus claire de ce qui est et de ce qui n'est pas écono­mique.

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une définition de l'Économie qu'on pourrait qualifier de «maté­rialiste », le contenu de celle-ci n'avait rien de matérialiste. Le changement de définition que nous avons suggéré, bien loin de commander un changement du contenu, sert simplement à rendre plus compréhensible ledit contenu. Le << matérialisme » de l'Économie n'était qu'un pseudo-matérialisme. En fait, il n'a rien de matérialiste.

On pourrait croire qu'un état de choses semblable prévaudrait à l'égard de l'interprétation << économique » ou matérialiste de l'Histoire -qu'un simple changement d'étiquette suffirait à rendre cette doctrine compatible avec la conception moderne de l'ana­lyse économique. Mais il n'en est pas ainsi. Car ce qu'on appelle l'interprétation << économique » de l'Histoire n'est pas seulement étiquetée << matérialiste », elle est en substance matérialiste de bout en bout. Pour elle, tous les événements de l'histoire, ou du moins tous les événements majeurs ·de l'Histoire, sont attribu­ables à des changements<< matériels», non au sens philosophique selon lequel ces événements feraient partie du monde matériel, ni au sens' psychologique selon lequel les dispositions psychiques seraient de simples épiphénomènes des changements physiolo­giques - Marx aurait évidemment admis ces positions - mais en ce sens que la technique matérielle de la production conditionne la forme de toutes les institutions sociales, et que tous les chan­gements dans les institutions sociales sont le résultat des change­ments dans la technique de la production. L'Histoire est l'épi­phénomène du changement tec~iquè. L'histoire des outils est l'histoire de l'humanité (1 ).

(1) Dans ce qui suit, les distinctions que j'utilise sont très semblables à celles qu'emploie le Dr STRIGL (op. cit.,pp.158-161). Le fait que nous mettons l'accent sur des choses différentes peut être attribué à ce que nos objets d'exposition sont différents. Le Dr Strigl tente de présenter l'interprétation matérialiste comme une théorie primitive de ce qu'il appelle Datenanderung. Il tend par conséquent à masquer ses défauts en refusant de tenir compte des changements dans les estimations finales, sauf à les considérer comme dérivant de changements du côté de l'offre. Je m'attache à montrer la dis­tinction fondamentale qui existe entre toute explication de l'Histoire décou­lant de l'analyse économique telle que nous la connaissons et l'explication proposée par l'interprétation matérialiste. C'est donc ce point particulier que je mets e.n lumière. Je pense que le Dr Strigl ne mettra pas plus en ques­tion la logique de mes distinctions que je ne mettrai en doute l'illtérêt de son analogie.

FINS ET MOYENS 53

Or, que cette doctrine s6it vraie ou fausse, elle est certainement matérialiste, et ne dérive certainement pas de la Science éco­nomique telle que nous la connaissons. Elle affirme d'une façon très déterminée, non seulement que les changements techniques causent des changements dans les rapports de rareté et dans les institutions sociales en général - proposition qui serait en har­monie avec l'analyse économique moderne - mais aussi que tous les changements dans les relations sociales sont dûs· aux changements techniques - proposition sociologique qui est tout à fait en dehors de la portée limitée de la- généralisation écono­mique. Elle implique de façon précise qne tous les changements dans les fins, dans les estimations relatives, sont conditionnés par les changements dans les potentialités techniques de la pro­duction. Elle implique par conséquent que les estimations finales ne sont simplement que le sous-produit des conditions techniques. Si les conditions techniques changent, les goûts, etc., chan­gent. Si elles demeurent inchangées, les goûts, etc., demeurent inchangés. Il n'y a pas de changements autonomes du côté de la demande. Les changements qui se produisent sont, en fin de compte, attribual>les aux changements dans le mécanisme tech­nique de l'offre. La rareté n'a aucun aspect « psychologique »

(ni même « physiologique ») indépendant. Quel que soit leur caractère fondamental, qu'il soit hérité ou acquis, les hommes, dans des circonstances techniques semblables, adopteront des habitudes et des institutions semblables. Cela peut être vrai ou faux, cela peut être du bavardage pseudo-hégélien ou une vue profonde sur des choses qui, a<!tuellemènt, ne sont pas susceptibles d'être soumises à l'analyse scientifique, mais assu­rément cela ne peut être déduit d'aucune loi de l'Économie théo­rique. C'est une définition générale des causes des mobiles humains qui, du point de vue de la Science économique, est absolument gratuite. L'étiquette « matérialiste » convient à la doctrine. L'étiquette « économique » ne se justifie pas. L'Économie peut très bien fournir un instrument important pour l'éclaircissement de l'Histoire. Mais il n'y a rien dans l'analyse économique qui nous permette d'affirmer que toute l'histoire doive être expliquée en termes « économiques », en prenant « économique » dans le sens techniquement matériel. On en est arrivé à appeler l'in­terprétation ·matérialiste de l'Histoire, l'interprétation écono-

54 LA 'sciENCE ÉCONOMIQUE

mique de l'Histoire, parce qu'on croyait que-l'objet de l'Économie était l'étude des « causes du bien-être matériel ». A partir du moment où l'on a compris que ce n'était pas le cas, l'interpréta­tion matérialiste doit se maintenir ou tomber d'elle-même. La Science économique n'offre aucun support à ses doctrines. Les rapports établis par l'interprétation matérialiste sont indépen­dants des siens. Du point de vue de la Science économique~ les changements dans les estimations relatives sont des données (1 ).

(1) On pourrait soutenir, en vérité, qu'une pleine COJllpréhension de l'analyse économique pourrait conduire à des présomptions contre l'inter­prétation matérialiste. Une fois qu'on a compris que les changements dans la technique influent directement sur les quantités demandées, il est extrême­ment difficile de se décider à postuler un rapport nécessaire quelconque entre les changements techniques et les changements autonomes du côté de la demande. Une telle atfitude de scepticisme envers la théorie marxiste n'im­plique pas la négation du matérialisme métaphysique - elle n'en implique d'ailleurs pas plus _l'acceptation-elle implique simplement le refus de croire que les causes influençant les goûts, etc., soient, techniques de leur nature. Le. behaviouriste le plus intransigeant ne peut rien trouver à redire à la croyance que le matérialisme technique pris en ce sens est une demi-vérité tout à fait trompeuse.

CHAPITRE III

LA RELATIVITÉ DES «QUANTITÉS » ÉCONOMIQUES

1. Le sens de la rareté.

Cet aspect du comportement qui forme l'objet de l'Éconolnie est conditionné, nous l'avons vu, par. la rareté des moyens donnés pour atteindre des fins données. Il est clair, par conséquent, que la qualité de la rareté des biens n'est pas une qualité cc absolue >>.

Rareté ne veut pas dire simple infréquence de l'occurrence, mais limitation par rapport à la demande. Les bons œufs sont rares, parce que, si l'on considère la demande qu'on en fait, ils ne sont pas en nombrè suffisant pour la satisfaire. Mais les mauvais œufs qui, espérons-le, sont beaucoup moins nombreux, ne sont pas du tout rares dans notre sens. Ils sont surabondants. Cette conception de la rareté a des conséquences à la fois pour la théorie et pour la pratique ; l'objet de ce chapitre est de les examiner.

2. Le concept d'un bien économique.

Il suit de ce que nous venons de dire que la conception d'un bien économique est nécessairement une conception purement formelle (1 ). Les choses prises en dehors de leurs relations avec

(1) Certes, les conceptions de n'importe quelle science pure sont nécessai­rement des conceptions purement formelles. Si nous tentions de décrire l'Économie en partant des principes méthodologiques généraux, au lieu de la décrire telle qu'elle apparait de la considération de ce qui est essentiel dans son objet, la considération précédente serait tout .à fait décisive. Mais il est intéressant d'observer que, partant de l'examen d'un appareil existant

56 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

les hommes ne possèdent aucune qualité qui puisse en faire des biens économiques. Il n'est pas de qualité dans les services pris en dehors de leur relation avec la fin desservie qui puisse les rendre économiques. Le point de savoir si une chose particulière ou un service particulier est un bien ééonomique dépend entière­ment du rapport qu'a cette chose ou ce service avec les estimations.

Ainsi, ce n'est pas à cause de ses qualités substantielles que la richesse (1) est la richesse. Il y a richesse parce qu'il y a rareté. Nous ne pouvons définir la richesse en termes physiques comme nous pouvons, définir des aJiments par leur contenu en vitamines ou leur valeur calorifique. C'est un concept essentiellement relatif. Dans la communauté d'ascètes que nous avons étudiée au chapitre précédent, il peut y avoir un si grand nombre de biens de certaines espèces par rapport à la demande qu'on peut y voir des biens libres - mais non Ja richesse au sens strict. Dans les circonstances semblables, la communauté de sybarites pourrait être «pauvre >7.

C'est-à-dire que pour les sybarites, les mêmes biens exactement pourraient être des biens économiques.

De même, si nous pensons au pouvoir productif au sens écono­mique du terme, nous ne pensons pas à quelque chose susceptible d'être calculé physiquement. Nous pensons au pouvoir de satis­faire des demandes données. Si les demandes données changent, le pouvoir productif pris dans ce sens change aussi.

On peut trouver un très bon exemple illustrant parfaitement tout cela dans l'exposé de M: Winston Churchill de la situation devant laquelle se trouvait le Ministêre des Munitions le 11 no­vembre 1918 à 11 heures du matin- au moment de la signatur~ de l'Armistice. Après des années d'efforts, le pays s'était assuré

réellement pour résoudre des problèmes concrets, nous arrivons, en fin de compte, par les nécessités d'une description exacte, à des conceptions qui s'accordent pleinement avec les propositions de la méthodologie pure.

(1) Le mot richesse est pris ici dans le sens d'affluence de biens économiques. Mais je me rends bien compte des graves inconvénients qui résultent de cette acception. Il serait tout à fait paradoxal d'avoir à soutenir que si les biens « économiques », par le fait de leur multiplication, devenaient des bieu.s «libres &, la richesse diminuerait. Et pourtant, on pourrait le soutenir, car cette conséquence découle de cette acception. Par suite, dans toute déli­mitation rigide de l'Économie, l'emploi du terme richesse devrait être évité. Nous ne l'utilisons ici que pour éclaicir les conséquel].ces que peuvent avoir pour la discussion courante les propositions assez abstraites du paragraphe précédent.

RELATIVITÉ DES « QUANTITÉS » ÉCONOMIQUES 57

un outillage permettant de produire du matériel de guerre dans des quantités sans précédents. D'énormes programmes de produc­tion étaient aux divers stades d'achèvement. Soudain toute la situation change. La« de~nde n s'effondre. Les besoins de guerre sont à leur fin. Que fallait-il faire ? M. Churchill relate comment, pour éviter un changement brusqué, on donna des instructions pour que le matériel avancé de plus de 60 % fût achevé. « Ainsi, pendant de nombreuses semaines après la fin de la guerre, nous continuâmes à déverser sur le monde béant des masses d'artillerie et de matériel militaire de toute sorte» (1). «C'était du gaspillage », ajoute-t-il, « mais peut-être était-ce un gaspillage prudent ». La question de savoir si cette dernière affirmation est ou n'est pas correcte importe peu à la question qui nous occupe. Ce qui nous intéresse est que ce qui à 10 heures 55 de ce matin-là était richesse et pouvoir productif éta1t, à 11 heures 5, devenu « non-richesse », un embarras, une source de gaspillage social. Les canons étaient les mêmes. Les potentialités des machines étaient les mêmes. Du point de vue du technicien, tout était pareil. Mais du point de vue de l'économiste, tout était tlifférent. Les canons, les explosifs, les tours, les CQrnues, tout avait diamétralemént changé. Les fins avaient changé. La rareté des moyens était différente (2).

3. Le « Mythe du concret mal placé >>.

La proposition que nous venons de dégager, concernant ce qu'on peut décrire comme la relativité des « quantités écono-

(1) The World Crisis, vol. V, pp. 33-35. (2) Il vaut peut-être la peine d'observer à quel point nos conclusions

diffèrent ici de celles qui découleraient vraisemblablement du mode de pro­céder du Professeur Cannan. Ayant défini la richesse comme un bien-être matériel, le Professeur Cannan devrait, en bonne logique, être amené à soutenir que nous ne produisions pas pendant la guerre. En fait, il tourne la difficulté en soutenant qu'il est possible de dire que nous produisions des produits, mais non du bien-être matériel (Review of Economie Theory, p. 51). Du point <J,e vue des définitions que nous avons adoptées ici, il s'en suit, non que nous nè produisions pas, mais simplement que nous ne produisions pas pour les mêmes demandes qu'en temps de paix. La non-comparabilité des statistiques matérielles de la guerre et de la paix résulte clairement de l'ml. ou l'autre de ces points de vue. Mais le nôtre met beaucoup plus en lumière la persistance des lois économiques formelles.

58 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

miques », a d'importantes conséquences pour de nombreux pro­blèmes de l'Économie appliquée - si importantes, en vérité, qu'il yaut la peine, à cet endroit et à ée moment même, d'inter­rompre le cours de notre thèse principale afin de les examiner de façon plus complète. On ne peut mieux illustrer la façon dont les propositions de la théorie pure facilitent la compréhension du sens des problèmes concrets.

On peut trouver un remarquable exemple d'un type de pro­blème ne pouvant être résolu de façon satisfaisante qu'à l'aide des distinctions que nous avons élaborées, dans les études contem­poraines sur les soi-disant économies de la production en masse. Aujourd'hui, l'esprit profane est hypnotisé par les résultats spec­taèulaires de la production en masse. La production en masse est devenue une sorte de panacée, un Sésame ouvert. 'Les yeux exorbités du monde se tournent à l'Ouest vers Ford le libérateur. Celui qui s'extasia le plus devant le travail à la chafne à Détroit est salué comme le plus compétent des économistes.

Naturellement, aucun économiste en possession de ses facultés mentales n'aurait l'idée de nier l'importance pour la civilisation moderne des possibilités de la technique industrielle moderne. Les changements techniques qui ont mis à la portée même de l'homme comparativement pauvre l'automobile, le phonographe, l'appareil de T.S.F. sont vraiment des changements d'importance. Mais, lorsqu'on juge leur signification par rapport à une série données de· fms, il est très important de se rappeler la distinction entre la simple multiplication des objets matériels et la satis­faction de la demande, distinction que les définitions de ce chapitre tentent de mettre en lumière. Pour utiliser un langage commode, disons qu'il est important d'avoir présente à l'esprit la distinction entre la productivité technique et la productivité de valeur. Une production en masse ~'objets particuliers s'exerçant indépendam­ment de la demande de ceux-ci, est peut-être techniquement efficiente, mais n'est pas nécessairement «économique ».Comme nous l'avons déjà vu, il y a une différence fondamentale entre les problèmes techniques et les problèmes économiques (1 ). Nous pouvons tenir pour certain que, dans certaines limites (qui chan­gent évidemment avec les conditions changeantes de la technique),

(1) Voir supra, pp. 43-49.

RELATIVITÉ DES « QUANTITÉS » ÉCONOMIQUES 59

la spécialisation des ~ommes et de l'outillage est favorable au rendement technique. Mais la mesure dans laquelle cette spécia­lisation est (( économique )) dépend essentiellement de l'étendue du marché -c'est-à-dire de la demande (1). Ce serait une folie pour un forgeron produisant pour une communauté réduite et isolée de se spécialiser dans la production d'un certain type de fer à cheval afin d'assurer les économies de la production en masse. Après avuir fait un nombre limité de fers d'une certaine dimension, il a évidemment intérêt à tounner son attention vers la production de fers d'autres dimensions dont des unités additionnelles lui seront demandées de façon plus instante que des unités. addi­tionnelles du type dont il avait déjà fabriqué degrandes quantités.

De même, dans le monde tout entier et à tout moment parti­culier, la mesure dans laquelle la production en masse de n'importe quel type de marchandises à l'exclusion des autres types est en conformité avec les demandes des consommateurs, a des limites bien définies. Si l'on _pousse la production au-delà de ces limites, non seulement il y a gaspillage, en ce sens qu'on utilise le pouvoir productü à produire des biens de valeur moindre qu'elle ne serait autrement, mais il y a aussi perte financière définie pour l'entre­prise de production concernée. C'est un des parado,xes de l'histoire de la pensée moderne qu'à une époque où le développement disproportionné de branches particulières de production a apporté plus de chaos dans le système économique qu'à aucune période antérieure de l'histoire, ait pu naître la naïve croyance qu'un recours général à la production en masse, toutes les fois et partout où il serait techniquement possible, et sans se soucier des condi­tions de la demande, nous sortirait de nos difficultés. La produc­tion en masse est la Némésis du culte de la machine ; elle paralyse l'intelligence d'un monde de techniciens.

Cette confusion de la potentialité technique et de la valeur économique, que nous pouvons appeler, empruntant cette expres­sion au Professeur Whitehead, le« mythe du concret mal placé» (2}, est aussi à la base de certaines notions malheureusement trop.

(1) Voir Allyn YoUNG, lncreasing Returns and Economie Progress (Econo­mie Journal, vol. XXXVIII, pp. 528-542). Sur le sens dans lequel il est légitime de prendre le mot • économique • à ce point de vue, voir chap. VI,

infra. (2) Sc'ience and.the Modern World, p. 64.

60 LA SCIENèE ÉCONOMIQUE

répandues aujourd'hui concernant la vale!lr du capital fixe. On croit parfois que le fait d'avoir investi de grandes sommes d'argent en certaines formes de capital fixe rend peu désirable, si la demande du consommateur change, ou si une invention technique permet de satisfaire une demande donnée du consommateur par d'autres moyens plus avantageux, de laisser tomber ce capital en désuétude. Si l'on prend la satisfaction de la demande comme critérium de l'organisation économique, cette croyance est abso­lument erronée. Si j'achète un billet de chemin de fer de Londres à Glasgow, et qu'à la moitié de mon voyage je reçoive un télé­gramme m'informant que mon rendez-vous doit avoir lieu à Manchester, ma conduite ne serait pas rationnelle si je continuais mon voyage vers le Nord pour la seule raison que j'ai du« capital investi » dans mon billet que je suis incapable de recouvrer. Il est vrai que mon billet a toujours la même «efficience technique » en me donnant le droit d'aller à Glasgow. Mais mon objectif a maintenant changé. Le pouvoir de poursuivre mon voyage vers le Nord ne m'est plus d'aucune valeur. Le continuer malgré tout serait irrationnel. En Économie, comme disait Jevons, le passé est à jamais le passé.

Des considérations exactement semblables s'appliquent lorsque nous examinons ·la condition actuelle d'une machine dont les produits ne font plus l'objet de la demande, ou qui ne donne plus autant de profit, tout compte fait, que les autres sortes de machi­nes. Bien que cette machine puisse techniquement être aussi efficiente qu'avant ces changements, sa condition économique est différente (1 ). Sans aucun doute, si le ~hangement des condi­tions de la demande ou du <1Qût de production qui conduisit à cette modification avait été prévu, la disposition des ressources eût été différente. En ce sens, on peut parler d'un gaspillage dû à l'ignorance - bien que cette façon de voir soulève quelques

(1) Cf. Pmou, Economies of Welfare; 3e éd., pp. 190-192. Il vaut peut-être la peine de noter que la plupart des études contemporaines de ce qu'on appelle le Problème du Rail et de la Route ignorent complètement ces considérations élémentaires. S'il y a une subvention c::Jchée pour les transports par route dans les dépenses publiques pour les routes, cela concerne. le Chancelier de l'Échiquier. Ce n'est pas un argument pour essayer de faire voyager en train des gens qui préfèrent aller par la route. Si nous voulons conserver des che­mins de fer qui ne rapportent pas dans les ~onditiqns présentes de la demande, nous devons les subventionner au titre de"'monurpents historiques.

RELATIVITÉ· DES « QUANTITÉS » ÉCONOMIQUES 61

difficultés. Mais dès que le changement s'est produit, tout ce qui s'était passé auparavant devient totalement indifférent- et c'est perdre son temps d'en tenir encore compte. Le problème est un problème d'ajustement à la situation donnée. Quand toute cri­tique légitime de la théorie subjective de la valeur a été prise en considération, il subsiste néanmoins ce résultat inébranlable de cette théorie d'attirer l'attention sur ce dernier fait, qui est aussi important en Économie appliquée que dans la plus pure des théories pures.

Pour donner un dernier exemple de l'importance pour l'Écono­mie appliquée des propositions que nous venons d'étudier, nous pouvons examiner certaines p1éprises portant sur les effets écono­miques de l'inflation. C'est un fait bien connu que, durant les périodes d'inflation, il y a souvent pendant un certain temps une extrême activité dans les entreprises ·de construction. Sous le sti­mulant de taux d'intérêt artificiellement bas, on procède souvent à une réfection sur une immense échelle du capital fixe. On cons­truit de nouvelles fabriques. On ré-équipe les anciennes usines. Pour le profane, cette activité spectaculaire a quelque chose d'extraordinairement fascinant ; et, dans les discussions sur les effets de l'inflation, on considère souvent celle-ci comme une vertu parce qu'elle permet d'arriver à ce résultat. On a sou­vent 'entendu dire de l'inflation allemande que, si elle a été pénible tant qu'elle a duré, elle a du moins donné à l'industrie allemande un équipement nouveau. En vérité, un savant aussi éminent que le Professeur F. B. Graham n'a pas hésité à accorder à cette idée tout le poids de son autorité (1 ).

Mais, bien que tout cela puisse paraître plausible, il s'agit de la même grossière conception matérialiste qui marque les autres erreurs que nous avons discutées~ Car l'efficience de n'importe quel système industriel ne réside pas dan§ la présence d'une grande quantité de capital fixe ultra-moderne, indépendamment de la

(1) Exchange, Priees and Production in Hyperinflatiôn: Germany, 1920-1923, p. 320. « En ce qui concerne la production, l'affirmation que les maux de l'inflation étaient autres que les maux de la répartition trouve peu d'appui dans les statistiques actuelles. • Il est vrai que dans sa conclusion, le Profes­seur Graham admet à contre-cœur que << aux derniers stades de l'inflation, l'investissement en biens durables prit un aspect bizarre •· .Mais il semble croire que la c qualité • de l'équipement industriel peut se détériorer sans causer aucun préjudice à sa • quantité •·

62 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

demande de ses produits ou du prix des facteurs de la production. nécessaires à l'exploitation rémunératrice de ce capital. Elle réside dans le degré d'adaptation pour satisfaire la demande pré­senté par l'organisation de toutes les ressources. Or, on peut montrer (1) qu'aux époques d'inflation, les taux artificiellement bas de l'intérêt tendent à encourager l'expansion de certains genres de production capitaliste dans une mesure telle que lors­que le stimulant est épuisé, il n'est plus possible de les exploiter de façon rémunératrice. En même temps, les ressources liquides sont dissipées et épuisées. Lorsque la crise survient, le système se trouve échoué avec un poids mort de capital fixe trop coûteux pour être exploité avec profit, et un déficit relatif de « capital liquide » qui rend les taux d'intérêt durs et accablants. La belle machine qui impressionnait tellement les correspondants des journaux est toujours là, mais ses rouages he rapportent plus rien. Le matériel est là. Mais il a perdu .sa signification économique. Des considérations de cette sorte auraient sans doute paru très éloignées de la réalité à l'époque de l'inflation allemande ou à celle de la stabilisation. Après des annét-s de « déficit de capital·» chronique dans cet infortuné pays, elles co_mmencent à paraître moins paradoxales (2).

4. Le sens des Statistiques économiques.

Il est temps de revenir à des considérations plus abstraitès. Nous avons à examiner maintenant la portée de nos définitions sur la signification de la statistique économique.

La statistique économique utilise deux genres d'unités de. calcul - les unités physiques et les unités de valeur. Le calcul se fait « par pesée et par compte » ou par évaluation - tant de tonnes de charbon, tant de livres sterltng de charbon. Du point de vue de l'analyse économique, quelle signification faut-il attribuer à ces calculs ?

(1) Voir MisEs, Theary of Money and Credit, pp. 339-366; HAYEK, Mane­lary Theory and the Trade Cycle, et Priees and Production ; STRIGL, Die Produktion unter dem Einflilsse einer Kreditexpansion (Schriften des Vereins

- für Sozialpolitik, Bd. 173, pp. 187-211). (2) Voir BoNN, Das Schicksal des deutschen Kapitalismus, pp. 14-31 ;

BRESCIANI-TuRRONI, Il Vicendi del Marco Tedesco.

RELATIVITÉ DES « QUANTITÉS » ÉCONOMIQUES 63

En ce qui concerne les calculs physiques, ce que nous avons déjà dit suffit pleinement. Il n'est pas nécessaire de développer plus que nous ne l'avons fait la proposition selon laquelle, en tant qu'ils traduisent les faits, les calculs physiques peuvent être irréprochables, et, même, sous certains rapports, utiles, ils n'ont cependant, du point de vue de l'économiste, aucune signi­fication en dehors des estimations relatives. Sans doute, si l'on admet une certaine permanence empirique des estimations rela­tives, un grand nombre de catégories physiques ont une significa­tion directe pour l'Économie appliquée. Mais du point de vue logique, c'est là un accident. La signification des séries dépend toujours des estimations relatives qui en forment l'arrière-plan.

En ce qui concerne les calculs de valeur, nous trouvons là d'autres difficultés plus subtiles qu'il nous faut résoudre main­tenant.

D'après la théorie moderne des prix, les prix des différentes marchandises et des facteurs de la production sont des expressions de la rareté relative, ou, en d'autres termes, des estimations marginales (1 ). Étant donné une distribution initiale des res­sources, on peut concevoir que chaque individu qui arrive sur le marché a son échelle d'estimations relatives ; le jeu réciproque du marché sert à mettre ces échelles individuelles à l'échelle du marché exprimées en prix relatifs en harmonie les unes avec les autres (2). Les prix expriment donc en monnaie une gradation des divers biens et services venant sur le marché. Par conséquent, un prix donné n'a de signification que par rapport aux autres prix existant à ce moment. Pris en lui-même, il ne signifie rien. Ce n'est que comme expression en monnaie d'un certain ordre de préférence qu'on peut lui trouver une signification quelconque. Comme Samuel Bailey l'a remarqué il y a de cela cent ans : «De même que nous pouvons parler de la distance d'un objet quel­conque sans impliquer quelque autre objet qui présenterait cette relation avec le premier, nous ne pouvons parler de- la valeur d'une marchandise qu'en nous reférant à une autre marchandise que nous comparerons avec elle. Une chose ne peut avoir de valeur en elle-même qu'en relation avec une autre chose, de même qu'une

(1) Voir ci-dessous, chap. IV, section 2. (2) On trouvera une description exhaustive du processus dans le livre de

WicKSTEED, Commonsense of Political Economy, pp. 212-400.

64 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

chose ne peut être distante en elle-même que par rapport à une autre chose » (1).

Il suit de là que le terme «quantité économique »que nous avons, pour des raisons de continuité et pour élaborer certaines associa­tions précises, utilisé jusqu'à présent dans ce chapitre, est vrai­ment très fallacieux. Un prix, il est vrai, exprime la quantité de monnaie qu'il est nécessaire de donner en échange d'une mar­chandise donnée. Mais sa signification réside dans le rapport entre cette quantité de monnaie et les autres quantités similaires. Et les estimations qu'exprime le système des prix ne sont pas du tout des quantités. Elles sont des arrangements en un certain ordre. Il n'est aucunement nécessaire de supposer que l'échelle des prix relatifs ne mesure absolument aucune quarttité sauf les quantités de monnaie. La valeur est une relation, non une mesure (2) ..

Mais, s'il en est ainsi, il s'ensuit que l'addition des prix ou des revenus individuels pour former des agrégats sociaux est une opération de signification très limitée. Comme quantités de mon­naie dépensée, les prix particuliers et les revenus particuliers peuvent être additionnés, et le total obtenu a une signification monétaire déterminêe. Mais comme expressions d'un ordre de préférence, d'une échelle relative, ils ne peuvent être additionnés. Leur agrégat n'a pas de sens. Ils n'ont de signification que les uns par rapport aux autres. Des estimations du revenu social peuvent avoir un sens tout à fait défini pour la théorie monétaire. Mais en dehors de cela, elles ont seulement une signification conventionnelle.

Il est important de bien comprendre à la fois le poids et les

(1) A Crilical Dissertation on Value, p. 5. (2) Il est fondamental de reconnaître la nature ordinale des estimations

impliquées dans les prix. Il est difficile d'en exagéreil'importance. Comme d'un coup du rasoir d'Occam, cette conception extirpe à jamais de l'analyse économique les derniers vestiges de l'hédonisme psychologique. Cette idée est implicite dans l'usage de Menger du terme Bedeutung dans son exposé <le la Théorie de la valeur, mais l'honneur de l'avoir exposé et élaboré de fàçon explicïj:e revient principalement aux auteurs ultérieurs. Voir spéciale­ment CuHEL, Zur Lehre von den Bedürfnissen, pp. 186-216; PARETO, Manuel d'Économie Politique, pp. 540-542 ; et HicKs and ALLEN, A Reconsideration of the Theory of Value (Economica, 1934, pp. 51-76). Il est démontré dans cet important article comment les conceptions les plus subtiles de la théorie de la valeur, loi des biens complémentaires, loi de substitution, etc,, peuvent être développées sans recourir à la notion d'une fonction d'utilité déterminée.

RELATIVITÉ DES « QUANTITÉS » ÉCONOMIQUES 65

limitations de cette conclusion. Elle signifie qu'un vaste ensemble de prix n'indique rien d'autre qu'un courant de paiements en monnaie. Le concept de revenu monétaire mondial comme celui de revenu monétaire national n'a de signification strictè que pour la' théorie monétaire. l'un se rapportant à la théorie générale de l'échange indirect, l'autre à la théorie ricardienne de la répar­tition des métaux précieux. Majs, certes, cela n'exclut pas une signification conventionnelle. S'il nous plaît de supposer que les préférences et la répartition ne changent pas rapidement au cours de brèves périodes de temps, et que certajns changements de prix peuvent être considérés comme particulièrement importants pour la majorité des sujets économiques, nous pouvons sans aucun doute attribuer au mouvement de ces ensembles un certain sens arbitraire qui n'est pas sans utilité. Les meilleurs statisticiens ne demandent rien de plus à ces e·stimations. On ne se propose rien d'autre ici que de souligner la nature esssentiellement arbi­traire des suppositions nécessaires. Elles n'ont en fait aucune contre-partie exacte et ne découlent pas des catégories principales de la théorie pure.

Nous pouvons mesurer la portée de tout ceci en considérant un instant l'usage qui peut être fait de ces agrégats dans l'exa­men des effets probables de profonds changements dans la répar­tition. De temps en temps, on procède à l'établissement de calculs du revenu monétaire total se formant à l'intérieur d'un territoire donné, et, à partir des totaux obtenus, on tente d'estimer les effets de vastes changements en direction égalitaire. Les plus connues de ces tentatives sont les estimations du Professeur Bowley et de Sir Josiah Stamp (1).

Or, dans la mesure où ces estimations se bornent à déterminer le ~ontant initial du pouvoir d'achat disponible pour redis­tribution, elles sont précieuses et importantes. Et d'ailleurs, les statisticiens distingués qui les ont proposées n'ont jamais voulu faire autre chose. Mais, à part cela, il est' futile de leur attacher quelque signification précise. Car, du fait même de la redistri­bution, les estimations relatives se modifieraient nécessairement. La composition entière de l'outillage productif serait différente. Le courant des biens et des services aurait une contexture différente.

(1) Voir BoWLEY, ·The Division of the Product of Industry, et STAMP,

Wealth and Taxable Capacity.

66 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

A vrai dire, si nous réfléchissons un peu plus à ce problème, nous voyons qu'une estimation de cette sorte doit surestimer de façon très grossière le montant de pouvoir productif qui serait libéré par de tels changements. Car une proportion considérable de hauts revenus des gens riches est due à l'existence d'autres gens riches. Les avocats, les médecins, les propriétaires de sites rares, etc., jouissent de hauts revenus parce qu'il existe des gens ayant de hauts revenus qui apprécie_,nt hautement leurs services. Que l'on redistribue les revenus monétairès, et, bien que l'efficience technique des facteurs concernés demeure la même, leur place dans l'échelle relative changera du tout au tout. Avec un volume de monnaie constant et une vitesse de circulation constante, il est à peu près certain que le résultat Jnitial principal serait une hausse des prix des articles de consommation de la classe ouvrière. Cette conclusion, qui ressort avec assez d'évidence du recensement des professions, a tendance actuellement à être masquée par les calculs exprimés en monnaie - qui sont pessi­mistes comme souvent ces calculs semblent être. Si on calcule' la proportion de la population produisant actuellement du revenu réel pour les riches qu'on pourrait utiliser à produire du revenu réel pour les pauvres, on voit clairement que l'accroissement disponible serait négligeablé. Si on recherche une plus grande précision par des calculs exprimés en monnaie, on aura tendance à exagérer. Et plus grand sera le degré de l'inégalité initiale, plus grand sera le degré de l'exagération (1).

5. La signification des séries de temps.

Une autre conséquence de la conception de la valeur comme expression d'un ordre de préférence est que les comparaisons de

(1) Certes, il n'en est pas nécessairement ainsi. Si, au lieu de dépenser leurs revenus pour les services coûteux des médecins, avocats, etc., les riches avaient l'habitude de les dépenser pour de grandes suites de serviteurs qui étaient précédemment entretenus par les efforts des autres, le changement dans les revenus monétaires pourrait libérer des facteurs représentant, du point de vue des nouvelles conditions de la demande, beaucoup de pouvoir prodùc­tif. Mais en fait ce n'est pas le cas. Même lorsque les riches entretiennent de grandes suites de serviteurs, ces derniers passent la majeure partie de leur temps à s'occuper les uns des autres. Quicont):ue a vécu dans une maison où il y avait plus d'un serviteur comprendra la force de cette considération.

RELATIVITÉ DES « QUANTITÉS » ÉCONOMIQUES 67

prix n'ont pas de signification précise, à moins que l'échange ne soit possible entre les marchandises dont on compare les prix.

II s'ensuit par conséquent qu'une comparaison des prix d'une marchandise particulière à différentes époques dans le passé, est une opération qui, par elle-même, ne donne pas nécessairement de résultats pourvus d'une signification nouvelle. Le fait que le pain coûtait 8 d. l'année dernière et 6 d. cette année n'implique pas nécessairement que la rareté relative du pain est moindre cette année que l'année dernière. La comparaison significative n'est pas la comparaison entre les 8 d. d~ l'année dernière et les 6 d. de 'cette année, mais celle entre les 8 d. et les autres prix de l'année dernière, et celle entre les 6 d. et les autres prix de cette année : Car ce sont ces rapports qui ont de l'importance pour la eonduite. Ce sont ces rapports seuls qui impliquent un système unitaire d'estimations (1).

A une certaine époque, on pensait qu'on pourrait surmonter ces difficultés en corrigeant les prix individuels en cas de variations dans la « valeur de la monnaie ». Et on peùt admettre que si les relations entre chaque marchandise et toutes les autres, excepté celle que l'on considère, demeuraient les mêmes, et que seules changeaient l'offre de monnaie et la demande ou l'offre de cette marchandise particulière, ces corrections seraient suffisantes. Si, en d'autres termes; les rapports de prix étaient à l'origine

pa = pb = pc = Pd = P e • • • • • • • • [1]

et s'ils étaient à la période- suivante :

pa = t Pb = ! Pc = l Pd = f P e · • • · • [2]

(1) Sur tout cela, l'étude classique se trouve toujours dans le chapitre de Samuel BAILEY (op. cil., pp. 71-93): «On comparing commodities at different periods •· La thèse de Bailey a ce défaut de ne pas mentionner les relations de valeur en perspective dans le temps (Voir infra, p. 69). Mais à tous autres égards, sa position est inattaquable, et ses démonstrations sont parmi les plus élégantes qu'on puisse trouver dans le champ tout entier de l'analyse théorique. Même les plus blasés ne pourraient résister au plaisir que donne la délicatesse exquise de son exposition des ambiguïtés de la première propo­sition des Principes de Ricardo. C'est l'une des rares atteintes ·réelles portées par la solidarité des classiques anglais au progrès de la Science économique, que d'avoir laissé tomber l'œuvre de Bailey dans Poubli, en raison, sans doute, de ses attaques contre Ricardo et Malthus. Il n'est guère exagéré de dire que ce n'est qu'aujourd'hui que la théorie des nombres-

. indices parvient à s'affranchir des erreurs qui auraient pu être effectivement évitées par une simple référence aux propositions principales de Bailey.

68 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

la situation serait simple, et la comparaisorr aurait un certain sens. Mais une telle relation n'est pas possible, sauf comme résultat d'une série d'accidents compensatoires. Et cela, non seulement parce que la demande ou les conditions de production des autres marchandises peuvent changer. Elle est impossible parce que presque tout changement concevable, qu'il soit réel ou monétaire, doit apporter des changements différents dans le rapport d'un bien particulier avec chaque autre marchandise. En d'autres termes, sauf dans le cas d'un accident compensatoire, un chan­gement quelconque conduira non à une nouvelle série de relations de l'ordre de l'équation [2], mais bien plutôt à une série de rela­tions de l'ordre :

pa = J pb = ! Pc = ! Pd = P è • • • • • [3]

On a longtemps reconnu que les changements réels devaient se présenter ainsi. Si la demande de a change, il est tout à fait improbable que la demande de b, c, d, e ... changera de telle façon que le changement dans le- rapport entre a et b sera équivalent au changement dans le rapport de b et c ... et ainsi de suite. Avec des changements dans la technique, il est improbable que les facteurs de la production déchargés de la production de a soient répartis entre b, c, d en des proportions permettant ~e garder Pb : Pc : : Pc : Pd· .. Mais - on peut le démontrer par un raison­nement tout à fait élémentaire (1) - cela est également vrai des changements « monétaires ». Il est presque impossible de con­cevoir un changement «monétaire »qui n'affecte pas différemment les prix relatifs. Mais, s'il en est ainsi, l'idée d'une « correction » précise des c,hangements de prix dans le temps est illusoire (2). La conclusion de Samuel Bailey est toujours valable : « Quand

(1) Voir particulièrement HAYEK, Priees and Production, ch. m. (2) On ne comprend pas toujours que la difficulté d'attacher un sens P.récis

à l'idée des changements dans la valeur, s'il y a plus de deux marchandises et si les rapports d'échange entre l'une de celles-ci et les autres ne varient pas dans la même proportion, n'est pas limitée à l'idée de changements dans la « valeur de la monnaie ,_ Le problème des changements dans le ~pouvoir d'achat$ de la fonte est tout aussi insoluble que celui des changements dans le pouvoir d'achat de la monnaiè. La différence est d'ordre pratique. Il n'est pas nécessaire, du f~it que la production est déterminée pâr les esti­mations relatives, de nous tourmenter au sujet des changements dans le pou­voir d'achat de la fonte, alors que nous avons toutes sortes de raisons, les unes bonnes, les autres mauvaises, de bien nous tourmenter au sujet des effets des changements « monétaires •·

RELATIVITÉ DES « QUANTITÉS » ÉCONOMIQUES 69

nous disons qu'un article avait, à une époque antérieure, une certaine valeur, nous voulons dire qu'il pouvait être échangé contre une certaine quantité de quelque autre marchandise. Mais cette expression est inapplicable lorsqu'on parle d'une seule mar­chandise à deux époques différentes » (1 ).

Il importe de bien comprendre la signification exacte de cette propositJon. Elle ne nie pas la possibilité de relations· de prix dans le temps. De toute évidence, à tout moment, les previsions de ce que les prix seront à une époque future influent inévitablement sur les estimations et les rappôrts de prix actuels (2). Il est possible d'échanger des biens maintenant contre des biens dans

,l'avenir, et on peut concevoir une direction d'équilibre du chan­gement de prix dans le temps. Ceci est vrai et important. Mais alors qu'il y a et qu'il doit y avoir une connexion entre les prix actuels et les anticipations sur les prix futurs, il n'y a pas de connexion nécessaire ou de relation de valeur significative entre les prix actuels et les prix passés. Une relation d'équilibre à tra­vers le temps est une relation hypothétique. Elle ne se réalise que dans la mesure où il est prouvé que les prévisions ont été justifiées. Au cours de l'histoire, les données changent, et bien qu'à tout moment il puisse y avoir des tendances vers un équilibre d'un moment à un autre ce n'est pas le même équilibre vers lequel se manifeste un mouvement. Il y a une asymétrie fondamentale dans les rapports de prix à travers le temps. Le futur- c'est-à­dire le futur apparent - affecte le présent, mais le passé est indifférent. Les effets du passé sont maintenant simplement une partie des données. Dans la mesure où il s'agit de l'acte d'estima­tion, le passé est à jamais le passé.

Ici encore, comme dans le cas de nos considérations sur les agrégats, il n'y a aucune intention de nier l'utilité et la signifi­cation pratiques des comparaisons de certains prix dans le temps,. ou la valeur des« corrections» de ces prix par des nombres-indices convenablement construits. II n'est pas question de mettre en doute que la technique des nombres-indices soit d'une grande utilité pratique, d'une part pour certaines questions d'Économie appli-

(1) Op. cil., p. 72. , (2) Voir. FETTER, Economie Princip/es, p. 101 ff., et pp. 235-277. Voir

aussi HAYEK, Das intertemporale Gleichgewichtsystem der Pre ise und des Bewegungen des • Geldwertes • (Weltwirtschaftlisches Archiv, Bd. 28, pp. 33-76).

70 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

quée et d'autr.e part pour l'interprétation de l'histoire. Si l'on veut bien faire des hypothèses arbitraires sur la signification de certaines sommes de prix, il n'est pas nié que des conclusions importantes pour la pratique puissent être atteintes. La seule chose que nous voulons signaler est que ces conclusions ne décou­lent point des catégories de la théorie pùre, et qu'elles doivent nécessairement englqber un élément conventionnel dépendant soit de l'hypothèse d'une certaine constance empirique des données (1), soit de jugements de valeur arbitraires sur l'importance relative des prix particuliers et des sujets économiques particuliers.

6. «Production - Distribution» contre le Thème de <<l'Équilibre».

L'interprétation des statistiques économiques n'est pas la seule partie des études économiques qui soit affectée par cette concep­tion de notre sujet. L'arrangement et la èonstruction du corps central de l'analyse théorique sont aussi considérablement modi­fiés. C'est là un intéressant exemple de l'utilité de ce genre d'inves­tigations. Partant avec l'intention d'exposer de façon plus précise le sujet de nos généralisations, nous arrivons à un point de vue qui nous permet non seulement de séparer ce qui est essentiel de ce qui est accidentel dans ces généralisations, mais aussi d'ex­poser celles-ci en donnant une force beaucoup plus grande à leur signification essentielle. Nous allons voir comment.

(1) Comme dans les discussions sur les changements dans le revenu réel et le coüt de la vie. Sur tout ceci voir HABERLER, Der Siri.n der Indexzahlen, passim. La conclusion du Dr Haberler est définitive. « Die Wissenschaft macht sich einer Grenzüberschreitung schuldig, sie fallt ein Werturteil wenn sie die Wirtschaftsubjekte bele bren will welChes von zwei Naturaleinkommen das ' grôssere • Realeinkommen enthalt. Darüber zu entscheiden, welches vorzuziehen ist, sind einzig und allein die Wirtschafter selbst berufen •, p. 83 («La Science est coupable de transgresser ses bornes nécessaires- c'est­à-dire elle prononce un jugement de. valeur - si elle tente d'imposer sa conception aux autres sur le point de savoir lequel des deux revenus réels est 'le plus grand'. Décider de cela, décider quel revenu réel doit être préféré, est une tâche qui_ ne peut être accomplie que par celui qui doit en profiter­c'est-à-dire par l'individu comme 'sujet économique' •· La traduction est très libre car il n'y a pas d'équivalent en français au très utile contraste allemand entre Naturaleinkommen et Realeinkommen, à moins de prendre «Revenu réel • comme équivalent à Naturaleinkommen, et le c Revenu psy­chique 1> .de Fetter pour le Realeinkommen allemand).

RELATIVITÉ DES « QUANTITÉS » ÉCONOMIQUES 71

Il est de tradition, du moins chez les économistes de langue anglaise, d'aborder l'économie par une enquête portant sur les causes déterminant la production etla distribution de la richesse (1 ). On a divisé l'economie en deux parties principales, la théorie de la production et la théorie de la répartition, et on a assigné à ces théories la tâche d'expliquer respectivement les causes déter­minant le volume du « produit total », et les causes déterminant les proportions dans lesquelles celui-ci est réparti entre les diffé­rents facteurs de la production et ]es différentes personnes. Il n'y a eu que de faibles différences sur le contenu de chacune de ces deux rubriques. Il y a toujours eu beaucoup de confusion quant à la position de la théorie de la valeur. Mais, généralement parlant, jusqu'à une date tout à fait récente, telle était la façon principale d' « entamer »le corps du sujet.

Certes, ce mode de procéder est soutenu prima facie par une forte argumentation. Comme le dit le I-rofesseur Cannan (2), les questions qui nous intéressent du -point de vue de la politique sociale sont - ou du moins semblent être -:- des questions rela­tives à la production et à la répartition. Si nous considérons l'établissement d'un impôt ou l'octroi d'une subvention, les ques­tions que nous avons tendance à poser (que nous en comprenions ou non la signification) sont : Quels effets cette mesure exercera­:t-elle sur la production ? Quels seront ses effets sur la répartition ? Il est donc assez naturel que, dans le passé, les économistes aient eu tendance à donner à leurs généralisations la forme de réponses à ces deux . questions (3).

Mais si on veut bien se rappeler ce que nous avons déjà dit de

(1) Voir CANNAN, Theories of Production and Distribution, chap. n. (2) « Le problème essentiel de l'économie politique consiste à savoir

pourquoi nous tous, pris en, groupe, sommes si riches .et pourquoi certains d'entre nous sont plus riches, alors que d'autres sont plus pauvres que la moyenne ... » (CANNAN, Wealth, 3e éd., p. v).

(3) Le point de savoir si leurs généralisations ont effectivement répondu à ces questions, particulièrement à celles concernant la distribution person­nelle, est une autre questio:p (Voir CANNAN, Economie Outlook, pp. 215-253, et Review of Economie Theo~·y, pp. 284-332 ; voir aussi DALTON, Inequality of Incomes, pp. 33-158). Le fait est qu'ils croyaient devoir y répondre. Le fait qu'ils n'ont pas répondu n'est pas nécessairement au discrédit des économistes ou de leurs généralisations. Il y a de fortes raisons de croire que la distribution personnelle est déterminée en partie par des causes extra­économiques.

72 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

ia nature de notre sujet et de la relativité des cc quantités » qu'il étudie, on doit voir immédiatement que, de ce point de vue, la division traditionnelle présente de sérieuses imperfections.

D n'est pas nécessaire de nous arrêter ici sur le caractère inap­proprié des divers éléments techniques ·qui entrent presque iné­vitablement dans un, système édifié sur ce principe. Nous avons tous t.u, avec le Professeur Schumpeter, un sentiment voisin de la honte à lire les incroyables banalités de la plu part des théories dites de la production - les plates études sur les diverses formes de la propriété paysanne, l'organisation des fabriques, la psycho­logie industrielle, l'éducation technique, etc., qu'on peut trouver même dans les meilleurs traités de théorie générale construits sur ce plan (1 ).

Mais il y a une objection plus fondamentale encore à ce mode de procéder ; il exclut nécessairement la précision. Il faut; pour que les généralisations scientifiques puissent prétendre au statut de lois, qu'elles soient susceptibles d'exposition exacte. Ceci ne veut pas dire, comme nous le verrons dans un autre chapitre, qu'elles doivent être capables d'exactitude quantitative. Nous n'avons pas besoin de donner des valeurs numériques à la loi de la demande pour être en mesure de l'utiliser de façon à en déduire des conséquences importantes. Mais i\ est nécessaire que nous l'exposions de façon qu'elle se rapporte à des relations formelles susceptibles d'être ex~ctement conçues (2).

Or, comme nous l'avons déjà vu, l'idée de changements dans le volume total de la production n'a pas de contenu précis. Nous pouvons, si nous le voulons, attribuer certaines valeurs conven­tionnelles à certains indices et dire q·ue nous définissons un chan­gement dans la production comme un changement dans cet indice ; cela peut se défendre dans èertaines circonstances. Mais il n'y a à cela aucune justification analytique. Ce mode de procéder ne découle pas de notre conception d'un bien économique. Le genre de généralisations empirique qui peut être fait sur le point de savoir quelles causes affecteront la production prise en ce sens,

(1) Voir ScHUMPETER, Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalokonomie, p. 156.

(2) Voir EDGEWORTH, Mathematical Psychics, pp. 1-6 ; KAUFMANN, Was kann die mathematische Methode in der Nationalokonomie leisten ? (Zeitschrift für NationalOkonomie, Bd. 2, pp. 754-779).

RELATIVITÉ DES « QUANTITÉS ~ ÉCONOMIQUES 73

ne peut jamais atteindre le statut de la loi. Car une loi doit se rapporter à des conceptions et à des relations déterminées; et un changement dans l'ensemble de la production n'est pas une con­ception définie.

En fait, on n'a jamais rien élaboré qui puisse être réellement appelé une « loi.» de la production prise en ce sens (1). Toutes les fois que les genéralisations des économistes ont pris la forme delais, elles ne se rapportaient pas à de vagues notions comme le produit total~ mais à des concepts parfaitement définis tels que prix, offre, demande, etc. Le système ricardien qui est, sous ce rapport, l'archétype de tous les systèmes ultérieurs, est essen­tiellement une étude des tendances à l'équilibre de quantités et de relations extrêmement nettes. Ce n'est pas par hasard que par­tout où ses études se rapportaient à des types séparés de biens économiques et à des rapports d'échange entre biens économiques, les généralisations de l'Économie ont pris la forme de lois scien­tifiques (2).

Pour cette raison, les économistes ont tendu de plus en plus, ces dernières années, à abandonner la division traditionnelle. Les études ne portent plus sur les causes déterminant les variations

(1) L'approximation la plus voisine d'une loi de la production se trouve dans la célèbre théorie optima de la population. Celle-ci part de la loi absolument précise des rendements non proportionnels qui se rapporte aux variations de la productivité dans les combinaisons proportionnées de fac­teurs individuels, et paralt arriver à une précision similaire au sujet des variations de tous les facteurs humains dans un cadre matériel fixe. En fait, cependant, elle introduit des conceptions de moyennes et d'agrégats auxquels· on peut ne donner de signification sans faire des hypothèses conventionnelles. Sur la théorie optima, voir mon Optimum Theory of Population dans London Essays in Economies, édité par Dalton et Gregory. Dans cet essai, j'ai étudié les difficultés de l'établissement des moyennes ; mais je n'avais pas senti à cette époque tout le poids de la différence méthodologique générale entre les relevés concernant les moyennes et les relevés se rapportant à des quantités précises. C'est pourquoi je n'avais pas suffisamment insisté sur ce point.

(2) llimporte de ne pas exagérer l'excellence du procédé ancien. La théorie de la monnaie, par exemple, bien qu'elle soit à de nombreux égards la branche la plus hautement développée de la théorie économique, a conti­nuellement employé des pseudo-concepts de l'espèce que nous venons de déclarer suspecte - niveau des prix, mouvements des parités de pouvoir d'achat, etc. Mais c'est précisément là qu'ont persisté les difficultés de la théorie monétaire. Et c'est vers l'élimination de to"Ute dépendance de ces fictions qu'ont été dirigées les améliorations récentes de la théorie moné­taire.

14 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

de la production et de la répartition. Elles portent plutôt sur les conditions d'équilibre de diverses u quantités »économiques (1), partant de certaines données initiales, et sur les effets des varia­tions de ces données. Au lieu de diviser notre corps central d'ana­lyse en une théorie de la production et une théorie dela répartition, nous avons une théorie de l'équilibre, et une théorie de la statique comparative, et une théorie du changement dynamiqu~. Au lieu de considérer le système économique comme une gigan­tesque machine fabriquant un produit ·global, et de rechercher les causes pour lesquelles ce produit est plus grand ou plus petit, et les proportions dans lesquelles ce produit se divise, nous le considérons comme une séri.e de rapports interdépendants mais conceptuellement distincts entre les hommes et les biens économiques ; et nous nous demandons dans quelles conditions ces rapports sont constants, et quels sont les effets des change­ments, soit dans les fins, soit dans les moyens entre lesquels ils interviennent, et comment ces changements se produiront vrai­'semblablement à travers le temps (2).

Comme nous l'avons déjà vu, cette tendance, bien que très moderne dans sa forme la plus complète, a une origine très loin­taine dans la littérature de l'économie scientifique. Le Tableau Économique de Quesnay était essentiellement une tentative d'ap­pliquer ce qu'on appelle aujourd'hui l'analyse d'équilibre. Et bien que l'intention du grand ouvrage d'Adam Smith fut de traiter des causes de la richesse des nations, et qu'en fait il y fit beaucoup de remarques d'une grande importance dans n'importe quelle histoire de l'économie appliquée, cependant, du point de vue de l'histoire de l'économie théorique, le résultat essentiel de son livre a été sa démonstration de la façon dont la division du travail

(1) Sur les divers types d'équilibre étudiés, voir KNIGHT, Risk, Uncer­tainty and Profit, p. 143, note ; WICKSELL, Lectures on Political Economy, vol. 1 ; et RoBBINS, On a Certain Ambiguity in the Conception of Stationary Equilibrium (Economie Journai, vol. XI, pp. 194-214).

(2) Voir PARETO, fr.Ianuel d'Économie politique, p. 147, et mon article Production dans l'Encyclopaedia of the Social Sciences. Dans la première édition de cet essai, j'avais rangé la théorie de la statistique comparative et la théorie du changement dynamique sous la rubrique unique « Théorie des variations •· Je pense maintenant qu'il vaut mieux rendre explicites les deux types de la théorie des variations. Pour plus de développements, voir ci-dessous, cbap. IV, section. 7.

RELATIVITÉ DES « QUANTITÉS >> ÉCONOMIQUES 75

tendait à garder son équilibre par le mécanisme des prix relatifs -démonstration qui est, comme l'a montré Allyn Young (1), en harmonie avec l'appareille plus raffmé de l'École moderne de Lausanne. La théorie de la valeur et de la distribution était en réalité le noyau central de l'analyse des Classiques, quoi qu'ils aient fait pour cdcher leurs objets sous d'autres noms. Et la tl~éo­rie traditionnelle relative aux effets des impôts et des primes était toujours formulée en termes tout à fait conformes au mode de procéder de la statistique comparative moderne. Par consé­quent, bien que la théorie ~oderne puisse avoir une apparence moderne, sa substance est en continuité avec ce qu'il y avait d'essentiel dans la théorie ancienne. L'arrangement moderne rend simplement explicites les fondations méthodologiques des théories anciennes et en généralise le mode de procéder (2).

On pourrait croire à première vue que ces innovations cou­raient le risque d'apporter une rigueur exagérée, et impliquaient l'abandon d~une grande partie, véritablement très instructive~ de la théorie. Cette croyance serait fondée sur une absence totale de connaissances des possibilités du procédé nouveau. On peut affirmer en toute sécurité qu'il n •y a rien de ce qui entre dans le cadre ancien qui ne ·puisse être exposé de façon plus satisfaisante dans le cadre nouveau. La seule différence est qu'avec la disposi­tion nouvelle, nous connaissons à tout instant les limitations et les implications de notre savoir. Si nous sortons de la sphère de l'analyse pure et adoptons l'une des hypothèses conventionnelles de l'économie appliquée, nous savons exactement où nous nous trouvons. Nous ne courons jamais le danger de prendre pour une

(1) Op. cil., pp. 540-542. (2) Le début ~u changement remonte à l'avènement de la théorie subjec­

tive de la valeur. Tant que la théorie de la yaleur était exposée en termes de coûts, il était possible de considérer l'objet de l'économie comme quelque chose de social et de colleetif, et d'étudier les rap~orts de prix simplement comme des phénomènes du marché. A partir du jour où l'on comprit que ces phénomènes du marché dépendaient en fait du jeu réciproque des choix individuels, et que les phénomènes sociaux eux-mêmes en fonction desquels ils étaient expliqués -les coûts- étaient en dernière analyse le reflet des ,choix individuels -les estimations des opportunités alternatives (Wieser, Davenport)- cette attitude devint de moins en moins correcte. Le travail des économistes mathématiciens à cet égard fait simplement valoir d'une façon particulièrement hardie un mode de procéder qui, en réalité, est commun ,à toute la théorie moderne.

76 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

implication de nos prémisses fondamentales ·quelque chose qui aurait été clandestinement introduit sur notre chemin par une hypothèse conventionnelle.

Nous pouvons prendre comme exemple des avantages de ce mode de procéder la façon moderne de traiter de l'organisation de la production. Le traitement ancien de ce sùjet était fort peu satisfaisant : quelques plates généralisations sur les avantages de la division du travail copiées sur Adam Smith, illustrées peut­être de quelques exemples de Babbage; puis de vastes digressions sur les « formes » industrielles et sur l' « entrepreneur », avec une série de remarques absolument dépourvues de valeur scientifique et sujettes à caution sur les caractéristiques nationales - le tout couronné peut-être d'un chapitre sur la localisation. I1 n'est pas nécessaire d'insister sur la platitude et la médiocrité de tout cela. Mais il est peut-être utile d'établir de façon définie les considé­rables défauts positifs de cette manière de procéder. En effet, du point de vue de l'économiste, « l'organisation » devient une affaire d'aménagement industriel (ou agricole) interne - sinon interne à l'entreprise donnée, du moins interne à l'« industrie»­bien que, comme on peut s'y attendre, l' «industrie » soit rare­ment définie de façon satisfaisante. En même temps, cette méthode tend . à laisser complètement de côté le facteur décisif de toute l'organisation productive- les relations des prix et coûts. Ceux­ci sont rangés dans une division différente traitant de la «valeur». Par suite - et ceci sera compris de tout professeur ayant eu à s'occuper d'étudiants formés par les manuels anciens- il était tout à fait possible à un homme d'avoir une connaissance étendue de la théorie de la valeur et de ses copieux raffinements et de s'étendre sur le taux de l'intérêt et ses « causes » possibles, sans s'être jamais rendu compte du rôle fondamental joué par les prix, les coûts et les taux d'intérêt dans l'organisation de la production.

Dans la conception moderne, cela est impossible. Dans le trai­tement moderne, l'étude de la « production » est part intégrante de la théorie de l'équilibre. On voit comment les facteurs de la production sont distribués entre la production des différents biens· par le mécanisme des prix et coûts, comment, étant donné cer­taines données fondamentales, les taux d'intérêt et les prix mar­ginaux déterminent la distribution des facteurs entre la produc-

RJ;:LATIVITÉ DES « QUANTITÉS » ÉCONOMIQUES 77

tion pour le présent et la production pour l'a~enir (1). La doctrine de la division du travail, jusque-là si désagréablement technolo­gique, devient la caractéristique intégrante d'une théorie de l'équilibre en mouvement à travers le temps. Même la question de l'organisation et de l'administration « internes » se rattache maintenant à un réseau extérieur de prix et de coûts relatifs ; et puisque c'est ainsi que les choses sont dans la pratique, ce qui, à première vue, semble être le plus éloigné dans la théorie pure, nous ramène en fait beaucoup plus près de la réalité.

(1) On trouvera les meilleure5 études dans WICKSELL, Lectures on Poli­tical Economy, vol. 1, pp. 100-206 ; Hans MAYER, Produktion, dans le Hand­worterbuch der Staatwissenschaflen.

CHAPITRE IV

NATURE DES GÉNÉRALISATIONS ÉCONOMIQUES

1. Introduction.

Nous avons maintenant suffisamment étudié l'o~jet de l'éco­nomie et les conceptions fondamentales qui s'y rattachent. Mais nous n'avons pas encore étudié la nature des généralisations par lesquelles ces conceptions se traduisent. Nous n'avons pas encore étudié la nature et l'origine des lois économiques. C'est donc à cette étude que nous consacrerons ce chapitre. Une fois ce travail accompli, nous serons en mesure d'aborder la deuxième partie principale de cet ouvrage - l'étude des limitations et de la signification de ce système de généralisations.

2. Les Fondements de l'analyse économique.

L'objet de cet essai est d'arriver à des conclusions fondées sur un examen de la science économique telle qu'elle existe dans la réalité. Son but n'est pas de découvrir ce que l'économie devrait devenir- cette controverse, que nous aurons d'ailleurs l'occasion de retrouver en passant (1), peut être considérée comme réglée entre gens raisonnables ~ mais plutôt de savoir quelle significa­tion doit être attachée aux résultats que l'économie a déjà atteints. Par conséquent, il est préférable, au début de nos inves­tigations, au lieu d'essayer de faire dériver la nature des généra-

(1) Voir infra, section 4 et chap. v, section 3.

NATURE DES GÉNÉRALISATIONS 79

lisations économiques des catégories pures de notre sujet (1 ), de commencer par examiner des éléments pris dans le corps d'ana­lyse existant.

Les propositions les plus fondamentales de l'analyse écono:­mique sont celles de la théorie générale de la valeur. Quelles que soient les différentes «écoles », quelle que soit la façon de présenter le sujet, il faut reconnaître que l'ensemble de propositions expli­quant la nature et la détermination· du rapport existant entre des biens donnés est le pivot du système to~t entier. Il serait prématuré de dire que la théorie de cette partie de notre sujet soit complète. Mais il est évident qu'elle a été suffisamment étudiée pour que nous puissions tenir ses propositions centrales pour établies. Nous pouvons donc rechercher le fondement de leur validité.

n est inutile de passer beaucoup de temps à montrer qu'on ne peut établir celle-ci par un simple appel à l' «histoire ». La fré­quente concomitance de certains phénomènes dans le temps peut nous faire supposer qu'il y a un problème à résoudre. Mais il est impossible de dire qu'elle implique par elle-même une relation causale définie. On pourrait montrer que toutes les fois que les conditions postulées dans l'un des simples corollaires de la théorie de la valeur ont réellement eu lieu, on a pu voir se produire effectivement les conséquences déduites. Ainsi, toutes les fois qu'on a fixé les prix sur des marchés relativement libres, cette mesure a été suivie soit de fraude, soit de cette sorte de chaos de la distribution que nous associons à l'image des queues devant les boutiques d'alimentation durant la dernière guerre ou lors des Révolutions française ou russe (2). Mais cela ne prouverait pas que les phénomènes en question fussent rattachés par un lien de causalité plus ou moins étroit et ne fournirait également aucune base sûre permettant de prédire leurs relations futures. En l'absence d'une base rationnelle permettant de supposer cette étroite connexion, il n'y a aucune raison de croire que l'histoire ~se répète». Car s'il y a une chose qui nous est montrée par l'his-

(1) On trouvera un exemple d'une telle dérivation donnant des résultats à peu près identi4:'ues dans STRIGL, op. cit., pp. 121 seq.

(2) Si un lecteur de ce livre avait quelque doute sur la réalité de ces faits, il devrait consuij.er l'ouvrage classique sur les récentes expériences britan­niques dan& ce domaine, Britisch Food Control, par Sir William BEVERIDGE.

80 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

toire, comme d'ailleurs par la logique la plus élémentaire, c'est que l'induction historique, privée du secours du jugement ana­lytique, est la plus mauvaise base qu'il soit possible de prendre pour la prophétie (1). «L'histoire nous montre que ... », commence le pédant à son club, et nous nous résignons à subir la prédiction de l'improbable. C'est l'un des grands mérites de la philosophie moderne de l'histoire que d'avoir répudié toutes ces prétentions, et d'avoir établi comme jundamentum divisionis entre l'histoire et les sciences naturelles que l'histoire ne procéde pas par voie d'abstraction généralisatrice (2).

Il est également évident que notre croyance en leur validité ne se fonde pas sur les résultats de l'expérimentation contrôlée. Il est parfaitement exact que le cas particulier que nous venons de mentionner a été illustré plus d'une fois par les résultats d'interventions gouvernementales rappelant celles de l'expéri­mentation contrôlée. Mais croire que les résultats de ces « expé­rimentations » puissent justifier une proposition d'une si vaste possibilité d'application, sans même parler des propositions centrales de la théorie générale de la valeur, serait avoir une vue très superfi.cielle des choses. Un corps de généralisations économiques édifié sur une base pareille serait vraiment bien fragile. En fait, cependant, notre croyance en la validité de ces propositions est aussi forte qu'une croyance fondée sur un nombre quelconque d'expériences contrôlées.

Mais sur quoi repose-t-elle donc ? Il n'est pas nécessaire d'avoir une grande connaissance de

l'analyse économique moderne pour comprendre qué la théorie de la valeur est fondée sur l'idée que les différentes choses que l'individu désire ont pour lui une importance différente, et peuvent par conséquent être rangées en un certain ordre. Cette notion

(1) • L'opinion vulgaire que les bonnes méthodes d'investigation dans les matières politiques sont celles de l'induction baconienne, que le vrai guide en ces questions n'est pas le raisonnement, mais l'expérience spéciale, sera un jour citée comme un des ·signes les moins équivoques de l'abaisse­ment des facultés spéculatives de l'époque où elle a été accréditée ... Qui­conque emploie des arguments de ce genre ... on devrait l'envoyer apprendre les éléments de quelqu'une des sciences physiques les plus faciles. Ces raison­neurs ignorent le fait de la Pluralité des Causes dans le cas même qui en offre l'exemple le plus insigne •· (Jolm Stuart MILL, Logique, chap. x, 8).

(2) Voir RxcKERT, op. cil., p. 78-101, Die Grentzen der naturwissenschaft­lichen Begriflsbildung, passim. Voir aussi Max WEBER, op. cil., passim.

NATURE DES GÉNÉRALISATIONS 81

peut être exprimée de diverses façons, et avec divers degrés de précision, depuis les simples systèmes de désirs de Menger et des premiers autrichiens jusqu'aux échelle~ plus perfectionnées d'es­timations relatives de Wicksteed et Schônfeld et aux systèmes d'indifférence de Pareto et de MM. Hicks et Allen. Mais, en dernière analyse, elle se réduit à ce fait que nous pouvons juger de l'importance égale, ou plus grande, ou moindre, que présentent pour nous les différentes expériences possibles. De ce fait d'expé­rience élémentaire nous pouvons tirer l'idée de l'interchangeabi­lité des différents biens, de la demande d'un bien dans les termes d'un autre, d'une répartition d'équilibre des biens entre les diffé­rents emplois, de l'équilibre de l'échange, et enfin de la formation des prix. Quand nous passons de la description du comportement de l'individu isolé à l'étude du marché, nous faisons naturelle­ment d'autres hypotqèses subsidiaires - il y a deux ou plusieurs individus, l'offre est monopolisée ou entre les mains d'un grand nombre de vendeurs, les individus opérant sur l'une des parties du marché savent ou ne savent pas ce qui se passe sur les autres parties du marché, le règlement du marché interdit tel ou tel mode d'acquisition ou d'échange, et ainsi de suite. Nous supposons aussi une répartition initiale donnée de· la propriété (1 ). Mais l'hypothèse fondamentale est toujours celle des échelles d'esti­mation des différents sujets économiques et en réalité, comme nous l'avons déjà vu, cette hypothèse est celle de l'une des con­ditions qui sont-absolument indispensables à l'existence de toute activité économique. Elle est un élement essentiel de notre conception de toute conduite dotée d'un aspect économique.

Toutes les propositions que nous avons mentionnées jusqu'à présent se rapportent à la théorie de la valeur de biens donnés. Les conditions de la production continue ne sont pas étudiées dans -la théorie élémentaire de la valeur et de l'échange. Si nous introdusions la production, une nouvelle série de problèmes surgis­sent, commandant de nouveaux principes d'exposition. Nous avons à faire face, par exemple, au problème consistant à expliquer le rapport entre la valeur des biens et celle des facteurs qui les ont produits - problème dit de l'imputation. Comment sanc­tionnerons-nous les solutions qui ont été proposées ?

(1) Sur tout ceci, voir les remarquables observations du Dr STRIGL, Die okonomischen Kategorien und die Organisation der Wirtschaft, pp. 85-121.

82 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

On sait que le prîncipe explicatif essentiel, qui s'ajoute ·aux principes de l'estimation subjective de la théorie plus étroite de la valeur et de l'échange, est celui qu'o~ appelle parfois la loi des rendements décroissants. Or, cette loi est simplement une manière particulière d'exposer ce fait évident que les différents facteurs de la production ne sont qu'imparfaitement interchangeables. Si l'on augmente la quantité de main-d'œuvre sans augmenter la quantité de terre, le produ~t augmentera, mais il n'augmentera pas proportionnellement. Pour arriver à doubler le produit, il faut, si on ne double pas à la fois le•travail et la terre, plus que doubler l'un ou l'autre de ces facteurs. Ceci est évident. S'il n'en était pasainsi, on pourrait tirer tout le blé du monde d'un seul acre de terrain. Ceci découle aussi de certaines considérations se rattachant plus intimement à nos conceptions fondamentales. Il faut définir une classe de facteurs rares comme une classe composée de ceux des facteurs qui présentent une interchangeabilité parfaite. En d!autres termes, il faut définir une différence dans les facteurs comme étant essentiellement une interchangeabilité imparfaite. La loi des rendements décroissants découle donc de l'hypothèse qu'il y a plus d'une classe de facteurs rares de la production (1). Le principe additionnel selon lequel, dans certaines limites, les rendements peu~ent augmenter, découle directement, lui aussi, de l'hypothèse que les facteurs sont relativement indivisibles. On peut, partant de ces principes, et à l'aide d;hypothèses sqbsidiaires comme celles que nous avons déjà mentionnées (nature des mar­chés, réglementation juridique de la production, etc.), édifier une théorie de l'équilibre de la production (2).

Passons à des considérations plus dynamiques. La théoriè du .profit, au sens assez restreint où l'on a pris l'habitude de prendre . ce terme dans la théorie récente, est essentiellement une analyse des effets de l'incertitude quant à la disponibilité future de biens

(1) Voir RoBINSON, Economies of lmperfect Competition, pp. 330-331. J'ai moi-même appris cette façon de présenter les choses à la suite d'une conver­sation ·que j'ai eue avec le Pr~fesseur 'Mises, il y a de cela bien des années. Mais, autant que je sache, Mrs Robinson est la première qui ait publié cela d'une façon aussi condensée et aussi claire. Je pense que le livre de Mrs Robinson aura fait beaucoup pour convaincre un grand nombre de gens jusque-là sceptiques de l'utilité et de la signification de cette sorte de raisonnement abstrait partant de· postulats très simples qui fait l'objet de la présente discussion. ·

(2) Voir, par exemple, ScHNEIDER, Theorie des Produktion, passim.

NATURE DES GÉNÉRALISATIONS 83

et de facteurs rares. Nous vivons dans un .monde où non seulement les choses que rious désirons sont rares, mais où leur apparition exacte est affaire de doute et de conjecture. Quand nous établis­sons un plan pour l'avenir, nous avons à choisir, non entre des certitudes, mais plutôt .entre toute une gamme de probabilités évaluées. Évidemment, la nature de cette gamme peut varier, et, par suite, il doit s'effectuer non seulement une estimation relative des différentes espèces d'incertitudes les unes par rapport aux autres, mais aussi une estimation des différentes gammes d'incertitude comparées de la même façon. De ces concepts, on peut déduire un grand nombre de propositions parmi les plus compliquées de la théorie de la dynamique économique (1 ).

Nous pourrions continuer longtemps ainsi. Nous pourrions montrer comment on peut dédui~e l'emploi de la monnaie de l'existence de l'échange indirect, et la demande de monnaie de l'existence des mêmes incertitudes que nous venons d'examiner (2). Nous pourrions prendre les propositions de la théorie du capital et de l'intérêt, et les réduire à des concepts élémentaires du type que nous avons étudié ici. Mais il est inutile de prolonger cet examen. Les _exemples que nous avons déjà étudiés doivent suflire à établir la solution que nous recherchons. Les propositions de la théorie économique, comme celles de toute théorie scienti­fique, sont évidemment des déductions à partir d'une s~rie de postulats. Et les principaux de ces: postulats sont toutes les hypo­thèses qui impliquent d'une façon ou d'une autre des faits d'expé­rience simples et indiscutables se rapportant à la manière dont la rareté des biens - qui est le sujet même de notre science -apparaît effectivement dans le monde de la réalité. Le postulat essentiel de la théorie de la valeur est le fait que les individus peuvent ranger - et rangent effectivement - leurs préférences en un certain ordre. Le postulat essentiel de la théone de la pro­duction est le fait qu'il y a plus d'un facteur de la production. Le postulat essentiel de la théorie de la dynamique est le fait que nous n'avons aucune certitude quant aux raretés futures. Du

(1} Voir KNIGHT, Risk, Uncertainty and Profil ; HicKs, The Theory of Profil (Economica, N° 31, pp. 170-190). .

(2) Voir MisEs, The Theory of Money, pp. 147 et 200 ; LAVINGTON, The· English Capital Market, pp. 29-35 ; HicKs, A Suggestion for. simplifying the Theory of Money (Economica, 1934, pp. 1-20).

84 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

moment qu'on a bien compris la nature de ces postulats, on ne peut vraiment douter longtemps de leur correspondance à la réalité. Nous n'avons pas besoin d'expériences contrôlées pour établir leur validité : ces postulats sont à tel point la matière même de notre expérience quotidienne qu'il suffit de les exposer pour en reconnaître l'évidence. En effet, on peut même les prendre pour si évidents, que leur examen risque de n'aboutir à rien de significatif. En fait, cependant, c'est de cette sorte de postulats que dépendent en fin de compte les théorèmes les plus compliqués de l'analyse moderne. Et c'est à l'existence dès conditions qu'ils supposent qu'est due l'application générale des plus vastes pro­positions de la science économique.

3. La Loi économique et le relativisme historique.

Or, il est parfaitement exact, comme nous l'avons déjà vu, qu'on ne peut développer les applications plus compliquées de ces propositions sans utiliser un grand nombre de postulats sub­sidiaires concernant la condition des marchés, le nombre de par­ties dans l'échange, les conditions légales, le minimum sensible (1) des acheteurs et des vendeurs, etc., etc. L'exactitude des déduc­tions tirées de cette structure dépend, comme toujours, de leur conformité logi,que. Leur applicabilité à l'interprétation d'une situation particulière quelconque dépend de l'existence dans cette situation des éléments postulés. La question de savpir si la théorie de la concurrence ou du monopole s'applique à une situation donnée est un point qu'il faut approfondir. Dans l'application des principes économiques comme dans l'application des grands principes des sciences naturelles, nous ne devons pas omettre d'étudier la nature de notre sujet. Nous ne supposons pas que l'une des nombreuses formes possibles des conditions de concur­rencé ou de monopole doive toujours exister nécessairement. Mais s'il est important de se rendre compte du nombre des hypothèses subsidiaires qui surgissent nécessairement à mesure que notre théorie devient de plus en plus complexe, il est également impor­tant de se rendre compte à quel point les hypothèses fondamen-

· (1) Voir infra, p. 100.

NATURE DES GÉNÉRALISATIONS 85

tales sur lesquelles elle repose sont largement applicables. Comme nous l'avons vu, les principales d'entre elles sont- applicables toutes les fois et partout où se présentent les conditions qui don­nent naissance aux phénomènes économiques.

Des considérations de cette sorte, pourrait-on dire, devraient nous permettre de dépister facilement l'erreur impliquée dans. une idée qui a joué un grand rôle dans les .études des économistes continentaux. On a parfois soutenu que les généralisations de l'économie avaient un caractère essentiellement « historico-rela­tif », que leur validité se limitait à certaines conditions historiques et qu'en dehors de celles-ci, elles n'avaient aucun rapport avec l'analyse des phénomènes sociaux. Cette idée contient une dan­gereuse erreur. On ne peut lui donner quelque plausibilité qu'en dénaturant le sens des mots au point de les rendre absolument mensongers. Il est parfaitement exact que, pour pouvoir appli­quer de façon féconde les propositions les plus générales de l' éco­nomie, il importe de leur ajouter une série de postulats subsidiaires tirés de l'examen de ce qu'on peut appeler souvent avec raison le matériel historico-relatif. II est certain qu'à défaut de cela, de graves erreurs pourront sans doute être commises. Mais il n'est pas vrai que les hypothèses principales soient historico­relatives dans le même sens de ce terme. II est vrai qu'elles sont basées sur l'expérience, qu'elles ont trait à la réalité. Mais cette expérience a un si grand degré de généralité qu'on peut les ranger dans une classe absolument différente de celle des hypothèses appelées avec plus juste raison historico-relatives. Personne ne songerait à mettre en doute Ie caractère universellement applicable d'hypothèses telles que les échelles d'estimations relatives, les diffé­rents facteurs de la production, ou les différents degrés d'incerti­tude quant à l'avenir, même si l'on pouvait admettre des discus­sions sur la meilleure façon de décrire leur condition logique exacte .. Quiconque a réellement examiné Ie.genr~ de déductions qui peuvent être tirées de ces hypothèses ne peut douter de l'utiLté qu'ri y a à partir de cette base. Seule une totale incompréhension de cette considération, et une préoccupation exclusive des hypothèses · subsidiaires peut donner quelque vraisemblance à l'idée que les lois de l'~conomie se limitent à certaines conditions de temps et de lieu, qu'elles ont un caractère purement historique, et ainsi de suite. Si l'on veut simplement dire par là qu'il est nécessaire

86 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

de comprendre que les applications de l'analyse générale impli­quent une foule d'hypothèses subsidiaires de nature moins géné­rale et qu'avant d'appliquer notre théorie à l'interprétation d'une situation particulière, il faut être tout à fait sûr des faits, nous sommes d'accord! Tout professeur ayant pu observer de bons étu­diants complètement grisés par l'ivresse de la théorie pure sera de cet avis. On peut même accorder que ce degré de justification peut être trouvé parfois dans certaines critiques des économistes clas­siques faites par des historiens de la meilleure souche. Mais si l'on veut dire par là, et il est notoire qu'il en fut ainsi dans l'histoire des grandes controverses méthodologiques, que les grandes 'Conclusions tirées de l'analyse générale sont aussilhnitées que leurs applications particulières - que les généralisations de l'économie n'étaient applicables qu'à l'état de l'Angleterre dans les premières années du règne de la reine Victoria, ou d'autres affirmations semblables-,­on se trompe évidemment du to1:1t au tout. Il y a peut-être un sens ob il est vrai de dire que toutes les connaissances scientifiques sont historico-relatives. Peut-être y a-t-il un autre monde où elles seraient absolument indifférentes. Mais s'il en est ainsi, il nous faut un nvuveau terme pour désigner ce qu'on appelle ordinairement l'historico-relatif. De même pour ce corps de connaissances qu'est l'économie générale. Si elle est historico-relative, il nous faut un nouveau terme pour décrire ce que nous connaissons sous le nom d'études historicorelatives.

Exposée de cette façon, la thèse soutenant le point de vue sur lequel repose, depuis Senior et Cairnes, la conception dite « ortho­doxe» de la science est certainement extrêmement convaincante. On ne voit pas bien pourquoi on a fait tant de bruit à son sujet, pourquoi on a pu croire utile de mettre la position entière en question. Et, en vérité, si nous examinons la véritable histoire de la controverse, nous voyons clairement qu'à l'origine, la thèse d~s attaquants n'était aucunement scientifique, ni philosophique. Il a pu se faire qu'un historien susceptible se soit parfois offusqué des maladresses d'expression de quelques économist~s de seconde zone- probablement de quelque homme d'affaires ou d'un politi­cien 'répétant en seconde main ce qu,'il prenait pour la pensée des économistes. Il a pu se faire qu'un logicien se soit parfois offensé de l'usage inconsidéré de termes philosophiques fait par un éco­nomiste soucieux de justifier un ensemble de connaissances qu'il

NATURE DES GÉNÉRAI.ISATIONS 87

tenait pour vrai et important. Mais, en général, ce n'est pas de ce èôté que sont venues les attaques. Elles ont plutôt été de nature politique. Elles sont venues de gens qui avai~nt des intérêts per­sonnels .dans l'affaire - de gens qui désiraient suivre un chemin dont ils auraient aperçu toute l'imprudence s'ils avaient reconnu l'existence de la loi dans le domaine économique. C'était certaine­ment le cas de la grande majorite des chefs de la jeune École historique (1) qui étaient à l'avant-garde de ceux qui attaquaient le libéralisme international à l'époque bismarckienne. C'est aussi le cas aujourd'hui des écoles moins importantes qui adoptent une attitude semblable. La seule différence entre l'lnstitutionalisme et l'Historismus est que l'Historismus est beaucoup plus inté­ressant.

4. Économie et Psychologie.

Si la thèse développée ci-dessus est correcte, l'analyse écono­mique doit être, comme Fetter l'a souligné (2), l'étude des consé­quences de la nécessité du choix dans diverses circonstances données. En mécanique pure, nous étudions les conséquence_s de l'existence de certaines propriétés données des corps. En écono­mie pure, nous examinons les conséquences de 'l'existence de moyens rares à usages alternatifs. Comme nous l'avons vu, l'hypothèse des estimations relatives est la base de toutes les complications ultérieures.

On croit parfois, même aujourd'hui, que cette notion d'estima­tions relatives dépend de la validité de doctrines psychologiques particuliéres. Les régions limitrophes de l'économie sont le terrain de chasse préféré des esprits auxquels répugne l'effort de la pensée abstraite, et, ces dernières années, il a été consacré un temps infmi, dans ces régions ambiguës, à attaquer les prétendues hypo­thèses psychologiques de la science économique. La psychologie, dit-on, avance très rapidem~nt. Par conséquent, si l'économie repose sur des doctrines psychologiques particulières, rien n'est plus facile que d'écrire, t9ut les cinq ans par exemple, d'acerbes pamphlets montrant que, du moment que la mode de la psycho­logie a changé, l'écono'mie a besoin d'être « rebâtie de fond en

(1) Cf. MisEs, Kritik des Jnterventionismus, pp. 55-90. (2) Economie Principles, pp. IX et 12-21.

88 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

comble ». Comms on peut s'y attendre, cette occasion n'a pas été perdue. Les économistes professionne.ls, absorbés par la tâche passionnante de découvrir la vérité nouvelle, ont généralement dédaigné de répondre : et le public profane, toujours soucieux d'échapper à la nécessité de reconnaître les conséquences du choix dans un monde de rareté, s'est laissé faire accroire que des sujets qui, en fait~ dépendent aussi peu de la psychologie à la mode que la table de multiplication, étaient toujours des questions discu­tables, sur lesquelles l'homme éclàiré - qui naturellement n'est rien s'il n'est psychologue -doit être désireux de réserver son jugement.

Malheureusement, d'imprudentes outrances des économistes eux-mêmes ont parfois fourni, dans le passé, un prétexte à ces attaques. C'est un fait bien connu que certains fondateurs de la théorie subjective moderne de la valeur. ont en fait revendiqué l'autorité des doctrines de l'hédonisme psychologique pour sanc­tionner leurs propositions. Mais ce n'était pas le cas des Autri­chiens. Dès l'origine, les tables de Men ger étaient construites en des termes qui ne supposaient aucun problème psychologique (1). Bohm-Bawerk avait explicitement répudié toute affiliation à l'hédonisme psychologique ; il est vrai qu'il eut toutes les peines du monde à éviter cette sorte d'erreur (2). Mais les noms de Gossen, de Jevons, et de Edgeworth, pour ne rien dire de leurs disciples anglais, sont suffisamment liés à cette lignée d'écono­mistes véritablement compétents qui soutinrent des thèses de cette sorte. L'ouvrage de Gossen, Entwicklung der Gesetze des menschlichen Verkehrs, invoque certainement des postulats hédo­nistiques. Jevons, dans sa Theory of Political Economy, préface sa théorie de l'utilité et de l'échange par une théorie du plaisir et de la douleur. Edgeworth commence sa M athematical Psychics par une section traitant de la conception de l' << homme comme machine à plaisir » (3). On a même tenté de présenter la loi dé l'utilité marginale décroissante com.me un cas spécial de la loi de Weber-Fechner (4).

(1) Voir MENGER, Grundsatlze, 1. Aufl., pp. 77-152. (2) Voir Positive Theorie des Kapitals, 4. Auflage, pp. 232-246. (3) Mathematical Psychics, p. 15. (4) Voir la réfutation de cette idée dans Max WEBER, Die Grentznutzen­

lehre und das psychophysische Grundgeset:z (Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, vol. XXIX, 1909).

NATURE DES GÉNÉRALISATIONS 89

Mais il est d'une importance fondamentale de distinguer la pratique réelle des économistes et la logique qu'elle implique, ~t leur occasionnelle apologie ex post facto. C'est précisément cette· distinction que ne font pas les critiques de la science économique. Ils inspectent avec un zèle surérogatoire la façade extérieure, mais ils se dérobent au travail intellectuel que nécessite l'examen de la structure interne. Ils ne se donnent pas non plus la peine de prendre connaissance des expressions plus récentes de la théorie qu'ils attaquent. Ceci présente sans aucun doute des avantages stratégiques, car, dans des polémiques de ce genre, une honnête fausse conception est un excellent stimulant pour une rhét.orique efficace ; car quiconque a pris connaissance de la récente théorie de la valeur ne peut honnêtement continuer à prétendre qu'elle présente quelque rapport essentiel avec l'hédonisme psycholo­gique, ou avec toute autre branche de la Fach-Psychologie. Si les psychologues critiques de l'économie s'étaient donné la peine de le faire, ils se seraient immédiatement rendu compte que les ornements hédonistiques de l'œuvre de Jevons et de ses dis­ciples n'étaient qu'accessoires par rapport à la structure princi­pale d'une théorie qui -le développement parallèle de l'~cole viennoise l'a bien montré - est susceptible d'être exposée et défendue en termes absolument non hédonistes. Comme nous l'avons déjà vu, la seule chose qui soit supposée dans l'idée des écheJles d'estimations est que les différents biens ont différents usages et que ces différents usages ont des significations différentes pour l'action, de sorte que, dans une situation donnée, un usage sera préféré à un autre usage, et un bien à un autre bien. Nous n'avons pas à étudier la question de savoir pourquoi l'animal humain attache des valeurs particulières prises en ce sens à des choses particulières. Cette question concerne plus particulière­ment les psychologues, ou peut-être même les physiologistes. En tant qu'éc9.nomistes, la seule chose que nous ayons à relever est le fait évident que différentes possibilités commandent différentes incitations et que ces incitations peuvent être rangées par ordre d'intensité (1). Les divers théorèmes qui peuvent être déduits de cette concept~on fondamentale sont indiscutablement capables

(1) Nous avons déjà suffisamment mis en relief au chap. m, section 4 ci-dessus, le fait que cela ne supposait pas la possibilité de mesurer les esti­mations.

90 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

d'expliquer une très grande partie de l'activité sociale qui ne saurait être expliquée par aucune autre technique. Mais ils par­viennent à ce résultat, non en supposant quelque psychologie particulièr~ mais en considérant les choses étudiées par la psy­chologie comme les données de leurs propres .déductions. Comme il arrive souvent, les fondateurs d~ la science économique ont construit ici une œuvre dont l'application est plus universelle qu'il ne l'avaient cru eux-mêmes.

Mais la question se pose maintenant de savoir jusqu 'à quel point ce procédé lui-même esl légitime. Il ressort clairement de tout ce que nous avons déjà dit que, bien qu'il ne soit pas vrai que les propositions de l'économie analytique reposent sur quel­que psychologie particulière, elles impliquent de la façon la plus indiscutable des éléments de nature psychologique - ou, pour mieux dire, psychique. D'ailleurs, ceci est explicitement reconnu dans le nom q1,1 'on leur donne parfois - quand on. parle de la théorie subjective ou psychologique de la valeur ; et, comme nous ravons vu, il est clair que le fondement de cette théorie est un fait psychique : · les estimations de l'individu. Ces dernières années, cependant, en partie à cause le l'influence du Behaviou­risme, en partie à cause du désir d'apporter le maximum de rigueur dans l'exposition analytique, des voix se sont élevées pour réclamer l'abandon de ce cadre de subjectivité. La méthode scientifique, a-t-on dit, commande de laisser de côté tout ce qui n'est pas· susceptible d'observation directe. Nous pouvons tenir compte de la demande telle qu'elle est manifestée sur le marché par un comportement observable. Mais nous ne pouvons aller plus loin. L'estimation est un processus subjectif. Nous ne pou­vons observer une estimation. Nous ne pouvons l'admettre dans ùne explication scientifique. Nos constructions théoriques doivent reposer sur des donnees observables. Telle est par exemple l'atti­tude du Professeur Cassel (1 ), et il y a des passages dans les dernières œuvres de Pareto (2) qui permettent une inte.rprétation sitnilaire. Cette attitude est très répandue parmi les économistes qui ont subi l'influence de ta psychologie behaviouriste, ou qui ont été terrifiés par les 'attaques des apôtres de ce culte étrange.

(1) The Theory of Social Economy, 1r~ édition anglaise, vol. 1, pp. 50-51. (2) Notamment dans J'article Économie mathématique dans l'Encyclopédie

des Sciences mathématiques, Paris, 1911.

NATURE DES GÉNÉRALISATIONS 91

A première vue, cela paraît très plausible. La thèse selon laquelle nous ne devrions rïen faire qui ne soit fait dans les sciences phy­iiques est très séduisante. Mais il est douteux qu'elle soit réelle­ment justifiée. Après tout, notre tâche est d'expliquer certains aspects de la conduite. Et il est fort douteux qu'on puisse le faire en termes dépourvus de tout élément psychique. Il est tout à fait certain - que aela plaise ou non à ceux qui voudraient apporter le maximum de rigueur dans la science- qu'en fait, nous com­prénons des termes tels que choix, indifférence, préférence, et ainsi de suite, en termes d'expérience interne. L'idée de fip, qui est fondamentale pour notre conception de l'économique, ne peut être définie exclusivement en termes de comportement externe. Si nous avons à expliquer les relations dues à l'existence d'une rareté des moyens par rapport à une multiplicité des fins, il est certain qu'au moins la moitié de l'équation, si l'on peut dire, doit avoir un caractère psychique.

Ces considérations seraient décisives' tant qu'on admettrait la justesse de la définition de l'objet de l'économie proposée dans cet essai. Mais on pourrait ne voir en elles qu'un simple argument destiné .à rejeter cette définition pour lui en substituer une autre, concernant uniquement des matières « objectives », observables -prix du marché, rapports d'échange, etc. C'est ce qu'implique clairement le mode de procéder du Professeur Cassel ~ la célèbre Ausschaltung der Wertlehre.

Mais, même si nous restreignons l'objet de l'économie à l'ex­plication de choses aussi observables que les prix, nous devons reconnaître qu'en fait, il est impossible de les expliquer sarts faire appel à des éléments de nature subjective ou psychologique. De toute évidence, il est certain, si on l'établit de façon définie, que le processus le plus élémentaire de détermination des prix doit dépendre, inter alia, de l'opinion qu'ont les gens du dévelop­pement futur des prix. Il faut concevoir les fonctions de la demande, qui doivent, selon le Professeur Cassel, nous permettre de nous passt:r de tout élément subjectif, comme se rapportant non seulement aux prix existant - ou pou va nt exister - actuel­lement sur les marchés actuels, mais missi à toute une série de prix que les gens croient devoir survenir dans le futur. Il est évident que ce que les gens croient deyoir survenir dans l'avenir n'est pas susceptible d'être observé par des méthodes purement

92 LA SCIENèE ÉCONOMIQUE

behaviouristes. Cependant, comme l'ont montré le Professeur Knight et d'autres auteurs, il est apsolument essentiel de tenir compte de ces anticipations, si l'ont veut comprendre le méca­nisme des changements économiques. EH.es sont essentielles pour une explication complète des prix de concurrence. Elles sont indispensables à l'explication même la plus superficielle des prix de monopole. Il est assez facile de présenter ces anticipations comme une partie d'un système général d'échelles de préférence (1 ). Mais on se trompe si l'on croit que ce système ne tient compte que des données observables. Comment pouvons-nous observer ce qu'un homme croit devoir arriver ?

Par suite, si nous voulons bien faire notre métier d'économistes, si nous voulons donner une explication suffisante des matières couvertes nécessairement par chaque définition de notre sujet d'études, nous devons inclure les éléments psychologiques. Nous ne pouvons les laisser de côté si nous voulons que notre explication soit complète. Il semble, à vrai dire, qu'en examinant ce problème central de l'une des parties les plus complètement développées de toutes le~ sciences sociales, nous soyons tombés sur l'une des différences essentielles entre les sciences sociales et les sciences physiques. Cet essai n'a pas pour tâche d'explorer ces problèmes plus profonds de méthodolc gie. Mais on peut suggérer que si ce cas est quelque peu typique - et certains considère:nt le mode de procéder de la théorie des prix comme très proche de celui des sciences physiques - alors on ne peut jamais assimiler complète­ment la méthode des sciences sociales qui traitent de la- conduite - qui est en un certain sens intentionnelle - à la méthode des sciences physiques. En réalité, il n'est pas possible de comprendre les concepts de choix, de relation entre moyens et fms, concepts centraux de notre science, en termes d'observation dè données externes. La conception d'une conduite intentionnelle prise en ce sens n'implique pas nécessairement quelque indéterminisme ultime. Mais elle implique par contre des maillons dans la chaîne de l'explication causale qui sont psychiques et non physiques, et qui, pour cette raison, ne sont pas nécessairement susceptibles d'être observés par les méthodes behaviouristes. Reconnaître cela n'implique pas le moins du monde qu'on doive renoncer à l'« ob-

{1) Voir par exemple HicKs, Gleichgewicht und Konjunktur (Zeitschr;ft fUr NationalOkonomie, vol. IV, pp . .(41-455).

NATURE DES. GÉNÉRALISATIONS 93

jectivité »au sens de Max Weber. C'est exactement ce que Max Weber avait dans l'idée lorsqu'il écrivait ses célèbres essais (1). La seule chose qu'implique l'explication «objective » (wertfrei de Max Weber) de la conduite est la considération de certaines don­nées~ estimations individuelles, etc., dont le caractère n'est pas seulement physique. Le fait que ces données sont elles-mêmes de la nature des jugements de valeur n'implique pas nécessaire­ment qu'il faille les apprécier comme tels. Ce n'est pas !;observa­teur qui en fait des jugements de valeur. Ce qui importe aux sciences sociales n'est pas de savoir si des jugements individuels de valeur sont corrects au sens dernier de la philosophie de la valeur, mais s'ils sont formulés et s'ils sont des chaînons essentiels dans la chaîne de l'explication causale. Si la thèse développée dans cette section est correcte, Ïa question doit êtr.e résolue par l'affirmative.

5. Hypothèse d'une conduite rationnelle.

Mais la question se pose maintenant de savoir si, en plus de l'hypothèse fondamentale des estimations relatives, il n'y a pas un autre fondement aux généralisations de l'Économie, si elles ne dépendent pas aussi d'une hypothèse psychologique plus géné­rale -- de l'hypothèse d'une conduite complètement rationnelle. Ne serait-il point correct de décrire le sujet de l'economie comme le mode rationnel de disposer des biens (4) ? Et ne peut-on dire qu'en ce sens l'économie doit dépendre d'une hypothèse psycho­logique d'un genre tout à fait différent et prêtant beaucoup plus·

(1) Max WEBER, Die Objectivitüt socialwissenschaftlichen und socialpoli­tischen Erkenntnis : Der Sinn der Werlfreiheit der soziologischen und okono­mischen Wissenschafl, dans Gesammelte Aufsütze zur Wissenschaftlehre.

(2) Dans un intéressant pamphlet intitulé Economies is a Serious Subject, Mrs Joan Robinson me reproche de n'avoir pas fait cette limitation. (Le mot qu'elle utilise est • sensée •, mais je ne pense pas qu'elle contesteraitl'inter­prétation que j'en donne.) A la vérité, j'avais laissé paraître dans diverses phrases une attitude négative devant une telle propo!jition. Mais je ne m'en étais pas occupé explicitement, de peur d'être accusé de consacrer de trop longues discussions à des problèmes connexes. Je m'aperçois maintenant de mon erreur. Je me propose, dans la section suivante, de traiter cette question d'une façon plus po:si~ive. Mais il est très difficile de poser correctement le problème, et je suis loin de prétendre avoir donné une analyse définitive.

94 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

aux discussions que toutes celles que nous -avons examinées jus~ qu'à présent ? Cette question est assez embrouillée, et mérite d'être examinée non seulement à cause de l'intérêt qu'elle présente en elle-même, mais surtout à cause de la lumière qu'elle projette sur les méthodes de l'Économie en général.

Or, dans la mesùre où l'idée d'une action rationnelle implique l'idée d'une action moralement appropriée, ~ et il est certain qu'on la prend parfois dans ce sens dans la discussion quotidienne - nous pouvons dire tout de suite (nous aurons l'occasion d'en dire plus par la suite) qu'aucune- hypothèse semblable ne peut entrer dans l'analyse écononiique. Comme nous venons de le voir, l'analyse économique est wertjrei au sens de Weber. Les valeurs qu'elle prend en considération sont les estimations des individus. La question de savoir si, dans quelque autre sens, ces estimations sont estimables, est tout à fait en dehors de son domaine propre. Si l'on donne du mot rationalisme une interprétation quelconque impliquant ce sens, on peut dire que le concept qu'on lui fait recouvrir n'entre pas dan~ l'analyse économique.

Mais si l'on prend le terme rationnel simplement au sens de « conséquent », il est alors exact qu'une hypothèse de cette sorte entre dans certaines constructions analytiques. La célèbre généra­lisation suivant laquelle, dans un état d'équilibre, la signification relative de marchandises divisibles est égale à leur prix, implique effectivement l'hypothèse que chaque choix final est conséquent avec chacun des autre$, en ce sens que si je préfère A-à.Bet B.à C, je préfère aussi A à C : en bref, que, dans un état d'équilibre parfait, la possibilité de tirer un avantage d' «opérations d'arbi­trage interne » ultérieures est exclue.

Il y a ceJ"tes un ~ens plus large qui permet d'introduire la con­ception de la rationalité au sens de conséquence dans une étude des conditions de l'équilibre. Il peut être irrationnel, au sens que nous venons de définir, d'être parfaitement conséquent quand on compare des marchandises, précisément parce qu'il vaut mieux (dans l'opinion du sujet économique concerné) dépenser autrement le temps et l'attention que nécessitent des comparaisons exactes de cette sorte. En d'autres termes, il peut y avoir un coût d'oppor­-tunité de l' «arbitrage interne »qui, passé un certàin point, est nettement supérieur au gain qu'on ·peut en escompter. L'utilité marginale de ne pas se casser la tête sur l'utilité marginale est

NATURE DES GÉNÉRALISATIONS 95

un facteur dont ont tenu compte, depuis Bohm-Bawerk, les prin­cipaux auteurs qui ont traité de la théorie subjective de la valeur. Ce n'est pas une découverte récente .. On peut en tenir compte dans un sens formel en accordant une certaine marge (ou une structure de marges) d'inconséquence entre des estimations par­ticulières.

Il est tout à fait ~act que l'hypothèse d'un rationalisme par­fait figure dans àes constructions de cette sorte. Mais il n'est pas vrai que les généralisatipns de l'économie se limitent à l'ex­plication de situations dans lesquelles l'action est parfaitement conséquente. Les moyens peuvent être rares par rapport aux fins, même si les fins sont inconséquentes. Échange, production, fluc­tuations, tout cela se produit dans un monde où les gens ne con­naissent pas toutes les conséquences de leurs actes. Il est souvent i'nconséquent (c'est-à-dire irrationnel dans ce sens) de désirer à la fois satisfaire les demandes des consommateurs de la façon la plus complète, et d'entraver en même temps les importations de marchandises étrangères par des tarifs douaniers ou d'autres obstacles similaires. Pourtant, c'est ce qu'on fait fréquemment : et qui oserait dire que la science économique n'est pas compétente pour expliquer la situation qui en résulte ?

Certes; il y a un sens du mot rationalisme qui permet de soutenir à bon droit qu'au moins un certain rationalisme peut être sup­posé avant que le comportement humain ait un aspect écono­mique - à savoir le sens où ce mot équivaut à « intentionnel ». Comme nous l'avons déjà vu, on peut soutenir que si le compor­tement n'est pas conçu comme intentionnel, la conception de la relation entre moyens et fins étudiée par l'économie n'a absolu­ment aucun sens. De même, s'il n'y avait pas d'action intention­nelle, on pourrait soutenir qu'il n'y aurait pas de phénomènes économiques (1). Mais dire ceci n'est pas affirmer le_ moins du

(1) Tel est le sens, il me semble, que le Professeur Mises donne à ce terme, lorsqu'il dit qu'il faut concevoir toute condf:Iite (Handeln) comme rationnelle par opposition aux réactions purement végétatives ( Grundprobleme der Nationa/Okonomie, pp. 22 et 34). La très grande importance que le Professeur Mises donne à cette acception de ce termé découle nécessainment de son insistance à souligner que les buts des sciences sociales n'obligent pas à diviser la conduite conformément à des principes de morale. En d'autres termes, qu'il ne faut pas la diviser en rationnelle et irrationnelle en donnant à ces termes une signification normative. En réalité, ceux qui ont critiqué le Professeur Mises, l'accusant de prendre ce mot en d'autres .sens,

96 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

monde que toute action intentionnelle est entièrement consé­quente. Certes, on peut soutenir que plus cette action intention­nelle devient consciente d'elle-même, plus elle devient conséquente. M~is ceci ne veut pas dire qu'il soit nécessaire de supposer ab initio que cette action soit toujours conséquente, ni que les généralisations économiques soient limitées à cette section, sans doute assez mince, de la conduite où toutes les inconséquences ont été résolues.

Certes, le fait est que l'hypothèse d'un rationalisme parfait au sens d'une conséquence complète, est simplement l'une d'un certain nombre d'hypothèses de nature psychologique qui sont introduites dans l'analyse économique d'approximation de la réalité. La prévision parfaite, qu'il est parfois commode de pos­tuler, est une hypothèse de nature similaire. Le but de ces hypo­thèses n'est pas d'entretenir la croyance que le monde dè Ia réalité correspond aux constructions dans lesquelles elles figurent, mais plutôt de nous permettre d'étudier, en les isolant, des ten­dances qui, dans le monde de la réalité, n'opèrent qu'en conjonc­tion avec beaucoup d'autres tendances, et ensuite, tant par. contraste que par comparaison, d'appliquer la connaissance ainsi acquise à l'explication de situations plus complexes. Sous ce rapport, tout au moins, le mode de procéder de l'économie pure a sa contre-partie dans le· mode de procéder de toutes les sciences physiques qui ont dépassé le stade de l'assemblage et de la clas­sification.

6. Le Mythe de l'Homo ~conomicus. ·

Des considérations de cette sorte nous permettent d'en finir avec l'accusation souvent réitérée suivant laquelle l'économie supposerait un monde d'hommes économiques ne s'occupant que de «faire de l'argent» et ne poursuivant que leur intérêt personnel. Aussi absurde et exaspérante qu'elle puisse paraître à n'importe quel é_conomiste compétent, elle mérite cependant d'être examinée plus à fond. Bien qu'il soit erroné, il y a là cependant un certain

n'ont pas prêté suffisamment d'attention au contexte du mot qu'il mettait en relief. Il est certainement entièrement gratuit de supposer que l'auteur de la Kritik des. Interventionismus ait omis de remarquer que la conduite pouvait être irrationnelle dans le sens d'inconséquente.

NATURE DES GÉNÉRALISATlONS 97

procédé expositoire d'analyse pure qui, s'il n'est pas examiné en détail, peut susciter des critiques de cette nature.

Ce que nous avons déjà dit devrait montrer suffisamment l'ab­surdité générale de la croyance selon laquelle le monde contemplé par l'économiste ne ser~it. peuplé que d'égoïstes ou de« machines à plaisir ». Le concept fondamental de l'analyse économique est l'idée des estimations relatives ; et, comme nous l'avons vu, si nous supposons que les différents biens ont des valeurs différentes à des marges différentes,. nous ne considérons pas comme faisant partie de notre problème le point de savoir pourquoi existent ces estimations particulières. Nous les prenons comme des données. En ·ce qui nous concerne, nos sujets économiques peuvent être de purs égoïstes, de purs altruistes, de purs ascètes, de purs sen­suels, ou - plus probablement encore - des faisceaux mêlés de toutes ces impulsions. Les échelles d'estimations relatives sont simplement un moyen formel et commode d'exprimer certaines caractéristiques permanentes de l'homme tel qu'il est dans la réalité. Ne pas reconnaître la primauté de ces estimations équi­vaut simplement à ne pas comprendre la ~ignification de la Science économique de ces dernières soixante anné~s.

Or, les estimations qui déterminent les transactions particu­lières peuvent présenter divers degrés de complexité. Lorsque j'achète du pain, je puis m'intéresser exclusivement à la compa­rai~on entre le pain et les autres choses du cercle de l'échange pour lesquelles j'aurais pu dépenser mon argent. Mais je peux m'intéresser aussi au bonheur de mon boulanger. Il peut exister entre nous certains liens qui me font paraître préférable d'acheter du pain chez lui plutôt que de le prendre chez son concurrent qui le vendrait peut-être un peu moins cher. Exactement de la même façon, lorsque je vends mon propre travail ou que je loue ma propriété, je puis ne m'intéresser qu'aux choses que je reçois en résultat de la transaction ; mais je peux m'intéresser aussi à expérimenter tel mode de travail plutôt que tel autre, ou bien au prestige ou au discrédit, au sentiment de fierté ou de ho~te que j'éprouverais à louer ma propriété de telle façon plutôt que de telle autre.

Tout ceci est pris en considération dans notre conception des échelles d'estimations relatives. Et les généralisations décrivant l'équilibre économique sont exprimées sous une forme qui met

98 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

tout ceci explicitement en avant. Depuis l'époque d'Adam Smith, tout étudiant de prewière anriée a appris à décrire l'équilibre dans la répartition des diverses catégories de main-d'œuvre, comme une tendance consistant à porter au maximum non les gains en mon­naie, mais les avantages nets dans les diverses alternatives pré­sentes (1 ). De même, comme nous l'avons déjà vu, la théorie du risque, ainsi que l'influence qu'elle exerce sur le marché des capi­taux, dépendent essentiellement d'hypothèses de ce genre. Mais il est parfois commode, pou~ des raisons d'exposition, de partir d'une première approximation: on considère l'estimation comme étant d'un ordre, extrêmement simple, et on pose· d'une part, qu'une chose est désirée ou offerte, et d'autre parf, qu'il faut acquérir ou donner de la monn~ie pour pouvoir l'éèhanger. Ceci permet une économie de t~rmes pour élucider certaines propo­sitions compliquées, telles qùe la théorie des coûts ou l'analyse de la . productivité marginale. Arrivé au stade approprié, il est très facile d'écarter ces hypothèses et de passer à une analyse formulée en termes d'une généralité complète.

Donc tout ce qui repose derrière l'Homo œconomicus, c'est l'hypgthèse éventuelle que, dans certains rapports d'échange, tous les moyens, pour ainsi dire, sont d'un côté, et toutes les fins de l'autre. Si l'on suppose par exemple, afin de montrer clairement les circonstances dans lesquelles surgira un prix unique sur un marché limité, que, dans mes tractations sur ce marché, j'achète toujours au vendeur qui me vend le moins cher, cela ne veut pas dire que je sois nécessairement guidé par des mobiles égoïstes.· Au contraire, il est bien connu que la relation impersonnelle, pos­tulée ci-dessus, apparaît dans sa forme la plus pure dans le càs d'administrateurs qui essaient, leur position ne leur permettant pas le luxe de relations plus compliquées, de gérer au mieux les patri­moines qu'ils administrent; l'homme d'affaires est un personnage beaucoup plus complexe. Tout ce que cela signifie est que mes

(1) Voir CANTILLON, Essai sur la Nature du Commerce (éd. Higgs), p. 21 ; Adam SMITH, Wealth of Nations, Livre 1, ch. x; SENIOR, Political Economy, pp. 200-216 ; McCuLLOCH, Political Economy, pp. 364-378 ; J. S. MILL.

Politica[ Economy, 5e éd., vol. 1, pp. 460-483 ·; MARSHALL, Princip/es, Se éd., pp. 546-558 · - pour prendre quelques exemples représentatifs de ce qui peut être considéré comme la tradition anglaise la plus conservatrice. On tro~vera une version moderne de ces doctrines dans WICKS'l'EED, Common· 1ense of Political Economy, Part 1, passim.

NATURE DES GÉNÉRALISATIONS 99

rapports avec les commerçants n'entrent pas dans ma hiérarchie de fins. Pour 'moi (qui puis agir pour moi-même ou pour mes amis ou pour quelque institution civique ou de bienfaisance), ils ne, sont que de simples moyens. Ou encore, si l'on suppose -comme on le fait généralement pour montrer par contraste le rôle· des influences totales en équilibre - que je vends toujours mon travail sur le marché Je plus cher, cela ne veut pas dire que l'argent et l'intérêt personnel soient mes objectifs ultimes - je peux en effet travailler uniquement pour aider quelque institution phi­lanthropique. On suppose seulement, pour ce qui est de cette transaction, que mon travail est un simple moyen par rapport à

_ une fm ; on ne le regarde pas comme une fin en soi. Si l'on savait communément, si on se rendait bien compte d'une

façon générale que l'Homme économique n'est qu'un simple moyen d'exposition -une première approximation utilisée avec beau­coup de circonspection à une certaine phase dans le développe­pement d'arguments qui, dans leur plein épanouissement, n'em­ploient aucune hYPothèse de cette sorte et n'en ont aucun besoin pour justifier leur mode de procéder - il est improbable qu'il fût devenu ce croquemitaine universel. Mais, certes, on croit généralement qu'il a une plus large signification, qu'il se tapit

'derrière toutes ces généralisations des « Lois de l'Offre et de la Demande.»- mieux décrites comme théorie de la statique com­parative- dont les ens~ignements s'opposent si souvent au désir d'être capable de croire à la possibilité d'avoir son gâteau et en même temps de l'avoir mangé. Et c'est pour cette raison qu'on l'attaque si furieusement. Si c'était l'Homme économique qui barrait les portes de l'E Jen, on pourrait très bien croire qu'un peu de psychologie- peu importe .de quelle marque -·suffirait à les ouvrir toutes grandes. Quel prestige, quelle renommée pour une vue réellement profonde de smotifs humains ne pour­rait-on s'attendre à tirer d'une exposition aussi spectaculaire !

Malheureusement, cette croyance repose sur une méprise. Les propositions de la théorie des variations n'impliquent pas l'hypo­thèse que les hommes sont mus seulement par des considérations de gains et de pertes d'argent. Elles impliquent seulement l'hypo­thèse que l'argent joue un çertain rôle dans l'estimation des alternatives données. Et elles suggèrent simplement que si le stimulant-argent est dévié de n'importe quelle position d'équllibre,

100 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

cela tendra à modifier Îes estimations d'équilibre. On peut dire que l'argent ne joue pas un rôle prédominant dans la situation. Tant qu'il y joue un certain rôle, les propositions ci-dessus sont applicable,s.

Un simple exemple suffit à le montrer. Supposons qu'une faible prime soit accordée à la production d'un article fabriqué dans des conditions de libre concurrence. Conformément à des théorèmes bien connus, la production de cette marchandise tendra à augmenter - la grandeur de cette augmentation dépendant de considérations d'élasticité sur lesquelles il n'est pas nécessaire que nous nous étendions. Or, de quoi dépend cette généralisation ? Serait-ce de la supposition que les producteurs ne sont lJlUS que par des considérations de gain d'argent? En aucune façon. Nous pouvons supposer qu'ils tiennent compte de tous les « autres avantages et désavantages »que Cantillon et Adam Smith nous ont rendus familiers. Mais si nous supposons qu'il y avait équilibre avantl'octroi de cette prime, nous devons supposer que l'insti­tution de celle-ci a dû rompre cet équilibre. L'octroi d'une prime implique un abaissement des conditions qui permettent d'obtenir un revenu réel dans une branche particulière d'entreprise. C'est une proposition tout à fait élémentaire que si le prix est abaissé, la demande tend à s'accroître.

Il y a peut-être une subtilité de cette conclusion qui demande à être exposée de façon explicite. Il se pèut très bien, si le chan­gement envisagé est très faible, qu'il ne se produise auc~m mou­vement primaire (1). Est-ce en contradiction avec notre théorie ? Nullement. L'idée des échelles d'estimations ne suppose pas que chaque unité physique de l'une quelconque des choses qui entrent dans le champ de l'estimation effective doive nécessairement avoir une signification distincte pour l'action. Dans l'hypothèse d'une hiérarchie des alternatives nous n'ignorons pas ce fait que pour produire un effet, un changement doit atteindre le minimum sensible (2). Des changements de prix d'un penny ou de deux peuvent ne pas affecter les habitudes d'un sujet économique donné.

(1) Par m•)uvem.ent prim'lire, j'entends un mouvement dans la branche de production affectée ; par mouvement secondaire, les expansions ou contractions de la dépense dans les autres branches. Comme on le verra plus loin, un certain mouvement secondaire est à peu près inévitable.

(2) Cf. WICKSTEED, op. cil., 2e partie, ch. 1 et II.

NATURE DES GÉNÉRALISATIONS 101

Mais il n'est pas dit que les changements d'un shilling ne seront pas effectifs. Ceci ne veut pas dire non plus que, étant donné des ressources limitées, la nécessité de dépenser plus ou moins pour un objet n'affecte pas inévitablement la répartition des dépenses~ même si dans la branche . de dépenses directement affectée, la quantité demeure inchangée.

7. Statistique et Dynamique.

A la lumière de tout ce qui précède, la nature de l'analyse économique devrait maintenant apparaître clairement. L'analyse économique consiste en déductions à partir d'une série de postu­lats, dont les principaux sont des faits d'expérience presque uni­versels qui se présentent toutes les fois que l'activité humaine a un aspect économique, le'. reste étant formé d'hypothèses de nature plus limitée, basées sur les traits généraux de situations qui doivent être expliquées par la théorie.

On crdit' parfois, cependant, qu'une telle conception est de nature éminemment statique, qu'elle ne se rapporte qu'à des descriptions de positions finales de l'équilibre, les variations res­tant essentiellement en dehors de son cadre. Et puisque le monde de la réalité n'est pas en état d'équilibre, mais offre plutôt le spectacle d'un changement incessant, on en conclut qu'une con­naissance de cette sorte n'a qu'une très faible valeur explicative. Cette croyance, qui semble être très répandue, demande à être examinée plus à fond. ·

Il est parfaitement exact que les propositions élémentaires de l'analyse économique sont des descriptions d'un équilibre station­naire. Nous commençons par examiner, non des conditions de repos complet comme en Statique- d'ou l'on fait parfois dériver par analogie le nom de cette partie de notre sujet - mais des conditions dans lesquelles les divers« flux» d'activité ne presentent aucune .tendance au changement, ou ne changent qu'en cycles. périodiques (1). Ainsi, nous pouvons prendre les conditions d'un marché simple sur lequel les conditions fondamentales de l'offre,

(1) Dans ses intéressantes remarques sur le rapport entre la statistique· et la dynamique (Prolegomena to Relativity Economies, pp. 11-13), le Profes­seur Souter semble croire que la possibilité d'un changement périodique

102 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

et de la demande restent inchangées de jour en jour, et rechercher les conditions dans lesquelles les quantités échangées jour par jour demeureraient invariables, même en_ admettant que les co­échangistes fussent libres de varier leurs transactions. Ou bien, nous pouvons considérer le cas où intervient la production, mais où les données fondamentales - c'est-à-dire les estimations des sujets économiques, les possibilités techniques de la production et les offres ·ultimes des facteurs - demeurent inchangées, et rechercher les conditions dans lesquelles il n'y aurait aucune tendance au changement dans le taux du flux des produits. Et ainsi de suite. Il n'est pas nécessaire de réciter la liste entière des possibilités; on peut en trouver des exemples dans n'importe quel manuel sérieux traitant de la question - par exemple dans les Lectures on Political Economy de Wicksell ou dans les Éléments de Walras.

Mais il est absolument faux de supposer que nos investigations sont limitées à ces préliminaires essentiels. Dès l'instant où nous avons examiné à fond les conditions des flux constants, et, partant de là, appris par contraste à comprendre les conditions dans lesquelles ces . flux auront tendance à changer, nous pou­vons pousser plus loin nos investigations et considérer les variations.

Nous pouvons le faire de deux façons. En· premier lieu, nous pouvons comparer les positions d'équilibre, en supposant de faibles variations dans les données. Ainsi, nous pouvons supposer l'établissement d'un impôt, la découverte d'un change~ent dans les méthodes techniques, dans les goûts, etc. Et nous pouvons essayer de déterminer sous quels rapports une position d'équi­libre diffère de l'autre. L'analyse dite classique, si elle est impar­faite dans la mesure où elle veut décrire de façon complète des états d'équilibre fmal, fournit du moins une grande variété

dans un équilibre stationnaire n'est pas aperçue de ceux qui se servent de ce concept. Qu'il me soit permis de suggérer que c'est là une méprise. Un changement de cette sorte a certainement été pris en considération. Le Professeur Schumpeter ne suppose certainement pas que le blé est récolté toute l'année, lorsqu'il décrit une société stationnaire au premier chapitre de sa Theorie dl]. Développement économique ; quant aux complications parti­culières de ce concept d'équilibre dans le temps, elles ont été examinées de façon très approfondie par le Professeur Hayek dans son article sur le Inter­temporale Gleichgewichl System (Weltwirtschaflliches Archiv, Bd. 28,pp. 33-76).

NATURE DES GÉNÉRALISATIONS 103

d'utiles comparaisons de différences de cette sorte. On a parfois appelé cette partie de notre théorie la théorié de la Statique comparative (1 ).

Mais nous pouvons aller plus loin encore. Non seulement nous pouvons comparer deux états d·'équilibre finaux, en ·supposant des variations données, JJlais nous pouvons encore essayer de tracer le chemin effectivement parcouru par différentes parties d'un système, au cas où un état de déséquilibre ,existe. C'est là, sans aucun doute, la signification de l'analyse par « périodes • de [Marshall. Beaucoup d'éléments parmi les plus significatifs de la théorie de la monnaie et de la banque rentrent aussi dans cette catégorie.- Et quand nous faisons tout ceci, nous ne suppo­sons nullement qu'un équilibre fmal soit nécessaire. Nous suppo­sons que, dans différentes parties du système, il y a certaines tendances qui sont agissantes, et qui favorisent le rétablissement d'un équilibre, si l'on considère certains, points de repère limités. Mais nous ne supposons pas que l'effet composite de ces tendances sera de rétablir nécessairement l'équilibre. On peut facilement concevoir des, configurations initiales des données qui n'auront pas de tendance générale à l'équilibre, mais qui tendront plutôt vers une oscillation cumulative (2).

Dans tout ceci, et l'évidence de cette proposition apparaîtra à tous ceux qui connaissent le mode de procéder de l'analyse économique, notre connaissance des fondements statiques est fondamentale (3). Nous examinons le changement en comparant

(1) Cette appellation, je crois, est due au Dr Scbams. Voir sa Komparative Statik (Zeitschrift für NationalOkonomie, Bd. 11, pp. 27-61). Mais, comme nous l'avons montré plus haut, Je procérlé lui-même remonte à l'époque des économistes classiques. ,

(2) Voir le remarquable article du Dr RosENSTEIN-RODAN, The Role of Time in Economie Theory (Economica, new series, vol. I, p. 77).

(3) Le Professeur Souteur s'est entièrement mépris sur mon attitude envers Marshall à cet égard, sans doute à cause de certaine rudesse dans ma façon de présenter les choses. J'avais été un jour assez audacieux pour dire qu'à mon avis, l'état stationm.ire en tant qu'instrument théorique était supérieur à la méthode statique (On a Certain Ambiguity in the Conception of Stationary Equilibrium, dans Economie Journal, vol. XI, p. 194). Cependant, je ne voulais pas dire par là que je considérais l'analyse de l'équilibre stationnaire comme une fin en soi, et les investigations dynamiques au sens où nous les prenons ici - qui étaient à coup sür la préoccupation essentielle de Marshall -comme étant superflues. J'approuve entièrement la défense que le Professeur Souter présente de Marshall sous ce rapport. A de nombreux égards, nous ne faisons que regagner péniblement le terrain qu'il conquit, il y a de cela

't04· LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

de faibles différences d'équilibre, ou en comparant les effets de différentes tendances à l'équilibre ; on voit difficilement quelle autre méthode pourrait être adoptée. Mais il devrait être tout aussi évident que nous n'étudions pas ces problèmes statiques simplement pour eux-mêmes, mais pour les appliquer à l'expli­cation du changement. Certaines propositions de statiques écono­mique sont significatives et importantes en' elles-mêmes. Mais il n''est pas exagéré de dire que leur signification essentielle réside dans leur application ultérieure en dynamique économique. Nous ~tudions les lois du « repos » pour comprendre les lois du change­ment.

Mais une nouvelle question se pose maintenant - ne pouvons­nous outrepasser tout ceci ? Les opérations dynamiques que nous

trente ans. Et je suis complètement d'accord avec le Professeur Souter, comme je l'ai déjà signalé plus haut, quand il dit que la raison d'être des investigations statiques est l'explication du changfment dynamique. Tout ce que je voulais dire, dans les phrases qui ont tant choqué le Professeur Souter, c'est qu'il y a plus de chances de mener à bien ces investigations dynamiques en ayant pleine connaissance de toutes les implications d'un équilibre stationnaire total, qu'en s'appuyant simplement sur un savoir tiré de l'examen de positions d'équilibre partit!. Je conviens qu'il serait faux de raisonner comme si Marshall n'avait pas été au courant des complications de l'interdépendance complète, bien qu'à mon avis, il n'ait pas aperçu parfois certaines choses à cet égard, qui ont été miEes en lumière dans des études ultérieures, et je suis enclin à convenir qu'i1 est nécessaire, pour pouvoir , étudier de nombreux changements, de faire abstraction - comme le faisait J.farshall- de toutes les lointaines possibilités d'interdépendance. ~ais je crois qu'on peut soutenir légitimement qu'il est préférable de faire ceci après avoir reconnu et exposé explicitement toutes les difficultés, que de se mettre de but en blanc à étudier les problèmes dynamiques, laissant au lecteur le soin de trouver intuitiwment tous les fondements statiques. Ce n'est certainement porter aucune atteinte à la haute estime que tous les gens sensés doivent avoir pour Marshall que de soutenir que l'Économie aurait été beaucoup plus avancée aujourd'hui qu'elle ne l'est effectivement si Marshall avait exposé de manière rigoureuse toutes les hypothèses de sa méthode, au lieu de les considérer comme un fardeau qu'il fallait épargner au lecteur ; nous avions tant de èhoses à appr.endre de nouveau qu'il ne crut pas devoir tout exposer explicitement. Sans doute, même ceci est affaire de point de vue. 11 est facile de sympathiser avec le désir d'être compréhensible pour des membres compétents du monde des affaires, qui, en dépit de leur compé­tence, seraient impatientés par les sévérités d'une analyse rigoureuse ; du moins les professeurs devront être reconnaissants à Marshall d'avoir créé une œuvre qui empêchera les débutants de se laisser entraîner par de faciles mathématiques. Mais il est difficile de ne pas approuver M. Keynes quand il remarque combien il est dommage que Marshall n'ait pas publié plus de monographies comme les Papers on the Pure Theory of International and Domestic Values. Le Professeur Souter serait-il vraiment d'un autre avis !

NATURE DES GÉNÉRALISATIONS 105

avons décrites jusqu'ici se rapporteront-elles à l'étude des effets de certaines variations dans les données, ou de conséquences de déséquilibres donnés ? Ne pouvons-nous aller au delà, et expliquer les changements dans les données elles-mêmes ? Ceci pose des questions que nous examinerons dans un autre chapitre.

CHAPITRE V

LES GÉNÉRALISATIONS ÉCONO·MIQUES ET LA RÉALI fÉ

1. L'Économie en tant que Science.

C'est une caractér~stique des généralisations scientifiques de se référer à la réalité. Qu'elles prennent la forme hypothétique ou la forme catégorique, elles se distinguent des propositions de la logique pure ou des mathématiques en ce qu'elles se réfèrent en un certain sens à ce qui existe ou à ce qui peut exister, plutôt qu$à des relations purement formelles.

Sous ce rapport, les propositions de l'économie vont évidem­ment de pair avec cell~s de toutes les autres sciences. Co-mme nous l'avons vu, ces propositions sont des déductions à partir de sim­ples hypothèses reflétant des faits très élémentaires d'expérience générale. Si les prémisses se rapportent à la réalit~, les déductions qu'on en tire doivent présenter le même rapport.

Il s'ensuit, par conséquent, que la croyance souvent ·exprimée par les critiques de l'économie selon laquelle celle-ci ne sera.it qu'un simple système d'inférences formelles sans rapport néces­saire avec -la réalité, est basée sur une conception absolument fausse. On pèut admettre que notre connaissance des faits, qui constituent la base des déductions économiques, diffère sous d'im­portants rapports de notre connaissance des faits qui forment la J?ase des déductions des sciences ~naturelles. On peut admettre aussi que les méthodes de la science économique - mais non les preuves de sa conformité logique- diffèrent souvent pour cette raison des méthodes des sciences naturelles. Mais il ne s'ensuit en , aucune manière que ses généralisations aient un caractère

GÉNÉRALISATIONS ÉCONOMIQUES ET R,ÉALITÉ 107

u purement formel » - qu'elles soient des déductions « scolas­tiques »tirées de définitions établies de façon arbitraire. Bien au contraire, on peut soutenir qu'il y a moins de raisons de douter de leur valeur réelle que de celle des généralisations des sciences naturelles. En économie, comme nous l'avons vu, les composantes ultimes de nos généralisations fondamentales nous sont révélées par une connaissance immédiate. Dans les sciences naturelles, nous ne les connaissons que par inférence. Il y a beaucoup moins de raisons de douter de la correspondance à la réalité de l'hypo:.. thèse des préférences individuelles que de celle de l'hypothèse de l'électron (1). Il est vrai que nous déduisons beaucoup de choses à partir de définitions. Mais il n'est pas vrai que les défi­nitions soient arbitraires.

Il s'ensuit également que c'est une erreur complète de ne voir dans l'économiste - quel que soit son degré de « pureté » - qu'un homme s'occupant uniquèment de déduction pure. Il est parfai­tement exact que la nature d'une grande partie de son travail soit celle d'un processus compliqué d'inférences. Mais il est tout à fait inexact de supposer que c'est là son unique, ou principale occupa­tion. L'économiste a pour tâche d'interpréter la réalité. Le travail de découverte ne réside pas seulement dans le développement de prémisses données, mais dans la perception des faits qui cons..: tituent la base de ces prémisses. Découvrir dans l'expérience commune les éléments qui nous offrent la base de nos chaînes de raisonnement déductif est autant une décoQverte économique que le fait de tirer des inférences nouvelles de prémisses anciennes. La théorie de la valeur telle que nous la connaissons s'est déve­loppée à l'époque récente par l'élaboration progressive de déduc­tions partant de prémisses très simples. Mais la· grande découverte, la révolution mengerienne qui ouvrit cette période de progrès, fut la découverte des prémisses elles-mêmes. Il en est de même des autres fondements que nous avons étudiés. La perception et la sélection de la base de l'analyse économique est autant de J'économie que l'analyse elle-même. Et c'est cela qui donne une signification à l'analyse.

(1) Voir la discussion classique de ce sujet dans CAIRNES, Character and Logical Method of Political Economy, 28 éd., pp. 81-99. Voir aus~l HAYEK, l'Économie dirigée en Régime Collectiviste, pp. 8-12.

108 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

2. « Lois » statistiques de l'offre et de la demande.

En même temps, il faut admettre que les propositions qui ont été établies jusqu'ici ont un caractère très général. Si un certain bien est rare, nous savons que la manière dont on peut en disposer doit se conformer à certaines lois. Si sa demande se présente dan8 un certain ordre, nous savons qu'avec un changement de l'offre, son prix devra présenter un mouvement dans un certain sens. Mais, comme nous l'avons déjà découvert (1), rien dans cette conceptipri de la rareté ne nous permet d'attacher celle-ci à quelque marchan­dise particulière. Nos déductions ne nous permettent pas de dire que le caviar est un bien économique et une viande avariée une inutilité. Encore moins nous informent-elles sur l'intensité de la demande de caviar, ou sur celle de la demande concernant l'en­lèvement des viandes putréfiées. Du point de vue de l'Économie pure~ ces choses sont conditionnées d'une part par les estimations individrtelles, et d'autre part par les faits techniques de la situation donnée. Et les estimations individuelles, comme les faits tech­niques sont en dehors de la sphère de l'uniformité économique. Pour prendre la phrase expressive de Strigl, du point de vue de l'analyse économique, ces choses constituent l'élément irrationnel dans notre univers discursif (2).

Mais n'est-il pas désirable d'aller au delà de ces limitations? Ne devrions-nous pas souhaiter pouvoir donner des valeurs numé­riques aux échelles d'estimations, établir des lois quantitatives d'offre et de demande ? Ceci soulève, sous une forme légèrement différente, certaines des questions que nous n'avions pas résolues à la fin du dernier chapitre.

Sans doute, une telle connaissance serait utile. Mais un instant de réflexion montrerait clairement que nous entrons ici dans un champ d'investigations où il n'y a pas de raison de supposer que des uniformités doivent être découvertes. Les « causes » pour les­quelles les estimations fmales existant à un certain moment sont ce qu'elles sont, sont de nature hétérogène : rien ne permet de supposer que leurs effets présenteraient une uniformité significa­tive à travers le temps et l'espace. Sans doute' y a-t-il un sens où

(1) Voir supra, chap. 11, sections 1, 2, 3. (2) STRIGL, op. cit., p. 18.

GÉNÉRALISATIONS ÉCONOMIQUES ET RÉALITÉ 109

l'on peut dire que n'importe quel échantillon pris au hasard de l'univers est le résultat de causes déterminées. Mais il n'y a pas de raison de supposer que l'étude d'un échantillon d'échan~illons pris au hasard puisse vraisemblablement cnnduire à des généra­lisations quelque peu significatives. Ce n'est pas ainsi que pro7 cèdent les sciences. C'est pourtant sur cette hypothèse, ou sur qùelque chose d'approchant, que repose la supposition qu'on peut donner aux catégories formelles de l'analyse économique un con­tenu substantiel de valeur permanente et constante (1 ).

Un simple exemple éclairera notre pensée. Prenons la demande de harengs. Supposons qu'advienne un arrêté fixant le prix des harengs à un point inférieur au prix prévalant jusque-là sur le marché. Supposons que nous fussions en mesure de dire:« D'après les recherches de Blank (1907 -1908), l'élasticité de la demande du hareng commun (Clupea harengus) est 1·3 ; on peut donc s'atten­dre à ce que cet arrêté de fixation des prix laisse un excédent de la demande sur l'offre de deux millions de caques ». Comme il serait agréable de pouvoir dire une telle chose 1 Comme cela flatterait notre amour-propre généralement assez meurtri en face des savants naturalistes 1 Quelle impression sur le gros commerce 1 Quel effet sur le grand public 1

Mais pouvons-nous espérer atteindre cette enviable position ? Supposons qu'en 1907-1908 Blank ait réussi à démontrer qu'avec un changement de prix donné en cette année, l'élasticité de la demande était 1· 3. Des grossiers calculs de cette sorte ne sont réellement pas très difficiles à faire, et peuvent être extrêmement utiles dans certains cas. Mais quelle raison avons-nous de croire que. Blank ait déco"uvert là une loi constante ? Sans doute, le hareng satisfait certains besoins physiologiques, qui peuvent être décrits de manière très précise, bien qu'il ne .soit pas le seul ali­ment susceptible de le faire, loin de là. Mais la demande de harengs n'est pas seulement un dérivé des besoins. Elle est, semble-t-il, fonction d'un très grand nombre de variables apparemment indé­pendantes. Elle est fonction de la mode; et par la mode, j'entends quelque chose de plus que les résultats éphémères d'une campagne tendant à Faire Manger des Harengs Britanniques ; la demand~

(1) Notez le qualificatif c valeur pèrmànente et constante •· Avant de rejeter la conclu.,ion ci-dessus comme trop brutale, prière d'examiner les remarques suivantes sur la valeur po~ilive des investigations de cette sorte.

110 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

de harengs pourrait être substantiellement modifiée par un chan­gement dans les vues théologiques des sujets économiques venant sur le marché. Elle est fonction de la disponibilité des autres aliments. Elle est fonction de la quantité et de la qualité de la population. Elle est fonction de la distribution du revenu à l'inté­rieur de la communauté et de changements dans le volume de la monnaie. Des changements dans les transports pourront affec­ter l'espace où s'exerce la demande de harengs. Des découvertes dans l'art culinaire ppurront changer leur attrait relatif. Est-il raisonnable de supposer que des coefficients tirés de l'observa­tion d'un marché de harengs particulier à une époque et en un lieu particuliers, ont une signification permanente quelconque -sauf au titre de l'histoire économique ?

Évidemment, on peut, à l'aide de divers procédés, étendre le champ d'observation à des périodes de temps tout entières. Au lieu d'ob~erver le marché de harengs pe.ndant quelques jours seulement, on peut prendre des statistiques des mouv-ements de

·prix et des changements dans l'offre et la demande· couvrant \me période d'années, et, après un savant «traitement »des mouve­ments saisonniers, des changements dans la population, etc., déduire de ces statistiques un chiffre représentant l'élasticité moyenne pour la période en question. Et, dans certaines limites, ces calculs ont leur utilité. Ils sont un moyen commode de décrire certaines forces en action durant cette période d'histoire. Comme nous le verrons plus loin, ils peuvent nous donner certaines indi­cations sur ce qui peut arriver dans l'avenir immédiat. Des idées grossières sur l'élasticité de la demande sur des maréhés particu­liers sont absolument essentielles à qui veut utiliser à fond les instruments plus subtils de l'analyse écdnomique. Mais rien ne permet de l~s considérer comme des lois immuables. Quand bien même elles décriraient le passé avec précision, on ne peut présu­mer qu'elles seraient valables pour continuer à décrire l'avenir. II est arrivé que les choses furent telles dans le passé. II se peut qu'elles continuent à être telles pendant quelque temps dans l'avenir. Mais il n'y a pas de raison de supposer que le fait qu'elles aiènt été telles dans le passé soit le résultat de l'action d~ causes homogènes, ni que leurs changements dans.l'avenirseron.t dûs aux causes q~i ont agi dans le passé. Si nous voulions nous faire une idée sur les harengs, jamais nous ne songerions à nous appuyer

GÉNÉRALISATIONS ÉCONOMIQUES ET RÉALITÉ 111

sur les recherches de ce malheureux Blank qui travaillait en 1907-1908. Nous reprendrions à nouveau le travail tout entier sur la base de données plus récentes. Quelque importance que ces investigations puissent avoir- et rien de ce qui a été dit ici de leur valeur méthodologique ne doit être considéré comme por­tant atteinte à leur très grande valeur pratique - rien ne permet de revendiquer pour leurs résultats la qualification des lois dites • statistiques » des sciences naturelles (1 ). . Mais, pourrait-on dire, la différence entre les résultats de ces

investigations et les postulats desquels dépendent, coinme nous l'avons vu au dernier chapitre, les généralisations principales de l'Économie, n'est-elle pas une différence de degré plutôt que de genre? Nous avons vu que s'il n'y avait pas de hiérarchie de fins, mais ·si les différentes fins présentaient toutes au contraire une importance égale, les résultats de la conduite seraient tout à fait indéterminés, et les généralisations même les plus élémentaires de la théorie de là valeur ne seraient pas applicables. Rien ne garantit que ceci ne puisse arriver. La persistance des conditions qui rendent ces propositions applicables est une simple affaire de probabilité. Exactement de la même façon, on peut montrer analytiquement qu'on peut concevoir des circonstances où la courbe de la demande aurait une inclin~ison positive. Mais, si cela était fréquent, beaucoup de généralisations parmi les mieux établies de la théorie déductive ne seraient pas applicables. Encore une fois, ce n'est qu.'affaire de probabilité qu'il n'en soit pas ainsi. Où est donc la différence de genre entre cette hypothèse et la supposition que l'élasticité de la demande de harengs est 1·3 ?

L'argument est de poids. Et l'on.peut volontiers concéder qu'en ce sens la différence est une différence de degré plutôt que de genre. Mais il est sûrement très douteux que cette différence de degré soit tellement grande que nous puissions la prendre pour une différence de genre. Il se pourrait que les estimations fussent d'une nature si particulière que la conduite fût indéterminée. Mais ce cas est à tel point improbable que nous pouvons nous permettre d'en négliger la possibilité. Il n'est pas tellement hu­probable que la courbe de demande puisse être positive, mais

(1) On trouvera de très intéressantes remarques sur les problèmes discutés ci-dessu!J dans HALBERTSTAEDTER, Die Problemalik des wirtschaftlichen Primips.

112 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

il y a une très forte probabilité pour que ce ne soit pas la règle, mais l'exception.· D'autre part lorsque nous nous occupons de l'estimation de produits particuliers et de l'élasticité de la demande qui en est dérivée, il y~ sûrement, pour les raisons que nous avons déjà établies, .une probabilité énorme de ne pas y trouver de constance. A la vérité, c'est là que no,us trouvons le relativisme historique in excelsis. Le fait que nous pouvons ranger nos préfé­rences en un certain ordre présente un degré de généralité tellement plus grand que l'ordre de préférence actuel et momentané de tel ou tel individu, que nous pouvons sûrement voir entre ces deux éléments - dans notre univers discursif tout au inoin~ - une différence de « statut ». Certes, ce sera faire œuvre très utile, dans l'avenir,· que d'essayer de préciser ces valeurs momentanées ; mais si l'on veut garder quelque sens de la proportion, il semble plus important de se rendre compte de leurs limitations que d'insister sur leur similitude formelle avec les vastes fondations qualitatives qui constituent la base de la science telle que nous la connaissons. Peut-être est-ce là une autre de ces différences méthodologiques entre les sciences sociales et les sciences natu­relles. Dans les sciences naturelles, la transition du qualitatif au quantitatif est facile et inévitable; Dans les sciences sociales, elle est, pour les raisons précédemment établies, presque impossible à certains égards, et toujours pleine de périls et de difficultés. Il ressort clairement, semble-t-il, de l'expérience acquise, qu'on aura moins de chances de faire du mal en insistant sur les diffé­rences entre les sciences sociales et naturelles qu'en insistant sur leurs similitudes (1 ).

3. L' c Économie quantitative, des lnstitutionalistes.

Si cette remarque est vraie lorsqu 'il s'agit des tentative p::mr donne[ des valeurs quantitatives définies à des concepts aussi élémentaires que les courbes d'offre et de demande, elle s'applique bien plus encore aux tentatives de trouver les lois « concrètes » du mouvement de phénomènes plus complexes, fluctuations de prix,

(1) Je dois beaucoup, en ce qui concerne les sujets discutés dans cette section, à mes conversatipns avec le Dr Machlup.

GÉNÉRALISATIONS ÉCONOMIQUES ET RÉALITÉ 113

répartition des coûts, cycles économiques, etc. Ce genre d'études s'est considérablement développé, ces dix dernières années, sous le nom d'institutionalisme, « Économie quantitative », « Éco­nomie dynamique », etc., etc. (1) ; cependant, la plupart de ces investigations étaient dès le début condamnées à .rester futiles, et auraient tout aussi bien pu n'avoir jamais été entreprises. La théorie de la probabilité sur laquelle se fonde la statistique mathé­matique moderne ne permet pas d'établir des moyennes là où l'on trouve des conditions qui, de toute évidence, ne peuvent nous faire croire que ce sont des causes homogènes de genres différents qui opèrent. Tel est pourtant le procédé normal de. la plupart des études de ce genre. On étudie méticuleusement la corrélation de « trends » soumis aux influences les plus diverses, pour en tirer des lois quantitatives. On prend la moyenne de phénomènes qui se produisent dans les circonstances ile temps et de lieu les plus hétérogènes, et l'on .croit aboutir à un résul­tat significatif. Dans Business Cycles (2) du professeur Wesley Mitchell, par exemple, ouvrage qui mérite la gratitude des éco­nomistes pour sa magnifique collection de données, après une longue et très utile description du cours des fluctuations écono­miques dans différents pays depuis la fin du xv1ne siècle, on trouve une moyenne de la durée de tous les cycles, ainsi qu'une courbe logarithmique normale ajustée par la méthode Davies à la distribution en fréquence des 166 observations impliquées. Quel sens peut bien avoir une telle opération? L'ouvrage contient des observations de conditions différant grandement dans le temps et l'espace, et une description du cadre institutionnel de l'acti­vité économiqùe. Si le fait de réunir ensemble toutes ces obser­vations a quelque signification, ce ne peut être que par voie de contraste. Cependant, le Professeur Mitchell, qui ne se lasse jamais de déprécier les méthodes et les résultats de l'analyse orthodoxe,

(1) Sur la forme de l'Institutionalisme que nous discutons ci-dessous, voir l'essai du Pref. Wesley MITCHELL, The Prospects of Economies, dans The Trend of Economies (éd. Tugwell). Sur la position générale de cette école, voir MoRGENSTERN, Bemerkungen über die Problematik der Amerikanischen Insti­tutionalisten dans Saggi di Storia e Teoria Ecqnomica in onore e recordo di Giuseppe Prato, Turin, 1931 ; FETTER, art. America, Wirtschaftstheorie der Gegenwart, Bd. 1, pp. 31-60. Voir aussi The Trend of Economies de feu le Professeur Allyn YouNG, réédité dans son livre Economie Problems New and Old, pp. 232-260.

(2) Business Cycles, 2e éd., p. 419.

114 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

croit apparamment qu'en les prenant toutes ensemble et en ajus­tant une courbe effroyablement compliquée à leur distribution en fréquence, il construit quelque chose de significatif - quelque chose de plus qu 'un·e série de lignes droites et de courbes sur une denii-page de son célèbre traité (1 ). II a sûrement donné de la méthodolcgie de «l'Économie· quantitative »le commentaire le plus mordant qu'aurait jamais pu espérer aucun de ses critiques.

II est inutile de s'attarder sur 1~ futilité de ces p:rojets gran­dioses. Après tout, malgré leur popularité récente, ils ne sont pas neufs, et un mouvement qui a continuellement invoqué une logique pragmatique peut bien être jugé par un test pragroatique. II y a juste cent ans de cela que Richard Jones, dans sa conférence inaugurale au King's College de Londres (2), brandit l'étendard de la révolte contre l' « abstraction formelle » de l'Économie ricardienne, avec des arguments qui, exprimés plus vigoureuse­ment, sont plus ou moins exactement semblables à ceux qu'ont toujours employés depuis ce jour-là les p~rtisans des « méthodes inductives ».

Et le temps a passé, et les « rebelles » sont devenus une bande extrêmement respectable d'experts éminents, de pontifes ~itu­laires de chaires, de récipie.ndaires honorés de lettres du Kaiser, de fonctionnaires dirigeant de coûteux Instituts de recherches ... Nous avons eù l'École Historique. Et maintenant nous avons les lnstitutionalistes. On peut dire .que, sauf en un ou deux endroits privilégiés, les idées de ce genre prédominaient, jusqu'à la fin de la guerre de 1914-1918, dans les cercles universitaires allemands ; et, si elles n'ont pas complètement triomphé ces dernières a~nées, elles se sont du moins assuré une très forte position en Amérique. Ce pen-

(1) A c'e sujet, voyez MoRGENSTERN, Io,ternational vergleichende Kdnjunk­turforschung (Zeitschrift für die Gesamrrîte Staatwissenschaft, vol. XXXIII, p. 261). Dans la deuxième édition de son livre, le Professeur Mitchell tente de répondre aux critiques du nr Morgenstern dans une très longue note, mais, pour autant qu'il me semble, à part l'affirmation que ses observations sur la Chine concernaient les villes côtières (1), il se borne à répéter que « la distribution des observations autour de leur tendance centrale présente un très grand intérêt théorique • (Business Cycles, 2~ ,éd., p. ~0).

(2) Richard JoNES, Collected Works, pp. 21 et ·22. La comparaison n'est pas tout à fait juste pour Jones, dont certaines critiques ,du système ricardien pouvaient très bien se justifier. Le véritable précurseur de l' « Économie quantitative » fut Sir Josiah Child qui essaya de prouver que la conco­mitance de faibles taux d'intérêt et de grandes richesses indiquait que celles­ci résultaient de ceux-là.

GÉNÉRALISATIONS ÉCONOMIQUES ET RÉALITÉ 115

dant, pas une seule « loi » digne de ce nom, pas une généralisation quantitative de validité permanente n'a émergé de leurs efforts. Une certaine quantité d'intéressants documents statistiques -beaucoup d'utiles monographies sur des situations particulières, mais de «lois concrètes », d'uniformités substantielles du « com­portement économique », pas une - toutes les applications réel­lement intéressantes de la technique statistique moderne ont été effectuées, non par les Institutionalistes, mais par des hommes initiés aux complexités de l'analyse théorique « orthodoxe ». Et, à la fm de ces cent années, la plus grande crise de l'histoire les trouve stériles et incapables de tout effort utile -leurs thèses sont contredites, leurs généralisations faussées (1). Pendant ce temps, quelques penseurs isolés, utilisant l'appareil méprisé de la théorie déductive, ont porté notre connaissance de la théorie des fluctuations à un tel point que nous pouvons expliquer en termes généraux les fatals événements de ces dernières années, et peut­être même trouver d'ici peu la ·solution complète de l'énigme des dépressions.

4. La Fonction des études empiriques.

Mais que pouvons-nous dire des études réalistes du genre plus détaillé ? Ayant d~terminé la persistance de la rareté, la multi­plicité des facteurs de la production, l'ignorance de l'avenir, et les autres postulats qualitatifs de sa théorie, l'économiste est-il délié de l'obligation de garder contact avec la réalité ?

Il faut répondre résolument par la négative. La réponse néga­tive est implicite dans l'œuvre de tous les économistes qui, depuis Adam Smith et Cantillon, ont le plus contribué au développe­ment de la Science économique. Il ne s'est jamais vu que les tenants de' la tradition dite orthodoxe aient repoussé les études réalistes; comme Menger fa remarqué il y a de cela des années,

(1) Le discrédit de l'École _Historique en Allemagne est d'Il en grande partie à ce que ses membres n'ont rien compris aux troubles monétaires de la période de guerre et d'après·guerre. Il n'est pas improbable que l'échec complet de l' « Économie quantitative • dans la compréhension de la prédiction de la grande dépression soit suivie d'un éloignement ~emblable. On peut difficilement imaginer une faillite aussi complète ef aussi éclatante~

116 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

au plus fort de la Methodenstreit (1), l'école analytique n'a jamais été l'agresseur dans ces controverses. L'économie n'est pas une de ces 'sciences sociales qui discutent toujours les méthodes avant de «livrer la marchandise» elle-même ; s'il n'y avait eu l'École Historique, il n'y aurait pas eu de controverses méthodologiques, sauf celle~( se rapportant au statut de propositions particulières. La façon d'agir de l' «orthodoxie» a toujours été essentiellement catholique. ~es attaques, les tentatives d\~xclusion, sont toujours venues de l'autre côté. Les analystes ont toujours reconnu l'im­portance des études « réalistes >>, et ont eux-mêmes beaucoup contribué au développement de la technique de l'investigation. En vérité, il est notoire que les travaux les plus importants de ce genre ont émané, non de tels groupes «rebelles >> qui mettaient en doute l'application, en économie, des lois élémentaires de la pensée, mais bien plutôt de ces hommes mêmes qui étaient l'objet de leurs attaques. Dans l'histoire de l'économie appliquée, les œuvres d'un Jevons, d'un Menger, d'un Bowley, méritent bien plus de retenir notre attention que celles, mettons, d'un Schmol.;. ler, d'un Veblen, d'un Hamilton. Et ceci n'a rien d'étonnant. Seuls peuvent mener à bien des investigations réalistes ceux qui possèdent à fond les principes analytiques et qui ont une certaine notion de ce qu'on peut et de ce qu'on ne peut lég.timement espérer d'activités de cette sorte.

Mais quelles sont donc çes espérances légitimes ? Nous pouvons les ranger sous trois rubriques différentes.

La première, et la plus évidente, est de pouvoir contrôler l'application de différents types de constructions théoriques à des situation données. Comme nous l'avons déjà vu, la validité d'une théorie particulière .... repose sur sa dérivation logique des hypothèses générales qu'elle formule. Mais son applicabilité à une situation donnée dépend de la mesure dans laquelle ses concepts· reflètent effectivement les forces qui opèrent dans cette situation. Or, les manifestations concrètes de la réalité sont diverses et changeantes ; et, à moins de contrôler constamment les mots dont on se sert pour les décrire, on court toujours le danger de se méprendre sur le champ d'application d'un principe particulier. 'La terminologie de la théorie et celle de la pratique peuvent,

(1) Die 1rrthümer des Historismus, Préf.ace, pp. III et IV.

GÉNÉRALISATIONS ÉCONOMIQUES ET RÉALITÉ 117

malgré leur apparence d'identité, couvrir en fait des champs tout différents.

Éclairons cela par un exemple très si~ple. D'après la théorie monétaire pure, si la quantité de monnaie en circulation augmente les autres choses restant égales, la valeur de la monnaie doit baisser. Cette proposition est déductible des faits d'expérience les plus élémentaires de la science, et sa vérité est indépendante de toute épreuve inductive ultérieure. Mais elle n'est applicable à une situation donnée que si l'on comprend correctement ce qu'on entend par monnaie ; ce qui ne peut être découvert qu'en se référant à nouveau aux faits. Il se peut très bien qu'après une certaine période de temps, la signification concrète du terme « monnaie » ait changé. Si donc, tout en gardant le terme originel, nous nous mettons à interpréter une situation nouvelle en terme, du contenu originel, nous pouvons nous induire sérieusement en erreur. Nous pouvons même conclure à la fausseté de la théorie elle-même. A la vérité, c'est un fait bieJ! connu que cela s'est maintes fois produit au cours de l'histoire de cette théorie. Il est notoire que si l'École de la Monnaie a échoué dans sa tentative de faire admettre de façon permanente sa théorie de la Banque et du Change -pourtant si supérieure à d'autres égards à celle de ses adversaires -c'est parce qu'elle n'avait pas senti à quel point il était important d'inclure le Crédit bancaire dans sa con­ception de la monnaie. Ce n'est que par un examen minutieux et une recherche continuelle de l'ensemble changeant des faits (1) qu'qn peut éviter de pareilles méprises.

En second lieu, et en étroite liaison avec cette première fonction des études réalistes, nous pouvons attendre d'elles la révélation de ces postulats auxiliaires dont nous avons étudié le rôle dans la structure de l'analyse au chapitre précédent. En explorant des domaines différents de l'activité économique, nous pouvons espé­rer découvrir des types de configuration des données qui pourront être utiles à une étude analytique plus poussée.

Nous pouvons prendre encore un exemple dans la théorie de la monnaie. II. ressort clairemeJit de l'étude des procédés ac.tuels des banques d'émission que l'effet qu'exerceront sur la quantité

(1) Les travaux: des Professeurs Jacob.VINER, Canadian Balance of Inter­national lndebtedness, et TAUSSIG, International Trade, sont des exemples classiques de ce genre d'investigation.

118 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

de monnaie, au sens le plus large du mot, d~s additions déterminées à la réserve de métaux précieux, dépendra de la nature exacte des conditions légales et des usages concernant ces réserves. Par suite, dans l'élaboration complète de la théorie de la monnaie, il no'us faudra introduire des hypothèses altern~tives, qui tiendront compte des diverses possibilités en présence. Évidemment, ce ne sont pas là des possibilités qu'on épuise facilement par des réflexions générales sur la nature des banques d'émission. Seule une étude serrée des faits peut révéler les hypothèses ayant le plus de chances de correspondre à la réalité, les hypothèses, par conséquent, qu'il convient mieux de faire.

Enfin, en troisième lieu, nous pouvons espérer que les études réalistes nous donneront non seulement une connaissance de l'ap­plication de théories particulières, et des hypothèses qui les ajus­tent aux situations particulières, mais qu'elles nous permettront encore de découvrir les domaines où la théorie pure a besoin d'être formulée de nouveau et étendue. Les études réalistes· mettent en lumière 4es problèmes nouveaux.

On trouv~ le meilleur exemple de ce résidu encore inexpliqué dans ces fluctuations ~u commerce qu'on~ appelle de nos jours le cycle économique. C'est un fait bien connu que_ la théorie élémen­taire de l'équilibre ne donne aucune explication des phénomènes de« booms» et d'effondrement de prix. Elle explique les relations qui existent dans un système économique en état de repos. Comme nôus l'avons vu, elle peut, en étendant dans une certaine mesure ses hypothèses, décrire les différences entre les groupes de rela­tions qui résultent de configurations différentes des donnée,s. Mais elle ne peut expliquer sans études plus poussées l'existence dans le système économique de tendances qui conduisent à un dévelop­pement disproportionné. Elle n'explique pas les contradictions entre l'offre totale et la demande totale au sens où l'on prend ces termes dans la célèbre loi des marchés (1 ). Cependant, ces con­tradictions existent indiscutablement, et toute tentative d'inter­prèter la réalité exclusivement dans les termes d'une théorie de ce genre doit nécessairement laisser un résidu de phénomènes qui ne peuvent s'intégrer dans ses- généralisations. ·

(1) Sur tout ceci voir HAYEK, Monetary Theory and The Trade Cycle, chap. 1 et n, passim.

GÉNÉRALISATIONS ÉCONOI\-\IQUES ET RÉALITÉ 119

C'est là un cas très clair où les études empiriques nous mettent face à face avec les insuffisances de certaines généralisations. Et la fonction principale des études réalistes dans leur rapport avec la théorie consiste peut-être précisément à révéler des lacunes de ce genre (1). L'économiste théoricien qui désire sauvegarder les· implications de sa théorie, doit continuellement « mettre à l'épreuve», dansl'explication des situations particulières, les géné­ralisations qu'il a déjà atteintes. C'est dans l~examen des cas par­ticuliers qu'apparaîtront les lacunes de la structure de la théorie existante.

Mais ceci n'équivaut nullement à dire que les solutions des pro­blèmes ainsi présentés seront elles-mêmes découvertes par la simple multiplication d'observations de divergences de cette sorte. Ce n'est pas là la fonction de l'observation, et toute l'~istoire des diverses « révoltes inductives » montre que toutes les études basées sur cet espoir se sont avérées absolument stériles. Ceci est particulièrement vrai de la théorie du cycle économique. Tant que les chercheurs de ce problème se contentèrent de multiplier les séries de temp.s et d'accumuler des coefficients de corrélation, aucun progrès significatif ne put être discerné. Le progrès n'est apparu quelorsqùe.vinrent des hommes prêts à entreprendre la tâche entièrement différente consistant à partir de là pù s'arrêtait l'analyse théorique élémentaire, et à faire dériver de l'intro­duction d'autres hypothèses , de cette nature qualitative élé­mentaire que nous avons déjà examinée une explication des fluc­tuations pouvant être compatible avec les hypothèses de cette analyse. Il ne peut y avoir dé meilleur exemple du rapport cor­rect entre ces deux branches d'études. Les études réalistes peuvent suggérer le problème à résoudre. Elles peuvent éprouver le champ d'application de la réponse, lorsqu'on la possède. Elles peuvent révéler des hypothèses utiles pour une élaboration théorique plus poussée. Mais c'est la théorie et seulement la théorie qui peut donner la solution. Toute tentative de retourner le rapport doit inévi.tablement conduire au nirvana de l'observation et de l'enre .. gistrement stériles.

D'ailleurs - et ceci nous ramène au point d'où nous étions

(1) Une autre fonction importante, cette fois par rapport à la pratique, sera étudiée dans la section suivante.

120 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

partis -il n'y a pas de raison de croire que les généralisations qui peuvent être élaborées pour expliquer les résidus découverts de f'~tte façon auront un caractère rien .moins que général. Pour les raisons que nous avons déjà examinées, l'espoir de donner aux catégories de l'analyse pure un contenu permanent et particulier est vain. En mettant la théorie pure« à l'épreuve» dans des situa­tions concrètes et en lui renvoyant les difficultés résiduelles, nous pouvens espérer améliorer et étendre sans cesse notre appareil analytique. Nous ne devons pas nous attendre à ce que ces études nous permettent de dire quels biens doivent être des biens écono­miques et quelles valeurs précises leur seront attachées dans les différents cas. Dire cela n'est pas abandonner l'espoir de résoudre jamais un véritable problème d'Économie politique. C'est recon~ naître simplement ce qui est et ce qui n'est pas contenu dans les limites nécessaires de notre sujet d'études. Prétendre qu'il n'en est pas ainsi n'est que rodomontade pseudo-scientifique.

5. Le Caractère inéluctable de la Loi économique.

Mais reconnaître que les lois économiques sont générales par nature n'est pas dénier la réalité des nécessités qu'elles décrivent, ni diminue~ leur valeur comme instruments d'interprétation et de prédiction. Bien au contraire, après avoir soigneusement déli­mité la nature et la portée de ces généralisations, nous pouvons affirmer avec une confiance d'autant plus grande leur complète nécessité dans ce domaine.

Les lois économiques décrivent des implications inévitables. Partant des données qu'elles postulent, les conséquences qu'elles président s'ensuivent nécessairement. En ce sens, elles sont sur le même pied que les autres lois scientifiques, et aussi peu capables qu'elles d'être «suspendues ». Si, dans une situation donnée, les faits sont d'un certain ordre, nous pouvons en déduire avec une certitude complète que d'autres faits que cette situation nous permet de décrire sont également présents. La raison de ce fait apparaîtra facilement à ceux qui auront bien compris les impli­cations des propositions établies au chapitre précédent. Si la «situation donnée »est conforme à un certain type, certains autres traits doivent également être présents, car leur présence est

GÉNÉRALISATIONS, ÉCONOMIQUES ET RÉ~ITÉ 121

« déductible » du type originellement postulé. La méthode ana­ly;tique est simplement une manière. de découvrir les conséquences nécèssaires qui découlent d'arrangements complexes de faits -conséquences dont la correspondance à la réalité n'est pas aussi immédiatement discernable que celle des postulats originels. Elle est un instrument pour découvrir toutes les implications de sup­positions données. Une fois admise la correspondance de ses hypo­thèses originelles avec les faits, ses conclusions· sont inévitables et inéluctables.

Tout ceci devient particulièrement clair si nous considérons le mode de procéder de l'analyse graphique. Supposons par exemple que nous voulions montrer les effets exercés sur les prix par l'éta­blissement d'un léger impôt. Nous faisons certaines suppositions sur l'élasticité de la demande, certaines suppositions sur les fonc­tions de coût, nous les incorporons dans le diagramme habituel, et nous pouvons lire immédiatement les effets exercés sur les prix (1). Ces effets sont impliqués dans les suppositions originelles. Le diagramme a simplement rendu explicites les implications cachées.

C'est cette inévitabilité de l'analyse économique qui lui donne sa considérable valeur de pronostic .. Nous avons déjà suffi­samment souligné que la science économique n'a ancun moyen de prédire de façon prophétique la configuration des données à quelque moment particulier. Elle ne peut prédire les changements des estimations. Mais, à partir des données d'une situation parti'"' culière, elle peut tirer des conclusions inévitables quant à leurs impli~ations. Et si les données demeurent inchangées, ces impli­cations se réaliseront sûrement. Elles doivent se réaliser, car elles sont impliquées dans la présence des données originelles.

Nous pouvons, à ce point précis, découvrir une autre fonction encore de l'investigation empirique. Elle peut mettre en lumière les faits changeants qui permettent la prédiction dans une situa­tion donnée quelconque. Comme nous l'avons vu, il est tout à fait improbable qu'elle puisse jamais découvrir les lois de leurs chan­gements, car les données ne sont pas soumises à des influences causales homogènes. Mâis elle peut nous donner .des renseigne­ments valables au moment particulier en question. Elle peut nous

(1) Voir par exemple DALTON, Public Finance, 2e éd., p. 73.

122 LA SCIENCE ÉCONÇ>MIQUE

donner une certaine idée de la grandeur relative des différentes forces en présence. Elle peut fournir une base à d'instructives conjectures sur la direction possible dit changement. Et l'une des fonctions principales des études appliquées est indubitablement non pas de rechercher des lois « empiriques >> là où ces lois ne peuvent être trouvées, ma1s de donner de temps en temps une. certaine connaissance des données changeantes sur lesquelles on peut, dans la situation donnée, baser la prédiction. Elle ne peut remplacer l'analyse formelle. Mais elle peut indiquer quelle est, dans les différentes situations, l'analyse formelle appropriée, et elle peut donner à ce moment un certain contenu aux catégories formelles:

Certes, si les autres choses ne demeurent pas inchangées, les conséquences prédites ne suivent pas obligatoirement. Ce truisme élémentaire, nécessairement implicite dans toute prédiction scien­tifique, doit être particulièrement gardé au premier plan de l'at­tention lorsqu'on étudie ce genre de pronostic. L'homme d'État qui avait dit« Celeris pari bus au diable!>> a de nombreux disciples enthousiastes parmi les critiques de l'économie ! Il n'est pas une personne de bon sens qui soutiendrait que les lois de la mécanique dussent être invalidées si une expérience destinée à les illustrer était interrompue par un -trembleme11t de terre. Cependant, une grande majorité du public profane et un bon nombre de soi-disant économistes critiquent çontinuellement des propositions bien établies pour des motifs tout aussi faibles (1), On impose un droit

(1) Voir par exemple les diverses «réfutations )) statistique<; de la théorie quantitative de la monnaie parues ces dernières années. Qu'il nous suffise de rappeler sur tout ceci les commentaires de Torrens sur Tooke. « On peut considérer l'histoire des prix comme une étude psychologique. M. Tooke commença ses travaux en di>ciple de Horner et de Ricardo, et tira, par pure réflexion, un certain édat de son alliance avec ces noms illustres; mais sa capacité de rassembler des faits contemporains l'emportant sur ses facultés perceptives et logiques, cette accumulation de faits l'entraîna dans un labyrinthe d'erreur. Comme il ne pouvait percevoir qu'un principe théorique- susceptible cependant d'entraîner irrésistiblement l'assentiment dans toutes les circonstances coïncidant avec les prémisses dont il était déduit - devait être appliqué avec limitation et correction dans tous les cas ne coïncidant pas avec les prémisses, il se méprit totalement sur Ja propo­sition qu'avait avancée Adam Smith, et imputa à cette haute autorité l'idée absurde que les variations de la quantité de monnaie faisaient varier les valeurs monétaires de toutes les marchandises en proportions égales, tandis que les valeurs des marchandises, dans leurs rapports mutuels, variaient en proportions i:nér.ales. Les raisonnements dérivés de cette extraordinaire

GÉNÉRALISATIONS ÉCONOMIQUES ET RÉALITÉ J23

protecteur sur l'importation de marchandises dont les conditions de production intérieure sont telles que l'on peut être certain, si les autres choses demeurent inchangées, que cette protection aura pour effet de faire hausser les prix. Pour des raisons tout à fait adventices, progrès de la technique, baisse du prix des matières premières, réduction des salaires, etc., les coûts sont réduits, et les prix ne S'' élèvent pas. Aux yeux du grand public et des écoD:o­mistes « institutionalistes », les généralisations de l'économie sont infirmées. Les lois de l'offre et de la demande sont suspendues. Les prétentions factices d'une science qui ne considère pas les faits sont mises à nu. Et cretera, et cretera. Et pourtant, q~i a jamais demandé aux praticiens de n'importe quelle autre science de prédire le cours complet d'une histoire incontrôlée ? '

Sans doute, le fait même que, dans la masse, les événements sont incontrôlés (1), que les frontières des données s'étendent si loin et sont tellement exposées à des influences provenant d'endroits absolument inattendus, peut rendre la tâche de prédiction, malgré tout le soin qu'on peut y apporter, extrêmement hasardeuse. En bien des cas, de faibles changements dàns des groupes parti­culiers de données risquent à tel point d'être contrebalancées par

méprise conduisirent nécessairement à d'extraordinaires conclusions. Per­suadé qu' Ada:m Smith avait correctement établi en principe universellement vrai que les variations du pouvoir d'achat de la monnaie faisaient varier les prix de toutes les marchandises en proportions égales, et ne trouvant, à mesure qu'il poursuivait ses investigations sur les phénomènes du marché à différentes périodes, aucun exemple où l'expansion ou la contraction de la circulation ait fait monter ou baisser les prix des marchandises en proportions égales, il arriva, par une inférence strictement logique tirée de prémisses aussi illogiquement posées, à sa grande découverte - à savoir qu'aucun' accroissement de l'instrument de circulation ne peut avoir pour efiet d'aug­menter les prix • (The Principles and Operation of Sir Robert Peel's Act of 1844 Explained and Defended, tre éd., p. 75).

(1) Le prétendu avantage du « planisme » économique - à savoir qu'il donne une plus grande certitude quant à l'avenir- dépend de la supposition que sous un régime de « planisme •, les forces de coiitrùle actuelles, c'est-à­dire les choix des consommateurs et épargnants individuels, seront elles-mêmes soumises au contrôle des pianistes. Nous avons alors la situation parado~ale suivante : ou bien le pianiste ne peut disposer de l'instrument qui permet de calculer les fins de la communauté qu'il entend servir, ou bien, s'il rétablit C'et instrument, il supprime la raison d'être de son « plan •· Naturellement, le dilemme ne se présente pas s'il se croit lui-même capable d'interpréter ces fins, ou _;__ ce qui est beaucoup plus probable - s'il n'a pas l'intentio.n de servir à'autr<'S fins que celles qu'il croit appropriées. Aussi étrange que ct:la paraisse, cela se rencontre assez souvent. Grattez un aspirant-pianiste et vous trouverez généralement un aspirant-dktateur.

124 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

d'autres changements se produisant indépendamment le~ uns .des autres et simultanément, que la valeur de pronostic t"irée de la connaissance des tendances en action est bien faible. Mais il y a certains grands changell!ents, englobant généralement tout à la fois de nombreuses branches de production ou de dépense, où la connaissance des implications fournit une base très solide à des conjectures d'une forte probabilité. Tel est particulièrement le cas dans le domaine des phénomènes monétaires. Il est indiscu~ table qu'une connaissance même très élémentaire de la théorie quantitative avait une immense valeur de pronostic durant la guerre et la période de troubles qui la suivit. Si les spéculateurs qui achetaient des marks allemands, dans l'espoir confiant de voir cette monnaie reprendre automatiquement sa valeur ancienne, avaient eu de la théorie de la monnaie une connaissance aussi grande, mettons, que celle de Sir William Petty, ils auraient su que ce qu'ils faisaient était tout bonnement ridicule. De même, il devient de plus en plus clair, pour des raisons purement analy­tiques, qu'à partir du moment où ont apparu les signes d'un boom majeur dans le commerce, la survenance de la crise et de la dépression était à peu près certaine ; et cela, bien qu'on ne puisse prédire la date de la crise ni la durée de la dépression, car ces questions dépendent des volitions humaines qui se produisent après l'apparition de ces indications. De même, en c.e qui concerne le marché du travail, il est indéniable que certains types de poli­tique du salaire doivent mener au chômage, si les autres ch~ses demeurent égales : et la connaissance de la manière dont les «autre choses »doivent changer pour qu'il soit possible d'éviter cette conséquence permet très souvent de prédire avec une cer­titude considérable les résultats réels de politiques données. Ces choses se sont constamment vérifiées dans la pratique. Aujour­d'hui, seul celui qui est aveugle parce qu'il ne veut pas voir est prêt à les nier. Si certaines conditions sont présentes, en l'absence de nouvelles complications, certaines conséquences sont inévi­tables.

6. Les Limitations de ·la Loi économique.

Néanmoins, les· lois économiques ont leurs limites, et, si nous voulons les utiliser sagement, il importe que nous sachions exac-

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tement en· quoi ces limitations consistent. A la lumière de ce que nous avons déjà dit, ceci n'offre pas de grandes difficultés.

L'élément irrationnel dans l'univers discursif de l'économiste repose derrière l'estimation individuelle. Comme nous l'avons déjà vu, il n'y a aucun moyen valable de déterminer les mouvements probables des échelles d'estimations relatives (1). C'est pourquoi nous prenons dans toute notre analyse les échelles d'estimations comme des données. C'est seulement ce qui découle de ces sup­positions .données qui a un caractère d'inévitabilité. C'est seule­ment là que nous trouvons le régime de la loi.

Il s'ensuit, par conséquent, qu'on ne peut dire des lois écono­miques qu'elles se rapportent aux mouvements des échelles rela­tives ; la causation économique ne fait qu'étendre la portée de leurs implications originelles. Ceci ne veut pas dire qu'on ne puisse observer des changements dans les valeurs. Ceux-ci sont évidem­ment la préoccupation principale de l'Économie théorique. Cela veut dire simplement qu'en tant qu'économistes, nous ne pouvons remonter derrière les changemep.ts dans les estimations indivi­duelles. Nous pouvons expliquer, en termes de loi économique, des relations découlant de conditions techniques et d'estimations relatives données. Nous pouvons expliquer des changements dus à des variations de ces données. Mais nous ne pouvons expliquer les changements dans les données elles-mêmes. Pour bien séparer ces types de changements les Autrichiens (2) distingu~nt entre les changements endogènes et les changements exogènes. Les uns surviennent à l'intérieur d'une structure d'hypothèses donnée. Les autres viennent du dehors.

Nous pouvonsvoir le rapport de ces distinctions avec le pro­blème du pronostic en considérant une fois de plus les implications de la théorie de la monnaie. Étant donné certaines hypothèses sur la demande de la monnaie, nous pouvons légitimement affirmer qu'une augmentation de volume de n'importe quelle monnaie sera suivie d'une baisse de sa valeur externe. C'est là un changement

(1) Il faut observer que ceci n'équ!vaut pas à dire qu'il n'y a aucun moyen valable de définir le mouvement· probable de la courbe de demande. Il importe de comprendre que la courbe de demande doit être conçue comme dérivée d'un système d'indifférence plus fondamental, et c'est à celui-ci que se rapporte notre proposition.

(2) Voir spécialement STRIGL, Aenderungen in den. Daten. der Wirtschaft {Jahrbücher für Nationa/Okonomie und Statistik, vol. CXXVIIl, pp. 641-662).

126 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

endogène. Il découle des hypothèses originelles, et, tant que celles­ci subsistent, il est évidemment inévitable. Nous n'avons cepen.: dant pas le droit d'affirmer, comme on l'a fait si fréquemment ces dernières années, que si le taux de change baisse, l'inflation doit suivre nécessairement. Nous savons que cela se produit très sou­vent. Nous savons que les gouvernements sont souvent bêtes et lâches, et que les idées fausses sur les fonctions de la monnaie sont très largement répandues. Mais il n'y a pas de liaison inévitable entre une baisse du change et une décision . de faire marcher la «planche à billets». Une nouvelle volition humaine interrompt la

·chaîne de« causation ».Mais entre l'émission du papier-monnaie et la baisse de sa valeur externe, on ne constate aucun changement dans la disposition à l'action supposée chez les divers sUjets économiques concernés. Tout ce qui se produit, si l'on peut dire~ est que l'indice du change descend à un niveau inférieur.

On peut trouver un exemple plus complexe de la même dis­tinction dans la controverse sur les Réparations. Supposez qu'on puisse montrer que la demande externe de produits allemands manquait d'élasticité, de sorte que pendant un temps assez court tout au· moins, le poids du transfert nécessaire de la charge des réparations sur la charge des impôts domestiques fût considé­rable. Dans ces conditions, on pourrait soutenir que la crise observée était due directement à des facteurs purement écono­miques. C'est-à-dire que jusqu'au point où survient la panique, les diverses difficultés étaient entièrement dues à des obstacles implicites dans les conditions données de l'offre et de la demande mondiales (1). Mais supposez qu'on puisse montrer que la cause première de cette difficulté était une panique financière, provo­quée par la crainte d'une révolte politique contre le volume de la charge des impôts à l'origine ; on ne peut plus prétendre que le processus de causation était intégralement économique. Il inter­vient une réaction politique contre la charge de l'impôt, La « crise du transfert » provient de causes extérieures (2).

(1) C'est le cas limite étudié dans l'ouvrage du Dr MACHLUP, Transfer und Preisbewegung (Zeitschrift Jür NationalOkonomie, vol. I, pp. 555-561).

(2) Le Professeur Soute:r dit que les mots lui manquent pour qualifier le genre d'esprit qui se platt à faire de telles distinctions (op. cil., p. 139). Mais les considérations méthodologiques mises à part, il y a stlrement de très solides raisons de commodité pour les observer. J'ose croire que sil'on avait demandé au Professeur Souter de conseiller un gouvernement sur ces

GÉNÉRALISATIONS ÉCONOMIQUES ET RÉALITÉ 127

Or il est certain qu'il n'est pas toujours· facile de faire cette distinction. Dans certains cas, il peut y avoir un lien entre le taux de rémunération et l'accroissement de la quantité et de la qualité de la population travailleuse. Que faut-il en ·penser ? En ce qui concerne la réaction, c'est endogène. Mais en ·ce qui concerne la configuration de la demande sur le marché, elle est exogène. Il apparaît des hommes nouveaux avec des échelles d'estimations relatives nouvelles. De plus, comme le Professeur Knight l'a sou­vent signalé, la situation est encore compliquée par ce fait qu'il existe dans certaines sociétés des stimulants financiers bien défmis qui poussent certains individus à produire des changements dans les données. On consacre des fortunes à changer les connais­sances techniques par la recherche, et les goûts des sujets écono­miques par la persuasion. Eu égard à ces changements, il est dif­ficile de faire une distinction. Nous devons admettre que le système est « boiteux ». Néanmoins, la classification reste assez intelligible dans une grande partie du domaine, et apporte une contribution positive à l'élaboration d'ùne pensée claire. Il paraît donc essentiel de la garder, tant que ces matières n'auront pas été élucidées plus à fond.

De la même façon, il faut reconnaître que certains genres de changements exogènes, semblant étroitement liés aux change­ments survenant à l'intérieur de !a chaîne de causation écono­mique, sont assez souvent impliqués dans l'étude des problèmes pratiques. Dans la sphère des problèmes monétaires, personne ne songera à nier. que le danger d'une baisse du change entraînant les autorités monétaires d'un pays donné à faire de l'inflation ne se rapporte à notre discussion. Dans le domaine de la politique douanière, le fait qu'un tarif protecteur pourrait tendre à créer une communauté d'intérêts monopolistiques entre les producteurs nationaux, est certainement une probabilité qu'un

questions, il serait arrivé un moment où, après avoir diagnostiqué les fac­teurs • économiques •, le Professeur Souter se serait tourné et .aurait dit : c Mais maintenant il y a évidemment le problème poÜtique : que fera le peuple ? • Et il aurait pu ajouter avec Cantil1on : • Mais ce n'est pas mon affaire •· Ou, en véritable hégélien bon teint, prenant toute science pour son domaine, il aurait pu se lancer dans une dissertation sur ce qui est poli­tiquement possible et sur ce qui ne l'est pas. Mais il aurait fait la distinction. Et nous aurions pu ensuite discuter amicalement sur la dénomination qu'il lui aurait donnée.

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administrateur pratique ne saurait négliger. Il y a ici, comme dans bien d'autres cas, toute une pénombre de probabilités psycholo­giques, qu'il est parfois commode, pour des raisons purement prs:ttiques, de prendre en considération (1 ). Sans doute, la clair­voyance nécessitée par ces problèmes est souvent d'un ordre extrêmement élémentaire, encore qu'on puisse être surpris du nombre de personnes à qui elle fait défaut. Sans doute la plupart des probabilités en question soht-elles des certitudes virtuelles. Il est peu probable que des gens en possession de leur raison les mettent en doute en tant que maximes d'action de pratique politique. Cependant, ceux qui participent aux discussions de ce genre n'ont pas tous leur plein bon sens, et, s'il est très souhai­table que l'éoonomiste désireux de voir les applications de sa science porter leurs fruits soit très versé dans les disciplines appa­rentées et soit prêt à invoquer leur aide, il est aussi très désirable qu'on reconnaisse la distinction entre ces généralisations qui sont économiques au sens que nous avons adopté ici, et' ces générali­sations de la « pénombre sociologique » qui ne possèdent pas le même degré de probabilité. Les éèonomistes 'n'ont rien à perdre à minimiser plutôt qu'à exagérer l'étendue de leur certitude. En fàit, ce n'est que dans ce ca~ .. qu'on peut s'attendre à voir l'im­mense pouvoir de persuasion de ce qui reste avoir libre durière.

(1) Comme dans la première édition, j'ose attirer l'attention du lecteur sur les mots réels utilisés dans cette prescription. Je plaide ici pour plus d'exactitude dans le mode d'exposition, et non pour une rigueur exagérée dans le domaine spéculatif. Je suis très loin de proposer que, dans l'étude des problèmes pratiques, les économistes s'abstiennent d'envisager la proba­bilité de ces changements dans les données dont la causation est en dehors des limites strictes de la Science économique. En vérité, je suis enclin à croire qu'il y a là un terrain de spéculation sociologique sur .lequel les écono­mistes peuvent avoir de sérieux avantages sur les autres. C'est un domaine où ils ont certainement fait jusqu'à présent beaucoup plus que les autres­il suffit de penser aux diverses discussions sur les formes possibles d'une Commission douanière dans une communauté démocratique, ou aux condi­tions nécessaires d'une administration burèaucratique d'une entreprise de production, pour voir le genre de choses à quoi je pense. Tout ce que je soutiens est qu'il est désirable de reconnaître la distinction entre le genre de généralisations qui appartient à ce domaine et celui qui appartient en propre à l'Économie.

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7. La Possibilité d'une Théorie du Développement économique.

Tout cela se rattache très intimement à la question que nous avons laissée en suspens à la fin du dernier chapitre. Ne pouvons­nous étendre nos généralisations de manière à englober les chan­gements dans les données ? Nous avons vu en quel sens on pouvait concevoir la dynamique économique - l'analyse du chemin par­couru dans le temps par un système procédant à des ajustements en conséquence de l'existence de conditions données. Ne pouvons­nous étendre notre technique de sorte que nous puissions prédire les changements de ces conditions données ? En bref, ne pouvons­nous élaborer une théorie complète du développement écono­mique?

Si l'analyse précédente est correcte, cette perspective paraît très douteuse. Si nous pouvions déterminer une fois pour toutes 1 'élasticité de la demande pour toutes les marchandies possibles et l'élasticité de l'offre pour tous les facteurs, et si nous pouvions affirmer la constance de ces coefficients, alors, certes, nous pour­rions concevoir un immense calc~l qui permettrait à un LapJace économiste de prédire l'aspect -économique de notre univers à n'importe quel moment ·dans l'avenir. Mais, comme nous l'avons vu, si ces calculs sont très utiles pour juger les potentialités immédiates de situations particulières, il n'y a aucune raison de leur attribuer une validité permanente. Notre Laplace écono­miste doit échouer précisément parce qu'il n'y a pas de constantes de cette sorte dans son système. Nous avons, pour ainsi dire, à redécouvrir à chaque instant nos diverses lois de la gravitation.

Mais n'est-il pas possible, dans un sens plus formel, de prédire de vastes changements des données ? Si nous ne sommes pas capables de prédire les goûts particuliers et les rapports entre les marchandises particulières, ne pouvons-nous, en introduisant dans notre conception du .changement endogène des changements du genre que nous avons décrit plus haut -réaction de la popu­lation à des changements de revenu, inventions provoquées, etc., -donner un aperçu formel très utile des développements pro­bables ?

Or, en ce qui concerne les changements dans la population, il n'y a pas de doute :il est possible de concevoir des mouvements

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se produisant en réponse à des excitations monétaires. Nous pou­vons concevoir, .comme le faisaient les économistes classiques, un équilibre final où. la valeur de la rémunération escomptée du travail serait égale au coût escompté de la mise au monde, de l'éduc~tion et de l'instruction des travailleurs. Mais il est douteux qu'il soit très profitable de supposer l'existence de ce rapport fonctionnel particulier dans des sociétés autres que les commu­nautés esclavagistes. Car nous devons nous souvenir que, sauf dans ce cas, nous n'avons pas le droit de supposer, comme le faisaient les classiques à une certaine époque, que les coûts qui s'égalisent avec les gains ont un caractère objectif: le salaire d'équilibre, en dehors de la société d'esclaves, est celui qui aménera une offre constante de travailleurs, et non simplement celui qui rendra leur sub'sistance physiologiquement possible. Cependant, en la prenant pour ce qu'elle vaut, on peut faire cette hypothèse.

Mais même ainsi, nous avons simplement décrit en termes formels une condition d'équilibre final. Nous n'avons rien fait qui nous permette de prédire des changements dans l'offre de main­d'œuvre. Les larges vicissitudes de l'opinion sur la grandeur facultative de la famille ou sur la quantité d'esclaves la plus désirable- tout cela est en dehors de la portée de notre technique de prédiction. Qui donc peut dire si ·les influences actuelles s'exerçant sur la natalité - qui risquent fort, si elles conti­nuent à agir pendant quelques millénaires, de réduire la popu­lation de l'Europe à quelques centaipes de milliers d'habi­tants - persisteront, ou si elles céderont devant l'assaut des croyances nouvelles, devant les nouvelles conceptions du devoir,· les nouvelles conceptions de ce qui est essentiel pour mener une vie bonne ? Nous pouvons tous hasarder nos conjectures. Mais l'analyse économique n'a sûrement pas grand'chose à voir avec tout ·cela.

Les perspectives ne sont guère meilleures si nous passons au domaine du changement et de l'invention techniques. Comme le Professeur Schumpeter l'a bien remarqué, même ici il est très difficile de concevoir des ajustements d'équilibre. Peut-être pour­rait-on y arriver avec quelque ingéniosité. Mais en quoi cela pourrait-il nous aider à prédire - ce qui serait nécessaire à une théorie du developpement au sens où nous prenons maintenant ce mot - la nature des changements à venir ? Quelle technique

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de l'analyse pouvait permettre de prédire à quoi .tendaient les inventions qui conduisirent aux chemins de fer d'une part, ·a!J. moteur à combustion interne de l'autre ? Même si nous croyons que, connaissant la technique, nous pouvons prédire le type de relation ·économique qui lui est associé- ce qui, à coup sûr, est extrêmement douteux - comment pouvons-nous prédire la tech­nique ? Comme les exemples que nous venons de donner le mon­trent abondamment, il n'est absolument pas vrai que la tendance soit toute en une seule direction. Supposer que, du point de vue de notre système, de tels changements soient imprévisibles ce n'est postuler aucun indéterminisme ultime.

De même, si nous passons à des changements du cadre légal à l'intérieur duquel nous concevons l'action des ajustements que nous étudions. On peut concevoir que l'objet de la science politique sous un aspect très important, entre dans le cadre de notre défi­nition de ce qui est économique. On peut concevoir les sys­tèmes de gouvernement, les relations de propriété, et ainsi de suite, comme le résultat d'un choix. Il est souhaitable qu'on approfondisse cette conception par une méthode analogue à celle d'une analyse mieux connue. Mais comment pouvons-nous définir à l'avance le choix qui sera fait? Comment pouvons-nous prédire la substance des systèmes politiques ?

C'est un fait bien connu qu'on a prétendu interpréter l'évo­lution des formes politiques en termes de d~stribution de pouvoir « économique » et de jeu de l'intérêt « économique >>. Et il serait absurde de nier qu'on puisse, dans certaines limites, fournir des explications de cette sorte qui seraient pour le moins intelligibles. Mais à voir les choses de plus près, les limites à l'intérieur des­quelles ces tentatives sont possibles apparaissent beaucoup plus étroites qu'on ne le croit souvent. Nous pouvons peut-être expli­quer des changements politiques particuliers en fonction de l'« in­térêt »de groupes particuliers' de producteurs ; le mécanisme du marché peut au moins donner m1 indice vague et superficiel d'un intérêt manifesté pendant une courte période susceptible d'être défini d'une façon objective. Mais la plausibilité des explications plus grandioses de ce genre repose sur l'hypothèse que les .intérêts de groupes plus larges peuvent également être définis de façon objective. Ce qui n'est pas vrai du tout. Bien loin de justifier ce genre d'explication économique, l'analyse éc~nomique en montre

132 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

l'inanité. Le concept d'intérêt. impliqué par toutes ces explications n'est pas objectif mais subjectif. Il est fonction de ce que les gens croient et sentent. Et il n'est pas de technique en économie qui nous permette de prévoir ces permutations de l'esprit. Nous pou­vons prévoir leurs effets quand elles se sont manifestées. Nou·s pouvons faire des conjectures sur les effets de changements hypo­thétiques. Nous pouvons considérer des formes alternatives et étudier leur stabilité et leur tendance au changement. Mais pour ce qu1 est de notre capacité réelle de prédire un processus de changement, avec sa dépendance manifeste d'éléments hétéro­gènes de contingence, de persuasion, et de force aveugle, nous devons, en toute humilité, être modestes dans nos prétentions.

Ainsi, en dernière analyse, si l'étude de l'économie nous montre une région de lois économiques, de nécessités auxquelles est sou­mise l'action humaine, elle nous montre aussi une région où ces nécessités n'interviennent pas. Ce n'est pas dire qu'il n'y ait pas de loi, pas de nécessité dans cette région. C'est une question qüe nous n'abordons pas. C'est dire simplement que· de ce point de vue du moins, il y a certaines choses qu'il faut prendre comme des données ultimes.

CHAPITRE VI

LA SIGNIFICATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

1. 1 ntroduction.

Nous abordons maintenant la dernière' étape de notre étude. Nous avons étudié l'objet de. l'économie politique. Nous avons examiné la nature de ses généralisations et leur influence sur l'interprétation de la réalité. Nous avons enfin à nous demander: Quelle est la signification de tout cela pour la vie et la conduite sociales ? Quelle influence la science économique a-t-elle sur la pratique ?

2. La Loi de l'utilité marginale décroissante.

On croit parfois que certains développements de la Théorie économique moderne fournissent par eux-mêmes une série de normes pouvant servir de base à la pratique politique. On croit que la loi de l'utilité marginale décroissante fournit un crité­rium de toutes les formes d'action politique et sociale affectant la distribution. Cette loi, dit-on, justifie tout ce qui conduit à· une plus grande égalité, et qui ne contrarie pas la production ; elle condamne tout ce qui mène à l'inégalité. Ces propositions ont été soutenues par de très hautes autorités. Elles sont la base de très nombreux ouvrages sur la théorie des finances publiques (1). Une autorité telle que le Professe~r Cannan les a invoquées,.

(1) Voir par exemple EDGEWORTH, The Pure Theory of Taxation (Papers: Relating to Political Economy, vol. Il, p. 63 seq.).

134 LA" SCIENCE ÉCONOMIQUE

en s'adressant aux Socialistes Fabiens, pour justifier l'attitude des économistes (1). Elles ont reçu l'appui le plus large dans d'innombrables ouvrages d'Économie appliquée. On peut dire en toute certitude que la grande majorité des économistes anglais les acceptent comme des axiomes. Qu'il me soit permis cependant de dire, en toute modestie, qu'à mon avis, elles ne sont en fait aucunement ,confirmées par aucune doctrine d'économie scienti­fique, et qu'elles ont perdu toute créanc~ en dehors de ce pays.

L'argument utilisé pour soutenir ces propositions est bien "connu : mais il vaut la peine de le répéter explicitement, afin de bien montrer les points exacts où il est en défaut. La loi de l'utilité marginale décroissante implique que plus on a d'une chose et moins on en estime les unités additionnelles. Par conséquent, dit-on, plus <;>na de revenu réel, et moins l'on apprécie les unités additionnelles de revenu. L'utilité marginale du revenu d'un riche est donc moindre que l'utilité marginale du revenu d'un pauvre. Par conséquent, si l'on effectue des transferts, et si ces transferts n'affectent pas· de façon appréciable la production, l'utilité totale augmentera. Par conséquent, ces transferts se << justifient économiquement ».

A première vue, l'argument est extrêmement plausible. Mais, à voir les choses de plus près, il est tout simplement spécieux. Il repose sur une extension de la conception de l'utilité marginale décroissante à un domaine où elle est totalement illégitime. La «Loi de l'utilité marginale décroissante» telle qu'elle est invoquée ici ne découle pas du tout de la . conception fondamentale des biens éco;nomiques; et les suppositions qu'elle fait- que celles­ci soient vraies où fausses- ne peuvent jamais être vérifiées par voie d'observation ou d .. introspection. La .. proposition que nous considérons soulève la grande question métaphysique de la com­parabilité scientifique de différentes expériences individuelles. èeci vaut d'être examiné plus à fond.

La loi de l'utilité marginale décroissante est tirée, nous l'avons vu, de la conception de la rareté dès moyens par rapport aux fins qu'ils desservent. Elle suppose que tout individu peut ranger les biens en un certain ordre selon leur importance pour la conduite ; elle suppose qu'il est possible de dire· qu_e tel usage d'un bi~n est

1

(1) Voir Economies and Socialism (The Economie Outlook, pp. 59"-62).

SIGNIFICATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE 135

plus important que tel autre, en ce sen~ que la préférence lui sera accordée. Partant de cette bas~, il est possible de comparer l'ordre dans lequel on peut supposer que certaines alternatives seront préférées par un certain individu à l'ordre dans lequel ces alter­natives seront préférées par un autre individu. On peut construire ainsi une théorie complète de l'échange (1).

Mais c'est une chose de supposer qu'on peut établir des échelles montrant l'ordre dans lequel un individu préférera une série d'al­ternatives, et comparer l'arrangement d'une de ces échelles indi­viduelles avec l'arrangement d'une autre. C'est tout autre chose de supposer qu'il y a, derrière ces arrangements, des grandeurs pouvant elles-mêmes être comparées 1~ unes avec les autres. Une telle hypothèse n'est nécessaire dans aucune partie de l'analyse économique moderne, et diffère totalement de 1 'hypothèse des échelles individuelles d'estimations relatives. La théorie de l'échange suppose que je puis comparer l'importance que présente pour moi une dépense de 6 d. pour un kilo de pain et une dépense de 6 d. pour les autres alternatives offertes par les occasions du marché. Et cette théorie suppose que l'ordre de mes préférences ainsi exposé peut être comparé à l'ordre de préférences du boulan­ger. Mais elle ne suppose pas qu'il. soit nécessaire à aucun point de vue de comparer la satisfaction que j'éprouve à dépenser pour du pain à la satisfaction qu'éprouve le boulanger à recevoir 6 d. Cette comparaison est d'une nature entièrement différente. Elle n'est jamais nécessaire dans la théorie de l'équilibre, et n'est jamais impliquée par les hypothèses de cette théorie. Elle est nécessairement en dehors du cadre de n'importe quelle science positive. Déclarer que la préférence de A est au-dessus de la préférence de B par ordre d'importance, est tout à fait autre chose que de déclarer : A préfère n à rn et B préfère n et rn: en ordre différent. Cela implique un élément d'estimation conventionelle. Cette comparaison est donc essentiellement normative. Il n'y a pas de place pour elle dans la science pure.

1

(1) Il y a eu tellement de conceptions erronées basées sur une mauvaise compréhension de cette généralisation, que le Dr Hicks a proposé d'aban­donner complètement le titre actuel et de le remplacer par celui de loi du taux croissant de substitution. Personnellement, je préfère la terminologie établie, mais il est évident que la suggestion du Dr Hicks est tout à fait fondée.

136 LA SCIENCE ÉèONOMIQUE

Si ce qui précède reste encore obscur, les considérations sui­vantes, je l'espère, paraîtront décisives; Suppose~ qu'une diffé­rence d'opinion vienne à se manifester sur les préférences de A. Supposez que j'aie cru, qu'à certains prix, il préférait n à rn, et que vous ayez cru qu'aux mêmes prix il préférait m à n. Il serait facile de résoudre ce litige d'une manière purement scientifique. Nous pourrions demander à A ce qu'il en pense. Ou bien, si nous doutions de sa capa,cité d'introspection, nous pourrions l'exposer aux excitants en question et observer son comportement. Chacune de' ces épreuves pourrait fournir une base pour régler le litige.

Mais supposez que nous soyons d'avis contraire sur la satisfÇtc­tion que tire A d'un revenu de~ 1.000, et la satisfaction que tire B d'un revenu deux fois plus grand. Interroger A et B n'apporte­rait pas la solution. Supposons qu'ils ne soient pas d'accord : A soutient qu'il avait plus de satisfaction que B à la marge ; B soutient qu'il avait, au contraire, plus de· satisfaction que A. Il n'est pas nécessaire d'être un behaviouriste servile pour compren­dre qu'il n'y a là àucune preuve scientifique. Il n'y a aucun moyen d'éprouver la grandeur de la satisfaction de A comparée à celle de B. Si nous vérifiions l'état de leurs vaisseaux sanguins, c'est leur sang que nous éprouverions et non leur satisfaction. L'introspection ne permet pas à A de .mesurer ce qui se passe dans l'esprit de B, ni à B de mesurer ce qui se passe dans l'esprit de A. On ne peut comparer les satisfactions de personnes diffé­rentes.

Maintenant, je sais bien que, dans la vie quotidienne, nous supposons continuellement que cette comparaison peut être faite. Mais la diversité même des suppositions réelleme;nt faites à des lieux différents et à des époques différentes prouve leur nature conventionnelle. Dans nos démocraties occidental~s, nous sup­posons, pour certaines raisons, que les hommes sont capables dans des circonstances semblables, de satisfactions égales. De même que, pour des raisons de justice, nous supposons l'égalité de responsabilité dans des situations semblables entre les sujets de droit, nous sommes d'accord, pour des raisons de finances publiques, pour supposer l'égalité dans la capacité d'éprouver de la satisfaction de revenus égaux dans des circonstances s~m­blables entre les sujets économiques. Mais, bien qu'il soit peut­être très commode de supposer cela, il n'y a aucun moyen de

SIGNIFICATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE 137

prouver que cette supposition repose sur des faits vérifiables. Et si un représentant d'une autre civilisation voulait nous con­vaincre de notre erreur, nous persuader que les membres de sa caste (ou de sa race) étaient capables d'éprouver dix fois plus de satisfaction de revenus donnés que les membres d'une caste infé­rieure (ou d'une race «inférieure »), nous ne pourrions certes pas le réfuter. Nous pourrions nous moquer de lui. Nous pourrions nous soulever d'indignation, dire que son évaluation est odieuse, qu'elle conduit aux dissensions civiles, au malheur, aux privilèges injustes, etc., etc. Mais nous ne pourrions montrer qu'il se trom­pait, pas plus que nous ne pourrions montrer que nous avions raison. Et puisqu'au fond de nous-mêmes nous ne croyons pas que les satisfactions tirées par différents individus de moyens semblables soient également appréciables, il est ·assez ridicule de continuer à prétendre que notre façon de présenter les choses a une justification scientifique. On peut la justifier pour des raisons de convenance générale. On peut la justifier en invoquant des normes ultimes d'obligation. Mais on ne peut la justifier en invo­quant un genre quelconque de science positive.

C'est pourquoi cette extension de la loi de l'utilité marginale décroissante, qui est postulée dans les propositions. que nous exa­minons, est tout à fait illégitime. Et les arguments basés sur elle manquent par conséquent de fondement scientifique. Reconnaître cela est réduire substantiellement le bien-fondé d'un grand nom­bre de propositions qui s'arrogent aujourd'hui le titre de généra­lisations scientifiques dans les discussions courantes en économie appliquée. La conception de l'utilité relative décroissante Qa con­vexité vers le bas de la· courbe d'indifférence) ne justifie pas l'inférence que procéder à des transferts du riche au pauvre aug­mentera la satisfaction totale. Elle ne nous dit pas. qu'un impôt· progressif sur le revenu est moins préjudiciable à la richesse sociale qu'une capitation non progressive. En vérité, toute cette partie de la théorie des finances publiques qui traite de l' « utilité sociale » doit prendre une signification nouvelle. Elle est intéres­sante comme développement d'un postulat éthique ; mais elle ne découle pas du tout des hypothèses positives de la théorie pure. Elle est simplement le dépôt accidentel de l'association historique de l'économie politique anglaise avec l'utilitarisme ; et si l'on reconnaissait clairement ceci, les postulats Ùtilitaristes

138 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

dont elle découle et l'économie analytique avec laquelle elle a été associée deviendraient infiniment plus convaincants (1).

Mais supposons qu'il n'en soit pas ainsi. Supposez que nous puissions arriver à croire à la condition positive de ces hypothèses conventionnelles, commensurabilité d'expériences différentes, égalité de capacité de satisfaction, etc. Et supposez que, sur cette base,, nous ayons réussi à montrer que certaines politiques ont eu pour effet d'accroître l' « utilité sociale » ; même dans ce cas, il serait totalement injustifié de soutenir que cette dernière con­clusion légitimait par elle-même l'inférence que ces politiques devaient être accomplies. Car cette inférence soulèverait toute la question de savoir si l'accroissement de satisfaction pris en ce sens était socialement obligatoire (2). Et rien dans le corps tout entier des généralisations économiques, même élargi à ce point . par l'inclusion d'éléments d'estimation conventionnelle, ne nous donne le moyen de trancher cette question. Les propositions impliquant « doit être » sont sur un plan tout à fait différent des propositions

(1) Cf. DAVENPORT, Value and Distribution, pp. 301 et 571 ; BENHAM, Economie Welfare (Economica; juin 1930, pp. 173-187) ; M. St. BRAUN, Theorie der staatlichen Wirtschaftspolitik, pp. 41-44. Même le Professeur Irving Fisher, si soucieux de justifier sa méthode statistique de mesure de• l' • uti­lité marginale •, ne peut trouver de meilleure apologie pour son procédé que de dire : « Le doute philosophique est bel et bon, mais les problèmes de la vie ne peuvent attendre et, en fait, n'attendent pas • (Sconomic Essays in Honour of John Baies Clark, p. 180). Il ne me semble pas que le problème de mesurer l'utilité .marginale entre les individus soit par!ticulièrement pressant. Mais qu'ille ;oit ou qu'il ne le soit pas, il n'en demeure pas moins que le Professeur

. Fisher ne résout son problème qu'en faisant une hypothèse conventionnelle. Et prétendre que les hypothèses conventionnelles ont une justification scien­tifique ne semble pas faciliter en,quoi que ce soit la solution des problèmes pratiques. Dire que je suis capable d'éprouver une satisfaction égale à celle de mon voisin ne fait pas de moi un démocrate plus docile: cela me remplit d'indignation. Mais je suis parfaitement disposé à admettre qu'il convient de supposer qu'il en est ainsi. Je suis..t<>ut disposé à accept~r l'argument­et, en vérité, en tant qu'il se sépare des croyances dans les mythes raciaux ou prolétariens, je crois fermement que, dans les conditions modernes, les sociétés qui s'appuie.nt sur une autre hypothèse sont d'une instabilité inhé­rentè. Mais nous ne sommes plus à l'époque où l'on pouvait faire accepter la démocratie en prétendant que les jugements de valeur étaient des juge­ments. de réalité scientifique. Je crains que les mêmes critiques s'appliquent à l'ouvrage extrêmement ingénieux Methods for Measuring Marginal Utility du Professeur Ragnar FRISCH.

(2) Il se peut que l'hédonisme psychologique, dans la mesure. où il allait au delà de l'individu, ait impliqué des hypothèses non scientifiques ; mais ce n'était pas en soi une justification nécessaire de l'hédonisme éthique.

SIGNIFICATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE 139

impliquant « est ». Mais nous aurons l'occasion de revenir sur ce point (1 ).

3. La neutralité de la Théorie de l'Équilibre.

Le même type de critique s'applique exactement à toute ten­tative de faire en sorte que les critères de l'équilibre libre dans le système de prix soient en même temps les critères de la « justifi­cation économique )). La théorie pure de l'équilibre· nous permet de comprendre comment, étant donné les estimations des divers· sujets économiques et les faits de l'e~vironnement légal et tech­nique, on peut concevoir un système 'de rapports ne présentant aucune tendance à variation. Elle nous permet de décrire cette distribution des ressources qui, étanf donné les estimations de l'individu concerné, satisfait au mieu)Ç. la demande. Mais elle ne fournit en elle-même aucune sanction éthique. Montrer. que, d'ans certaines condit.ions, la demande est satisfaite de façon plus adé­quate que dans une série alternative de conditions, ne prouve pas que cette série de conditions soient désirable. Il n'y a pas de pénombre d'approbation autour de la théorie de l'équilibre. L'équilibre n'est que l'équilibre.

Certes, il est de l'essence de la conception de l'équilibre que, étant donné ses ressources initiales, chaque individu jouisse d'un espace de choix libre, limité. seulement par l'environnement matériel et par l'exercic~ d'une liberté semblable de la part des autres sujets économiques. En état d'équilibre, chaque individu est libre de se déplacer vers un point différent sur ses lignes de préférence, mais il ne le fait pas, car dans les circonstances pos­tu:tées, tout autre point serait moins préféré. Cette conception peut mettre en lumière les types d'institutions sociales nécessaires pour réaliser certaines normes de philosophie politique (2). Mais on ne peut pas considérer la liberté de choisir comme un bien · ultime. On peut ne pas trouver désirable, eu égard aux autres fms sociales, la création d'un état de choses offrant le maximum de

. (1) Voir infra, section 4. . (2) Voir deux articles très importants du Professeur PLANT, Co-ordination

and Competition in Transport (Journal of the Institute of Ttansport,'vol. XIII, pp.127-136); Trends in Business Administration (Economica, No 35, pp. 45-62).

140 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

liberté de choix. Montrer que, dans certaines conditions, le maxi­mum de liberté de cette espèce a été assuré, n'est pas montrer qu'il faille rechercher çes conditions.

D'ailleurs, il y a certaines limites évidentes à la possibilité de formuler des fins dans les offres de prix. Pour assurer les conditions dans lesquelles pourront apparaître les tendances d'équilibre, il doit exister un certain appareil légal, indépendant des enchères .de prix, mais cependant essentiel à leur exécution régulière (1 ). La condition négative de la santé, de l'immunité des maladies infectieuses, est une fin qui ne peut être entièrement att~inte par l'action individuelle. Dàns les conditions urbaines, le fait qu'un indi­vidu ne se soit pas conformé à certains principes sanitaires peut entraîner tout le monde dans une épidémie. Pour atteindre des fms de cette sorte, il faut nécessairement qu'on utilise les facteurs de la production d'une manière assez peu compatible avec une liberté corriplète de dépenser les ressources individuelles données. Et ·il est clair que la société, agissant comme corps politique de citoyens, peut formuler des fins qui contrarient plus énergique­ment encore les libres choix des individus qui la composent. Rien dans le corps de l'analyse économique ne justifi~ de prendre les fins pour bonnes ou pour mauvaises. L'analyse économique peut simplement indiquer les conséquences qu'auraient sur la dispo­sition des moyens de production les divers types de fins qui peuvent être èhoisis.

Pour cette raison, l'emploi des épithètes« écono;mique »et« non économique » pour décrire certaines politiques peUt être la source de nombreuses erreurs. Le critérium de l'économie qui découle de nos définitions originelles consiste à parvenir, avec les moyens les plus faibles, à des fins données. Il est donc parfaitement intel­ligible de dire d'une certaine politique qu'elle est << non écono­mique »si, pour atteindre certaines fins, elle utilise plus de moyens rares qu'il est nécessaire. Quand il s'agit des fms en tant qu'elles évaluent les moyens et en tant qu'elles se rapportent à la disposi::. tion de ceux-ci, on peut utiliser de façon absolument intelligible les termes « économique » et « non économique ».

Mais il n'est pas logique de les employer pour qualifi~r les

(1) Sur la nature du cadre légal de l'Activité économique- l' « organisa­tion • de l'économie, comme il l'appelle -l'ouvrage du Dr -strigl cité plus haut est très instructif. Voir STRiGL, op. cit., pp. 85-121.

SIGNIFICATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE 141

fins elles-mêmes. Comme nous l'avons vu déjà, il n'y a pas de fins économiques (1). Il n'y a que des façons- économiques et non économiques d'atteindre des fins données. Nous ne pouvons pas dire que la poursuite de fins données est non économique parce que les fins sont-non économiques; nous pouvons dire seulement: elle est non économique si les fins sont poursuivies avec une ·dépense inutile de moyens.

Ainsi, il n'est pas légitime de dire que faire la guerre est non économique si, eu égard à tous les problèmes et sacrifices que cela implique nécessairement, on juge· que le résultat prévu vaut le sacrifice. Il n'est légitime de la qualifier ainsi que si l'on estime atteindre cette fm avec un degré inutile de sacrifice.

Il en est de même de mesures plus spécifiquement «économiques» - pour prendre ce mot dans son sens populaire et confus. Si nous supposons que les fins de la politique publique soient de sauve­garder les conditions dans lesquelles les demandes individuelles, telles qu'elles sont reflétées par le système des prix, sont satis­faites dans des con !litions données de la façon la plus large pos­sible, il est légitime de dire que, sauf dans des circonstances très spéciales, qui sont d'ailleurs ignorées de ceux qui imposent ces mesures, un tarif protecteur sur le blé est non économique en ce qu'il dresse des obstacles à la réalisation de cette fin. Ceci découle clairement d'une analyse purement neutre. Mais si le but recherché dépasse ces fins - si le tarif est destiné à réaliser une fin non formulée dans les offres de prix des consommateurs -s'il s'agit par exemple d'assurer le ravitaillement alimentaire en prévision d'une guerre- il n'est pas légitime de dire qu'il est non écono­mique pour la seule raison qu'il se traduit par un appauvrissement des consommateurs. Dans ces circonstances, il ne serait légitime de le qualifier de non économique qu'en démontrant qu'il par­venait aussi à ses fins avec un sacrifice inutile de moyens (2).

Nous pouvons prendre encore le cas d'une réglementation du salaire minimum. C'est une généralisation bien connue de l'éco­nomie théorique qu'un salaire maintenu au-dessus du niveau d'équilibre implique nécessairement le chômage et la diminution de la valeur du capital. C'est une des déductions les plus élémen-

(1) Voir chap. n, sections 2 et 3 supra. (2) Voir notre article The Case of Agriculture dans Tarifls : The Case

Examined (édité par Sir William Beveridge).

142 LA SCIENCE ÉCONOMIQUe

taires de la théorie de l'équilibre économique. Toute l'histoire de notre pays depuis la guerre en prouve l'exactitude (1 ). L'opi­nion populaire que la validité de ces déductions << statiques » est viciée par la probabilité d'« améliorations dynamiques» amenées par la pression des salariés, dépend de ce qu'on néglige le fait que ces « àméliorations » sont elles-mêmes l'une des manifestations de l'amenuisement du capital (2). Mais une telle politique n'est pas nécessairef!lent non économique. Si, dans la société imposant cette politique, on croit généralement que le gain résultant de ce que les salaires ne sont pas payés au-dessous d'un certain taux fait plus que compenser le chômage et les pertes qu'implique cette politique, celle-ci ne peut être qualifiée de non économique. En tant qu'individus privés, nous pouvons .penser qu'un tel sys­tème de préférences sacrifie des accroissements tangibles des élé­ments du bonheur réel aux fms illusoires d'une simple diminution de l'inégalité. Nous pouvons soupçonner ceux qui chérissent ces préférences de manquer d'imagination. Mais rien dans l'économie scientifique ne nous donne le droit de formuler ces jugements. L'économie est neutre vis-à-vis des fins. L'économie ne peut se prononcer sur la validité des jugements ultimes de valeur.

4. Économie et Éthique.

A une époque récente, certains économistes, réalisant cette in~apacité de l'économie ainsi conçue d'apporter en elie-même· une série de principes valables en pratique, ont sou~enu la néces­sité d'étendre les frontières de cette science afin d'y comprendre

(1) Cf. HicKs, The Theory of Wages, chap. IX et x. Sur l'histoire d'après­guerre, consulter Wages, Priees and Unemployment (Economist, 20 juin 1931) du Dr BENHAM.

(2) Il es curieux qu'on n'ait pas compris cela d'une façon plus générale, car ce sont habituellement les partisans les plus enthousiastes de cette opinion qui dénoncent aussi le plus vigoureusement le chômage « causé • par la rationalisation. C'est évidemment à la nécessité de faire prendre au capital des formes rémunératrices au niveau du salaire le plus élevé que sont dfts à la fois le resserrement du capital social et la création d'une structure indus­trielle incapable de fournir un emploi à toute la population travailleuse. II n'y a pas de raison de croire qu'une politique de rationalisation non pro­voquée par le maintien des salaires à un niveau supérieur au niveau d'équi­libre aurait pour résultat le .chômage à l'état permanent.

SIGNIFICATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE 143

les études normatives. M. Hawtrey et M. J. A: Hobson, par exem­ple, ont soutenu que l'économie devrait non seulement prendre en considération les appréciations et les règles- morales en tant que données (de la façon indiquée plus haut), mais qu'elle devrait aussi se prononcer sur la validité dernière de ces appréciations et de ces règles. « L'éeonomie, dit M. Hawtrey, ne peut être séparée de l'éthique » (1 ).

Malheureusement, il·ne semble pas logiquement possible d'as­socier ces deux études autrement qu'en simple juxtaposition. L'économie s'occcupe de faits déterminables ; l'éthique d'appré­èiations et d'obligations. Leurs champs d'investigation ne sont pas sur le même plan discursif. Il y a, entre les généralisations des études positives et celles des études normatives, un abîme logique qu'aucune ingéniosité ne saurait déguiser et qu'aucune juxtaposition dans l'espace ou dans le temps ne saurait combler. La proposition suivant laquelle le prix de la viande de porc varie avec les variations de l'offre et de la demande découle d'une conception du rapport entre la viande de porc et les impulsions humaines, qu'on peut, en dernier ressort, vérifier par l'introspec­tion et l'observation. Nous pouvons demander aux gens s'ils sont disposés à acheter du porc et combien ils sont disposés à en acheter aux différents prix. Ou bien, nous pouvons observer leur compor­tement lorsqu'ils sont munis de monnaie et exposés aux invites sur les marchés de charcuterie (2). Mais dire qu'il est mauv.pis· d'apprécier la viande de porc ,.....- bien que cette proposition ait

(1) Voir HAWTREY, The Economie Problem, spécialen;1ent pp. 184 et 203-215, et HoBSON, Wealth and Life, pp. 112-140. J'ai examiné la thèse de M. Hawtrey d'une façon détaillée dans un article intitulé Mr Hawtrey on the Scope of Economies (Economica, N° 20, pp. 172-178). Dans cet article j'avais fait certaines remarques sur les thèses de l'école de l' c Économie du bien-être t que j'aurais formulées aujourd'hui d'une façon bien différente. De plus, je ne comprenais pas à cette époque la nature de l'idée de précision dans les généralisations économiques, et mon argumentation cdntenait une concession absolument inutile aux critiques de l'économie. Cependant, sur l'objet principal du litige, je n'ai pas à me retracter et, dans ce qui suit, j'ai emprunté un ou deux passages aux derniers paragraphes de cet article.

(2) Sur tout ceci, il me semble que les démonstrations de Max Weber sont à peu près définitives. En vérité, j'avoue être absolument incapable de comprendre par quel moyen on pourrait arriver à mettre en doute cette partie de la méthodologie de Max Weber. (Voir Der Sinn der • Werlfreiheit • der Soziologischen und Oekonomischen Wissenschaften, Gesammelte Aufsii.tze zur Wissenschajtslehre, pp. 451-502.)

144 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

grandement influencé la conduite de différentes races- est faire une proposition invérifiable. Les propositions impliquant le verbe ((doit)) diffèrent parle genre des propositions impliquant le verbe « est ». Et on ne voit pas quel bien on pourrait retirer à ne pas les maintenir séparées, ou à ne pas vouloir reconnaître leur dif­férence fondamentale (1 ).

Tout ceci n'est pas dire que les économistes ne puissent admet-, tre "comme postulats divers jugements de valeur, et, supposant la validité de ceux-ci, se demander quel jugement porter sur des propositions particulières d'action. Au contraire, comme nous le verrons plus loin, c'est précisément dans la lumière qu'elle pro­jette sur la signification et la substance de différentes estimations ultimes que consiste l'utilité de l'économie. L'économie appliquée consiste en· propositions du genre : « Si vous voulez faire ceci, vous devez faire cela » ; « Si telle ou telle chose doit être considérée comme le bien ultime, telle autre chose doit être évidemment incompatible avec elle». La seule chose qu'implique la distinction que nous soulignons ici est que la validité des hypothèses sur la valeur de ce qui existe ou de ce qui peut exister n'est pas sujette à vérification scientifique, comme l'est la validité des hypothèses portant simplement sur l'existence.

Ce n'est pas dire non plus que les économistes ne doivent pas s'occuper des questions éthiques, pas plus que l'affirmation que la botanique n'est pas l'esthétique n'équivaut à dire que les bota­nistes ne doivent pas avoir d'idées de leur cru sur le tracé d'un jar­din. Au contraire, il est grandement désirable que les économiste·s méditent longuement et amplement sur ces questions, car c'est seulement de cette façon qu'ils seront en mesure d'apprécier ce

(1} M. J. A. Hobson, commentant un passage de ma critique de M. Hawtrey qui était exposé en termes à peu près analogues, proteste en disant que • c'est refuser de reconnaître tout modus vivendi ou contact empirique entre les valeurs économiques et les valeurs humaines t (HoBsoN, op. cit., p.l29). Très juste, mais de quoi M. Hobson, et spécialement M. Hobson, se plaint-il 'l Je ne fais que débarrasser l'économie de ce que M. Hobson lui-même n'a jamais cessé de proclamer être une intrusion illégitime - c'est-à-dire de toute présomption ~ économique • que les estimations du marché seraient moralement respectables. Je ne peux m'empêcher de croire qu'un grand nombre de critiques de M. Hobson sur les méthodes de la science économique seraient réduites à néant si l'on adoptait de façon explicite la conception de la portée du sujet de l'économie politique que nous avons proposée plus haut.

SIGNIFICATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE 145

qu'impliquent les fins données des problèmes qu'ils ont à résoudre. Nous pouvons ne pas être d'accord avec J. S. Mill quand il dit qu' «il est peu probable qu'un ho.mme soit un bon économiste s'il n'est rien d'autre que cela». Mais nous pouvons au moins convenir que cet homme ne sera peut-être pas aussi utile qu'il pourrait l'être autrement. Nos axiomes méthodologiques n'impliquent aucune interdiction de nous intéresser à autre chose I Nous soute­no:qs seulement qu'il n'y a aucun lien logique entre les deux types de généralisations, et qu'il n'y a rien à gagner à invoquer les sanctions de l'un pour renforcer les conclusions de l'autre.

Et, mettant entièrement à part les questions de méthodologie, il y a une raison tout à fait pratique pour justifier ce procédé. Dans le tohu-bohu de la lutte politique, des différences d'opinion peuvent se manifester soit par des divergences quant aux fins, soit par des divergences quant aux moyens d'atteindre ces fms. Or, en ce qui concerne le premier type de divergence, ni l'économie ni aucune autre science ne peuvent fournir de solution. Si nous différons sur les fins, c'est une affaire du genre- que je vive ou que tu vives, ou vivre ou laisser vivre, - selon l'impor­tance du désaccord, ou la force relative des adversaires. Mais si nous différons sur les moyens, l'analyse scientifique peut souvent nous aider à résoudre notre différend. Si nous sommes d'avis con­traire sur la moralité du prélèvement de l'intérêt (et nous com­prenons de quoi nous parlons) (1), nous pouvons discuter à perte de vue. Mais si nous ne sommes pas d'accord sur les consé­quences objectives des fluctuations du taux de l'intérêt, l'analyse économique doit nous aider à résoudre ce conflit. Enfermez M. Hawtrey dans une chambre comme secrétaire d'un Comité com­posé de Bentham, de Bouddha, de Lénine et du Président de l'United States Steel Corporation, réuni pour statuer sur la morale de l'usure, et il est peu probable que M. Hawtrey puisse produire un « document voté à l'unanimité ». Réunissez ce même Comité pour déterminer les résultats objectifs d'une réglementation gou­vernementale du taux de l'escompte, et il ne semble pas dépasser les possibilités humaines d'obtenir l'unanimité - ou· tout au moins un rapport majoritaire, Lénine votant peut-être contre. II vaut sûrement la peine, afin de parvenir dans la mesure du

(1) Voir infra, section 5.

146 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

possible à un accord dans un monde où des différences d'opinion très évitables sont encore bien trop fréquentes, de délimiter soi­gneusement les. champs d'investigation où ce genre de règlement, est possible de ceux où l'on ne peut guère s'attendre à un résu~tat aussi favorable (1) - il vaut sûrement la peine de séparer la zone neutre de la· science des régions plus discutables de la philosophie morale et politique.

5. La Signification de la Science Économique.

Mais quelle est donc la significatioR de la Sci~nce économique ? Nous avons vu qu'elle ne pouvait fournir, dans sa propre structure de généralisations, dé normes valables en pratique. Elle est inca­pable de statuer sur la désirabilité de différentes fins. Elle est fondamentalement distincte. de l'éthique. En quoi consiste donc son incontestable signification ?

Sans doute, elle consiste précisément en ce fait que lorsque nous avons à choisir entre des éléments derniers, elle nous permet de le faire en pleine connaissance des implications de ce que nous choisis­sons. Lorsque nous sommes en présence du problème qui consiste

(1) En fait, la pratique des économistes de la tradiÙon • orthodoxe • a toujours été celle-ci_depuis l'avènement de l'économie scientifique. Voir par example CANTILLON, Essai sur la Nature du Commerce (Higgs éd., p. 85) : • C'est aussi une question bors de mon sujet de savoir s'H vaut mieux avoir une grande multitude d'habitants pauvres et mal approvisionnés, qu'un petit nombre bien mieux à leur aise. • Voir aussi RICARDO, Notes on Malthus, p. 188 ; « M. Say a très bien dit que le métier de l'économiste politique n'était pas de donner des conseils- il est là pour vous dire comment vous pouvez devenir riche, mais non pas pour vous conseiller de préférer la ricliesse à l'indolence ou l'indolence à la richesse.' & Certes, on a pu constater, de façon

occasionnelle, chez ceux des économistes qui avaient un parti pris hédonis­tique, une confusion de ces deux genres de propositions. Mais il s'en faut qu'il en ait été ainsi autant qu'on l'a généralement prétendu. La plupart des accusations de parti pris proviennent d'une répugnance à croire la vérité des faits que l'analyse économique met en lumière. La proposition que les salaires réels maintenus au-dessus du point d'équilibre impliquent le chômage est une inférence parfaitement neutre de l'une des propositions les plus élémentaires de l'économie théorique. Mais il est difficile d'en parler dans certains milieux sans être accusé sinon d'un intérêt sinistre, du moins d'une partialité désespérante envers les pauvres et les malheureux. De même, il est difficile d'énoncer aujourd'hui la banalité qu'un tarif général sur les importations affectera la demande extérieure de nos exportations, sans être pris pour trattre à son propre pays.

SIGNIFICATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE· 147

à décider entre telle et telle chose, nous ne sommes pas en droit d'attendre de l'économie la décision ultime. Il n'y a rien da:us l'économie qui nous délivre de l'obligation de choisir. Il n'y a rien dans aucune sorte de science qui puisse trancher le problème ultime de la préférence. Mais, pour être complètement rationnels, nous devons savoir ce que nous préférons. Nous devons être instruits des implications des alternatives. Car la rationalité du choix n'est rien de plus, rien de moins que le choix effectué en pleine connaissance des alternatives rejetées. Et c'est précisément là que l'économie acquiert Sfl signification pratiq~e. Elle peut nous montrer clairement les implications des différentes fins que nous voulons choisir. Elle peut nous permettre de vouloir en pleine connaissance de ce que nous voulons. Elle peut nous per­mettre· de choisir un système de fins compatibles les unes avec les autres (1).

Un ou deux exemples rendront ceci plus clair. Partons d'un cas où les implications d'un acte de choix sont mises en lumière. Nous pouvons reprendre une fois de plus un exemple que nous avons déjà considéré -l'imposition d'un tari(protecteur. Nous avons déjà vu que rien dans l'Économie scientifique ne nous permettait de qualifier cette politique de bonne ou de mauvaise. Nous avons dit que. si cette politique était décidée en pleine con-

. science des sacrifices impliqués, rien ne permet1 ait de la décrire comme non économique. Le choix fait de façon délibérée par un corps de citoyens, agissant collectivement, de sacrifier, dans l'in­térêt de fins telles que la défense du pays, la sauvegarde du paysage, etc., leurs choix particuliers de consommateurs, ne peut être qualifié de non économique ou d'irrationnel, s'il est effectué en pleine connaissance de cause. Mais il n'en sera ainsi que si les citoyens en question sont parfaitement conscients des implications objectives de la mesure qu'ils prennent. Et, dans une grande

(1) Il est peut-être utile de signaler que la comptabilité ainsi rendue pos­sible est une comptabilité dans la poursuite des fins, et .non une harmonie des fins en elles-mêmes. 'On peut soutenir que. la poursuite d'une fin est incompatible avec la poursuite d'une autre, soit sur le plan de l'estimation, soit sur celui de la possibilité objective. On peut dire ainsi qu'il y a incom­patibilité éthique à servir deux maîtres à la fois. Il y a incompatibilité objective à être avec chacun d'eux dans le même temps, à des endroits diffé­rents. C'est ce dernier genre d'incompatibilité dans le domaine de la politique sociale que l'économie scientifique devrait permettre d'éliminer.

148 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

société moderne, ils ne pourront avoir cette connaissance que par une analyse économique complexe. La grande majorité des gens, même les plus cultivés, à qui l'on demanderait d'exprimer leur avis sur l'opportunité, mettons, d'une protection de l'agriculture, penseraient seulement· aux effets exercés par ces mesures sur l'industrie protégée. Ils voient q~e ces mesures sont de nature à pro fi ter à l'industrie, et ils en concluent que ces mesures sont bonnes. Mais en réalité, comme le sait tout étudiant de première année, ce n'est qu'ici que le problème commence. Une technique analytique est nécessaire pour juger les répercussions ultérieures du tarif. C'est pourquoi il y a, dans le pays où le riiveau de l'instruction en économie politique n'est pas très élevé, une ten­dance constante à approuver des tarifs de plus en plus p~otecteurs.

Il ne faut pas croire non plus que l'utilité de cette analyse se limite à des'décisions sur des mesures isolées telles que l'imposition d'un tarif unique. Elle nous permet de juger des systèmes de politique plus complexes. Elle nous permet de voir quelles séries de fins sont compatibles les unes avec les autres, et quelles séries nè le sont pas, ainsi que les conditions dont dépend cette compa­nibilité. Et c'est là précisément que la possession d'une certaine technique devient à peu près indispensable, si l'on veut faire une politique rationnelle. Il est tout juste possible de vouloir ration­nellement atteindre des fins sociales particulières négligeant les estimations individuelles sans fairç grand appel à l'analyse. C'est le cas, par exemple, de crédits ouverts pour protéger le ravitail­lement en produits alimentaires de première nécessité. Il est presque impossible de vouloir mener à bien <;les politiques plus complexes sans le secours de cet instrument (1 ).

Prenons un exemple dans le domaine de la politique monétaire. C'est une déduction inévitable des tout premiers principes de

(1) Tout ceci devrait suffire pour répondre à ceux qui posent en principe que « la vie sociale· est bien trop complexe pour être jugée par l'analyse économique ». C'est précisément parce que la vie sociale est si compliquée que l'analyse économique nous est nécessaire pour en comprendre ne serait-ce qu'une partie. C'est généralement ceux qui parlent le plus de la complexité de la vie et de l'impossibilité de soumettre le comportement humain à quel­que genre d'anàlyse logique que ce soit, qui font preuve des facultés intel­lectuelles et émotionnelles les plus simplistes. Celui qui a réellement entrevu l'irrationnel dans les sources de l'action humaine n'a pas à • craindre • de le voir jamais tU:é par la logique.

SIGNIFICATION DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE 149

la théorie de la monnaie que, dans un monde où les conditions changent à des degrés différents dans les différentes régions moné­taires, il est impossible d'assurer à la fois la stabilité des prix et la stabilité des changes (1 ). Ces deux fins - dans ce cas les « fins » sont de toute évidence subordonnées à d'autres normes politiques majeures- sont logiquem(fllt incompatibles. Vous pouvez essayer d'atteindre l'une ou vous pourrez essayer d'atteindre l'autre -il n'est pas certain qu'une stabilité permanente des prix puisse être atteinte ni qu'elle conduise à un équilibre général- mais vous ne pouvez ratiomiellement espérer les atteindre toutes deux. Si vous essayez malgré tout, vous irez au-devant d'un échec. Tous les économistes connaissent bien ces conclusions. Cependant, combien peu d'entre nous pourraient percevoir J'in­compatibilité des fins en question sans le secours de quelque appareil d'analyse !

Cependant, cet exemple même est encore bien étroit. Sans l'analyse économique, il est rationnellement impossible de choisir entre des systèmes alternatifs de sociétés. Nous avons déjà vu que si une société qui permet l'inégalité des revenus est, à nos yeux, un mal en soi, et une société égalitaire une fin à poursuivre avant

·toute autre, il est illégitime de considérer cette préférence comme non économique. Mais il n'est pas possible de la tenir pour ration­nelle, à moins qu'elle ne soit formulée avec une pleine conscience de la nature du sacrifice qu'elle entraîne. Et nous ne pouvons le faire que si nous comprenons non seulement la nature essentielle du mécanisme capitaliste, mais aussi les conditions et limitations nécessaires auxquelles serait soumis le type de société proposé en échange. Il n'est pas rationnel de vouloir une certaine fin si l'on n'est pas conscient du sacrifice qu'implique la réalisation de cette fm. Et, dans cette pesée suprême des alternatives, seule une complète connaissance des implications de l'analyse économique moderne peut conférer le pouvoir de juger rationnellement.

Mais s'il en est ainsi, pourquoi donc réclamer un plus large statut pour la science économique ? Nous ne nous rendons pas compte de ce que nous faisons : ne serait-ce pas là le fardeau de notre époque ? La plupart de nos difficultés ne sont-elles pas dues

(1) Voir KEYNES, A Tract on Monetary Reform, pp. 154-155 ; et un inté­ressant article de M. D. H. RoBERTSON, How do We Want Gold to Behave ? réédité dans The Internationa~ Gold Problem, pp. 18-46.

150 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

précisément à ce que nous voulons des fins qui sont incompatibles, non pas ·que nous voulions entrer dans cette impasse, mais parce que nous ne nous rendons pas compte de leur incompatibilité ? Il se peut très bien qu'il existe dans la société moderne des diffé­rences sur les fms ultimes qui rendent quelques conflits inévitables. Mais il est évident que beaucoup de nos difficultés les plus pres;.. santes surgissent, non pas pour· cette raison, mais parce que nos buts ne sont pas coordonnés. En tant que consommateurs, nous voulons le bon marché, en tant que producteurs nous choisissons la sécurité. En tant que consommateurs et épargnants privés, nous apprécions une certaine répartition des facteurs de la produc­tion. En tant que citoyens, nous sanctionnons des dispositions qui déjouent cette répartition. 'Nous réclamons l'argent à bon marché et des prix plus bas, de moindres importations et un . volume accru des _échanges (1). Les divers « groupes revendica­teurs » de la société, quoique composés des mêmes individus, formulent des préférences différentes. Il semble que nos difficultés proviennent partout non tant de divisions entre les· différents membres du corps politique, que de personnalités si l'on peut dire partagées chez chacun de ceux-ci (2).

A cette situation, l'économie apporte la solution du savoir. Elle nous permet de concevoir les lointaines répercussions de possibi­lités politiques alternatives. Elle ne nous permet pas, et elle ne doit pas nous permettre d'éluder la néçessité de choisir entre les alternatives. Mais elle nous donne la possibilité de mettre nos différents choix en harmonie les uns avec les autres. Elle ne peut reculer les limites dernières de l'action humaine. Mais elle permet d'agir de façon conséquente à l'intérieur de ces limites. Elle per­met à l'habitant· de ce monde moderne aux liens et rapports mutuels infinis d'étendre son appareil perceptif. Elle fournit une technique de l'action rationnelle. .

C'est donc là un autre sens où l'on peut vraiment dire que l'éco­nomie suppose le règne de la raison dans la société humaine. Elle

(1) Cf. M. S. BRAUN, Theorie der Staatlichen Wirtschaftspolitik, p. 5. (2) L'analyse économique révèle ainsi bien d'autres exemples d'un phéno­

mène sur lequel on a souvent attiré l'attention dans les discussions récente& sur la Théorie de la Souveraineté en Droit Public. Voir FIGms, Churches in the Modern State ; MAITLAND, Introduction à l'ouvrage de GIERKE, Political Teories of the Middle Ages ; LASKI, The Problem of Sovereignty, Authority in the Modern State.

SIGNIFICATION DE LA SCIENCE ÉCONÙMIQUE 151

ne prétend pas, comme on l'a allégué si souvent, que l'action est rationneile en cè sens que les fins poursuivies ne sont pas incom­patibles les unes avec les autres. Il n'y a rien dans ses générali-:­sations qui implique nécessairement une délibération réfléchie dans les appréciations dernières. Elle ne repose pas sur l'hypothèse que les individus agiront toujours de façon rationnelle. Mais, pour sa raison d'être pratique, elle dépend de l'idée qu'il est désirable qu'ils agissent ainsi. Elle affirme qu'il est désirable, dans les limites de la nécessité, de choisir des fins qu'on peut atteindre harmonieusement.

Ainsi, en dernière analyse, la signification de l'économie, sinon son existence, dépend d'une appréciation ultime- de l'affirmation que la raison et la capacité de choisir en connaissance de cause sont des choses désirables. Si l'absence de raison, si le fait de se rendre à tout moment aux forces aveugles des excitants externes et des impulsions non coordonnées, sont le bien à préférer à tous les autres, alors, la raison d'être même de l'économie disparaît. Et c'est la tragédie de notre génération, ensanglantée par les luttes fratricides, trahie au delà de toute croyance par êeux qui auraient dû en être les chefs intellectuels, que soient venus ceux qui vou­draient déiendre cette négation ultime, cette fuite devenue con­sciente devant les tragiques nécessités du choix. On ne peut dis­cuter avec ces gens-là. La révolte contre la raison est essentielle­ment une révolte 'contre la vie elle-même. Mais pour f:ous ceux qui affirment encore des valeurs plus positives, cette branche de la connaissance qui, plus que toute autre, est le symbole et la sauvegarde de ce qui est raisonnable dans les aménagements sociaux, doit, dans les jours pleins d'angoisse qui vont venir, en raison précisément de cette menace à ce qu'elle défend, présenter une signification particulière et d'autant profonde.

INDEX DES NOMS CITÉS

ALLEN (D.), 64, 81. AMONN (A.), 3 1, 33.

BAILEY (S.), 63, 67 sqq. BENHAM (F.), 138, 142. BEVERIDGE (W.), 18, 43, 79. BôHM-BAWERK (E.), 88, 95. BoNN (M.), 62. BOWLEY (A.), 65. BRAUN (M. St.), 138, 150. BRESCIANI-TURONI (C.), 62. BRUTZKUS (B.), 32.

CAIRNES (J.), 86, 107. CANNAN (E.), 17, 19, 22, 25, 39, 57, 71,

133. CANTILLON (R.), 98, 100, 115, 127,

146. CARLYLE (T.), 38. CASSEL (G.), 33, 90. CHILD (J.), 114. CHURCHILL (W.), 56, 57. CLAPHAM (J.H.), 49. CLARK (J. B.), 19. CUHEL, 64. CuNNINGHAM (W.), 48.

DALTON (H.), 71, 73, 121. DAVENPORT (H. J.), 17, 34, 75, 138;

EDGEWORTH (F. 1.), 72, 88, 133.

FETTER (F.), 30, 69, 70, 87, 113. F1GGIS (J. N.), 150. FISHER (1.), 30, 23, 138. FLEETWOOD (W.), 49. FRASER (L.), 10, 11. F:ij~SCH (R.), 138.

GossEN (H.), 88. GRAHAM (F. B.), 61. GREGORY (T. E.), 73.

HABERLER (G.), 70.

HALBERSTAEDTER (H.), 111. HAWTREY (R.), 143. HAYEK (F. v.), 12, 62, 68, 69, 102,

107, 117. HECKSCHER (E.), ·49. HICKS (J. R.), 64, 81, 92, 135, 142.

'HoBsON (J. A.), 143 sqq .. HORNER (F.), 122.

JEVONS (S.), 60, 88. JONES (R.), 114.

KAUFMANN (F.), 72. KEYNES (J. M.), 104, 149. KNIGHT (F. H.), 13, 44, 74, 83, 127.

LANDRY (A.), 34. LASKI (H. J.), 150. LAVING!ON (F.), 83.

MACHLUP (F.), 112, 126. MAITLAND (F. W.), 150. MALTHUS (T.), 67. MARSHALL (A.), 17, 19, 98, 103 .. MAYER (H.), 30, 46, 77. McCuLLOCH (J.), 98. MENGER (C.), 30, 64, 80, 83, 88, 116. MILL (J. S.), 18, 80, 98, 145. MISES (L. v.), 30, 31, 49, 62, 82, 83,

87. MITCHELL (W.), 112, 113. MoRGENSTERN (0.), 113, 114.

ÛSWALT (H.), 45.

PARETO (V.), 19;64, 74, 81, 90. PIGOU (A. C.), 18, 34, 60. PLANT (A.), 139.

QUESNAY (F.), 74.

RICARDO (D.), 33, 67, 122, 146. RICKERT (H.), 48, 80. ROBBINS (L.), 74, 141.

154 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

ROBERTSON (D. H.), 149. RoBI~SoN (J.), 82. ROSENSTEIN-RODAN (P.), 12, 103. RUSKIN (J.), 38, 39.

SCHAMS (E.), 103. SCHNEIDER (E.), 82. SCHÔNFELD (L.), 28, 81. SCHUMPETER (J.), 18, 31, 34, 72 102

130. ' ' SENIOR (N.), 86, 98. SMITH (A.), 22, 23, 30, 49, 74, 98,100,

115,122. " SOUTER (R. W.), 12, 13, 95, 98,

122, 126, 127. STAMP (J.), 40, 65.

STRIGL (R.), 30, 33, 52, 62, 79, 108, 125, 140.

TAUSSIG (F.), 23, 117. TooKE (T.), 122. TORRENS (R.), 122.

VINER (J.), 117.

WALRAS (L.), 102. WEBER (M.), 12, 18, 80, 88, 93, 143. WHITEHEAD (A. N.), 59. WICKSELL (K.), 74, 77, 162, WICKSTEED (P.), 16, 42, 63, 81, 98. WtESER (F.), 75.

YOUNG {A.), 59, 75, 112.

TABLE DES MATIÈRES

Pages

PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION IX

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION XV

CHAPITRE PREMIER. - L'OBJET DE L'ÉcoNOMIE POLITIQUE 17 1. Introduction . . . . . . . . . . . 17 2. La définition« matérialiste» de l'Économie . . 19 3. L'Économie définie selon le critère de la rareté. 26 4. L'Économie et l'Économie d'échange . 30 5. Comparaison des définitions « matérialiste » et

« rareté » • 34

CHAPITRE Ii.- FINS ET MoYENS. 36 1. Introduction . . . . 36 2. L'Économie et les fins . . 36 3. L'Économie et l'Esthétique . 40 4. L'Économie et la Technologie 42 5. La Théorie économique et l'Histoire économique . 48 6. L'Interprétation matérialiste de l'Histoire 51

CHAPITRE III. - LA RELATIVITÉ DES «QuANTITÉS» ÉcoNo-

MIQUES. 55 1. Le sens de la rareté . 55 2. Le concept d'un bien économique 55 3. Le « Mythe du concret mal placé l> • 57 4. Le sens des Statistiques économiques 62 5. La signification des séries de temps. · 66 6. «Production- Distribution »contre la théorie de

1' << Équilibre » • 70

CHAPITRE IV.- LA NATURE DES GÉNÉRALISATIONS ÉCONO­

MIQUES.

1. Introduction . 78 78

156 LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

2. Les fondements de l'Analyse économique . · 3. La Loi économique et le relativismn historique. 4. Économie et Psychologie 5. L'hypothèse d'une conduite rationnelle 6. Le Mythe de l'Homo œconomicus 7. Statistique et Dynamique.

78 84 87 93 96

. 101

CHAPITRE v. - LES GÉNÉRALISATIONS ÉCONOMIQUES ET

LA RÉALITÉ 106 1. L'Économie en tant que Science. 106 2. « Lois» statistiques de l'offre et de la demande . . 108 3. « L'Économie quantitative »des Institutionalistes . 112 4. La Fonction des études empiriques . . . 115 5. L'inévitabilité de la Loi ~conomique 120 6. Les limitations de la Loi économique . 124 7. La possibilité d'une Théorie du Développement

économique . 129

CHAPITRE VI. - LA SIGNIFICATION DE LA SCIENCE ÉCONO-

MIQUE •

1. Introduction . . .. 2. La Loi de l'ut1lité marginale décroissante. 3. La neutralité de la Théorie de l'équilibre . 4. Économie et Éthique . . . . . . . 5. La Signification de la Science économique

INDEX DES NOMS CITÉS

133 133 133 139 142 146

153

ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES

PRESSES DE L'IMPRIMERIE

DARANTIERE A DIJON LE

VINGT SEPTEMBRE M.CM.XLVII

N° d'édition 115 Dépôt légal : 4e trimestre 194 7