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ÉTHIQUE À EUDÈME

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ARISTOTE

ÉTHIQUE À EUDÈME

Introduction, texte grec, traduction,notes, bibliographie et index

parCatherine DALIMIER

Traduction publiée avec le concoursdu Centre national du livre

GF Flammarion

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© Flammarion, Paris, 2013.ISBN : 978-2-0807-1272-1

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INTRODUCTION

Longtemps remisée à l’ombre de l’Éthique à Nico-maque, l’Éthique à Eudème vient aujourd’hui en pleinelumière. Certes, peu d’ouvrages du corpus aristotélicienont échappé aux crises d’attribution ou d’évaluation.Mais depuis un demi-siècle, les lecteurs de l’Éthique àEudème nous ont offert une suite de retournementsretentissants – véritable série dont nous rappellerons lesprincipales saisons.

Les impasses de la chronologie relative

Au milieu du XXe siècle, une sorte de consensus s’étaitétabli entre les interprètes sur la simulation suivante : destrois traités éthiques qui nous sont parvenus sous le nomd’Aristote – l’Éthique à Nicomaque en dix livres, l’Éthiqueà Eudème en huit livres et les Grands livres d’éthique endeux livres 1 – le dernier était considéré comme apo-cryphe (œuvre d’un élève ou d’un disciple) et l’Éthique àNicomaque représentait la version définitive de l’éthiquearistotélicienne 2. Quant à l’Éthique à Eudème dont lestatut restait controversé, elle faisait figure de productionnégligeable. Certains y voyaient même un traité fausse-ment attribué à Aristote : c’est ainsi que la meilleure

1. Désormais désignés dans les notes par les abréviations EN, EE et GE.2. La dernière affirmation, et peut-être la plus spectaculaire, de cette

place privilégiée de l’EN a sans doute été la publication de l’imposante tra-duction commentée de cet ouvrage par les RR. PP. René Antoine Gauthieret Jean Yves Jolif parue en 1958 (rééditée en 1970).

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ÉTHIQUE À EUDÈME8

édition du texte grec avant celle, récente, de RichardR. Walzer et Jean M. Mingay, à savoir celle de FranzSusemihl, publiée en 1884 dans la fameuse collection detextes anciens chez Teubner, l’attribue expressément àEudème de Rhodes, l’un des principaux disciples d’Aris-tote 1 ; pour les autres, il s’agissait bien d’un ouvrageauthentique, mais inférieur à l’Éthique à Nicomaque etrédigé à une époque où Aristote n’aurait pas encore étéen possession de sa doctrine éthique définitive.

Cette conception prit une forme particulièrement nettesous la plume de Werner Jaeger 2. Le fait que la thèse deJaeger n’a pour ainsi dire plus de partisans n’enlève rienà l’importance qu’elle a eue dans l’histoire de l’exégèsearistotélicienne. On connaît l’hypothèse de base : lestextes d’Aristote pourraient être rangés chronologique-ment selon leur plus ou moins grand éloignement du pla-tonisme. Il lui semblait après tout « normal » que le jeuneAristote, rejoignant l’Académie dès l’âge de dix-sept ans,fût d’abord fortement influencé par Platon, lequel avaitpassé soixante ans ; mais comme, finalement, Aristoten’est pas Platon, ni même vraiment platonicien, il fau-drait accepter qu’il ait progressivement pris ses distancesavec le platonisme, et cela de plus en plus fortement aufur et à mesure qu’il avançait en âge. Jaeger prétendaitconcilier les arguments des commentateurs qui, avant lui,tendaient à faire voir l’Éthique à Eudème comme unouvrage platonisant, avec le fait que son authenticitén’avait jamais été mise en doute dans l’Antiquité. On nepouvait en effet, sans incohérence, attribuer une dateancienne à l’Éthique à Eudème et en faire l’œuvred’Eudème de Rhodes qui n’aurait pu l’écrire qu’aprèsAristote. En revanche, en acceptant la simulation chrono-logique de Jaeger, tout s’expliquait, selon ses proprestermes, « une fois pour toutes » : il suffisait de recon-naître dans l’Éthique à Eudème une étape intermédiaire

1. C’est ce qu’avait déjà fait A. Fritzsche [1851].2. W. Jaeger [1923, 1948]. Je renvoie à la traduction française de 1997.

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de la réflexion éthique d’Aristote, les grands momentsde cette réflexion étant « la période platonicienne duProtreptique 1, le platonisme réformé de l’Éthique àEudème, enfin l’aristotélisme de la maturité de l’Éthiqueà Nicomaque 2 ». Et Jaeger d’affirmer – non sans impru-dence, comme nous le verrons – que tout le monde,depuis l’Antiquité, aurait toujours été convaincu de laprééminence de l’Éthique à Nicomaque, les Ancienssachant bien que c’était là l’ultime figure de l’éthiquearistotélicienne.

Une des conséquences de cette interprétation chrono-logiste touche à l’une des énigmes du corpus éthique aris-totélicien, l’existence de ce que l’on a appelé les « livrescommuns ». Les manuscrits par lesquels nous ont ététransmis les traités éthiques comportent trois livres quisont présents sous une forme identique dans les deuxÉthiques, donnés comme les livres V, VI et VII del’Éthique à Nicomaque et comme les livres IV, V et VI del’Éthique à Eudème. L’une des bases de la thèse évolu-tionniste de l’éthique aristotélicienne, c’est l’attributionmal fondée de ces livres à une seule des deux Éthiques,celle qu’on croit la dernière et la plus achevée. La pra-tique majoritaire des manuscrits médiévaux 3, quidonnent l’Éthique à Eudème après l’Éthique à Nicomaqueen renvoyant à cette dernière pour les livres communs, nepeut toutefois servir de preuve : elle épargnait avant toutla peine du scribe et l’argent du commanditaire.

Examinons les caractères propres que les interprètesont attribués aux deux Éthiques afin d’en déduire uneévolution. Nous mesurerons peut-être ainsi à quel prix

1. Le Protreptique – littéralement « l’exhortation », sous-entendu « à laphilosophie » –, mentionné dans les listes anciennes, est un ouvrage perdud’Aristote auquel on prête généralement une doctrine platonisante. On leconnait à travers l’ouvrage homonyme du néoplatonicien Jamblique.

2. W. Jaeger [1923, 1948], p. 238.3. Celle du Vaticanus 1342 (XIIIe siècle) et de la plupart des manuscrits

ultérieurs. Mais le Laurentianus 81.15 (XVe siècle) intègre les livres communsdans l’Éthique à Eudème.

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ÉTHIQUE À EUDÈME10

(manipulations textuelles et généralisations hâtives) lecouple énigmatique des deux Éthiques a nourri certainsdébats. Les arguments sont de plusieurs types (différencesthématiques, témoignages extérieurs, traits stylistiques etparticularités de méthode), dont les trois premiers appa-raissent très fragiles.

D’une façon qui peut nous surprendre, les Éthiques nesont pas des manuels de savoir-vivre ensemble ni desréflexions sur la seule vertu ; elles traitent plus largementdu bonheur (eudaimonia) défini comme perfection de lavie humaine. En 1923, Jaeger voyait ce thème traité defaçon plus platonicienne dans l’Éthique à Eudème quedans l’Éthique à Nicomaque, tout en reconnaissant quela première porte la marque d’une rupture avec des doc-trines centrales du platonisme – au premier rang des-quelles la Théorie des Idées 1. Il attirait surtoutl’attention, dans l’Éthique à Eudème, sur la fonction dela « contemplation de dieu » (theôria theou) dans la vieparfaite, sur le caractère théonomique de certaines for-mules mises en parallèle avec des passages du Protrep-tique, formules qui lui paraissaient témoigner de « laferveur religieuse de la jeune foi platonicienne » d’Aris-tote. Il lisait en effet sans hésitation la dernière page del’ouvrage – page extrêmement ambiguë – comme une« justification théologique de la morale ». Il faut recon-naître que le terme « dieu » y fait une irruption surpre-nante, véritable deus ex machina dont les attributs ne sontpas sans rappeler ceux du dieu au livre Λ de la Métaphy-sique 2. À cela, Hans von Arnim répondit qu’on pourraittrès bien supposer l’intervention postérieure d’un scribechrétien 3 ; pour « retrouver » le texte du Stagirite, il

1. W. Jaeger [1923, 1948], p. 248-250.2. Pour des raisons que l’on ne peut rappeler ici, W. Jaeger considérait

aussi la doctrine qui est exposée dans le livre Λ comme une doctrineancienne.

3. H. von Arnim [1928], p. 25-27. Mais, comme le dit A. Kenny, commentun chrétien reconnaissant les dix commandements accepterait-il dans lamême page la formule « en tant que principe directeur (arkhôn) le dieu ne

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suffirait, l’intellect étant considéré par lui comme divin(theion), de rétablir nous (intellect) à chaque occurrencede theos (dieu).

On voit l’enjeu de la dispute : fallait-il lire cette conclu-sion de l’Éthique à Eudème comme une incitation à servirle dieu ou à cultiver l’intellect ? Le discours sur l’éthiqueconsacré à la recherche du bonheur est-il ou non subor-donné au « discours sur le divin » (theologia) ? S’ensuivittout un enchaînement d’argumentations polémiques,avec des positions médianes, certains distinguant entretheion et theos pour préserver l’assimilation qu’ils fai-saient de ce « dieu » avec la partie théorétique de l’intel-lect 1. Cela apportait encore un soutien modéré à Jaeger,lequel considérait l’Éthique à Eudème comme « reliéeentièrement au Protreptique qui parlait encore avecaudace du divin dans l’homme, et qui exhortait à vivreseulement en vue du divin 2 ». Mais comment voir lesallusions au « divin dans l’homme », à sa participationau divin comme une spécificité eudémienne ? En fait, lesdeux Éthiques utilisent cette même notion du « divindans l’homme » que Platon assimilait à la partie supé-rieure de l’âme dans le Timée 3. Ce thème est lié aux éty-mologies d’anthrôpos et de daimôn dans le Cratyle 4,étymologies qui font partie de l’héritage culturel, des opi-nions reçues qu’Aristote examine : privé de la participa-tion au divin, le cheval n’est pas heureux (eudaimôn) dansl’Éthique à Eudème 5, mais il ne l’est pas non plus dansl’Éthique à Nicomaque 6, et l’allusion à la présence d’un

prescrit pas » ? Si l’on veut supposer un scribe manipulateur, il vaudraitdonc mieux penser à un néoplatonicien.

1. Voir P. Defourny, « L’activité de la contemplation dans les moralesd’Aristote », BIBR, 1937, p. 89-101, et F. Dirlmeier [1962].

2. W. Jaeger [1923, 1948], p. 242.3. Timée, 90b-c.4. Cratyle, 398c et 399c.5. EE, 1217a 25-26.6. EN, 1099b 32.

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constituant divin dans l’homme n’est pas plus explicitedans une Éthique que dans l’autre 1.

Toujours est-il qu’en 1969, au Ve Symposium Aristote-licum, qui était consacré à l’Éthique à Eudème, le rejet àpeu près consensuel de la lecture de H. von Arnim lais-sait en suspens la question du lien entre théorie/contem-plation (theôria) et bonheur, entre l’homme et dieu, entreéthique et métaphysique. Et, dans l’état actuel du débat,une fois rejetée la tentation de voir dans la dernière pagede l’Éthique à Eudème un moment de la pensée religieused’Aristote et admis son caractère énigmatique, de grandsinterprètes comme Sarah Broadie et Anthony Kennytrouvent encore difficile de spécifier son rapport à la viethéorétique, la vie heureuse qui prime dans l’Éthique àNicomaque 2.

Mais voici que, depuis une trentaine d’années, unenouvelle version de Cendrillon nous est proposée par lesspécialistes. On s’attache désormais, au détriment de sagrande sœur l’Éthique à Nicomaque, à tirer la petite sœureudémienne de la place subordonnée qu’elle occupait jus-qu’à présent pour lui offrir rien moins que la premièreplace au royaume de l’éthique aristotélicienne. Depuis lapublication en 1978 de son Aristotelian Ethics. A Studyon the Relationship between the Eudemian and the Nico-machean Ethics of Aristotle, Kenny a été l’un des princi-paux artisans de cette réhabilitation. Son entreprisemérite d’être considérée de près, parce qu’elle est à la foisconvaincante sur bien des points, prudente dans certainesde ses conclusions et imprudente par son approche stylo-métrique qu’il considère comme décisive.

Du point de vue historique, Kenny tente d’infirmerl’idée reprise sans examen sérieux par beaucoup d’inter-prètes, que seule l’Éthique à Nicomaque, ou principale-ment elle, était connue des Anciens. Dans le corpus

1. EN, VII, 1177b 30 ; EE, 1217a 24-28, 1248a 27.2. Voir le débat entre S. Broadie ([1991], p. 289) et A. Kenny ([1992],

p. 100-101) auquel répond l’article de S. Broadie [2010].

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aristotélicien lui-même, il montre que sur les six allusionsà l’Éthique dans Les Politiques et celle qu’on trouve dansla Métaphysique 1, cinq renvoient aux livres communs, lesdeux autres étant, sûrement pour l’une et sans doutepour l’autre, eudémiennes. Or l’une des thèses principalesde Kenny, c’est que les livres communs sont eudémienset non nicomaquéens. Kenny note aussi, après et avec uncertain nombre d’autres exégètes, l’importance d’Aspa-sius, péripatéticien du IIe siècle de notre ère, qui est leplus ancien commentateur d’Aristote dont nous ayonsconservé un texte, sinon complet du moins conséquent,puisqu’il porte sur les livres I, II, III, IV, VII et VIII del’Éthique à Nicomaque. C’est depuis l’époque d’Aspasius– et de son fait, mais dans une mesure que l’on ne peutpas apprécier – que l’Éthique à Nicomaque occupe lecentre de la scène éthique aristotélicienne, positionqu’elle conservera tout au long du Moyen Âge et jus-qu’au milieu du XXe siècle. Mais Kenny s’efforce de mon-trer que lorsqu’il est question de « l’éthique d’Aristote »avant Aspasius, c’est à l’Éthique à Eudème qu’il est faitallusion. Un exemple intéressant est le témoignage deCicéron. Dans son traité Des fins des biens et des maux,celui-ci, critiquant Théophraste, écrit : « Aussi, tenons-nous-en à Aristote et à son fils Nicomaque. Ses livres siprécis sur la morale sont, il est vrai, attribués à Aristote,mais je ne vois pas pourquoi le fils n’aurait pu ressemblerau père 2. » On estime généralement que, dans ce passage,Cicéron se réfère à l’Éthique à Nicomaque en l’attribuantà Nicomaque. Mais Kenny comprend que Cicéron seréfère ici à deux ouvrages distincts, l’un qui n’est pasnommé et qui est attribué à Aristote, l’autre qu’il attribueà Nicomaque et qui doit donc être l’Éthique à Nicomaque(ou lesGrands livres d’éthique, dits « nicomaquéens » dansl’Antiquité) : il en déduit que le premier traité, s’il n’est pas

1. Politiques, II, 2, 1261a 31 ; III, 12, 1280a 17 ; 1282b 20 ; IV, 11,1295a 36 ; VII, 13, 1332a 8 ; 1332a 22 et Métaphysique, A, 1, 981b 25.

2. De finibus, V, V, 12 (trad. J. Kany-Turpin).

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l’Éthique à Nicomaque, serait l’Éthique à Eudème…Quelque ingénieuse que soit cette reconstruction 1, etquelque part de vérité qu’elle contienne, il ne faudraitpas non plus penser que l’Éthique à Nicomaque était tota-lement inconnue avant Aspasius, ce qui nous renverraitau redoutable problème de son surgissement. Kennyconcède d’ailleurs que Cicéron connaissait l’Éthique àNicomaque, même s’il l’arrache au corpus aristotélicien.

Kenny s’est aussi appuyé sur les listes anciennes desœuvres d’Aristote, souvent étudiées et invoquées par lesinterprètes à l’appui de leurs thèses. De cet examen, ilressort que, dans la liste de Diogène Laërce 2, réputée laplus ancienne, comme dans celle, plus récente, dite « dePtolémée 3 », il n’y a rien qui corresponde à l’Éthique àNicomaque ; en revanche, on trouve dans cette dernièreliste deux titres correspondant respectivement auxGrands livres d’éthique et à l’Éthique à Eudème. Enfin dansla troisième liste, dite « d’Hésychius 4 », qui semble trèsdépendante de celle donnée par Diogène Laërce, apparaîtune « Éthique en dix livres » que l’on pourrait identifiercomme étant l’Éthique à Eudème pourvue des livrescommuns et, dans l’appendice de ce catalogue quis’éloigne nettement du modèle de Diogène Laërce, uneentrée « Sur l’Éthique à Nicomaque », dont les spécialistesdiscutent pour savoir si elle correspond effectivement àl’Éthique à Nicomaque. Mais s’il paraît bon de remettre enquestion la prééminence immotivée d’un traité, celaétablit-il pour autant celle de l’autre ?

1. Pour le détail, je renvoie à A. Kenny [1992], p. 118.2. Diogène Laërce, doxographe du IIIe siècle avant notre ère, s’appuierait

sur les relevés d’Hermippe, un bibliothécaire de la bibliothèque d’Alexandrie(du IIIe siècle lui aussi).

3. Elle reflèterait un ordre hérité de l’agencement des traités aristotéli-ciens par Andronicos de Rhodes qui fit au Ier siècle avant notre ère uneédition revue, corrigée et mise en ordre systématique du corpus aristotélicien.Cette édition est restée, en gros, celle que nous connaissons.

4. Cette liste vient à la suite d’une vie d’Aristote écrite à la fin du Ve sièclepar l’historien Hésychius de Milet.

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À propos des livres communs, nous sommes dans lamême incertitude. Leur rattachement à l’Éthique àNicomaque, quasi automatique dans la plupart des édi-tions publiées jusqu’ici, semble bien relever du même pré-jugé signalé plus haut, faisant de ce recueil l’expressioncanonique de l’éthique aristotélicienne. De plus, dans uneperspective chronologiste comme celle de Jaeger, il fau-drait expliquer pourquoi, quand et comment Aristotelui-même ou, plus vraisemblablement, un éditeur posté-rieur, aurait pris la peine de réintroduire dans l’ouvrageancien que serait l’Éthique à Eudème trois livres apparte-nant à un ouvrage postérieur philosophiquement plusavancé… Plusieurs faits, invoqués par les partisans del’« eudémisation » de cette éthique, montrent que le rat-tachement pur et simple des livres communs à l’Éthiqueà Nicomaque, impliquant qu’Aristote lui-même les auraitmis là où ils sont, ou les aurait composés pour qu’ilsfussent mis là où ils sont, n’est pas acceptable. Le plusvisible de ces faits est la présence de deux développe-ments sur le plaisir, l’un dans les livres communs etl’autre au livre X de l’Éthique à Nicomaque. Étant donnéles différences entre les deux développements, leur pré-sence dans le même ouvrage ne pourrait être attribuéqu’à un éditeur très maladroit. Or l’Éthique à Eudème netraite pas spécifiquement du plaisir dans ses livrespropres ; si l’on reconnaît que ce sujet est indispensabledans un exposé complet sur l’éthique, la tentation estforte de décider que c’est bien dans l’Éthique à Eudèmequ’il faudrait intégrer le traité des livres communs sur leplaisir et, finalement, tous les livres communs.

Kenny ajoute un argument auquel il donne toute laforce de la « science », puisqu’il s’appuie sur les données« objectives » de la stylométrie. Le cœur de son livre TheAristotelian Ethics 1 est constitué par une étude statis-tique de l’emploi des particules, termes connectifs, prépo-sitions, adverbes et pronoms dans les deux ouvrages. Il a

1. A. Kenny [1978].

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beaucoup été critiqué sur ce point, et à juste titre, tantles approches stylométriques appliquées aux textesaristotéliciens ne peuvent que fournir des résultats chan-celants, surtout lorsqu’elles prétendent ranger ces textesen ordre chronologique. Une telle technique a bien donnédes résultats remarquables pour les dialogues de Platon ;mais c’est qu’il s’agit de textes écrits – ou plutôt dictés,puisque les Anciens n’écrivaient pas – par Platon lui-même. En s’appuyant sur l’hypothèse que la manière des’exprimer, le vocabulaire et jusqu’aux tics de langage semodifient au cours du temps chez le même écrivain, cer-tains interprètes ont groupé les dialogues platonicienspar familles, qu’ils ont ensuite rangées chronologique-ment les unes par rapport aux autres selon des critèresdivers, comme le développement des doctrines exposées,les allusions historiques, etc. ; ils ont ainsi obtenu descatégories qui font, en gros, l’unanimité parmi les inter-prètes : dialogues de jeunesse, de maturité, de vieillesse.Mais comment appliquer une telle analyse aux textes ducorpus aristotélicien qui ne sont pas d’Aristote lui-même,qui ont été remaniés non seulement par les auditeurs duLycée, mais par les éditeurs anciens, lesquels mirent enforme le corpus en forme en vue de sa publication etn’hésitèrent sans doute pas à en réécrire des passages ?Kenny fait de cette méthode une application bien tempé-rée quand il entend s’en servir, non pas pour décider desrelations chronologiques entre les deux traités, mais pourétablir une parenté lexicale plus forte entre l’Éthique àEudème et les livres communs qu’entre ceux-ci etl’Éthique à Nicomaque. Finalement, dans l’appendice deson ouvrage plus récent, Aristotle on the Perfect Life,publié en 1992, Kenny, tenant compte des critiques quilui avaient été adressées, mais toujours confiant dans lastylométrie, affirme une plus grande proximité des livrescommuns avec l’Éthique à Eudème. De fait, quand on litsa traduction parue en 2011 et incluant ces livres com-muns, il apparaît que l’ensemble gagne en force etautonomie.

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Pourtant cette position, très importante pour faire del’Éthique à Eudème la version la plus élaborée del’éthique aristotélicienne, n’est pas sans rencontrerd’obstacle. Car, bien que Kenny ait modéré ses affirma-tions, notamment à la suite des critiques suscitées parson Aristotelian Ethics, il pense bel et bien que l’Éthique àEudème est postérieure à l’Éthique à Nicomaque, positionlégitime pour un traité « plus élaboré ». En le suivant, onse heurte au problème symétrique de celui qui mettait endifficulté l’interprétation de Jaeger : pourquoi etcomment les livres communs, s’ils sont eudémiens, ont-ilsété intégrés dans l’Éthique à Nicomaque qui aurait étéécrite plus tôt ? Car il faut bien reconnaître que cettedernière ne peut guère fonctionner, elle non plus, sans leslivres communs… Certes, poser ainsi le problème trahitune conception par trop moderne du livre, commeensemble organique constitué d’un bloc par la volontéd’un auteur. Depuis un siècle 1, on admet que les deuxÉthiques, dans la forme où nous les avons, puissent êtrecomposées de textes différents, dont certains auraientaussi été publiés séparément et seraient apparus commedes traités indépendants dans les listes d’ouvrages d’Aris-tote. Richard Bodéüs a particulièrement insisté, dans laprésentation de sa traduction de l’Éthique à Nicomaque,sur le caractère de patchwork revêtu par l’ouvrage. Iln’empêche qu’il reste difficile d’expliquer cette incorpora-tion de trois livres identiques dans deux traités réputésde dates différentes.

Pour ce qui est de la datation relative des deux traités,admettons aussi notre incertitude. Kenny a bien montréque la forte tendance des interprètes jusque dans lesannées 1970 à situer l’Éthique à Eudème avant l’Éthique àNicomaque s’appuyait surtout, sinon exclusivement, surl’opinion que cette dernière représentait un achèvementdoctrinal. Or, pour le moment, on n’a démontré aucune

1. Après l’excellent article de T. Case, « Aristotle », Encyclopædia Britan-nica, 1910 (11e éd.), p. 501-522.

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évolution doctrinale permettant d’établir l’antérioritéd’un ouvrage sur l’autre. On peut juger de la faiblesse des« preuves » en examinant l’argument dont Jaeger faisait sigrand cas, le prétendu changement de sens du terme phro-nèsis. Il avait cru repérer dans l’Éthique à Eudème unemploi platonisant du terme phronèsis (sagesse), l’un desconcepts clés de la philosophie pratique aristotélicienne.En effet, dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque (qui estle livre V de l’Éthique à Eudème), Aristote dresse face à lasagesse théorique (sophia) l’image forte d’une rationalitépratique (phronèsis) qui ne tient pas ses principes de la spé-culation théorique mais qui permet de choisir et décider,en un mot d’agir au sens plein du terme puisque l’hommeest ainsi « principe de certaines actions » et qu’« il est seulparmi les animaux à l’être » 1. C’est là un trait caractéris-tique de l’aristotélisme : les domaines théorique et pra-tique sont d’autant plus distincts que le pur savoir ne meten branle aucune action, contrairement à ce que soutenaitla tradition socratique. Jaeger faisait donc d’un usage dephronèsis qu’il croyait platonisant dans l’Éthique à Eudèmeun argument confirmant sa lecture théonomique de la der-nière page : ne voyant pas trace dans cet ouvrage d’uneautonomie d’objet et de méthode de l’éthique, il enconcluait que celle-ci dépendait encore d’une connais-sance « du dieu » : l’éthique n’appartenait pas à la philoso-phie pratique, mais constituait pour lui une province de lathéologie. Or rien, dans les textes, ne vient conforter unetelle interprétation. Si l’on regarde de près les emplois dephronèsis et ceux de phronimos – l’adjectif qui indiquel’état de celui qui possède la phronèsis – dans l’Éthique àEudème, on vérifie qu’ici comme ailleurs Aristote emploiele même terme successivement et pour les besoins del’argumentation, en un sens technique restreint et en unsens élargi ou adopté par un philosophe antérieur. Ainsiquand Aristote écrit que « pour certains, c’est la sagesse[phronèsis] qui est le plus grand bien, pour d’autres, c’est

1. EE, II, 6, 1222b 19-20.

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l’excellence, pour d’autres enfin, c’est le plaisir 1 », le termen’a évidemment pas son sens technique aristotélicien de« sagesse pratique ». Il en va de même encore, dans la for-mule « pour les uns, la sagesse [phronèsis] est un bien supé-rieur à l’excellence, pour d’autres, c’est l’inverse 2 ». Plusavant, dans le contexte du topos bien connu du « choix desvies », Aristote reprend la même tripartition, distinguantvie philosophique, vie politique et vie voluptueuse ; ildéclare que la vie philosophique « vise à la sagesse [phronè-sis] et à la contemplation de la vérité 3 » ; mais on voit bienque dans ce passage, qui est toujours le premier invoquépar les commentateurs qui adoptent des positions voisinesde celle de Jaeger ou de Rowe 4, Aristote rapporte une opi-nion antérieure – peut-être celle d’Anaxagore évoquéequelques lignes plus loin : de ce fait, il ne parle pas salangue propre. En revanche, lorsque phronèsis prend unsens technique, ainsi dans le premier livre, en conclusiondu débat sur « le Bien » (« la science politique, écrit Aris-tote, […] est à la fois économie et sagesse [phronèsis] 5 »), etdans le dernier livre (« la réussite n’est pas seulement dueà la sagesse [phronèsis] et à l’excellence 6 » et « le dieu neprescrit pas, il est ce en vue de quoi la sagesse [phronèsis]prescrit 7 »), le sens de ce terme consonne avec l’analyse quien est donnée dans le deuxième des livres communs.

D’autres arguments sont aussi fragiles : pour soutenir lavaleur platonicienne de phronèsis dans l’Éthique à Eudème,Jaeger affirme qu’elle y est « encore considérée commerégnant sur toutes les autres sciences, comme la plus hautescience », s’appuyant sur des passages qu’il isole dansle premier chapitre du livre VIII 8 et qu’il rapproche des

1. EE, I, 1, 1214a 32.2. EE, I, 1, 1214b 2.3. EE, I, 4, 1215b 1-2.4. C.J. Rowe [1971].5. EE, I, 8, 1218b 13.6. EE, VIII, 1, 1246b 38-39.7. EE, VIII, 3, 1249b 14.8. EE, VIII, 1, 1246b 4-11.

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formules du Protreptique 1. Or le chapitre entier s’attachejustement à corriger la position attribuée à Socrate, selonlaquelle la sagesse (phronèsis) serait une science. Certes, ils’agit d’un passage très mal établi 2 – il faut en particulierdécider si les hypothèses sont purement doxastiques oureconnues comme vraies. Mais les conséquences de ceshypothèses sont du moins dénoncées comme « étranges »et la conclusion d’Aristote, elle, est sûre : que la phronèsis« soit une science, comme [Socrate] le dit, ce n’est pascorrect ; la sagesse [phronèsis] est une excellence et cen’est pas une science, mais une autre forme de connais-sance [gnôsis] 3 ».

Par conséquent, tombent en même temps deux thèsesfortes des jaegériens, celle d’un sens platonisant de phro-nèsis dans l’Éthique à Eudème et celle d’une incompatibi-lité entre ses livres propres et les livres communs. Dèslors, les partisans de la prééminence et d’une date tardivede l’Éthique à Nicomaque se trouvent sur la défensive etcontraints à des hypothèses pour tout dire baroques.Ainsi René Antoine Gauthier et Jean Yves Jolif, recon-naissant que la doctrine de la phronèsis est la même dansl’Éthique à Eudème et dans « le livre VI de l’Éthique àNicomaque » (un livre commun), affirment le plus sérieu-sement du monde qu’ils sont « tentés de voir dans lestrois chapitres du livre VIII de l’Éthique à Eudème desfragments de la rédaction primitive du traité de la sagesse[phronèsis] qui, remanié, devait former le livre VI del’Éthique à Nicomaque 4 »…

L’énigme des titres

Après nous être intéressés aux arbres, tournons-nousvers la forêt que ceux-ci, comme on sait, ne doivent pas

1. Jamblique, Protreptique, 2-7.2. On en jugera par les notes accompagnant la présente traduction.3. EE, VIII, 1, 1246b 35-36.4. J.Y. Jolif, in R.A. Gauthier et J.Y. Jolif [1970], vol. 2, partie 2, p. 469.

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nous cacher. Richard Bodéüs écrit fort justement danssa présentation de l’Éthique à Nicomaque que « tout seprésente différemment d’une Éthique à l’autre : le style,la façon de s’exprimer, la présentation des idées dans lespassages parallèles, le choix des prolongements dans lespassages originaux, tout… sauf les idées fondamen-tales 1 ». Ce que les interprètes évolutionnistes ontéchoué à faire, c’est à montrer qu’il y avait deux éthiquesaristotéliciennes. Il est tout à fait remarquable qu’aucunpassage de l’une des deux Éthiques ne révoque en douteun passage de l’autre. Le même Bodéüs avait proposédans un article de 1973 2, à titre d’hypothèse et avectoutes les précautions nécessaires, une idée qui nemanque pas d’attrait. Les deux Éthiques ne représente-raient pas deux phases chronologiquement distinctes dela pensée morale d’Aristote, mais deux traditions diffé-rentes d’une même doctrine. À partir des manuscritsd’Aristote, en effet, ses disciples auraient constitué des« collections », en l’occurrence des « collections de texteséthiques », qui auraient été conservées dans les biblio-thèques des différents groupes de péripatéticiens. Bodéüsvoyait dans l’Éthique à Eudème une version rhodienne,puisque Eudème était originaire de Rhodes où il seraitfinalement retourné, alors que l’Éthique à Nicomaqueserait une version athénienne de l’enseignement éthiquedu maître. Mais peut-être, faute de documents établissantsuffisamment fermement cette distinction géographico-intellectuelle, doit-on se replier sur une différenciationplus souple en distinguant deux « cours » différents parceque s’adressant à des publics différents 3.

Avant de voir en quoi une telle différence pourrait semanifester, il faut mentionner un problème que l’hypothèse

1. R. Bodéüs [2004], p. 19.2. R. Bodéüs [1973].3. Cette idée suggérée par M. Schofield (dans L’Excellence de la vie,

études sous la direction de G. Romeyer-Dherbey, éditées par G. Aubry,Paris, Vrin, 2002, p. 299) est celle à laquelle R. Bodéüs semble finalementse rallier ([2004], p. 19-20).

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de Bodéüs fait surgir et que nous n’avons pas encoreabordé, alors même qu’il est primordial : celui du titredes traités éthiques. Certains, nous l’avons dit, ont sou-tenu que l’Éthique à Eudème était ainsi nommée parcequ’elle avait été écrite par Eudème de Rhodes, l’un desplus proches disciples d’Aristote, et nous avons vu queCicéron attribuait une Éthique à Nicomaque, le filsd’Aristote. Mais personne ne soutient plus l’attributionde l’Éthique à Nicomaque à Nicomaque… Reste doncqu’on peut attribuer l’Éthique à Eudème à Eudème etl’Éthique à Nicomaque à Aristote, rompant le parallé-lisme entre les deux titres, ou renoncer à voir dans lesnoms d’Eudème et de Nicomaque ceux des auteurs desouvrages, ce qui est assurément le parti le plus sage. Lathèse, soutenue par certains, selon laquelle Eudème etNicomaque seraient les éditeurs de cours éthiques d’Aris-tote, soulève le même genre d’objection puisque, si lachose est possible dans le cas d’Eudème, on voit malNicomaque, même avec l’aide de Théophraste que cer-tains lui ont prêtée, éditer les œuvres de son père alorsqu’il avait au plus dix ans à la mort de ce dernier… Unetroisième interprétation des titres leur suppose une fonc-tion dédicatoire. Mais, là encore, la différence entre lesdeux dédicataires présumés, un jeune enfant et un dis-ciple reconnu, pose un problème. Des solutions intermé-diaires ont été proposées, dont on peut signaler deuxexemples. Les titres des deux Éthiques seraient bien dédi-catoires, mais posthumes, destinés à honorer des parentsou compagnons morts. Dans ce cas, l’Éthique à Nico-maque n’aurait pu être ainsi nommée que par des édi-teurs postérieurs à Aristote qui auraient voulu rappelerle souvenir du fils de ce dernier, qui, paraît-il, mourutjeune à la guerre. Mais, encore une fois, comment étendrecette procédure à Eudème ? Vianney Décarie pensaitsauver cette approche en changeant les personnages deréférence : le Nicomaque honoré par l’Éthique à Nico-maque ne serait pas le fils mais le père d’Aristote, etl’Éthique à Eudème ne serait pas dédiée à Eudème de

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Rhodes, mais à Eudème de Chypre, ami d’Aristote mortprématurément et dont une œuvre perdue d’Aristote,Eudème ou de l’âme, porte déjà le nom. Bodéüs, quant àlui, proposait en 1973 une solution en accord avec saconception du destin des deux ensembles éthiques issusde l’enseignement d’Aristote : un éditeur, probablementAndronicos de Rhodes, aurait nommé les deux traitésd’après les traditions athénienne et rhodienne, dont lestitres signifieraient alors « Collection de questionsmorales [d’Aristote] selon Nicomaque/selon Eudème ».Puis, obligé de reconnaître, ne serait-ce qu’à partir dutexte de Cicéron déjà cité, que l’Éthique à Nicomaqueétait ainsi nommée avant Andronicos, il faisait l’hypo-thèse de la dénomination du traité par des membres duLycée en hommage au fils du fondateur… Finalement,trente ans après, il reconnaît sagement : « la significationde ces titres est en grande partie énigmatique et leur ori-gine parfaitement obscure 1 ».

Dans l’état actuel de la recherche et à moins de décou-vertes fracassantes, il faudrait donc renoncer à une data-tion précise, tant absolue que relative, des deux Éthiques,et admettre que l’interprétation des titres est indécidable,sans s’en soucier. Cela nous est plus facile aujourd’huiqu’à l’époque où Barthélemy Saint-Hilaire s’étonnaitqu’« Aristote se soit pris à deux fois pour donner à samorale la forme convenable 2 » : nous avons appris à lireun ensemble cohérent en dépit des problèmes d’attribu-tion qui s’y attachent. Cela vaut pour l’Éthique à Eudèmecomme pour tous les traités du corpus aristotélicien répu-tés authentiques, dès lors que les fondements conceptuelset le style d’exposition se retrouvent ailleurs dans cecorpus. Une seule chose est certaine : la tradition nous atransmis deux manières authentiquement aristotéli-ciennes de faire de l’éthique.

1. R. Bodéüs [2004], p. 8.2. J. Barthélemy Saint-Hilaire [1856], I, p. CCLVI.

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Une éthique, la même – autrement

Certains développements de l’Éthique à Eudème ontun répondant exact dans l’Éthique à Nicomaque. Ainsi,les deux ouvrages se présentent comme une recherched’un bonheur (eudaimonia) réconciliant trois notions :beauté, justice, plaisir. Aristote défend dans les deuxÉthiques la thèse selon laquelle l’excellence éthiques’obtient par l’habitude – en invoquant l’argument éty-mologique d’une parenté entre les deux mots ethos(habitude) et èthos (mœurs) qui a donné èthikos – etqu’en conséquence, aucune « excellence » (aretè) 1

éthique n’est innée (même si certains sont mieux douésque d’autres). Y sont traités de même les différentesexcellences éthiques, le rôle de la sagesse (phronèsis) etcelui, central, du choix décisif (prohairesis). L’une etl’autre recherche se disent « philosophiques » et « pra-tiques », et reconnaissent l’autorité de la « politique »comme science « architectonique » parmi les sciencespratiques. L’édition d’Oxford de l’Éthique à Eudème indi-quait systématiquement les passages « correspondants »de l’Éthique à Nicomaque ; dans la présentation à sa nou-velle traduction, Bodéüs reprend de façon très précise lamême tâche 2 : or, de façon significative, la mise en paral-lèle fréquente sans être constante dans les livres I et II,bien documentée s’agissant des excellences particulièreset de la relation d’amitié (philia), n’est plus du tout pos-sible dans le livre VIII, ce qui a suscité des doutes surson authenticité, accentués par la publication séparée duLiber de Bona Fortuna au Moyen Âge 3. Mais il seraitvain de chercher la spécificité de l’Éthique à Eudème ens’attachant à la présence ou à l’absence de tel ou tel

1. Le terme a été traduit par virtus en latin, et longtemps rendu par vertuen français. Il a un emploi dans d’autres domaines que le domaine éthiqueet il est toujours lié à la notion de superlatif (perfection, achèvement)d’une qualité.

2. R. Bodéüs [2004], p. 15-17.3. Voir note 16, p. 330.

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thème isolé. La méthode de réduction par comparaisond’une Éthique avec l’autre serait aussi décevante qu’uneconfrontation avec des auteurs antérieurs (auteurs préso-cratiques et Platon, avec le Lachès, le Lysis, l’Eutyphron,le Philèbe, voire le Cratyle). Le résidu serait infime.L’œuvre n’est originale que par la réorganisation de sonhéritage.

Dans un article qui n’a peut-être pas été assez exploitépar les aristotélisants, Donald James Allan notait plu-sieurs traits qui lui semblaient particuliers à l’Éthique àEudème, et d’abord la perspective même de l’enquête 1.Tandis que l’Éthique à Nicomaque évoque dans unappendice la nécessité de donner le support de la loi àl’éthique et présente sa recherche comme le premiermoment d’une enquête plus générale qui peut être dite« politique », l’Éthique à Eudème s’adresse explicitementà l’individu privé qui entend atteindre le bonheur (y com-pris dans les passages méthodologiques et programma-tiques comme le chapitre 2 du livre I) et finit, non passur la nécessité d’établir une constitution qui rende lescitoyens heureux, mais sur la kalokagathia, présentéecomme l’excellence individuelle « parfaite » 2. Allanmontre surtout que la méthode – au sens à la fois tech-nique et étymologique du terme – qui, dans les premierslivres, permet de définir le bonheur et la vertu, cette der-nière en rapport avec le plaisir et la peine, est loin d’êtrela même dans les deux ouvrages. Alors que l’Éthique àNicomaque suit un mouvement naturel de pensée avecdes corrections progressives, l’Éthique à Eudème offre uncheminement de type déductif à partir de propositionsprises comme principes, cheminement auquel Allan trouveun air euclidien. Sur ces deux manières de procéder, il nous

1. D.J. Allan [1961].2. Comme, par ailleurs, l’Éthique à Eudème affiche une position tout à

fait aristotélicienne sur le caractère éminent et englobant de la politique,cela nous interdit de décider que cet ouvrage reflète une position pré- oupostnicomaquéenne dans laquelle l’éthique aurait une assez forte autonomiepar rapport à la politique.

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semble prendre une position de bon sens en refusant d’yvoir aucun argument fort en faveur de l’antériorité del’une d’elles par rapport à l’autre ; d’ailleurs, pour lui, leconstat de deux méthodes n’implique même pas qu’ellessoient séparées par un certain intervalle de temps : il rap-pelle que les Méditations métaphysiques et les Principesde la philosophie de Descartes n’étaient séparés que detrois ans.

La prise en compte des résultats d’Allan nous ramènedonc à l’hypothèse faite plus haut : dotée d’une structurelogique plus forte que sa « grande » sœur 1 – qui n’estplus grande que par la taille – et progressant vers uneconclusion différente, l’Éthique à Eudème ne paraît pass’adresser au même auditoire. Rappelons que le pro-gramme néoplatonicien d’études insère l’étude desÉthiques entre celle des traités instrumentaux (l’Organon)et celle des écrits physiques, considérant que la connais-sance de la méthode logique et démonstrative est néces-saire à leurs lecteurs. Simplicius, commentateur desCatégories au VIe siècle de notre ère, explique :

Si les Livres éthiques d’Aristote n’étaient que des caté-chèses parénétiques sans démonstration, comme celles quel’on formulait en grand nombre chez les pythagoriciens, ilserait correct de commencer par celles-ci pour disciplinerpréalablement les mœurs par leur moyen. Mais puisqueAristote a rédigé les Livres éthiques avec les divisions et lesdémonstrations les plus scientifiques, comment, si nous lesabordons sans connaître les méthodes de démonstration,pourrons-nous faire quelque progrès ? […] Il faut aborder laméthode logique et démonstrative, et après cela nous pour-rons comprendre de manière scientifique aussi bien les

1. Il s’est même trouvé un interprète fameux, H.G. Gadamer, poursoutenir que cette forme plus systématique de l’Éthique à Eudème enattestait l’inauthenticité (« Der aristotelische Protreptikos und dieentwicklungsgeschichtliche Betrachtung der aristotelischen Ethik », Hermes,1928, vol. 63/2, p. 138-164).

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raisonnements scientifiques qui se rapportent à l’éthique queceux qui constituent la théorie des êtres 1.

Cette Éthique rédigée « avec les divisions et les raison-nements les plus scientifiques » et appliquant « laméthode logique et démonstrative » ressemble assez àl’Éthique à Eudème.

La différence d’exposition entre les deux traités esttout à fait sensible lorsqu’on confronte dans les deuxouvrages les passages « parallèles » dans lesquels sontanalysées et réorganisées des notions tirées d’un héritageculturel bien attesté : citations homériques concernantles excellences – Homère restant la base de l’éducationélémentaire –, sentences pythagoriciennes, proverbes,citations lyriques. Nous examinerons tout particulière-ment les passages qui concernent la doctrine héritée del’« excellence » définie comme médiété (mesotès), c’est-à-dire rapport entre un moyen et deux extrêmes. On saitque cette doctrine des excellences-médiétés repose sur un« modèle » mathématique diffusé largement par le pytha-gorisme, déjà adopté par plusieurs disciplines (technai),en particulier la médecine 2. Ce modèle permet à Aris-tote, fils de médecin et lui-même observateur du domaineque nous appellerions « biologique », de développerl’idée d’un point d’équilibre atteint dans les changementset les mouvements, et concevable par le calcul d’une justeproportion. On suppose trois termes A, B, C, dont A etC sont les extrêmes et B le terme intermédiaire ou moyen(meson). Un cas simple est lorsque B est équidistant deA et C – la médiété est dite alors arithmétique 3 – mais

1. Simplicius, In Aristotelis Categorias commentarium, C.A.G., VIII, éd.K. Kalbfleisch, Berlin, Reimer, 1907, p. 5, 24 – p. 6, 5. Je modifie légèrementla traduction de Ph. Hoffmann, Leiden, Brill, 1990.

2. Voir W. Jaeger [1957] et M.J. Seidler [1978].3. Avec A < B < C on a : B – A/C – B = A/A = B/B = C/C et dans cette

relation, on a une égalité des différences : C – B = B – A. L’exemple le plussimple qu’on puisse trouver est la relation entre 1, 2 et 3.

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d’autres possibilités existent 1, et ce qui caractérise unemédiété, ce sont les relations entre A et B d’une part, Bet C d’autre part. Les exposés dans les deux Éthiques 2

s’accordent pour distinguer entre plusieurs façons deconcevoir un moyen terme entre deux extrêmes, et sup-posent une isomorphie entre les représentations gra-phiques des médiétés et la représentation (vague) desaffects éthiques en leur attribuant certaines quantitésrelatives (excès, défaut, intermédiaire), puisqu’ils sontassimilés à des mouvements 3. Mais le texte de l’Éthiqueà Eudème est plus précis. S’il est important de déterminer« quelle sorte de médiété est l’excellence et à quellesmoyennes elle est liée 4 », c’est, nous dit-on, qu’il y auradifférentes manières de décrire la disposition intermé-diaire entre les deux extrêmes, d’où la formule techniqueque je comprends ainsi : « le rapport d’inégalité ne cor-respond pas toujours à une identité de rapport à l’inter-médiaire 5 », formule suivie d’un éclaircissement :l’opposition entre ces deux cas s’explique parce que c’est« tantôt de l’excès tantôt du défaut qu’on passe plus viteà l’état médian 6 » ; l’emploi du privatif inégalité (anisotès)et du positif identité (homoiotès), qui a beaucoup intriguéles éditeurs, semble correspondre à deux cas particuliersfondamentaux des médiétés, celui de la médiété arithmé-tique (fondée sur l’égalité des différences : C – B = B – A,

1. Aristote connaissait au moins trois médiétés ou proportions (arithmé-tique, géométrique, harmonique) – elles sont utilisées dans le Timée dePlaton – et peut-être davantage puisque la tradition néoplatonicienne rap-porte qu’un contemporain de Platon et d’Aristote, Eudoxe de Cnide (quifut à la fois géomètre, médecin et législateur), introduisit trois nouvellesmédiétés (voir J.-L. Gardies, L’Héritage épistémologique d’Eudoxe de Cnide,Paris, Vrin, 1988). Un texte des Seconds analytiques (I, 5, 74a 17-25) semblemême témoigner en faveur d’une sorte de théorie préeuclidienne des pro-portions.

2. EN, II, 6-7 et EE II, 3-5.3. EE, II, 3, 1220b 26-27.4. EE, II, 3, 1220b 35-36.5. EE, II, 5, 1222a 24-25. Pour ce passage comme pour les suivants,

nous soulignons.6. EE, II, 5, 1222a 25-26.

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B est le meson entre les deux extrêmes A et C) 1 et celuide la médiété géométrique (fondée sur une identité ousimilitude de rapports) 2. Au stade éthique, il ne s’agitplus de la médiété (non qualifiée) donnée par exemplepour expliquer la régulation thermique chez les ani-maux 3, mais d’un type de médiété lié au choix décisifque permet l’excellence éthique 4. Et ce choix (prohaire-sis), d’abord donné comme relatif à une fin ou à un autreobjet 5, est ensuite défini en relation avec la cause de sacause, puisqu’il résulte « d’une opinion, elle-même fruitd’une délibération 6 ».

On retrouve la même insistance sur la cause en compa-rant dans les deux ouvrages la formulation des énoncésconcernant l’excellence. Dans l’Éthique à Nicomaque, lafameuse définition de l’excellence – « c’est une dispositionliée au choix [prohairetikè] qui est dans une médiété parrapport à nous, déterminée par un rapport, à la façon

1. Selon la définition d’Archytas transmise par Porphyre : « le premierdépasse le second de la quantité dont le second dépasse le troisième »(= DK, 47 B2).

2. Ce sont les deux médiétés que le Stagirite fait intervenir dans son ana-lyse du juste dans l’EE, IV = EN, V, 1130b 6-1132b 9, introduisant la théoriedite des deux égalités (connue aussi grâce à Platon et Thucydide) pourmodéliser le juste distributif (égalité géométrique) et le juste correctif (égalitéarithmétique). Dans le problème concret, et courant dans les cités, il y a, eneffet, une grande différence entre donner un lopin de terre de superficieégale à chacun et partager selon la valeur de chacun – par exemple en confé-rant, comme le préconise Aristote, le pouvoir politique en proportion del’« excellence politique » de chacun, c’est-à-dire de sa faculté à œuvrer aubon fonctionnement de la Cité. Sur l’égalité de rapports pour cette justicedistributive ou proportionnelle, voir en particulier EE, IV = EN, V,1131a 30-b 5 et les notes de R. Bodéüs [2004], ad loc.

3. Ainsi dans les Parties des animaux, 652b 15 sq., De respiratione, 470a 5sq., 477a 11-31, 480b 18 sq., et Météorologiques, II, 389a 26.

4. EE, II, 10, 1227b 8-9 : « l’excellence éthique est un état permettant dechoisir [prohairetikè] une médiété qui nous est relative ».

5. EE, II, 10, 1226b 7-8 : « la saisie d’une chose dépendant d’une autre ».Comme je le signale p. 307, note 68, les manuscrits divergent sur le casgrammatical du terme relatif, ce qui fait hésiter entre deux interprétations(choix préférentiel/ choix intentionnel), toutes deux soutenues par la suitedu texte.

6. EE, II, 10, 1226b 10-20.

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dont l’homme sage la déterminerait 1 » – doit être com-plétée avec la définition du choix (prohairesis) : « une atti-rance liée à une délibération pour des choses quidépendent de nous 2 », à laquelle s’adjoint une différencespécifique « elle porte sur les choses en vue des fins [tônpros ta telè] 3 ». Dans l’Éthique à Eudème, c’est un enchaî-nement de formules causales qui font connaître l’excel-lence éthique (« l’excellence est la disposition suivante :elle naît des meilleurs mouvements de l’âme et produit lesmeilleures actions et affects de l’âme 4 ») et le choix(« une saisie, non pas une saisie tout court, mais la saisied’une chose dépendant d’une autre […] Aussi le choixrésulte-t-il d’une opinion, elle-même fruit d’une délibéra-tion 5 ») – l’ensemble étant résumé au chapitre suivantpar une relation entre trois termes (excellence, choix,but) : « le en vue de quoi est un intermédiaire dont l’excel-lence est cause et c’est en vue de cela que se fait lechoix 6 ».

Ces formules définitoires ne sont certes pas incompa-tibles entre elles, mais, selon les distinctions même del’Organon, elles diffèrent. « Il y a en effet une différenceentre dire pourquoi il tonne et ce qu’est le tonnerre 7. » Lesformules de l’Éthique à Nicomaque procèdent par genre,espèce et différence spécifique. Celles de l’Éthique àEudème sont des énoncés « qui montrent pourquoi lachose est », selon la formule des Seconds analytiques 8 ;elles répondent au programme annoncé, propre à uneétude philosophique : se poser la question du « qu’est-ceque c’est ? » mais aussi celle du « pourquoi ? » ou du

1. EN, II, 1106b 36-107a 1 (ma traduction).2. EN, III, 1113a 11-14 (ma traduction).3. EN, III, 1113a 11-12 (ma traduction).4. EE, II, 1, 1220a 30-31.5. EE, II, 10, 1226b 7-10.6. EE, II, 11, 1227b 37-38.7. Seconds analytiques, II, 10, 94a 2.8. Seconds analytiques, II, 10, 93b 38-39.

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INTRODUCTION 31

« comment ? » 1. Ainsi se développe une recherche desprincipes, des causes, dans un domaine physique particu-lier, celui de l’ethos humain.

Une méthode d’exposition spécifiquedans l’Éthique à Eudème

L’Éthique à Eudème suit-elle une méthode dialectiqueparticulière ? Donald James Allan attirait l’attention surles développements hypothético-déductifs en soulignantl’usage du mot hypothèse 2. Plus généralement, onconstate l’emploi d’une terminologie 3 qui conduit à unsentiment général : sans qu’il y ait rupture ou contradic-tion entre les deux Éthiques, l’Éthique à Eudème utiliseune certaine méthode dialectique dont les étapes sontsoulignées 4. On redécouvre en somme que, selon lesinstructions données dans les Topiques 5 et mises enœuvre dans la Physique 6, est appliquée strictement dansl’Éthique à Eudème la méthode diaporétique qui consiste,par mises à l’épreuve successives des opinions admises etrésolution d’apories, à remonter jusqu’aux principes, àles redéfinir. Le développement, dans la seconde moitiédu XXe siècle, d’une « logique de la découverte scien-tifique 7 » ne dédaignant pas le mode conjectural aprobablement encouragé la poursuite et l’affinement decette lecture.

1. Voir EE, I, 5, 1216b 10-21 et 6, 1216b 38-39. Voir aussi : « c’est d’abordl’excellence éthique qu’il faut examiner, ce qu’elle est, quelles sont ses parties[…] et quelles sont ses causes » (II, 1, 1220a 14-15).

2. EE, II, 6, 1222b 28 et VII, 2, 1235b 30.3. Par exemple, les « apparences » (ta phainomena), l’« impasse logique »

(aporia), les « principes » (ai arkhai), « faire remonter » (anagein).4. Pour J. Barnes, il s’agit du tri des endoxa, l’« endoxic method » ; pour

d’autres, de la méthode aporétique.5. Topiques, I, 2, 101a 34-101b 46. Physique, I, 1 et I, 7.7. Pour reprendre la formule titre de l’ouvrage de K. Popper, The Logic

of Scientific Discovery, Londres, Hutchinson, 1959.

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Dans la méthode diaporétique, on fait successivementl’hypothèse de deux opinions admises alternatives pourmontrer que toutes les deux mènent à des conséquencesabsurdes, des impasses logiques (aporiai). À ce stade, onn’obtient qu’une connaissance négative, la négation dedeux attributs, ce qui pousse à la résolution du problèmepar modification de l’hypothèse, qui passe dès lors austatut « de bonne logique » (eulogon). L’analyse du« choix 1 » est exemplaire de ce point de vue : après avoirconstaté que « le choix n’est ni l’opinion ni le vœu prisséparément » en précisant ce que sont l’un et l’autre, ondéduira que le choix « résulte des deux pris ensemble »(le vœu étant issu d’une opinion après délibération). Onrésoudra les embarras de l’amitié en précisant le modede l’action : vouloir « de façon absolue » et vouloir « defaçon hypothétique » 2, aimer en puissance et aimer « enacte » 3. Une correction sémantique peut faire sortird’une impasse : si deux amis hésitent entre un peu debonheur ensemble et un grand bonheur dans la sépara-tion, c’est faute de bien voir « toute la valeurd’ensemble 4 ».

Le choix de la médiété dans les cas particuliers, dans leslivres propres à chacune des deux Éthiques comme dansles livres communs, ressort souvent du même procédé.Prenons l’exemple de la relation d’amitié (philia) inégali-taire, s’agissant du rapport entre un bienfaiteur et sonbénéficiaire (ou entre un parent et son enfant) : la rela-tion créditeur/débiteur. Au terme d’une longue étude decas, l’Éthique à Nicomaque conclut : « il faut dans chaquecas rendre le dû approprié et harmonisé 5 » ; l’Éthique àEudème, plus brève dans la description des cas difficiles,va plus loin dans l’explication en posant la question :« pourquoi les bienfaiteurs aiment-ils leurs bénéficiaires

1. EE, II, 10.2. EE, VII, 2, 1238b 6-7.3. EE, VII, 2, 1238a 9.4. EE, VII, 12, 1246a 5.5. EN, IX, 1165a 17-18.

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INTRODUCTION 33

plus que ceux-ci ne les aiment, alors que la justice sembleexiger l’inverse ? » ; s’introduit alors une explication dite« physique » (phusikon) 1 : le rapport bienfaiteur/bénéfi-ciaire est assimilé au rapport acte/effet, dans lequell’« acte » est « préférable » (sous-entendu à l’effet).« Agir » vaut mieux que « subir », « engendrer » vautmieux qu’« être engendré » tout comme « aimer » vautmieux « qu’être aimé ». Le renvoi à une prééminenceontologique explique l’inégalité irréductible du rapport.

Dans la perspective ouverte par Allan, il faudrait doncétudier tous les passages qui proposent des démonstra-tions hypothético-déductives et repérer ces procédés apo-rématiques – qui d’ailleurs ne sont pas étrangers auxméthodes mathématiques.

La prédication éthique, entre calcul souple et finalité

J’ai suggéré plus haut qu’en reconnaissant l’impor-tance, à l’intérieur même de la science, des procéduresconjecturales à valeur heuristique, nous sommes plus àmême de comprendre la démarche dialectique dansl’Éthique à Eudème. D’autres évolutions culturelles nousrendent peut-être aussi plus sensibles à certaines problé-matiques de l’ouvrage.

Nous admettons désormais qu’il n’est pas étranger àune démarche scientifique de souligner les limites théo-riques d’une recherche de précision, de dénoncer la diffi-culté à trouver un critère de décision dans les zones grisesqui résistent à une logique binaire. Dans ces cas, il estaccepté qu’on utilise des procédures techniques d’« aideà la décision ». Je pense à la vulgarisation de démarcheslogiques rassemblées sous les expressions telles que« calcul souple » ou « logique floue » et à leurs applica-tions, non plus seulement à l’ingéniérie des systèmesautomatiques (comme ceux de nos réfrigérateurs et de

1. EE, VII, 8, 1241a 40-1241b 5.

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nos régulateurs de chauffage), mais aussi à des domainesliés à l’action humaine (logiciels de diagnostic médicalou de décision stratégique).

Pour faire un diagnostic et pour soigner, il faut dispo-ser d’une taxinomie de pathologies représentant des casparadigmatiques et mesurer les symptômes que mani-festent les patients à cette aune, selon leur degré plus oumoins grand de proximité du cas paradigmatique. Ilarrive d’ailleurs parfois que l’ambiguïté d’un cas particu-lier oblige à revoir la taxinomie héritée. De même, enéthique, il faut une taxinomie d’états éthiques de baseauxquelles on compare celui dont on prédiquera unequalité. D’où l’utilité des exemples et de la mesure. PourPlaton, l’utilité de la science de la mesure (métrétique)incluant l’application des proportions est communémentacceptée dans le domaine moral 1. « Il faut croire enmême temps [hègèteon hama] », dit l’Étranger dans LePolitique, « à l’existence des arts – de tous les arts, et àla commensurabilité du plus grand et du plus petit » ;l’application d’une métrétique au domaine des gran-deurs, et d’une autre métrétique particulière au domaine« du convenable, de l’opportun, de l’obligatoire » ne sur-prend pas le jeune Socrate ; cela fait désormais partie des« savantes pensées des raffinés » puisque « la métrétiques’applique à tout ce qui est en devenir 2 ».

Rien de bien original, par conséquent, pour quelqu’unqui a fréquenté l’Académie, à appliquer la science de lamesure utilisant les médiétés au domaine des propriétéssensibles (pathè) ou des actes qui font apparaître les excel-lences ; mais Aristote connaît les périls de l’exercice 3. Iln’est pas question, bien sûr, de tourner en dérision defaçon absolue la notion de mesure – comme le fait

1. Pensons à la métrétique des plaisirs dans le Protagoras, 356d.2. Le Politique, 284e 1-285a 1 (ma traduction).3. Il sait que les pathè (grand/petit, froid/chaud) qui font partie des trois

composantes de la science démonstrative (les choses qu’on pose/les axiomes/les pathè) n’ont qu’une signification admise (Seconds analytiques, I, 10,76b 12).

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INTRODUCTION 35

Aristophane dans Les Nuées en imaginant Socrate mesu-rant des sauts de puce dans son pensoir –, mais de mon-trer que le recours aux proportions ne résout pas tout.D’ailleurs, s’agissant d’objets physiques en général, Aris-tote constate l’inapplicabilité des proportions dans les casde mouvements où la vitesse n’est pas constante et ladifficulté d’exprimer quantativement les changementsqualitatifs, altération et augmentation 1. Les outilsmêmes de la langue ne rendent pas la prédication aisée :le classement des termes qui devrait illustrer le schéma« un moyen entre deux extrêmes » révèle l’existenced’états anonymes 2, de voisinages 3, de polysémies, dedegrés non perceptibles 4, et celle de prédicats non gra-dables (adultère, par exemple). Dans les livres communsconcernant les excellences particulières, la multiplicitédes calculs fait désespérer de l’accès à la médiété appro-priée et, quoi qu’il en soit, jamais le rapport de propor-tion n’épuise la notion d’excellence, sinon dans lesapparences.

Dans ces conditions, comment fonder la décision du« vertueux », l’expert en éthique qui équivaut au médecinen médecine ? La dernière page de l’Éthique à Eudèmeévoque la difficulté de fixer une limite (horos), un pointde repère :

[L’homme vertueux] doit disposer d’une certaine limitepour fixer l’état <d’excellence>, c’est-à-dire l’acceptation oule refus d’une quantité plus ou moins grande de richesses etd’heureux effets du hasard. Nous avons donc parlé dans cequi précède d’une limite « conforme à la raison » ; et c’estcomme si l’on employait dans un traité sur le régime la for-mule « conforme à la science médicale et à la raison qui ypréside » : cette formule est vraie, mais n’est pas claire 5.

1. Physique, VII, 5, 250a 10-250b 7.2. EE, II, 3,1221a 30, 1224a 19, 1231b 1, 1233a 39.3. EE, III, 6, 1233a 39.4. EE, III, 5, 1232a 19-24.5. EE, VIII, 3, 1249b 3-6.

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TABLE 349

10. <Amitié politique et amitié éthique> ................. 24111. <Autres apories concernant l’amitié>................. 25512. <Rapports entre autarcie et amitié>................... 259

LIVRE VIII

1. <Science et sagesse> ............................................. 2732. <Hasard et bonheur>........................................... 2773. <La kalokagathie. L’homme et le divin> ............. 289

Notes.......................................................................... 297Bibliographie .............................................................. 335Index.......................................................................... 341

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N° d’édition : L.01EHPNFG1272.N001Dépôt légal : mars 2013