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Charles Baudelaire De l’essence du rire et généralement Du comique dans les arts plastiques Éditions Sillage MMVIII

essence du rire - 75005 Paris

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Charles Baudelaire

De l’essence du rireet généralement

Du comiquedans les arts plastiques

Éditions Sillage

MMVIII

Ce livre électronique est distribué sous licence Creative Commons.

Pour plus de détails consulter les pages suivantes : http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/3.0/deed.fr

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Conception graphique : Laëtitia Loas

Éditions Sillage90, rue Cambronne

75015 Parishttp://www.editions-sillage.com

Cet article fut initialement conçu par Baudelairecomme l’introduction d’un livre consacré à la caricatureet dont seuls furent écrits deux courts chapitres, intitu-lés : « Quelques caricaturistes français » et « Quelquescaricaturistes étrangers », non reproduits ici.

Une première version de De l’essence du rire futpubliée dans Le Portefeuille du 8 juillet 1855. Unedeuxième version, largement remaniée, parut dans LePrésent du 1er septembre 1857. Une troisième version,reprenant à quelques détails près celle de 1857, figuredans les Curiosités esthétiques (Michel Lévy frères,1868) ; c’est le texte de la présente édition.

I

Je ne veux pas écrire un traité de lacaricature ; je veux simplement faire part aulecteur de quelques réflexions qui me sontvenues souvent au sujet de ce genre singulier.Ces réflexions étaient devenues pour moi uneespèce d’obsession ; j’ai voulu me soulager. J’aifait, du reste, tous mes efforts pour y mettre uncertain ordre et en rendre ainsi la digestion plusfacile. Ceci est donc purement un article dephilosophe et d’artiste. Sans doute une histoiregénérale de la caricature dans ses rapports avectous les faits politiques et religieux, graves oufrivoles, relatifs à l’esprit national ou à la mode,qui ont agité l’humanité, est une œuvreglorieuse et importante. Le travail est encore àfaire, car les essais publiés jusqu’à présent nesont guère que matériaux ; mais j’ai pensé qu’il

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fallait diviser le travail. Il est clair qu’un ouvragesur la caricature, ainsi compris, est une histoirede faits, une immense galerie anecdotique. Dansla caricature, bien plus que dans les autresbranches de l’art, il existe deux sortes d’œuvresprécieuses et recommandables à des titres diffé-rents et presque contraires. Celles-ci ne valentque par le fait qu’elles représentent. Elles ontdroit sans doute à l’attention de l’historien, del’archéologue et même du philosophe ; ellesdoivent prendre leur rang dans les archivesnationales, dans les registres biographiques de lapensée humaine. Comme les feuilles volantes dujournalisme, elles disparaissent emportées par lesouffle incessant qui en amène de nouvelles ;mais les autres, et ce sont celles dont je veuxspécialement m’occuper, contiennent un élémentmystérieux, durable, éternel, qui les recom-mande à l’attention des artistes. Chose curieuseet vraiment digne d’attention que l’introductionde cet élément insaisissable du beau jusque dansles œuvres destinées à représenter à l’homme sapropre laideur morale et physique ! Et, chose

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non moins mystérieuse, ce spectacle lamentableexcite en lui une hilarité immortelle et incorri-gible. Voilà donc le véritable sujet de cet article.

Un scrupule me prend. Faut-il répondre parune démonstration en règle à une espèce dequestion préalable que voudraient sans doutemalicieusement soulever certains professeursjurés de sérieux, charlatans de la gravité,cadavres pédantesques sortis des froids hypo-gées de l’Institut, et revenus sur la terre desvivants, comme certains fantômes avares, pourarracher quelques sous à de complaisantsministères ? D’abord, diraient-ils, la caricatureest-elle un genre ? Non, répondraient leurscompères, la caricature n’est pas un genre. J’aientendu résonner à mes oreilles de pareilleshérésies dans des dîners d’académiciens. Cesbraves gens laissaient passer à côté d’eux lacomédie de Robert Macaire sans y apercevoirde grands symptômes moraux et littéraires.Contemporains de Rabelais, ils l’eussent traitéde vil et de grossier bouffon. En vérité, faut-ildonc démontrer que rien de ce qui sort de

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l’homme n’est frivole aux yeux du philosophe ?À coup sûr ce sera, moins que tout autre, cetélément profond et mystérieux qu’aucunephilosophie n’a jusqu’ici analysé à fond.

Nous allons donc nous occuper de l’essencedu rire et des éléments constitutifs de la carica-ture. Plus tard, nous examinerons peut-êtrequelques-unes des œuvres les plus remarquablesproduites en ce genre.

II

Le Sage ne rit qu’en tremblant1. De quelleslèvres pleines d’autorité, de quelle plume parfai-tement orthodoxe est tombée cette étrange et

––––––––––––––––1. D’après James S. Patty (« Baudelaire and Bossuet onlaughter », PMLA, Vol. 80, No. 4, sep. 1965, pp. 459-461), cette phrase serait adaptée de Bossuet qui, dansun passage des Maximes et réflexions sur la comédie (1694),écrit : « Le sage rit à peine à petit bruit et d’une bouchetimide ». Il s’agit d’un commentaire de l’Ecclésiastique,XXI, 23 : Vir autem sapiens vix tacite ridebit (NdÉ).

saisissante maxime ? Nous vient-elle du roiphilosophe de la Judée ? Faut-il l’attribuer àJoseph de Maistre, ce soldat animé de l’Esprit-Saint ? J’ai un vague souvenir de l’avoir luedans un de ses livres, mais donnée comme cita-tion, sans doute. Cette sévérité de pensée et destyle va bien à la sainteté majestueuse deBossuet ; mais la tournure elliptique de la penséeet la finesse quintessenciée me porteraient plutôtà en attribuer l’honneur à Bourdaloue, l’impi-toyable psychologue chrétien. Cette singulièremaxime me revient sans cesse à l’esprit depuisque j’ai conçu le projet de cet article, et j’ai voulum’en débarrasser tout d’abord.

Analysons, en effet, cette curieuse proposi-tion : le Sage, c’est-à-dire celui qui est animé del’esprit du Seigneur, celui qui possède lapratique du formulaire divin, ne rit, ne s’aban-donne au rire qu’en tremblant. Le Sage trembled’avoir ri ; le Sage craint le rire, comme il craintles spectacles mondains, la concupiscence. Ils’arrête au bord du rire comme au bord de latentation. Il y a donc, suivant le Sage, une

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certaine contradiction secrète entre soncaractère de sage et le caractère primordialdu rire. En effet, pour n’effleurer qu’enpassant des souvenirs plus que solennels, jeferai remarquer, – ce qui corrobore parfaite-ment le caractère officiellement chrétien decette maxime, – que le Sage par excellence, leVerbe Incarné, n’a jamais ri. Aux yeux deCelui qui sait tout et qui peut tout, le comiquen’est pas. Et pourtant le Verbe Incarné aconnu la colère, il a même connu les pleurs.

Ainsi, notons bien ceci : en premier lieu,voici un auteur, – un chrétien, sans doute, –qui considère comme certain que le Sage yregarde de bien près avant de se permettre derire, comme s’il devait lui en rester je ne saisquel malaise et quelle inquiétude, et, en secondlieu, le comique disparaît au point de vue de lascience et de la puissance absolues. Or, eninversant les deux propositions, il en résulte-rait que le rire est généralement l’apanage desfous, et qu’il implique toujours plus ou moinsd’ignorance et de faiblesse. Je ne veux point

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m’embarquer aventureusement sur une merthéologique, pour laquelle je ne serais sansdoute pas muni de boussole ni de voiles suffi-santes ; je me contente d’indiquer au lecteur etde lui montrer du doigt ces singuliers horizons.

Il est certain, si l’on veut se mettre au pointde vue de l’esprit orthodoxe, que le rire humainest intimement lié à l’accident d’une chuteancienne, d’une dégradation physique etmorale. Le rire et la douleur s’expriment parles organes où résident le commandement etla science du bien ou du mal : les yeux et labouche. Dans le paradis terrestre (qu’on lesuppose passé ou à venir, souvenir ou prophé-tie, comme les théologiens ou comme les socia-listes), dans le paradis terrestre, c’est-à-diredans le milieu où il semblait à l’homme quetoutes les choses créées étaient bonnes, la joien’était pas dans le rire. Aucune peine ne l’affli-geant, son visage était simple et uni, et le rirequi agite maintenant les nations ne déformaitpoint les traits de sa face. Le rire et les larmesne peuvent pas se faire voir dans le paradis de

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délices. Ils sont également les enfants de lapeine, et ils sont venus parce que le corps del’homme énervé manquait de force pour lescontraindre2. Au point de vue de mon philo-sophe chrétien, le rire de ses lèvres est signed’une aussi grande misère que les larmes de sesyeux. L’Être qui voulut multiplier son imagen’a point mis dans la bouche de l’homme lesdents du lion, mais l’homme mord avec le rire ;ni dans ses yeux toute la ruse fascinatrice duserpent, mais il séduit avec les larmes. Etremarquez que c’est aussi avec les larmes quel’homme lave les peines de l’homme, que c’estavec le rire qu’il adoucit quelquefois son cœuret l’attire ; car les phénomènes engendrés par lachute deviendront les moyens du rachat.

––––––––––––––––2. Philippe de Chennevières (NdA). La matière de ceparagraphe est fournie par une page des Contesnormands, publiés en 1842 par l’historien d’art et écri-vain Philippe de Chennevières sous le pseudonyme deJean de Falaise (NdÉ).

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Qu’on me permette une suppositionpoétique qui me servira à vérifier la justesse deces assertions, que beaucoup de personnestrouveront sans doute entachées de l’a priori dumysticisme. Essayons, puisque le comique estun élément damnable et d’origine diabolique, demettre en face une âme absolument primitive etsortant, pour ainsi dire, des mains de la nature.Prenons pour exemple la grande et typiquefigure de Virginie, qui symbolise parfaitementla pureté et la naïveté absolues. Virginie arrive àParis encore toute trempée des brumes de lamer et dorée par le soleil des tropiques, les yeuxpleins des grandes images primitives desvagues, des montagnes et des forêts. Elle tombeici en pleine civilisation turbulente, débordanteet méphitique, elle, tout imprégnée des pures etriches senteurs de l’Inde ; elle se rattache àl’humanité par la famille et par l’amour, par samère et par son amant, son Paul, angéliquecomme elle, et dont le sexe ne se distingue pourainsi dire pas du sien dans les ardeurs inassou-vies d’un amour qui s’ignore. Dieu, elle l’a

connu dans l’église des Pamplemousses, unepetite église toute modeste et toute chétive, etdans l’immensité de l’indescriptible azur tropi-cal, et dans la musique immortelle des forêts etdes torrents. Certes, Virginie est une grandeintelligence ; mais peu d’images et peu desouvenirs lui suffisent, comme au Sage peude livres. Or, un jour, Virginie rencontre parhasard, innocemment, au Palais-Royal, auxcarreaux d’un vitrier, sur une table, dans unlieu public, une caricature ! une caricaturebien appétissante pour nous, grosse de fiel etde rancune, comme sait les faire une civilisa-tion perspicace et ennuyée. Supposonsquelque bonne farce de boxeurs, quelque énor-mité britannique, pleine de sang caillé et assai-sonnée de quelques monstrueux goddam ; ou, sicela sourit davantage à votre imaginationcurieuse, supposons devant l’œil de notre virgi-nale Virginie quelque charmante et agaçanteimpureté, un Gavarni de ce temps-là, et desmeilleurs, quelque satire insultante contredes folies royales, quelque diatribe plastique

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contre le Parc-aux-Cerfs, ou les précédentsfangeux d’une grande favorite, ou les escapadesnocturnes de la proverbiale Autrichienne. Lacaricature est double : le dessin et l’idée : ledessin violent, l’idée mordante et voilée ;complication d’éléments pénibles pour unesprit naïf, accoutumé à comprendre d’intui-tion des choses simples comme lui. Virginie avu ; maintenant elle regarde. Pourquoi ? Elleregarde l’inconnu. Du reste, elle ne comprendguère ni ce que cela veut dire ni à quoi cela sert.Et pourtant, voyez-vous ce reploiementd’ailes subit, ce frémissement d’une âme quise voile et veut se retirer ? L’ange a senti quele scandale était là. Et, en vérité, je vous ledis, qu’elle ait compris ou qu’elle n’ait pascompris, il lui restera de cette impression jene sais quel malaise, quelque chose quiressemble à la peur. Sans doute, que Virginiereste à Paris et que la science lui vienne, lerire lui viendra ; nous verrons pourquoi.Mais, pour le moment, nous, analyste etcritique, qui n’oserions certes pas affirmer

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que notre intelligence est supérieure à celle deVirginie, constatons la crainte et la souffrancede l’ange immaculé devant la caricature.

III

Ce qui suffirait pour démontrer que lecomique est un des plus clairs signes sataniquesde l’homme et un des nombreux pépins conte-nus dans la pomme symbolique, est l’accordunanime des physiologistes du rire sur la raisonpremière de ce monstrueux phénomène. Dureste, leur découverte n’est pas très profonde etne va guère loin. Le rire, disent-ils, vient de lasupériorité. Je ne serais pas étonné que devantcette découverte le physiologiste se fût mis àrire en pensant à sa propre supériorité. Aussi, ilfallait dire : le rire vient de l’idée de sa propresupériorité. Idée satanique s’il en fut jamais !Orgueil et aberration ! Or, il est notoire quetous les fous des hôpitaux ont l’idée de leurpropre supériorité développée outre mesure.Je ne connais guère de fous d’humilité.

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Remarquez que le rire est une des expressionsles plus fréquentes et les plus nombreuses de lafolie. Et voyez comme tout s’accorde : quandVirginie, déchue, aura baissé d’un degré enpureté, elle commencera à avoir l’idée de sapropre supériorité, elle sera plus savante aupoint de vue du monde, et elle rira.

J’ai dit qu’il y avait symptôme de faiblessedans le rire ; et, en effet, quel signe plusmarquant de débilité qu’une convulsion ner-veuse, un spasme involontaire comparable àl’éternuement, et causé par la vue du malheurd’autrui ? Ce malheur est presque toujours unefaiblesse d’esprit. Est-il un phénomène plusdéplorable que la faiblesse se réjouissant de lafaiblesse ? Mais il y a pis. Ce malheur est quel-quefois d’une espèce très inférieure, une infir-mité dans l’ordre physique. Pour prendre un desexemples les plus vulgaires de la vie, qu’y a-t-ilde si réjouissant dans le spectacle d’un hommequi tombe sur la glace ou sur le pavé, quitrébuche au bout d’un trottoir, pour que la facede son frère en Jésus-Christ se contracte d’une

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façon désordonnée, pour que les muscles de sonvisage se mettent à jouer subitement comme unehorloge à midi ou un joujou à ressorts ? Cepauvre diable s’est au moins défiguré, peut-êtres’est-il fracturé un membre essentiel. Cependant,le rire est parti, irrésistible et subit. Il est certainque si l’on veut creuser cette situation, on trou-vera au fond de la pensée du rieur un certainorgueil inconscient. C’est là le point de départ :moi, je ne tombe pas ; moi, je marche droit ; moi,mon pied est ferme et assuré. Ce n’est pas moiqui commettrais la sottise de ne pas voir un trot-toir interrompu ou un pavé qui barre le chemin.

L’école romantique, ou, pour mieux dire,une des subdivisions de l’école romantique,l’école satanique, a bien compris cette loiprimordiale du rire ; ou du moins, si tous nel’ont pas comprise, tous, même dans leurs plusgrossières extravagances et exagérations, l’ontsentie et appliquée juste. Tous les mécréants demélodrame, maudits, damnés, fatalementmarqués d’un rictus qui court jusqu’auxoreilles, sont dans l’orthodoxie pure du rire. Du

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reste, ils sont presque tous des petits-fils légi-times ou illégitimes du célèbre voyageurMelmoth, la grande création satanique du révé-rend Maturin. Quoi de plus grand, quoi de pluspuissant relativement à la pauvre humanité quece pâle et ennuyé Melmoth ? Et pourtant, il y aen lui un côté faible, abject, antidivin et antilu-mineux. Aussi comme il rit, comme il rit, secomparant sans cesse aux chenilles humaines,lui si fort, si intelligent, lui pour qui unepartie des lois conditionnelles de l’humanité,physiques et intellectuelles, n’existent plus ! Etce rire est l’explosion perpétuelle de sa colère etde sa souffrance. Il est, qu’on me comprennebien, la résultante nécessaire de sa doublenature contradictoire, qui est infiniment granderelativement à l’homme, infiniment vile et basserelativement au Vrai et au Juste absolus.Melmoth est une contradiction vivante. Il estsorti des conditions fondamentales de la vie ;ses organes ne supportent plus sa pensée. C’estpourquoi ce rire glace et tord les entrailles.C’est un rire qui ne dort jamais, comme une

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maladie qui va toujours son chemin et exécute unordre providentiel. Et ainsi le rire de Melmoth,qui est l’expression la plus haute de l’orgueil,accomplit perpétuellement sa fonction, en déchi-rant et en brûlant les lèvres du rieur irrémissible.

IV

Maintenant, résumons un peu, et établissonsplus visiblement les propositions principales, quisont comme une espèce de théorie du rire. Lerire est satanique, il est donc profondémenthumain. Il est dans l’homme la conséquence del’idée de sa propre supériorité ; et, en effet,comme le rire est essentiellement humain, il estessentiellement contradictoire, c’est-à-dire qu’ilest à la fois signe d’une grandeur infinie et d’unemisère infinie, misère infinie relativement àl’Être absolu dont il possède la conception, gran-deur infinie relativement aux animaux. C’est duchoc perpétuel de ces deux infinis que se dégagele rire. Le comique, la puissance du rire est dansle rieur et nullement dans l’objet du rire. Ce n’est

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point l’homme qui tombe qui rit de sa proprechute, à moins qu’il ne soit un philosophe, unhomme qui ait acquis, par habitude, la force dese dédoubler rapidement et d’assister commespectateur désintéressé aux phénomènes de sonmoi. Mais le cas est rare. Les animaux les pluscomiques sont les plus sérieux ; ainsi les singes etles perroquets. D’ailleurs, supposez l’homme ôtéde la création, il n’y aura plus de comique, car lesanimaux ne se croient pas supérieurs aux végé-taux, ni les végétaux aux minéraux. Signe desupériorité relativement aux bêtes, et jecomprends sous cette dénomination les pariasnombreux de l’intelligence, le rire est signed’infériorité relativement aux sages, qui parl’innocence contemplative de leur esprit serapprochent de l’enfance. Comparant, ainsi quenous en avons le droit, l’humanité à l’homme,nous voyons que les nations primitives, ainsi queVirginie, ne conçoivent pas la caricature et n’ontpas de comédies (les livres sacrés, à quelquesnations qu’ils appartiennent, ne rient jamais), etque, s’avançant peu à peu vers les pics nébuleux

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de l’intelligence, ou se penchant sur les four-naises ténébreuses de la métaphysique, lesnations se mettent à rire diaboliquement du rirede Melmoth ; et, enfin, que si dans ces mêmesnations ultra-civilisées, une intelligence, pousséepar une ambition supérieure, veut franchir leslimites de l’orgueil mondain et s’élancer hardi-ment vers la poésie pure, dans cette poésie,limpide et profonde comme la nature, le rire feradéfaut comme dans l’âme du Sage.

Comme le comique est signe de supérioritéou de croyance à sa propre supériorité, il estnaturel de croire qu’avant qu’elles aient atteintla purification absolue promise par certainsprophètes mystiques, les nations verronts’augmenter en elles les motifs de comique àmesure que s’accroîtra leur supériorité. Maisaussi le comique change de nature. Ainsi l’élé-ment angélique et l’élément diabolique fonc-tionnent parallèlement. L’humanité s’élève, etelle gagne pour le mal et l’intelligence du malune force proportionnelle à celle qu’elle agagnée pour le bien. C’est pourquoi je ne

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trouve pas étonnant que nous, enfants d’uneloi meilleure que les lois religieuses antiques,nous, disciples favorisés de Jésus, nous possé-dions plus d’éléments comiques que la païenneantiquité. Cela même est une condition denotre force intellectuelle générale. Permis auxcontradicteurs jurés de citer la classique histo-riette du philosophe qui mourut de rire envoyant un âne qui mangeait des figues3, etmême les comédies d’Aristophane et celles dePlaute. Je répondrai qu’outre que ces époquessont essentiellement civilisées, et que lacroyance s’était déjà bien retirée, ce comiquen’est pas tout à fait le nôtre. Il a même quelquechose de sauvage, et nous ne pouvons guèrenous l’approprier que par un effort d’esprit àreculons, dont le résultat s’appelle pastiche.

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––––––––––––––––3. Anecdote vraisemblablement empruntée à Rabelais(Gargantua, chapitre XX ; Quart Livre, chapitre XVII).Elle se rencontre également chez Érasme, Lucien ouValère-Maxime (NdÉ).

Quant aux figures grotesques que nous a lais-sées l’antiquité, les masques, les figurines debronze, les Hercules tout en muscles, les petitsPriapes à la langue recourbée en l’air, auxoreilles pointues, tout en cervelet et en phallus,– quant à ces phallus prodigieux sur lesquelsles blanches filles de Romulus montent inno-cemment à cheval, ces monstrueux appareilsde la génération armés de sonnettes et d’ailes,je crois que toutes ces choses sont pleines desérieux. Vénus, Pan, Hercule, n’étaient pas despersonnages risibles. On en a ri après la venuede Jésus, Platon et Sénèque aidant. Je croisque l’antiquité était pleine de respect pour lestambours-majors et les faiseurs de tours deforce en tout genre, et que tous les fétichesextravagants que je citais ne sont que des signesd’adoration, ou tout au plus des symboles deforce, et nullement des émanations de l’espritintentionnellement comiques. Les idolesindiennes et chinoises ignorent qu’elles sontridicules ; c’est en nous, chrétiens, qu’est lecomique.

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V

Il ne faut pas croire que nous soyons débar-rassés de toute difficulté. L’esprit le moinsaccoutumé à ces subtilités esthétiques sauraitbien vite m’opposer cette objection insidieuse :le rire est divers. On ne se réjouit pas toujoursd’un malheur, d’une faiblesse, d’une infériorité.Bien des spectacles qui excitent en nous le riresont fort innocents, et non seulement les amuse-ments de l’enfance, mais encore bien des chosesqui servent au divertissement des artistes, n’ontrien à démêler avec l’esprit de Satan.

Il y a bien là quelque apparence de vérité.Mais il faut d’abord bien distinguer la joied’avec le rire. La joie existe par elle-même,mais elle a des manifestations diverses.Quelquefois elle est presque invisible ; d’autresfois, elle s’exprime par les pleurs. Le rire n’estqu’une expression, un symptôme, un diagnostic.Symptôme de quoi ? Voilà la question. La joieest une. Le rire est l’expression d’un sentimentdouble, ou contradictoire ; et c’est pour cela

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qu’il y a convulsion. Aussi le rire des enfants,qu’on voudrait en vain m’objecter, est-il tout àfait différent, même comme expressionphysique, comme forme, du rire de l’homme quiassiste à une comédie, regarde une caricature,ou du rire terrible de Melmoth ; de Melmoth,l’être déclassé, l’individu situé entre les dernièreslimites de la patrie humaine et les frontières de lavie supérieure ; de Melmoth se croyant toujoursprès de se débarrasser de son pacte infernal,espérant sans cesse troquer ce pouvoir surhu-main, qui fait son malheur, contre la consciencepure d’un ignorant qui lui fait envie. – Le riredes enfants est comme un épanouissement defleur. C’est la joie de recevoir, la joie de respirer,la joie de s’ouvrir, la joie de contempler, de vivre,de grandir. C’est une joie de plante. Aussi, géné-ralement, est-ce plutôt le sourire, quelque chosed’analogue au balancement de queue des chiensou au ronron des chats. Et pourtant, remarquezbien que si le rire des enfants diffère encore desexpressions du contentement animal, c’est quece rire n’est pas tout à fait exempt d’ambition,

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ainsi qu’il convient à des bouts d’hommes, c’est-à-dire à des Satans en herbe.

Il y a un cas où la question est plus compli-quée. C’est le rire de l’homme, mais rire vrai,rire violent, à l’aspect d’objets qui ne sont pasun signe de faiblesse ou de malheur chez sessemblables. Il est facile de deviner que je veuxparler du rire causé par le grotesque. Les créa-tions fabuleuses, les êtres dont la raison, la légi-timation ne peut pas être tirée du code du senscommun, excitent souvent en nous une hilaritéfolle, excessive, et qui se traduit en des déchi-rements et des pâmoisons interminables. Il estévident qu’il faut distinguer, et qu’il y a là undegré de plus. Le comique est, au point de vueartistique, une imitation ; le grotesque, unecréation. Le comique est une imitation mêléed’une certaine faculté créatrice, c’est-à-dired’une idéalité artistique. Or, l’orgueil humain,qui prend toujours le dessus, et qui est la causenaturelle du rire dans le cas du comique,devient aussi cause naturelle du rire dans le casdu grotesque, qui est une création mêlée d’une

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certaine faculté imitatrice d’éléments préexis-tants dans la nature. Je veux dire que dans cecas-là le rire est l’expression de l’idée de supé-riorité, non plus de l’homme sur l’homme, maisde l’homme sur la nature. Il ne faut pas trouvercette idée trop subtile ; ce ne serait pas uneraison suffisante pour la repousser. Il s’agit detrouver une autre explication plausible. Sicelle-ci paraît tirée de loin et quelque peu diffi-cile à admettre, c’est que le rire causé par legrotesque a en soi quelque chose de profond,d’axiomatique et de primitif qui se rapprochebeaucoup plus de la vie innocente et de la joieabsolue que le rire causé par le comique demœurs. Il y a entre ces deux rires, abstractionfaite de la question d’utilité, la même différencequ’entre l’école littéraire intéressée et l’école del’art pour l’art. Ainsi le grotesque domine lecomique d’une hauteur proportionnelle.

J’appellerai désormais le grotesque comiqueabsolu, comme antithèse au comique ordinaire,que j’appellerai comique significatif. Le comiquesignificatif est un langage plus clair, plus facile à

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comprendre pour le vulgaire, et surtout plusfacile à analyser, son élément étant visiblementdouble : l’art et l’idée morale ; mais le comiqueabsolu, se rapprochant beaucoup plus de lanature, se présente sous une espèce une, et quiveut être saisie par intuition. Il n’y a qu’une véri-fication du grotesque, c’est le rire, et le riresubit ; en face du comique significatif, il n’est pasdéfendu de rire après coup ; cela n’arguë pascontre sa valeur ; c’est une question de rapiditéd’analyse.

J’ai dit : comique absolu ; il faut toutefoisprendre garde. Au point de vue de l’absoludéfinitif, il n’y a plus que la joie. Le comique nepeut être absolu que relativement à l’humanitédéchue, et c’est ainsi que je l’entends.

VI

L’essence très relevée du comique absoluen fait l’apanage des artistes supérieurs quiont en eux la réceptibilité suffisante de touteidée absolue. Ainsi l’homme qui a jusqu’à

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présent le mieux senti ces idées, et qui en amis en œuvre une partie dans des travaux depure esthétique et aussi de création, estThéodore Hoffmann. Il a toujours bien distin-gué le comique ordinaire du comique qu’ilappelle comique innocent. Il a cherché souvent àrésoudre en œuvres artistiques les théoriessavantes qu’il avait émises didactiquement, oujetées sous la forme de conversations inspiréeset de dialogues critiques ; et c’est dans cesmêmes œuvres que je puiserai tout à l’heureles exemples les plus éclatants, quand j’enviendrai à donner une série d’applications desprincipes ci-dessus énoncés et à coller unéchantillon sous chaque titre de catégorie.

D’ailleurs, nous trouvons dans le comiqueabsolu et le comique significatif des genres, dessous-genres et des familles. La division peutavoir lieu sur différentes bases. On peut laconstruire d’abord d’après une loi philoso-phique pure, ainsi que j’ai commencé à le faire,puis d’après la loi artistique de création. Lapremière est créée par la séparation primitive

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du comique absolu d’avec le comique significa-tif ; la seconde est basée sur le genre de facultésspéciales de chaque artiste. Et, enfin, on peutaussi établir une classification de comiquessuivant les climats et les diverses aptitudesnationales. Il faut remarquer que chaque termede chaque classification peut se compléter et senuancer par l’adjonction d’un terme d’uneautre, comme la loi grammaticale nousenseigne à modifier le substantif par l’adjectif.Ainsi, tel artiste allemand ou anglais est plus oumoins propre au comique absolu, et en mêmetemps il est plus ou moins idéalisateur. Je vaisessayer de donner des exemples choisis decomique absolu et significatif, et de caractériserbrièvement l’esprit comique propre à quelquesnations principalement artistes, avant d’arriverà la partie où je veux discuter et analyser pluslonguement le talent des hommes qui en ontfait leur étude et leur existence.

En exagérant et poussant aux dernièreslimites les conséquences du comique signifi-catif, on obtient le comique féroce, de même

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que l’expression synonymique du comiqueinnocent, avec un degré de plus, est lecomique absolu.

En France, pays de pensée et de démons-tration claires, où l’art vise naturellement etdirectement à l’utilité, le comique est générale-ment significatif. Molière fut dans ce genre lameilleure expression française ; mais comme lefond de notre caractère est un éloignement detoute chose extrême, comme un des diagnosticsparticuliers de toute passion française, de toutescience, de tout art français est de fuir l’excessif,l’absolu et le profond, il y a conséquemment icipeu de comique féroce ; de même notregrotesque s’élève rarement à l’absolu.

Rabelais, qui est le grand maître français engrotesque, garde au milieu de ses plus énormesfantaisies quelque chose d’utile et de raison-nable. Il est directement symbolique. Soncomique a presque toujours la transparenced’un apologue. Dans la caricature française,dans l’expression plastique du comique, nousretrouverons cet esprit dominant. Il faut

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l’avouer, la prodigieuse bonne humeur poétiquenécessaire au vrai grotesque se trouve rarementchez nous à une dose égale et continue. De loinen loin, on voit réapparaître le filon ; mais iln’est pas essentiellement national. Il fautmentionner dans ce genre quelques intermèdesde Molière, malheureusement trop peu lus ettrop peu joués, entre autres ceux du Maladeimaginaire et du Bourgeois gentilhomme, et lesfigures carnavalesques de Callot. Quant aucomique des Contes de Voltaire, essentiellementfrançais, il tire toujours sa raison d’être de l’idéede supériorité ; il est tout à fait significatif.

La rêveuse Germanie nous donnera d’excel-lents échantillons de comique absolu. Là toutest grave, profond, excessif. Pour trouver ducomique féroce et très féroce, il faut passer laManche et visiter les royaumes brumeux duspleen. La joyeuse, bruyante et oublieuse Italieabonde en comique innocent. C’est en pleineItalie, au cœur du carnaval méridional, aumilieu du turbulent Corso, que ThéodoreHoffmann a judicieusement placé le drame

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excentrique de La Princesse Brambilla. LesEspagnols sont très bien doués en fait decomique. Ils arrivent vite au cruel, et leursfantaisies les plus grotesques contiennentsouvent quelque chose de sombre.

Je garderai longtemps le souvenir de lapremière pantomime anglaise que j’aie vu jouer.C’était au théâtre des Variétés, il y a quelquesannées. Peu de gens s’en souviendront sansdoute, car bien peu ont paru goûter ce genre dedivertissement, et ces pauvres mimes anglaisreçurent chez nous un triste accueil. Le publicfrançais n’aime guère être dépaysé. Il n’a pas legoût très cosmopolite, et les déplacementsd’horizon lui troublent la vue. Pour mon compte,je fus excessivement frappé de cette manière decomprendre le comique. On disait, et c’étaientles indulgents, pour expliquer l’insuccès, quec’étaient des artistes vulgaires et médiocres, desdoublures ; mais ce n’était pas là la question. Ilsétaient Anglais, c’est là l’important.

Il m’a semblé que le signe distinctif de cegenre de comique était la violence. Je vais en

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donner la preuve par quelques échantillons demes souvenirs.

D’abord, le Pierrot n’était pas ce person-nage pâle comme la lune, mystérieux comme lesilence, souple et muet comme le serpent, droitet long comme une potence, cet homme artifi-ciel, mû par des ressorts singuliers, auquelnous avait accoutumés le regrettable4

Debureau. Le Pierrot anglais arrivait commela tempête, tombait comme un ballot, et quandil riait, son rire faisait trembler la salle ; ce rireressemblait à un joyeux tonnerre. C’était unhomme court et gros, ayant augmenté sa pres-tance par un costume chargé de rubans, quifaisaient autour de sa jubilante personne l’office

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––––––––––––––––4. Au sens premier, « dont on regrette la disparition ».Jean-Gaspard Deburau (et non Debureau – il s’agitprobablement d’une erreur de typographe), né en 1796et mort en 1846, était un célèbre mime d’originetchèque. Il peut être considéré comme le créateur durôle de Pierrot tel que nous le connaissons actuellement.Sa vie a inspiré le film Les Enfants du paradis (NdÉ).

des plumes et du duvet autour des oiseaux, oude la fourrure autour des angoras. Par-dessusla farine de son visage, il avait collé crûment,sans gradation, sans transition, deux énormesplaques de rouge pur. La bouche était agrandiepar une prolongation simulée des lèvres aumoyen de deux bandes de carmin, de sorteque, quand il riait, la gueule avait l’air decourir jusqu’aux oreilles.

Quant au moral, le fond était le même quecelui du Pierrot que tout le monde connaît :insouciance et neutralité, et partant accomplis-sement de toutes les fantaisies gourmandes etrapaces, au détriment, tantôt de Harlequin,tantôt de Cassandre ou de Léandre. Seulement,là où Debureau eût trempé le bout du doigtpour le lécher, il y plongeait les deux poings etles deux pieds.

Et toutes choses s’exprimaient ainsi danscette singulière pièce, avec emportement ;c’était le vertige de l’hyperbole.

Pierrot passe devant une femme qui lave lecarreau de sa porte : après lui avoir dévalisé les

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poches, il veut faire passer dans les siennesl’éponge, le balai, le baquet et l’eau elle-même.– Quant à la manière dont il essayait de luiexprimer son amour, chacun peut se le figurerpar les souvenirs qu’il a gardés de la contem-plation des mœurs phanérogamiques dessinges, dans la célèbre cage du Jardin desPlantes. Il faut ajouter que le rôle de la femmeétait rempli par un homme très long et trèsmaigre, dont la pudeur violée jetait les hautscris. C’était vraiment une ivresse de rire,quelque chose de terrible et d’irrésistible.

Pour je ne sais quel méfait, Pierrot devaitêtre finalement guillotiné. Pourquoi la guillo-tine au lieu de la pendaison, en pays anglais ?...Je l’ignore ; sans doute pour amener ce qu’onva voir. L’instrument funèbre était donc làdressé sur des planches françaises, fort éton-nées de cette romantique nouveauté. Aprèsavoir lutté et beuglé comme un bœuf qui flairel’abattoir, Pierrot subissait enfin son destin. Latête se détachait du cou, une grosse têteblanche et rouge, et roulait avec bruit devant le

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trou du souffleur, montrant le disque saignantdu cou, la vertèbre scindée, et tous les détailsd’une viande de boucherie récemment tailléepour l’étalage. Mais voilà que, subitement, letorse raccourci, mû par la monomanie irrésis-tible du vol, se dressait, escamotait victorieuse-ment sa propre tête comme un jambon ou unebouteille de vin, et, bien plus avisé que le grandsaint Denis, la fourrait dans sa poche !

Avec une plume tout cela est pâle et glacé.Comment la plume pourrait-elle rivaliser avecla pantomime ? La pantomime est l’épurationde la comédie ; c’en est la quintessence ; c’estl’élément comique pur, dégagé et concentré.Aussi, avec le talent spécial des acteursanglais pour l’hyperbole, toutes ces mons-trueuses farces prenaient-elles une réalitésingulièrement saisissante.

Une des choses les plus remarquablescomme comique absolu, et, pour ainsi dire,comme métaphysique du comique absolu, étaitcertainement le début de cette belle pièce, unprologue plein d’une haute esthétique. Les

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principaux personnages de la pièce, Pierrot,Cassandre, Harlequin, Colombine, Léandre,sont devant le public, bien doux et bien tran-quilles. Ils sont à peu près raisonnables et nediffèrent pas beaucoup des braves gens quisont dans la salle. Le souffle merveilleux qui vales faire se mouvoir extraordinairement n’a pasencore soufflé sur leurs cervelles. Quelquesjovialités de Pierrot ne peuvent donner qu’unepâle idée de ce qu’il fera tout à l’heure. La riva-lité de Harlequin et de Léandre vient de sedéclarer. Une fée s’intéresse à Harlequin : c’estl’éternelle protectrice des mortels amoureux etpauvres. Elle lui promet sa protection, et, pourlui en donner une preuve immédiate, ellepromène avec un geste mystérieux et pleind’autorité sa baguette dans les airs.

Aussitôt le vertige est entré, le vertigecircule dans l’air ; on respire le vertige ; c’est levertige qui remplit les poumons et renouvellele sang dans le ventricule.

Qu’est-ce que ce vertige ? C’est le comiqueabsolu ; il s’est emparé de chaque être. Léandre,

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Pierrot, Cassandre, font des gestes extraordi-naires, qui démontrent clairement qu’ils sesentent introduits de force dans une existencenouvelle. Ils n’en ont pas l’air fâché. Ils s’exer-cent aux grands désastres et à la destinéetumultueuse qui les attend, comme quelqu’unqui crache dans ses mains et les frotte l’unecontre l’autre avant de faire une action d’éclat.Ils font le moulinet avec leurs bras, ils ressem-blent à des moulins à vent tourmentés par latempête. C’est sans doute pour assouplir leursjointures, ils en auront besoin. Tout celas’opère avec de gros éclats de rire, pleins d’unvaste contentement ; puis ils sautent les unspar-dessus les autres, et leur agilité et leur apti-tude étant bien dûment constatées, suit unéblouissant bouquet de coups de pied, decoups de poing et de soufflets qui font letapage et la lumière d’une artillerie ; mais toutcela est sans rancune. Tous leurs gestes, tousleurs cris, toutes leurs mines disent : la fée l’avoulu, la destinée nous précipite, je ne m’enafflige pas ; allons ! courons ! élançons-nous !

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Et ils s’élancent à travers l’œuvre fantastique,qui, à proprement parler, ne commence que là,c’est-à-dire sur la frontière du merveilleux.

Harlequin et Colombine, à la faveur de cedélire, se sont enfuis en dansant, et d’un piedléger ils vont courir les aventures.

Encore un exemple : celui-là est tiré d’unauteur singulier, esprit très général, quoi qu’onen dise, et qui unit à la raillerie significativefrançaise la gaieté folle, mousseuse et légèredes pays du soleil, en même temps que leprofond comique germanique. Je veux encoreparler d’Hoffmann.

Dans le conte intitulé : Daucus Carota, Le Roides Carottes, et par quelques traducteurs LaFiancée du roi, quand la grande troupe desCarottes arrive dans la cour de la ferme oùdemeure la fiancée, rien n’est plus beau à voir.Tous ces petits personnages d’un rouge écarlatecomme un régiment anglais, avec un vasteplumet vert sur la tête comme les chasseurs decarrosse, exécutent des cabrioles et des voltigesmerveilleuses sur de petits chevaux. Tout cela

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se meut avec une agilité surprenante. Ils sontd’autant plus adroits et il leur est d’autant plusfacile de retomber sur la tête, qu’elle est plusgrosse et plus lourde que le reste du corps,comme les soldats en moelle de sureau qui ontun peu de plomb dans leur shako.

La malheureuse jeune fille, entichée derêves de grandeur, est fascinée par ce déploie-ment de forces militaires. Mais qu’une armée àla parade est différente d’une armée dans sescasernes, fourbissant ses armes, astiquant sonfourniment, ou, pis encore, ronflant ignoble-ment sur ses lits de camp puants et sales !Voilà le revers de la médaille ; car tout cecin’était que sortilège, appareil de séduction.Son père, homme prudent et bien instruit dansla sorcellerie, veut lui montrer l’envers detoutes ces splendeurs. Ainsi, à l’heure où leslégumes dorment d’un sommeil brutal, nesoupçonnant pas qu’ils peuvent être surprispar l’œil d’un espion, le père entrouvre une destentes de cette magnifique armée ; et alors lapauvre rêveuse voit cette masse de soldats

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rouges et verts dans leur épouvantable désha-billé, nageant et dormant dans la fangeterreuse d’où elle est sortie. Toute cette splen-deur militaire en bonnet de nuit n’est plusqu’un marécage infect.

Je pourrais tirer de l’admirable Hoffmannbien d’autres exemples de comique absolu. Sil’on veut bien comprendre mon idée, il faut lireavec soin Daucus Carota, Peregrinus Tyss, LePot d’or, et surtout, avant tout, La PrincesseBrambilla, qui est comme un catéchisme dehaute esthétique.

Ce qui distingue très particulièrementHoffmann est le mélange involontaire, et quel-quefois très volontaire, d’une certaine dosede comique significatif avec le comique leplus absolu. Ses conceptions comiques les plussupra-naturelles, les plus fugitives, et quiressemblent souvent à des visions de l’ivresse,ont un sens moral très visible : c’est à croirequ’on a affaire à un physiologiste ou à unmédecin de fous des plus profonds, et quis’amuserait à revêtir cette profonde science de

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formes poétiques, comme un savant qui parle-rait par apologues et paraboles.

Prenez, si vous voulez, pour exemple, lepersonnage de Giglio Fava, le comédien atteintde dualisme chronique, dans La PrincesseBrambilla. Ce personnage un change de temps entemps de personnalité, et, sous le nom de GiglioFava, il se déclare l’ennemi du prince assyrienCornelio Chiapperi ; et quand il est prince assy-rien, il déverse le plus profond et le plus royalmépris sur son rival auprès de la princesse, surun misérable histrion qui s’appelle, à ce qu’ondit, Giglio Fava.

Il faut ajouter qu’un des signes très parti-culiers du comique absolu est de s’ignorerlui-même. Cela est visible, non seulement danscertains animaux du comique desquels lagravité fait partie essentielle, comme les singes,et dans certaines caricatures sculpturalesantiques dont j’ai déjà parlé, mais encore dansles monstruosités chinoises qui nous réjouis-sent si fort, et qui ont beaucoup moins d’inten-tions comiques qu’on le croit généralement.

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Une idole chinoise, quoiqu’elle soit un objet devénération, ne diffère guère d’un poussah oud’un magot de cheminée.

Ainsi, pour en finir avec toutes ces subtilitéset toutes ces définitions, et pour conclure, jeferai remarquer une dernière fois qu’onretrouve l’idée dominante de supériorité dans lecomique absolu comme dans le comique signifi-catif, ainsi que je l’ai, trop longuement peut-être, expliqué ; – que, pour qu’il y ait comique,c’est-à-dire émanation, explosion, dégagementde comique, il faut qu’il y ait deux êtres enprésence ; – que c’est spécialement dans le rieur,dans le spectateur, que gît le comique ; – quecependant, relativement à cette loi d’ignorance,il faut faire une exception pour les hommes quiont fait métier de développer en eux le senti-ment du comique et de le tirer d’eux-mêmespour le divertissement de leurs semblables,lequel phénomène rentre dans la classe de tousles phénomènes artistiques qui dénotent dansl’être humain l’existence d’une dualité perma-nente, la puissance d’être à la fois soi et un autre.

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Et pour en revenir à mes primitives défini-tions et m’exprimer plus clairement, je dis quequand Hoffmann engendre le comique absolu,il est bien vrai qu’il le sait ; mais il sait aussi quel’essence de ce comique est de paraître s’ignorerlui-même et de développer chez le spectateur,ou plutôt chez le lecteur, la joie de sa propresupériorité et la joie de la supériorité del’homme sur la nature. Les artistes créent lecomique ; ayant étudié et rassemblé leséléments du comique, ils savent que tel être estcomique, et qu’il ne l’est qu’à la conditiond’ignorer sa nature ; de même que, par une loiinverse, l’artiste n’est artiste qu’à la conditiond’être double et de n’ignorer aucun phénomènede sa double nature.

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