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8 SUISSE LeMatinDimanche I 10 FÉVRIER 2013 ENQUÊTE LES ATELIERS PROTÉGÉS DOIVENT SE BATTRE POUR SURVIVRE. EN PRODUISANT P La course à la épuise les t handi STRESS La crise touche de plein fouet les ateliers protégés, qui emploient 25 000 rentiers AI en Suisse. Des ouvriers fragiles sont mis sous pression pour produire plus vite. Marie Maurisse [email protected] Julien a claqué la porte de son atelier protégé l’été dernier, après quinze ans de bons et loyaux services. «La seule chose qui comptait, c’était gagner de l’argent, estime ce Genevois, qui s’ex- prime sous un nom d’emprunt. On de- vait faire plus de tâches, dans des dé- lais plus courts.» A ses débuts, se sou- vient-il, l’ambiance était familiale… L’histoire est d’autant plus tragique que Julien est handicapé et rentier AI à 100%: il souffre notamment de crises d’épilepsie violentes, qui peuvent in- tervenir à tout moment. Seul «Taji», son fidèle chien guide, parvient à dé- tecter ses crises. Mais quand il a de- mandé à prendre le labrador au bureau et qu’on le lui a refusé, ce fut la décep- tion de trop: il a immédiatement dé- cidé de démissionner. Casse-tête Loin d’être un cas isolé, ce témoignage illustre le malaise qui sévit au cœur des ateliers protégés. Ceux-ci emploient plus de 25 000 travailleurs handicapés volontaires en Suisse, sur un total de 238 000 rentiers AI. Ces structures privées, dont le canton paye entre 30% et 70% du budget, doivent être aussi compétitives que les autres en- treprises, alors que leurs charges sont plus importantes. Le système a dérapé avec l’arrivée de la crise. Dans son bureau de Band, le plus gros atelier protégé de Berne avec 580 collaborateurs au total, le directeur Meinrad Ender explique ses difficultés depuis que le groupe Bosch ne fait plus appel à ses services. «Nous avons du mal à trouver des marchés, car le franc est fort et nos clients sont tentés de se tourner vers des entreprises de l’Eu- rope de l’Est. Il faut qu’on soit plus flexibles, moins chers, tout en mainte- nant la qualité… Un casse-tête!» Dans cette usine moderne, les employés sont spécialisés dans l’emballage ou le montage de circuits électriques, des activités à faible valeur ajoutée, sou- mises à une rude concurrence. Et ce stress pèse sur la santé des tra- vailleurs handicapés, comme le re- marque Intégration Handicap, la Fé- dération suisse pour l’intégration des handicapés, qui regroupe des dizaines d’associations dans le domaine. «Les retours que nous avons sont assez alarmants, déclare son secrétaire gé- néral Thomas Bickel. La situation est tendue dans les ateliers protégés de la plupart des cantons.» Pétition A Genève, deux syndicats ont déposé il y a six mois une pétition devant le Grand Conseil pour se plaindre des conditions de travail aux EPI (Etablis- sements publics pour l’intégration), organisme qui a fusionné toutes les institutions sociales du canton en 2008. Ils y dénoncent l’embauche de moniteurs d’un bon niveau technique, mais mal formés sur le handicap. Ils doivent pourtant encadrer des jeunes trisomiques, des personnes souffrant de troubles obsessionnels compulsifs ou de retards mentaux. Et aussi des schizophrènes ou des adultes abîmés par une longue dépression. Difficile d’accompagner en douceur ces personnes sensibles en ayant les yeux sur la montre. «Quand on a des grosses commandes, les moniteurs mettent la main à la pâte pour finir dans les temps, avoue Christian Dürig, chef du tout nouveau secteur Food & Pharma de Band, à Berne. Mais nous essayons de ne pas répercuter ce stress sur les équipes.» Dans son départe- ment, une quarantaine d’hommes et femmes se relaient tous les jours pour mettre en boîte des médicaments No- vartis, emballer du Toblerone ou rem- plir des pots de pesto. «Trouve-nous la crème» Ce travail à la chaîne, tous les invalides ne peuvent pas le faire aussi efficace- ment. La sélection se fait lors du stage, obligatoire avant chaque embauche afin d’évaluer le candidat. «On me di- sait: «Trouve-nous la crème des em- ployés. Dans une équipe de dix, il en faut au moins six de performants», ra- conte une Fribourgeoise, active dans le secteur pendant longtemps et re- convertie récemment. Temps de tra- vail minimum: 50%. Si la personne est trop diminuée, elle partira dans une structure occupationnelle pour fabri- quer des bougies. Mais si elle est pro- ductive, l’atelier va la chérir. «Quand quelqu’un souhaite revenir dans le marché du travail classique, ajoute- t-elle, l’équipe d’encadrement râle et tente de l’en dissuader.» Quand le système s’emballe, les conséquences peuvent être plus gra- ves. Dans son mémoire réalisé en 2010 à la HES-SO de Sierre, l’étudiant Vin- Situé près de Lausanne, Polyval est le quatrième plus gros atelier protégé de Suisse, avec sept sites et 560 collaborateurs. Son chiffre d’affaires était de 11 millions de francs en 2011. Photos; Christophe Chammartin/rezo

est tendue dans sontmissouspressionpour produireplusvite ...primesousunnomd’emprunt.Onde- ... y a six mois une pétition devant le Grand Conseil pour se plaindre des conditionsdetravailauxEPI(Etablis-sements

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8 SUISSE LeMatinDimanche I 10 FÉVRIER 2013 10 FÉVRIER 2013 I LeMatinDimanche SUISSE 9

Contrôle qualité Contrôle qualité

ÉTÉ 2012.NOTRE RADAR APERMIS DE S’ASSURERQUE SEULS LES FEUXD’ARTIFICES DE LAVILLE DE LONDRESAURAIENT LAVEDETTE.

Les yeux du monde entier étaient rivés sur Londres à l’été dernier.Mais notre système de surveillance radar mobile «Giraffe»scrutait le ciel pour repérer d’éventuels visiteurs importuns.

Avec des antennes radar fixées sur un mât relevable (d’où sonnom), il peut voir au-dessus des maisons pour scruter l’espaceaérien environnant jusqu’à 18000 mètres. Et identifier des objetsvolants jusqu’à une distance de 100 kilomètres.

C’est un exemple de protection intelligente développé par Saabqui a représenté un élément clé dans l’ensemble du dispositif desécurité.

Il a permis de s’assurer que l’été londonien serait inoubliableuniquement pour les bonnes raisons.

Pour en savoir plus: saabgroup.ch/smartprotection

Depuis 1937, Saab développe des technologies de pointe et uneprotection avantageuse pour la défense militaire et la sécurité civile.Aujourd’hui, des exemples de la protection intelligente de Saabse retrouvent sur tous les continents, dans une large gammed’applications civiles et militaires et dans l’aéronautique commerciale.

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ENQUÊTE LES ATELIERS PROTÉGÉS DOIVENT SE BATTRE POUR SURVIVRE. EN PRODUISANT PLUS, QUITTE À NÉGLIGER LES BESOINS DE LEURS EMPLOYÉS INVALIDES

La course à la rentabilitéépuise les travailleurs

handicapés

STRESS La crise touche de pleinfouet les ateliers protégés, quiemploient 25 000 rentiers AIen Suisse. Des ouvriers fragilessont mis sous pression pourproduire plus vite.

Marie [email protected]

Julien a claqué la porte de son atelierprotégé l’été dernier, après quinze ansde bons et loyaux services. «La seulechose qui comptait, c’était gagner del’argent, estime ce Genevois, qui s’ex-prime sous un nom d’emprunt. On de-vait faire plus de tâches, dans des dé-lais plus courts.» A ses débuts, se sou-vient-il, l’ambiance était familiale…

L’histoire est d’autant plus tragiqueque Julien est handicapé et rentier AI à100%: il souffre notamment de crisesd’épilepsie violentes, qui peuvent in-tervenir à tout moment. Seul «Taji»,son fidèle chien guide, parvient à dé-tecter ses crises. Mais quand il a de-mandé à prendre le labrador au bureauet qu’on le lui a refusé, ce fut la décep-tion de trop: il a immédiatement dé-cidé de démissionner.

Casse-têteLoin d’être un cas isolé, ce témoignageillustre le malaise qui sévit au cœur desateliers protégés. Ceux-ci emploientplus de 25 000 travailleurs handicapésvolontaires en Suisse, sur un total de238 000 rentiers AI. Ces structuresprivées, dont le canton paye entre30% et 70% du budget, doivent êtreaussi compétitives que les autres en-treprises, alors que leurs charges sontplus importantes. Le système a dérapéavec l’arrivée de la crise.

Dans son bureau de Band, le plusgros atelier protégé de Berne avec 580collaborateurs au total, le directeurMeinrad Ender explique ses difficultésdepuis que le groupe Bosch ne fait plusappel à ses services. «Nous avons dumal à trouver des marchés, car le francest fort et nos clients sont tentés de setourner vers des entreprises de l’Eu-rope de l’Est. Il faut qu’on soit plusflexibles, moins chers, tout en mainte-nant la qualité… Un casse-tête!» Danscette usine moderne, les employéssont spécialisés dans l’emballage ou lemontage de circuits électriques, desactivités à faible valeur ajoutée, sou-mises à une rude concurrence.

Et ce stress pèse sur la santé des tra-vailleurs handicapés, comme le re-marque Intégration Handicap, la Fé-dération suisse pour l’intégration des

handicapés, qui regroupe des dizainesd’associations dans le domaine. «Lesretours que nous avons sont assezalarmants, déclare son secrétaire gé-néral Thomas Bickel. La situation esttendue dans les ateliers protégés de laplupart des cantons.»

PétitionA Genève, deux syndicats ont déposé ily a six mois une pétition devant leGrand Conseil pour se plaindre desconditions de travail aux EPI (Etablis-sements publics pour l’intégration),organisme qui a fusionné toutes lesinstitutions sociales du canton en2008. Ils y dénoncent l’embauche demoniteurs d’un bon niveau technique,mais mal formés sur le handicap. Ilsdoivent pourtant encadrer des jeunestrisomiques, des personnes souffrantde troubles obsessionnels compulsifsou de retards mentaux. Et aussi desschizophrènes ou des adultes abîméspar une longue dépression.

Difficile d’accompagner en douceurces personnes sensibles en ayant lesyeux sur la montre. «Quand on a desgrosses commandes, les moniteursmettent la main à la pâte pour finirdans les temps, avoue Christian Dürig,chef du tout nouveau secteur Food &Pharma de Band, à Berne. Mais nousessayons de ne pas répercuter ce stresssur les équipes.» Dans son départe-ment, une quarantaine d’hommes etfemmes se relaient tous les jours pourmettre en boîte des médicaments No-vartis, emballer du Toblerone ou rem-plir des pots de pesto.

«Trouve-nous la crème»Ce travail à la chaîne, tous les invalidesne peuvent pas le faire aussi efficace-ment. La sélection se fait lors du stage,obligatoire avant chaque embaucheafin d’évaluer le candidat. «On me di-sait: «Trouve-nous la crème des em-ployés. Dans une équipe de dix, il enfaut au moins six de performants», ra-conte une Fribourgeoise, active dansle secteur pendant longtemps et re-convertie récemment. Temps de tra-vail minimum: 50%. Si la personne esttrop diminuée, elle partira dans unestructure occupationnelle pour fabri-quer des bougies. Mais si elle est pro-ductive, l’atelier va la chérir. «Quandquelqu’un souhaite revenir dans lemarché du travail classique, ajoute-t-elle, l’équipe d’encadrement râle ettente de l’en dissuader.»

Quand le système s’emballe, lesconséquences peuvent être plus gra-ves. Dans son mémoire réalisé en 2010à la HES-SO de Sierre, l’étudiant Vin-

cent Flament observait déjà, dans unatelier lausannois, que «Madame H»était affectée au repassage, alorsmême que cette position lui était dou-loureuse, car elle souffrait beaucoupdes séquelles d’un grave accident.Pour accélérer la cadence, les structu-res placent parfois les personnes aumauvais endroit. Jusqu’à la catastro-phe: chargée du standard d’une insti-tution genevoise, une dame très fra-gile, atteinte de la maladie des os deverre, se serait cassé le bras en mani-pulant un téléphone qui n’était pasadapté à ses mouvements prudents.

Nespresso et OmegaChez Polyval, à Vernand, près de Lau-sanne, le rythme est tout aussi sou-tenu. Le quatrième plus gros atelierprotégé de Suisse compte sept sites et560 collaborateurs. Du haut de sonmètre 90, son directeur Philippe Cot-tet est fier des marques qui lui fontconfiance. Nespresso, Bobst, Novar-tis, Omega, Kudelski et Coop partici-pent au chiffre d’affaires de 11 millionsde francs en 2011.

Mais ce succès n’est pas sans sacrifi-ces: ses équipes travaillent d’arrache-pied sur les chaînes de montage. Dansla salle de conditionnement, Marie-Angèle met des modes d’emploi de pa-cemakers dans des sacs plastiques quiseront envoyés aux médecins. Nonloin, Annick, une trisomique souriante,se charge de calendriers à assembler –un million en tout. Il faut plier lesfeuilles, la musique sur les oreilles.Quel chanteur? «Michael Jackson.»

Pour honorer les commandes, lesheures supplémentaires ne sont pasrares. «Avant Noël, l’équipe du car-tonnage est venue plusieurs fois le sa-medi, confie Philippe Cottet, qui estégalement vice-président de l’Insos,l’association faîtière des institutionspour personnes handicapées. Mais ilsétaient volontaires et payés 25% deplus.» Pour augmenter la cadence, leservice fait aussi appel à des intérimai-res, qui elles, ne sont pas à l’AI.

5 francs de l’heureSelon les institutions, les salaires, dé-terminés en fonction de la producti-vité de la personne, vont de 35 centi-mes de l’heure à environ 15 francs. Cesrevenus sont accessoires, puisque lebénéficiaire reçoit déjà une rente AI.«Mais entre les frais de transport et lesrepas, je payais presque pour aller tra-vailler», indique une jeune Fribour-geoise dynamique, souffrant d’unemyopathie, qui a travaillé pendantsix ans pour 5 francs de l’heure.

Pression des cantonsA la pression de la crise s’ajoute celledes cantons: depuis 2008, ceux-cisont seuls maîtres des subventionsqu’ils octroient aux institutions. Et ilsveulent baisser la facture. Chez Stif-tung Brändi, à Lucerne, Pirmin Willi acalculé: il reçoit 2,8 millions de moinsen 2013 qu’en 2008.

Le problème est le même dansd’autres cantons. A Saint-Gall, relèvePeter Hüberli-Bärlocher, chef del’atelier OVWB, «l’Etat a gelé sa con-tribution depuis 2011. Pour 2013, ilveut la diminuer de 30%!»

Le problème, c’est qu’il n’existe pasde monitoring à l’échelle fédérale.Sans statistiques fiables, les associa-tions s’inquiètent. «Dans les cantonsqui doivent équilibrer leur budget, desmesures d’économie pourraient por-ter atteinte à la qualité de certainesinstitutions», note Christa Schönbä-chler, codirectrice à Fédération suissedes associations de parents de person-nes mentalement handicapées (In-sieme). Concrètement, les atelierssont poussés à faire plus de bénéfices.Le but? Faire des réserves pour finan-cer eux-mêmes leurs investissements.

Alarmée par ces difficultés, laconseillère nationale Marina Carobbio(PS/TI) prépare un projet de loi, afinde «garantir des aides aux entreprisessociales». Car la situation pourraitempirer: les handicapés psychiques –burnout, schizophrénie – sont tou-jours plus nombreux à se présenter auxportes des ateliers. Et ils demandentun encadrement plus important.

René Knüsel, professeur de politi-que sociale à l’Université de Lausanne,souligne l’ironie de la situation:«D’abord, ces personnes sont licen-ciées car elles ne supportent pas lapression accrue au sein du monde pro-fessionnel. De fait, elles ne sont pasvraiment invalides, mais invalidéespar les exigences du système. Puis el-les doivent se réinsérer, souvent par lebiais des ateliers. Comme la pression ymonte, c’est un cercle vicieux…» x

«La situationest tendue dansles ateliers protégésde la plupartdes cantons»

THOMAS BICKELSecrétaire général d’Intégration Handicap

Situé près de Lausanne, Polyval est le quatrième plus gros atelier protégé de Suisse, avec sept sites et 560 collaborateurs.Son chiffre d’affaires était de 11 millions de francs en 2011. Photos; Christophe Chammartin/rezo

Au département cartonnage de Polyval, Diégo, fan de country, colle des boîtes de protection pour des films photo. Malgré son retard mental,le rythme est soutenu, il s’applique. Il est là huit heures par jour, sauf le vendredi après-midi, qu’il consacre à nettoyer son appartement.

Hajra assemble des boîtiers cartonnés. L’équipe a fait des heuressupplémentaires à Noël pour honorer les commandes des clients.

Dans l’atelier de mécanique, Dario polit des pièces de métal.Le service est l’un des plus touchés par la crise.

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à la Loi sur l’aménagement du territoire

Garantir notre alimentation Protéger les terres cultivables

le 3 mars 2013www.loi-amenagement-du-territoire-oui.ch

Comité Oui à la LAT, Ch. de la Cariçaie 1, 1400 Cheseaux-Noréaz

Pour la ville et la campagne

Géraldine Savaryconseillère aux EtatsPS Lausanne

Liliane Maury Pasquierconseillère aux EtatsPS Genève

Marc Favreagriculteur/viticulteurprésident d’AgriGenève

Jacques Bourgeoisdirecteur de l’Unionsuisse des paysansconseiller nationalPLR Fribourg

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8 SUISSE LeMatinDimanche I 10 FÉVRIER 2013 10 FÉVRIER 2013 I LeMatinDimanche SUISSE 9

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ENQUÊTE LES ATELIERS PROTÉGÉS DOIVENT SE BATTRE POUR SURVIVRE. EN PRODUISANT PLUS, QUITTE À NÉGLIGER LES BESOINS DE LEURS EMPLOYÉS INVALIDES

La course à la rentabilitéépuise les travailleurs

handicapés

STRESS La crise touche de pleinfouet les ateliers protégés, quiemploient 25 000 rentiers AIen Suisse. Des ouvriers fragilessont mis sous pression pourproduire plus vite.

Marie [email protected]

Julien a claqué la porte de son atelierprotégé l’été dernier, après quinze ansde bons et loyaux services. «La seulechose qui comptait, c’était gagner del’argent, estime ce Genevois, qui s’ex-prime sous un nom d’emprunt. On de-vait faire plus de tâches, dans des dé-lais plus courts.» A ses débuts, se sou-vient-il, l’ambiance était familiale…

L’histoire est d’autant plus tragiqueque Julien est handicapé et rentier AI à100%: il souffre notamment de crisesd’épilepsie violentes, qui peuvent in-tervenir à tout moment. Seul «Taji»,son fidèle chien guide, parvient à dé-tecter ses crises. Mais quand il a de-mandé à prendre le labrador au bureauet qu’on le lui a refusé, ce fut la décep-tion de trop: il a immédiatement dé-cidé de démissionner.

Casse-têteLoin d’être un cas isolé, ce témoignageillustre le malaise qui sévit au cœur desateliers protégés. Ceux-ci emploientplus de 25 000 travailleurs handicapésvolontaires en Suisse, sur un total de238 000 rentiers AI. Ces structuresprivées, dont le canton paye entre30% et 70% du budget, doivent êtreaussi compétitives que les autres en-treprises, alors que leurs charges sontplus importantes. Le système a dérapéavec l’arrivée de la crise.

Dans son bureau de Band, le plusgros atelier protégé de Berne avec 580collaborateurs au total, le directeurMeinrad Ender explique ses difficultésdepuis que le groupe Bosch ne fait plusappel à ses services. «Nous avons dumal à trouver des marchés, car le francest fort et nos clients sont tentés de setourner vers des entreprises de l’Eu-rope de l’Est. Il faut qu’on soit plusflexibles, moins chers, tout en mainte-nant la qualité… Un casse-tête!» Danscette usine moderne, les employéssont spécialisés dans l’emballage ou lemontage de circuits électriques, desactivités à faible valeur ajoutée, sou-mises à une rude concurrence.

Et ce stress pèse sur la santé des tra-vailleurs handicapés, comme le re-marque Intégration Handicap, la Fé-dération suisse pour l’intégration des

handicapés, qui regroupe des dizainesd’associations dans le domaine. «Lesretours que nous avons sont assezalarmants, déclare son secrétaire gé-néral Thomas Bickel. La situation esttendue dans les ateliers protégés de laplupart des cantons.»

PétitionA Genève, deux syndicats ont déposé ily a six mois une pétition devant leGrand Conseil pour se plaindre desconditions de travail aux EPI (Etablis-sements publics pour l’intégration),organisme qui a fusionné toutes lesinstitutions sociales du canton en2008. Ils y dénoncent l’embauche demoniteurs d’un bon niveau technique,mais mal formés sur le handicap. Ilsdoivent pourtant encadrer des jeunestrisomiques, des personnes souffrantde troubles obsessionnels compulsifsou de retards mentaux. Et aussi desschizophrènes ou des adultes abîméspar une longue dépression.

Difficile d’accompagner en douceurces personnes sensibles en ayant lesyeux sur la montre. «Quand on a desgrosses commandes, les moniteursmettent la main à la pâte pour finirdans les temps, avoue Christian Dürig,chef du tout nouveau secteur Food &Pharma de Band, à Berne. Mais nousessayons de ne pas répercuter ce stresssur les équipes.» Dans son départe-ment, une quarantaine d’hommes etfemmes se relaient tous les jours pourmettre en boîte des médicaments No-vartis, emballer du Toblerone ou rem-plir des pots de pesto.

«Trouve-nous la crème»Ce travail à la chaîne, tous les invalidesne peuvent pas le faire aussi efficace-ment. La sélection se fait lors du stage,obligatoire avant chaque embaucheafin d’évaluer le candidat. «On me di-sait: «Trouve-nous la crème des em-ployés. Dans une équipe de dix, il enfaut au moins six de performants», ra-conte une Fribourgeoise, active dansle secteur pendant longtemps et re-convertie récemment. Temps de tra-vail minimum: 50%. Si la personne esttrop diminuée, elle partira dans unestructure occupationnelle pour fabri-quer des bougies. Mais si elle est pro-ductive, l’atelier va la chérir. «Quandquelqu’un souhaite revenir dans lemarché du travail classique, ajoute-t-elle, l’équipe d’encadrement râle ettente de l’en dissuader.»

Quand le système s’emballe, lesconséquences peuvent être plus gra-ves. Dans son mémoire réalisé en 2010à la HES-SO de Sierre, l’étudiant Vin-

cent Flament observait déjà, dans unatelier lausannois, que «Madame H»était affectée au repassage, alorsmême que cette position lui était dou-loureuse, car elle souffrait beaucoupdes séquelles d’un grave accident.Pour accélérer la cadence, les structu-res placent parfois les personnes aumauvais endroit. Jusqu’à la catastro-phe: chargée du standard d’une insti-tution genevoise, une dame très fra-gile, atteinte de la maladie des os deverre, se serait cassé le bras en mani-pulant un téléphone qui n’était pasadapté à ses mouvements prudents.

Nespresso et OmegaChez Polyval, à Vernand, près de Lau-sanne, le rythme est tout aussi sou-tenu. Le quatrième plus gros atelierprotégé de Suisse compte sept sites et560 collaborateurs. Du haut de sonmètre 90, son directeur Philippe Cot-tet est fier des marques qui lui fontconfiance. Nespresso, Bobst, Novar-tis, Omega, Kudelski et Coop partici-pent au chiffre d’affaires de 11 millionsde francs en 2011.

Mais ce succès n’est pas sans sacrifi-ces: ses équipes travaillent d’arrache-pied sur les chaînes de montage. Dansla salle de conditionnement, Marie-Angèle met des modes d’emploi de pa-cemakers dans des sacs plastiques quiseront envoyés aux médecins. Nonloin, Annick, une trisomique souriante,se charge de calendriers à assembler –un million en tout. Il faut plier lesfeuilles, la musique sur les oreilles.Quel chanteur? «Michael Jackson.»

Pour honorer les commandes, lesheures supplémentaires ne sont pasrares. «Avant Noël, l’équipe du car-tonnage est venue plusieurs fois le sa-medi, confie Philippe Cottet, qui estégalement vice-président de l’Insos,l’association faîtière des institutionspour personnes handicapées. Mais ilsétaient volontaires et payés 25% deplus.» Pour augmenter la cadence, leservice fait aussi appel à des intérimai-res, qui elles, ne sont pas à l’AI.

5 francs de l’heureSelon les institutions, les salaires, dé-terminés en fonction de la producti-vité de la personne, vont de 35 centi-mes de l’heure à environ 15 francs. Cesrevenus sont accessoires, puisque lebénéficiaire reçoit déjà une rente AI.«Mais entre les frais de transport et lesrepas, je payais presque pour aller tra-vailler», indique une jeune Fribour-geoise dynamique, souffrant d’unemyopathie, qui a travaillé pendantsix ans pour 5 francs de l’heure.

Pression des cantonsA la pression de la crise s’ajoute celledes cantons: depuis 2008, ceux-cisont seuls maîtres des subventionsqu’ils octroient aux institutions. Et ilsveulent baisser la facture. Chez Stif-tung Brändi, à Lucerne, Pirmin Willi acalculé: il reçoit 2,8 millions de moinsen 2013 qu’en 2008.

Le problème est le même dansd’autres cantons. A Saint-Gall, relèvePeter Hüberli-Bärlocher, chef del’atelier OVWB, «l’Etat a gelé sa con-tribution depuis 2011. Pour 2013, ilveut la diminuer de 30%!»

Le problème, c’est qu’il n’existe pasde monitoring à l’échelle fédérale.Sans statistiques fiables, les associa-tions s’inquiètent. «Dans les cantonsqui doivent équilibrer leur budget, desmesures d’économie pourraient por-ter atteinte à la qualité de certainesinstitutions», note Christa Schönbä-chler, codirectrice à Fédération suissedes associations de parents de person-nes mentalement handicapées (In-sieme). Concrètement, les atelierssont poussés à faire plus de bénéfices.Le but? Faire des réserves pour finan-cer eux-mêmes leurs investissements.

Alarmée par ces difficultés, laconseillère nationale Marina Carobbio(PS/TI) prépare un projet de loi, afinde «garantir des aides aux entreprisessociales». Car la situation pourraitempirer: les handicapés psychiques –burnout, schizophrénie – sont tou-jours plus nombreux à se présenter auxportes des ateliers. Et ils demandentun encadrement plus important.

René Knüsel, professeur de politi-que sociale à l’Université de Lausanne,souligne l’ironie de la situation:«D’abord, ces personnes sont licen-ciées car elles ne supportent pas lapression accrue au sein du monde pro-fessionnel. De fait, elles ne sont pasvraiment invalides, mais invalidéespar les exigences du système. Puis el-les doivent se réinsérer, souvent par lebiais des ateliers. Comme la pression ymonte, c’est un cercle vicieux…» x

«La situationest tendue dansles ateliers protégésde la plupartdes cantons»

THOMAS BICKELSecrétaire général d’Intégration Handicap

Situé près de Lausanne, Polyval est le quatrième plus gros atelier protégé de Suisse, avec sept sites et 560 collaborateurs.Son chiffre d’affaires était de 11 millions de francs en 2011. Photos; Christophe Chammartin/rezo

Au département cartonnage de Polyval, Diégo, fan de country, colle des boîtes de protection pour des films photo. Malgré son retard mental,le rythme est soutenu, il s’applique. Il est là huit heures par jour, sauf le vendredi après-midi, qu’il consacre à nettoyer son appartement.

Hajra assemble des boîtiers cartonnés. L’équipe a fait des heuressupplémentaires à Noël pour honorer les commandes des clients.

Dans l’atelier de mécanique, Dario polit des pièces de métal.Le service est l’un des plus touchés par la crise.