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http://lib.uliege.ac.be http://matheo.uliege.be Etude qualitative de l'éprouvé borderline Auteur : Lo Monte, Fabian Promoteur(s) : Englebert, Jérôme Faculté : þÿFaculté de Psychologie, Logopédie et Sciences de l Education Diplôme : Master en sciences psychologiques, à finalité spécialisée en psychologie clinique Année académique : 2017-2018 URI/URL : http://hdl.handle.net/2268.2/4570 Avertissement à l'attention des usagers : Tous les documents placés en accès ouvert sur le site le site MatheO sont protégés par le droit d'auteur. Conformément aux principes énoncés par la "Budapest Open Access Initiative"(BOAI, 2002), l'utilisateur du site peut lire, télécharger, copier, transmettre, imprimer, chercher ou faire un lien vers le texte intégral de ces documents, les disséquer pour les indexer, s'en servir de données pour un logiciel, ou s'en servir à toute autre fin légale (ou prévue par la réglementation relative au droit d'auteur). Toute utilisation du document à des fins commerciales est strictement interdite. Par ailleurs, l'utilisateur s'engage à respecter les droits moraux de l'auteur, principalement le droit à l'intégrité de l'oeuvre et le droit de paternité et ce dans toute utilisation que l'utilisateur entreprend. Ainsi, à titre d'exemple, lorsqu'il reproduira un document par extrait ou dans son intégralité, l'utilisateur citera de manière complète les sources telles que mentionnées ci-dessus. Toute utilisation non explicitement autorisée ci-avant (telle que par exemple, la modification du document ou son résumé) nécessite l'autorisation préalable et expresse des auteurs ou de leurs ayants droit.

Etude qualitative de l'éprouvé borderline...Etude qualitative de l'éprouvé borderline Auteur : Lo Monte, Fabian Promoteur(s) : Englebert, Jérôme Faculté : þÿFaculté de Psychologie,

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http://lib.uliege.ac.be http://matheo.uliege.be

Etude qualitative de l'éprouvé borderline

Auteur : Lo Monte, Fabian

Promoteur(s) : Englebert, Jérôme

Faculté : þÿ�F�a�c�u�l�t�é� �d�e� �P�s�y�c�h�o�l�o�g�i�e�,� �L�o�g�o�p�é�d�i�e� �e�t� �S�c�i�e�n�c�e�s� �d�e� �l ��E�d�u�c�a�t�i�o�n

Diplôme : Master en sciences psychologiques, à finalité spécialisée en psychologie clinique

Année académique : 2017-2018

URI/URL : http://hdl.handle.net/2268.2/4570

Avertissement à l'attention des usagers :

Tous les documents placés en accès ouvert sur le site le site MatheO sont protégés par le droit d'auteur. Conformément

aux principes énoncés par la "Budapest Open Access Initiative"(BOAI, 2002), l'utilisateur du site peut lire, télécharger,

copier, transmettre, imprimer, chercher ou faire un lien vers le texte intégral de ces documents, les disséquer pour les

indexer, s'en servir de données pour un logiciel, ou s'en servir à toute autre fin légale (ou prévue par la réglementation

relative au droit d'auteur). Toute utilisation du document à des fins commerciales est strictement interdite.

Par ailleurs, l'utilisateur s'engage à respecter les droits moraux de l'auteur, principalement le droit à l'intégrité de l'oeuvre

et le droit de paternité et ce dans toute utilisation que l'utilisateur entreprend. Ainsi, à titre d'exemple, lorsqu'il reproduira

un document par extrait ou dans son intégralité, l'utilisateur citera de manière complète les sources telles que

mentionnées ci-dessus. Toute utilisation non explicitement autorisée ci-avant (telle que par exemple, la modification du

document ou son résumé) nécessite l'autorisation préalable et expresse des auteurs ou de leurs ayants droit.

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Etude ualitative de l’ép ouvé bo de line

Promoteur : Jérôme ENGLEBERT

Lecteurs : Raphaël GAZON, Tiber MANFREDINI

Mémoire présenté par Fabian LO MONTE en vue de l’obtention du grade de

Master en Sciences Psychologiques, à finalité spécialisée

en Psychologie Clinique de l’Adulte

Année académique 2017-2018

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Remerciements

Mes premiers remerciements vont à mon promoteur, Monsieur Jérôme Englebert. Merci

infiniment pour votre disponibilité constante, pour nos échanges passionnants et pour la

façon avec laquelle vous avez su canaliser mon énergie et mon enthousiasme.

Un grand merci, aussi, à Monsieur Gazon et Monsieur Manfredini d’avoir accepté d’être lecteurs de ce mémoire.

Ensuite, je voudrais remercier tous les membres de ma famille. Je ne saurais résumer en

quelques lignes leur apport inestimable. Cette famille m’a fourni depuis ma plus tendre

enfance un contexte d’épanouissement exceptionnel et une affection à toute épreuve. En particulier, merci à mes parents sans qui rien n’aurait été possible.

Merci à mon frère, Raphaël, et à ma maman pour leurs relectures dévouées, courageuses et

consciencieuses.

Merci à Mélanie pour nos nombreuses discussions passionnées, pour nos collaborations

académiques et pour l’amitié qu’elle m’offre.

Merci à Morgane pour sa relecture et ses encouragements, et pour ce qui, je l’espère, n’est

que le début d’une belle amitié.

Merci à ma copine, Camille, pour son soutien inconditionnel et son amour.

Enfin, merci à toutes les personnes que j’ai rencontrées au cours de mon parcours scolaire et universitaire, qui ont, chacune, contribué à faire de ce parcours une réussite.

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Table des matières

Notes au lecteur................................................................................................................................. 1

1. Le « Je » et le « Nous » ........................................................................................................................... 1 . L’utilisation des guillemets et de la police italique ................................................................... 1

3. Formulation, terminologie et étiquetage ...................................................................................... 2

Plongée au cœur du borderland : un fragment d’expérience ............................................ 3

Introduction ....................................................................................................................................... 4

Chapitre premier : dispositif ........................................................................................................ 6

1. Questions de méthode .......................................................................................................................... 6

2. Lieux de recrutement et de rencontre ........................................................................................ 12

3. Architecture du récit .......................................................................................................................... 13

4. Sur le statut de la métaphore et du symbolisme ..................................................................... 14

Chapitre deux : Déclinaison de la symptomatologie borderline .................................. 16

1. Situation du cas .................................................................................................................................... 16

2. Critère 4 : L’impulsivité .................................................................................................................... 16

3. Critère 5 : Les comportements suicidaires ou d’automutilations .................................... 18

4. Critère 6 : Une instabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur (dysphorie, irritabilité, anxiété) ......................................................................................................... 19

5. Critère 7 : Sentiments chroniques de vide ................................................................................ 20

6. Critère 8 : Des colères intenses et inappropriées ................................................................... 21

7. Critère 3 : Perturbation de l’identité ........................................................................................... 21

8. Conclusion .............................................................................................................................................. 22

Chapitre trois : Instantanéité .................................................................................................... 23

1. Prélude sur le temps .......................................................................................................................... 23

2. Eléments anamnestiques et premières impressions ............................................................ 25

3. Le diagnostic, un futur en soi.......................................................................................................... 25

4. Vide, colère, tentatives de suicide : l’intra festum................................................................... 27 . . L’instant hypo-réflexif ............................................................................................................... 27

4.2. Vide, dysphorie et temps ......................................................................................................... 31

4.3. Alimentation et valeurs ............................................................................................................ 34

4.4. Un organisateur temporel : l’intra festum ......................................................................... 35

5. Relations interpersonnelles et temporalité .............................................................................. 36

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. . L’angoisse d’abandon ................................................................................................................ 36

5.2. Séduction et temporalité des entretiens............................................................................ 38

6. Instabilité géographique et tatouages......................................................................................... 39 7. Conclusion à partir d’un élément hétérogène .......................................................................... 41

Chapitre quatre : immédiateté et espace du paysage ....................................................... 43 . Le diagnostic comme matrice transcendantale de l’existence ? ....................................... 45

2. Crises de colère et monde de représailles ................................................................................. 48

3. Immédiateté et intra festum ............................................................................................................ 51

4. Immédiateté et collectivité .............................................................................................................. 56

5. Immédiateté et authenticité : Le rôle, ce média devenu insupportable ........................ 57

6. Immédiateté et médiation corporelle ......................................................................................... 59

6.1. Médiation corporelle intersubjective ................................................................................. 59

6.2. Médiation corporelle subjective ........................................................................................... 60

7. Leib, Körper, Corps-pour-autrui .................................................................................................... 64

8. Tatouage et temporalité ................................................................................................................... 65

9. Conclusion .............................................................................................................................................. 67

Chapitre cinq : Le corps entre hyper-présence et disparition ....................................... 69 . Saturation et passages à l’acte ....................................................................................................... 70

2. Dysphorie épisodique intense et corporéité ............................................................................ 71

2.1. Transparence et corps-en-disparition ................................................................................ 71

2.2. Hyper-corporéité ........................................................................................................................ 73

3. Automutilations indolores et accès boulimiques ................................................................... 74

4. Joëlle et le passé ................................................................................................................................... 76

4.1. Souvenirs traumatiques et narrativité ............................................................................... 76

4.2. Souvenirs traumatiques et douleurs physiques ............................................................. 78

4.3. Souvenirs traumatiques et environnement...................................................................... 79 . )mmaturité… ou immédiateté ? )mmaturité… ou hypo-réflexivité ?............................... 80

5.1. Hypo-réflexivité immédiate… et permanente ................................................................. 81

6. « Immaturité » et temps vécu : De la marchandisation des relations humaines ........ 82

7. « Immaturité » (immédiateté) et situations limites............................................................... 84

8. Masque et transparence ................................................................................................................... 85

9. Honte et dégoût de soi....................................................................................................................... 86

Chapitre six : Nina et la boule à facettes ................................................................................ 88

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. Une histoire d’instant s .................................................................................................................. 90

1.1. Colère et violence........................................................................................................................ 91

1.2. Le vide, vécu fluctuant mais ubiquitaire ............................................................................ 92

1.3. Les dépenses excessives .......................................................................................................... 93 . . La consommation d’alcool ....................................................................................................... 94

1.5. Les automutilations ................................................................................................................... 96

1.6. Les idées morbides ..................................................................................................................... 97 .7. Culpabilité, empathie… et « re-temporalisation » ? ....................................................... 97

1.8. Nina et le passé ............................................................................................................................ 98

1.9. Clivage du Moi, triangle de Karpman et identité narrative ..................................... 100

2. Besoin de contact et territorialisation ..................................................................................... 102

3. Le complexe dysphorie-colère et le corps .............................................................................. 103 . . Un mélange d’émotions… aux allures de vide .............................................................. 106

4. Une hypocondrie émotionnelle ? ............................................................................................... 106

5. Vers une identité esthétique ? ..................................................................................................... 108

5.1. Rapport au diagnostic et identité ...................................................................................... 111

6. Évènement et identité .................................................................................................................... 111

Conclusion ..................................................................................................................................... 114

1. La fragmentation du soi ................................................................................................................. 114

2. Dépassement de la situation et omnipotence ....................................................................... 116

3. Hypo-conscience et postmodernité .......................................................................................... 120

Références bibliographiques ................................................................................................. 126

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Notes au lecteur

1. Le « Je » et le « Nous »

Afin de rendre la lecture de cet écrit la plus confortable possible, nous avons jugé utile de

préciser comment les formes de désignation grammaticale y sont utilisées. Le lecteur pourra

en effet rapidement s’apercevoir d’une alternance régulière entre le « Je » et le « Nous ». Il en

va, en réalité, de la nature de ce projet et de la structure particulière qu’elle implique.

L’omniprésence du dialogue entre les données de terrain et les théories a fait en sorte que

notre script comprenne un entremêlement quasiment permanent entre présentation de données

cliniques et éléments de conceptualisation. Ainsi, puisque le récit de données cliniques

nécessite la plupart du temps un discours portant sur l’interaction entre le participant à l’étude

(ou patient, sujet) et moi-même (mémorant, expérimentateur), l’utilisation de la première

personne du singulier pour désigner ma personne au sein de cette relation était, semble-t-il, la

plus appropriée. Il en sera de même pour l’explication de certaines étapes de méthode

réalisées strictement par mes soins au cours de ce projet. Cependant, pour tous les éléments

d’analyse et de conceptualisation ou encore certaines considérations méthodologiques plus

globales, le « Nous » nous est apparu plus élégant. Il permettra aussi de refléter le caractère

fondamentalement collectif des réflexions réalisées (entre les participants, mon promoteur,

Monsieur Jérôme Englebert, et moi-même). Il sera, à de rares reprises, aussi utilisé pour

désigner ensemble le patient et moi-même, d’une façon qui ne laissera cependant aucun doute

au lecteur. En résumé, l’emploi du « Je » ou du « Nous » sera surtout défini par les moments

d’irruption du « Je », qui prendront place là où la réalité aurait été trahie si le « Nous » avait

été utilisé.

2. L’utilisatio des guille ets et de la poli e itali ue

Dans cet écrit, les guillemets sont utilisés dans divers contextes. Ils concerneront tout d’abord

le rapport de citations d’auteurs de référence, qui seront identifiables par l’appel de référence

qui y sera joint. Le rapport de paroles des participants, lorsque celles-ci viendront se greffer

par petits morceaux à un discours contextualisant globalement indirect, fera aussi l’objet

d’une utilisation des guillemets. Enfin, les guillemets encadreront certaines expressions

n’étant issues ni d’œuvres d’auteurs de référence, ni du discours des participants. Ils seront

alors utilisés comme des guillemets d’ironie, pour indiquer que l’expression utilisée

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n’implique pas sa signification littéraire ou habituelle, ou doit être comprise dans un sens

léger.

La police italique, quant à elle, a été utilisée pour rapporter les propos issus des entretiens.

Elle pourra être retrouvée dans le cas de figure déjà énoncé, à savoir lorsque des paroles des

participants seront introduites en discours direct, entre guillemets, en très petite quantité dans

un paragraphe dont le discours est majoritairement indirect. Elle sera aussi présente dans les

paragraphes consacrés exclusivement au rapport direct des propos des sujets, qui seront

centrés dans la mise en page et pour lesquels la taille de la police d’écriture sera moindre. A

ceci s’ajoutera évidemment l’utilisation « habituelle » de l’italique dans une visée

d’accentuation de certains termes ou expressions.

3. Formulation, terminologie et étiquetage

Pour des raisons de simplification d’écriture et de fluidité du récit, il sera régulièrement

question « du » borderline, de « personne borderline », ou de « trouble borderline ». Cette

note vise à préciser qu’à notre sens, une personne n’est pas borderline, mais présente un

trouble de la personnalité borderline.

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Plo gée au œu du borderland1 : u f ag e t d’e pé ie e

Nous sommes en pleine journée. Nina assiste à un cours, confortablement installée sur un

siège. Elle se sent plutôt stable émotionnellement. Cependant, elle ressent quelque chose de

« latent », de comparable à la sensation que l’on éprouve lorsque l’on « couve » un rhume.

Quand soudain…

J’ai eu la haine subite. La haine mais avec impulsivité comme si j’avais envie de tout péter dans la classe, quoi,

comme si j’avais envie de tout foutre en l’air […] C’était très fort […] Le cours, heureusement il a fini deux

secondes après […] Parce que je commençais à trembler, j’étais comme ça (elle mime), et là, j’ai pris mes trucs,

j’ai commencé à pousser tout le monde, pour me barrer dehors […] J’ai été faire un tour dans le cimetière, j’ai

commencé à tchouler. Et puis une amie m’a sonné, elle m’a fait « Méli euh, t’étais vraiment bizarre, je t’ai

jamais vue comme ça, qu’est-ce qu’il s’est passé ? ». Elle est venue et je pleurais et je lui dis « je sais pas ce qui

se passe, c’est venu, comme ça, je sais pas t’expliquer ce que j’ai ». Et je me sentais vraiment mal, oufti,

comme… ahhh, comme si on m’écorchait, ahhh… C’était comme si on m’enlevait ma peau, enh, c’était, c’était

vraiment euh…

Des états comme ça, j’en ai tout le temps, je me suis habituée mais, elle, elle comprenait pas, elle me regardait

euh, elle savait pas quoi faire, quoi. Après c’est passé. Encore bien. Mais à ce moment là, fouuu…

1 Terme emprunté à Stanghellini & Rosfort (2013b), qui désignent par là l’être-au-monde borderline.

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Introduction

Pour commencer, rappelons les critères du trouble de personnalité borderline tels que le

DSM-5 (American Psychiatric Association, 2013/2015) les énonce :

« Mode général d'instabilité des relations interpersonnelles, de l'image de soi et des affects

avec une impulsivité marquée, qui apparaît au début de l'âge adulte et est présent dans des

contextes divers, comme en témoignent au moins cinq des manifestations suivantes :

1. Efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés. (N.B. : Ne pas inclure

les comportements suicidaires ou les automutilations énumérés dans le critère 5.)

2. Mode de relations interpersonnelles instables et intenses caractérisé par

l'alternance entre des positions extrêmes d'idéalisation excessive et de

dévalorisation.

3. Perturbation de l'identité : instabilité marquée et persistante de l'image ou de la

notion de soi.

4. Impulsivité dans au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le

sujet (p. ex. dépenses, sexualité, toxicomanie, conduite automobile dangereuse,

crises de boulimie). (N.B. : Ne pas inclure les comportements suicidaires ou les

automutilations énumérés dans le critère 5.)

5. Répétition de comportements, de gestes ou de menaces suicidaires, ou

d'automutilations.

6. Instabilité affective due à une réactivité marquée de l'humeur (p. ex. dysphorie

épisodique intense, irritabilité ou anxiété durant habituellement quelques heures et

rarement plus de quelques jours).

7. Sentiments chroniques de vide.

8. Colères intenses et inappropriées ou difficulté à contrôler sa colère (p. ex.

fréquentes manifestations de mauvaise humeur, colère constante ou bagarres

répétées).

9. Survenue transitoire dans des situations de stress d'une idéation persécutoire ou de

symptômes dissociatifs sévères » (p. 780).

Une fois n’est pas coutume, la plupart de ces critères semblent relever, au moins dans une

certaine mesure, d’une perspective en première personne (Englebert & Follet, 2017, 2018).

Autrement dit, ils semblent correspondre relativement bien à ce que les patients rapportent (en

plus de concorder avec les manifestations comportementales les plus saillantes). Cependant,

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la confusion que peut susciter leur hétérogénéité semble n’avoir d’égal que les difficultés

éprouvées par les cliniciens face à ce type de patients. De fait, à première vue, cet

entremêlement de comportements et d’éprouvés aussi divers qu’étonnants semble

incompréhensible, et les complications inhérentes à la prise en charge des patients

borderline ont été relevées à de nombreuses reprises. En effet, de nombreuses recherches ont

été consacrées à la relation thérapeutique avec ces derniers, et notamment aux problématiques

contre-transférentielles (Bieke-Rapske, 2016 ; Fazio-Griffith & Curry, 2009 ; Gabbard, 1993 ;

Gabbard & Wilkinson, 1994 ; Kimura, 1992 ; Meissner, 1993). En outre, comme le rappelle

Abettan (2017a), les résultats encourageants trouvés concernant certains types de prise en

charge des patients borderline restent mal expliqués. Ces éléments signent un manque de

compréhension général de la problématique état-limite et de ses enjeux thérapeutiques.

L’objectif fondamental de ce mémoire seront donc de comprendre l’expérience borderline.

Pour ce faire, nous tenterons de dégager un ou plusieurs organisateurs psychopathologiques

au sens de Stanghellini (2006, cité par Englebert, 2016b), à savoir, un ou plusieurs éléments

structurels qui rendraient compréhensible la présence concomitante des phénomènes

hétérogènes listés ci-avant. Il s’agira, dans les termes de Minkowski (1933), de se mettre à la

recherche du trouble générateur de l’expérience borderline telle qu’elle nous aura été donnée

à voir.

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Chapitre premier : dispositif

« J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de

déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les

discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la

confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un

sens évidente, mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la

navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et, pourquoi pas, le langage lui-même, peut-être le

plus ancien dispositif dans lequel, il y a plusieurs milliers d’années déjà, un primate, probablement

incapable de se rendre compte des conséquences qui l’attendaient, eut l’inconscience de se faire prendre »

(Agamben, 2006/2007, pp. 31-32).

1. Questions de méthode

Ce mémoire est à situer dans une approche clinique phénoménologique. Le primum movens

de notre projet consiste en un retour aux « choses mêmes » (tel qu’il fut proposé par Husserl,

1913/1950). Le principe le plus important de ce mémoire réside donc dans une volonté

d’aborder les choses sans grille interprétative pré-organisée, en partant des phénomènes tels

qu’ils émergent. Ainsi, aucun plan strict d’analyse n’a été défini en amont de la collecte des

données, et aucune hypothèse à vérifier n’a été formulée d’emblée. En effet, selon nous, se

pourvoir d’un arrière-filtre préalablement aux rencontres, qui contraindrait l’orientation de ces

dernières ou réduirait d’emblée le spectre des éléments autorisés à y émerger ou à être

considérés comme pertinents pour l’analyse, reviendrait à considérer, dans une certaine

mesure, que la théorie prévaut sur le réel. Ce n’est pas de cette manière que nous concevons la

psychologie clinique, qui est plus fondamentalement le champ dans lequel s’inscrit notre

recherche, au-delà de tout « courant » théorique. En effet, nous voulons remettre à l’avant-

plan le fait que la psychologie clinique est une discipline au sein de laquelle nous allons avant

tout à la rencontre du patient et sommes en premier lieu à son écoute. Ainsi, dans la lignée

d’Englebert (2013), nous prenons le parti de voir en la formalisation théorique

l’aboutissement (toujours relatif) de notre recherche plutôt que son point de départ.

Notre démarche visera donc notamment à nous rendre sur le terrain en tentant de suspendre

nos a priori (théoriques ou de sens commun), comme Husserl (1913/1950) l’a proposé. Dans

ce contexte, notre première décision importante fut l’adoption d’une perspective en première

personne. En effet, notre volonté de réaliser une véritable recherche clinique nous a poussés à

entreprendre un projet dont le point de départ serait ni plus ni moins que le discours des

patients (dans ses composantes à la fois verbales et non verbales). Selon nous, laisser la

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personne parler elle-même de ses difficultés pour la rejoindre là où elle est, s’intéresser à sa

subjectivité, sont les prérequis les plus importants de l’alliance thérapeutique, et donc, du

travail clinique. Ce seront les maîtres-mots de notre approche. Par ailleurs, avec Englebert

(2008), nous nous efforcerons de considérer ce discours, et toute production de la subjectivité

du patient, comme des réalités phénoménologiques derrière lesquelles rien ne se cache. Nous

nous situerons donc dans une démarche qui sera descriptive avant d’être interprétative2, dans

la lignée de ce que l’on peut retrouver dans la plupart des courants de la psychologie

systémique (où l’on opère souvent sans théorie du sujet). Il s’agira ainsi, par exemple, d’une

démarche différente de celle qui prédomine dans le champ psychanalytique, où la question du

contenu latent prédomine, et où les données subjectives récoltées sont, par définition,

insuffisantes. Nous devons cependant nous garder de croire que nous bénéficierons d’un accès

direct à quelconque donnée brute et pure provenant du « psychisme » des participants.

Gardons à l’esprit que le langage et la pensée se situent déjà à des niveaux de médiatisation

« supérieurs » à celui de l’éprouvé. Toute traduction étant, en quelque sorte, une « trahison »,

le psychologue clinicien ou le chercheur en sciences humaines n’a jamais véritablement accès

à l’état mental de la personne en face de lui. Cette question de l’artéfact discursif et textuel

sera d’ailleurs susceptible d’être mise en lumière par les propos des patients. En effet, il est un

fait connu que certains vécus comprennent une part d’opacité, d’incompréhensible, donc,

d’indicible, qui laisse parfois l’être humain bien en mal de les verbaliser.

Le travail de naïveté auquel nous avons tenté de nous adonner tout au long de ce mémoire, et

que nous considérons d’ailleurs comme toujours impossible dans son absolutisme, est, selon

nous, au cœur de l’attitude du psychologue clinicien. Bachelard (1957) décrit à merveille la

dialectique qu’il suppose : « Le non-savoir n’est pas une ignorance mais un acte difficile de

dépassement de la connaissance » (p.15). Cet apparent paradoxe constituera un des piliers de

notre approche. En effet, il est évident que même lorsque notre volonté est de suspendre

toutes nos idées, cette entreprise est, par définition, impossible. D’ailleurs, adopter une

approche visant à suspendre tout a priori est déjà, en soi, un a priori. Aussi, le simple fait

d’indiquer, sur les lettres d’information aux participants, un titre pour notre projet, la simple

distribution de ces lettres, ou encore le fait que les participants sachent qu’ils ont été choisis

sur base de leur diagnostic, sont autant d’éléments (parmi d’autres) qui participent de ce

paradoxe. Si nous sommes conscients que la suspension du préjugé constitue elle-même une

orientation impliquant une certaine approche théorique des phénomènes, cette attitude 2 Dans cette phrase, le terme « avant » a toute son importance. En effet, si notre démarche contraste avec la perspective en troisième personne, consistant à déterminer depuis l’extérieur le symptôme du participant, toute analyse et conceptualisation comporte inévitablement un mouvement minimal de la perspective en première personne vers celle en troisième personne le long du continuum. Ainsi, arrive toujours un moment où plusieurs choix s’offrent à l’analyste, et donc, où l’interprétation intervient.

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8

constitue, selon nous, la « moins mauvaise » façon de tenter de faire dialoguer le terrain et les

théories. En outre, la citation de Bachelard met en lumière un autre point important : notre

démarche ne sera pas une démarche sans théorie ou revendiquant une quelconque ignorance

théorique. Notre rapport paradoxal à la théorie s’éclaire lorsque nous prenons en compte la

temporalité de notre méthodologie. En effet, celle-ci s’inspire d’une méthode bien connue des

chercheurs en sciences sociales : la Grounded Theory Method (GTM) ou méthode par

théorisation ancrée, à laquelle j’ai pu m’exercer préalablement à ce mémoire en suivant le

cours de Pratique de la recherche qualitative de Lejeune3 (2017). Cette méthode, qui nous est

apparue comme la plus à même de concrétiser notre philosophie fondamentalement ancrée et

phénoménale, propose une organisation en parallèle des différentes étapes de la recherche,

dans laquelle ces dernières s’instruisent mutuellement (on parlera de processus itératif), plutôt

qu’une organisation séquentielle.

(Lejeune, 2014, p. 22)

Ainsi, si, comme Lejeune (2014) le précise, cette organisation implique que nous ne sachions

pas à l’avance les questions théoriques que nos investigations soulèveront, et rend impossible

la réalisation d’une revue de la littérature en amont, il convient de cultiver une certaine

sensibilité théorique. Celle-ci, toujours fondamentalement limitée, s’appuie tant sur une

connaissance de la littérature existante que sur la créativité4. Dans notre cas, le socle de

connaissances de base, « invisible » à certains égards, sera constitué des savoirs que j’ai

acquis tout au long de mon cursus ainsi qu’au cours de lectures entreprises dès le début de ce

projet de mémoire, tantôt spécifiques au trouble borderline, tantôt aspécifiques (notamment

3 Les principales contributions de ce cours sont consignées dans le livre dudit professeur (Lejeune, 2014). 4 Aussi espérons-nous ne pas « créer » des concepts qui existeraient déjà.

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9

Desseilles, Grosjean, & Perroud, 2014 ; Kernberg, 1979/2016 ; Kimura, 1992 ; Stanghellini &

Rosfort, 2013b).

Notons également que toutes les composantes de la GTM telle qu’enseignée par Lejeune

n’ont pas été mobilisées5, ni appliquées stricto sensu. C’est pourquoi nous préciserons celles

qui furent à l’avant-plan et la manière dont elles ont pris corps dans notre projet.

Concrètement, notre collecte de données a consisté à rencontrer des participants lors

d’entretiens individuels. En vertu du caractère itératif de notre méthode, le nombre

d’entretiens réalisés avec chaque participant n’était pas fixé à l’avance. En effet, même si,

pour des raisons éthiques, nous avons bel et bien dû décider au préalable de conditions à ne

pas dépasser (à savoir, quatre entretiens de maximum deux heures chacun), le nombre, et,

dans une certaine mesure, la nature des entretiens, faisaient systématiquement l’objet de

délibérations en temps réel entre le participant et moi-même6. Ainsi, l’intersubjectivité était

partie prenante de la méthode et de son aspect évolutif et dynamique. L’envie du participant

de discuter plus avant ou d’aborder des thèmes pas encore abordés, ou au contraire son

impression d’avoir fait le tour de la question, mais aussi ma volonté d’approfondir certains

thèmes ou de poser de nouvelles questions, figuraient parmi les éléments pouvant être pris en

compte. La façon même dont les rencontres s’organiseraient pourrait ainsi fournir des

données quant à la relation à l’œuvre et à l’être-au-monde du participant.

Venons-en dès lors à la description des entretiens cliniques. Ceux-ci se voulaient

fondamentalement non-directifs, et étaient dépourvus de thème prédéterminé. Suite à la

réception par les participants de la lettre d’informations concernant la recherche (sur laquelle

figurait notamment un intitulé provisoire du mémoire7) et après les formalités administratives,

une discussion s’engageait, qui était laissée à l’initiative du participant. Comme les

participants étaient très souvent en attente de questions ou d’une amorce de ma part, je leur

expliquais très brièvement que nous étions là pour discuter de ce qui leur importait le plus, de

ce dont ils avaient envie de parler, de leur expérience. Bien que deux « pivots » (à savoir, le

5 Par exemple, la construction progressive de la question de recherche dans un principe en « entonnoir » n’a pas été d’application. En effet, nous avons, très tôt, décidé de nous focaliser sur l’être-au-monde borderline dans son ensemble, et donc de considérer comme potentiellement « valable » toute donnée pouvant émerger des rencontres avec les patients. Cette orientation, qui peut apparaître comme l’expression d’un certain synoptisme (Lejeune, 2014), d’un certain fantasme de totalisation que nous reconnaissons bien volontiers en nous, n’a pas été considérée comme problématique. En effet, la circonscription de notre propos à la question borderline nous est apparue suffisamment contenante et, surtout, comparable à ce qui attend le clinicien dans sa pratique. Celui-ci rencontre, de fait, des patients dans leur complexité, et non des morceaux de patients donnant à voir uniquement une problématique d’estime de soi, ou d’automutilation, etc. 6 Finalement, chaque participant aura été rencontré entre trois et quatre fois. 7 « Etude qualitative de l’éprouvé borderline à travers l’analyse du processus d’identification au diagnostic et de la représentation de la pathologie ».

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10

rapport au diagnostic et le vécu émotionnel) étaient prévus en cas de difficulté du participant à

engager un récit, ils ne furent finalement jamais nécessaires. Cette entrée en matière pouvait

d’ailleurs, comme tout élément de la rencontre, constituer d’ores et déjà une donnée

potentielle. En effet, je me suis attaché à être attentif à tout élément/assemblage hétérogène au

sens d’Elkaïm (1995). J’ai tenté de mobiliser en compagnie des participants tout évènement,

toute sensation relationnelle m’ayant semblé potentiellement porteur/euse de sens (ce sens

potentiel n’apparaissant d’ailleurs parfois pas d’emblée). Le caractère fondamentalement

ouvert et ouvrant de la méthodologie de ce mémoire fut, selon nous, en lien étroit avec la

possibilité d’émergence de ces éléments hétérogènes et la possibilité de métacommuniquer à

leur propos (qui devait cependant être saisie avec rigueur). Nous trouvons là un deuxième

point de confluence entre les approches phénoménologique et systémique : elles tentent de

prendre en considération la richesse infinie de manifestations d’apparence parfois anodine

mais pouvant finalement souvent être intégrées de façon signifiante à l’analyse lorsqu’elles

sont saisies et mobilisées dans toute leur complexité.

L’approche athématique de nos entretiens n’était pas pour autant aléatoire, non préparée ou

passive ; c’est dans les reformulations, reflets, résumés, questions d’approfondissement et

autres demandes de clarification que résidaient la majorité de mes interventions. Ces dernières

se voulaient les plus ouvertes possible, l’objectif premier étant d’accueillir le vécu. La

direction de sens y présidant était donc la compréhension de ce que le sujet amenait, et

l’approfondissement de l’éprouvé subjectif, de la sensation (ici convoquée en tant que terme

générique se référant aux vécus en première personne). Nous procédions ensemble à une sorte

d’exploration.

Chaque entretien était enregistré en format audio et retranscrit dans son intégralité8. Aussi,

immédiatement après chaque entretien (et encore par la suite si mes sensations trouvaient un

autre écho ou s’éclairaient en étant métabolisées), je prenais note (dans un journal de bord) de

mes impressions, et de toute information potentiellement absente de la retranscription (il

pouvait s’agir, par exemple, d’informations non verbales, ou récoltées dans des moments

survenant en dehors des espace-temps sauvegardés, pouvant elles aussi faire partie intégrante

de l’analyse). Ensuite, et nécessairement avant tout nouvel entretien avec le participant

8 Pour une première expérience en recherche qualitative, combiner la présence en entretien avec une prise de notes ou une rétention d’informations suffisantes, rigoureuses et de qualité m’est apparu difficilement réalisable. Ainsi, les sauvegardes audio m’assuraient de pouvoir vivre réellement les rencontres et être concentré sur mes interventions tout en garantissant une certaine rigueur consistant à pouvoir s’appuyer, dans les analyses, sur le discours véritablement exprimé en entretien (et non sur des approximations ou reconstructions de celui-ci).

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concerné, un premier codage de l’entretien retranscrit était effectué 9. Conformément aux

lignes directrices de notre approche, il était dépourvu d’une grille de codage. Aussi, en vertu

des principes de la GTM, ce codage n’était pas thématique ; il se concentrait plutôt sur les

éprouvés subjectifs rapportés dans diverses situations10. Simultanément, je commençais à

établir des liens entre ces différentes étiquettes de codage (par exemple : « (Je suis) Anxieux »

- « Je transpire »)11.

Ces premières étapes de codage (ou d’analyse) étaient donc entreprises dès le premier contact

avec le terrain. Cela permettait qu’un réel dialogue s’instaure entre ces deux aspects, l’analyse

suscitant dans mon esprit de nouvelles questions et hypothèses (concernant un même

participant ou croisant plusieurs participants), susceptibles de me pousser à retourner à la

littérature scientifique, et qui allaient pouvoir guider la collecte des matériaux suivants. Ainsi,

d’un entretien à l’autre, je pouvais noter, dans mon journal de bord, des thèmes ou questions à

approfondir parmi les sujets déjà discutés, ou d’autres interventions éventuellement projetées

(parmi lesquelles pouvaient figurer certaines interventions de métacommunication)12. Cela

permettait notamment de questionner ce que Lejeune (2014) appelle les cas négatifs. Par

exemple, si la personne m’avait conté qu’elle consommait souvent de l’alcool lors de rendez-

vous amicaux en groupe, je pouvais projeter de lui demander, si je n’avais eu le réflexe de le

faire sur le moment, s’il lui arrivait de ne pas consommer d’alcool lors des rendez-vous

amicaux en groupe. En s’engouffrant dans ce décalage, nous pouvions explorer, si l’on garde

notre exemple, le détail des processus présidant à la (non-)consommation de notre sujet dans

les situations sociales groupales. En outre, il pouvait aussi arriver, par exemple, qu’un

participant parle d’un vécu sans qu’il m’ait été possible de cerner le type de situation dans

lequel celui-ci intervenait ; je pouvais alors revenir sur ce vécu avec lui. Les annotations dans

mon journal de bord me permettaient aussi de questionner les similitudes et les différences de

vécus abordés à des moments différents d’un entretien, mais semblant pourtant se confondre.

Ces exemples ne sont évidemment pas exhaustifs.

9 Il s’agit, chez Lejeune (2014), du codage ouvert. Cette première étape d’ « étiquetage » consiste, concrètement, à « mettre des mots dans la marge » à propos de tout indice de subjectivité décelé dans la retranscription. 10 A cette fin, j’ai usé abondamment de deux astuces proposées par Lejeune (2014) : la ficelle des verbes (coder à l’aide de verbes plutôt que de noms), et la ficelle de la première personne (coder avec des étiquettes en « Je »). Cette dernière, en nous enjoignant à chercher, dans toute parole, ce que le participant dit de lui-même (quand bien même il parlerait d’autrui), constitue un point de repère salvateur car elle aide à centrer l’analyse sur un vécu circonscrit (et à lutter contre la tentation du synoptisme). 11 Ainsi s’amorçait le codage axial (Lejeune, 2014), dédié au réseautage des éprouvés subjectifs, et qui se poursuivrait tout au long du processus d’analyse. 12 Ces annotations ne faisaient cependant pas tout à fait figure de guide d’entretien : mon premier objectif était toujours, à chaque entretien, de laisser l’initiative au participant. Ainsi, si ce dernier engageait spontanément la conversation (ce qui arriva souvent), je me laissais guider par son récit. Les questions auxquelles j’avais pensé entre les entretiens (qui prenaient leurs sources dans des entretiens précédents) pouvaient, ou non, venir se glisser dans l’entretien, mais étaient toujours amenées en deuxième priorité.

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La dernière étape du codage consistait à sélectionner, parmi les dizaines de vécus étiquetés,

les étiquettes et liaisons les plus pertinentes, et à les intégrer13 ; ce processus a été réalisé, la

plupart du temps, d’abord en fonction de l’importance relative apparemment accordée par les

participants à leurs différents vécus. Cette étape s’est déroulée principalement pendant la

rédaction, lorsque, épluchant une nouvelle fois les entretiens précédemment codés, j’élaborais

mon écrit. Notons d’ailleurs que la rédaction des chapitres avait, souvent, commencé dès les

premières analyses, et que les codages ouvert et axial se sont évidemment poursuivis

quasiment jusqu’à la fin du projet, concomitamment à la collecte des données et à la

rédaction.

Enfin, à toutes les étapes du codage et pendant la rédaction, pouvaient émerger des liens à des

concepts. Ces éléments de conceptualisation arrivaient cependant dans un second temps : il

s’agissait d’abord d’étiqueter les vécus subjectifs, les « choses mêmes », puis de dialoguer

avec la théorie14. C’est également l’occasion de préciser que la suspension des a priori déjà

expliquée implique notre non-inscription dans une discipline particulière (dans le sens d’un

corpus de savoirs). En effet, si la phénoménologie nous a pourvus d’éléments de méthode,

elle n’aura pas nécessairement le monopole de nos conceptualisations. Heidegger (1927), cité

par Englebert (2013), résumait à merveille ce que nous voulons signifier ici :

« Si elle se comprend correctement, la phénoménologie est le concept d’une méthode. Aussi est-il par

avance exclu qu’elle exprime de quelconques thèses sur l’étant qui soient pourvues d’un contenu

déterminé, ou qu’elle défende ce qu’on dénomme un point de vue » (p. 14)

Si nos analyses seront évidemment conditionnées par nos lectures (dont une partie non

négligeable sera issue d’œuvres « phénoménologiques »), le primat du réel sur les corpus de

savoirs nous amène, dans une forme d’honnêteté intellectuelle, à ne rejeter aucune source de

connaissances. Tout élément susceptible de nous aider dans l’appréhension du réel en

première personne pourra donc être mobilisé, quelle que soit l’approche théorique de laquelle

il émane.

2. Lieux de recrutement et de rencontre

Les participants à cette étude provenaient de deux institutions différentes, l’une étant un

centre privé de consultations psychologiques, l’autre, un hôpital psychiatrique. Les deux 13 Il s’agit de l’étape que Lejeune (2014) nomme « codage sélectif ». 14 La séquence exprimée ici (« d’abord » … « puis ») marque, avant tout, la volonté explicite de notre projet de remettre au centre le vécu subjectif. Il est un fait évident que, dans la réalité, le concept pouvait aussi bien émerger dans mon esprit pendant l’analyse qu’après.

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patients issus du premier centre ont été rencontrés en dehors de cette institution (pour des

raisons pratiques de disponibilité des locaux). Alors qu’il était prévu que ces rencontres se

passent dans les locaux de l’Université de Liège, ce ne fut cependant le cas que pour l’un des

deux participants. Le deuxième, d’abord pour des raisons pratiques (impossibilité pour lui de

se déplacer) puis à cause d’une ré-hospitalisation (dans un autre centre que celui par lequel je

suis entré en contact avec lui), fut rencontré dans un premier temps à son domicile puis dans

le centre où il avait été réadmis. Les sujets provenant de la seconde institution, au nombre de

trois, furent rencontrés au sein même de cet établissement, dans un espace choisi par

l’infirmière en chef et le psychiatre du service pour sa maximale « neutralité » (par contraste

avec la connotation des bureaux de ces membres du personnel).

3. Architecture du récit

Le premier temps de notre écrit sera dédié aux descriptions et analyses des cas des cinq

participants rencontrés. Un chapitre sera consacré à chaque participant. Le premier (chapitre

2) consistera en une déclinaison des critères DSM et sera libre de toute conceptualisation. Les

trois suivants (chapitres 3, 4 et 5) envisageront le trouble de personnalité borderline selon

divers angles de vue. Le focus sera porté tantôt sur le temps, tantôt sur l’espace, tantôt sur le

corps. Le chapitre 6 portera sur une analyse de cas plus étoffée 15 , selon nous la plus

représentative de nos expériences de rencontre avec les participants. Il servira de pré-

synthèse.

Le deuxième (ou dernier) temps de notre écrit cherchera à poursuivre la tentative de synthèse

amorcée dans le chapitre 6. Une théorisation unifiée de l’être-au-monde borderline tel qu’il

nous a été donné à voir au cours de ce projet sera proposée.

La structuration de notre écrit selon les focalisations temporelle, spatiale et corporelle mérite

une explication (qui consiste vraisemblablement en l’explicitation de l’a priori fondamental

finalement au cœur de notre approche). Notre tentative de « retour aux choses mêmes » nous

amène, en réalité, à un invariable : la situation. En effet, l’émergence d’un phénomène

implique nécessairement un temps et un espace. Plus encore, si nous nous intéressons, comme

c’est le cas ici, aux phénomènes de subjectivité, une donnée supplémentaire est à prendre en

compte : le subjectif est nécessairement relatif à une personne. Surgit donc un corps qui habite

15 Notons qu’il est, pour nous, entendu que totaliser le savoir psychologique sur une personne relève (heureusement !) de l’impossible. L’approche dans laquelle nous nous situons intègre l’incomplétude en son sein même. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la première vocation de ce travail sera d’être dépassé.

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le temps et l’espace. C’est notre volonté de rompre avec « l’idolâtrie du sujet épistémologique

anonyme sans situation » (Ricœur, 1957, p. 10, cité par Englebert, 2013) qui trouve ici sa

pleine expression. Etant donné la solidarité spatio-temporelle des phénomènes (Charbonneau,

2010a ; Minkowski, 1933) et, plus encore, l’intrication fondamentale entre espace, temps et

corps vécus, cet a priori minimal contraindra peu nos analyses. Le processus bottom-up aura

donc aussi été respecté dans la sélection des informations. Enfin, si nous avons choisi la

répartition des points de vue entre les cas en vertu de ce qui semblait constituer l’agencement

le plus efficace, les points focaux choisis pour les différents chapitres ont vocation à être

interchangeables. Aussi, ces trois dimensions se retrouveront, toutes, au cœur de chacun de

nos chapitres, même si, afin d’éviter une désagréable redondance, elles ne seront pas dites

partout16.

4. Sur le statut de la métaphore et du symbolisme

Parnas et al. (2005) définissent la métaphore comme « le transfert d’une signification d’un

domaine conceptuel à un autre »17 (p. 237). Selon les mêmes auteurs, ce procédé n’implique

cependant pas que l’expérience « princeps » désignée par la métaphore soit plus authentique

ou véritable que la métaphore elle-même. Cette dernière ne doit donc pas nécessairement être

réduite à un simple signifiant, car le lien entre signifiant et signifié, entre métaphore et

expérience, n’est pas contingent. Ainsi, comme le rappellent Stanghellini & Rosfort (2013b),

citant Kane (1991), « la caractéristique définitoire de la métaphore est d’être réelle » (p. 289).

Parnas et al. soulignent encore la significativité toute particulière du phénomène

métaphorique en contexte psychiatrique, à partir du moment où on s’intéresse à l’éprouvé.

Bachelard (1957), lorsqu’il emploie l’expression « langage vécu » à propos de l’image

poétique, nous amène à la question absolument sous-jacente à notre réflexion : « Qu’est-ce

qui est premier l’expérience ou le langage ? » (Kimura, 1992, p. 129)

L’insolubilité de la question posée nous amène à faire avec ce que nous considérons comme

une intrication fondamentale. En effet, au vu du bain culturel et langagier dans lequel tout être

humain naît et se développe et du caractère relativement ininterrompu du flux de la

conscience, la détermination réciproque dont il est question apparaît toujours-déjà donnée.

16 Profitons-en pour souligner que, si nous avons tenté, dans nos analyses, de mettre en lumière les éléments les plus redondants, Lejeune (2017) souligne qu’en recherche qualitative, une seule occurrence suffit pour qu’un phénomène soit considéré comme une donnée à part entière. En outre, notons également que les types et la quantité de données exposées (par exemple, concernant les informations anamnestiques) pour chaque participant ne sont pas systématiquement identiques ; les choix ont été faits en vertu des objectifs de chacun des chapitres. 17 Toutes les traductions sont réalisées par nos soins.

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L’optique adoptée dans ce mémoire sera donc de prendre au sérieux, dans l’analyse du vécu,

les caractéristiques des métaphores et autres figures langagières. Ainsi, dans nos analyses,

pourront apparaître au lecteur des éléments qui ne semblent présenter de spatial, de temporel

ou de corporel qu’un attribut métaphorique. Nous pensons, dans la lignée des réflexions de

Sartre (1945) et de Merleau-Ponty (2002) (cités par Wykretowicz, 2013) ou encore de

Stanghellini & Rosfort (2013b), qu’un vécu exprimé ou pouvant s’exprimer à l’aide d’une

métaphore (par exemple) spatiale comprend intrinsèquement de la spatialité ou, en tous les

cas, gagne à être analysé sur ce versant.

Enfin, à l’heure où le lecteur s’apprête à entrer dans le vif du sujet, il ne me reste plus qu’à

espérer que l’atmosphère dans laquelle il sera plongé tout au long de sa lecture prendra une

coloration aussi stimulante que celle dont fut teintée l’aventure qui a débuté, pour moi, il y a

presque deux ans.

Bonne lecture !

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Chapitre deux : Déclinaison de la symptomatologie borderline

1. Situation du cas

Marc est âgé de 25 ans. Il est le dernier participant rencontré, le seul de sexe masculin. De

taille moyenne, les cheveux rasés, il se présente sous un jour décontracté. Il a un frère de 23

ans et ses parents sont séparés depuis deux ans. Il habite avec son père.

Son cas permettra de parcourir la symptomatologie borderline in concreto. Il s’agira de faire

vivre les critères du DSM-5 (APA, 2013/2015) en montrant comment ils peuvent se

manifester dans la vie quotidienne et l’histoire d’une personne. Ce sera aussi l’occasion de

constater une première fois des liens entre ces critères. Si nous avons choisi ce cas en guise

d’introduction aux symptômes borderline, c’est parce que le récit de Marc « colle » fortement

aux critères du manuel. Le patient est peu loquace. Il semble présenter peu d’insight à propos

de ses difficultés : il élabore difficilement et les ressentis sont peu approfondis, très

difficilement nommés. Marc a, aussi, souvent du mal à cerner les mobiles de ses conduites et

sentiments.

La première rencontre se passe dans un contexte particulier. En effet, je suis amené à me

rendre au domicile du participant. Par ailleurs, étant donné que Marc a rechuté et demandé à

être ré-hospitalisé entre le moment où nous avons fixé le rendez-vous et le jour de la

rencontre, je sais d’ores et déjà, lorsque je lui rends visite, que nos rendez-vous ultérieurs

éventuels se tiendront dans un centre hospitalier spécialisé en alcoologie.

Notre sujet fut diagnostiqué borderline à l’âge de 20 ans (il y a donc 5 ans), durant l’un de ses

séjours en institution psychiatrique.

2. Critère 4 : L’i pulsivité

Marc rapporte une impulsivité extrême. S’il désigne surtout, par là, ses crises de colère (qui

seront abordées plus loin), d’autres éléments de son fonctionnement semblent entretenir un

rapport avec cette dimension.

Marc consomme du cannabis depuis l’âge de 14 ans. Si ses débuts en la matière furent plutôt

le fait de l’appartenance à un groupe (celui de la maison de jeunes de son quartier),

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aujourd’hui, le cannabis tient une fonction d’apaisement. En fumant, Marc modère sa

nervosité constante, ou ses pics de nervosité lors d’évènements en tous genres. Cela lui

permet aussi de s’assommer, d’oublier ses problèmes, même s’il réalise finalement que c’est

inefficace car les problèmes persistent et qu’il perd du temps et de l’énergie dans la

consommation.

Au même âge, Marc a commencé à consommer de l’alcool de façon excessive. Il a ensuite

alterné (et alterne toujours) entre des périodes d’abstinence, notamment liées à ses diverses

hospitalisations et cures de désintoxication, et des périodes d’importante consommation. La

période ayant suivi sa mise en observation, entre 17 et 20 ans, fut notamment riche en

festivités et en consommation groupale. Généralement, lorsque Marc rechute, les quantités

ingérées ré-augmentent très vite pour atteindre une dose « moyenne » de trois à quatre

bouteilles de Martini blanc par jour.

Cette consommation sert à contrer l’ennui. Marc en veut pour preuve une période

d’immobilisation de huit mois conséquente à un grave accident de la route, pendant laquelle il

consomma sans cesse. Le contact humain peut aussi être lié aux consommations : Marc est

d’un naturel très renfermé (il se dit aussi très casanier et solitaire), et l’alcool l’aide à aller

vers les autres.

Notre participant explique aussi sa difficulté à maintenir l’abstinence par sa sensibilité : c’est

lorsqu’il est touché par les évènements, pris émotionnellement, qu’il « craque ». Il me

confiera d’ailleurs qu’il fait généralement preuve d’une sensibilité exacerbée. Ce critère-ci est

donc lié au critère 6 concernant la réactivité marquée de l’humeur (dans lequel le DSM inclut

la sensibilité émotionnelle).

À divers moments, je comprends que les envies de consommer de l’alcool ou du cannabis

sont relativement soudaines, et que la consommation peut être impulsive :

Il faisait beau et je travaillais dans le jardin et tout, et euh, ça allait nickel. Jusqu’à ce que je m’arrête, que je me

pose, et que… ‘fin, avec le soleil et tout, je sais pas, j’ai pensé à l’alcool. Enfin, j’ai pensé à l’alcool, je… Je me

suis dit « Ah ! J’ai envie de boire », quoi. (sur un ton soudain)

Lorsqu’il boit, Marc parvient d’abord à vaquer à certaines activités en étant plus détendu.

Mais lorsqu’il est, par la suite, « trop » ivre, il peut avoir des actes dangereux ou inappropriés.

Ainsi, deux procès sont en cours contre lui concernant des accidents de la route qui ont fait

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suite à une conduite automobile largement au-dessus des limitations de vitesse et sous l’effet

de l’alcool. Un troisième procès concerne la culture de cannabis découverte dans sa cave.

3. Critère 5 : Les comportements suicidaires ou d’auto utilatio s

Marc s’automutile depuis l’âge de 13 ans. Il a commencé à se livrer à ces activités au sein

d’un petit groupe. Avec le recul, il pense qu’il s’agissait (et s’agit toujours) d’un appel à

l’aide18. Cet appel, à l’époque, était surtout adressé à ses parents, et en particulier à sa mère,

décrite comme fort stricte et accordant peu d’importance aux états d’âme de Marc. Bien qu’il

explique que normalement, il ne se mutile plus, un nouvel acte de scarification s’est produit

quelques jours avant notre première rencontre. C’est d’ailleurs ce qui a poussé notre sujet à

demander sa ré-hospitalisation. Ce passage à l’acte s’est déroulé sous le regard de son père,

suite à une dispute avec lui, et dans un contexte où une accumulation de difficultés a mis

Marc sous pression (décès récent de son grand-père maternel, soucis de santé des trois autres

grands-parents, séparation des parents et déménagement de la maman dont il se sent en partie

responsable, amorce de déclin général du papa, attente de jugement des procès).

S’il ne relève pas d’enjeu corporel particulier dans ces passages à l’acte, Marc mentionne

qu’aujourd’hui, les scarifications interviennent généralement dans des moments de colère

intense. En outre, cela ne se produit jamais lorsqu’il n’a pas consommé d’alcool. Une certaine

impulsivité semble aussi constitutive de ces actes autodommageables :

Quand j’ai trop bu et que… que, que… voilà, que je pète une case, quoi, que… c’est là que, voilà, si, si… si je

vois le couteau, ben hop, je suis tellement dans mon truc, hop, c’est, voilà.

Des idées suicidaires, Marc en présente également depuis l’adolescence. C’est d’ailleurs suite

à l’une de ses nombreuses tentatives de suicide qu’il a, à l’âge de 16 ans, fait l’objet d’une

mise en observation. Ces idées ne sont pas permanentes : elles surviennent dans des moments

de mal-être paroxystique. Marc n’identifie cependant pas de déclencheur-type ; il explique

simplement que c’est lorsque « son mal reprend le dessus ».

Il n’y a pas vraiment, des fois, d’évènement déclencheur, j’ai envie de dire.

Notre sujet a notamment attenté à ses jours violemment à l’âge de 20 ans, peu après une

rupture amoureuse (concernant une relation ayant duré 3 ans). Il avait caché des lames de

rasoir dans ses chaussettes lorsqu’il a été hospitalisé, et s’est tranché la gorge dès son entrée 18 Nous voyons déjà, ici, se décliner l’une des six fonctions attribuées par Rossi Monti & D’Agostino (2016) aux blessures auto-infligées non-suicidaires : la communication.

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dans le service d’isolement. Cela lui a valu septante points de suture et des cicatrices toujours

visibles à l’heure actuelle.

4. Critère 6 : Une instabilité affective due à une réactivité marquée de l’hu eu (dysphorie, irritabilité, anxiété)

Dès l’âge de 11 ans, un diagnostic de dépression avait été posé par le personnel du centre

psycho-médico-social attaché à l’école de Marc. Aujourd’hui, notre participant parle de « son

mal » pour désigner le mal-être chronique qui le ronge. Ce mal est « pesant » et

« envahissant », comme « un boulet au pied, comme quelque chose qui est toujours là, sous

différentes intensités ». Marc rapporte une « nervosité » permanente, se dit très stressé,

constamment tendu corporellement, parle d’une « boule au ventre ». Il est « un peu déprimé

tout le temps, pas en super grande forme », « sur la défensive ».

Je suis jamais super bien, il y a toujours quand même quelque chose. […] Toujours un petit sentiment de mal-

être.

En outre, les changements d’humeur représentent le principal élément en fonction duquel

notre sujet se définit « borderline ». Son tatouage sur l’avant-bras droit, une traduction arabe

de la locution « Du rire aux larmes », rend hommage à cet aspect de son fonctionnement.

Ma vie, ça a toujours été soit très haut, soit très bas.

Marc dit présenter des humeurs trop changeantes, d’un jour à l’autre, mais aussi à l’échelle

d’une journée. Il ne passe jamais un jour entier sans oscillation ou en se sentant « bien ».

Marc souligne aussi la rapidité de ces fluctuations.

Pour moi, être borderline, c’est avoir une humeur qui n’est pas stable. Qui peut aller du bonheur au mal-être

plusieurs fois par jour. […] On va être très bien pendant une heure ou deux, puis, pfiou, hop, déprime totale une

heure après, quoi.

Comme pour les idées suicidaires, ces mouvements d’humeur ne sont pas spécialement liés à

des évènements particuliers. Ils sont imprévisibles.

Non, non, des fois c’est, je suis là comme ça, puis… ça recommence à pas aller, ou l’inverse, justement, ça va

bien. […] Des fois tout allait bien puis pfou, ça partait, je cassais tout, enfin voilà. […] Ca vient comme ça, on

sait même pas se dire à l’avance euh… je vais faire ça parce que je sais que dans dix minutes ce sera comme ça.

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Marc définit les « pics vers le haut » par le fait de réussir à se montrer plus actif (s’engager

dans des activités), à se sentir plus disponible, et à percevoir les choses plus positivement. Les

« pics vers le bas », quant à eux, sont plutôt caractérisés par l’isolement : Marc a « envie

d’avoir la paix ».

Je peux passer des jours dans ma chambre à déprimer, à rien faire. Envie de rien faire, d’être là comme ça (il

s’affale), une loque.

Enfin, notre participant se dit très sensible aux changements de saison ; la météo et la

luminosité exercent une grande influence sur son moral. L’hiver est profondément associé au

mal-être, alors que la saison estivale est accueillie chaque année comme une bénédiction.

5. Critère 7 : Sentiments chroniques de vide

L’ennui est central dans le vécu de Marc. Il guette dès que ce dernier n’est pas engagé dans

une activité. Il est un des déclencheurs principaux des épisodes de consommation. Marc tente

donc d’être le plus actif possible ; c’est, selon lui, une condition indispensable à une évolution

vers un mieux-être. Il m’explique qu’il veut profiter de sa cure pour mettre en place un

maximum d’occupations d’ici sa sortie, en plus de celles auxquelles il se consacre déjà.

Lors de notre dernier entretien, le récit du week-end qui vient de s’écouler (premier week-end

de sortie autorisée depuis le début de la cure) fournit une belle illustration de cette

problématique et de l’intrication entre différents symptômes du trouble borderline. Marc

raconte avoir passé son samedi à jardiner. C’est lorsqu’il s’est arrêté qu’il a eu envie de boire

et s’est rabattu sur le cannabis. Il décrit le moment ayant suivi la consommation :

Je sais pas si je m’en voulais ou quoi, je sais pas, mais… j’étais pas bien. Je me suis senti complètement vide,

inutile. Alors que j’avais fait plein de trucs avant et que je devais encore en faire plein. (Expérimentateur : Hm,

Hm. Et vide, c’est-à-dire ?) Ben… comme ça, quoi (il s’affale), mou, euh… envie de rien faire, quoi, vraiment

euh…

Remarquons que c’est, là, la première fois que Marc utilise le vocable « vide ». Nous pouvons

aussi voir combien ce sentiment est lié à celui d’inutilité. Par ailleurs, ici, il suit la

consommation ; quoiqu’il en soit, le lien entre la consommation de toxiques et le sentiment de

vide ou d’ennui est retrouvé.

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Enfin, notons que si l’ennui corrèle, chez Marc, avec le vide, et est décrit dans le DSM sous

ce critère, il n’a pas le monopole de ce sentiment (nous le verrons avec d’autres participants).

6. Critère 8 : Des colères intenses et inappropriées

Dans les moments de colère, Marc peut casser et lancer des objets. Il a déjà, par exemple,

arraché la porte de son garage, détruit de multiples objets chez lui. Il peut aussi retourner sa

colère contre lui et se faire du mal. Il est par contre rare qu’il violente directement autrui (les

dégradations matérielles s’y substituant le plus souvent).

La dernière crise en date concerne le jour, déjà évoqué, où Marc s’est mutilé suite à une

dispute avec son père. En réalité, alors que son père aspirait au calme, le patient est sorti dans

le jardin avec son haut-parleur et s’est fait réprimander. Etonné, il a cassé des objets dehors.

C’était un pétage de câble encore… pourtant ça allait, j’étais sur… enfin, et puis hop, c’est encore comme,

borderline, quoi, boum-boum. (Expérimentateur : C’est soudain, comme ça.) Oui, voilà.

Marc explique avoir perdu beaucoup d’amis à cause des nombreuses scènes choquantes ayant

découlé de ces crises. Il mentionne notamment un épisode lors duquel, suite à une dispute

dont les motifs lui échappent aujourd’hui, il a brisé une bouteille en verre sur son scooter

(pour ne pas la briser sur la personne qui l’avait mis en colère). Il avait ensuite été sommé par

l’un des membres du groupe présents ce jour-là de revenir chercher les débris ; il les avait

alors ramassés à mains nues, et s’était retrouvé les mains en sang, répandant du sang un peu

partout sans le vouloir, et repartant en scooter dans cet état.

7. Critère 3 : Pe tu atio de l’ide tité

Nous pouvons enfin, avec prudence, relever quelques éléments se rapprochant de ce qui est

dépeint dans le critère 3 du DSM. L’instabilité marquée et persistante de l’image ou de la

notion de soi y est notamment concrétisée par des retournements brutaux et dramatiques de

l’image de soi, avec des bouleversements des objectifs, des valeurs et des désirs

professionnels ; des changements soudains d’idées et de projets concernant la carrière,

l’identité sexuelle, le type de fréquentations (APA, 2013/2015).

Le parcours scolaire et professionnel conté par Marc s’approche de ces bouleversements de

projets. Après une scolarité perturbée à cause de son mal-être, Marc a travaillé dans un atelier

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de soudure mais a très vite arrêté car il ne parvenait pas à s’adapter au rythme « classique » de

travail (il lui était par exemple très désagréable de devoir passer toute une matinée sans

fumer). Il a, ensuite, tenté deux formations successives dans le même domaine, mais les a

aussi stoppées prématurément. Si, pour l’une d’elles, une crise de colère envers le formateur

fut à l’origine de la cessation, ce sont surtout le manque d’intérêt et d’envie, et le peu de

valorisation et de bénéfices personnels qu’il en retirait, qui ont poussé Marc à y mettre fin.

Aussi, pour lui, la ferronnerie est une passion révolue. Il se concentre maintenant

exclusivement sur les chiens. Il en possède trois et fait du bénévolat dans un refuge animalier.

C’est la première fois que je fais un truc où je me sens utile. Enfin, que je sers à quelque chose, quoi. […] Je fais

quelque chose qui apporte quelque chose. Ca valorise.

Notons qu’il a, précédemment, travaillé dans un autre refuge, cependant quitté sur une

mauvaise note : alors qu’il lui fut, un jour, interdit d’entrer car il avait oublié sa carte

d’identité, il n’y est plus jamais retourné. En outre, suite à la saisie récente de sa culture de

cannabis, Marc a aussi développé un intérêt pour le jardinage et les plantes autres que celles

de cannabis. Il rapporte que cette activité l’apaise.

8. Conclusion

La difficulté de verbalisation du patient fut omniprésente et m’a poussé, souvent, à tenter de

l’aider à trouver des mots (parfois de façon précipitée). Par exemple, à propos du mal-être

décrit dans le critère 6, il a visiblement du mal à identifier et à affiner ses sensations :

C’est un peu de tout, c’est tous les trucs de la vie, enfin…

Lorsque je lui renvoie (sous forme d’interrogation) ce constat, il confirme puis s’en remet à la

principale caractéristique de ce mal-être : il est « toujours là ». Aussi, lors d’un autre moment

où il ne parvient semble-t-il pas à trouver les termes idoines pour dire son vécu, lui et moi

concluons que cette difficulté est liée au fait que les phénomènes dont il est question relèvent

principalement du registre du sentir.

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Chapitre trois : Instantanéité

1. Prélude sur le temps

Le cas qui suit sera analysé essentiellement selon une focalisation temporelle. Il en va donc de

la rigueur de notre méthode et de l’intelligibilité de ce chapitre de spécifier la manière dont

nous concevrons notre étude du temps. Celle-ci s’inspirera de l’ouvrage précurseur de

Minkowski (1933) intitulé Le temps vécu. Minkowski considère que le temps mesurable, que

nous pourrions aussi appeler improprement et caricaturalement temps objectif (ou plutôt

objectivé 19), ne constitue qu’une infime part du temps, la plus abstraite et éloignée de la

réalité du vivant. Nous pensons, avec lui, que ce temps assimilé à l’espace via les opérations

de la pensée logique et discursive, qui est celui de l’horloge, du calendrier ou de la ligne du

temps, s’il peut être inclus dans une étude complète du temps, présente une richesse moindre

pour le psychopathologue. Si ce temps de la science technique ne sera donc pas

nécessairement exclu de notre propos, nous tenterons de mettre au centre de nos

préoccupations les dimensions subjectives du temps, dans ce qu’il a de fondamentalement

irrationnel et de foncièrement incompatible avec les procédés de la pensée logique. Cette

courte démonstration de Minkowski aidera probablement le lecteur :

« La logique arrive, avec une facilité surprenante, à démontrer que le temps est contradictoire en lui-

même. En voici un des schémas : le passé est passé, il n’est donc plus ; l’avenir n’est pas encore ; le

présent se trouve ainsi entre deux néants ; mais le présent, le maintenant est un point sans étendue ; du

moment que le présent est là, il n’y est déjà plus ; le maintenant est donc contradictoire et de ce fait aussi

un néant. C’est ainsi que la réalité se réduit pour le temps à un néant situé entre deux néants. Ces

considérations ne prouvent pourtant aucunement que le temps soit réellement un néant » (p. 18).

« L’argumentation indiquée plus haut, pour probante qu’elle puisse paraître, ne sert qu’à démontrer que le

temps devient un pur néant, si on l’envisage du point de vue de la logique ; elle dit uniquement que le

temps est irrationnel dans son essence même […] La réduction du temps à néant ne démontre que son

incompatibilité avec les postulats en vertu desquels cette réduction a été opérée et la nécessité

d’appliquer, pour l’étudier, des méthodes plus appropriées à sa nature » (pp. 18-19).

Pour continuer, il semble judicieux d’introduire les notions de conscience réflexive et

préréflexive. La conscience préréflexive est implicite, non-conceptuelle, primitive. A

l’inverse, la conscience réflexive est explicite et conceptuelle ; elle est, vulgairement, la

19 Il va de soi que, pour nous, le temps n’est qu’un, et que les distinctions proposées concernent donc ce que nous faisons du temps, ou la façon dont nous rencontrons le monde, plutôt qu’une existence de différents types de temps intrinsèques.

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« prise de conscience ». Nous pouvons dès lors, au sein du temps subjectif, distinguer encore

deux « types » de temps. Nous nous situerons en effet dans des registres différents selon que

le temps subjectif soit l’objet d’une conscience réflexive, autrement dit, lorsqu’il sera un

contenu de l’expérience de la conscience, et donc convoqué explicitement (dit, pensé,

élaboré), ou selon qu’il soit convoqué à travers une conscience préréflexive (donc,

inconsciente20) des choses. Si, dans un sens large, le temps vécu peut être considéré comme

englobant ces deux dernières dimensions, son sens précis et restrictif ne concerne que la

dernière de ces deux acceptions.

Dernière précision : tous ces « types » de temps s’influencent réciproquement. Par exemple, le

fait de parler en thérapie de son rapport au temps, donc, de le prendre comme objet de

conscience réflexive, pourra (ou non) influencer la façon dont il est vécu (pré-réflexivement).

Cette dialectique sera au cœur de notre travail puisque le préréflexif devra y être

essentiellement appréhendé par le biais du réflexif (le discours des participants).

Enfin, si nous avons d’emblée précisé que nos distinctions étaient, en quelque sorte,

artificielles, et que le temps mesurable ne devait être exclu de notre étude, c’est pour une

raison bien précise. En effet, si Minkowski (1933) considère le temps vécu comme le seul

temps « véritable » (avis que nous ne partageons pas spécialement), il remarque aussi que

l’assimilation scientifique du temps à l’espace se fait de façon si naturelle que l’on ne peut

réfuter des liens intimes entre le temps subjectif (ou vécu) et le temps mesurable (oserait-on

parler d’un temps… topographique ?). En effet, il postule que cette habitude présuppose

« nécessairement une expérience originelle, dans laquelle le passage en question doit pouvoir

se réaliser, ne fût-ce qu’à l’état d’ébauche, et trouver ainsi des conditions propres à cette

réalisation. De sorte qu’il paraît légitime d’envisager ce passage lui-même non pas comme le

résultat d’un effort de l’intelligence, mais plutôt comme une « donnée immédiate » de la

20 Dans la lignée d’Englebert (2013), nous nous situons ici dans une approche où nous n’ignorons pas la pertinence des phénomènes inconscients, mais où ceux-ci ne sont pas d’emblée situés dans un carcan théorique comme celui de l’inconscient unique psychanalytique (que nous estimons par ailleurs intéressant).

Le temps

Temps « objectif » Temps « subjectif »

Réflexif Préréflexif (vécu)

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conscience et de le laisser, comme tel, faire valoir ses droits » (p. 22). Nous en revenons à la

solidarité spatio-temporelle des phénomènes, finalement sous-jacente à nos conceptions de

l’image et de la métaphore. Celles-ci se situent, après réflexion, largement dans la lignée de la

pensée de Minkowski :

« C’est que l’image de l’horizon et la vision de l’avenir cadrent si bien ensemble ; ils se confondent

quand on cherche à les discerner, et il devient impossible de dire laquelle des deux est la plus primitive,

laquelle vient emprunter ses éléments à l’autre. […] D’ailleurs, quand nous ouvrons les yeux et que nous

disons que nous regardons devant nous, ce « devant » est-il une simple convention, une appellation

admise d’un commun accord, ou, au contraire, n’y a-t-il pas quelque chose d’absolu en lui, c’est-à-dire,

un devant ou un en avant réel et irréversible, une perspective vers laquelle nous sommes tout prêts à nous

élancer ; et ce devant ne relèverait-il pas ainsi bien davantage du temps et de l’avenir que de l’espace ? »

(p. 74)

2. Eléments anamnestiques et premières impressions

Alicia est âgée de 33 ans. Elle est en couple avec un homme. Contrairement à Marc,

diagnostiqué depuis déjà 5 ans, elle s’est vu attribuer le diagnostic de trouble de personnalité

borderline seulement 6 mois avant notre rencontre. Elle est en fait une des premières

personnes que j’aperçois lors de ma première visite à l’hôpital de jour qu’elle fréquente (et la

première participante de cette institution que je rencontre). Cependant, au moment où je la

vois déambuler dans le couloir, je ne sais pas encore que c’est elle que je dois rencontrer

quelques minutes plus tard. Ainsi, lorsqu’elle vient à ma rencontre, je suis étonné : ma

première impression m’avait laissé supposer que cette femme n’était pas une patiente (j’aurais

plutôt misé sur le fait qu’elle faisait partie du personnel). En outre, Alicia a un profil élancé

(plutôt maigre), et apparaît plutôt soignée.

Le début de notre premier entretien est marqué par la préparation dont a fait preuve la

patiente. Alors que je lui annonce que je n’ai pas de question précise a priori, elle m’explique

qu’ayant reçu la lettre d’information destinée aux participants (de la part de l’infirmière en

chef), elle a réfléchi en amont de notre rencontre au discours qu’elle pourrait tenir face à moi.

3. Le diagnostic, un futur en soi

Cette réflexion anticipative s’est principalement basée sur le titre (provisoire) de la

recherche ; Alicia commence donc par décliner, d’une façon relativement impersonnelle, les

avantages et les inconvénients du fait de se voir attribuer un diagnostic. Selon elle, le

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diagnostic a un pouvoir explicateur : il s’agit d’une entité unifiante qui permet de rassembler

des symptômes. Grâce à cela, la patiente (se) comprend mieux. Par contre, la possibilité de

s’identifier au diagnostic (qu’elle énonce en ces termes exacts) représenterait un risque : celui

de se réduire au diagnostic et d’oublier la richesse de notre être. Alicia continue en apportant

une touche plus personnelle : sa difficulté à concevoir le diagnostic comme définitif ou

absolu. Elle mentionne notamment qu’elle ne se retrouve pas dans tous les symptômes du

trouble borderline, ou encore que la possibilité d’une problématique « Haut Potentiel » a aussi

été évoquée par sa psychologue. Elle relativise donc, quelque part, le statut de vérité du

diagnostic ; elle parle notamment d’ « étiquette ». J’apprends aussi que si elle mentionne le

risque d’identification au diagnostic, c’est précisément parce qu’elle a réalisé qu’elle s’était

identifiée de façon quasi-totale à son diagnostic peu après l’avoir appris.

Maintenant, là ça va, j’ai repris un peu de distance, mais au début c’est vrai que je ne me voyais plus que comme

ça […] Comme la seule chose qui définissait mon identité.

Elle m’expliquera d’ailleurs qu’elle considère, toujours actuellement, ce diagnostic comme

faisant partie de qui elle est. Outre le risque de réduction de la complexité de la personne, elle

pointe aussi la tentation de fuir ses responsabilités par rapport à son mal-être ou à des

passages à l’acte en se reposant sur le diagnostic ; elle fait passer le message, en somme,

qu’elle veille à être responsable.

Aussi, dans l’ensemble des considérations d’Alicia, pouvons-nous voir poindre une difficulté

d’acceptation du diagnostic. Celle-ci se développe plus explicitement lorsque la participante

se réfère non plus au fait d’avoir un diagnostic psychopathologique quelconque, mais à la

qualité de trouble de la personnalité de sa condition personnelle. En effet, ceci implique, pour

elle, deux choses : d’une part, la permanence (« il y a des choses qui vont m’accompagner

peut-être toute ma vie »), et d’autre part, une appartenance « véritable » des symptômes à sa

personne. Elle oppose cela à une dépression, qui serait, selon elle, plus transitoire, et pour

laquelle la part de facteurs externes serait plus grande. Alicia, qui m’expliquera qu’elle lit

énormément, me résume également le contenu de certaines études qu’elle a consultées :

celles-ci font état de la persistance de certains symptômes sur plusieurs dizaines d’années.

Elle explique ainsi qu’alors qu’auparavant, elle était très en recherche de solutions pour se

sentir mieux, elle est actuellement dans un mouvement assez différent :

À partir du moment où c’est quelque chose qui fait partie de moi, ben en fait, où que j’aille, avec qui que je sois,

quoi que je fasse comme travail, ce sera quand même là, dans une certaine mesure.

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L’annonce du diagnostic a donc institué un avant et un après. La relative impuissance

rapportée nous renseigne, en termes de temps vécu, sur la sensation d’un avenir bouché, ou,

du moins, partiellement contraint ; Alicia se sent, dans une certaine mesure, condamnée.

Malgré sa volonté explicite de se montrer responsable, son rapport au diagnostic est teinté de

résignation et d’un vacillement de l’agentivité (cette ambivalence sera un des fils rouges de

nos entretiens). Il semble y avoir, dans l’esprit d’Alicia, une équivalence entre le fait que les

caractéristiques désignées par le diagnostic soient propres à sa personne et une certaine

impossibilité de se projeter dans le futur autrement qu’en tant que personne borderline.

L’après-diagnostic est empreint d’une temporalité en partie barrée, comme si le diagnostic

contribuait à figer l’identité de la patiente. Ce dernier semble constituer un futur en soi21.

En outre, notons que d’emblée, je remarque une certaine intellectualisation dans le discours

de la jeune dame. Celle-ci fait montre, de prime abord, d’un insight considérable. Je suis

notamment frappé par la similitude entre ses considérations (étiquetage, réduction de la

complexité, fonction d’explication) et la façon dont le diagnostic psychopathologique est

pensé… dans les cours de psychologie à l’université. Par ailleurs, tout au long des entretiens,

elle décrira des vécus qui n’obéissent pas forcément aux lois de la causalité logique, en les

intégrant justement dans des schémas et séquences « logiques », en rationalisant. A plusieurs

reprises, j’aurai l’impression, malgré moi, que mes attitudes d’écoute active prennent une

valeur de validation de la logique de raisonnement de la patiente. Enfin, la façon dont Alicia a

déplié sa conception du diagnostic se retrouvera tout au long de nos rencontres : elle part d’un

cadre « théorique », ou, en tout cas, relativement rationalisé pour structurer son discours, puis

aborde éventuellement les ressentis dans leur versant vécu. Le cadre en question fut la

définition du trouble de personnalité borderline par le DSM et les praticiens de santé ; ainsi la

patiente revenait-elle régulièrement à une sorte de liste des symptômes pour guider notre

exploration commune de son expérience.

4. Vide, colère, tentatives de suicide : l’intra festum

4.1. L’i sta t h po-réflexif

Le premier des deux principaux problèmes mentionnés par Alicia concerne des crises de

colère hétéro-agressives (ce sujet occupera la majeure partie de nos échanges). Notre

21 Le caractère amphibologique de cette expression est ici bien à propos ; le diagnostic semble, chez Alicia, constituer à lui seul un futur, et semble, ainsi, avoir été intériorisé par Alicia comme une dimension importante de son identité, donc, de soi.

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participante peut casser des objets (notamment des verres, dont l’explosion lui procure des

sentiments puissants), claquer ou défoncer des portes, être violente verbalement et

physiquement envers autrui. Comme le reste de ses difficultés interpersonnelles, ces accès de

colère se manifestent uniquement avec les personnes avec qui il existe une proximité

importante et donc un danger émotionnel. En réalité, seules les relations conjugales (et parfois

familiales) sont concernées.

Alicia cherche le conflit pour trouver la colère. Elle explique, en outre, qu’elle utilise la colère

pour étouffer l’angoisse et le désespoir liés au « problème de fond » qu’est son mal-être

général, qu’elle décrit comme sentiment de vide et insatisfaction générale par rapport à sa vie.

Elle entend par là que cette colère n’intervient pas en réponse à un sentiment d’avoir été lésée

par un évènement quelconque (elle explique d’ailleurs qu’au contraire de la plupart des

personnes borderline, elle n’a pas vécu de traumatisme), mais bien en réaction à une

souffrance globale, diffuse. Les passages à l’acte violents visent à apaiser la tension.

Alicia conte, aussi, qu’elle souffre énormément dans ces moments de violence. Nous en

rediscuterons à plusieurs reprises, et un rapport particulier à l’instant du passage à l’acte se

dégagera, la participante expliquant d’ailleurs que la tentative de compréhension de ces

micro-moments l’occupe beaucoup et la met en échec. À travers nos discussions, se révèle

notamment un rapport particulier à la conscience (de ses actes, de soi). Dans un premier

temps, Alicia explique être consciente, sur le moment, de ce qu’elle est en train de faire :

lorsqu’elle se laisse emporter par sa colère, elle réaliserait simultanément cette perte de

contrôle. Elle dit d’ailleurs se rendre compte, toujours dans l’instant, qu’elle fait souffrir

l’autre personne ; mais elle n’arrive pas pour autant à s’arrêter (ce qui lui procure culpabilité

et impuissance). Elle éprouve aussi, toujours concomitamment au passage à l’acte, du dégoût

pour elle-même. Plus tard, Alicia nuance son impression de conscience, si bien qu’il semble

finalement s’agir d’un sentir diffus plutôt que d’une conscience claire. Elle affirme

notamment :

Je pense pas du tout aux conséquences de mes actes, à ce moment-là. Il faut quelque chose qui soulage.

En résumé, Alicia semble avoir conscience d’agir et de la nature de ses actes, mais pas de leur

portée. Elle ne peut penser, sur le moment, leurs implications dans le temps. Tout se passe

comme si elle ne pouvait momentanément plus se représenter leurs aboutissants, se projeter

dans le futur (la question de la responsabilité est donc, en filigrane, omniprésente). La

protension inhérente au vécu « normal » d’instant présent, à savoir, le vécu d’un présent

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comprenant du futur en lui, semble altérée. Une sorte d’effraction de l’instant est à l’œuvre

avec la nécessité du soulagement immédiat.

La comparaison, proposée par la patiente, entre ces situations et celles concernant ses envies

alimentaires (par exemple, l’envie de manger une barre de chocolat) nous fournit des

informations supplémentaires. Le contraste réside, selon Alicia, dans le fait que bien que

l’envie de manger soit aussi très forte, elle n’entrave pas sa capacité à anticiper les

conséquences et à prendre une décision avec une certaine conscience d’éléments

« rationnels » inhérents à l’acte (du type « je vais manger 500 calories d’un coup », « je vais

avoir mal au ventre, le regretter, me trouver grosse », etc.). Le moment de la crise hétéro-

agressive est dépourvu de ce « petit moment de conscience » :

C’est un plomb qui saute […] Une durite qui saute […] Un interrupteur […] Je suis pas capable de descendre

cette démarche-là […] Mais au fond de moi, je sens bien que je suis en train de faire quelque chose de mal, quoi.

[…] Une conscience plutôt de l’ordre de…: « enh, tu es une sale personne », quoi. […] Il (n’)y a plus de faculté

de raisonnement. […] Je redescends à un niveau tellement primaire. […] Je suis tellement prise par l’émotion

que… c’est plus fort que moi.

La patiente est véritablement absorbée par l’émotion instantanée, qui ne permet plus

l’existence de sa personne dans sa globalité, et donc l’exercice d’une réflexivité qui est une

des conditions de possibilité de l’auto-détermination. A ce stade de notre réflexion, un détour

par certains concepts de Frankfurt (1971) semble s’imposer. Cet auteur (aussi cité par Fuchs,

2007) distingue les désirs de premier ordre et les désirs (ou volitions) de second ordre. Pour

résumer, nous pouvons dire qu’un désir de premier ordre consiste en un souhait X,

relativement instantané, alors qu’un désir de second ordre correspond au souhait, plus

englobant et durable, d’avoir ou de ne pas avoir ce souhait X22. Dans le cas qui nous occupe,

les actes violents sont totalement contraires aux valeurs de la patiente (qui peuvent être vues

comme des volitions de second ordre) : cette dernière mentionne la non-violence et le respect

d’autrui parmi ses principes les plus importants. Malgré le fait qu’elle ne souhaite pas, a priori

et de façon générale, avoir envie d’être violente, c’est, dans l’instant des crises, ce dernier

désir de violence qui l’emporte. Le « Je » réflexif, ses valeurs et sa morale semblent

temporairement inaccessibles, ou, en tous les cas, inopérants.

Par ailleurs, un évènement conté par la patiente à propos des crises de colère m’a interpellé.

Récemment, alors qu’elle violentait son copain, c’est le fait que ce dernier sorte son GSM

22 Une volition de second ordre correspond donc à une sorte de « méta-souhait » : il s’agit de souhaiter ou de ne pas souhaiter un autre souhait.

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pour la filmer qui a permis à Alicia de s’interrompre. Elle impute cette réussite au fait que la

vidéo constituait une preuve de ses actes et de ce qu’ils impliquent comme façon

d’être (« regarde quelle personne horrible tu es »). C’est donc l’objectivation d’elle-en-train-

d’être-violente par un agent extérieur, la prise de conscience d’elle-même dans une

perspective en troisième personne, qui semble avoir permis à Alicia de redevenir agent de ses

actes et de les rediriger dans le sens de ses valeurs. Sentir un regard objectif se poser sur elle

l’a amenée, via la honte, à poser à son tour un regard sur elle-même (c’est-à-dire, à opérer un

retour sur soi). Elle a pu, de cette façon, récupérer une position plus méta, plus reculée, lui

permettant de convoquer à nouveau ses valeurs et de poser un choix en fonction d’elles

(oserait-on dire, en vertu des conceptions de Frankfurt (1971), que notre participante est

parvenue à se « réinscrire » dans le temps ?). Nous pourrions encore affirmer qu’un

phénomène de miroir fut à l’œuvre. La « reprise de conscience » semble révéler, par

l’absurde, une modification préalable de la conscience de soi, concomitante à la modification

de la conscience temporelle des actes.

En résumé, le constat d’Alicia selon lequel elle n’accède plus au raisonnement, et l’arrêt

soudain de la violence rendu possible par le phénomène spéculaire, nous autorisent à suggérer

un lien entre la tyrannie de l’instant et un fléchissement de la réflexivité23. Cette hypo-

réflexivité, 24 mène apparemment la personne à passer à l’acte d’une façon relativement

automatique. En outre, le manque de retour sur soi fait également écho au manque de

« contact à soi » (ou à un contact à soi si proche qu’il est confusionnant ?) qu’Alicia décrit

concernant ces crises de colère : régulièrement, elle ne sent pas les émotions « monter » en

elle avant un passage à l’acte, et passe du noir au blanc en une seconde, comme si l’émotion

pouvait se vivre uniquement par l’acte. À tel point que pour elle, la perspective que ces

23 Le concept de réflexivité est, ici, à inscrire dans la lignée des travaux du phénoménologue américain Louis Sass (2017). Il s’agit de ce qui permet une conscience de soi par le biais d’un retour sur soi. Il est important de comprendre que l’acte réflexif n’est pas exclusivement relatif à la volonté ou à l’intellect. L’acte de pensée, de réflexion que la personne peut poser sur elle-même, son expérience et le monde, et qui est à la base de son identité narrative, est inclus dans cette conception de la réflexivité mais n’épuise pas cette dernière. 24 Outre le recours à notre conception (exposée ci-dessus) de la réflexivité, le lecteur pourra aussi s’en référer, pour appréhender ce que nous entendons par « hypo-réflexivité », à Lo Monte & Englebert (in press).

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réactions (nous pourrions maintenant parler d’instants hypo-réflexifs) soient

presqu’exclusivement guidées par des procédés cérébraux, « chimiques », fait sens25.

Précisons encore que, si, comme nous l’avons spécifié, l’acte de réflexion dans son sens

intellectuel est inclus dans notre conception de la réflexivité, l’hypo-réflexivité posée ici ne va

aucunement, à nos yeux, de pair avec un manque de capacités intellectuelles ou analytiques

intrinsèques. Le cas d’Alicia est là pour le montrer : nos entretiens furent empreints d’une

atmosphère très intellectualisée, et Alicia se montra et se décrivit très souvent comme une

personne avide de culture et prompte à l’(auto-)analyse.

4.2. Vide, dysphorie et temps

Par « sentiment de vide », Alicia entend la sensation que rien ne la motive ou ne la passionne,

que rien ne l’épanouit. Elle précise qu’avant le diagnostic, elle parlait plutôt de mal-être, et

pensait encore pouvoir éradiquer ce vécu à l’aide de choses très concrètes, plutôt « externes »

(par exemple, un métier épanouissant). C’est en lisant plusieurs livres sur sa pathologie

qu’elle s’est reconnue dans ce qui était décrit comme « sentiment de vide ».

J’arrive pas à trouver quelque chose qui me motive, qui me pousse vers l’avant, qui me donne envie […] Ça,

c’est peut-être à un niveau plus pratique, et puis à un niveau plus métaphysique, rien n’a de sens, tout est

absurde, de toute façon la vie ça n’a pas de sens, euh…

Résumons donc : le vécu de vide d’Alicia s’apparente à un manque d’envie, de motivation (ou

d’élan), d’intérêt général, qui implique un épanouissement plutôt faible et une expérience de

monde (ou d’existence) absurde.

25 Le fait que la participante m’ait relaté ses lectures à propos du cortex préfrontal et du système limbique m’a poussé à explorer l’existence d’étayages neuroscientifiques de l’hypo-réflexivité postulée ici. J’ai ainsi pu constater l’abondance de données démontrant des liens entre des traits de fonctionnement « borderline » et des anomalies de l’économie cérébrale, ou l’existence de dimensions communes aux patients borderline et aux patients cérébrolésés, particulièrement concernant le fonctionnement du réseau fronto-limbique (Barnow et al., 2009 ; Berlin, Rolls, & Iversen, 2005 ; de Bruijn et al., 2005 ; Goethals et al., 2004 ; Hoerst et al., 2010 ; Leichsering, Leibing, Kruse, New, & Leweke, 2011 ; Leyton et al., 2001 ; New et al., 2004 ; New et al., 2007 ; Sala et al., 2010 ; Silbersweig et al., 2007 ; Soloff, Meltzer, Greer, Constantine, & Kelly, 2000 ; Soloff et al., 2003 ; Völlm et al., 2009 ; Williams, Sidis, Gordon, & Meares, 2006). L’impulsivité, l’agressivité comportementale, voire une perception du temps plus rapide que la normale, figurent parmi les dimensions associées à des anomalies métaboliques ou volumiques de divers circuits et régions cérébraux et de neurotransmission, tantôt en excès, tantôt déficitaires. Ainsi les associations, en neuropsychologie, des zones frontales (et surtout préfrontales) aux fonctions exécutives et de réflexivité, et des régions limbiques à des fonctions d’affectivité plus « primaires », semblent s’intégrer de façon cohérente avec ce que la clinique nous montre.

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Elle explique (en ces termes exacts26) qu’en conséquence de ce vide, qui est chronique, elle

fait preuve d’une certaine apathie : elle fait peu de choses, ou les fait « en surface, sans

vraiment y être pleinement présente, pleinement engagée ». Elle précise ainsi qu’elle a occupé

de multiples emplois, changé plusieurs fois de filière d’études, et ne s’engage finalement

jamais vraiment dans quoi que ce soit. Cette difficulté d’engagement emmène avec elle une

difficulté de l’ordre de l’inscription dans la durée (d’ailleurs contenue dans la notion de

projet, dont il sera souvent question dans le discours de la patiente). Alicia dira, à ce propos :

Chaque fois que j’essaie quelque chose, quelque part ça me remplit pas. Donc j’essaie autre chose, j’essaie autre

chose, et ça marche jamais, donc…

Ces mouvements incessants d’investissement-désinvestissement semblent donc liés au fait

que les projets entrepris échouent à procurer à Alicia une consistance ressentie, une substance

véritable. À côté de cela, notre sujet rapporte qu’elle parvient à identifier des valeurs ; sa

difficulté se situe dans la concrétisation de celles-ci en projets d’actions. C’est d’ailleurs le

deuxième élément, après les crises de colère, à propos duquel elle rapporte une difficulté

d’analyse.

Si vous me demandiez des idées de projets, des machins, on peut passer deux heures, je vais vous dessiner plein

de trucs et voilà, mais si après vous me dites bon, OK, et lequel est-ce que vous commencez, quand et comment,

avec qui, là je suis plus là hein… (Expérimentateur : La concrétisation.) Oui. C’est vraiment cette étape qui est

difficile pour moi et de nouveau c’est quelque chose que j’ai du mal à… analyser parce que j’ai du mal à en

sortir.

Par ailleurs, lorsqu’elle se sent vide, Alicia se sent généralement angoissée et désespérée27.

Elle lie cela au côté peu rassurant de son expérience de monde absurde. Lorsqu’elle décrit ce

qu’elle range sous le vocable « tristesse »28, elle décline deux types d’expérience. La première

26 Globalement, la participante utilise, pour parler de son expérience, énormément de mots techniques provenant du jargon de la psychologie ou de la médecine, et se référant souvent à une perspective en troisième personne. 27 Les termes « angoisse » et « anxiété », et « désespoir » et « tristesse », sont interchangeables dans la bouche de la patiente. Dans un mouvement révélateur, à nouveau, du processus analytique dans lequel elle se trouve, Alicia réalise une véritable typologie de ses sentiments (cinq types de vécus anxieux et tristes, qui se confondent finalement fortement). Par exemple : (en parlant de trois types d’angoisse) « Il y en a une qui est diffuse, qui a pas d’objet, qui est générale, et qui est assez impalpable (…) ; une qui est liée à un objet précis (…) et il y en a une, du coup, qui est plutôt liée à une absence physique d’un objet. » 28 Le mélange de tristesse, d’anxiété et de vide qui se dégage globalement du discours d’Alicia s’apparente à ce qui est décrit dans la littérature à propos des patients borderline sous le nom de « dysphorie » (D’Agostino, Aportone, Rossi Monti, & Starcevic, 2017 ; Pazzagli & Rossi Monti, 2000 ; Rossi Monti & D’Agostino, 2014, 2018 ; Stanghellini & Rosfort, 2013a, 2013b). Nous pouvons définir cette dernière comme un état émotionnel complexe et oppressant, consistant en un mélange d’émotions déplaisantes, comprenant de l’anxiété et des expressions dépressives diverses, une tension persistante, de l’irritabilité, de l’insatisfaction (et du vide), et de la tristesse. Cet état est difficile à moduler et est associé à l’impulsivité. Il peut s’exprimer tantôt de façon diffuse et constante, tantôt sur un mode plus aigu et situationnel, lorsque la pression augmente pour se muer en besoin d’agir et en sentiment de quasi-explosion. Il peut être plus simplement compris comme l’inverse de l’euphorie.

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est paroxystique, de l’ordre du manque affectif, liée au sentiment d’être abandonnée ou

rejetée par son compagnon qui peut survenir lors de disputes conjugales ou quand il existe

une menace de rupture de la relation. Elle se manifeste par des pleurs abondants. La deuxième

est un vécu plutôt constant, qui, cependant, peut aussi connaître des pics d’intensité : une

forme d’humeur très basse, une certaine anhédonie et une « déconnexion » sont alors à

l’œuvre. Alicia ne ressent plus rien, ne s’intéresse plus à rien.

Je pourrais rester assise sur la chaise et regarder le mur pendant deux heures. […] Je suis morte à l’intérieur. […]

Je peux rester couchée par terre pendant deux heures, à regarder le plafond. […] Oui, vraiment, ça se traduit

physiquement en apathie, et […] la paresse, quoi.

Selon la patiente, le vide causerait l’« état dépressif ».

Comme rien n’a de sens, comme rien n’est chouette, comme rien n’a d’intérêt, ben, forcément, il y a pas de

raison de se réjouir pour quoi que ce soit.

Ces vécus peuvent impliquer des idées et scénarii suicidaires. À certains moments, la patiente

réfléchit à diverses méthodes suicidaires, visualise, mais ne se sent pas poussée à l’action. À

l’inverse, à d’autres moments, le spectre du suicide peut surgir de façon plus impulsive. Avec

le recul, Alicia rapporte que ce sont ces instants qui sont les plus dangereux. Il s’agit de

moments émotionnels paroxystiques, durant lesquels elle est si débordée qu’une évidence

s’impose soudainement à elle : « Si je mourais, au moins je ne ressentirais plus rien ». C’est

dans ce type de contexte, où la perte de contrôle et l’impulsivité prennent le pas (« qu’est-ce

que j’ai sous la main (?) »), que s’est produite la tentative de suicide médicamenteuse qui a

mené à l’hospitalisation et au diagnostic. Par ailleurs, ces deux « contextes suicidaires » ont

un point commun aux yeux de la patiente. Il s’agit de s’absorber dans l’action, et dans la mort

en premier lieu, pour échapper à la souffrance. Le but est de « stopper l’hémorragie ».

C’est pas tellement « je veux mourir », c’est, « il (n’)y a plus d’autres solutions ». […] Si rien n’a de sens, que

rien ne vaut la peine, à quoi bon.

L’à quoi bon exprimé par Alicia nous permet d’exposer le concept de fragilité valuative ou

axiologique (Charbonneau, 2010a). Il s’agit, en substance, de la fragilité de la teneur de valeur

en tant que valeur. Pour Alicia, à certains moments, plus rien ne vaut, la valeur même de

valeur des choses s’effondre. Charbonneau compare ce phénomène à celui de réalité de la

réalité en jeu dans la psychose. Le terme « valeur » ne doit cependant pas être entendu ici en

son sens moral ou social ; il est simplement question de « ce qui fait vie affective, à un niveau

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élémentaire » (p. 182). Le faible intérêt général d’Alicia, l’altération de la charge de valeur de

ses actes (décrite plus haut, plus vulgairement, comme une altération de certains aspects de la

conscience des actes), le vécu général d’inanité et de non-sens, peuvent finalement être reliés

au mode d’inscription temporel déjà convoqué : si, comme nous le pensons et comme

l’affirme Husserl (1893-1917, cité par Englebert, 2013), l’unité même d’un phénomène, pour

apparaître à la conscience, suppose le temps, nous comprendrons aisément qu’en présence

d’une inscription temporelle de soi et du monde modifiée, la valeur vécue des choses, qui

semble nécessairement postérieure au vécu de leur unité, vacille. Dans les moments

suicidaires, cela semble d’ailleurs corréler, chez Alicia, avec un effondrement de la valeur de

soi en tant que soi, de la valeur de sa propre vie.

4.3. Alimentation et valeurs

A l’inverse de Marc, qui tend à se faire mal pour ne pas faire mal à autrui, Alicia tend à faire

mal à autrui pour ne pas se faire mal. Elle explique qu’elle ne présente aucun comportement

autodommageable ou consommatoire impulsif. Elle mentionne cependant un rapport

particulier à la nourriture. Elle parle d’épisodes d’hyperphagie planifiés, pouvant survenir

dans des situations « lambda » ou servir de moyens de gestion de la tristesse. Ceux-ci, et les

fluctuations du poids de la patiente, jouent apparemment sur son image d’elle-même et sur la

façon dont elle se sent dans son corps. Ils vont aussi à l’encontre de ses valeurs : notre

participante est végétarienne, et mange principalement bio et local. Ces valeurs écologiques,

apparemment les seules à se traduire en actions consistantes, s’étendent d’ailleurs au-delà de

l’alimentation : Alicia parle avec force de sa lutte pour la « justice sociale », et « contre

l’hyper-consumérisme, le capitalisme démesuré ». Elle explique que l’importance qu’elle leur

accorde renforce parfois son impression que le monde n’a pas de sens, en élicitant un

sentiment intime de décalage avec la société (dans lequel les « injustices sociales » tiennent

une place prépondérante). Elle rapporte ensuite que cette vision pessimiste de la société,

qu’elle trouve trop peu nuancée et de laquelle elle a du mal à se désengager cognitivement,

contribue à sa difficulté à s’impliquer dans des projets. Les ruminations à ce propos

l’emmènent selon elle dans un cercle vicieux, une rigidification qui biaise son attention,

augmente ses pensées critiques et renforce ses convictions 29 . Enfin, si, pour Alicia,

l’hyperphagie constitue un problème, il est de moindre importance que les autres difficultés.

29 Précisons à nouveau que ces termes techniques et ce raisonnement (désengagement cognitif, biais attentionnel, etc.) sont usités spontanément par la participante.

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En outre, concernant les valeurs en général, l’expérience d’Alicia semble suggèrer un léger

amendement des théories de Stanghellini & Rosfort (2013b) et de Fuchs (2007), qui postulent

que les patients borderline ne parviennent pas à former des volitions de second ordre. En

effet, dans divers domaines, des valeurs semblent bel et bien élaborées par la patiente

(écologie, sentiment habituel d’importance de la vie décelable au fait qu’elle considère les

moments suicidaires comme dangereux, non-violence, notamment). C’est leur opérativité,

leur concrétisation durable en actes qui fait défaut par moment. Alicia parvient « la plupart du

temps » à agir de façon cohérente avec ses principes, mais tombe plus ou moins régulièrement

dans les abîmes de l’instant.

4.4. Un organisateur temporel : l’intra festum

Les œuvres de Kimura (1992) nous permettront peut-être d’articuler, en termes temporels, ce

que nous venons d’analyser. Kimura s’intéresse aux anomalies de la temporalité dans les

pathologies mentales et emploie l’expression intra festum (qui signifie littéralement

« pendant/dans la fête ») pour désigner la façon de vivre le temps des individus borderline30.

Selon lui, la manière dont ceux-ci vivent leur présent, se rappellent leur passé et projettent

leur futur serait caractérisée par une tendance à « combler le vacuum de l’existence par

l’extase momentanée enthousiasmante » (p. 115). La fête est donc convoquée dans son

versant d’« immédiateté chaotique » (p. 148), comme une expérience où « les principes de la

vie et de la mort ne sont nullement antagonistes et ne s’excluent pas l’un l’autre » (p. 148).

Ainsi, les explosions de colère, les épisodes hyperphagiques ou l’abus de médicaments

comme tentative de suicide, vus comme des phénomènes que l’on peut retrouver à la limite de

toute orgie, et qui sont chez Alicia des échappatoires aux sentiments de vide et d’inanité, à

l’humeur dysphorique et à l’anxiété et l’irritabilité qui l’accompagnent, peuvent être vus

comme des actes visant à s’absorber dans l’instant.

Par ailleurs, dans la difficulté de la patiente à s’engager dans des projets, sa difficulté à

concevoir un futur autre qu’un prolongement de sa condition actuelle, son évocation

quasiment nulle du passé et le peu d’importance qu’elle y accorde (elle met notamment en

avant son peu d’intérêt pour une psychothérapie psychanalytique à cause de l’importance

accordée à l’histoire et aux causes, et privilégie les thérapies comportementales pour leur

orientation vers l’agir), ma difficulté à reconstituer son histoire, éléments qui sont loin d’être

exhaustifs, nous pouvons retrouver l’idée de Kimura (1992) selon laquelle, chez les patients

30 Il précise, dans une réflexion semblable à celle que nous avons exposée au début du chapitre, que les patients n’ont pas nécessairement conscience de ces anomalies de la temporalité.

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état-limite, le futur et le passé ne sont pas regardés comme tels, et sont, lorsqu’ils sont

thématisés, éprouvés le plus souvent comme un mode élargi du présent immédiat actuel31.

Grâce à ces éléments explicites, nous pouvons donner sens au manque de consistance (ou

vide) ressenti par notre sujet : le présent dans lequel vit Alicia manque de profondeur, car « il

manque l’épanouissement [fulfillment] […] issu de l’intégration de l’expérience passée et du

futur anticipé » (Stanghellini & Rosfort, 2013b, p. 278). Le vécu implicite, directement

expérimenté, d’un présent composé de passé et de futur fait défaut.

Après l’instant hypo-réflexif (dans lequel les tentatives de suicide impulsives peuvent être

incluses au même titre que les crises de colère), le rapport d’Alicia à sa propre histoire est

donc un deuxième élément à propos duquel nous pouvons parler d’hypo-réflexivité. La

patiente éprouve des difficultés à se projeter réellement, à se concevoir dans un décours

temporel s’écoulant du passé vers l’avenir. En d’autres termes, elle présente une difficulté à se

construire une identité narrative (Ricœur, 1990).

Ces éléments, explicites et implicites, signent une difficulté à vivre le présent dans sa

dimension extatique 32 . Enfin, notons que l’idée de se recentrer sur le moment présent

(notamment via la pleine conscience), ou celle de se défusionner de ses pensées (dans les

thérapies ACT) sont, pour Alicia, incontournables lorsqu’elle évoque ce qui lui fait du bien.

5. Relations interpersonnelles et temporalité

5.1. L’a goisse d’a a do

L’angoisse abandonnique est reconnue à l’avant-plan de la problématique borderline dans

toutes les approches de la psychologie clinique. Chez Alicia, cette peur ne concerne que la

relation amoureuse et est plutôt ponctuelle. Elle peut intervenir dans des moments

d’éloignement physique ; par exemple, lorsque son compagnon ne rentre pas à l’heure prévue

ou est absent trop longtemps. Il s’agit d’une peur, parfois d’une conviction temporaire, que le

compagnon ne revienne (reviendra) pas. Elle peut provoquer des crises de larmes importantes.

31 Cette expression (« présent immédiat actuel »), qui pourra apparaître au lecteur comme entachée d’un pléonasme, trouvera un éclaircissement dans le chapitre suivant, dans une argumentation qui permettra une certaine différenciation entre immédiateté et actualité. 32 « Extatique » est ici entendu en rapport à la signification étymologique du mot « extase ». Il se réfère donc à « ce qui est en dehors de soi ». Ce qualificatif appliqué au présent permet de considérer le présent vécu en tant qu’il « sort » de lui-même pour comprendre du passé et de l’avenir.

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Nous pouvons déceler, dans la façon dont Alicia explique les choses, que la distance vécue à

son compagnon est pratiquement calquée, à tout moment, sur la distance physique les

séparant. Il y a comme une prédominance de l’extériorité et de la concrétude des corps : si

l’Autre est absent dans la réalité « objective », la relation est en danger. La distance

géométrique remet automatiquement la durabilité de la relation en cause ; la « perte »

d’intercorporéité implique l’émergence d’une intersubjectivité abandonnique. Alicia semble

prendre au pied de la lettre l’affirmation d’Englebert (2013) selon laquelle toute

intersubjectivité est intercorporéité. Il semble que la relation doive être objectivée à chaque

instant ; elle est corpo-réifiée33. Nous sommes ici très proches de ce qui est décrit dans le

champ psychanalytique concernant l’intériorisation de l’objet et de sa constance,

l’instauration d’un espace transitionnel permettant la capacité à être seul via l’investissement

symbolique d’autrui comme objet transitionnel, ou encore les types de relation d’objet appelés

anaclitique et duel. Autant ces conceptions que nos analyses concernent finalement la(l’)

(im)possibilité de sentir que l’absence momentanée de contact n’implique pas nécessairement

une disparition du lien, ou que cette absence de contact est bel et bien momentanée et

s’intègre dans une temporalité relationnelle stable et durable. Le terme « momentané » nous

permet d’ailleurs de décliner notre hypothèse d’instantanéité d’une nouvelle façon. En effet,

le temps n’arrêtant jamais de s’écouler, ce qui est momentané vient nécessairement s’intégrer

dans quelque chose qui se déroule. Or, il semble que, chez Alicia, la momentisation34 de

l’instant, c’est-à-dire, son intégration dans une trame temporelle articulant passé, présent et

futur, soit compliquée. En effet, si une balise mesurable (c’est-à-dire, un accord sur l’heure

des retrouvailles) n’est pas fixée, la participante se morfond et est de plus en plus angoissée

au fil du temps (d’éloignement). Tout se passe comme si elle ne pouvait prêter à son

compagnon une stabilité d’engagement dans la relation. Sa conviction temporaire que

l’absence de son partenaire est définitive nous renseigne sur sa présence à l’instant : notre

sujet semble échouer à concevoir une fin au moment qui se déroule, terminaison qui

permettrait l’émergence d’un moment présent suivant (ou futur) dans lequel son compagnon

serait à nouveau auprès d’elle. En bref, Alicia semble engluée dans un instant qui revêt les

caractères de l’éternité, un présent non articulé, sans limite temporelle.

33 Ce jeu de mots permet d’explorer le sens des phénomènes ci-analysés d’une façon assez riche : d’une part, la relation est centrée sur le corps (qui est donc roi), et, d’autre part, elle est chosifiée (réifiée) car elle se base principalement sur une élément objectif (la présence physique d’un corps). 34 Terme aussi utilisé par Charbonneau (2010b) mais dans un contexte différent du nôtre.

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5.2. Séduction et temporalité des entretiens

La question de la limite est aussi présente à d’autres moments significatifs de nos entretiens.

Par exemple, lorsqu’Alicia parle de son rapport général au couple et aux hommes, domaine le

plus problématique pour elle, se dégage un constat : la patiente oscille entre une peur certaine

de l’intimité (prédominante la plupart du temps et donnant lieu à une attitude distante, de

méfiance ou de protection à l’égard des hommes), et une envie de s’engager de façon extrême

(si elle baisse ses défenses, Alicia se jette à corps perdu dans la relation). Elle précise que ses

relations les plus sérieuses ont été initiées par ses partenaires respectifs : de son côté, elle

préfère généralement « reste(r) dans (sa) petite forteresse ». Elle explique aussi que les

multiples compliments reçus sur son apparence physique depuis l’enfance ont contribué à

nourrir son ego : elle aime plaire et avoue éprouver des difficultés à l’admettre. Cependant,

lorsqu’un homme tente d’aller plus loin que de simples attitudes non verbales valorisantes,

insiste quelques instants de plus, Alicia peut devenir froide et agressive. Ce sont ses fameuses

barrières (ou limites) qui parlent : cela lui plaît de plaire, mais uniquement à distance. Cette

façon de se positionner comme désirée et non désirante semble donc être une défense contre

le risque que comporte, pour Alicia, la relation amoureuse. De manière plus générale, là où

elle se sent en sécurité et détendue en compagnie de femmes, elle est toujours plus méfiante et

tendue avec les hommes. En termes temporels, nous trouvons ici, de nouveau, la

circonscription volontaire de la rencontre dans un temps très bref. La façon dont se sont

déroulés nos entretiens vient encore étayer cette tendance : leur temporalité fut d’emblée

« cadenassée » par Alicia. Ainsi, par exemple, elle m’expliqua, à la fin du premier entretien,

qu’elle avait épuisé ce qu’elle avait à dire ; ou proposa constamment de recourir à une

structure très claire (tantôt une liste de symptômes, tantôt les questions que j’avais notées

entre les entretiens).

En résumé, la problématique abandonnique, l’ambivalence relationnelle et le déroulement des

entretiens peuvent être analysés à la lumière de la limite temporelle. Tout se passe comme si

Alicia ne pouvait se trouver que dans la brièveté ou dans l’éternité… la première pouvant

d’ailleurs prendre les caractéristiques de la deuxième. Comme si, sans circonscription stricte

des évènements, l’éternité et le danger de l’engagement relationnel guettaient.

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6. Instabilité géographique et tatouages

C’est lors du troisième entretien, qui se tient à ma demande 35 après celui consacré à la

passation du Thematic Aperception Test (TAT)36, que j’en apprendrai plus sur le parcours

scolaire et professionnel d’Alicia. Après ses dernières études (un Master en gestion de

l’environnement achevé il y a 8 ans, précédé d’un bachelier en psychologie, d’une licence en

cinématographie et d’une année de transition au cours de laquelle elle a pris quelques cours de

langues et œuvré dans un cinéma), notre participante a notamment été employée dans un

bureau d’études impliqué dans des projets environnementaux, puis effectué un semi-

volontariat dans une ONG internationale. C’est cette dernière occupation qui l’a amenée en

Inde, à l’âge de 28 ans (il y a 5 ans). Elle a travaillé durant deux années dans ce pays, puis en

Iran. Elle a ensuite démissionné et décidé de voyager en électron libre. Elle a ainsi sillonné

l’Asie du Sud-Est, réalisant au passage des formations et retraites de yoga et de méditation,

ainsi que d’autres activités qui l’attiraient depuis longtemps. Ces pérégrinations l’ont ensuite

menée en Australie le temps d’une année, à l’aide d’un visa vacances-travail. Elle y a réalisé

de « petits boulots » (elle fut notamment serveuse). Il y a un an et demi, Alicia est rentrée en

Belgique. N’ayant guère envie d’y rester et ne sachant trop que faire, elle a finalement

recommencé à bourlinguer en Europe, en stop, avec une question « simple » en tête :

Est-ce qu’il y a un endroit qui me plairait en Europe, où je me verrais bien me poser.

Chemin faisant, une rencontre amoureuse à Lisbonne l’a poussée à y vivre durant six mois en

cohabitation. Après la rupture, Alicia est finalement rentrée en Belgique (il y a moins d’un

an).

Plus tard au cours de ce troisième entretien, tandis que je remarque qu’Alicia porte plusieurs

tatouages (qui ne m’étaient pas visibles lors des précédentes entrevues), je décide de

l’interroger à ce propos. Elle m’explique alors qu’ils constituent ni plus ni moins que des

souvenirs de ses expériences de voyage ; qu’elle n’en avait jamais fait avant et n’en referait

probablement plus. Ils sont, selon elle, strictement liés à des contextes. Elle me fait

comprendre qu’il n’y a rien de très profond derrière ces marques corporelles.

35 Alors qu’Alicia avait exprimé, à la fin du premier entretien, son sentiment d’avoir épuisé ce qu’elle avait à dire « spontanément », et que nous avions convenu de nous revoir pour le TAT, un premier codage du premier entretien a, entre temps, suscité de nouvelles interrogations chez moi. Cette troisième entrevue a donc été principalement guidée par mes questions, la patiente proposant de calquer la structure de l’entretien sur celles-ci. 36 Dans ce mémoire, le TAT fut utilisé de façon exploratoire mais les données n’ont guère été utilisées en tant que telles. En effet, la richesse des données récoltées dans l’ensemble du projet nous a enjoint, dans un souci de qualité et de rigueur, à ne pas nous noyer dans une quantité qui nous aurait dépassés.

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Liés à un lieu, quoi, une expérience, un moment.

Selon nous, ces transformations corporelles, très circonstancielles donc, ne sont peut-être pas

si anodines. En effet, l’épopée internationale d’Alicia est liée au fait que cette dernière ne se

sent nulle part chez elle. D’ailleurs, lorsqu’elle relatait la période précédant le diagnostic,

pendant laquelle elle avait été focalisée sur les facteurs « externes » de son mal-être, elle

exposait sa pensée d’alors de la façon suivante :

Enh mon mal-être, ça va disparaître, il suffit juste que je trouve… des bonnes circonstances, soit que je trouve le

bon boulot, ou j’en sais rien moi, le bon boulot, le bon compagnon, les bons amis, le bon pays où vivre.

Il semblerait donc qu’Alicia éprouve des difficultés à habiter le monde. Les « simples

souvenirs de voyage » que constituent apparemment ses tatouages peuvent alors prendre une

nouvelle signification. Comme la patiente le perçoit intuitivement, une expérience est toujours

située dans l’espace et le temps. À travers les tatouages, les situations de voyage vécues sont

rassemblées en un seul lieu : le corps, qui peut ici être considéré comme un corps ubiquitaire

(il porte sur lui, simultanément, la plupart des lieux de vie de l’histoire récente de la patiente).

Or, si Alicia éprouve des difficultés à trouver un lieu où s’ancrer et où se plaire, Kinard

(2017) a mis en évidence que le tatouage pouvait constituer un véritable acte de

territorialisation. Le vécu du monde et de soi étant fondamentalement intriqués, la difficulté à

habiter le monde pouvant donc être considérée comme une difficulté à s’habiter, à être (bien)

avec soi, nous pouvons nous demander, avec Kinard, si les marques corporelles ne sont pas,

chez Alicia, une façon de se (re)territorialiser en se réappropriant son enveloppe corporelle.

« Au besoin, je prendrai mon territoire sur mon propre corps, je territorialise mon corps : la maison de la

tortue, l’ermitage du crustacé, mais aussi tous les tatouages qui font du corps un territoire » (Deleuze &

Guattari, 1980, cité par Englebert, 2016b)

Ceci supposerait alors un déficit ou une modification de l’appropriation de soi. Or, l’hypo-

réflexivité développée plus haut, ou le fait que lorsque j’interroge la patiente sur la façon dont

elle se sent dans divers moments émotionnels, elle décrive incessamment, en premier lieu, des

modifications physiologiques en troisième personne plutôt que des sensations vécues 37 ,

représentent des données permettant de suggérer, a minima, qu’Alicia est aux prises avec

l’appropriation d’elle-même.

37 Voici une illustration de la façon dont Alicia décrit ses sensations corporelles dans les moments colériques : « On le sait hein, les effets physiques de la colère c’est très… voilà, on est tendu, j’ai toutes les mâchoires là, crispées, donc pour mes dents c’est pas bon, enfin, je sais plus c’est quoi tous les effets mais, pour le cœur c’est pas bon, donc je suis dans un état physique qui est tendu, qui est pas bon, quoi. »

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Le lien entre la valence géographique des tatouages et la difficulté à investir un espace dans

un certain décours temporel (en un mot, à territorialiser) nous amène à penser que les

tatouages constituent, pour Alicia, une façon de se pourvoir tant bien que mal d’une historicité

dont l’absence (ou la modification) a semblé constituer la racine des sentiments évoqués plus

haut (vide, inanité, non-sens, désintérêt).

À un niveau plus fondamental, au vu de la difficulté d’Alicia à donner du sens à la vie, ne

peut-on pas considérer que notre patiente est aux prises avec le donné incompréhensible

qu’est l’existence, au sens du fait d’exister en un certain lieu, en un certain temps et en un

certain corps ? La façon dont Chavarot (2017) développe, en reprenant des paroles de patients

état-limite (en italique dans le texte), le caractère fondamentalement exposé et

incompréhensible de l’existence, nous autorise à le penser :

« Il nous est fondamentalement incompréhensible d’être ici, ainsi, en ce temps-ci. Et d’être soi plutôt

qu’un autre : cette personne-ci plutôt que cette personne-là, dans telle histoire plutôt qu’une autre…

L’existence nous apparaît à la fois irrécusable (impossible de sortir de soi) et hasardeuse (gratuite,

contingente, injustifiable), grave (parce que sensible et unique, chaque fois singulière et exceptionnelle) et

futile (exposée au moindre accident et de toute façon mortelle), elle-même (je ne puis être autre que moi)

et autre (je suis sans cesse autre que moi), dans la nécessité (de l’organisation de mon organisme) et la

contingence (de cette organisation même et de mon existence) : dans ce corps-là, cette apparence, cette

situation, ici plutôt qu’ailleurs, dans ce monde-ci plutôt qu’un autre, parmi ces gens plutôt que d’autres.

Question de l’existence comme pur rapport à soi, qui n’est donc jamais ceci ou cela, mais son mouvement

affectif et inventif… […] Fondamentalement, et énigmatiquement, il n’y a pas d’évidence à l’existence »

(pp. 56-57).

7. Co lusio à pa ti d’u élément hétérogène

Lorsqu’à la fin de notre deuxième entrevue (consacrée au TAT), Alicia m’a demandé de lui

transmettre les bandes audio de nos rencontres et l’analyse du TAT, j’ai de suite pensé qu’il

s’agissait là d’un élément d’analyse potentiel. Il m’aura néanmoins fallu du… temps pour

parvenir à l’agencer dans la foule d’autres données. Lors de moments plus informels, Alicia

m’explique les raisons de cette demande : elle a réalisé que, simultanément à l’exposition de

sa vision d’elle-même en entretien, cette vision avait évolué38. De la même façon, elle me

confiera qu’elle a trouvé l’exercice du TAT très intéressant car elle s’est analysée en

permanence : elle se demandait continuellement ce qui l’amenait à raconter telle ou telle

histoire.

38 C’est une nouvelle facette du concept d’identité narrative de Ricœur (1990) qui se révèle ici à la patiente.

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Dans la demande d’Alicia, de nombreuses dimensions de son être-au-monde semblent

condensées. En effet, cette requête est particulière : notre participante aimerait obtenir ce qui

constitue le fragment objectif d’une rencontre qu’elle a pourtant vécue, d’un discours qu’elle

a pourtant tenu à propos d’elle-même (et qui, par définition donc, lui échappe peu). Un report

du temps vécu sur un temps objectif est donc à nouveau à l’œuvre. En outre, dans la volonté

d’obtenir les données d’entretiens réalisés avec un représentant du savoir en psychologie,

nous retrouvons l’identification au diagnostic. Enfin, globalement, cette demande est un signe

supplémentaire du processus réflexif analytique avec lequel la patiente est aux prises, et qui

brille tant par sa présence que par son absence. En effet, les deux « taches aveugles » de

l’analyse d’Alicia concernent précisément les deux vécus apparemment les plus

problématiques : les crises de colère et la projection dans le futur. Ainsi, nos observations les

plus prégnantes, comme celle ayant trait à la propension de la patiente à l’auto-analyse ou

l’impression de maîtrise rationnelle dégagée par son discours (dans lequel elle tente toujours

de prendre le contrepied de ce qu’elle vient d’énoncer, de prendre en compte les cas négatifs

ou les exceptions aux faits qu’elle expose, de telle façon qu’elle donne l’impression de ne rien

oublier, de « ne pas se voiler la face »), qui font finalement écho à cette proto-impression

m’ayant porté à croire qu’Alicia n’était probablement pas une patiente, avaient probablement

quelque chose à voir avec le noyau de la problématique. C’est finalement dans les abîmes de

l’instant, dans le gouffre de l’atemporalité vécue, dans ce qui échappe à son analyse, que

s’expriment les problèmes principaux d’Alicia.

Pour terminer, si, dans ce chapitre, nous avons surtout utilisé la notion d’instantanéité, la

langue française accorde à celle d’immédiateté une signification semblable. La médiation et la

logique du média, fondamentalement liées à la réflexivité 39 , dévoilent cependant une

problématisation plus spatiale du vécu. Aussi le cas d’Alicia offre-t-il des ponts vers l’étude

de la spatialité qui attend le lecteur dans le chapitre suivant.

39 La réflexivité pouvant être vue (entre autres) comme une médiation de soi à soi.

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Chapitre quatre : immédiateté et espace du paysage

Gabrielle est une dame de 43 ans. Elle est l’aînée d’une fratrie de quatre filles. Elle est en

couple depuis douze ans et a, d’une précédente union, un fils de 16 ans et une fille de 18 ans.

Gabrielle a vécu de nombreux épisodes de violence physique et verbale dans ses relations

conjugales, mais aussi pendant son enfance (durant laquelle trois garçons amoureux d’elle la

frappaient à cause de son refus d’accéder à leurs demandes). C’est toujours le cas aujourd’hui.

Lorsque nous nous rencontrons, même si elle participe à un programme thérapeutique groupal

normalement destiné aux patients fréquentant l’hôpital de jour (auquel Alicia participe

également), elle est en hospitalisation complète. Sa posture donne d’emblée l’impression

qu’elle ploie sous le poids d’une souffrance importante : ses épaules et le haut de son buste

sont vers le bas. Son expression faciale lui donne un air assommé : elle semble dans le flou et

épuisée. La tension qui l’habite est palpable : elle remue ses jambes parfois durant

l’intégralité de nos séances, fait régulièrement sauter un élastique sur son bras ; elle semble

« en-dedans », prise dans un carcan de souffrance. L’atmosphère des entretiens est assez

pesante ; de la lourdeur emplit la pièce et nos interactions. Je réaliserai, en réécoutant les

entretiens, que j’ai adopté un profil plus bas que d’habitude (perceptible dans le ton de ma

voix, et probablement lié au caractère démonstratif de la souffrance de Gabrielle). J’éprouve,

à certains moments, des ressentis difficiles, étant pris dans cette ambiance.

Très rapidement, un schéma clair se dessine : cette dame semble avoir besoin de se confier

(elle l’exprimera d’ailleurs explicitement). Alors qu’Alicia avait, de son propre chef, structuré

et limité les entretiens, j’ai eu très souvent l’impression, ici, que chaque entretien et que le

cycle d’entretiens auraient pu s’étendre indéfiniment s’il n’avait été question que de l’élan de

la participante. Gabrielle, qui se tient notablement plus près de moi au cours des entretiens

que n’importe quel autre participant, semble me faire très vite confiance et finalement

m’identifier quasiment comme « son » psychologue. J’en prendrai notamment conscience

lorsqu’en échangeant à propos de l’amorce de la fin de nos rencontres, elle me confiera que le

professeur de gymnastique de l’institution et moi-même sommes les seules personnes à qui

elle se livre. Elle rapportera aussi que cette confiance spontanée est inexplicable : elle ne peut

dire pourquoi, cette fois, elle n’a pas « gardé tout pour elle ». Tout juste mentionne-t-elle le

fait que je lui aie fait confiance d’emblée, sans que je ne comprenne totalement le sens de

cette remarque. En outre, notons que cette patiente est la seule qui m’ait mis dans le secret par

rapport au personnel de son institution, en expliquant qu’elle m’avait confié de nombreuses

choses dont l’équipe n’était pas au courant. Les entretiens avec Gabrielle ont probablement

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été les plus proches de la limite entre clinique et recherche : de plus en plus au fil du temps, le

versant « recherche » du dispositif a eu tendance à s’estomper.

Lors du premier entretien, après seulement quelques dizaines de minutes, Gabrielle

agrémente, à mon étonnement, l’une de ses explications d’un contact tactile avec moi (elle me

touche le bras). Cette observation, pas anodine selon nous, et celles préliminaires rapportées

ci-avant, constituent déjà des indices de la façon dont cette participante investit et vit l’espace.

« Le territoire, c’est d’abord la distance critique entre deux êtres de même espèce : marquer ses distances.

Ce qui est mien, c’est d’abord ma distance, je ne possède que des distances. » (Deleuze & Guattari, 1980,

cités par Englebert, 2016a, p. 6)

C’est précisément sous l’angle de l’espace vécu que le cas de Gabrielle sera principalement

abordé. Peut-être est-il utile, donc, de préciser ce que nous entendons par là. Notre étude

pourra évidemment comprendre l’espace « objectif », « matériel », ou, aurait dit Bachelard

(1957), « livré à la mesure et à la réflexion du géomètre » (p. 17). En effet, la volonté de

réaliser une véritable recherche clinique nous pousse, comme l’affirme Englebert (2013), à ne

pas nous détourner de l’évidence empirique selon laquelle l’essence de l’homme est d’être en

situation. L’espace, au sens premier du terme, est une des conditions de l’individuation : sans

lui, il ne pourrait y avoir d’individus ni de différenciation entre eux. Kant (1781, cité par

Englebert, 2016b) le considère comme une des deux conditions, avec le temps, à toute forme

de sensation et de pensée. Cependant, ce n’est précisément pas dans son versant objectif, mais

bien en tant qu’indice de subjectivité, qu’il sera étudié, comme ce fut le cas à la fin du

chapitre précédent. Il sera examiné en tant qu’espace investi.

L’opposition entre les paradigmes topologique et topographique 40 de l’étude de l’espace

(Englebert, 2013, 2017) mérite, selon nous, un approfondissement, et doit être dépassée. En

effet, l’espace investi étudié dans ce mémoire, s’il pourra l’être, ne devra pas nécessairement

être un espace géométrique investi. Plus globalement, en psychologie, nous voyons souvent

surgir les notions d’espace interne et externe. Le point le plus important, pour nous, est

d’adapter complètement notre étude à la subjectivité des participants. Ainsi est-il primordial,

par exemple lorsqu’un sujet fait mention de son espace mental en figurant ostensiblement

qu’il désigne « ce qu’il se passe dans sa tête », de pouvoir prendre ces données en

considération. L’espace « intrapsychique » représenté (c’est-à-dire, topographique) pourra

40 Nous empruntons à Englebert l’idée que l’espace topographique est l’espace représentationnel, métaphorique, menant potentiellement au constructivisme théorique tel qu’il est à l’œuvre dans les topiques psychanalytiques, tandis que l’espace topologique se réfère à la faculté existentielle de s’approprier un lieu.

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donc être considéré comme étant inclus dans ce que nous entendons par « espace vécu », tout

comme, d’après Merleau-Ponty (1945), la formalisation scientifique peut être incluse dans

l’expérience vécue originelle étudiée par la phénoménologie. Ceci nous renvoie, de façon plus

générale, aux considérations précédemment développées sur le statut de la métaphore.

Puis, il convient de rappeler que la spatialité est aussi socialité, tant dans sa dimension

communautaire que privative.

« La territorialisation est donc intimement liée au social et à la capacité pour le sujet d’intégrer l’autre

dans sa géographie intime. Comment être avec les autres au milieu d’un espace ou comment investir un

espace au milieu des autres » (Englebert, 2016a, p. 6).

Enfin, précisons que le spatial est éminemment rapport à soi, et donc fondamentalement

corporel. Minkowski (1933) explique cette intrication :

« En affirmant le « moi-ici-maintenant », je l’affirme par rapport à un devenir ambiant, distant de lui,

séparé et uni à lui par cette « sphère de l’aisance » dans laquelle peut s’épanouir la vie » (p. 370).

Outre la territorialisation, déjà abordée avec Alicia, la deuxième notion permettant de résumer

la façon dont nous étudierons l’espace sera celle de distance vécue (Minkowski, 1933).

« La distance dont nous parlons maintenant est toute différente, cela va sans dire, de la distance

géométrique. Elle a un caractère purement qualitatif. Elle ne veut et ne peut pas être franchie à

proprement parler, puisqu’elle se déplace avec nous, elle relie bien davantage qu’elle ne sépare, elle ne

croît ni ne diminue avec l’éloignement des objets, elle n’a pas de limites, elle n’a rien de quantitatif en un

mot » (p. 370).

« La vie s’étend dans l’espace, sans avoir pour cela de l’étendue géométrique proprement dite. Pour vivre,

nous avons besoin d’étendue, de perspective. […] Le problème de l’espace vécu ou de l’espace

irrationnel se trouvait ainsi, au fond, posé devant nous, […] quand […] nous avions parlé d’une extension

du moi dans l’espace sans déplacement » (pp. 367-368).

1. Le diagnostic comme matrice t a s e da tale de l’e iste e ?

Bien qu’elle ait, en un an et demi, connu trois institutions de santé mentale avant celle où elle

réside actuellement, Gabrielle a les idées claires sur son diagnostic seulement depuis peu. Elle

dira : « C’est (sic) vraiment un mois et demi que je sais ce que je suis ». Elle voit ce

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diagnostic comme la découverte fondamentale venue sanctionner son parcours psychiatrique

et enfin éclaircir les choses.

Il a fallu un certain temps avant qu’on ne trouve le diagno…, qu’on ne me diagnostique borderline […] Au début

on pensait que j’avais une simple dépression, jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’en fait j’étais un état-limite

[…] Maintenant je sais que je ne suis pas folle, que quand je raconte mon mal-être, il est réel, pas imagé, quoi

[…] Voilà, ce que je suis, on a pu mettre un mot dessus […] (Avant le diagnostic) Je me voyais comme

quelqu’un qui avait un dédoublement de la personnalité […] et en fait […] je suis pas folle […] j’ai juste un

problème de gestion des émotions. […] Quand on ne le sait pas, on se demande qui on est. […] C’est avec le

questionnaire que j’ai eu, spécifique au borderline, et la discussion avec le Docteur Y, qu’on a bien défini que je

l’étais, quoi.

Cette identification au diagnostic est aussi appropriation du sens de la « limite » sous des

angles divers. Gabrielle se dit « toujours à la limite de faire une connerie », « sur le fil du

rasoir », ou se décrit, dans différents domaines, comme n’ayant pas ou plus de limite par

moments. Elle voit aussi dans l’ « état-limite » la propension à effectuer des actes

autodestructeurs et parfois illégaux. Elle dira qu’elle ne connaît aucune personne borderline

ne fumant ou ne buvant pas de façon problématique, tout comme elle affirme ne pas avoir

connaissance d’individu borderline n’ayant pas été traumatisé dans sa jeunesse.

L’élément central autour duquel Gabrielle définit sa problématique est la gestion des

émotions. Elle serait trop émotive, et ce, depuis toujours. Plus encore :

Ça éclate seulement maintenant, mais je crois que j’ai toujours été état-limite. Parce que les envies de suicide,

j’en ai depuis toute petite. A mon avis, je l’ai depuis la naissance. […] On est émotif ou on ne l’est pas.

L’identification au diagnostic, ici déclinée en identification à une difficulté de gestion

émotionnelle, pousse Gabrielle à situer la problématique borderline dans une temporalité

d’ayant toujours été, comme une révélation venant donner sens à l’ensemble de son histoire.

En plus d’exposer à plusieurs reprises sa conviction qu’être borderline équivaut à l’être pour

la vie entière (donc, de se projeter dans un futur, ou un espace devant elle, déjà saturé par

cette condition de santé), elle éclaire l’ensemble de son histoire déjà survenue (ou derrière

elle) à l’aune du trouble. Notons déjà, aussi, un indice d’un sentiment qui se confirmera par la

suite : une certaine « fierté » quant à cette disposition exacerbée pour l’émotivité.

Le processus d’identification au diagnostic et au savoir psychologique se marque aussi dans la

relation à moi-même. Ainsi, j’aurai l’impression, à de nombreuses reprises, que la patiente

pourrait confirmer d’avance quasiment toutes mes reformulations, même lorsque celles-ci ne

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touchent pas spécialement juste. La façon dont elle le fait, au moyen d’attitudes faciales

particulières (clignement lent des yeux, signes d’approbation totale et « sereine ») et de

réponses brèves qui laissent souvent supposer qu’il n’y a rien à ajouter tellement mes mots

conviennent (elle les reprend régulièrement à son compte), me donne l’impression d’avoir

« tout compris », et semble contribuer à instaurer (voire à imposer) une certaine complicité.

Ceci n’empêche pas que des tests relationnels se produisent au cours des deux premiers

entretiens. Par exemple, à un moment donné, la patiente se saisit d’un silence pour

m’interpeller : « Pour vous, c’est quoi un borderline ? ». Cette façon de me renvoyer une

question… qui est finalement l’énigme de mon projet de mémoire, me surprend. Après m’être

ménagé quelques microsecondes de réflexion en demandant une confirmation de la question

posée (« Pour moi ? »), éprouvant par ailleurs deux impressions qui s’entrechoquent (une

volonté de ne pas influencer de façon trop importante la suite de nos échanges et la sélection

que ferait la patiente des informations à discuter, et une volonté de ne pas faire d’ « erreur »

relationnelle qui pourrait conduire la patiente à se sentir flouée), je réponds (authentiquement)

en soulignant la difficulté de résumer ce trouble au vu de sa complexité. J’ajoute que la

difficulté de gestion des émotions décrite par Gabrielle apparaît vraisemblablement comme

une constante, et refais mention d’autres dimensions que la patiente m’a confiées jusqu’alors,

puis pointe la singularité de chaque personne borderline. La conversation repart ensuite sur

d’autres bases. Cependant, lorsque, quelques minutes plus tard, nous revenons (à mon

initiative) sur la signification de ce moment où elle m’a interrogé41, Gabrielle me confie que

ma réponse lui est apparue commode, qu’elle ne s’est pas sentie flouée. Elle m’explique alors

sa peur d’être vue uniquement sous le prisme d’une étiquette. Cette étiquetage qui, en cas de

conflit interpersonnel, par exemple, ferait dire « aux autres » qu’il ne faut pas s’en faire, qu’il

s’agit d’un phénomène somme toute normal si l’on considère ce que Gabrielle est.

En résumé, Gabrielle nous conte sa peur de n’être vue que comme une pathologie plutôt que

comme une personne dans toute sa complexité. Cette peur est celle d’être marginalisée et

déresponsabilisée eu égard au monde social, de se trouver « en dehors » de la communauté

des « gens normaux » (je ne compte pas le nombre de fois où notre sujet a revendiqué sa

« normalité »). Malgré cette tentative d’échapper à la réduction de sa liberté dans l’espace

social, à bien des égards, nous constatons que l’étiquette « borderline » et la personne de

Gabrielle sont véritablement collées, quasiment fusionnées, dans le vécu de la participante.

Celle-ci convoque d’ailleurs extrêmement souvent son diagnostic pour tenter d’expliquer ses

41 Cette entreprise de métacommunication à propos d’une interaction ayant détoné dans le décours de notre entretien, m’ayant surpris, et ne pouvant, par définition, être prévue dans aucune grille d’analyse établie a priori, est un bel exemple d’élément hétérogène saisi au vol comme opportunité de travail.

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vécus. Elle explique aussi que les conflits avec son compagnon se sont apaisés depuis que le

diagnostic a été posé, car son concubin sait maintenant que les explosions de colère sont

justifiées par le trouble. Par ailleurs, elle rapporte que si elle s’épanouit plus au sein de cette

institution-ci que dans les précédentes, c’est précisément parce que, dans celle-ci, on « sait ce

qu’elle a », et que le personnel et le traitement sont adaptés à son problème. Autrement dit,

c’est parce que la communauté de l’institution la reconnaît comme borderline. Son existence

sociale semble donc en partie contrainte par la chape du diagnostic, qui réduit l’espace

potentiel dans lequel sa personnalité pourrait s’épanouir42.

En outre, Gabrielle m’explique aussi que la question qu’elle m’a posée visait à savoir si, pour

ma part, je la diagnostiquerais borderline. Elle nous fournit là, déjà, un indice de la façon dont

elle se définit à travers l’autre.

Enfin, notons que, si le condensé d’éléments directement liés au diagnostic relaté dans cette

section n’épuise pas ce sujet (de nombreux éléments discutés dans la suite ont également

émergé à travers la représentation de la pathologie), il semble contenir des ébauches de la

plupart des dimensions marquantes de l’être-au-monde de la participante.

2. Crises de colère et monde de représailles

Gabrielle est sujette à la fois à des crises hétéro- et auto-agressives. Les crises de colère

hétéro-agressives sont un des premiers éléments qu’elle aborde. Lorsque je la questionne sur

le type de situation pouvant y mener, elle m’explique deux choses. La première est qu’elle est

une personne généralement « très nerveuse », et qu’il suffit souvent, de facto, d’une petite

étincelle pour la faire exploser. La deuxième est que recevoir des paroles qui la blessent

(notamment, qui remettent son honnêteté en cause ou ne reconnaissent pas sa souffrance) peut

aussi déclencher des crises. Elle m’explique cependant qu’elle n’entrevoit pas véritablement

de logique consistante dans les situations déclenchantes : les crises sont impulsives et

ingérables. « On ne réfléchit pas », dira-t-elle, reprenant à son insu les paroles d’Alicia.

Néanmoins, Gabrielle est en mesure d’expliquer, du point de vue du ressenti, ce qui préside à

ces crises et les rend imprévisibles : un état de tension permanent, une contention

émotionnelle habituelle et une accumulation pressurisée… constante qui s’ensuit. La patiente

sait que cela va « devoir sortir » à un moment donné, peut sentir sa limite de tolérance

42 Le lecteur reconnaîtra dans cet « espace potentiel » la « sphère de l’aisance » évoquée par Minkowski (1933).

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approcher – celle-ci semble en réalité approcher en permanence – mais est incapable de

prévoir où, quand et comment la crise va se produire. « Ça va être comme un ballon qui

éclate », déclare-t-elle. « Ça va sortir comme ça d’un coup. Sans que je le décide ». En outre,

elle semble évoquer un phénomène qui lui est très familier, et très important, lorsqu’elle

ajoute : « Parce que pour le moment, j’arrive encore à décider ». Une atmosphère d’attente de

quelque chose de terrible se dégage alors de sa voix, du moment.

La dernière crise est survenue il y a plus ou moins six mois. Durant ces crises, Gabrielle

frappe et détruit des objets, les lance en direction de la personne à qui elle en veut, crie sur

cette dernière pour couvrir sa voix et faire « sortir » sa propre rage.

Je ne sais plus me retenir, je n’ai plus aucune limite. Je suis enragée. Je ne suis plus moi-même. Je suis

quelqu’un d’autre, quelqu’un de violent, quelqu’un d’enragé, que rien n’arrêterait. […] Après on se dit « mais

qu’est-ce que tu as fait, mais c’était qui, tu étais une autre personne ».

Par ailleurs, elle y expérimente un rapport particulier à son corps.

J’ai l’adrénaline qui est à son maximum, on pourrait me frapper, je ne sens rien. Je ne sens plus la douleur, je ne

sens plus rien. Je suis vraiment dans un état de crise totale. Ça m’est déjà arrivé de taper dans le mur, j’ai rien eu.

[…] Quand je pète un câble, je ne sens plus mon corps. Je ne sens pas les coups, donc je ne sens plus mon corps,

c’est comme si j’en avais plus. […] À part le lendemain […] Mais sur le moment, rien. Comme s’il y avait plus

de corps. Et aucune sensation de mal, donc aucun… enfin, je vais dire que ce n’est pas relié à mon cerveau, quoi.

Cette absence de sensation, qui peut être reliée à un phénomène de dissociation, contraste

avec la forte sensibilité à la douleur habituelle de Gabrielle (elle se dit « douillette »). Lorsque

je reformule en des termes plus abstraits ce vécu corporel (« Et vous vous sentez d’une façon

particulière dans votre corps alors, à ce moment-là ? »), Gabrielle répond :

Oui. Une force, quoi (air résolu). Et en même temps j’ai comme un voile devant les yeux. (Expérimentateur : Un

voile…) Comme si… enfin, je sais pas comment l’expliquer, je suis pas moi, quoi, donc, j’ai l’impression de…

C’est pas mes yeux qui regardent, c’est des autres yeux. […] (Expérimentateur : Et ils sont comment ces autres

yeux ?) (Silence) Oh… Dis euh… aveugles. Parce que je suis dans une rage donc je ne vois rien, je ne vois pas

ce que je fais, c’est après que je vois les dégâts.

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Alors que je lui propose le terme « possédée »43, la patiente approuve et ajoute :

Comme si j’étais deux personnes. […] Il y a la « Gabi » calme, et il y a la « Gabi » qui pète un câble, quoi.44

Elle dit encore :

(Expérimentateur : Et qu’est-ce que vous voyez, si vous ne voyez pas ce que vous faites ?) C’est compliqué à

expliquer ça, c’est… Je vois juste dans mes gestes, je vois juste dans ma tête ce qu’il faut que je fasse, donc, je

vois que je dois lancer des trucs, que je dois hurler, que je dois… Il y a plus que ça qui traîne dans ma tête, c’est

hurler, péter un câble, lancer des trucs, euh, il y a plus que ça que je vois. […] N’importe quel objet, n’importe

quoi qui se trouve à portée de main, voilà, c’est pris, c’est lancé, quoi. […] (Expérimentateur : Et l’autre,

comment est-ce que vous le voyez à ce moment-là ? L’autre personne.) Mon compagnon, par exemple ?

(Expérimentateur : Par exemple, oui.) Comme un ennemi. Qu’il faut anéantir. […] Comme un monstre. […] On

a envie de faire mal à l’autre, aussi mal qu’il nous a fait à nous-même. […] Tu me fais mal, ben, c’est… Je sais

pas, j’ai difficile de mettre des mots dessus, c’est plus qu’être aveugle parce qu’on a envie de faire sortir le mal

qu’on vient d’avoir (d’une voix très affectée, comme si les évènements étaient en train de se produire au moment

où elle en parle), et en même temps euh… On n’y arrive pas, donc on veut faire mal d’une manière ou d’une

autre. Et en voulant faire mal à l’autre on se fait du mal à soi-même aussi.

Être quelqu’un d’autre, être possédé, va donc de pair avec une confusion « enragée » qui

rappelle une expression souvent utilisée par Gabrielle : « Sur le moment […], je vois rouge ».

Cette expression, outre son accointance avec l’agressivité, indique un changement de monde.

Le monde est désormais coloré d’une façon particulière ; il y a un « basculement » et le

mouvement violent, une fois entamé, ne peut plus être enrayé. Si Gabrielle semble dans le

flou, une chose est claire : l’espace, constitué ici d’un autrui ciblé et d’objets, est vécu comme

espace à détruire, comme un monde hostile fait de vengeance et de représailles. L’Autre n’est

plus que l’autre-qui-vient-de-me-blesser, l’autre-que-je-dois-anéantir 45, il n’est plus qu’un

élément de paysage supplémentaire à annihiler (au même titre que n’importe quel objet, la

valeur de ces objets n’ayant d’ailleurs plus aucune possibilité d’exister). Dans la même lignée,

la patiente m’expliquera qu’elle ne peut généralement s’empêcher d’être provocatrice et de

faire du mal aux autres, et ce, pour que ceux-ci soient contre elle. Il semble donc qu’elle

contribue aussi à créer un espace hostile pour pouvoir, ensuite, combattre. En outre,

lorsqu’elle parle de cet « Autre momentané », à abattre, Gabrielle se montre concise et

43 Nous trouvons ici un exemple d’une étiquette de codage, que j’ai pu refléter à la participante afin de voir comment elle s’en saisissait et d’enrichir mon analyse. 44 Nous trouvons là une expression du clivage du Moi, classiquement évoqué dans le champ psychanalytique comme mécanisme de défense de type état-limite (Kernberg, 1979/2016 ; Landazuri, 2017) : la patiente s’attribue deux « faces » qui se méconnaissent réciproquement. Elle ne les intègre pas en une seule et même personne. 45 Notons ici une manifestation du clivage de l’objet, lui aussi classiquement décrit dans les écrits psychanalytiques sur la structure borderline (Kernberg, 1979/2016 ; Landazuri, 2017).

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assurée. Elle ne cherche pas ses mots, contrairement à ce que j’ai pu constater à de nombreux

autres moments. Tout est donc flou sauf les cibles et les moyens du passage à l’acte agressif.

Nous trouvons, sur le fond et la forme, l’expression du pouvoir clarifiant de la colère sur les

représentations, dépeint par Stanghellini & Rosfort (2013b).

Le corps est peut-être la meilleure… incarnation de la coexistence d’éléments très flous et

clairs dans le vécu de ces crises. En effet, à la façon de vivre l’espace décrite ci-avant

correspond un corps qui, en n’étant plus sensible, est vécu exclusivement dans son versant

agissant, comme un « simple » support à l’action destructrice. Il est donc à la fois vécu

comme absent, et pourtant aussi comme support « évident », qui n’est même pas questionné

dans sa possibilité d’être support car il est bel et bien là (il répond présent dans la possibilité

qu’il donne à Gabrielle de déployer son agressivité via sa motricité, d’agir sur et dans

l’espace, de transformer le monde).

3. Immédiateté et intra festum

La confusion ambiante dans les crises de colère semble impliquer, comme chez Alicia, un

manque de conscience des actes posés : Gabrielle explique qu’elle ne « voit » pas ce qu’elle

fait, les dégâts qu’elle provoque. Elle explicitera plus clairement cela lorsque je lui poserai

une question ouverte à ce sujet :

Je n’ai aucune conscience de ce que je suis en train de faire. En fait, c’est une poussée d’adrénaline, c’est, je vois

rouge, c’est un peu comme si j’étais aveugle […] C’est après coup que je me rends compte de ce que j’ai fait, et

je m’en veux un peu, et cetera, mais sur le moment non. (Expérimentateur : Il (n’)y a plus cette notion de

conséquence ou de…) Non. Il y a aucune limite. […] Je peux casser des choses précieuses, quoi. J’ai pas de

limite […] Je suis prête même à me battre avec mon compagnon, je suis prête à tout. À tout. Je cherche

(comprenez « je provoque »)… Je deviens une autre personne. Complètement. Comme s’il y avait deux

personnes en moi. […] Non, là il y a pas de limite et je ne vois pas ce que je fais, je suis pas moi, quoi. Je suis

quelqu’un d’autre, qui est en train d’agir. Et puis après quand l’énervement s’est calmé, que je me suis dit euh,

parce que je me parle, en me disant « tu as vu ce que tu as encore fait, t’es pas comme ça d’habitude, avant

t’étais pas comme ça, tu pétais pas des colères pareilles, qu’est-ce qui se passe en toi, qu’est-ce que tu deviens…

T’es une autre personne… ». C’est comme si j’avais un dédoublement de la personnalité, quoi, à ce moment-

là. […] C’est ça aussi, être borderline, c’est, justement, au moment où on (ne) gère plus ses émotions, alors là on

devient un monstre.

La nouvelle expression du clivage du Moi (tel qu’il est décrit chez Kernberg, 1979/2016) peut

être analysée en termes spatiaux. En effet, Gabrielle signifie qu’elle devient une autre

personne. Il semble qu’elle est véritablement ce qu’elle vit sur le moment (Fuchs, 2007).

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« L’expérience et la personne ne sont qu’un » (Stanghellini & Rosfort, 2013b, p. 273). Si elle

vit de la colère, elle est colère, il ne semble pas y avoir de distance entre elle et son vécu.

Outre les actes hétéro-agressifs, Gabrielle tente de réguler ses émotions paroxystiques, ou sa

tension permanente, par diverses démarches. Elle compare sa souffrance au fait d’être dans

une cage dont elle ne peut sortir, si ce n’est par la mort (les tentatives de suicide) ou par

l’extase de la douleur. Elle éprouve un besoin récurrent de se faire du mal (qu’elle pense lié à

son diagnostic) et parle des actes auto-agressifs comme d’une drogue.

Les scarifications et les brûlures de cigarette constituent ses moyens privilégiés de passage à

l’acte auto-agressif non-suicidaire. Ils s’apparentent à des équivalents suicidaires : la patiente

met les envies suicidaires et les envies de se faire du mal sur un même plan. Les actes (ou

envies) auto-agressifs surgissent quand les idées suicidaires sont plus fortes qu’à l’habitude,

pour remplacer le suicide qu’elle a promis à sa fille de ne pas acter.

Le tatouage est une autre expérience appréciée au plus haut point par la participante en raison

du vécu corporel qu’il procure (Gabrielle oscille entre l’affirmation selon laquelle il ne

comporte aucune douleur et celle selon laquelle il en comporte une qui est cependant

agréable). Il la soulage et lui apporte un confort tel qu’elle se sent généralement prompte à

s’endormir ; Gabrielle est prête à réitérer l’expérience rien que pour les sensations procurées.

Les pratiques sexuelles sadomasochistes, unilatérales (elle veut uniquement les subir),

représentent une échappatoire supplémentaire.

Ensuite, Gabrielle présente une consommation d’alcool et de cannabis problématique (elle se

dit alcoolique et régulièrement en manque d’alcool). Ces consommations visent en premier

lieu à s’apaiser : l’état second et euphorique qu’elles procurent permet à notre participante

d’oublier les problèmes (les endormissements fréquents qui s’ensuivent peuvent aussi être

compris en ce sens).

C’est une façon de (ne) plus gérer ses émotions, c’est l’alcool qui le gère. (Expérimentateur : C’est ça. De se

dé… enfin, c’est difficile, je trouve pas le mot mais, de se dé…euh…) Détacher. Oui. Ça permet de se détacher.

(Expérimentateur : De s’oublier un peu dans l’alcool, quoi.) Voilà. C’est ça.

La consommation masque les problèmes, et signe ainsi une démission, l’évitement du travail

réflexif de métabolisation des émotions douloureuses. Celles-ci sont anesthésiées, enfouies,

au lieu d’être traitées, médiatisées par la pensée.

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Enfin, Gabrielle fait mention d’achats et de vols compulsifs. Ces derniers emportent son

discours, tant ils semblent convoquer des sensations puissantes (qu’il s’agisse de l’envie

préalable de le faire, de la poussée d’adrénaline sur le moment du vol, ou du soulagement

subséquent). Gabrielle ne peut s’en empêcher : la perspective de voler est plus forte qu’elle.

Elle compare les vols au fait de se faire du mal.

Ça me fait le même effet, je me sens soulagée, j’ai réussi à me mettre en danger. […] Je sais que c’est mal de

voler, que je risque la prison, que je risque peut-être, si je vole un pakistanais, de ramasser sur la tronche […]

Mais est-ce que c’est justement ça ? Peut-être me faire prendre, je sais pas […] C’est le goût du risque.

J’ai une adrénaline qui est tellement au top, parce que j’ai peur de me faire prendre […], j’ai les jambes qui vont

dans tous les sens, je tremble, mais une fois que je l’ai fait… (grosse inspiration) je me sens… mais bieeen !

La poussée d’adrénaline momentanée, et le fait de se mettre en danger et de parvenir à s’en

sortir sont donc les deux mobiles déterminants de ces actes illicites. L’adrénaline est d’ailleurs

liée au fait que notre sujet sait l’acte illégal, au fait de tester et de braver la limite.

Vous imaginez même pas. (Court silence) Je dirais, vu mon manque de libido actuel, ça me fait le même effet

qu’après une séance de sexe, quoi.

Tous ces actes (auto- et hétéro-agressifs), à l’exception relative du tatouage, comprennent,

comme Gabrielle l’indique, une importante impulsivité. Elle exemplifie :

Hop, je prends ma cigarette… (elle fait le geste de s’écraser quelque chose sur la main) Je ne me dis pas « je vais

aller faire un tour dehors pour me brûler à la cigarette », non, je le fais.

Gabrielle démontre et énonce avec force, à plusieurs reprises, l’extase véritable que

représentent pour elle ces diverses expériences (à l’exception des crises de colère). Voici un

passage représentatif de son discours à ce propos :

Et pendant un certain temps, quand je me suis fait mal, ben je me sens… aérée (elle insiste sur ce mot, comme si

elle avait trouvé le mot idoine). C’est comme si je flottais. Je suis dans le bien-être total. […] C’est un peu

comme si on prenait un rail de coke, quoi.

Elle dépeint aussi le statut de son corps durant ces moments :

Je fais fi de mon corps, puisque je me fais mal. On peut dire que mon corps n’existe pas, il existe juste pour me

faire mal. […] Ça devient un instrument, un support pour me faire mal.

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Finalement, le point commun de toutes ces situations semble être une absorption de soi, tantôt

exprimée dans sa positivité, tantôt via la notion d’échappatoire à la souffrance. Gabrielle

s’oublie dans l’acte ou l’expérience (d’hétéro-agressivité, de tatouage, de consommation,

etc.), s’y plonge pour jouir d’un certain soulagement.

Il semble donc intéressant de revenir un… instant sur le concept d’intra festum de Kimura

(1992). Revendiqué principalement dans son sens temporel par son auteur, il est aussi, selon

nous, éminemment spatial. En effet, pour Kimura, l’immédiateté est aussi im-médiateté, c’est-

à-dire, absence de médiateté, de média(t), de médiation. Elle est ce qui est « antérieur à la

détermination verbale-discernante » (p. 148). Le festum correspond à « l’originaire inconstruit

que la présence pour se constituer partage en dimensions temporelles » (p. 24) ; et, pourrions-

nous rajouter, en dimensions spatiales. Il est donc aussi espace vécu, ce que sa signification

littérale (« pendant/dans la fête ») laissait déjà entrevoir.

« Le malade état limite s’absorbe dans sa présence immédiate aux objets et ne cherche à instaurer, entre

lui-même et ses objets, aucune relation, aucun aïda46 liant les entités indépendantes. Il ne cherche pas à

dépasser cette immédiateté et à voir au delà une autre personne ou une autre chose comme l’autre côté de

la différence (aïda), comme quelque chose de différent de lui-même, ou, ce qui revient au même, à s’y

opposer lui-même comme entité indépendante subjective. Cette immédiateté dans laquelle il se trouve est

pour ainsi dire un espace indifférent, vide de tout moment de négation ; négation qui lui serait nécessaire

pour qu’il puisse se transcender comme Soi-même et s’individualiser. Un tel espace ne serait pas encore

un véritable aïda mais en quelque sorte son prédécesseur que l’on pourrait nommer le « pré-aïda ». Pour

qu’il devienne l’aïda intersubjectif du moi et de l’autre, et pour qu’une différence intersubjective y soit

constituée, il faut que le moi et l’autre se déterminent, en se niant l’un l’autre, tous les deux comme

indépendants et que l’immédiateté originaire soit ainsi supprimée. La différence est donc la condition de

possibilité de l’individuation et de l’identité du soi-même en même temps qu’elle en est le résultat. Ainsi

la différence et l’identité se trouvent dans une relation de détermination réciproque, qui serait impossible

dans une pure immédiateté sans aucun moment de négation. » (Kimura, 1991, p. 109)

Nous avons pu voir, chez Alicia, des obstacles au déploiement implicite et explicite de la

dimension extatique du temps. Chez Gabrielle, l’extase est à nouveau convoquée. Elle l’est

dans son sens usuel, c’est-à-dire, comme « état de jouissance extrême ». Mais cet état est

également, par définition (1995), un état dans lequel on se trouve comme transporté hors du

monde sensible et de soi. Il est donc étroitement lié à l’immédiat de Kimura (1992). Le soi

n’y est pas encore (ou plus) soi, ou est à la fois soi et non-soi. De la même façon que le

46 L’Aïda est un concept japonais difficilement traduisible, que l’on peut rapporter à l’entre. S’il peut se décliner à différents niveaux, il se réfère, de façon globale, à l’intersubjectivité constituante de l’existence humaine, qui préside à l’individualité. C’est la dimension première de l’être-avec-les-autres. L’aïda intersubjectif est « à comprendre tant comme le sol initial de toute expérience que comme la première étape de la genèse individuelle. » (Kimura, 1992, p. 17)

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présent n’est pas encore articulé au futur et au passé, l’ « ici » et le « là » ne sont pas encore

« ici » ou « là ». L’absorption de soi est absorption dans l’immédiateté. Gabrielle parvient à

« sortir de sa cage » en sortant de soi, en s’absorbant dans l’« union immédiate avec la pure

présence » (Kimura, 1992, p. 111). Nous pouvons donc aussi dire qu’elle est simultanément

partout et nulle part, et approcher à nouveau l’ubiquité déjà révélée, à un niveau très concret,

par les tatouages et l’instabilité géographique d’Alicia.

Si, dans les crises de colère, l’extase n’est pas convoquée dans sa dimension de plaisir,

l’expression commune « être hors de soi » saisit bien ce dont il y est question ; Gabrielle

rapporte d’ailleurs qu’elle ne sent plus son corps dans ces moments. Comme dans les actes

autodommageables, le minimum de négation nécessaire entre la personne et le monde pour

que puisse prendre place une expérience de monde par le soi sans que ces derniers soient

confondus ne semble plus opérant. Nous pourrions donc reprendre à notre compte l’absence

de limite évoquée par la patiente concernant ses crises de colère, comme une absence de

médiation entre le soi et la situation (ou l’émotion). Le sentiment de vague, d’aveuglement

évoqué plus haut prend sens : Gabrielle est immergée dans l’instant. Cette identification totale

à la situation présente permet aussi de donner du sens au fait que Gabrielle situe certains actes

(notamment les crises de colère et les vols) en totale contradiction avec sa personnalité et son

éducation. Les valeurs qui permettent, selon la patiente, que ces actes ne soient pas trop

fréquents, semblent englouties en même temps que la personne de Gabrielle. D’ailleurs,

lorsqu’elle parle du retour au calme après une crise colérique, la patiente rapporte qu’elle

revient à elle-même. Il semble, en réalité, qu’elle se re(-)médie.

Aussi, en regard des nombreux types d’actes potentiellement autodommageables parmi les

actes immédiats de Gabrielle, et du retour à un « pas encore soi » qu’ils impliquent, l’on peut

mieux comprendre le lien proposé par Kimura (1992) entre ce degré d’immédiateté et la

pulsion de mort de Freud (1920). Les tentatives de suicide et autres actes décrits, visent, chez

Gabrielle, à supprimer la souffrance… au risque de se perdre soi-même. La coexistence des

principes de vie et de mort proposée par Kimura est alors on ne peut plus palpable : la

patiente, déjà souffrante, se fait souffrir pour aller mieux.

Enfin, hormis tous ces actes notables, les seuls autres moments durant lesquels les idées

suicidaires n’habitent pas Gabrielle (ou, pourrions-nous dire, où celle-ci se sent moins

emprisonnée que d’habitude) sont les moments de guindaille entre amis. Elle explique qu’elle

est alors « complètement dans un autre univers ». Elle précise aussi que même lorsqu’il ne

s’agit pas d’un contexte extrêmement festif (par exemple, même s’il s’agit d’un « simple »

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repas entre amis plutôt que d’un concert), elle ne peut s’empêcher de boire dès l’instant où

elle est invitée, autrement dit, dès qu’un moment collectif relativement festif prend place47. En

réalité, notre participante semble prendre le concept d’intra festum, dont la portée n’est

initialement pas dépourvue d’aspect métaphorique, au pied de la lettre. Ce sont les situations

de fête, au sens propre et premier du terme, qui constituent ici l’échappatoire. C’est donc à un

espace et à une configuration sociale spécifiques que Gabrielle aspire.

4. Immédiateté et collectivité

Outre l’apaisement, la consommation d’alcool et de cannabis prend une deuxième fonction.

En effet, si notre participante boit dans les moments de fête, c’est avant tout pour être dans la

même ambiance que les autres. Elle explique être plus réceptive à la bonne humeur et aux

traits d’humour lorsqu’elle a bu. « Quand tout le monde rigole, on rigole avec », s’exclame-t-

elle. Sans alcool ou cannabis, elle reste dans sa « bulle sombre », son « état naturel », dans

lequel elle souffre, broie du noir et se sent « hors du temps » et « asociale ». Elle explique, in

fine, que sans consommer, elle ne serait pas « dans le même monde » que les autres. Contrer

l’ennui et la timidité constituent des fonctions supplémentaires mentionnées par la patiente,

qui semblent cependant englobées dans la fonction « ambiance ».

En un mot, Gabrielle se sent donc, grâce à l’alcool, plus extravertie (c’est-à-dire… plus

dirigée vers un « en dehors de soi »). Charbonneau (2010a) parle du couple enserrement-

élation pour décrire l’ivresse alcoolique, et recourt au concept de nostrité. L’élation comme

esquisse de la fusion, comme appel à la collectivité, semble trouver un sens dans l’expérience

de Gabrielle (qui conçoit d’ailleurs la consommation d’alcool comme plutôt groupale dans

son essence) : notre sujet boit pour être-avec. Curieusement, elle est d’ailleurs probablement

la participante qui s’est le plus référée à la Chose Commune, au « Nous » (parfois

vulgairement traduit en « On »), pour parler d’elle-même au nom des borderline. Le retour à

l’immédiat est donc présent, cette fois, dans le sens d’une propension à retourner à un espace

commun indifférencié (ou à l’aïda intersubjectif originaire, dans les termes de Kimura

(1992)) 48 . Cette tendance a encore trouvé un écho dans la solidarité très importante de

Gabrielle avec les autres patients, observée dans des moments informels entre les entretiens.

47 D’ailleurs, si l’on oppose la fête au « routinier », au quotidien, voire au banal, l’on peut poser que les espaces-temps au sein desquels Gabrielle s’épanouit sont ceux qui rompent avec la quotidienneté, qui représente, ici, le pôle de la souffrance. Cette rupture d’avec la quotidienneté est l’une des caractéristiques que Kimura (1992) attribue à la temporalité intra festum. 48 Dessoy (1999) et son foyer de l’ambiance auraient aussi pu être mobilisés ici.

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5. Immédiateté et authenticité : Le rôle, ce média devenu insupportable

Enseignante de profession, Gabrielle projette, parmi de multiples bouleversements, de

changer de métier. Son boulot nécessiterait une gestion émotionnelle à laquelle elle n’accède

plus. Alors qu’elle a toujours travaillé dans les enseignements technique et professionnel car

elle voulait être au contact d’élèves « à problèmes » pour déployer une dimension humaniste

et sociale dans son travail, elle est désormais envahie par les problèmes personnels des élèves.

En d’autres termes, elle expérimente désormais une distance vécue plus faible que ce qu’elle

voudrait ; elle se sent trop prise par la relation, le contact social émotionnel.

Au vu de la valeur que la participante attache à sa vocation professionnelle, l’étude du rapport

de Gabrielle au rôle d’enseignant a semblé constituer un matériau signifiant, et fut la porte

d’entrée à l’étude de son rapport aux rôles en général.

Quand un élève vous insulte, ben, il vous insulte pas vous, parce qu’il vous connaît pas dans le fond, il insulte le

prof qui fait son rôle de prof. […] Qui joue un rôle. […] J’ai un masque, je suis le prof, je suis pas Gabrielle.

Gabrielle prend ici conscience, de façon réflexive, d’un donné plutôt implicite : le fait que

toute relation interpersonnelle est médiée par des rôles, aussi minimaux puissent-ils parfois

être (Charbonneau, 2010a, 2010c). Cependant, nous constatons que la mise en rôle s’oppose à

une sorte de « soi authentique ». Tout se passe comme si, enrôlée, Gabrielle ne pouvait

exister ; comme si le rôle n’existait qu’en tant qu’il étouffe sa personne. C’est encore plus

saillant dans l’extrait qui suit :

Je dois toujours être d’une certaine façon en société, ce qui fait que je ne suis pas moi-même.

Gabrielle semble souligner l’hypocrisie des conventions sociales, mentionnée par Stanghellini

& Rosfort (2013b) et Stanghellini & Mancini (2018). Le rôle quel qu’il soit, empreint de

normativité, est inauthenticité. La patiente emploie d’ailleurs, le plus souvent, le symbole du

masque pour désigner ses différents statuts, comme celui de professeur vis-à-vis des élèves ou

de boute-en-train parmi ses collègues. Si, pendant plusieurs années, Gabrielle a pu se

« fondre » dans ces rôles, y mettre de la gravité, aujourd’hui, elle ne se sent plus capable de

les porter et se dit épuisée par l’énergie que ce travestissement nécessite. Plus globalement,

elle n’entend plus s’efforcer de se montrer en permanence sous un jour heureux même

lorsqu’elle va mal ; elle veut tomber le masque. Elle éprouve le besoin de se montrer « telle

qu’elle est réellement », en alignant ce qu’elle exprime sur ce qu’elle ressent.

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Charbonneau (2010a, 2010c) parle de conscience de rôle pour désigner le rapport de soi à soi

en rôle. Selon lui, celle-ci « suppose l’acceptation du décalage possible de chacun vis à vis de

son rôle » (Charbonneau, 2010c, p. 56). « La notion de rôle contient en elle-même cette idée

d’être décentré de soi […] Elle crée une distance à Soi qui fait que nous acceptons d’être

présent à autrui par l’intermédiaire neutralisé des rôles » (Charbonneau, 2010a, p. 156). Ainsi,

chez Gabrielle, il semble que ce soit cette « reconnaissance anthropologique du rôle comme

rôle » (p. 156), « l’idée même d’être en rôle » (p. 157), qui est remise en cause. Dans la

pensée de rôle est incluse, tacitement, la possibilité d’être frustré.

Gabrielle semble ne plus pouvoir tolérer la frustration de cette distance à soi, la part de

négation entre soi et soi réalisée par l’intermédiaire du rôle. Elle voudrait supprimer les rôles,

qui sont des média(teur)s entre sa personne et autrui, et sont vus comme des obstacles au

déploiement de la « Gabrielle authentique ». Plombée par le rôle, la sphère de l’aisance de

Gabrielle est restreinte. Cette intolérance au fait de ne pas être « complètement libre » peut

aussi être vue comme une tentative de se ménager la possibilité d’être tout, d’adopter

potentiellement tous les rôles ; comme un désir de ne pas être réduite (ou… médiate). Ceci

fait alors écho à la peur de la patiente d’être catégorisée péjorativement au vu de son

diagnostic, et à une phrase prononcée à la fin de notre dernier entretien alors que je lui

demandais une dernière fois si elle voulait encore discuter de quoi que ce soit :

C’est difficile parce que le borderline, c’est tellement vaste.

Ces analyses prennent encore plus de sens lorsqu’on réalise la place centrale que

l’authenticité occupe dans la problématique de Gabrielle. Celle-ci est, par exemple, très

touchée par les accusations d’infidélité de son compagnon. La perspective d’être considérée

comme une personne malhonnête semble l’anéantir. En plus des nombreuses fois où elle

revendique son honnêteté, elle met aussi un point d’honneur à me répéter qu’elle a agi sans

filtre lors de nos entretiens. Elle semble encore considérer son trouble (dont le diagnostic a été

vécu comme une trahison à cause du manque de… transparence de la psychologue) comme

une affaire d’authenticité. « On est émotif ou on ne l’est pas », dira-t-elle.

Stanghellini & Rosfort (2013a, 2013b), qui parlent de « vitalité désespérée/désordonnée »

pour désigner l’abondance de spontanéité et la « tension émotionnelle sauvage » (Stanghellini

& Rosfort, 2013b, p. 285) par lesquelles les personnes borderline sont mues, y voient la

source de leur souffrance en même temps que de leur sentiment d’authenticité. Ce qui fait que

le patient borderline se sent lui-même serait à la base de sa révolte envers les conventions

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sociales et de ses difficultés émotionnelles. Comme Stanghellini & Mancini (2018) le

décrivent, la valeur à laquelle le patient borderline conçoit le moins de renoncer est donc

simultanément son symptôme le plus intime. C’est la dialectique paradoxale dont Gabrielle

semble prendre conscience lorsqu’elle lie son authenticité à l’hypersensibilité et à la

propension à la colère qui la font souffrir. La participante semble se vivre dans une pureté

telle que les émotions sont expérimentées sans l’intervention d’une conscience réflexive

médiatrice qui viendrait les moduler. Le minimum de facticité nécessaire à une vie apaisée ne

peut apparemment s’actualiser.

6. Immédiateté et médiation corporelle

6.1. Médiation corporelle intersubjective

Dans une association qui peut, de prime abord, paraître étonnante, c’est lorsque nous

abordons le thème de l’apparence corporelle, à partir des tatouages et des piercings, que

Gabrielle revient sur sa volonté de ne pas être le prototype du « prof conventionnel » (c’est-à-

dire, en quelque sorte, sur sa volonté de ne pas être neutralisée par le rôle). Elle se veut

atypique, et inclut, en plus des tatouages et des piercings, l’excentricité de ses choix de

couleur et de coupe capillaires dans cette unicité revendiquée49. Dans le même ordre d’idée,

elle explique que ces choix sont aussi guidés par son état d’esprit du moment. Par exemple,

lorsqu’elle souffre tant et plus, elle se rase volontairement les cheveux. Et ce, dans une double

visée : faire correspondre son apparence physique avec la sombreur de la bulle dans laquelle

elle vit, et ne plus ressembler à une femme. Ce dernier objectif en cache un autre : garder les

hommes à distance. Il s’agit donc de signifier à autrui par l’entremise de son corps, et plus

précisément de se protéger de l’Autre. Si elle n’associe pas directement les transformations

corporelles à l’évitement des attouchements sexuels intempestifs, Gabrielle fait le lien,

d’abord, entre ces modifications corporelles et la distance aux hommes, et, ensuite, entre cette

prise de distance (ou lutte contre la séduction) et des violences sexuelles subies par le passé.

Gabrielle utilise donc son corps comme un médiateur social à divers égards. Tout d’abord,

elle l’emploie comme un moyen de résistance au pouvoir que la normativité, via le rôle de

professeur, exerce potentiellement sur elle. Ensuite, elle l’utilise pour spécifier au monde

social sa souffrance – dont on a vu qu’elle était vécue, à bien des égards, de façon immédiate

– et les attitudes dont elle ne veut pas faire l’objet (elle veut éviter d’être draguée). En résumé, 49 La patiente se dit aussi atypique dans sa façon d’être, et notamment dans sa façon particulièrement humaine d’enseigner.

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l’esthétique corporelle est utilisée d’une façon qui donne l’impression de venir re(-)médier à

la difficulté de médiation. Le corps est un corps-objet, objectivé pour devenir médiateur.

Enfin, à propos de son apparence, Gabrielle dit encore :

Je n’ai pas envie de plaire à tout le monde, même si bon, il y en a qui me disent qu’ils me trouvent mieux avec

les cheveux courts, il y en a qui me disent qu’ils me trouvent mieux avec les cheveux longs. Moi je me rase les

cheveux quand je suis pas bien, quand j’ai envie d’être dans ma bulle, et de ressembler à ce que je veux

ressembler, quoi. […] Et si mon homme, il me préfère avec des cheveux courts, je laisserai parfois pousser mes

cheveux. Je coupe pas mes cheveux pour lui. Je les coupe pour moi. Et puis je les laisse pousser, il aime pas trop

mais voilà, il doit m’accepter comme je suis et puis voilà.

Ainsi, l’atypicité revendiquée via le corps semble aussi constituer une façon de réclamer une

indépendance à laquelle elle ne parvient pas à accéder, dans sa relation conjugale, mais aussi

plus globalement. Les preuves en sont, par exemple, la définition d’elle-même et de ses vécus

qui se fait en fonction de son compagnon (qui sera réabordée plus loin), ou la dépendance à ce

dernier (exprimée en même temps que l’échec à rompre avec lui).

Cette tentative peut être vue comme visant à lutter contre une distance vécue (Minkowski,

1933) plus étriquée qu’elle ne le voudrait, un espace vécu trop en proche (…en transparence)

et pas assez en paravent. Le langage commun, qui pourrait définir les dernières paroles de

Gabrielle comme une volonté de marquer son territoire, l’illustre d’ailleurs bien.

« Je regarde devant moi ; je vois alors des objets ou des personnes, plus ou moins éloignés de moi. Mais

je vois aussi la vie se dérouler autour de moi ; cette vie, je la vois jaillir de toutes parts ; j’y participe moi-

même, mais elle ne me « touche » pas, à proprement parler, d’une façon immédiate ; je m’en sens

indépendant, dans une certaine mesure, et dans cette indépendance il semble y avoir de la spatialité, il y a

comme une distance qui me sépare, ou plutôt qui m’unit à la vie. Il y a toujours devant moi comme de

l’espace libre dans lequel peuvent, sans encombre, s’épanouir mon activité et ma vie. Je me sens à l’aise,

je me sens libre dans cet espace que j’ai devant moi ; il n’y a pas de contact immédiat, au sens physique

du mot, entre le moi et le devenir ambiant. Mon contact avec le devenir ambiant s’effectue par-dessus ou

plutôt à l’aide d’une « distance » qui nous unit l’un à l’autre » (Minkowski, 1933, p. 369).

6.2. Médiation corporelle subjective

Depuis peu, dans la vie de la patiente, les passages à l’acte auto-agressifs décrits plus haut

n’interviennent plus que lorsque tous les outils suggérés par la thérapie comportementale

dialectique suivie à l’hôpital ont été utilisés en vain. Ces substituts sont moins lourds de

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conséquences. Il s’agit notamment de compresses chaudes, de balades ou de sport, d’activités

de pleine conscience, de bains de pied glacés, ou encore de siestes (pour ne plus sentir les

problèmes). Gabrielle s’autorise aussi, de temps à autre, à crier avec force pour relâcher la

pression ; l’extériorisation la soulage (elle en parle comme si une substance véritable était

expulsée du dedans vers le dehors). Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction, la

participante peut aussi utiliser un élastique, qu’elle garde autour de l’avant-bras dans les

périodes où son mal-être est particulièrement palpable et qu’elle fait sauter pour se faire mal.

Enfin, les picots d’aiguille sont d’autres ustensiles employés : bien qu’ils ne marquent pas la

peau de leur empreinte, ils suffisent à procurer à Gabrielle une certaine douleur.

Dans certaines de ces stratégies, comme dans la plupart des stratégies « plus nocives »

décrites plus haut, la douleur est prépondérante : Gabrielle explique qu’elle recherche la

douleur « physique » pour la substituer à la douleur « mentale ». Elle conte un épisode récent

où elle s’est arraché un morceau de peau de la cuisse à l’aide d’un rasoir. Il faisait suite à

plusieurs problèmes relationnels : une dispute conjugale et une situation de rupture entre la

patiente et sa fille (cette dernière ayant entamé son départ du domicile familial). Cet épisode

permet à Gabrielle de décrire sa douleur « mentale » :

C’est… (inspire et souffle ostensiblement) Ça fait mal, quoi, ça fait mal au cœur, ça fait mal dans la tête (se tient

la tête) […] C’est comme si on m’avait arraché le cœur. […] On a envie de se taper la tête dans le mur, euh… de

se poignarder le cœur… on a tellement mal. Alors on se fait mal physiquement et puis hop. Automatiquement,

l’attention est tombée sur le mal physique. Parce que là ça fait vraiment mal, s’arracher au rasoir, ça fait très mal.

Surtout quand on est obligé d’aller se faire désinfecter.

(À un autre moment, alors qu’elle m’annonce sa décision de se séparer de son compagnon) Ça fait mal au ventre,

ça crispe le thorax, euh…

Lorsque je lui demande où elle localiserait cette tension :

Elle est là, à la tête, elle est ici, dans le thorax, elle est dans le ventre, dans les jambes, en fait elle fait partie de

tout mon corps.

Dans les moyens mis en place par Gabrielle pour réguler la tension, nous trouvons donc une

expression de ce que Rossi Monti & D’Agostino (2016) répertorient comme une des fonctions

des blessures auto-infligées : la transformation d’une douleur psychique, diffuse, symbolique

ou encore « invisible et spirituelle » (p. 38), en une douleur physique, concrète, à savoir

« visible et matérielle » (p. 38). Le fait que la patiente parle de la blessure physique comme de

quelque chose de « vraiment » douloureux par rapport à la douleur mentale n’est qu’un

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élément parmi d’autres venant corroborer l’idée du processus de concrétisation de la douleur,

présente dans la globalité de son propos.

L’immédiateté présente dans l’absorption dans la douleur physique peut nous montrer, à

nouveau, la solidarité spatio-temporelle des phénomènes (finalement présente à tout moment

de notre écrit). En effet, Gabrielle explique à l’aide de ses expériences de violence conjugale

que si l’impact des coups (physiques) reçus s’estompe avec le temps, celui des paroles reste

beaucoup plus ancré. Ainsi, la tendance à se réfugier dans une douleur physique immédiate et

temporaire, décrite par la patiente comme plus directe et violente, est aussi une façon de se

soustraire à la durée inhérente à la douleur psychique.

Même lorsque la douleur n’est pas convoquée (par exemple, dans la sieste), la plupart des

stratégies de gestion émotionnelle de Gabrielle mettent en jeu le corps50. Nous pouvons

émettre l’hypothèse que le corps sert à médiatiser, cette fois « pour soi-même », ce qui ne

peut faire l’objet d’une médiation réflexive. Il faut agir les états mentaux par, et/ou sur le

corps pour parvenir à une détente51. Cette médiation corporelle est cependant une nouvelle

voie d’immédiateté. Indubitablement, Gabrielle se réfugie dans l’impensé ; « il s’agit […]

d’expulser (réduire) l’affect par la poussée propre à l’intensité perceptive » (Landazuri, 2017,

p. 75).

6.2.1. Espace mental et saturation au carré

Tout autant que la souffrance de la patiente a empli le lieu de nos rencontres, elle semble

occuper l’espace mental de Gabrielle dans son intégralité. Il y a finalement comme un rapport

d’inclusion réciproque entre espace externe et interne. À plusieurs reprises, Gabrielle fait

référence à la place que la souffrance mentale, ou le bien-être lié aux différents passages à

l’acte, occupent dans son esprit. Le détournement opéré par la médiation corporelle fait aussi

l’objet d’une expression spatialisée :

Les pensées sont, hop (elle fait un mouvement qui semble indiquer que les pensées « sortent » de la tête), j’ai

mal, donc je ne pense plus à rien, je pense seulement à ma douleur physique. Et pendant ce moment-là, ben, je

me sens comme soulagée.

50 La pleine conscience, quant à elle, peut être considérée tant comme une médiation corporelle (car le recentrement sur les sensations y tient une grande place) que comme une opportunité « exceptionnelle » de médiation réflexive. 51 Notons que l’agir est toujours, fondamentalement, agir par le corps.

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Ainsi, l’état second et euphorique provoqué par les scarifications prend toute la place, quand

celui qui fait suite à la consommation de cannabis ou d’alcool ne l’occupe pas intégralement.

Quant aux achats et vols compulsifs, ils se situent entre les deux. Cette gradation dans

l’occupation de l’espace mental correspond d’ailleurs à une échelle de durée du bien-être

procuré par ces actes respectifs. Ces séquences sont, par ailleurs, cycliques : après la courte

période de bien-être, la souffrance ressurgit, accompagnée de honte.

En réalité, à une saturation méthodologique forte et rapidement présente (même si la patiente

fut très demandeuse d’entretiens, une grande redondance se fit jour très tôt) a répondu une

importante saturation vécue. En effet, outre la dimension évoquée ci-dessus, et alors que, avec

Alicia, nous avons vu comment la réflexivité analytique et l’hypo-réflexivité pouvaient

cohabiter, on trouve, chez Gabrielle, une tendance à cogiter fortement, voire à ruminer.

Je suis quelqu’un qui pense en permanence. Quand parfois, je demande à mon homme, « tu penses à quelque

chose, tu penses à quoi ? », « – A rien ». Je dis c’est pas possible. C’est pas possible qu’on pense à rien. Moi,

mon cerveau, il est toujours occupé à penser, à ci, à là, à ce qu’on m’a fait comme mal, ou à ce que je vais faire,

à ce que j’ai fait, à ce que je vais faire la semaine prochaine, à ce que… (Expérimentateur : Ça travaille

toujours.) Il travaille tout le temps, tout le temps, tout le temps. Et la nuit, ce qui m’est arrivé la journée, j’en

rêve en cauchemar.

La distance vécue « faible » retrouvée à tout moment de notre analyse jusqu’ici semble donc

aussi concerner le rapport habituel de Gabrielle à ses propres pensées et émotions. La patiente

éprouve une saturation d’être aux prises avec celles-ci, donc, mais aussi, par ailleurs, quant

aux attentes de rôles qui lui sont dirigées 52 , ou encore quant au fait de se sentir

perpétuellement blessée. Il est donc légitime de se demander si la saturation réflexive ne

contribue pas à préparer le terrain pour la « chute » dans le gouffre de l’immédiat. Le fait

d’être pris dans ses pensées et émotions en permanence pourrait donner naissance, à un

moment donné, à un besoin de ne plus penser qui trouverait sa satisfaction dans des actes

visant à ne plus être, à ne plus porter la charge qui nous échoit d’exister. À cet égard, le lien

établi par Gabrielle entre le fait d’être toujours dans ses pensées et le fait de sentir que le

besoin de se faire du mal approche apparaît intéressant.

52 (A propos des sources de la tension permanente qu’elle ressent) « Ce qui met sous pression, ce sont les autres, les choses que l’on doit faire, … on aurait plutôt envie de se laisser aller. »

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7. Leib, Körper, Corps-pour-autrui

Gabrielle insiste à plusieurs reprises sur l’insuffisance des outils proposés par la thérapie

dialectique comportementale. A propos de la rupture avec sa fille par exemple, elle juge son

mal trop profond pour être modéré par de tels outils ; elle explique qu’il ne s’agit pas d’un

« simple manque de calme ». C’est, là, la distinction entre Leib (corps-vécu) et Körper (corps-

objet) qui est en jeu. Englebert (2015) reprend cette distinction53. Il explique que le corps-vécu

est expérimenté directement, de façon implicite et essentiellement (mais pas exclusivement)

préréflexive. Il est le corps émotionnel, mû par la subjectivité, manipulant le monde et

territorialisant. À l’inverse, le corps-objet constitue un phénomène explicite, dévitalisé ; il est

le corps de l’anatomiste ou du chirurgien, en tant que mécanique objective, manipulable (ou

manipulée). Fischer (1929, cité par Merleau-Ponty, 1945) parle de corps vivant et

d’organisme. Ainsi, la frustration de Gabrielle semble provenir du fait que les outils en

question, qui consistent en des tentatives de modifier la sensation vécue par le biais de

modifications physiologiques objectiv(é)es (par exemple, le refroidissement), agissent avant

tout sur le corps-objet, en quelque sorte désincarné, et échouent à atteindre le ressenti.

Lorsque la patiente exprime le souhait qu’on lui donne un médicament pour ne plus avoir

aucune réaction, cette distinction conceptuelle est encore mobilisable : ce remède implique

une modification du Körper à même d’en emmener une du Leib. Ces considérations viennent

encore nous renseigner sur la nature du « mal de tête », du « mal de cœur », entre autres,

exprimés plus haut : ceux-ci font partie du Leib.

En outre, lorsqu’elle m’explique que sa médication habituelle lui cause une importante prise

de poids, Gabrielle m’apprend que cela est important pour elle car elle fut longtemps

anorexique54 (elle pesait alors 47 kilos pour 175 cm). A l’époque, elle se sentait pourtant en

paix « avec elle-même » (elle explique, non sans faire montre d’une conscience de la

distorsion de sa perception corporelle : « je me trouvais bien comme j’étais »). Elle souffrait

cependant des moqueries. Aujourd’hui, si elle se sent mal dans son corps, c’est avant tout

parce qu’elle se trouve obèse. En crise, elle peut rester jusqu’à une semaine sans manger ; elle

y voit une nouvelle échappatoire à sa souffrance et une façon supplémentaire de se faire du

mal. « Puisque c’est se priver de manger, c’est se priver de tout. », affirme-t-elle. Tout se

passe, à nouveau, comme s’il s’agissait de se priver d’être. Par ailleurs, Gabrielle se demande

si la problématique anorexique ne fait pas aussi partie du trouble borderline.

53 Ces notions phénoménologiques traditionnelles étaient déjà présentes chez Husserl (1913/1950) ou Merleau-Ponty (1945). 54 Précisons que nous ne savons pas si, à l’époque, un diagnostic avait été posé ou s’il s’agit uniquement des termes employés par la patiente. Cependant, selon les informations en notre possession (notamment le poids) et la façon dont la patiente aborde le sujet, il semble raisonnable d’en parler en ces termes.

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Je me regarde toujours dans le miroir, je vois ce ventre, ça me dégoûte. Je me dégoûte de moi-même. Je suis

dégoûtée par moi, par mon corps… On a beau me dire, « oui t’as pas tant de ventre que ça », moi je le vois et

ça… Je le vois dans le miroir… beurk (expression de dégoût). J’ai plus de respect pour moi-même parce que je

suis trop grosse, quoi. […] J’ai un problème avec mon poids. Ici, moi, j’ose plus passer devant un miroir, quoi.

Notons que les déformations de la perception corporelle que pointe Gabrielle semblent

relativement fréquentes chez les patients borderline : Rossi Monti & D’Agostino (2016)

rapportent que 54% d’entre eux présentent une dysmorphophobie.

Un autre aspect qui amène Gabrielle à éprouver du dégoût pour elle-même est la faiblesse

actuelle de sa libido (apparemment liée à la médication). Ce dégoût est renforcé par le dégoût

que lui communique apparemment son compagnon. « Si je le dégoûte, je me dégoûte »,

affirme-t-elle. Il semble aussi lié à un complexe et à un certain rapport à la normativité :

Gabrielle exprime son sentiment d’échec en recourant tout autant à sa conception du « couple

normal » qu’à sa perception du besoin sexuel comme devant être présent chez la femme

« normalement constituée » qu’elle est habituellement. En résumé, nous pouvons dire que la

baisse de libido de Gabrielle contribue à son sentiment d’aliénation.

Ces deux éléments du vécu de Gabrielle (sexualité et anorexie) nous permettent d’introduire

le concept de corps-pour-autrui de Sartre (1943, cité par Minguet, 2015). Il fait référence à la

conscience que nous avons d’exister à titre de corps pour l’Autre qui nous objective. Il s’agit

du corps qui se sait soumis au regard de l’autre. C’est cette capacité à appréhender son corps

d’un point de vue extérieur à soi-même qui est en jeu lorsque Gabrielle fait face aux

moqueries, se voit dans le miroir, ou est confrontée au dégoût de son partenaire. Cette

perspective en troisième personne est prépondérante dans la définition de soi de Gabrielle :

celle-ci, à l’image de sa perception corporelle, semble guidée principalement par le corps-

pour-autrui (ici superposable au Körper), qui s’infiltre dans le Leib. L’expérience du corps et

de soi n’est plus guidée par le vécu en première personne. Ceci se manifeste aussi lorsqu’elle

justifie sa projection dans une future tentative de suicide par le fait qu’aucun de ses proches

n’a encore besoin d’elle. Gabrielle semble s’accorder peu de valeur pour elle-même. Le

processus d’identification au diagnostic et la relation à moi-même le suggéraient déjà.

8. Tatouage et temporalité

Gabrielle porte six tatouages. Aucun n’est anodin. La fée gothique dessinée dans le haut de

son dos indique par exemple que notre sujet présente des idées noires. Le petit cœur qu’elle

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porte dans le cou, qu’elle est quelqu’un de très sentimental. Tel autre tatouage représente

l’espoir, tel autre encore, le signe astrologique de la patiente ou son attirance pour les fleurs.

Celui dont Gabrielle développe le plus la signification est le tatouage qu’elle porte sur le

poignet : il s’agit de son cœur, meurtri, entouré de barbelés. Alors que nous avions, chez

Alicia, analysé les transformations corporelles sous l’angle de la territorialisation, la

signification que Gabrielle donne à son tatouage permet d’indiquer un certain rapport au

temps. Voici la façon dont elle en parle :

Parce que j’ai subi beaucoup de traumatismes et mon cœur est abîmé de partout. […] Il n’est qu’un tas de

blessures. […] Donc même si j’allais mieux, mon cœur aurait toujours souffert. Parce qu’on me dit « oui mais si

toi tu vas mieux » et cetera, et que tu retrouves le goût de vivre, ça, ça n’aura plus aucune valeur », non, si, ça

aura toujours (de) la valeur. Parce que même si je vais mieux, mes souffrances resteront toujours. […] On peut

aller mieux et vivre avec mais elles ne disparaitront jamais (les « cicatrices » psychologiques). Il y a des choses

qui peuvent pas disparaître. Une petite gifle un jour, ça s’oublie. Des gifles pendant des années, ça, ça ne

s’oublie pas. […] (A propos de violences conjugales passées) Les coups j’ai oublié, le mal que ça me faisait, et

cetera, mais les mots qu’il me disait, ça reste dans ma tête, ça reste dans mon cœur.

Nous retrouvons la temporalité cyclique ou anhistorique mise en exergue avec Alicia. En

réalité, les cicatrices n’en sont pas : elles constituent toujours autant de plaies ouvertes. Il

semble que les blessures restent dans un présent sans fin, soient en permanence réactualisées.

Gabrielle se dit définitivement blessée, semble enchaînée dans des souffrances du passé qui

ne sont finalement passées qu’à la lueur du temps objectif de la science et de la biologie. Ces

blessures sont omniprésentes, ne semblent pas intégrées ; elles continuent à faire blessure :

Ça reste dans mon cœur, dans ma tête. […] Tout ce qui m’est arrivé reste ancré dans mon esprit. Même les trucs

de quand j’étais petite, ça reste marqué dans mon esprit.

Gabrielle y semble très attachée, les décrit comme faisant partie d’elle-même, semble même

insister pour re-conscientiser, en permanence, le lien d’appartenance mutuelle. Autrement dit,

elle éprouve des difficultés à s’en distancier. En outre, nous pouvons entendre, au vu de la

manière dont la participante s’identifie à ses tatouages et à ses expériences douloureuses, que

sa personne n’est, pour elle, qu’un tas de blessures ; qu’elle est abîmée, écorchée vive. De la

même façon, Gabrielle sera d’accord pour dire, lors du deuxième entretien, que sa relation de

couple actuelle lui vaut des blessures perpétuelles.

Enfin, le fait que se faire tatouer revienne, pour Gabrielle, à signifier des pans importants de

sa personnalité et de son histoire fait écho à la difficulté de médiatisation des émotions et à la

relative alexithymie qu’elle relate (elle éprouve des difficultés à identifier et à expliquer son

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mal-être et ses facteurs, dit que cela arrive « comme ça »). Le corps serait-il, après le

diagnostic, un deuxième moyen de symbolisation ? Pourrait-on penser que, comme le mal-

être de Gabrielle serait à ses yeux privé d’existence véritable sans un diagnostic pour le

reconnaître, son identité tomberait dans l’oubli si elle n’était pas gravée dans le corps ?

9. Conclusion

Nous pouvons dresser un parallèle entre l’immédiateté de Kimura (1992) et l’espace du

paysage, ou, en quelque sorte, le domaine du « pur sentir » dont parlent Straus (Straus, 1992 ;

Gennart, 1986) et Maldiney (1993, 1994, cités par Abettan, 2017b) 55 . Cet espace serait

dépourvu de tout point de repère, de toute systématisation. Il s’agirait d’un monde préalable à

la cristallisation des choses en choses, à la formalisation des objets, des personnes, de l’ici et

du là. Il serait donc question d’un monde dans lequel nous nous trouvons perdus ;

déstabilisation exprimée à maintes reprises par Gabrielle lorsqu’elle explique ne savoir que

faire pour tempérer son mal-être.

Abettan (2017b) convoque aussi la notion de prise, dans un sens large (non restreint à

l’ustensilité manuelle pratique), pour analyser la problématique borderline. Chez Gabrielle,

nous avons pu constater à quel point l’« être pris » était prépondérant par rapport au

« prendre ». La participante semble même, parfois, ne plus avoir prise sur elle-même ; elle

explique par exemple qu’elle peut vivre des périodes de plusieurs jours sans parvenir à pleurer

malgré sa tristesse (comme si son masque s’était finalement fondu en elle). Nous avons pu,

aussi, observer que certains actes visaient à rétablir une certaine prise, à remettre une plus

grande distance entre soi et les choses. Cependant, ces tentatives ont semblé, la plupart du

temps, aboutir à nouveau à l’immédiateté, voire entretenir cette dernière (le soulagement

temporaire étant contemporain d’un évitement de la métabolisation réflexive). C’est pourquoi,

à notre sens, la notion d’immédiateté surpasse celle de la prise. En effet, la prise, par la

dimension de pouvoir qu’elle implique, laisse penser que lorsque la personne prend, elle n’est

pas prise. Or, cela ne semble pas toujours vrai : les actes de Gabrielle, qui peuvent être vus

comme des expressions du prendre, visent précisément à se mettre dans des situations dans

lesquelles elle est prise (mais autrement ; par exemple, par la douleur physique plutôt que par

la douleur mentale).

55 Sentir déjà mis en exergue par Marc.

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D’Alicia à Gabrielle, les deux sens principaux du mot « immédiateté » se rejoignent.

L’absence de médiation56, le fait de ne pas réussir à se comporter durablement selon des

volitions de second ordre (Frankfurt, 1971) permettant d’évaluer et de sélectionner les désirs

de premier ordre qui nous habitent, rend la personne attachée au moment présent (immédiat).

Un socle commun semble se dégager : l’hypo-réflexivité. Des arguments supplémentaires

sont venus, avec Gabrielle, enrichir cette hypothèse. En effet, à l’impossibilité de réfléchir et

au manque de conscience temporelle des actes et de soi mis en évidence chez Alicia (et

encore étayés par Gabrielle), viennent s’ajouter le manque de contrôle perçu de ses propres

comportements (ou d’agentivité), l’absorption de soi et le manque de distance par rapport aux

choses, manque d’un main(-)tenir qui supposerait précisément qu’il y ait quelqu’un (de

solide) pour tenir.

Nos hypothèses trouvent une belle conclusion lorsqu’à la fin des entretiens, Gabrielle

m’explique qu’elle devra s’accommoder de mon départ étant donné qu’elle a réussi à faire,

durant nos rencontres, ce qu’elle ne fait pas habituellement : mettre des mots sur ce qu’elle

ressent.

Enfin, malgré la focalisation spatiale de ce chapitre, le corps y a pris une place importante.

L’hypo-réflexivité en tant qu’hypo-médiatisation de soi nous a notamment amenés à aborder

la médiation corporelle, à introduire les notions de Leib, de Körper et de corps-pour-autrui, et

à appréhender à nouveau le phénomène du tatouage. Le chapitre suivant sera centré sur le

corps ; nous verrons si, et comment, l’instantanéité, l’immédiateté et l’hypo-réflexivité

s’expriment dans la chair.

56 Qui, selon nous, ne peut cependant jamais être considérée comme étant totale.

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Chapitre cinq : Le corps entre hyper-présence et disparition

Joëlle est une femme de 53 ans. Elle a deux demi-sœurs (nées d’un précédent mariage de sa

maman), âgées respectivement de treize et de quatorze ans de plus qu’elle, et quatre enfants,

tous adultes. Elle est divorcée du père de ses enfants (décédé entre temps) et est actuellement

en couple. Joëlle est à charge de la mutuelle depuis 2012 (année au cours de laquelle elle a été

diagnostiquée borderline), mais œuvre comme bénévole dans une bibliothèque. Elle dit avoir

peu travaillé dans sa vie ; elle mentionne comme dernier emploi un poste au CPAS occupé

pendant un an et demi, peu avant 2012, dans le cadre d’une réinsertion professionnelle. Elle

explique qu’avant cela, elle s’était consacrée à l’éducation de ses quatre enfants.

Son parcours scolaire fut difficile, en lien avec la gestion d’un mal-être permanent, angoissant

(renforcé, entre autres, par des agressions physiques et sexuelles à répétition au cours de

l’enfance et de l’adolescence, qui lui valurent d’ailleurs un rapport très compliqué au sexe

masculin pendant de longues années). Joëlle a notamment dû faire face à une timidité

maladive (flirtant avec l’anxiété sociale pathologique). Cela l’a poussée à éviter toutes les

épreuves impliquant des exposés devant le groupe-classe, ce qui a fini par contrevenir à sa

réussite et par mener à un décrochage scolaire durant l’adolescence. Elle a cependant repris

l’école quelques années plus tard pour terminer ses études secondaires vers l’âge de 22 ans.

Elle a ensuite entrepris des études supérieures en logopédie, avant d’y mettre un terme

définitif suite à une nouvelle agression.

Joëlle est probablement la participante à propos de laquelle j’ai pu le plus rapidement

identifier mes premières impressions. En effet, lorsque je vais à sa rencontre, elle m’attend

déjà dans le local d’entretien, et dès mon entrée dans la pièce, je suis saisi par une atmosphère

de gêne. Joëlle, elle-même, a l’air gêné, semble ne pas avoir envie d’être là et éprouver des

appréhensions. Je réalise immédiatement que, de mon côté, je suis aussi peu à l’aise pour la

saluer (ce malaise durera plusieurs minutes). Deux éléments non verbaux présents durant

l’intégralité de nos rencontres rappelleront sans cesse cette atmosphère première. Le premier

réside dans la rareté des contacts visuels entre Joëlle et moi-même (la patiente se tiendra

d’ailleurs assez loin de moi tout au long des entrevues). Le deuxième consiste, dans ce qui

ressemble à un mécanisme de formation réactionnelle (voire d’isolation, se combinant parfois

à de l’humour), en la propension systématique de la patiente à rire d’une façon apparemment

légère (mais cependant très ostensible et stéréotypée) à l’abord de contenus affectifs supposés

pénibles. Comme si elle ne s’autorisait pas à exprimer sa colère, sa tristesse. Ceci trouve

d’ailleurs un écho dans la prosodie de son discours : son aspect profondément lyrique,

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poétique, a semblé devoir modérer ou mettre à distance la négativité (affective) impliquée la

plupart du temps par la teneur des propos.

Si ces sensations prendront des nuances diverses par la suite, elles resteront comme l’un des

fils rouges de nos rencontres. Par exemple, lorsqu’au début du deuxième entretien, je dis à

Joëlle, en enclenchant le dictaphone et en le posant sur la table : « Comme ça, on l’oublie »,

elle me répond : « Oui… Avec un pot de fleurs devant, c’est mieux pour l’oublier mais bon

(rires) ». Immédiatement après, alors que je pense saisir la gêne que le dispositif lui procure et

l’interroge à ce propos, elle répond qu’elle n’y pense pas trop, que cela ne la dérange pas

tellement. Dans cette séquence sont déjà condensées deux attitudes caractéristiques de sa

personne : la gêne, d’une part, et la tentative de masquage de son ressenti, d’autre part.

Joëlle présente des idées suicidaires de façon quasi-permanente. Celles-ci sont liées à son

impression tenace que la vie n’a pas de sens. Elle a attenté à ses jours une fois, peu avant ses

25 ans, en ingurgitant de l’alcool et des médicaments et en se tailladant les veines. Les raisons

présidant à cette tentative de suicide, en plus d’un mal-être général, avaient trait à son

orientation sexuelle. À l’époque, Joëlle ne savait qu’en penser ; elle tendait vers

l’homosexualité et cela lui était intolérable : elle ne voulait avoir à vivre la vie marginale

d’une personne homosexuelle, à affronter le regard de la société et de sa famille. « Il fallait

que je sois dans la normalité », dit-elle. À partir de l’âge de 25 ans et de la naissance de son

premier enfant, malgré des envies de mourir persistantes, notre sujet n’a plus jamais envisagé

de passer à l’acte. Elle ne voudrait en aucun cas faire subir une telle douleur à ses enfants,

dont le papa s’est suicidé. Elle affirme cependant que si elle n’était entourée d’une famille,

elle se serait probablement déjà donné la mort. À propos du sens de la vie, notre participante

explique enfin qu’elle a remisé ces considérations existentielles au placard depuis quelques

temps ; elle s’efforce de se concentrer uniquement sur les moments positifs de son existence.

1. Saturation et passages à l’a te

Joëlle identifie deux types principaux de moments difficiles. Ils interviennent tous deux

lorsqu'elle est stressée par une accumulation de circonstances. Par exemple, lors de notre

premier rendez-vous, elle me confie être stressée par le fait de devoir trouver un emploi. Les

soucis « classiques » associés à ce type de situation, comme les difficultés financières

(régulières chez Joëlle), ne font qu’ajouter aux stresseurs les plus déterminants dans la vie de

la patiente, qui sont de nature relationnelle. La culpabilité et la peur de l’abandon liées à

l’impression de ne pas être à la hauteur de ce qu’elle croit devoir être sont des thèmes

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récurrents et principaux. Toute contrariété dans son couple peut aussi la stresser fortement.

Elle mentionne, enfin, le mouron qu’elle se fait pour ses enfants lorsqu’ils sont en difficulté,

ou la prise de conscience du fait qu’elle n’est pas la fille que sa mère espérait.

Le problème intervient lorsque ce(s) stress mène(nt) à une saturation : « J’ai du mal à gérer,

c’est trop », dira Joëlle. Ce trop plein peut, premièrement, faire en sorte que Joëlle ne

parvienne plus à prendre soin d’elle, ni à prendre du recul. La patiente dit encore :

J’ai l’impression que c’est intolérable, que, on va devenir folle au point que, voilà on commettrait des actes

impardonnables, quoi.

Elle se dirige alors, de façon automatique, vers les conduites qui la soulagent le plus vite

possible pour se déconnecter de son stress et de sa douleur psychologique.

Voilà c’est l’alcool, c’est la nourriture, et puis dans l’extrême c’est l’automutilation donc, les coupures.

2. Dysphorie épisodique intense et corporéité

2.1. Transparence et corps-en-disparition

Le deuxième type de vécu auquel peut mener la saturation consiste en des périodes de

plusieurs jours durant lesquelles Joëlle se sent « déprimée ». C’est, là, l’impression de ne pas

assumer qui prédomine. Pendant ces moments, la patiente a l’impression de se laisser glisser

et ne ressent plus rien. Elle a envie de s’échapper de la réalité. Elle satisfait cette envie en

dormant énormément, surtout le jour, et/ou en regardant des séries télévisées pendant de

nombreuses heures, notamment la nuit (dans ce qui s’apparente à un véritable binge

watching). Lorsqu’elle est éveillée, elle mange énormément (ces périodes sont d’ailleurs

définies par la patiente tant en regard de la « déprime » qu’en regard des accès boulimiques).

Une grande inertie est à l’œuvre dans ces moments de repli sur soi. Une part de la

déconnexion semble involontaire ; Joëlle se sent comme sur un nuage.

Il peut se passer n’importe […] Je vois rien autour de moi […] Si je me trouvais dans la rue et qu’une dame est

en difficulté pour monter dans le bus, ou… je vais pas réagir, quoi, je suis euh… pfou… déconnectée, quoi.

Alors que c’est pas ma nature, c’est pas ma personnalité, quoi. Ça… ça ne correspond pas à mes valeurs, voilà.

Mais je ne vais pas réagir, à rien du tout, et… je ne vais pas en avoir honte ou… je m’en fous (rires).

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Dans ces périodes, où Joëlle est très épuisée physiquement (« comme une loque, sans énergie,

comme une femme de 90 ans »), surviennent aussi des épisodes de consommation d’alcool et

une importante peur de sortir de chez soi (la patiente parle d’une phobie) :

Je voulais pas que les gens me regardent, comme si les gens allaient faire attention à moi, mais dans ma tête

c’était comme ça, et comme si j’allais être transparente. (Expérimentateur : Transparente…) Ben, transparente

comme si les gens pouvaient voir tout ce qui… (Expérimentateur : Voir en vous.) Oui, ou voilà, lire tout ce qu’il

se passait dans ma vie […] Dans cet état-là, je suis incapable de porter un masque donc on voit bien que je suis

pas bien dans ma peau donc forcément il y a toujours des gens qui viennent vers vous et… j’ai pas du tout envie.

Comme nous pouvons le constater, dans ces moments, Joëlle se sent très lisible. Elle a

véritablement l’impression que le regard de l’autre peut l’envahir, entrer en elle. Ne pas

pouvoir porter un masque hermétique revient à être à nu, ce qu’elle ne souhaite pas. La

transparence vécue l’est ici en termes d’intimité : Joëlle se sent perméable psychiquement,

affectivement, comme si l’on pouvait lire sur son visage, sur son corps, ce qui se passs dans

son esprit57. Elle expérimente une distance vécue intersubjective proche du néant.

Paradoxalement, Joëlle interprète ces périodes comme des moments où elle éprouve le besoin

de prendre soin d’elle, de prêter attention à ses émotions suite au fait qu’elle ne l’a pas fait

assez dans les temps précédents. Elle explique d’ailleurs que dans ce type de période, elle

ressent une colère très importante envers tout agent qui tente de la faire sortir de son repli.

Joëlle détaille deux éprouvés corporels (mutuellement exclusifs) pouvant y survenir. Le

premier consiste en une impression de ne pas avoir de corps, d’avoir seulement une tête qui

pense. La patiente y inclut une impression que l’on peut passer à travers elle. Elle

expérimente dans le même temps un rapport particulier à la motricité, au geste, lié au fait

qu’elle ne sent pas ses membres. Elle conclut :

Un petit peu comme si je n’investissais pas mon corps, quoi, comme si j’étais pas dedans. C’est bizarre.

Intervient donc, à nouveau, la transparence, dans une version plus corporelle et « profonde » :

le corps est véritablement éprouvé comme étant traversable, sans consistance ou substance.

Joëlle a le sentiment de ne pas être ancrée dans un corps. Sa cénesthésie lui dit qu’elle n’a pas

de membres. Elle semble vivre son corps comme étant en disparition. C’est en réponse à ce

type de ressenti qu’elle a pu, autrefois, se scarifier (elle ne l’a plus fait depuis un an). Il

57 La dualité corps-esprit est utilisée ici exclusivement dans un but heuristique et descriptif. Nous pensons par ailleurs le psychisme comme un tout impliquant corps et esprit (la vraie question consistant à se demander comment de telles entités ont pu émerger distinctement dans notre langage).

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s’agissait de mieux ressentir son corps, ou simplement de le ressentir à nouveau (elle parlera

aussi de revenir sur terre). Aujourd’hui, elle tente de mettre en place d’autres moyens pour y

arriver : prendre une douche froide, se brosser intégralement le corps, ou encore faire de la

marche rapide. Ces activités sont cependant moins efficaces que les automutilations.

L’ensemble de ces démarches, outre l’objectif de réaffectation de soi, peut aussi servir à se

détourner de la douleur psychologique lorsque celle-ci est trop intense.

Le corps est, pour de nombreux auteurs (Englebert, 2013 ; Gallagher, 2005 ; Merleau-Ponty,

1945, cité par Englebert, 2013 ; Sartre, 1943, cité par Englebert, 2013), la conscience de soi

minimale. « Il est à l’origine de cette expérience princeps rendant le sujet conscient de son

statut de « sujet conscient ». […] De façon précognitive, préréflexive et préthématique, mais

aussi dans une certaine immédiateté, le corps donne au sujet l’intuition de ce qu’il est »

(Englebert, 2013, p. 22). Le donné le plus irréductible de ce que je suis, l’intuition primaire

que j’ai de moi-même, c’est donc mon corps. Chez Joëlle, cette conscience de soi minimale

semble fuyante ; la participante prend conscience (réflexivement) de son corps en tant qu’il

est en train de disparaître. En outre, fait à première vue paradoxal, si certains moyens mis en

place visent à rendre le corps à nouveau plus présent, d’autres, comme le sommeil ou le binge

watching, possèdent toutes les qualités inhérentes aux activités que Nakamura &

Csikszentmihalyi (2014) ou Csikszentmihalyi (1990, cité par Baeyens, 2016, et par Schaufeli

& Bakker, 2004) qualifient d’absorbantes. Il y est question d’une perte de la conscience de soi

réflexive. Notons également que ces activités pointent les limites du recours à la fête pour

conceptualiser l’absorption de soi.

2.2. Hyper-corporéité

Le deuxième type de sensation corporelle lors des périodes « dépressives » s’articule autour

d’un sentiment de désagrément qui semble assez puissant au vu de la force avec laquelle la

patiente en parle (le ton de sa voix change ; Joëlle traduit aussi, une fois n’est pas coutume,

ses paroles en gestes). Notre participante dit avoir envie, dans ces moments, d’ouvrir son

ventre et de gratter à l’intérieur, pour tout enlever (la graisse, les organes). Cette impulsion est

guidée par une impression que tout à l’intérieur de soi est désagréable. Joëlle dit encore :

Comme du pus, voilà, quelque chose de sale, quoi. Et… qu’il fallait enlever, et puis, allez, qu’on pouvait

désinfecter après, quoi (rires légers).

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Deux éléments se dégagent. D’abord, le sentiment de saleté intérieure prend la forme d’une

hyper-cénesthésie qui survient en lieu et place du corps-en-disparition. Joëlle semble ressentir

fortement ses organes internes. Ensuite, elle ressent ceux-ci et son corps comme étant

infectés. Nous pouvons peut-être y voir un prolongement de l’image de soi exécrable qu’elle a

montré tout au long des entretiens, et de la honte qui l’accompagne en permanence. Joëlle

voudrait enlever ce qui est désagréable en elle (c’est-à-dire… tout).

3. Automutilations indolores et accès boulimiques

Focalisons maintenant notre attention sur l’expérience de scarification. À la base de celle-ci,

se trouve toujours une situation dans laquelle Joëlle se sent coupable. Cet état fait

invariablement et instantanément remonter à la surface des souvenirs d’expériences dans

lesquelles la patiente fut victime, et réactualise cette sensation (dans un processus particulier

de réactualisation du souvenir que nous explorerons au point 4.). Comme Joëlle éprouve une

aversion certaine pour la culpabilité et la sensation d’être victime, elle finit par être très en

colère contre elle-même : ces ressentis lui sont intolérables. Il faut alors qu’elle se fasse du

mal. Les mutilations permettront que la tension baisse partiellement, et que la patiente se

« réveille » : « Ça me ramène vraiment comme si on me donnait une bonne paire de claques ».

Cette fonction de « retour à la réalité » n’est pas guidée par la douleur physique : Joëlle dit

n’éprouver aucune douleur durant l’épisode scarificateur. Plus encore, elle dit ne rien

ressentir. La question est alors de savoir dans quelle disposition il faut se trouver pour pouvoir

entailler son corps sans éprouver quelconque sensation. S’agirait-il, à nouveau, de vivre

temporairement son corps comme étant absent ? Il ne nous a pas été possible de l’objectiver,

mais au vu des développements précédents, il paraît raisonnable de le suggérer. Il semble que

l’acte mutilateur, dont le corps est au centre, soit justement vécu sans que ce corps soit habité.

La suite des évènements est souvent plus douloureuse. Joëlle développe :

C’est après, c’est le lendemain, la cicatrisation, ça brûle, ça fait mal, ça pique, quoi, ça brûle, et alors j’en

rajoute, quoi, parce que… ça met très longtemps quand même avant de descendre, oui ça soulage, mais je suis

quand même toujours dans la colère contre moi, et j’en rajoute je peux mettre de l’alcool euh, voilà, et qui brûle

encore plus, quoi, et… (Expérimentateur : Sur le moment même, ça ?) Oui, un petit peu pour, voilà d’abord je le

nettoie à l’eau avec du savon, et puis, mais je suis toujours dans ce sentiment, dans cette émotion de colère, et

c’est normal parce que… ça me fait réaliser « oh là qu’est-ce que tu as fait », ça me ramène au moment présent

et puis, c’est peut-être une autre colère, c’est peut-être la colère de m’avoir fait ça (sic), et puis, « ah ben tu as

fait ça, et ben alors… ».

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Ainsi, lorsqu’elle reprend conscience de son corps, Joëlle s’inflige un « châtiment »

supplémentaire. Quant aux cicatrices, elle en est honteuse. Nul besoin d’exposer

intégralement ses paroles pour comprendre son rapport à ces traces corporelles imprimées de

sa propre plume ; quelques bribes suffiront. « Si quelqu’un voit… » ; « cacher » ;

« bandages » ; « pas me faire remarquer […] honte que ça se remarque » ; « comme une

folle »… tels sont les mots utilisés par la patiente. Ainsi, la honte montrée par Joëlle à tout

moment dans nos interactions est symbolisée très concrètement via le corps-pour-autrui : c’est

en s’appréhendant en tant qu’objet-pour-autrui que Joëlle se sent honteuse. La conception de

Sartre (1943) selon laquelle la honte concerne la prise de conscience d’une dimension de soi

via le regard de l’autre est ici concrétisée.

Ensuite, Joëlle procède à une comparaison entre le processus à l’œuvre lors des épisodes

d’automutilations et celui qui prend place durant les accès boulimiques. Elle explique que la

séquence boulimique comprend un besoin de se faire du mal suite à un mal-être, un

apaisement partiel et temporaire, puis une sorte de prise de conscience de l’acte amenant à

une recrudescence du mal-être (sous forme de culpabilité et de colère) et à une prise

alimentaire qui continue de plus belle. Le mal-être, est, comme dans les mutilations, toujours

présent après l’acte.

C’est un peu le même cercle vicieux […] Au début c’est parce qu’on craque, et puis ça nous plaît un court

moment, et puis on mange, on mange, on ne se rend pas compte, ça nous fait du bien, on mange, on mange, et

puis après on réalise, « mais qu’est-ce que tu te fais, qu’est-ce que… tu es mal, et bien va jusqu’au bout », et on

rajoute encore, quoi.

L’on trouve ici une concrétisation de l’agissement de sentiments auto-agressifs qu’Henniaux

(2009) décrit à propos de l’épisode hyperphagique. La saleté du corps hyper-consciente (ou

dégoût de soi) qui intervient dans les périodes que la patiente définit à la fois par ses aspects

dépressifs et boulimiques semble trouver un prolongement.

Enfin, Joëlle parle des trois types d’actes auto-agressifs auxquels elle peut s’adonner

(consommation d’alcool, boulimie, mutilations) :

(En partant des mutilations) C’est quelque chose qui fait baisser… soit qui endort, comme l’alcool, forcément,

voilà, ça soulage un peu la tension puisqu’on a plus toutes ses facultés de raisonnement, et donc les pensées sont

beaucoup moins intenses, quoi. Et puis la nourriture, ça fait exactement le même effet que l’alcool, donc, quand

c’est des crises de boulimie, on croirait qu’on est… enfin, moi, je ne peux parler que pour moi, j’ai l’impression

d’être saoule, d’être ivre, quoi.

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Le corps-en-disparition trouve donc aussi, ici, un prolongement ou une variation : l’ivresse ou

l’endormissement en tant qu’étourdissement. Henniaux (2009) parle de « blanc psychique »

pour décrire le fait que, dans la crise boulimique, la personne ne se pense pas.

4. Joëlle et le passé

4.1. Souvenirs traumatiques et narrativité

Comme nous l’avons dit, Joëlle évoque une importante peur de l’abandon. Aux moments

précis où elle ressent une telle peur (liée à l’impression, féroce, de « ne pas être assez bien »,

et à la peur que l’autre se rende compte « qu’on n’est pas la personne qu’on souhaiterait

être »), Joëlle est frustrée et expérimente un vécu particulier : dans l’instant, tous les souvenirs

de ses mauvaises expériences du passé ressurgissent. « Ça vient d’un coup et c’est comme si

le monde s’écroulait », dit-elle. De cette façon, elle s’enlise dans ses pensées négatives,

principalement constituées de critiques de soi (« je me flagelle », dira-t-elle à l’appui des

nombreux exemples de pensées). Elle tendra alors, « pour supporter cela », à consommer de

l’alcool ou à manger excessivement. Le processus présidant aux mutilations, décrit plus haut,

comprend aussi une telle irruption de souvenirs.

Dans la même lignée, Joëlle exprime un malaise à l’approche de son déménagement (prévu

peu après notre deuxième entretien), en expliquant, là aussi, que la perspective de se

replonger dans certains souvenirs et dans les états d’esprit y attachés était déterminante dans

ce stress.

Enfin, lorsque notre participante explique en quoi les rapports humains sont susceptibles

d’être malaisants (de façon générale), nous voyons se concrétiser encore un peu plus ce que

nous avons esquissé depuis le début du point 4.1. : l’irruption du « système (de souvenirs)

traumatique » de Meares (2000). En effet, selon ses propres dires, Joëlle serait renvoyée

inconsciemment, dans ses relations quotidiennes, à des choses qu’elle n’est pas parvenue à

gérer dans des relations antérieures. Elle revivrait émotionnellement ces relations passées sans

en avoir conscience sur le moment à cause de l’absence de rapport évident avec la situation

déclenchante. Le processus décrit par Meares, selon lequel un souvenir est ré-expérimenté

comme s’il était en train de se produire à nouveau dans le présent plutôt que convoqué en tant

que souvenir, semble donc être au cœur du vécu de Joëlle. Une situation présente survenant

rappellerait à la patiente, sans qu’elle ne s’en rende compte, une situation passée, et lui ferait

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véritablement revivre les émotions y associées de façon intense. Un « clivage du flux de la

conscience » (Meares, 2000, cité par Stanghellini & Rosfort, 2013b, p. 275) semble à

l’œuvre : Joëlle expérimente une perte de l’aspect double de la conscience normalement

présent dans la remémoration d’un souvenir (je suis conscient du moment présent, et,

simultanément, d’un « domaine d’expérience différent qui appartient au passé » (p.276)). En

outre, notre sujet expérimente, apparemment, exclusivement le ressenti attaché à la situation

passée, comme si un fragment de souvenir refaisait surface sans convoquer le réseau

d’informations et de cognitions dans lequel il est intégré (nous pouvons voir là un échec des

opérations de binding telles qu’elles sont étudiées en psychologie cognitive).

Le sens de ce ressenti passé ré-expérimenté dans le présent, et du lien entre situation actuelle

et situation antérieure, ne se reconstitue qu’après-coup. Même lorsqu’il émerge, il n’est

cependant pas approfondi : si Joëlle finit par affirmer, à la fin de notre troisième entretien, que

tout ce qui lui pose problème est lié au passé, elle rapporte qu’elle n’a, la plupart du temps,

pas envie de s’en occuper. Globalement, elle n’aime pas réfléchir à ses difficultés, son

diagnostic, et évite d’élaborer à ce propos, car elle aimerait être comme tout le monde.

Comprenons que le travail de narrativité qui pourrait peut-être permettre une meilleure

intégration des évènements (et donc, une diminution des résurgences traumatiques) n’est pas

ou peu effectué.

C’est pas très enrichissant de s’occuper du passé, des situations qui n’ont pas fonctionné. […] Se dire « ben

voilà, je ressens ça, c’est à cause de ça », ça, ça va, jusque-là tout va bien, mais je vois pas l’utilité de… enfin, en

fait je me sens démunie, quoi (pour aller plus loin). Je vois pas d’utilité de s’occuper des choses passées […] J’ai

bien conscience que c’est important, pour reconnaître que voilà, c’est pas ce que je suis en train de vivre qui

provoque ça (le vécu émotionnel momentané), voilà, c’est important, mais ça doit en rester là absolument, il faut

reprendre le fil du temps et reprendre ce qu’on est en train de vivre sur le moment […]. (Expérimentateur : Hm.

Vous n’avez pas envie de vous replonger dans votre passé…) Non, ça sert à rien. Mais euh… enfin, je sais pas.

En même temps, oui. Ben c’est ça qui est difficile à vivre, c’est l’intensité des émotions finalement. […] Je

suppose que, enfin j’espère, et j’ai l’impression, qu’il faut apprendre à mettre en place des petites choses pour

divertir son esprit, voilà, des petites choses qui fait que… (sic) qu’on sorte de cette émotion-là, quoi, aller à

l’opposé de cette émotion. Parce que comme c’est pas ce qu’on est en train de vivre là maintenant qui provoque

ça, ben la seule solution c’est d’aller à l’opposé. Et c’est ça qui est difficile à vivre.

Le présent dont il est question est dépourvu d’articulation avec le passé, d’une dimension de

rétention qui lui permettrait d’avoir une certaine profondeur. Le passé est évité car il suscite

des émotions négatives intenses, tandis que nous pouvons postuler que cet évitement

entretient précisément le manque d’intégration qui maintient l’intensité des émotions en

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question. Tout se passe comme si les résurgences traumatiques venaient rappeler à Joëlle

qu’elle ne pouvait faire fi de son passé.

4.2. Souvenirs traumatiques et douleurs physiques

Dans ces moments ponctuels où le passé ressurgit sous la forme de fragments traumatiques,

Joëlle est épuisée corporellement, comme lors de ses périodes de « déprime ». Elle se dit

anéantie, incapable de réfléchir ou de se concentrer.

Par ailleurs, lors des périodes où ces « reviviscences » sont plus fréquentes ou intenses,

notamment lorsqu’elles s’infiltrent dans son sommeil et lui procurent des cauchemars (elle

m’offre un exemple récent ayant fait suite à des contrariétés conjugales), Joëlle se montre

beaucoup plus sensible que d’habitude aux douleurs musculaires. Elle se sent plus fragile.

Voici ce qu’elle nous conte à propos de ces douleurs diffuses, non objectivées médicalement,

et présentes chez bon nombre de patients borderline (Rossi Monti & D’Agostino, 2016) :

On dirait que je fais une inflammation de tous mes tendons. […] C’est psychosomatique alors, je suppose.

[…] J’ai tout le temps mal tous… mes bras, mal mes poignets, mes mains, mes doigts. Et c’est tout le temps

omniprésent, quoi. C’est une douleur inflammatoire, voilà. Et les jambes aussi, évidemment mon genou ça c’est

différent, je me suis un petit peu blessée, mais… en fait je sens tout mon corps douloureux, quoi, comme si je

faisais une fibromyalgie finalement. Mais c’est pas assez douloureux que pour être diagnostiqué comme une

fibromyalgie parce que, j’ai déjà, il y a de nombreuses années, été chez un rhumatologue et la dame m’appuyait

à des points bien spécifiques et je lui disais chaque fois « ben c’est supportable », et alors elle m’a dit « ben vous

n’avez pas la fibromyalgie parce que c’est pas supportable quand on l’a ». Donc c’est pas ça. Mais… dans la

description des faits, ben, oui, moi j’ai envie de dire c’est comme une fibromyalgie, mais bon je ne sais pas ce

que c’est non plus alors.

Lorsque je tente d’approfondir avec Joëlle le contenu de ses cauchemars, j’apprends que le

thème des agressions subies est prédominant. Si les situations d’agression autrefois vécues ne

sont pas reproduites à l’identique (les personnes par qui la patiente se voit agressée,

notamment, ne sont pas les agresseurs réels), des bribes de ces différentes agressions se

mélangent. Lorsque Joëlle est réveillée par ces mauvais songes, il lui faut généralement plus

de trois heures pour parvenir à se rendormir. Elle se rend aussi compte qu’elle se trouve,

durant ces rêves, très crispée : ses points et ses dents sont serrés, ses bras, contractés. Elle est

aussi fortement agitée et donne des coups de pied. Le lien que suggère la patiente elle-même

au moment où elle m’explique toutes ces sensations prend alors tout son sens : le système

traumatique serait-il lié à la fragilité corporelle générale et aux douleurs physiques diurnes ?

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4.3. Souvenirs traumatiques et environnement

À travers les nombreux ressentis ou actes qu’elle juge intolérables ou impardonnables dans

son chef, la fréquence et la diversité des jugements négatifs qu’elle pose sur elle-même

(immaturité, anormalité, folie), l’importance de la gêne, de la honte et de la culpabilité dans

son discours et dans la plupart de ses attitudes, nous pouvons déceler combien Joëlle a

intériorisé des impératifs moraux envahissants. Le sentiment de ne pas être à la hauteur,

omniprésent dès les premiers instants de nos entretiens (lorsque nous métacommuniquons à

propos de mon impression qu’elle n’a pas envie d’être là, elle dira par exemple que bien

qu’elle ait accepté de participer pour m’aider, elle se demande bien ce qu’elle va pouvoir

apporter), peut aussi bien concerner ses rôles de mère et de fille que son statut dans la société

(« tu es pas capable d’avoir un boulot, tu es pas capable de résister toute une journée sans être

trop fatiguée »). Elle dira d’ailleurs combien elle est, globalement, dure avec elle-même. Elle

semble aux prises avec des principes et valeurs tyranniques.

Lorsque, poussé par ces observations, je demande à la patiente ce qu’elle pense de l’impact de

son éducation sur son cheminement, elle affirme qu’elle n’aurait probablement pas développé

de trouble si elle avait grandi dans une autre famille. Elle qualifie l’éducation qu’elle a reçue

de « très dure » et en décalage avec notre époque. C’est également à ce moment que Joëlle

m’apprend qu’elle a été violée à plusieurs reprises durant l’enfance, et que cela n’a pas été

reconnu par sa maman. Ces agressions sont même devenues des objets de railleries et de

provocations dans le giron familial. Joëlle ajoute que c’est à partir de ce moment qu’à peu

près tous ses ressentis et perceptions ont été considérés comme excessifs et invalides. Elle a

peu bénéficié, durant son développement, du droit d’exprimer ses émotions. Joëlle explique

enfin, plus globalement, qu’elle a souffert du peu de présence de ses parents, et que le

principal état d’âme qu’elle pouvait ressentir de la part de sa génitrice envers elle était de

l’agacement.

Lorsque Meares (2000) déroule sa conception du « système traumatique », il en attribue

précisément la pathogenèse à un environnement invalidant, à un manque de reconnaissance

dans les relations interpersonnelles. Cette invalidation, par sa récurrence, se traduirait par un

manque d’intimité, dans le sens d’un sentiment qui permet de se sentir quelqu’un, de se sentir

soi-même, en tant qu’il est basé sur le partage d’une expérience intérieure avec un Autre. La

personne serait alors, dans sa construction identitaire, privée d’un « auditeur interne »

adéquat. De ce partenaire de dialogue intérieur sécurisant qui, en temps normal, viendrait

donner une forme concrète à ce que Kimura (1992) appelle l’aïda, en permettant le sentiment

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d’identité grâce au fait qu’il constitue la figure d’une altérité impliquant qu’il y ait un autre

pour lui parler (moi-même, en tant qu’entité distincte, donc pourvue d’une identité). Ce que

Joëlle nous conte de son environnement infantile permet de faire l’hypothèse d’une difficulté

dans l’intériorisation de cet interlocuteur qui constitue la figure d’une intersubjectivité et

d’une collectivité fondamentales dans lesquelles le concept-même d’individualité trouve sa

source. Il semble que la non-intégration d’une figure collective bienveillante ait contribué à

laisser les souvenirs immédiats.

5. I atu ité… ou i édiateté ? I atu ité… ou h po-réflexivité ?

L’immaturité dont Joëlle se taxe régulièrement a attiré notre attention. Il est en effet

intéressant de constater que cette qualité, empreinte d’une connotation moraliste importante,

fait à la fois l’objet d’une auto-qualification de la part d’une patiente et d’une théorisation du

trouble borderline (Charbonneau, 2010a, 2010c). Approchons cette « immaturité », que

Charbonneau situe dans le domaine du patho-éducatif, par le biais d’une situation concrète.

Joëlle se trouve notamment immature lorsqu’elle prend conscience des changements brutaux

qu’elle vit dans sa perception de son compagnon. Ce dernier peut, d’une semaine à l’autre et

pour des mêmes qualités, être vécu comme formidable ou insupportable. Elle explique aussi

que ce phénomène, retrouvé dans le DSM-5 comme « alternance entre les positions extrêmes

d'idéalisation excessive et de dévalorisation » (APA, 2013/2015, p. 780), ou dans la notion de

clivage de l’objet 58 , intervient aussi dans ses relations amicales. Alors que je sonde sa

conception de la maturité, Joëlle expose :

(La maturité) C’est le fait de se dire « ouh la, euh, qu’est-ce qu’il se passe, tu es énervée, pourquoi, euh, qu’est-

ce qu’il se passe dans… », de regarder en soi et pas se dire, impulsivement, spontanément, c’est (la faute de)

l’autre.

Joëlle nous renseigne ici sur le fait que la culpabilisation et la responsabilisation de l’autre

décrite par Stanghellini & Rosfort (2013a) dans le chef des patients état-limite peuvent aller

de pair avec un manque de réflexivité. C’est apparemment le manque de retour sur soi qui

semble présider à la réaction impulsive d’hétéro-accusation. Être mature exigerait, selon

Joëlle, de s’attribuer ses propres réactions, mais aussi de prendre du recul : elle explique

qu’elle tente de se raisonner, de relativiser (médiatiser) pour se dégager quelques degrés de

liberté par rapport aux changements de sentiments qui la saisissent.

58 Ce phénomène, qui n’est plus à démontrer dans le chef des personnes borderline, devient encore plus éloquent lorsque Joëlle rapporte, à propos de la façon dont elle peut décrire son compagnon à quelques jours d’intervalle : « On aurait l’impression que je décris deux personnes différentes ».

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La lutte consiste aussi, pour la patiente, à parvenir à ne pas montrer ces changements de

sentiment à son alter ego. Elle ne désire pas être transparente mais se voit dans l’obligation de

lutter pour ne pas l’être59. L’inéluctabilité de cette lutte tient à la puissance d’absorption que

ces sentiments semblent tenir dans l’immédiat. Joëlle a l’impression, sur le moment, que ces

changements soudains sont irrémédiables, même si elle sait par ailleurs qu’il n’en est rien ; la

connaissance qu’elle a de ce type de moment est surpassée par l’éprouvé du moment.

Enfin, ces oscillations dans les sentiments et la perception d’autrui valent à nouveau beaucoup

de culpabilité à notre patiente, et l’amènent à penser à se faire du mal pour se punir, dans une

sorte de processus « automatique »60. Elle ajoute qu’elle parviendra à ne pas recourir aux actes

autodommageables si elle parvient à faire son introspection, à se concentrer sur la

compréhension de ce qui se passe en elle et sur l’identification du déclencheur émotionnel

(ces tâches représentant des difficultés régulières et importantes pour elle) ; bref, si elle

parvient à faire preuve de réflexivité, à se décoller de l’éprouvé pour rétablir le minimum de

différenciation et de distance nécessaires pour le réfléchir (et se réfléchir).

5.1. Hypo-réflexivité immédiate… et permanente

Lorsque je demande à la patiente ce qui la définit finalement, elle répond : « Je crois que je

suis une personne très, très sensible ». Elle enchaîne en différenciant la sympathie de

l’empathie et explique : « J’ai tendance à m’oublier, à me laisser engloutir avec l’autre ». Elle

ajoute que dans les moments émotionnels quels qu’ils soient, elle est incapable de mobiliser

ses compétences, comme si ces dernières, instantanément, n’existaient plus. « C’était comme

si j’avais un trou de mémoire », dit-elle. Joëlle explique aussi que, de manière générale, elle

ne parvient pas à mémoriser, à penser les choses ou à se concentrer, car elle gère en

permanence un mal-être. Nous constatons donc que l’hypo-réflexivité, déployée ici dans ses

versants d’engloutissement émotionnel et cognitif, peut aussi bien s’exprimer de façon

paroxystique que continue.

Enfin, si nous reformulons les paroles de la patiente avec Kimura, à propos de

l’hypersensibilité, nous pourrions dire que Joëlle « rencontre toujours chaque « autre »

comme totalité immédiate unique intégrale, ce qui rend impossible toute constitution de la

différence à la fois intersubjective et intrasubjective » (Kimura, 1992, p. 110).

59 Ce désir de ne rien montrer est, à nouveau, lié au jugement qu’elle porte sur ses changements de sentiments, et sur le caractère fou et incompréhensible que ces fluctuations doivent comporter selon elle aux yeux d’autrui. 60 Cette auto-punition fait, aussi, partie des fonctions répertoriées par Rossi Monti & D’Agostino (2016) concernant les passages à l’acte auto-agressifs non-suicidaires.

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6. « Immaturité » et temps vécu : De la marchandisation des relations humaines

Les relations conjugales tiennent une place singulière dans la vie de Joëlle. Cette dernière

explique en effet qu’elle se sent mieux quand elle est en couple que lorsqu’elle ne l’est pas,

mais qu’elle éprouve simultanément des difficultés supplémentaires, car cela lui donne à gérer

pas mal de choses et la rend plus tendue. Il s’agit aussi d’une sphère de la vie dans laquelle

elle estime qu’elle se comporte en enfant, et du domaine à propos duquel l’intensité de ses

difficultés et émotions s’atténue le moins avec le temps. Les décès de trois (ex-)compagnons

ont, par ailleurs, contribué à la mauvaise image que la patiente a d’elle-même : elle s’est vue,

à un moment de sa vie, comme une sorte de « veuve noire », de pôle à malheurs.

Même si elle parvient à voir les points agréables de sa relation amoureuse (qui sont

apparemment majoritaires), Joëlle ne peut s’empêcher d’expérimenter un vécu qui, bien qu’il

se base sur des éléments minoritaires, se révèle assez puissant. Il s’agit, à première vue et

selon les propos de la patiente, d’une exigence disproportionnée envers le conjoint, d’un désir

de « perfection ». Joëlle dit éprouver des difficultés à accepter que son compagnon

entretienne des habitudes qui l’agacent. Elle explique aussi sa difficulté à faire des

compromis. En effet, ceux-ci deviennent rapidement trop lourds à porter, envahissent son

espace mental, l’épuisent. Ils génèrent des émotions diverses qui confluent systématiquement

vers la culpabilité et l’envie de se faire du mal. Dans la même lignée, Joëlle détaille la lutte

interne perpétuelle qu’elle vit à la lumière de la problématique que nous venons de décrire.

Elle est tiraillée entre ses exigences et la nécessité du compromis ; entre l’envie de rompre, et

la conscience du fait qu’elle ne peut demander à l’autre de changer du tout au tout, d’être

autre que lui-même. Elle critique ses propres exigences, sa faible tolérance à ces mini-

désaccordages relationnels, sa lassitude, qu’elle trouve injustes pour l’autre, mais, dans

l’instant de l’agacement, la colère et la frustration sont trop fortes. Elle déplore la brièveté des

relations de couple qu’elle peut parfois entrevoir autour d’elle et la futilité des raisons

présidant aux ruptures de nos jours tout en reconnaissant en elle des tendances semblables.

Nous pouvons résumer sa façon de voir les choses par une phrase paradigmatique :

Pour que ça aille bien, il faudrait que la personne soit comme je le désire à 100%.

Nous ne pouvons pas, ici, ne pas proposer un parallèle avec la « commercialisation » des

relations humaines dépeinte par Muscelli & Stanghellini (2012). Leur réflexion, qui s’intègre

dans un propos sur l’instantanéité, est basée sur une phrase prototypique similaire à celle

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prononcée par Joëlle : « J’aurais aimé trouver une femme à qui plaisent les choses qui me

plaisent » (p. 176).

Ces deux sentences expriment une même idée : celle de l’Autre en tant qu’élément devant se

conformer à nos desiderata. Nous pensons, avec Muscelli & Stanghellini (2012), que la notion

sous-jacente est celle du droit à la consommation, et de la prescription s’y afférant, encore

retrouvée dans le slogan commercial moderne « Le client est roi ». Chez Joëlle, la

consommation est celle de l’Autre en tant que produit. En effet, une correspondance parfaite

entre nos désirs et ceux de l’autre, ou entre nos désirs concernant les attitudes de l’autre et ces

attitudes mêmes, semble impliquer une relation comportant des caractéristiques plutôt

typiques de ce que l’on trouve généralement dans le champ du commerce. Ces

caractéristiques, essentiellement temporelles, comprennent notamment le fait que le produit

(correspondant ici au partenaire de Joëlle) ait les idées claires à propos de ses goûts et

caractéristiques, la certitude que ces caractéristiques restent identiques pendant toute la durée

de la relation (ou évoluent seulement dans la mesure où les désirs de Joëlle évoluent), ou

encore le fait que le « client » lui-même (c’est-à-dire, Joëlle) sache exactement ce qu’il veut.

Si l’on poursuit ce raisonnement, la durée de relation et sa fin sont rapportables à une date

d’expiration : lorsque la correspondance ne sera plus totale, le produit sera remplacé. Plus

globalement, à l’image d’autres participants, Joëlle met autrui en demeure de calibrer ses

interventions à son égard. Aussi, comme le client roi qui est finalement à la merci des néo-

besoins qu’il a contribué à créer via la société de consommation (Bécheur, 2008 ; Donada &

Nogatchewsky, 2008), Joëlle, tandis qu’elle semble occuper la position de pouvoir (elle

dicterait à l’autre ses comportements si elle suivait son ressenti), est soumise à son désir.

En résumé, c’est une modification du temps de la relation qui semble être à l’œuvre. Les

sentiments de Joëlle impliquent un raccourcissement jusqu’au néant du temps d’ajustement

entre les partenaires. L’historicité de la relation est basée sur l’instantanéité. Et ce, malgré le

fait que Joëlle trouve, à un niveau réflexif, ses sentiments inadéquats.

Une expression semblable du temps vécu semble présider à un autre type d’acte, que Joëlle

qualifie de manipulation et qui semble à nouveau révéler la notion de consommation d’autrui.

Auparavant, typiquement lorsqu’elle était en état d’ivresse, Joëlle pouvait faire preuve d’une

boulimie de contact humain. Il s’agissait de prendre contact avec des personnes dont elle

savait qu’elles l’appréciaient dans le but d’obtenir des réponses rassurantes (affectueuses)

quant à sa personne. Ainsi, elle pouvait entrer en contact avec cinq ou six individus dans

l’heure, et même convenir de rendez-vous simultanés pour se retrouver ensuite dans

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l’embarras. Ce type d’agissement finissait par lui procurer une honte importante dans l’après-

coup (le lendemain), et l’amenait à se juger très sévèrement, à se considérer comme indigne,

anormale, à être attristée par la gravité de son état.

7. « Immaturité » (immédiateté) et situations limites

Nous l’avons vu, Joëlle se blâme pour ses exigences et sentiments négatifs envers son

partenaire ou pour ses changements de sentiments à son égard. Elle tente de les éviter.

Pour étayer son propos sur son intolérance à certaines attitudes de son partenaire, elle parle

notamment des bruits de bouche. Elle explique qu’elle éprouve une aversion pour ce type de

sonorité et a recours à divers moyens pour s’en détourner, comme mettre de la musique durant

les repas. Elle semble ensuite aboutir au noyau de ce qui la dérange dans cette problématique

a priori anodine. Selon elle, c’est finalement le fait d’être obligée de mettre de la musique

pour prévenir ou remédier à son inconfort qui l’importune. De façon similaire, lors d’un autre

entretien, Joëlle verbalise à quel point le fait même de ressentir un mal-être quelconque peut

la frustrer :

Je me dis, « mais c’est quand même pas ça qui me met dans un état pareil », quoi, donc euh, re-culpabilisation,

« t’es vraiment grave ».

Elle perçoit cette difficulté à la lumière de son passé : l’obligation de faire quoi que ce soit

(même lorsqu’elle émane, comme ici, d’elle-même, d’un « assujettissement » constitutif à ses

propres vécus) rappelle à Joëlle tout ce qu’elle fut forcée d’effectuer contre son gré durant son

enfance, et l’interdiction formelle de se plaindre qui lui était adressée. Dans les moments où

elle ressent cette intolérance à ses propres vécus, des souvenirs d’évènements où elle a

ressenti exactement la même chose refont surface. Joëlle ponctuera son raisonnement en

expliquant plus globalement que toute contrainte lui est désagréable.

Finalement, nous pouvons conclure que la participante semble frustrée d’être contrainte par

ses ressentis négatifs. À l’image de son aversion pour la culpabilité ou la sensation d’être

victime (décrite plus haut), elle éprouve des difficultés à tolérer le fait même d’être perturbée.

Or, avec Jaspers (1956, cité par Englebert, 2017), qui érige la souffrance et la culpabilité en

situations limites, nous pensons qu’il relève de la condition humaine d’éprouver des états

d’esprit pénibles, d’être bouleversé dans un sens parfois incommodant. Dans l’intolérance

qu’elle éprouve par rapport à sa souffrance, intolérance que nous pourrions qualifier de méta-

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souffrance61, Joëlle prend conscience du fait qu’elle est dépendante de ses éprouvés (et, en

dernière analyse, de son corps). Elle touche au donné fondamental qui veut que tout Homme

est voué à souffrir62 (c’est-à-dire, à vivre des émotions désagréables). Nous pourrions dire

qu’elle prend « conscience de son existence » (Fuchs, 2013, p. 1) et ne le supporte pas (ou

voudrait dépasser ce fait). Le fait que toute contrainte est vécue comme désagréable par la

patiente nous renvoie encore à ce qu’écrit Jaspers : « toute limite est expérimentée comme

une prison » (Jaspers, 1984, cité par Fuchs, 2013, p. 6).

8. Masque et transparence

À de nombreux moments, la figure du masque apparaît dans le discours de Joëlle. Il peut

s’agir du masque qu’elle « remet » lorsque ses enfants viennent la voir alors qu’elle est au

fond du trou, et qui lui permet de l’être moins, de faire des choses, de s’investir dans la

relation avec eux ; ou du masque qu’elle met dans la plupart de ses relations ; du masque qui

lui permet de ne pas dire à son compagnon ses changements de sentiments à son égard ; du

masque qui, finalement, permet de ne jamais « se laisser aller » en présence d’autrui.

Ce masque est, pourtant, reconnu par la patiente comme un élément supplémentaire à gérer en

plus des émotions qui se trouvent derrière. Il est aussi reconnu comme impossibilité de faire

son introspection ou de communiquer adéquatement : il recouvre et n’écoute pas le visage qui

se trouve derrière lui. Il est un masque de gêne qui pousse les interlocuteurs de Joëlle à en

adopter un semblable (nos discussions à propos de la relation se jouant dans les entretiens

auront rendu cela évident).

Ce masque s’est forgé durant toute la vie de Joëlle, et plus particulièrement durant son

enfance, lorsqu’elle a appris qu’afficher ses ressentis, surtout ceux négatifs, l’amenait à être

dénigrée et rejetée par son entourage familial. Il est ainsi devenu le masque des émotions-

pour-autrui, se voulant uniquement positives, à l’image de l’impression que tendent à diffuser

la prosodie vocale de Joëlle ou ses rires intempestifs. Ce masque est celui de la préservation

de la relation, car Joëlle a appris qu’être soi revenait à abîmer cette dernière. Ce masque n’est

finalement plus masque : il se fond dans le visage de Joëlle et dans sa personne pour lui faire

accumuler les tensions sans même en avoir conscience, pour rendre l’identification des vécus

et la compréhension de soi finalement compliquées, et ce, jusqu’à ce que l’envie de se faire

61 Au sens d’une souffrance quant au fait de souffrir, d’une souffrance par rapport à une autre souffrance. 62 La souffrance n’est ici pas définie en vertu de critères « objectifs » quelconques, mais bien, à nouveau, dans une perspective en première personne ; elle existe donc à partir du moment où la personne exprime qu’elle souffre (comme ici, lorsque Joëlle exprime des émotions négatives et la frustration qui en découle).

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mal vienne réveiller la volonté de se comprendre de notre patiente. Ce masque est

déculpabilisant : il permet de ne pas se rendre coupable de… souffrance. Il est aussi

responsabilisant : Joëlle doit gérer ses émotions seule, doit gérer tout toute seule, elle ne peut

s’autoriser à jouir des bénéfices de la régulation émotionnelle interpersonnelle. Ce masque est

finalement salvateur et révélateur : il permet à la patiente de se montrer sous un jour

acceptable, de ne pas exposer la personne honteuse qu’elle est pour elle-même en tant

qu’autre.

Après avoir abordé le sujet de la gêne, du masque que Joëlle dit gérer en permanence, en

évoquant la relation en train de se jouer durant nos entretiens, j’aurai l’impression d’une

modification dans notre relation. L’entretien suivant, dernier entretien, sera d’ailleurs plus

long, et à mon sens plus profond et intime que les deux premiers ; des vécus plus irrationnels

et honteux m’étant confiés, les rires gênés stéréotypés faisant en partie place à des traits

d’humour partagés.

Enfin, paradoxe s’il en est, le symbole de la transparence est peut-être un des seuls signifiants

qui aura eu autant voix au chapitre que celui du masque. La plupart du temps, la transparence

aura été, dans le discours de notre participante, l’envie de ne pas l’être. Et ce, sauf à un

moment : celui du corps. Le corps, élément fondamentalement mien (Charbonneau, 2010a) et

pourtant si empreint d’altérité (Stanghellini & Rosfort, 2013b). N’est-ce pas lui, en tant que

dernier élément de résistance, qui fait vivre à Joëlle, d’une façon qui échappe à son contrôle,

ce qu’elle tente d’éviter à tout prix par le biais de l’opacité du masque : la transparence ?

N’est-ce pas lui qui lui impose des vécus d’inconsistance et de nudité totales ? N’est-ce donc

pas lui qui relie le masque porté par Joëlle et l’insuffisance de son sentiment d’être soi ?

9. Honte et dégoût de soi

Joëlle est la première patiente qui, à la fin du dernier entretien, ne m’a pas encore donné à voir

de tatouage ou de piercing. Comme les premiers participants rencontrés en portaient et que ce

thème avait fourni des données relativement riches, je décidai de questionner Joëlle à ce sujet.

Elle répondit qu’elle portait un tatouage dans le cou et avait arboré, auparavant, des piercings.

Elle exprima son regret quant à leur réalisation, puis décrivit le contenu de son tatouage et les

circonstances de sa production. Ainsi, j’appris qu’elle s’était fait tatouer, il y a plusieurs

années, le nom de son compagnon d’alors, suite à ce qu’elle décrit comme un chantage au

suicide. Ce tatouage avait visé à rassurer son partenaire, et avait été réalisé sur un coup de

tête. Lorsqu’elle s’est mise en couple avec un autre homme, Joëlle a modifié son tatouage.

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L’idée d’appartenir à son ex-compagnon lui était devenue insupportable. Le prénom a donc en

partie fait place à des oiseaux entourés de nuages, représentant le sentiment de liberté. Les

lettres qui ont subsisté ont été choisies en vertu de significations particulières, qui reflètent

l’image que Joëlle a d’elle-même. La syllabe « vi », choisie pour sa signification de

« microbe » dans la langue vietnamienne, faisait écho au fait que notre sujet se percevait

véritablement comme un microbe. La dernière lettre restante est le « E » et évoque, pour la

patiente, l’éternité. Elle explique finalement le lien entre ces deux signifiants :

Que je n’étais qu’un microbe et que ce serait comme ça dans toute l’éternité, que je ne serais qu’un microbe,

quoi, quelqu’un d’insignifiant, de tout petit, de sale (rires nerveux).

Ce tatouage à la signification éternelle, Joëlle veut, aujourd’hui… absolument l’effacer. Se

révèle donc une dialectique du provisoire et de l’éternel qui rappelle curieusement la

problématique abandonnique d’Alicia, ou celle de « l’être et le néant » de Gabrielle.

Par ailleurs, lorsque je l’interroge sur l’expérience de tatouage, notre participante rapporte

n’avoir ressenti aucune douleur sur le moment (et ajoute pourtant qu’après-coup, cela est

semblable à une légère brûlure). Le tatouage articule donc, une nouvelle fois, l’absence du

corps, d’une part, et l’objectivation corporelle de la honte et du dégoût de soi, d’autre part.

Nous pouvons finalement tenter de donner sens aux variations de la conscience du corps déjà

évoquées. Si la personne se sent tellement honteuse et dégoûtée par elle-même que son corps

en vient à lui être désagréable, abandonner ce corps et le vivre sans pouvoir se l’approprier

pourrait constituer la seule chance d’évasion. « Le corps de la honte est alors un corps en

suspens ; c’est un corps-pour-autrui qui n’en finit plus d’être absent. » (Hervy, 2017, p. 449).

La suppression émotionnelle à laquelle s’essaie continuellement Joëlle peut, ainsi, aussi être

mieux comprise.

Joëlle finira par dire que la partie la plus difficile à vivre du diagnostic et de sa situation est le

regard des autres. Et d’ajouter : « C’est quelque chose qui doit être honteux, quelque part, si

on peut pas le dire à tout le monde. Enfin, c’est ce que je pense. »

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Chapitre six : Nina et la boule à facettes63

Nina est âgée de 28 ans. De petite taille, mince, aux cheveux courts ébouriffés, elle paraît plus

jeune que son âge. La première impression qu’elle dégage relève du dynamisme. Elle fut très

démonstrative tout au long de nos rencontres, aussi bien gestuellement que dans ses

expressions faciales. Je peux percevoir d’emblée un piercing sous sa lèvre inférieure (en plus

de ceux aux oreilles), ainsi qu’un tatouage à l’avant-bras (elle m’expliquera qu’elle en porte

trois en tout). Nina travaille comme aide-soignante depuis plusieurs années et le fait d’avoir

réussi, jusqu’à présent, à garder son emploi au fil du temps est un motif de fierté pour elle.

Lorsque nous nous rencontrons pour la première fois, elle est en couple avec une femme

depuis trois semaines. Dès ce premier entretien, elle semble se livrer assez bien : il est

question, dès les premiers instants, d’épisodes de sa vie qui m’apparaissent assez intimes et

chargés.

La première phrase que Nina dit à son propos est qu’elle est une personne qui joue beaucoup

avec les limites. Elle explique notamment avoir l’habitude de « tester » autrui,

particulièrement dans ses relations amoureuses. Ces tests peuvent s’avérer violents

(verbalement et/ou physiquement). Elle en veut pour preuve un épisode survenu la veille de

notre première rencontre, lors duquel, ivre, elle a étranglé sa compagne à l’aide d’une ceinture

pour voir comment elle allait réagir ; elle ajoute qu’elle a apprécié ce moment. Elle mentionne

également une situation plus ancienne où elle a joué avec une machette près de la gorge de sa

compagne d’alors. Seule une menace d’abandon de la part de cette partenaire avait permis de

stopper ce jeu dangereux. Autre exemple de « test » relationnel : les conversations qu’elle

entretient constamment avec ses ex-copines, sans s’en cacher vis-à-vis de sa copine actuelle.

Ces tests peuvent, enfin, aussi concerner explicitement l’éventualité de rupture (« dire qu’elle

est pas importante pour moi […], dire que je suis une fille qui n’en vaut pas la peine […],

qu’il y a plein de filles ailleurs, pour voir si elle reste »).

Nina affirme que ces provocations (qui peuvent toutes être vues comme plus ou moins liées à

la problématique de l’abandon) visent à mieux « ramener » ensuite l’autre vers elle, à se le ré-

accaparer à la manière d’une possession. Rester en contact avec ses ex-partenaires amoureux

(ou sexuels) est d’ailleurs une quasi-constante dans la vie de la patiente, et son discours à ce

propos est sans équivoque (ces extraits n’étant d’ailleurs pas exhaustifs) :

63 Ce titre s’est imposé à nous en un triple sens. Il concerne à la fois la façon dont la patiente parle d’elle-même et son être-au-monde en général (le lecteur s’en apercevra dans le décours de l’analyse), le statut de ce chapitre (qui intègre, en quelque sorte, les dimensions développées dans les chapitres précédents), et un élément hétérogène que le lecteur découvrira dans la conclusion se situant dans le prolongement de ce chapitre.

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Je les ai toujours autour de moi parce que j’arrive encore à les tenir toutes. […] J’ai cette peur intense qu’on

m’oublie. […] Comme si je voulais maintenir un lien, toujours, en fait. […] Je ne veux pas mettre de fin.

À propos son lien actuel avec une ex-compagne qu’elle dit haïr profondément (Aurore64), elle

rapporte par exemple :

J’arrive pas à m’en détacher parce que quand elle se détache de moi pour partir, je la rattrape, et quand elle est

là, je fais tout pour qu’elle dégage (notamment via des insultes).

Nina explique enfin que la rupture vient généralement sanctionner ses relations de couple. La

peur de l’abandon peut en effet pousser notre patiente à quitter l’autre avant d’être quittée, à

poser des actes agressifs, ou à présenter des attitudes hyper-contrôlantes finissant par faire fuir

la partenaire et réaliser la prophétie auto-réalisatrice. Un exemple frappant m’est conté

quelques jours après s’être produit. Alors qu’elle était en discothèque avec sa compagne, Nina

s’est, à un moment donné, trouvée seule (elle dit s’être perdue dans la discothèque). Elle a

alors envoyé quantité de SMS à sa partenaire en lui demandant de ne pas l’abandonner, puis

s’est montrée physiquement violente envers elle lors de leurs retrouvailles.

La première chose que nous remarquons est que le fait de se retrouver seule a provoqué un

véritable vécu de perdition. Cette perdition était apparemment géographique65, mais a aussi,

visiblement, emmené avec elle un sentiment d’insécurité plus fondamental qui a fait ressurgir

le spectre de l’abandon. Penchons-nous sur le récit que notre participante fait, a posteriori, de

ce moment durant lequel elle s’est vue en train d’être abandonnée :

Je connais pas Namur, dans une boîte, il y avait des vigiles, ils étaient plus grands que moi, j’avais l’impression

d’être un enfant […] d’être petite que tout le monde pouvait me marcher dessus, d’être abandonnée par ma mère.

[…] L’adulte était l’enfant abandonné, quoi.

D’ores et déjà, nous pouvons re-convoquer le « système (de souvenirs) traumatique » de

Meares (2000). Nina a eu l’impression, l’espace d’un instant, de revivre des abandons connus

durant l’enfance. Ceci est allé de pair avec un sentiment de faiblesse, de vulnérabilité. Il est

aussi intéressant de préciser qu’elle a purement et simplement oublié des parties de l’épisode

qui s’est déroulé dans la discothèque. Au moment où nous nous rencontrons, elle a, par

exemple, toujours peine à croire qu’elle a réellement violenté sa compagne, malgré le fait que

cette dernière le lui ait certifié. Notons enfin, plus globalement, qu’à certains moments, alors

64 La relation de Nina à cette femme sera reprise plus loin. Aussi est-il utile que le lecteur retienne ce prénom. 65 Nous pouvons nous questionner, à nouveau, sur la nature de l’espace vécu. Reverrait-on poindre à l’horizon l’espace du paysage de Straus (Straus, 1992 ; Gennart, 1986) ?

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que le récit de souvenirs se déroule au passé, le présent grammatical fait irruption dans le

discours de Nina, et ce, sans que les formes prises par son récit soient modifiées ou le

nécessitent. Cela renforce encore notre postulat d’effraction du souvenir.

Nina rapporte aussi une tendance à un autre type de provocation, plutôt de l’ordre de la

manipulation66, et qui cible les failles détectées chez l’autre. Lisons la :

Je trouve toujours le petit truc qui emmerde les gens et… je joue avec, quoi. (En parlant de sa compagne

actuelle) Je sais que c’est une grande jalouse, donc si je veux je peux la rendre jalouse avec une autre fille.

Ceci sert apparemment à rompre avec l’ennui ou la monotonie :

C’est comme si on s’ennuyait tellement qu’à un moment donné il fallait foutre un peu la misère. Ou comme si

c’était tellement trop stable […]. C’est stable puis à un moment donné il faut que je détruise un peu cette stabilité

pour qu’il y ait un peu de… de punch, là.

Nina semble donc irrésistiblement tentée de mettre en péril la stabilité. Nous touchons déjà,

ici, à un élément important. La constance et la quotidienneté, pourtant explicitement

recherchées67, semblent principalement vécues dans leur versant monotone. Cela est encore

manifeste lorsqu’au moment où je demande à Nina, pour m’assurer d’avoir bien suivi son

récit, si le dernier prénom prononcé (Lindsay) désigne sa compagne du moment, elle répond :

Ben, oui, normalement, oui. Si je reste avec. Mais oui, c’est ma copine.

Tout se passe comme si, à chaque instant, la durabilité de la relation était remise en question.

1. Une histoi e d’i sta t(s)68

Du discours de Nina, se dégage un schéma récurrent : des oscillations rapides d’humeur ou

d’émotions – que Meares (2000) voit comme une nouvelle preuve que les patients borderline

vivent constamment dans le présent – se traduisent dans des actes immédiats (« sur le

moment ») et impulsifs, très souvent regrettés par la suite.

66 Nous nous permettons ici d’employer le terme « manipulation » (au sens de manœuvrer quelqu’un ou quelque chose) car la patiente parle de jouer avec. 67 « Moi je me le dis tous les jours, c’est quand que j’aurai une vie stable. Pourtant j’essaie de pas y penser, hein. J’essaie de faire comme tout le monde, je vais faire mes courses, je fais à manger pour ma copine, je me lave, je vais au boulot, … » 68 Le caractère amphibologique de l’expression est ici bien à propos : il reprend les deux développements opérés avec le cas d’Alicia. D’une part, l’instant « paroxystique » du passage à l’acte, et, d’autre part, la difficulté de narrativité, qui fait que l’on peut parler, pour la biographie de la patiente, d’une succession d’instants.

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Tous les états font en sorte que je… il faut que je fasse un truc sur le moment, quoi.

1.1. Colère et violence

La colère, notamment, pousse régulièrement Nina à des passages à l’acte hétéro-agressifs

(casser des verres, déchirer les habits de sa partenaire, se battre). À propos de ce qu’elle

ressent dans ces moments, la patiente rapporte :

Je sais pas l’expliquer parce que c’est comme si je ne pouvais pas réfléchir, à ce moment-là. […] Il y a pas de

réflexion, c’est sur le moment, c’est l’impulsivité […] Je sais pas expliquer, […] comme si plus rien ne comptait

[…] Ça vient même sur le moment. C’est comme ça et c’est maintenant, tout de suite, c’est, là, quoi. […] J’y

vais, quoi, je fonce. Je commets l’acte. […] Quand je suis en colère et que je passe à l’acte, ben c’est comme si

pour moi demain n’existait pas, quoi, que ce passage à l’acte n’aura aucune répercussion demain, quoi.

L’accès à la réflexion semble momentanément disparaître. Les choses sont soudainement

vécues comme futiles, leur inscription dans le temps est modifiée : la valeur qui leur était

précédemment attribuée s’évapore, le futur n’existe plus et l’inconséquence domine. On

retrouve le primat de l’instant, et, comme pour Alicia, la soudaineté du passage à l’acte est

parfois telle que Nina ne peut systématiquement certifier qu’un sentiment de colère a fait

partie intégrante du micro-moment. C’est comme s’il n’y avait plus d’histoire, seulement un

présent immédiat. La personne de Nina apparaît collée à l’acte. Elle ne parvient plus à prendre

conscience des tenants et des aboutissants de ses comportements, autrement dit, de

l’inscription temporelle du moment présent. Mais encore :

Que les gens n’existent pas, que les émotions des gens n’existent pas à ce moment-là, ça fait gros pervers mais…

rien n’existe en fait.

L’absence d’histoire est aussi absence d’historicité de l’Autre. Seul l’instant dévoué dans son

entièreté à l’acte semble exister. Ainsi, si l’autre n’est plus qu’un objet potentiel sur lequel la

colère peut se diriger (comme chez Gabrielle), le fait qu’il ne puisse plus être vécu comme un

être doué d’une sensibilité peut être mieux compris.

Toujours à propos de ces passages à l’acte, je fus particulièrement interpellé lorsque Nina dit :

« J’ai l’impression qu’une personne prend une autre place ». Comme je ne comprenais pas

réellement ce qu’elle voulait dire, je la questionnai plus avant. Et elle, de m’expliquer :

Oui, ben, la culpabilité a pris la place sur la haine, par exemple, maintenant je culpabilise, et du coup ben,

j’essaie de faire l’enfant […] Pour me faire pardonner.

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Par ailleurs, Nina dit avoir régulièrement l’impression que son corps et son émotion ne font

qu’un. Aussi dit-elle à un moment donné, sans donner ensuite l’impression de vouloir se

corriger ou d’avoir commis un lapsus : « Lorsque je suis la haine, […] ». Ces données

semblent nous renseigner sur le fait que parallèlement au changement d’émotion, notre

participante a véritablement l’impression de devenir quelqu’un d’autre (ou son émotion).

1.2. Le vide, vécu fluctuant mais ubiquitaire

Nina éprouve, plus souvent qu’à son tour, le vide. Elle rapporte :

C’est comme si on était mort. […] Comme si je n’étais plus ici. Voilà, imaginons, comme si j’étais plus là, les

gens parlent mais je les entends pas, … Ben il fallait que je touche la table, par exemple, une fois. J’ai été

toucher la table pour me remettre dans la réalité. […] C’est comme si on était un fantôme qui errait dans des

pièces en fait. […] Comme si j’étais rien […] Comme si je ne vivais plus, sur le moment, en fait. Je suis dans un

élément, où il y a des gens, mais les gens, de ce qu’ils pensent de moi, je m’en fous, ils n’existent pas non plus,

quoi. Un peu comme si j’avais déconnecté.

Dans ces moments, Nina est à la fois hors du monde et de son corps. C’est par le biais de la

matérialité des choses qu’elle parvient à « revenir ». Cette expérience implique aussi

l’impression d’être réduite à néant, de ne plus exister, donc, de ne plus être une personne.

En outre, ce sentiment de vide implique une relation particulière à l’Agir, comme une

désinhibition, qui amène Nina à réaliser des dépenses excessives, à avoir des relations

sexuelles inopinées et chaotiques, à consommer de l’alcool ou à s’exprimer d’une manière qui

exclut toute censure. La patiente raconte :

Quand j’ai eu des vides, j’ai fait plein de conneries, […] Des relations tumultueuses, pour un peu me réveiller, je

suppose, je sais pas. Et après regretter certaines choses. Parler mal, dépasser des limites… dans des vides comme

ça on fait un peu n’importe quoi en fait. Enfin, je fais un peu n’importe quoi. […] Je peux boire, […] Des

relations comme ça… avec n’importe qui. […] On peut faire ce qu’on veut quand on est mort, hein […] parce

que j’ose plus (lire « davantage »), c’est comme si on avait bu […] On n’est pas en état d’ébriété, quoi, (mais) on

est comme si on avait bu et qu’on avait plus aucune limite, en fait.

Elle a aussi du mal à attribuer une fonction ou une signification claires à ces actes, si ce n’est

celle, immédiate, de permettre de ressentir des choses, de se sentir en vie. Elle dira encore :

Je sais pas pourquoi je faisais ça, dans les moments de vide. Comme pour me sortir un peu de ça, je sais pas,

ressentir plus de choses, mais pas trop de choses non plus. […] Plus d’émotions. Pas trop non plus, mais c’est

toujours trop. C’est toujours trop.

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Alors que son psychothérapeute lui avait proposé une entreprise d’abstraction (tâche d’auto-

monitoring) à laquelle elle a échoué concernant cette problématique du vide, la jeune femme

peut parfois se sentir, le temps d’un vide paroxystique (généralement une dizaine de minutes),

inspirée, et (d)écrire de façon créative et le plus profondément possible ses états émotionnels

instantanés (elle projette d’ailleurs d’en faire un livre, car elle voit en l’émotion quelque chose

de communément apprécié). Cela lui permet de… se vider. Cette fonction, paradoxale au

premier abord, indique que le vide ne consiste pas ici en une absence de sentiment.

Au fur et à mesure des entretiens, Nina affine son discours par rapport au vide. Alors qu’il

était question jusqu’ici de moments brefs et paroxystiques (s’apparentant à des épisodes

dissociatifs), notre sujet fait aussi état de moments de vide plus longs, d’une ou plusieurs

heures. Elle a finalement l’impression que ce vide l’accompagne en permanence, à un certain

niveau. Comme si la toile de fond de son quotidien comprenait un vide léger à modéré qui

pouvait atteindre des pics d’intensité pendant des périodes plus courtes.

1.3. Les dépenses excessives

Même en dehors de la question du vide, le rapport aux dépenses de Nina est quelque peu

problématique. Lorsqu’elle dispose d’une certaine quantité d’argent (typiquement, quand elle

reçoit son salaire), notre patiente présente une tendance à acheter impulsivement.

C’est un moment impulsif, où je me dis, « ahhh, c’est du pognon, on s’en fout », et je pense pas à demain.

Plus globalement, elle est tiraillée entre deux réalités : la volonté d’épargner pour se donner

une certaine sécurité financière à long terme, et l’idée que cette sécurité n’est finalement « pas

importante puisqu’on peut mourir demain ». C’est, le plus souvent, cette dernière qui prend le

pas69. Cette idée que demain est incertain va de pair avec le primat de l’impulsion de l’instant :

Je vais aller faire les magasins, aller chercher des trucs, puis je vais tomber sur un autre truc, puis je vais avoir

une idée, alors je vais acheter l’autre truc… […] Si j’ai la dalle je prends un peu de tout […] Sur le moment, je

dis euh, on ne vit qu’une fois, demain est un autre jour, quoi, je ne calcule jamais pour mon mois. […] Sur le

moment je vais voir un truc à nonante euros, je vais me dire c’est pas grave, quoi.

À nouveau, la durabilité semble exclue, et nous retrouvons une relativisation de la gravité des

choses (et de la responsabilité). Notons encore la corrélation maximale entre l’idée et le faire.

69 Notons à nouveau la dialectique entre désirs de premier et de second ordre (Frankfurt, 1971 ; Fuchs, 2007).

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L’échange autour des dépenses est également l’occasion pour Nina d’expliquer que tant dans

ce domaine que dans ceux de l’amour et de la consommation d’alcool (et finalement dans la

plupart des domaines de sa vie), elle en veut toujours plus. Nous approfondissons :

Toujours plus, comme si euh… il y avait pas de fin, de fond, comme si j’étais un puits, mais sans fond en fait.

Comme si on ne me comblait jamais assez.

La patiente se conçoit donc, ici, comme un réceptacle sans limite. Comme un corps

exclusivement désirant qui ne se trouve cependant pas en mesure d’accueillir ce qu’il désire

ou obtient, faute de consistance, d’ancrage. Les dires de Nina donnent l’impression qu’elle se

sent traversée par les choses et que son sentiment d’être soi est insuffisant pour constituer une

instance suffisamment solide, une véritable entité susceptible de s’opposer minimalement à la

chose afin d’être apte à la recevoir. Nous voyons donc s’articuler, autour de la question de la

consommation ou de l’avoir, trois aspects retrouvés à d’autres endroits de notre analyse : la

remise en question de la limite (qui est à la fois limite du vouloir et limite de soi), le sentiment

d’être soi, et la question du vide (ci-exprimée par le fait de ne jamais se sentir comblée).

Nina voit aussi dans cette avidité un besoin général de vivre chaque instant de façon extrême,

en cherchant une sorte de plénitude, d’absolu, dans lequel l’Autre doit notamment, à l’image

de ce que nous avons décrit chez Joëlle, être « bien comme il faut » (par exemple, ne jamais

être triste). La pure présence de Kimura (1992) trouve ici sa pleine expression : Nina

s’immerge dans l’instant, dans les évènements, à un point tel qu’elle se perd en eux.

1.4. La o so atio d’al ool

La consommation excessive d’alcool est également un problème récurrent chez Nina. Elle

peut prendre plusieurs fonctions pour notre patiente : l’aider à parler et à aller vers les autres

(globalement mais aussi et surtout avec sa compagne), l’apaiser, et se sentir protégée. Nina

raconte ainsi, à propos de sa relation à sa compagne actuelle :

Quand elle me regarde, j’ai l’impression d’être toute démunie, et une fois que j’ai bu, j’arrive à la tenir dans les

yeux, quoi. J’ai l’impression d’être plus forte de ce que je crois à ce moment-là, en fait,

donc je bois, je bois… et j’aime ça.

Cette consommation mène cependant « toujours » à des émotions négatives (le plus souvent,

la haine), à une perte de contrôle et à des « dépassements de limite » qui se traduisent par des

actes dangereux pour soi ou pour autrui, ou, à minima, par des conflits interpersonnels :

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Ca doit, ça va aller trop loin. Mais je me le dis pas. Je préfère le vivre, sur le moment, être impulsive, en ne me

rappelant pas de mes aventures d’avant, de mes expériences d’avant, et c’est toujours trop. […] Je sais que je

vais avoir des pulsions en ayant bu. Je me suis déjà jetée sur la route alors qu’il y avait une bagnole qui passait,

euh…

A propos de ce qui peut être recherché dans ces séquences, Nina rapporte :

J’adore l’adrénaline. […] J’aime bien les dépassements de limite et l’adrénaline parce que ça me… Je sais

pourquoi je vis en fait, au final. Je sais pourquoi je suis sur terre et j’aime pas être toute plate comme ça. J’aime

bien mais en même temps, j’aime pas, je cherche à… à dépasser tout ça, à me faire peur, à… je sais pas ce que je

cherche, en fait.

La boisson permet donc, en quelque sorte, une relance de l’excitation qui vise à lutter contre

la monotonie et contribue à redonner du sens à la vie. C’est, en substance, ce que

Charbonneau (2010a) décrit lorsqu’il parle de couple atonie d’ennui/ré-excitation.

Ces épisodes de consommation abusive d’alcool entretiennent un lien fondamental avec

d’autres états émotionnels et le passé de notre participante. Ainsi, les contacts de Nina avec

son père biologique ou ses parents d’accueil sont quasi-systématiquement liés à un abus de

consommation. Tout comme être à leur contact amène la patiente à consommer (et à être

violente), cette dernière peut subitement ressentir, en état d’ivresse, l’envie d’aller rencontrer

ces proches pour leur déverser sa haine. Plus généralement, l’ivresse amène inévitablement

Nina à vivre (et à exprimer) des émotions extrêmes. En réalité, l’enivrement préside souvent à

l’irruption, dans son esprit, de souvenirs douloureux. Il peut s’agir de représentations

concernant d’anciennes relations de couples (et d’aspects abandonniques y attachés) ou de

souvenirs concernant sa maman. Dans ce dernier cas, Nina « redevien(t) un enfant qui a

besoin de sa mère ». Elle a fugitivement l’impression que cette dernière « est là » (la

représentation est présentifiée et exclusivement vécue dans son versant agréable, en tant

qu’elle vient combler un manque affectif, un « trou »). Cependant, très vite, le ressenti de

manque (non circonscrit à l’absence de sa maman) reprend le dessus. Cet état amène la

patiente à s’adonner à des activités sexuelles : « pour me remplir de quelque chose, de

quelque chose qui est vide, que je ne pourrai plus avoir ». Ces activités s’exécutent sur un

mode assez franc, animal (« J’y vais fort »), d’ailleurs pas toujours au goût des partenaires de

Nina mais qui permet à la patiente de s’exprimer, de se détourner de son mal-être en se

défoulant. La relation sexuelle est donc ici utilisée comme une voie de décharge.

Le véritable déclencheur des passages à l’acte, plus que la boisson en elle-même, semble être

l’irruption des souvenirs douloureux ; ce sont aussi eux qui semblent à l’origine des passages

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à l’acte dans les moments non alcoolisés. Nina rapporte qu’elle revoit véritablement des

épisodes de sa vie, qui la plongent dans la tristesse et la ramènent à une haine auto-dirigée.

Elle souligne encore l’insignifiance des évènements pouvant lui faire penser à sa maman.

1.5. Les automutilations

Dans le passé, Nina s’est également mutilée. Ces actes s’inscrivaient notamment dans des

séquences où prenaient place des bagarres et la consommation d’alcool. Elle peut se

remémorer ces moments durant lesquels elle était amenée à se scarifier :

J’ai plein d’émotions, en même temps, extrêmes, comme ça (elle fait un mouvement comme pour signaler le

chaos dans sa tête), j’ai pété des cases, et… il fallait que je me mutile après. C’était pas assez, je ne ressentais

pas assez de choses, je… c’est dur à expliquer, je ressentais pas assez de choses en fait, je me sentais vide donc

euh, je me faisais couler du sang, enfin je ne sais même pas expliquer, voilà. […] Je ressentais plein d’émotions,

je ne sais pas expliquer, la haine, beaucoup de choses, j’étais un être humain qui ressentais beaucoup de choses,

mais en même temps j’étais vide à mort en fait. Et je me coupais […] pour me faire saigner, pour me faire du

mal, […] parce que je suis quelqu’un de mauvais, parce que je repensais à ma mère, parce que je ressentais pas

assez et il fallait que je ressente au niveau physique, en fait.

On retrouve ici des sensations étonnamment similaires à celles éprouvées dans les moments

de vide où la patiente est amenée à consommer de l’alcool : un ressenti émotionnel chaotique,

composé de trop peu et de trop. Il s’agirait de cette même problématique confuse et

apparemment contradictoire concernant une certaine intensité d’émotions à ressentir. En

outre, plusieurs objectifs étaient attribués à l’acte de se mutiler : faire couler du sang, se faire

du mal, et ressentir les choses physiquement (Nina parlera aussi de « faire ressortir ses

émotions »). La patiente rapporte qu’in fine, se mutiler la calmait. Enfin, elle mentionne qu’il

lui fallait attendre l’après-coup pour réaliser la dangerosité de son geste (eu égard, par

exemple, à l’incertitude concernant l’origine et la propreté des lames utilisées).

Par ailleurs, Nina éprouve également, de façon chronique, du dégoût et de la haine envers

elle-même (elle parle d’ailleurs régulièrement du monstre qu’elle est « à l’intérieur »). Son

sentiment de valeur de soi semble profondément affecté, notamment par la conscience du fait

qu’elle fait souffrir les autres (cette perception renforçant d’ailleurs sa crainte de finir sa vie

seule). Ainsi, si les auto-flagellations (« c’est une sorte de punition envers moi-même ») que

constituent les scarifications lui font du bien, c’est aussi parce que, dans l’instant, elle estime

les mériter; une certaine egosyntonie est à l’œuvre.

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Si Nina ne s’automutile plus, c’est parce que les scarifications laissent des traces. En effet, les

risques pour son emploi et la confrontation au regard de l’autre l’ont dissuadée. Les cicatrices

seraient trop éloquentes ; notre participante ne désire pas faire transparaître son mal-être de

cette façon. Les moments de chaos émotionnel font toujours partie de sa vie actuelle, mais

mènent à des actions différentes (bagarres, dégradations matérielles), qui présentent

l’avantage d’être moins visibles. La tentation et la peur de se mutiler sont cependant toujours

présentes ; une certaine jouissance se dégage des paroles et expressions faciales de Nina

lorsqu’elle en parle.

En outre, Nina s’identifie de façon plus générale au caractère contradictoire et de prime abord

irrationnel du chaos émotionnel susmentionné :

J’ai des contradictions, c’est noir et blanc, les gens comprennent pas, mais dans ma tête c’est comme ça, c’est

clair et net, c’est euh… oui mais non. A l’extrême.

1.6. Les idées morbides

Des envies de mourir (qui ne semblent pas équivalentes à des idées ou à des scénarii

suicidaires) peuvent émerger dans des moments où Nina est en colère contre elle-même après

être passée à l’acte et avoir nui à autrui, ou accompagner les moments de tristesse intense (et

alors même que, dans le cas de Nina, la tristesse et la colère auto-dirigée sont très intriquées).

L’idée qui y préside est souvent la même : disparaître pour être débarrassée des autres et

débarrasser les autres de sa présence (vue comme nuisance). A nouveau, Nina précise, à

propos de ces idées : « C’est sur le moment. »

1.7. Culpabilité, empathie… et « re-temporalisation » ?

La plupart des passages à l’acte dont il a été question jusqu’ici, et en particulier les actes

hétéro-agressifs, valent à Nina une importante culpabilité dans l’après-coup (souvent

accompagnée d’angoisses et d’agitation). Ainsi, à première vue, le vécu de Nina va en partie à

contre-courant des descriptifs de Kimura (1992), Pazzagli & Rossi Monti (2000), Stanghellini

& Rosfort (2013a), voire Fuchs (2007), qui postulent une absence de culpabilité dans le chef

des personnes borderline.

Nous pensons, avec Fuchs (2007), que la culpabilité est une dimension fondamentalement

temporelle. En effet, pour qu’elle survienne, la structure du présent vécu doit présenter une

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dimension rétensive : l’acte par rapport auquel je me sens coupable, nécessairement passé,

doit avoir été accepté comme faisant partie de ma biographie. Cela implique donc une

certaine continuité de soi, mais aussi une relation maintenue avec la victime de l’acte (on est

toujours coupable envers quelqu’un ou quelque chose, en plus de l’être de quelque chose).

Cependant, malgré la culpabilité, il semble que Nina ne traite pas suffisamment l’acte

commis. En effet, elle explique qu’elle use, pour se racheter, d’attitudes angéliques (en

s’appuyant sur un côté esthétique : « faire mon beau sourire »), ou qu’elle attend que le temps

passe. Ainsi, malgré le fait qu’elle semble prendre rétrospectivement conscience des

conséquences de ses actes (souvent le lendemain), et donc qu’elle semble se réinscrire a

minima dans une temporalité extatique (nécessairement impliquée par les notions de

responsabilité et de culpabilité), les épisodes ne semblent pas suffisamment intégrés au soi via

un travail réflexif d’identité narrative. Cette hypothèse se confirme d’ailleurs lorsque Nina

explique qu’elle oublie véritablement ses actes, au sens figuré (elle n’en tire pas de leçon)

mais aussi au sens propre. En quelque sorte, si l’articulation passé-présent semble se faire à

travers la culpabilité, elle échoue à se prolonger en projections futures qui permettraient une

modification du comportement (ou en détermine qui sont cependant insuffisamment

endurantes pour faire face aux nouveaux désirs de premier ordre qui surviendront).

Enfin, notre sujet explique que c’est aussi dans cette temporalité rétrospective qu’elle parvient

à nouveau à se décentrer pour se mettre à la place de sa victime, autrement dit, à retrouver

l’empathie défaillante dans l’instant du passage à l’acte. Ceci est intéressant car, comme nous

l’avons esquissé à plusieurs reprises, avec Mead (1934), l’on peut voir la réflexivité comme

issue de l’expérience sociale et de la capacité à se mettre à la place de l’autre en tant qu’il

nous regarde. Ce serait cette possibilité, qui a par exemple présidé à l’arrêt soudain de la crise

violente dans le cas d’Alicia, qui nous permettrait de nous prendre ensuite comme propre

objet de conscience. Nous pouvons alors voir dans le déficit puis le recouvrement d’empathie

une nouvelle expression d’une hypo-réflexivité instantanée.

1.8. Nina et le passé

A la fin du premier entretien, Nina évoque l’envie de me parler, lors d’une prochaine

rencontre, de son passé (dans lequel elle voit certaines explications à ses difficultés actuelles).

C’est ainsi que j’apprendrai qu’elle a été placée très jeune en famille d’accueil, notamment

pour des raisons de maltraitance, de négligence (dénutrition) et de viol. Elle relate aussi, plus

clairement, le rôle cardinal de sa mère dans sa vie. Une puissante ambivalence existe à l’égard

de sa génitrice (« Je la déteste à mort, mais en même temps, je l’aime à mort. » ; « Qu’est-ce

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que j’avais la haine sur cette femme-là hein. Et en même temps je la pardonne de tout. »).

C’est comme si la patiente ne pouvait, à cause d’un besoin toujours présent d’un maternage

dont elle n’a pu bénéficier, se résoudre à haïr cette mère par qui elle s’est sentie abandonnée

tant de fois. La maman de Nina n’est plus de ce monde (elle est décédée alors que Nina avait

dix-huit ans, il y a dix ans) mais est toujours omniprésente dans l’esprit de notre sujet. Nina

note notamment sa tendance à réactualiser sa relation maternelle sur ses compagnes. Elle

décrit, par exemple, une ex-compagne comme ayant les yeux de sa mère, et ce, sur un mode

d’équivalence plutôt que de remémoration ou de comparaison. Et d’ajouter :

C’est peut-être pour ça que je suis allée vers elle. J’avais l’impression de coucher avec ma mère, c’est un peu

pervers, limite, euh, pfiouu. Mais euh, ou alors, j’avais l’impression de me refaire du mal en étant avec elle, je ne

sais pas trop pourquoi j’ai fait ça avec et pourquoi je continue à lui parler au final. Je me dis c’est peut-être

traumatique… J’ai des comportements assez euh… dans le traumatisme en fait.

Ce caractère « traumatique » des choses dépasse sa relation à sa mère et prend l’aspect d’une

compulsion à la répétition (Freud, 1920).

J’ai vraiment des actes traumatiques en fait. Oui, je me répète dans mes trucs euh… traumatiques. C’est ou ma

mère, ou… l’abandon, ou euh, la maltraitance, que je reproduis, parce qu’on m’en a refaite.

A l’aide des épreuves difficiles qu’elle a traversées, Nina donne sens à la fois à la fragilité

générale qu’elle ressent (« on le sait, on nous dit un mot, on est mort ») et à certaines de ses

attitudes habituelles, vues comme visant à protéger cette vulnérabilité. Par exemple, elle voit

sa tendance à se montrer dominante comme un moyen de jouer sur les apparences pour ne pas

s’effondrer, comme un moyen de défense.

Sinon, je serais pas là aujourd’hui, je serais déjà morte ou je serais déjà pendue comme certains.

Etre dominateur ou jouer avec les limites de la relation, se montrer insensible, sont autant de

réponses au sentiment d’être une proie facile, d’être trop sensible. Se montrer impassible est

donc une stratégie indispensable sous peine d’une souffrance trop grande :

Je suis à un point, des fois, où je me tuerais, tellement que je ressens les émotions des gens et que ça me fait mal

[…] Je suis obligée de faire celle qui s’en fout euh… pour pas être touchée, quoi. […] Faire une forme de déni

où […] je me construis une base.

Le mode principal sur lequel Nina semble accueillir les émotions d’autrui est celui d’une

sympathie douloureuse. Se rendre imperméable aux émotions des autres en les ignorant

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devient la seule façon pour elle de rester solide, de se pourvoir d’un socle. La distance vécue

(Minkowski, 1933) par rapport aux émotions d’autrui ne peut être qu’inexistante ou totale70.

Dès l’enfance, Nina a mis ses émotions négatives à distance pour faire semblant que les

évènements ne l’affectaient pas. Au point, parfois, de ne plus ressentir ses émotions, ou de les

oublier immédiatement :

Lindsay (compagne actuelle de Nina), l’autre fois, m’a dit « tu as eu un changement d’émotion qui s’est passé »,

je fais « - De quoi tu parles », « - Ben tes yeux sont devenus noirs ». Je dis eh… non je me rappelle pas.

Etre sensible revient à être fragile, montrer ses émotions, à être vulnérable ; les cacher est

signe de force. La tristesse et la honte, en particulier, sont inexprimées : elles sont trop

honteuses. Cette contention émotionnelle est un problème pour la patiente, qui rapporte une

accumulation au fil du temps (« ça gonfle, ça gonfle, ça gonfle dans le corps ») qui débouche

sur des épisodes de « débordement émotionnel » (« on craque », dira-t-elle).

1.9. Clivage du Moi, triangle de Karpman et identité narrative

Nina explique posséder plusieurs facettes (incompatibles entre elles, survenant toujours en des

temps différents) dans les relations à autrui, qui emmènent avec elles un rapport particulier à

la réception d’affection. La première est une partie d’elle qu’elle voit comme « un monstre ».

Dans cette disposition, elle tend à prendre un rôle de bourreau ; à se positionner contre un

éventuel rôle de victime et à se voir comme intouchable émotionnellement. Elle est alors

indisposée à recevoir de l’affection. Nous pourrions dire qu’elle tend à dominer pour ne pas

être victime (Nina dira qu’il s’agit d’une protection contre l’abandon et les émotions fortes),

avec l’impression que l’une de ces deux postures extrêmes sera nécessairement à l’œuvre,

sans possibilité de nuance. Les opposés appartenant fondamentalement l’un à l’autre (Jaspers,

1925, cité par Fuchs, 2013), Nina semble condamnée, en luttant en permanence pour se voir

et être vue comme dominante, à être aux prises avec un ressenti de victime finalement

profondément ancré en elle malgré elle. Celui-ci s’exprime notamment lorsqu’elle parle de

son père :

Il me doit bien ça. […] S’il y a que comme ça qu’il peut se rattraper… […] (Elle relate son discours intérieur)

« Remémore-toi ce qu’il t’a fait ».

70 Si nous empruntons à Dessoy (1999) sa métaphore systémique de la boucle de l’ambiance, nous pouvons dire que les zones dans lesquelles Nina peut circuler sont restreintes : les zones « de passage », où s’observent des tendances intermédiaires entre fusion et distance, peuvent difficilement être habitées.

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Nina ajoute, par rapport à ces moments durant lesquels elle se vit comme fondamentalement

« forte » et où elle peut être rejetante :

Où demain n’existe pas, où en fait c’est le moment-même et demain n’existe pas, la seconde n’existe pas, et dans

dix minutes ça n’existe pas, même aujourd’hui, là, maintenant (plus globalement), ou dix minutes après, ça

n’existe pas. Donc une impulsivité vient, j’ai envie de faire un truc, je le fais, mais je pense pas à demain, ni dans

dix minutes, mon état.

Ces périodes sont donc, à nouveau, caractérisées par une correspondance entre l’envie et le

faire (nous pourrions presque dire, entre la pulsion et l’acte), et par une impression

d’atemporalité (principalement dans son versant de suppression du futur) corollaire à un

primat de l’instant. Le fait de ne pas penser est, aussi, retrouvé.

Nina qualifie le deuxième type de visage qu’elle peut prendre de « mode sauveur ». Là, elle

aime protéger l’autre, rendre service, « faire du bien, être quelqu’un de bien ». Elle peut

accueillir adéquatement les sentiments tendres. Ce rôle de sauveur implique cependant

toujours une position haute. Le discours de la patiente est sans équivoque :

C’est moi qui défend, c’est moi qui… c’est moi qui gère, quoi. […] Et la femme doit rester femme, à ce

moment-là. Un peu soumise, on va dire.

A ces deux facettes, peut s’ajouter encore une autre disposition, de l’ordre de la régression. En

effet, à certains moments, Nina a l’impression de redevenir un enfant qui a besoin de sa

maman. Elle se trouve, dans ces moments, en position basse, avide d’une affection purement

maternante qu’elle n’aurait pas tolérée lorsqu’elle se trouvait dans l’une des deux précédentes

(dis)positions. Elle se sent à nu, comme si elle n’avait plus sa carapace. « Je n’ai plus de

peau », dit-elle encore. Cette régression à l’état d’enfant traumatisé, abandonné et peureux

(selon les termes exacts de la patiente) va de pair avec le besoin d’une présence physique

constante de l’autre. Comme si l’intimité, ne pouvant plus être intériorisée (comme chez

Joëlle), devait s’appuyer sur des éléments externes et « concrets » (comme dans le cas

d’Alicia). A nouveau, les conceptions psychanalytiques concernant les difficultés dans

l’internalisation de l’objet et le type de relation duel ou anaclitique subséquent, rendant la

présence d’autrui nécessaire à la sécurité affective, sont ici bien à propos.

C’est vraiment un paradoxe, c’est bizarre, c’est… J’ai l’impression d’être (sic) plusieurs visages et les

comportements vont avec, c’est… Ca déstabilise les gens, en général.

Ces trois facettes semblent donc faire l’objet d’un clivage. En effet, si nous pouvons voir une

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amorce d’intégration dans le fait que Nina parvienne à les identifier et à en parler

simultanément, elle explique qu’elles interviennent, chacune, de façon aiguë et à l’exclusion

des deux autres. Nina se vit de façons diamétralement opposées en des temps différents. Le

clivage du Moi peut donc être réinterrogé, et vu comme un clivage temporel finalement lié à

l’identité narrative : Nina a l’impression de ne pas être une seule et même personne au cours

du temps. Cette problématique narrative (liée à la réflexivité) surgit encore quand Nina

explique être parfois ébranlée par les paroles de sa compagne lorsque celle-ci lui attribue des

qualités de violence. En effet, si elle parvient à dire qu’elle peut être douce ou violente, la

participante a visiblement du mal à se voir de ces deux façons en même temps.

Le clivage du Moi peut aussi être réinterrogé en termes spatiaux, d’une façon différente de

celle dont il l’a été avec Gabrielle. En effet, alors que dans le chapitre 4, il fut analysé comme

rapport spatial à soi, il peut aussi être vu dans son versant spatial social. En réalité, les trois

facettes dont parle Nina correspondent aux trois rôles sociaux typiques décrits par Karpman

(1968)71 dans son triangle dramatique (bourreau, sauveur, victime). De plus, nous l’avons vu,

elles impliquent un certain rapport à la réception d’affection. A d’autres moments, Nina parle

aussi de deux ex-compagnes, de l’une comme d’une victime typique, et de l’autre comme de

sa sauveuse. Ainsi, nous constatons que le clivage du Moi est également rapport aux rôles et à

l’intersubjectivité.

Enfin, comme Agrawal, Gunderson, Holmes & Lyons-Ruth (2004) le rappellent, entre 50 et

80% des patients borderline présentent un attachement de type désorganisé. D’autres études

(notamment Lyons-Ruth & Jacobvitz, 1999) mettent en évidence que les enfants présentant ce

type d’attachement ont tendance à développer des stratégies relationnelles contrôlantes en

grandissant. Les trois types de comportements explicités ci-dessus pourraient donc aussi être

vus comme des stratégies de contrôle.

2. Besoin de contact et territorialisation

Nina explique, à divers moments (comme lorsqu’il s’agit de la disposition « régressive »

exposée ci-avant), son besoin permanent d’être en contact, notamment avec sa compagne ou

ses ex-compagnes. Lorsque le contact ne peut se faire en présentiel, cela se fait via son

smartphone. La solitude, dont elle a peur, et le fait d’avoir peu de contacts, lorsqu’ils

surviennent, font en sorte qu’elle se sente nulle et abandonnée.

71 Cette idée et le lien établi avec les styles d’attachement dans la suite du texte m’ont été suggérés par R. Gazon dans une communication personnelle (21 mars, 2018).

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Or, comme Englebert (2013) l’expose, la territorialisation est aussi liée à la faculté de

concevoir que l’on existe en un endroit tout en n’y étant pas présent. Ainsi, la problématique

abandonnique analysée d’un point de vue temporel chez Alicia peut ici l’être selon une

focalisation spatiale. Nina semble éprouver le besoin de se rendre présente concrètement dans

le territoire de l’autre. Elle s’efforce, via des SMS, appels téléphoniques, etc., d’être

simultanément à un endroit autre que celui où elle se trouve, pour se rassurer, comme pour

lutter contre un échec à se penser dans la géographie intime de l’autre. Elle se rend

omniprésente pour empêcher en permanence la fin du lien. Le contrôle relationnel peut ainsi

être vu en termes d’appropriation de l’espace.

3. Le complexe dysphorie-colère et le corps

La tristesse et la colère sont deux des émotions les plus prégnantes dans la vie de Nina. Elles

vont souvent de pair, la première menant la plupart du temps à la deuxième… et cette dernière

pouvant redonner lieu, à son tour, à des sanglots de nature « triste » (par exemple, après un

acte impulsif). Nina ne parvient pas toujours à différencier ces éprouvés (qui peuvent donc

aussi survenir simultanément). En outre, elle les décrit comme pouvant être très soudains. Ils

ne sont pas forcément guidés de façon « rationnelle » ou directe par les circonstances ; parfois

même, la patiente ne parvient tout simplement pas à identifier de déclencheur. De « simples »

souvenirs qui remontent à la surface peuvent lui faire perdre le contrôle et l’emmener

subitement dans des pleurs. Souvent, ces souvenirs ne sont tout de même pas anodins : ils

concernent sa maman. L’expression d’une émotion par quelqu’un d’autre peut aussi

provoquer des réactions insoupçonnées chez Nina. De manière générale, cette dernière est

assez désarçonnée par le caractère parfois insignifiant des évènements qui déclenchent ses

colères, ses tristesses, ou un mal-être quelconque.

Le ressenti de tristesse correspond chez Nina à un « chaos total ». La patiente parle du

mélange d’un manque, d’un sentiment de dépression, et d’une envie soudaine de mourir.

Lorsqu’elle et moi approfondissons les sensations qu’elle éprouve dans les (nombreux)

moments où elle vit au moins une ces deux émotions (colère ou tristesse), Nina expose :

(Silence) J’essaie de voir… Je le ressens, mais parler… (Silence, elle semble réfléchir, faire un effort mental)

Ben, tristesse ça me donne surtout un vide en moi en fait. Au niveau… sensations du corps, c’est comme si

c’était un vide, euh… comme si on me soufflait dessus que je me décomposais (elle mime son corps qui se

décompose, qui s’envole en morceaux). C’est… L’anxiété par exemple je sais expliquer comment je suis quand

je suis anxieuse. Mais tout ce qui est tristesse-haine-colère je… (Expérimentateur : C’est plus difficile

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d’expliquer…) Oui, c’est comme si on… (elle souffle) Mon corps et mon émotion ne faisaient qu’un en fait.

C’est très dur à expliquer, j’ai juste l’impression d’être un volcan et que tout va péter, que je vais tout péter, et au

final, j’ai envie de tout foutre en l’air. Donc au final c’est ce que je fais, je fous tout en l’air. Puis, après, je me

rattrape. […] C’est assez complexe en fait, […] c’est d’expliquer, ce que je ressens. (Expérimentateur : C’est

tellement prenant que c’est difficile de mettre des mots…) Oui, c’est ça, c’est ça, je sais pas expliquer.

(Expérimentateur : C’est ça. Et vous dites comme si, si on soufflait, vous alliez…) Oui, comme si j’étais plus

rien, comme si j’étais… une particule d’humain, qui… C’est assez bizarre. Mais là-dessus je sais pas beaucoup

aider, niveau sensations…

Plus loin dans nos entretiens, elle dira encore, plus clairement à propos de la tristesse :

C’est comme si on m’écrasait, comme si j’étais toute écrasée de partout, comme une peau écorchée, comme si

on tailladait des grosses euh… avec des couteaux, comme si on coupait dans le corps et que ça voulait ressortir

mais que ça sort pas. […] Tellement que ça sort pas, ben j’ai l’impression que ça se… (Elle fait un bruit et un

mouvement qui semblent vouloir indiquer une sorte d’implosion, de libération partielle de pression) Quand ça

veut sortir ben ça sort un peu mais pas à cent pour cent donc […] vraiment l’impression qu’on m’écorche, enfin,

qu’on me coupe en lamelles, enfin je sais pas expliquer en fait, c’est assez bizarre à expliquer en fait.

Les sensations décrites par Nina, que l’on peut rapporter aux descriptions communes de la

dysphorie (D’Agostino et al., 2017 ; Pazzagli & Rossi Monti, 2000 ; Rossi Monti &

D’Agostino, 2014, 2018 ; Stanghellini & Rosfort, 2013a, 2013b) – le besoin d’agir qui

accompagne typiquement le malaise dysphorique des personnes borderline est encore là pour

le confirmer – semblent apporter un éclairage corporel plus approfondi au complexe

dysphorie-colère de Stanghellini & Rosfort (2013b). Selon ces auteurs, ce complexe est

représentatif de la plupart des difficultés des patients borderline. L’humeur dysphorique y est

conçue comme une force centrifuge qui « fragmente les représentations de soi et des autres de

la personne borderline, et contribue ainsi à sa douloureuse expérience d’incohérence et de

vide intérieur, à son sentiment menaçant d’incertitude et d’inauthenticité dans les relations

interpersonnelles, et à son atroce impression d’insignifiance, de futilité et d’ineptie de la vie »

(p. 262), et la colère comme une force centripète qui « restaure la cohésion du soi, détermine

une image claire et sans ambiguïté de l’autre, et dissipe tous les doutes et sentiments

d’absurdité au prix de délires de persécution […] sévères » (p. 262).

Nina vit son corps comme fragilisé. La menace de désagrègement qu’elle nous confie et

figure via des gestes donne l’impression que son corps est constitué d’une addition de

fragments qui ne fait finalement pas corps de façon solide et uniforme. Nous pouvons parler

d’un morcellement vécu, qui s’approche d’ailleurs d’une sensation d’être réduite à néant.

Ainsi, si la fragmentation des représentations conceptualisée par Stanghellini & Rosfort

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(2013b) se retrouve bel et bien à travers le flou dans lequel semble se trouver Nina lorsqu’elle

nous dit ses sensations (nous pourrions parler de difficulté à médiatiser), elle va de pair avec

une fragmentation vécue de soi, d’ancrage véritablement cénesthésique.

Comme nous l’avons mentionné, ce ressenti dysphorique ne va pas sans un bouillonnement

intérieur. Ainsi, l’humeur dysphorique peut mener à des affects de colère chez notre sujet72.

Un ressenti assez imposant semble également être à l’œuvre dans ces moments colériques :

Je ressens […] Comme une force en moi […] Je sens que je me transforme, j’ai l’impression que j’ai du muscle

partout. […] Avec des yeux de haine.

Nina sent donc la colère en elle au point de la vivre dans son propre regard, pourtant

inaccessible à sa perception. Surtout, par contraste avec les sensations dysphoriques, ce

moment de haine semble amener une sorte de solidité, de cohésion, d’impression d’être

compacte. En effet, ressentir une force en soi, avoir l’impression de se transformer, d’avoir du

muscle partout, sont autant d’expériences qui semblent impliquer une unicité retrouvée, une

intégration corporelle : le corps ne fait plus qu’un. Ainsi, les fragments éparpillés par le

pouvoir centrifuge de l’humeur dysphorique tendent ici à se rassembler. La force centripète

évoquée par Stanghellini & Rosfort (2013b) concernant l’image de soi est donc aussi étayée

du point de vue corporel. La cohésion du soi est cohésion du corps.

Enfin, n’oublions pas l’ « anxiété » dont il est question dans le discours de notre patiente.

Nina la décrit comme permanente, et relativement diffuse (la plupart du temps, elle n’a pas

véritablement d’objet). Selon nous, ce sentiment se réfère donc plutôt à la tension

communément incluse dans les descriptions de la dysphorie. Or, Nina rapporte qu’elle peut

clairement expliciter ses sensations anxieuses. Ainsi, si nous considérons que cette clarté

réflexive va de pair avec un ancrage corporel clair – comme la fragmentation des

représentations trouve écho dans la fragmentation du vécu corporel, le ressenti de Nina

semble suggérer un amendement de la théorie de Stanghellini & Rosfort (2013b), où l’humeur

dysphorique est dépeinte comme fragmentante dans son intégralité. Il semble qu’au sein de la

dysphorie, différentes composantes peuvent impliquer des vécus corporels divers.

72 Succinctement, nous pouvons différencier l’humeur de l’affect par l’absence, dans le premier cas, d’objet de conscience. Pour une comparaison systématique, se référer à Rosfort & Stanghellini (2009), et à Stanghellini & Rosfort (2013a, 2013b).

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3.1. Un mélange d’é otio s… au allu es de vide

A plusieurs reprises, notamment en ce qui concerne les mutilations ou le vide, Nina dit

ressentir à la fois trop et trop peu d’émotions. Elle a l’impression d’être vide et simultanément

chahutée par différentes émotions qui s’entrechoquent.

Comme un vide total et un mélange d’émotions. T’es dans le vide et dans une autre galaxie en même temps, dans

un autre truc où c’est pas grave si je fais ça, c’est pas grave si… Je me pose pas de question en fait, je fais les

choses et… c’est le lendemain (qu’elle réalise).

Cette intrication constitue, pour Stranghellini & Rosfort (2013a, 2013b), le cœur de la

dysphorie : ces auteurs rappellent que celle-ci est un trop plein avant d’être un vide.

4. Une hypocondrie émotionnelle ?

Nina éprouve finalement une appréhension considérable envers ses réactions émotionnelles,

soit pour elles-mêmes, soit pour leur qualité de déclencheurs potentiels de passages à l’acte

dangereux. Différents éléments nous ont permis de faire ce constat. Par exemple, lorsque nous

nous penchons sur l’agenda de nos rendez-vous, la patiente m’explique qu’elle est soucieuse

de ne pas surcharger son emploi du temps pour ne pas risquer de connaître des changements

d’humeur ou un mal-être quelconque qui pourraient la conduire à annuler notre rendez-vous

après l’avoir convenu. A travers cette démarche (ô combien adaptative) visant à se donner de

l’espace(-temps), se révèle une vigilance de la patiente à propos de ses états émotionnels et de

leurs fluctuations. A un autre moment, Nina explique sa peur que sa compagne exprime des

émotions négatives ; cela risquerait de susciter en elle un vécu émotionnel incontrôlable. Cette

peur est valable aussi pour la colère : à cause de l’insatisfaction qu’elle ressent au travail,

Nina a peur d’exploser, et se coupe de ses collègues afin d’éviter un passage à l’acte violent.

Elle mentionne encore, par ailleurs, que si sa maman avait toujours été en vie, elle l’aurait

probablement tuée à l’occasion d’une « grosse cuite », et que l’éventualité de ce type de

passage à l’acte lui fait très peur. Sa peur générale de poser des actes dangereux est amplifiée

lorsqu’elle consomme de l’alcool car, en ces occasions, Nina a encore moins conscience de ce

qu’elle fait, et « ne se rappelle pas » des évènements. Enfin, lorsqu’elle discourt sur son mode

« monstre », nous pouvons déceler une peur des vécus qui pourraient se faire jour si elle ne

recourait pas à cette posture :

Me protéger d’avoir trop d’émotion de peur, d’abandon, de rejet euh, j’ai pas envie d’avoir ça, je l’ai eu trop, j’ai

foutu ma relation en l’air à cause de ça et… là je préfère être un monstre que d’être encore une fois abandonnée,

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donc les émotions sont là mais j’essaie de les foutre ailleurs en fait, de pas les montrer.

En résumé, Nina pense donc devoir maintenir ses émotions sous une certaine limite

d’intensité, ou les réprimer, pour parer à l’éventualité d’un débordement. Nous pouvons parler

d’éléments anxieux de l’ordre de l’évitement, de l’inhibition et du contrôle émotionnels. Un

exemple supplémentaire survient lorsqu’en parlant de la sortie qu’elle a prévue le soir d’un de

nos entretiens, Nina prévient qu’elle va « contrôler tout ce qui va se passer » afin d’éviter de

nouvelles violences.

Nous pouvons lier ces phénomènes avec le caractère imprévisible que la patiente s’attribue.

En effet, celle-ci explique qu’elle souffre de ne jamais savoir de quoi « on (elle) va être fait(e)

dans dix minutes, au niveau émotionnel ». La peur de ses propres réactions fait donc écho à

l’impossibilité de se prévoir, à un manque de contrôle perçu, omniprésents dans l’ensemble

du récit de la patiente et qui se traduit dans beaucoup de ses comportements. Selon nous, le

fait qu’elle puisse exprimer, par ailleurs, qu’elle vit son corps comme étant hors de son

contrôle volontaire, est fondamentalement lié à ces tendances. En effet, un parallélisme

semble exister entre la difficulté à maîtriser ses émotions et le manque de maîtrise corporelle :

(A propos de la colère et des actes violents) Comme si la colère avait pris le contrôle de mon corps et que moi je

ne savais plus le prendre. […] C’est pas moi qui décide, c’est vraiment quand l’émotion est là et que…

Aussi, alors qu’elle explique qu’elle a l’impression, lorsqu’elle passe à l’acte impulsivement,

de sortir de son corps, elle ajoute :

Et d’être plus moi, oui, c’est même pas moi qui fonctionne, c’est quelqu’un qui… C’est pas moi qui ai le

contrôle sur moi, quoi.

Elle dira aussi, concernant certains épisodes violents, qu’elle n’a pas senti le contact tactile

avec la victime. Comme si elle avait été déconnectée de ses sensations corporelles le temps

d’un instant (à l’instar de Gabrielle). Fondamentalement, ces impressions de ne plus être soi-

même, de ne plus contrôler son corps ou de ne plus en être, révèlent une difficulté à s’auto-

affecter. Nina semble, autant dans le vécu instantané que dans le discours qu’elle pose après-

coup, se désolidariser de son corps : puisque, assujettie à ses impulsions, elle ne peut échapper

à la situation, la seule possibilité d’évasion se situe au sein même de l’intimité du corps. Le

manque d’agentivité vécue déjà maintes fois décrit est ici traduit sur le plan corporel.

Il eût été tentant, à propos de ces phénomènes, de parler de phobie émotionnelle, comme le

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font Hickey (2011) ou Hatamian & Ghorbani (2016) à propos du borderline en se basant sur

les travaux de Marsha Linehan, et comme il est de coutume au sein des approches cognitivo-

comportementales. Cependant, alors qu’une phobie se réfère à un objet extérieur (la théorie

projective psychanalytique des phobies l’illustre bien, quand bien même elle postule un lien

étroit entre cet objet et des parties de soi), les émotions, sont, selon nous, fondamentalement

constitutives de soi. Aussi, comme nous l’avons vu, la peur de Nina envers ses propres

émotions va-t-elle de pair avec l’incapacité à se prédire et un manque de maîtrise de son corps

ou une désaffectation de celui-ci. Nous serions donc plutôt tentés de parler d’hypocondrie

émotionnelle. Ces termes ont déjà été utilisés par Zanarini & Frankenburg (1994) et Zanarini,

Weingeroff & Frankenburg (2009), dans un sens cependant différent de ce que le vécu de

Nina nous autorise à énoncer ici. En effet, chez ces auteurs, il s’agit d’un mécanisme de

défense lié à la douleur émotionnelle causée par les évènements traumatiques invalidés de

l’enfance. L’hypocondrie émotionnelle consisterait en une transformation de sentiments

insupportables en tentatives incessantes d’attirer l’attention d’autrui sur l’énormité de la

douleur émotionnelle ressentie, impliquant de façon indirecte des reproches à cet autre (blâmé

pour son insensibilité, sa stupidité ou sa malveillance). De notre côté, nous entendons par

hypocondrie émotionnelle, un vécu de peur de soi et de ses émotions, et, finalement, de son

propre corps insoumis. Cela peut aussi, comme chez Joëlle, s’associer à une impression ou à

une peur de devenir fou. Tant chez Joëlle que chez Nina, n’importe quelle affection

émotionnelle est considérée comme intolérable et dangereuse, fait l’objet d’une aversion.

5. Vers une identité esthétique ?

A propos de la douleur physique pendant les scarifications ou les épisodes lors desquels elle

se frappe, notre participante tient un discours quelque peu paradoxal.

Non, pas mal. Justement, la douleur aide à se sentir mieux.

La douleur physique existe donc bel et bien mais n’est pas vécue douloureusement ; elle est

bénéfique. Plus précisément, elle permet à la patiente de se « sentir en vie » (Rossi Monti &

D’Agostino (2016) ont identifié cette fonction) et de « s’exprimer ».

Par ailleurs, si Nina adore se faire tatouer ou percer, c’est aussi pour la douleur ressentie. Ces

activités sont perçues par la patiente comme des équivalents de l’automutilation (nous

pourrions peut-être suggérer que la nuance se situe dans le degré de sublimation). Elle dit, à

propos de cette douleur aussi bien qu’à propos des transformations corporelles en elles-

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mêmes, quelque chose d’interpellant :

Donc c’est, il y a une histoire […] C’est esthétique, c’est la personnalité, quelque part. Ca raconte, hein, les

tatouages.

Nina lie donc le tatouage, objet esthétique apposé sur le corps et, quelque part, extracorporel,

à des modalités vécues de l’existence. Ce rapport à son propre corps médié par la vue (Körper

ou corps-pour-autrui) semble relever d’une sorte de conscience pornographique au sens de

Muscelli & Stanghellini (2012). Ce concept, qui fait référence au désir mais aussi à la

conscience de soi et de l’autre, concerne le temps vécu. « La pornographie se réfère à des

corps, pas à des noms : aucune histoire ne se construit. » (p. 170). Nina, attribue à son corps,

vu dans son extériorité, la fonction de pourvoir sa personne d’une histoire intrapsychique,

d’une trame narrative. La complexité psychique est en partie reportée sur un donné perceptif.

Dans un mécanisme proche de ce que Azoulay, Chabert & Emmanuelli (2003) appellent

hétérogénéité des modes de fonctionnement, les réalités interne et externe semblent ici se

situer sur un même plan. Se faire tatouer équivaudrait donc à se pourvoir d’une historicité…

précisément absente dans bien des aspects de la vie de Nina. S’agirait-il donc de faire dire au

Körper ce que le Leïb ne peut ressentir ? Le discours de Nina laisse entrevoir une

objectification du corps qui semble devoir pallier le manque d’objectivation de soi identifié

depuis le début de ce mémoire. Le tatouage viendrait pourvoir la personne d’une subjectivité,

et rendrait le corps à nouveau présent (alors qu’il était en disparition dans la dysphorie).

Par ailleurs, notre participante insiste sur la valeur esthétique de ses tatouages et piercings, qui

semblent être de véritables signes d’identité (« C’est mon côté rebelle » ; « ça fait partie de

moi »). Cet enjeu identitaire se retrouve dans l’apparence générale de Nina : sa coupe de

cheveux (courte et ébouriffée, plutôt masculine, de son propre avis) ou ses vêtements (plutôt

masculins, eux aussi) font également partie de cette image qu’elle se donne et revendique.

Elle utilise cette apparence comme une protection, comme un moyen de se montrer forte,

intouchable aux yeux des autres femmes. Elle peut ainsi être admirée et vue comme

dominante. Elle assume d’ailleurs le caractère masculin de cette apparence. Cette masculinité

est aussi, pour la patiente, possibilité de relativiser, et notamment de déculpabiliser par

rapport à son infidélité conjugale. Elle se retrouve enfin dans un rapport masculin à la

pudeur : elle dit sa complicité avec ses amis de sexe masculin à travers un partage de certains

« codes » et sujets de conversation caractérisés par une faible réserve.

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Tous ces éléments contrastent avec le flou identitaire que Nina ressent à l’intérieur :

Sinon je sais vraiment pas qui je suis, où je vais, ce que je fais et ce que je veux être. Mais ça, ces filles-là ne le

savent pas.

En effet, si, comme nous l’avons encore vu avec la dysphorie (entre autres) chez Nina, et

comme ce fut le cas tout au long de ce mémoire, les vécus ne peuvent être représentés,

conceptualisés, réfléchis, il devient difficile pour la personne de se construire une identité

narrative. Cette « trame existentielle » qui intègre les évènements passés (ou plutôt, les

représentations que la personne devrait s’en faire) pour déterminer des projections pour le

futur (ou plus justement, des représentations d’évènements futurs qui devraient être à l’œuvre

et se matérialiser en espoirs, motivations, intentions, projets, promesses et autres regrets

projetés) se révèle défaillante, ce qui rend moins performante l’attribution d’une signification

personnelle aux évènements, et plus incertaine leur coloration existentielle.

Les changements d’orientation sexuelle participent également de ce flou identitaire. En effet,

alors qu’elle est aujourd’hui homosexuelle, Nina a pu avoir, vers 18 ans, des relations avec

des garçons. Depuis l’âge de 8 ans, elle savait pourtant son attirance plus importante pour les

filles. Elle explique ainsi que les relations hétérosexuelles ont surtout servi à pallier un

manque cruel d’affection. Nous pouvons supputer que ce questionnement psychosexuel n’est

toujours pas résolu, car la patiente ajoute, d’une façon qui implique le moment présent :

On s’y retrouve plus dans qui on est, moi je savais même plus qui j’étais, bisexuelle, folle, perverse, euh… Je

suis quoi au final, quoi. C’est distordu.

S’il existe donc un décalage entre l’identité sociale, donnée à voir à travers le corps-pour-

autrui (Sartre, 1943, cité par Minguet, 2015), et le vécu identitaire intime de notre sujet, un

recouvrement est tout de même de mise à travers la conviction d’être une personne « pas bien,

méchante ». En effet, Nina associe les piercings, les tatouages, sa coupe de cheveux ou la

façon dont elle se vêt à « tout ce qui est noir », en accord avec la vision qu’elle a d’elle-même.

L’ébauche d’identité qu’elle tend à asseoir via l’objectification de son corps est donc

connotée négativement, ou, pourrait-on presque dire, diaboliquement. Elle lui permet

cependant de se retrouver dans son rôle habituel fait d’assertivité, dans lequel elle peut

repousser l’éventualité d’être victimisée, et sert donc de support à la narrativité. Le fait que

cette identité apparente plaise aux autres filles renforce d’ailleurs notre participante dans cette

façon de fonctionner. En outre, Nina s’identifie tellement à ce pan de sa personnalité (ou de sa

corporéité sociale) que nous pourrions avoir l’impression que son être équivaut à son

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paraître ; le corps de Nina, ici pris dans son extériorité, semble être son identité.

5.1. Rapport au diagnostic et identité

Quand je lui demande ce qu’est finalement « être borderline », Nina répond sans hésiter que

le résumé se trouve dans les livres. En outre, lorsqu’elle parle de l’annonce du diagnostic, elle

s’exprime en ces termes (en relatant un dialogue avec son psychologue d’alors) :

Un jour je lui ai dit « je sens que j’ai un problème, je suis pas comme les autres, dites moi qui je suis », quoi. Et

là il m’a dit, qui j’étais.

Le diagnostic semble donc véritablement participer de la construction identitaire de la

patiente. Etre qui elle est équivaut ni plus ni moins à être borderline. Cette équivalence

semble d’ailleurs « plaquée » : notre participante ne fait pas état de points particuliers du

diagnostic qu’elle se serait appropriés, elle adopte simplement, pour se définir, le discours de

la connaissance scientifique. Nous pouvons parler d’identification massive au diagnostic.

Comme le corps objectifié, ce dernier semble venir pallier le sentiment d’identité diffuse,

objectiver la personne de Nina.

6. Évènement et identité

A la fin de la passation du TAT (lors du troisième entretien), Nina se dit soudain désarmée.

En effet, la planche 16 (vierge) et le contraste avec les planches précédentes (plutôt sombres)

font que notre participante ressent « un mélange d’émotions ». Lorsque nous explorons

ensemble, elle explique qu’il lui arrive de se sentir de telle façon « pratiquement tout le temps,

ou quand il arrive un truc dans (sa) vie… un petit truc qui a bouleversé le bazar ».

Cet épisode réveille alors en moi une réflexion entamée déjà après les deux premiers

entretiens. En effet, j’avais été frappé par la diversité des situations pouvant engendrer un

mal-être chez Nina, et par leur caractère insignifiant et futile selon elle. Il ne semble pas y

avoir, selon la patiente, de constance dans le type d’évènement pouvant l’amener à être

submergée par ses émotions et/ou à passer à un quelconque acte. Morceaux choisis :

(A propos des déclencheurs des explosions de colère) Ca peut être une bête petite remarque ou un petit truc

d’humour comme ça, une bêtise, en fait, ça peut être tout con […] Je sais même pas dire, tellement que la bêtise

est conne.

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Parce que quand je suis triste c’est quand je pense à ma mère souvent, j’ai eu un petit truc, un petit évènement

con en fait, qui est venu et, hop, je repense à ma mère, ma mère est assez traumatique.

(Partant de son infidélité et de sa volonté d’être enfin fidèle, pour aboutir à une réflexion plus générale sur sa

relation) Mais je sais qu’il suffira d’un bête truc pour que ça flanche. Un mot qu’elle dirait de travers… Un truc

qu’elle ferait de travers… Ben, ça pourrait vite flancher.

(Quand je lui demande dans quel type de situation elle se frappe ou se mutile) Tout ça, la colère, les trucs, euh

dans quel type de situation… des fois c’est débile, des fois je m’énerve et c’est un petit truc. Des fois on m’a dit

un bête… Je sais même pas dire quoi, des fois on me dit euh, l’autre exprime une émotion, ben ça va… Je vais

bouillir, je vais péter une case.

A d’autres moments, on peut aussi déceler quelque chose de semblable, toujours de l’ordre de

l’importance de l’ « évènement », bien que ce soit moins directement apparent :

(En parlant de ses dépenses) Je vais aller faire les magasins, aller chercher des trucs, puis je vais tomber sur un

autre truc, puis je vais avoir une idée, alors je vais acheter l’autre truc.

Enfin, à d’autres moments encore, Nina communique l’ampleur que peut prendre un

évènement survenant dans sa vie, et la nécessité pour elle d’y réagir :

Margaux (une ex-compagne) par exemple, je ne travaillais pas, je ne voulais pas travailler parce que j’avais peur

qu’elle me sonne et qu’elle me quitte par téléphone. Donc j’imaginais déjà bien la scène, parce que je ne serais

pas restée au boulot si elle me quittait, je l’aurais dit à ma directrice, « je me barre, ma copine m’a quittée ».

Pour certains, ça paraît con, on peut s’arranger encore par téléphone, on va attendre la fin du travail, mais moi je

savais que j’allais me barrer pour aller courir vers elle, pour aller euh… pour trouver une explication en fait.

Interpellé par ces… co(-)incidences, c’est en lisant Abettan (2017b) que j’ai pu élaborer plus

avant ma réflexion. Les extraits de discours exposés ci-avant, l’hypersensibilité rapportée par

Nina, la prégnance de l’instant dans son expérience, son sentiment d’être démunie, sont des

éléments (parmi d’autres !) qui montrent que notre participante se sent en permanence à la

merci des évènements et d’autrui, de ce qui peut survenir à tout moment.

Abettan (2017b) reprend la conception de l’évènement de Maldiney. En plus du sens

classique de « ce qui marque une rupture ou une discontinuité » (p. 97), ce dernier considère

l’évènement comme « imprévisible, porteur d’une puissance de transformation sans

équivalent qui justifie d’assimiler l’évènement à un avènement » (p. 97). Cet « évènement-

avènement » (p. 97) a trait à la fois au monde et au soi. En effet, en constituant une « rupture

dans la trame du monde » (p. 97), l’évènement enjoint la personne à se dérober ou à survivre

en l’intégrant au moyen d’une transformation de soi. En quelque sorte, pour Maldiney, le

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rapport à l’évènement est rapport à soi, et son intégration, une modification de soi. Or, Nina

semble potentiellement écorchée par tout micro-évènement survenant, ou, à minima,

bouleversée, emportée par presque tout advenant. Tout évènement semble faire rupture ; Nina

apparaît livrée à la vie. Par ailleurs, toujours selon Maldiney, évènement et présent sont

indissociables : l’émergence du présent se fait à la faveur de la survenue d’un évènement.

Dans le cas de Nina, l’absorption dans l’évènement semble bien aller de pair avec un primat

de l’instant. La dimension d’extase du présent (et de l’évènement), à savoir, le fait que son

existence et sa concordance avec lui-même reposent sur l’existence du passé et du futur et sur

l’articulation qu’il entretient avec eux, ne semble plus de mise. Comme nous l’avons expliqué

dans la partie consacrée à la culpabilité, les évènements ne semblent pas intégrés au et par le

soi de Nina, qui manque apparemment d’une part d’identité substantielle suffisamment

consistante pour accueillir ceux-ci. Chez Nina, tout semble faire évènement, transformation

de soi. L’évènement ne semble pas s’intégrer à une identité déjà là. Nous comprenons

maintenant mieux pourquoi notre patiente semble continuellement en crise : son existence

révèle une ouverture exacerbée à l’évènement, un éversion absolue au monde. Nina est

absorbée dans les évènements et le monde à tel point qu’il n’y plus d’ici ou de là, de passé ou

de futur ; la relativité minimale dans l’ouverture au monde n’est plus présente. Cette

prévalence de la modalité de se-tenir-dans-l’ouvert ou de l’être-exposé-à-l’évènement

(Abettan, 2017b), donc, d’identité changeante, rend la constitution ou le maintien d’un soi

unitaire compliquées. C’est cette part substantielle de l’identité que Nina semble tenter de

fixer lorsqu’elle se répète, tous les matins, ses volontés de second ordre, comme celle d’être

fidèle à sa compagne. Le phénomène survenant, tout ce qui peut se passer dans la vie de Nina,

semble bien engager le processus dessaisissement de soi, mais celui de restitution de soi

semble en péril. La dialectique d’exposition-restitution (Charbonneau, 2010a) de soi face à

l’évènement semble déséquilibrée. Chez Nina, l’identité est d’abord et avant tout ipséité

(c’est-à-dire, changement). L’hyper-émotivité peut ainsi être mieux comprise : elle s’intègre

dans une fondamentale impressionnabilité.

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Conclusion

Comme l’affirme Widlöcher (2016), la volonté de Kernberg (1979/2016) a semblé être de

définir positivement le trouble borderline. En effet, ce dernier a insisté sur le fait que

l’« organisation limite » constituait une entité stable et spécifique plutôt qu’un état transitoire

et fluctuant. Cependant, il ne s’est pas totalement affranchi de la définition négative du

trouble, qui est à l’origine de l’entité nosographique « état-limite » et est retrouvée dans la

plupart des écrits sur la question. L’œuvre de Cancrini (2006/2009), qui croise les référentiels

psychanalytique et systémique, et dans laquelle le fonctionnement limite est défini comme un

océan entre deux continents, est révélatrice du fait que ce trouble est, encore aujourd’hui,

souvent défini avant tout comme n’étant ni une névrose, ni une psychose.

Dans notre travail, nous avons finalement peu abordé ce versant (le trouble borderline dans ce

qu’il n’est pas). Notre conclusion se situera dans la continuité de cette entreprise de positivité.

Nous repartirons du cas de Nina pour tenter de développer trois éléments (intriqués de façon

circulaire) qui se sont révélés centraux dans nos observations tout au long de ce mémoire. Ces

trois développements constitueront autant de pistes pour la poursuite de l’entreprise de

Kernberg.

1. La fragmentation du soi

Fuchs (2007) postule, chez le borderline, une fragmentation de l’identité narrative. Le

borderline priverait son identité d’une dimension temporelle normale en excluant le passé et

le futur (Fuchs parle de clivage temporel), et ce, afin de ne pas devoir tolérer l’ambiguïté et

l’incertitude liées aux relations interpersonnelles à long terme.

S’il est un symbole en filigrane du cas de Nina, c’est bien celui du fragment. Il est, tout

d’abord, le fragment des souvenirs traumatiques. Il est, plus généralement, le fragment

constitué par chacun des états émotionnels qui se succèdent et font agir la patiente d’une

façon qu’elle juge inconsistante, non fiable.

C’est comme si j’oubliais mes états euh… un après l’autre. Je les ressens mais je… je sais pas les expliquer,

c’est assez complexe, en fait. (Expérimentateur : Vous avez du mal à les réfléchir) Oui, à les revoir en fait. A les

revoir et à revoir la situation vu que je suis repassée dans un autre état. C’est comme si mes différents états se

bagarraient et passaient de l’un à l’autre, quoi. (Expérimentateur : comme si l’état précédent n’existait plus une

fois que vous êtes dans le suivant) Oui, oui. Mais il pourrait revenir, donc euh… J’ai tendance à les oublier et à

ne plus vraiment… J’arrive à les ressentir, enfin c’est très dur à expliquer, mais… pfou… les revoir

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correctement, expliquer brièvement, je… j’ai un peu du mal, quoi.

Moi c’est, je peux te dire oui on se voit et après annuler, quoi, parce que… pf… mes émotions changent, tout

change dans ma tête, donc je vais annuler et je vais voir la personne plus tard, ça veut pas dire que je tiens pas à

elle, que je veux pas la voir, c’est que… dans ma tête j’ai un autre truc, je suis envolée ailleurs.

Il est le fragment qui colporte les actes et semble empêcher leur intégration dans une

biographie, faisant de l’identité une addition de fragments.

(A propos d’un acte violent commis quelques jours auparavant) J’ai déjà zappé de ce qui s’est passé samedi.

J’essaie de me le dire, là, samedi j’ai fait ça, ça, ça parce que t’as bu.

Le lendemain j’essaie de me dire « qu’est-ce qui s’est passé », on me raconte des choses, je me dis, j’ai

totalement oublié ce qui s’est passé. […] Et c’est après qu’on se dit « mais putain c’est pas possible, on peut plus

refaire ça ». Mais je le refais. Dans l’après-coup, je le refais, je le redis, je re-balance, je refais mes actes.

(Sourire-soupir)

Il est le fragment qui surgit lors des innombrables reprises auxquelles la patiente se réfère à

l’instant, tant dans le contenu que dans la forme du récit. Notamment, toutes les fois où elle

précise que son récit ne sera probablement plus valable quelques minutes plus tard.

(A propos de son impression d’être ingrate envers les autres) Ben, dans dix minutes peut-être je trouverai plus ça

bizarre, mais je trouve ça bizarre de faire ça.

Ainsi, lorsque je réintroduis un sujet abordé lors d’un entretien précédent en repartant des

dires de la patiente, suis-je parfois surpris par la réponse :

Ah, j’ai dit ça. […] C’était sur le moment que je l’ai dit donc… (rires légers) des fois je dis des trucs sur le

moment euh, je les pense, et puis ça peut se modifier selon mon état.

La fragmentation est encore celle qui s’est dégagée, plus généralement, du manque de

continuité et de projection entre les entretiens, ressenti à de nombreuses reprises. Le fragment

est, finalement, celui créé et constitué par l’évènement. Il est l’ouverture que le phénomène

accentue et dans laquelle il s’engouffre sans que la personne de Nina puisse se recomposer de

façon adéquate.

Cette hypothèse d’un défaut dans le travail de narrativité se renforce encore lorsqu’au

moment de se quitter, Nina m’explique que nos rencontres lui ont permis de se rendre compte

de qui elle était, et ajoute avoir besoin de faire ce type de travail pour avancer.

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La patiente renchérit en disant que ce travail épuisant lui a permis de revenir sur des émotions

et de les dégager de son corps73. Ainsi, si l’hypothèse de Fuchs (2007) nous paraît féconde,

elle se focalise exclusivement sur la temporalité. Or, la fragmentation, chez Nina, est

également corporelle (comme nous l’avons vu à plusieurs reprises). En outre, même si elle

semble a priori s’appliquer moins bien au spatial (celui-ci se laisse mieux représenter par

l’ubiquité et l’immédiateté dans leur versant homogénéisant), la fragmentation est également

spatiale puisqu’elle est finalement situationnelle et identitaire (comme le point 5. sur

l’évènement l’a rappelé). C’est pourquoi nous allons tenter de développer un argument plus

englobant de l’expérience borderline.

2. Dépassement de la situation et omnipotence

Au vu de l’importance des relations conjugales pour les participants et dans nos analyses,

nous partirons d’un élément y ayant trait. Celui-ci concerne la relation de Nina avec Aurore,

son ex-compagne brièvement mentionnée au début du chapitre 6.

Nina explique que cette relation ne fut jamais une réelle relation de couple. En effet, notre

participante ne voulait pas instituer cette dernière comme une relation « sérieuse » ; elle

préférait, non sans une certaine culpabilité, « suivre ses pulsions, ses envies, se suivre soi-

même », et donc notamment pouvoir s’amuser sexuellement. L’expression de cette

ambivalence entre l’aspiration à une sorte de « liberté totale » et la culpabilité de ne rien offrir

de substantiel à cette personne amoureuse d’elle fut aussi l’occasion pour Nina de développer

encore la disposition contradictoire dans laquelle elle se trouve la plupart du temps. C’est-à-

dire qu’elle désire et tente d’agir tout et son contraire. Elle voudrait notamment pouvoir être à

la fois en couple et célibataire, et bénéficier des avantages de ces deux situations. Ainsi, en ce

moment, elle lutte : elle se répète, tous les jours, qu’elle « sait » qu’elle veut être avec sa

compagne actuelle (Lindsay). Elle s’efforce de rendre cela (hyper-)conscient pour tenter de

rester fidèle et de ne pas se laisser griser par la rencontre d’autres femmes. Malgré tout, elle

n’y parvient pas forcément, l’impulsion du moment se révélant régulièrement plus forte.

Le désir de bénéficier des avantages des deux rôles (« être célibataire » et « être en couple »),

73 A nouveau, il semble que l’objectivation identitaire réalisée au moyen de la pensée réflexive ait permis de décharger un corps qui, en temps normal, sert de médiateur préréflexif (immédiat) pour pallier au manque de médiation réflexive (rappelons, par exemple, que faire ressortir les émotions était une des fonctions attribuées aux automutilations). Par ailleurs, si la patiente dit avoir revécu ses émotions, ce nouveau plongeon dans ses souvenirs lui a apparemment permis de se libérer de certains de ceux-ci. C’est peut-être là la principale différence avec le système traumatique de Meares (2000), dans lequel l’émotion est revécue sans pour autant être traitée ou désamorcée.

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autrement dit, in fine, d’être enrôlée dans ces deux mandats impliquant des statuts (et devoirs)

fondamentalement inconciliables en regard du sens commun et de la morale moderne

occidentale, peut être analysé à la lumière du concept de situation limite de Jaspers (1973, cité

par Fuchs, 2013, par Englebert, 2017, et par Englebert & Follet, 2017, 2018). Cette notion

désigne toute situation inhérente à la condition humaine, définitivement non modifiable et

indépassable par l’être humain. Les situations limites sont des donnés a priori de l’existence

psychique de l’Homme. Jaspers prend pour exemples principaux la situation historique74, la

culpabilité, la souffrance, le combat amoureux et la mort. Elles représentent des limitations

fondamentales à notre vouloir : le choix d’être ou de ne pas être aux prises avec ces situations

ne nous est pas laissé. Or, comme nous l’avons déjà développé, nous pensons, avec

Charbonneau (2010a, 2010c), que toute rencontre intersubjective est médiée par des rôles75.

Nous pouvons donc finalement penser le fait d’être en rôle comme une situation limite. Plus

encore, nous pouvons le rapprocher de la plus ordinaire des situations limites : la situation, au

sens du fait d’être situé dans le temps et dans l’espace. En effet, adopter un avatar ne peut se

faire qu’en un certain temps et en un certain lieu. Pour Jaspers, la situation limite la plus

primaire de l’Homme consiste en le fait d’être toujours dans une situation spécifique, et non

aux prises avec la totalité des possibilités. Nina semble précisément aspirer à être cette totalité

de possibilités. Si l’on y songe un instant, le seul moyen de combiner simultanément les rôles

de célibataire et de conjoint amoureux serait de se dédoubler. Il s’agirait donc d’exister

simultanément en deux lieux différents, ce qui n’est possible que si l’on est doté du pouvoir

d’ubiquité. Cette réflexion rend d’ailleurs encore manifeste l’intrication intrinsèque entre le

soi (« je suis moi », « je suis une personne »), l’espace et le temps. En effet, si l’engagement

simultané dans les deux rôles que nous avons évoqués n’est possible qu’à condition d’exister

en deux espaces différents, être engagé dans ces deux rôles en un seul et même lieu

impliquerait qu’il s’agisse de deux temps différents. Vivre ces deux rôles, ou ces deux

situations, à un moment et à un endroit corrélés l’un à l’autre, autrement dit, dans un seul et

même corps, relève de l’impossible. C’est en ce sens que nous pouvons parler de situation

limite, et d’un rapport limite aux rôles et à la normativité. Le fait d’être toujours situé est bel

et bien un « mur […] contre lequel nous butons » (Jaspers, 1956, cité par Englebert, 2017, p.

8). « Nous ne pouvons regarder par-dessus » cette éventualité (p. 8). Nina semble précisément

tenter de regarder par-dessus cette limitation à notre vouloir, de grimper par-dessus ce mur.

En somme, en ne voulant pas choisir sa situation, elle semble vouloir dépasser le fait d’être

74 Ce que Jaspers nomme « situation historique » peut être vu soit dans un sens large comme un équivalent de la situation spatio-temporelle dans son plus simple appareil, soit au sens de la narrativité et du fait qu’il existe des situations passées. 75 Nous pouvons ajouter que ceci est valable même lorsque l’intersubjectivité est imaginée. Plus encore, le rapport de soi à soi peut être vu comme se faisant de manière enrôlée (la réflexivité étant fondamentalement altérité).

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située dans le temps et dans l’espace, donc, in fine, le fait d’être une (et une seule) personne

(ou une personne pourvue d’un seul corps). Exister implique d’être quelque part et à un

moment donné ; il semble que ce donné soit, ici, remis en cause. Dans le langage de Kimura

(1992), nous pourrions dire que Nina tente de dépasser les règles de la logique qui fondent

notre jugement, telles que les principes d’identité, de non-contradiction et du tiers exclu, et

donc finalement le principe d’individuation « je suis je », le fait que chacun « a à vivre une

seule vie corporelle » (Kimura, 1992, p. 147). Ce type de données était déjà présent dans le

cas de Joëlle, mais également chez Alicia et ses tatouages, ou dans la problématique

d’authenticité de Gabrielle.

Nous pourrions objecter que le compromis trouvé par Nina avec Aurore, à savoir, une relation

de couple « totalement libre », presque non instituée, s’apparentant au sexfriendship, lui a

permis d’atteindre son objectif. Nina serait, grâce à cette relation… com-promettante 76 ,

finalement parvenue à endosser les deux rôles dans des temporalités très rapprochées voire

confondues (lorsque j’ai envie d’être en couple, je rentre en contact avec ma sexfriend ;

lorsque je n’en ai plus envie, je mène une vie de célibataire). Nous pourrions ainsi arguer

qu’elle a réussi son entreprise de dépassement de la situation. Cependant, nous pourrions

aussi affirmer, à l’appui de la culpabilité rapportée, que la posture de notre patiente n’a

finalement pas atteint l’idéal recherché, à savoir, se libérer de la contrainte des rôles, de la

contrainte basale du temps et de l’espace. Ainsi, le rapport du borderline au temps et à

l’espace peut être exprimé d’une manière nuancée : le patient borderline (tel qu’il nous a été

donné à voir dans ce projet77) remet en question la qualité de « limite » des situations limites,

et, simultanément, se heurte à ces dernières. Puisqu’elle ne parvient pas à accéder à l’ubiquité

ou à l’atemporalité, ou, c’est selon, pour y accéder, Nina se voue à l’inconstance et à

l’instantanéité : d’un instant à l’autre, elle passe d’un rôle à l’autre, d’une situation à l’autre.

Enfin, nous pouvons voir le lien étroit entre ces manifestations concrètes et la morale de

l’époque ; en effet, si les rôles « célibataire » et « conjoint » n’avaient existé dans notre

culture, ou s’ils n’avaient été empreints de caractères de durabilité et d’exclusivité mutuelle,

Nina pourrait suivre ses désirs comme bon lui semble, sans culpabilité.

Ce rapport à une sorte de volonté de conserver l’ensemble des possibilités trouve un écho

76 Le jeu de mots a ici toute son importance. L’adjectif « compromettant » est convoqué au sens propre : Nina tente de se projeter dans le futur en réalisant deux promesses inconciliables : être en couple et être célibataire. 77 Pour faciliter le caractère global de notre propos, à partir de maintenant, nous utiliserons l’expression « le borderline ». Cela ne signifie en rien que nous considérons que les conclusions de notre étude peuvent être généralisées à tout patient borderline. Il s’agit de conclure sur la problématique borderline telle que nous l’avons rencontrée. De la même façon, nous ne prétendons nullement que ce que nous avons mis en évidence dans ce mémoire est pathognomonique.

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dans bien d’autres domaines de vie de Nina. Le fait qu’elle mentionne sa capacité à occuper

tous les rôles du triangle dramatique de Karpman, le fait qu’elle garde toujours contact avec

ses ex-compagnes (qui peut être vu comme une remise en question de la situation historique),

ses hésitations sur son orientation sexuelle, ou encore ses préférences concernant ses

compagnes potentielles (qui doivent être à la fois féminines (coquettes) et maternelles, à la

fois « coincées » et « cochonnes », et, finalement, polyvalentes, flexibles), ne sont que

quelques exemples supplémentaires.

« Infinité des possibles », « illimitation du vouloir », « impossibilité du choix ». Finalement,

toutes ces expressions renvoient à une dimension qui s’impose maintenant à nous :

l’omnipotence. Une omnipotence qui, en tant que quasi-synonyme du dépassement de la

situation, n’est pas, ici, supposée en tant qu’état interne du patient comme corollaire

nécessaire du clivage et de la dévalorisation d’autrui, telle qu’elle l’est chez Kernberg

(1979/2016), ou en tant qu’inflation défensive du Moi, mais se révèle en filigrane des

éprouvés du sujet. Azoulay et al. (2003), lorsqu’ils érigeaient l’hyperinstabilité des

identifications en mécanisme de défense typiquement état-limite consistant à « être tout à la

fois pour ne rien perdre », s’approchaient quelque peu de ce que nous développons. En

tendant à adopter potentiellement tous les rôles (ou, c’est selon, à être un « pur soi » toujours

potentiel et inaccessible), en éprouvant dans l’instant une potentielle éternité, en rassemblant

sur le corps une ubiquité potentielle ou en vivant dans les expériences douloureuses et de

passage à l’acte une immédiateté jamais complètement accessible, en étant potentiellement

autrui via l’hypersensibilité, en (se) donnant l’impression de tout prendre en compte dans la

réflexion (comme Alicia), et à travers bien d’autres phénomènes encore, nos participants nous

montrent cette tendance à l’omnipotence.

L’omnipotent est celui qui est pourvu d’une puissance absolue (Cntrl, s.d.), qui possède toutes

les potentialités. Or, le potentiel est « ce qui existe en puissance » et est « opposé à l’actuel »

(Robert, 1976, p. 1359). Il concerne donc ce qui reste sans effet dans le présent.

L’omnipotence est donc, finalement, infinitude. En étant potentiellement tout, le sujet éprouve

des difficultés à trouver un ancrage et une stabilité ; à être objectivement et concrètement

(actually) soi. Si l’on se souvient que Charbonneau (2010a) définit la médiation par le rôle

comme une « acceptation de la finitude de notre être » (p. 157), ou, que Kimura (1992),

lorsqu’il parle d’union immédiate avec la pure présence, désigne « une infinitude avant toute

détermination de chaque maintenant comme présent » (p. 111), l’on peut se rendre compte

que tous les développements précédents convergent. En effet, cette infinitude spatiale,

temporelle, est finalement une infinitude avant toute détermination de chaque soi comme soi,

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« car la naissance du présent temporel (et, pourrions-nous ajouter, spatial) est contemporaine

de celle du moi individualisé » (p. 112).

3. Hypo-conscience et postmodernité

Cette infinitude, encore définie par Kimura (1992) comme une « réalité en-deçà de toute

individuation, une source originaire d’où chaque moi individuel s’actualise comme soi-même

dans sa transcendance ou dans sa différence ontologique » (p. 112), nous amène à notre

hypothèse finale. Il se pourrait que l’hypo-conscience de soi (ou hypo-réflexivité) soit

l’organisateur psychopathologique de la problématique borderline, par contraste avec l’hyper-

conscience de soi mise en évidence chez l’individu schizophrène (Sass, 1992).

Cette hypo-conscience est temporelle ; à la fois implicite et explicite. Elle est continue mais

aussi paroxystique. Le patient borderline est « pris » dans chaque nouveau moment présent

qui survient, car les fonctions de pensée et de langage qui permettent de vivre et d’assimiler

les évènements en regard de cognitions et d’élaborations d’un niveau supérieur semblent

œuvrer peu efficacement et être débordées par les impulsions du moment. Il éprouve des

difficultés à penser autrement les choses (Stanghellini & Mancini, 2018 ; Stanghellini &

Rosfort, 2013b). L’hypo-conscience est, aussi, corporelle. Kernberg (1979/2016), lorsqu’il

décrivait la « névrose polysymptomatique » comme indice du fonctionnement état-limite,

rapportait déjà nombre de phénomènes liés au corps. Chez nos participants, le corps est soit

peu ressenti, soit ressenti comme dégoûtant, se désolidarisant de la personne, comme devant

être amaigri ou vidé de sa substance, ou encore dans des aspects de disparition, de

fragmentation, de transparence et d’inconsistance. Il brille tant par son absence que par sa

présence. Sa matérialité est mise en question. Le Leib est incontrôlable au point qu’il n’est

parfois plus Leib (il devient quasi-exclusivement Körper ou corps-pour-autrui). Il fait l’objet

d’une « hypocondrie émotionnelle ». L’hypo-conscience est, enfin, spatiale, car la personne

est absorbée dans un immédiat qui revêt les habits de l’ubiquité et car l’espace de sécurité qui

la sépare normalement des évènements n’existe pas. La territorialisation doit être objectivée

pour être ressentie : il faut se rendre concrètement présent à l’autre pour se concevoir comme

faisant partie de sa vie. Le manque de différenciation laisse libre cours à l’hypersensibilité ; la

personne semble fondue dans l’ambiance. En conclusion, l’hypo-conscience de soi est donc

hypo-conscience tout court. En effet, elle concerne autant le rapport du sujet borderline à lui-

même, que son rapport aux autres et à l’environnement. L’hypo-réflexivité n’est pas le fait

d’un sujet isolé ; elle est tant un manque de recul par rapport aux choses, qu’un manque de

retour sur soi.

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Ce manque fondamental de subjectivation consiste notamment, comme nous l’avons vu dans

le chapitre 4 et à la fin du chapitre 6, en un manque d’objectivation de soi. Pour simplifier

notre propos, nous parlerons d’objectivation, étant entendu que nous nous situons dans le

champ de la subjectivité. L’objectivation serait, donc, le processus par lequel on se ressent

comme doué du pouvoir spécial et déterminant d’être animé d’une subjectivité, par lequel on

se reconnaît en tant que sujet 78. Chez le patient borderline, la difficulté à accomplir ce

processus par une voie « intrinsèque » semble mener à un « report du subjectif sur de

l’objectif ». En effet, une objectivation « extrinsèque » semble venir pallier l’objectivation

« intrinsèque » défaillante. L’identification au diagnostic (et à l’autre qui pose le diagnostic),

les actes visant à ressentir son corps, les tatouages à valeur identitaire, ou l’anorexie, sont

autant d’éléments (parmi d’autres) auxquels le patient borderline semble recourir pour se

pourvoir d’une consistance (d’une historicité, d’un territoire). En outre, dans ces voies

d’objectivation « extrinsèque », semble prendre place, à certains moments, une objectification

(de soi, toujours). Nous définirons celle-ci comme le processus par lequel un individu se

modifie, se manipule, se transforme à la manière dont il transformerait un objet 79 . Les

tatouages, la problématique anorexique ou les mutilations, par exemple, sonnent comme des

tentatives de prendre le corps pour objet afin de pallier à l’objectivation « intrinsèque »

défaillante. A l’inverse, selon nous, les crises de colère, si elles relèvent bien de

l’objectivation « extrinsèque », ne relèvent pas de l’objectification. L’identification au

diagnostic se situe, quant à elle, à la limite entre ces deux processus. En effet, nous pouvons

considérer qu’elle constitue une façon pour la personne de s’objectiver, de se donner corps,

via l’adhésion à une « étiquette » objectivante. Mais nous pouvons aussi nous demander si, en

retour, elle ne contribue pas à ce que la personne se modifie pour coller encore plus au

diagnostic (il serait alors aussi question d’objectification)80.

L’hypo-réflexivité est donc, selon nous, bien plus qu’une « simple » version négative de

l’impulsivité, même si l’impulsivité en tant qu’absence de réflexion sur le moment en fait

partie. L’hypo-réflexivité se manifeste, par exemple, aussi dans la difficulté à expliciter les

vécus, à son paroxysme chez Marc et parfois chez Nina. Elle se retrouve encore dans les

difficultés de concentration. Elle est aussi présente dans la façon qu’a eue Marc, notamment,

d’être « pris au piège » par les sujets qu’il abordait ; il pouvait discourir pendant un certain

temps sur un détail et perdre de vue l’objectif initial de son propos, puis s’en rendre compte

(Meares (2000) a appelé ce processus « capture par les stimuli »). Outre ces aspects

78 Cette définition est un élargissement de celle d’Englebert & Follet (2017, 2018), centrée essentiellement sur le corps. 79 A nouveau, cette définition est un élargissement de celle proposée par Englebert & Follet (2017, 2018). 80 Auquel cas, l’identification au diagnostic pourrait aussi être vue comme un obstacle potentiel au traitement.

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« cognitifs », le manque de retour sur soi se reflète aussi dans le manque d’agentivité, d’auto-

contrôle, dans la dépossession corporelle, ou encore dans le manque d’objectivation

intrinsèque (notamment la difficulté narrative, retour sur soi en tant que soi extatique).

L’apport essentiel de l’hypo-réflexivité, qui met en évidence certains phénomènes déjà

abordés dans les approches cognitivo-comportementales ou psychanalytiques à travers la

« mentalisation » ou la « symbolisation » (Desseilles et al., 2014), réside dans la conception

de l’Homme qui y est sous-jacente. Elle implique un corps vivant, une prise en compte de la

complexité de l’être humain ; l’hypo-réflexivité n’est pas une fonction « localisable » de la

psychologie objective81. Enfin, les notions de réflexivité et d’hypo-réflexivité constituent une

piste d’éclaircissement des mécanismes d’action de certaines thérapies. Par exemple, le

succès relatif des méthodes incluant un « retour au moment présent » (comme, par exemple,

la pleine conscience) peut être précisé. En effet, nous pouvons postuler que c’est la tendance à

renouer avec un état d’ « immédiateté sereine » (que Kimura (1992) distingue de

l’ « immédiateté chaotique ») via une focalisation réflexive qui permet le retour sur soi

favorisant l’identification de l’état émotionnel instantané, l’agentivité et l’abstention du

passage à l’acte. Il s’agirait donc de revenir à un présent réflexif plutôt qu’hypo-réflexif. De la

même façon, la défusion entre soi et ses pensées proposée dans les thérapies ACT semble

relever du rétablissement d’une certaine réflexivité, médiatisation.

Notre dernière réflexion concerne les liens entre la condition borderline et la condition

postmoderne. Selon Desseilles et al. (2014), la prévalence du trouble de personnalité

borderline est de 4% dans la population générale, ce qui est relativement élevé par rapport aux

autres troubles psychiatriques. Le même auteur tend à penser que ce trouble pourrait être

assez récent et culturo-dépendant. Rossi Monti & D’Agostino (2018) précisent qu’il s’agit du

trouble de personnalité le plus fréquent à notre époque. Or, avec l’omnipotence, nous sommes

entrés dans le domaine du virtuel, si présent dans notre société actuelle à travers, notamment,

les avancées technologiques. En effet, ces dernières ont radicalement modifié notre mode de

vie, de présence à soi et à autrui. Internet, les réseaux sociaux, les smartphones, tous les types

de communication à distance, font en sorte que de nombreuses activités qui nécessitaient une

intercorporéité jusqu’il y a peu le requièrent moins aujourd’hui. Le corps est donc moins

nécessaire, ou remplacé par l’image du corps. Plus globalement, la matière des choses a

évolué. Le savoir, par exemple, est devenu ubiquitaire et échappe de plus en plus au contrôle

des états ou des individus (Lyotard, 1979). Il est, avec Internet, partout, comme nous pouvons

81 Pour un propos plus large sur la question, le lecteur pourra se référer à Gennart (1986), Straus (1986), et Thinès (1992).

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être partout à la fois grâce à la télé-présence. Agamben (2006/2007), qui traite du corps à

corps entre être humain et dispositif, lie l’époque capitaliste actuelle, qu’il voit comme une

« gigantesque accumulation et prolifération de dispositifs » (p. 33), à un processus de

dissémination de l’identité.

Le temps vécu est, selon nous, la porte d’entrée la plus heuristique pour saisir ce dont il est

question ici. Fuchs (2007) établit un parallèle entre « le caractère de plus en plus momentané

des évènements, l’exacerbation de la mobilité, la futilité82 de la communication » (p. 385) et la

fragmentation narrative. Muscelli & Stanghellini (2012), lient l’éprouvé de fragmentation à

l’accélération contemporaine du temps et des rythmes. Ils voient cette dernière, et

l’instantanéité, comme un processus par lequel l’Homme vise à vivre tout ce qui est possible

dans cette vie-ci. De nombreuses données de ce mémoire révèlent encore une dialectique de la

prévisibilité de l’imprévisibilité83 omniprésente dans notre société actuelle. Les phénomènes

émotionnels et sociaux semblent aujourd’hui moins susceptibles de permettre au sujet de se

constituer une identité (implicite et explicite) stable et définie, c’est-à-dire, la possibilité

d’éprouver une subjectivité à la fois tournée vers le passé en tant qu’expériences réellement

élaborées psychiquement et vers le futur en tant que projets réels. Le rythme de la vie

quotidienne instantanée, qui s’épanouit dans l’incessante évolution de la technologie, atteint

un niveau que la pensée humaine peut difficilement adopter sans présenter un vide et une

souffrance existentielle caractéristiques. Pirlot & Cupa (2006) posent, par exemple, que les

modifications dans la recherche et la perception de la douleur physique, phénomènes intégrés

dans nos analyses « médiationnelles », pourraient être liés à un défaut de médiatisation de la

douleur psychique faisant écho au recul de la symbolisation observé au niveau sociétal.

Alors que la vitesse d’exécution pouvait être considérée comme le credo de la modernité

(Englebert, 2017), elle s’est accentuée pour devenir, à l’ère postmoderne, une fragmentation.

Aujourd’hui, l’amorce d’une action contient déjà potentiellement l’amorce de la suivante ;

cela a pour conséquence que ladite action peine à trouver sa pleine réalisation ; son début et sa

fin sont floutés, sa durabilité est annulée : elle ne peut s’extasier dans le temps. La façon dont

l’être humain s’approprie le fait que son existence soit encadrée d’un début et d’une fin

consiste, de nos jours, à contracter le temps et l’espace à l’extrême (ou, c’est selon, à les étirer

82 Nous serions plutôt tenté de dire, « le caractère impersonnel et ubiquitaire de la communication », dans une vision moins moraliste. 83 Les patients se savent imprévisibles et incontrôlables pour eux mêmes. A l’image, encore, de Nina parlant de ses passages à l’acte instantanés : « Je me connais par cœur (…) je sais comment je suis ; c’est ça le problème, je me connais trop par cœur. ». Nous avons d’ailleurs pu observer un isomorphisme entre cette dialectique et l’attitude du personnel d’une des deux institutions, où l’on oubliait quasi-systématiquement de prévenir les patients de leurs rendez-vous avec moi.

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à l’extrême), pour tenter de s’en soustraire. Nous tendons à penser, avec Muscelli &

Stanghellini (2012), que l’existence borderline représente l’hyperbole de la condition

postmoderne : il est aux prises avec une telle entreprise de contraction, et simultanément pris

au piège de l’inéluctabilité des coordonnées existentielles.

Ces phénomènes prennent place dans un contexte capitaliste plus global dont l’hyper-

flexibilité est au centre, et dans lequel la marchandisation globalisée et l’hyperconsommation

sont aussi celles de l’Autre, des relations, et, finalement, de notre vie. A l’image de la

production just in time (Cavaleri, 2014), le patient état-limite semble s’adapter complètement

à « chaque maintenant ». Une hypothèse d’hyperadaptation ambiante, ou d’hyper-flexibilité,

se révèle donc moins farfelue qu’attendu, et semble emmener avec elle l’hypo-réflexivité. Le

temps instantané (ou éternel), l’espace immédiat (ou ubiquitaire), et le corps-en-disparition

forment, selon nous, un tout indivisible (l’hypo-conscience) à même de refléter tant

l’expérience borderline que le mode de vie postmoderne84, et qui s’exprime à des degrés

divers selon que l’on se situe dans la normalité ou la pathologie.

Enfin, Fuchs, lorsqu’il parle de la fragmentation narrative du soi, ajoute qu’il s’agit là d’éviter

les dimensions de constance d’objet, de lien, d’engagement, de responsabilité et de culpabilité

inhérentes à l’inscription temporelle. Nous voudrions apporter une nuance : cette affirmation

est plausible si l’on se base sur le système de référence sociétal et relationnel principalement

en vigueur jusqu’à l’avènement progressif de la postmodernité, autrement dit, si l’on s’en

tient au référentiel moderne. En tant que telle et dénuée de cette précision, elle est donc, selon

nous, fondamentalement moraliste. En effet, il semble qu’il ne soit pas question, chez le

borderline, d’un évitement des dimensions temporelles, mais plutôt d’une modification de la

façon dont elles sont vécues. L’on peut par exemple postuler, en regard de l’ouverture

exacerbée à l’évènement, que le borderline s’engage à l’extrême dans un instant présent qui

prend un aspect d’éternité. L’argument postmoderne devient donc une nécessité éthique

autant qu’heuristique.

Toutes ces données nous permettent sans doute de suggérer un lien entre l’augmentation de la

prévalence du trouble de personnalité borderline et l’évolution sociétale. Le borderline remet

en cause le mode d’existence humain, il tente de déplacer les limites de notre existence

comme le postmoderne a déplacé les règles du savoir et de la communication. Ces

considérations « sociétales » prêtent d’ailleurs à sourire si l’on se souvient de la lutte contre la

société capitaliste et du parcours international (ou… globalisé) d’Alicia, ou si l’on mentionne

84 Ces vécus mériteraient d’ailleurs, selon nous, d’être mobilisés dans une ébauche d’outil clinique.

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que Nina se positionne contre les nouvelles technologies à cause de l’absence

d’intercorporéité qu’elles supposent (tout en s’en disant dépendante en raison d’un besoin de

contact permanent). De même, le concept d’intra festum trouva un écho particulier chez moi

lorsqu’en visite chez Marc, je me rendis aux toilettes et constatai qu’une… boule à facettes,

choisie personnellement par le participant, faisait office de lustre.

« Dans les troubles limites, l’existence sensible est rendue en quelque sorte à son flottement originel. Elle

n’est pas fixée dans des identifications et des rôles, mais désirante et exposée, in statu nascendi. »

(Chavarot, 2017, p. 54).

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Résumé

Ce projet de recherche qualitative a été réalisé dans une approche phénoménologique

consistant en un retour aux choses mêmes. Il visait à mieux comprendre l’expérience

borderline. Nous avons rencontré, dans des entretiens individuels, cinq patients pour qui un

diagnostic de « trouble de personnalité borderline » a été posé, et adopté une approche

résolument non directive, dans une perspective en première personne. En partant des

retranscriptions des entretiens et d’autres types de données cliniques (non verbales, intuitives,

ou récoltées dans des moments plus informels), nous nous sommes mis à la recherche du (ou

des) organisateur(s) psychopathologique(s) de l’expérience état-limite.

A travers l’analyse des cinq cas cliniques, nous avons tenté de faire vivre et de lier les critères

du DSM-5, puis d’appréhender les rapports au temps, à l’espace, au corps et à l’identité de ce

type de patients. Il semble que, chez les patients borderline que nous avons rencontrés, le

temps vécu soit marqué par l’instantanéité, et l’espace vécu, par l’immédiateté et l’ubiquité.

Le corps, quant à lui, semble être vécu tantôt comme disparaissant, tantôt comme hyper-

présent.

Ces explorations nous ont amenés à plusieurs hypothèses finales. En effet, la fragmentation

du soi, le dépassement de la situation (et l’omnipotence), et l’hypo-conscience semblent

pouvoir être considérés, dans une logique circulaire, comme les organisateurs

psychopathologiques de l’être-au-monde borderline. L’hypothèse d’une fragmentation de

l’identité narrative faite par Fuchs (2007), un temps considérée, nous a amenés à nous rendre

compte que la fragmentation, chez la personne borderline, était autant temporelle que spatiale,

et, finalement, situationnelle et identitaire. Il semble, en réalité, que les patients borderline que

nous avons rencontrés tendent à remettre en question les limites de l’existence humaine, et à

dépasser le fait d’être situé dans le temps, dans l’espace et dans un corps. Ces participants ont

ainsi semblé, à bien des égards, vivre dans un monde potentiel. Leur tendance à ne pas se

fixer et fixer les choses, à être constamment aux prises avec la totalité des possibilités, semble

s’associer à une hypo-conscience de soi et du monde.