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Eugène François Vidocq - Ebooks-bnr.com · Eugène François Vidocq LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS (tomes 1 - 5) 1844. bibliothèque numérique romande ebooks-bnr.com Les vrais Mystères

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  • Eugène François Vidocq

    LES VRAIS MYSTÈRESDE PARIS

    (tomes 1 - 5)

    1844

  • bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

    Les vrais Mystères de Paris (tomes 1-5) 3/1502

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  • TOME 1

    I

    PRÉLIMINAIRES

    Du château construit à Choisy-le-Roi, en1682, sur les dessins de l’architecte FrançoisMansard, et successivement possédé par ma-dame de Louvois, le grand dauphin, fils deLouis XIV, et la princesse de Condé ; et du petitchâteau construit en 1739, à peu de distancedu premier, dont le roi Louis XV venait de fairel’acquisition, par l’architecte Gabriel, pour ma-dame de Pompadour ; il ne reste plus main-tenant que quelques bâtiments accessoires, etles restes d’une belle terrasse, contre laquelle

  • viennent se briser les flots de la Seine, et d’oùl’œil découvre une campagne éminemment ro-mantique.

    Le temps et les révolutions ont cependantrespecté l’ancien pavillon des gardes, placé ja-dis à l’entrée de la cour d’honneur. Le stylecoquet des ornements de ce pavillon, qui sontdus aux ciseaux des sculpteurs les plus dis-tingués de l’époque à laquelle il fut construit,est d’autant plus remarquable, que l’édifice setrouve placé au centre d’un site dont les ha-bitants du pays ne paraissent guère apprécierl’aspect pittoresque.

    La route de Versailles passe sous les fe-nêtres de ce petit édifice ; mais cette route,tracée en cet endroit au milieu d’un bouquetd’arbres de haute futaie, est très peu fréquen-tée. On peut donc, lorsque le ciel est pur, allerde ce côté, s’asseoir au pied d’un vieux mar-ronnier ou d’un chêne séculaire, sans craindreque les chants discordants de quelque rustre,ou les clameurs avinées de quelques bons

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  • drilles en goguettes, ne viennent interrompreles douces rêveries auxquelles on s’est livré.

    De la cour d’honneur devant laquelle setrouvait placé ce pavillon, on a fait un jardinpotager ; de succulents légumes croissent pai-siblement sur le sol foulé anciennement par lesspirituels gentilshommes, les belles et noblesdames et les jolis petits pages du temps deLouis le Bien-Aimé ; hélas ! on file la laine, onteint des étoffes, on fabrique des allumetteschimiques, que savons-nous, dans ce qui restedes bâtiments du château de madame de Pom-padour. Celui qui serait venu dire à l’or-gueilleuse marquise, que moins d’un siècleaprès sa mort, il ne resterait plus de sa nobledemeure, que quelques bâtiments ruinés et unpauvre petit pavillon, qui, bientôt, sans doute,disparaîtra à son tour, celui-là, certes, auraitété accueilli par un immense éclat de rire.Était-il en effet possible de croire que ce beauchâteau, si solidement bâti, durerait moins queles gravures qu’on a faites au temps de sa

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  • splendeur, et dont nous avons vu un exem-plaire, entouré d’un modeste cadre de boisnoir, chez un habitant de Choisy-le-Roi, qui leconserve comme une précieuse relique.

    Le chemin de fer de Paris à Orléans a prisune partie notable de la magnifique terrassequi existait autrefois devant le château, du côtéde la Seine. Ce qui en reste est encore au-jourd’hui le point le plus élevé de Choisy-le-Roi ; rien de plus riant, de plus animé, de plusattrayant, que le paysage qui frappe les regardsdu spectateur qui s’y trouve placé par une bellejournée d’été.

    Les bords de la Seine, à cet endroit, sontcouverts d’une végétation luxuriante et semésde jolies habitations qui se détachent blanchessur le fond vert du paysage, et se mirent dansle fleuve dont les ondes argentées coulententre deux rives fleuries ; souvent le clapote-ment de l’eau et une colonne de fumée quise détache en capricieuses spirales sur le fondbleu du ciel, annonce l’arrivée d’un bateau à

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  • vapeur, qui conduit à Corbeil, à Ris, ou à Soisy-sous-Étiolles, les bons citadins, qui vont ou-blier sous de frais ombrages, les soucis de laveille et ceux du lendemain.

    Le pavillon dont nous venons de parleravait été réparé et décoré avec goût, par lessoins d’un propriétaire spéculateur ; et peu detemps avant le jour où commence cette his-toire, une élégante calèche y avait amené lespersonnes qui venaient de le louer.

    C’étaient deux hommes dont le costume etles manières annonçaient des gens distingués ;le plus jeune portait à la boutonnière de sonfrac le ruban rouge de la Légion d’honneur ;le plus âgé était porteur d’une de ces bonneset joviales physionomies qui annoncent quecelui auquel elles appartiennent est parfaite-ment content de son sort. La rotondité de toutesa personne, l’ampleur calculée de ses habits,coupés sans prétention, la magnifique épinglequi attachait sa cravate à une chemise de finetoile de Hollande, et la chaîne d’or dont les

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  • nombreux anneaux brillaient sur son gilet depiqué blanc, lui donnaient l’aspect d’un richefinancier. Ces deux hommes, après avoir exa-miné avec la plus scrupuleuse attention l’habi-tation dont le propriétaire leur faisait les hon-neurs avec cette politesse obséquieuse qui ca-ractérise le spéculateur qui vient de terminerune excellente affaire, parurent assez contentsde ce qu’ils venaient de voir, et le plus jeunedonna l’ordre au chasseur doré sur toutes lescoutures qui le suivait à distance, de faire dé-charger des voitures de déménagement qui ve-naient d’arriver, amenant tout un monde dedomestiques et de tapissiers-décorateurs.

    Le propriétaire attendait avec une certaineimpatience l’ouverture des caisses qui conte-naient les meubles qui devaient garnir leslieux ; il était persuadé d’avance qu’ils étaientd’une valeur plus que suffisante pour répondredes loyers ; cependant il était bien aise de lesvoir ; son attente ne fut pas trompée, tous lesmeubles étaient neufs et du meilleur goût.

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  • D’autres caisses renfermaient de magnifiquescristaux, des porcelaines peintes et dorées, del’argenterie et bien d’autres choses encore. Lestapissiers-décorateurs, aidés par les domes-tiques du nouveau locataire, eurent bientôt mistout en place. Cela fait, les étrangers, aprèsavoir donné à tout le coup d’œil du maître etfait rectifier ce qui ne leur parut pas conve-nable, se retirèrent emportés par le brillant vé-hicule qui les avait amenés.

    Tant que dura la belle saison, ils reçurentà leur pavillon belle et nombreuse compagnie ;mais au commencement de l’automne qui sui-vit, tous les services furent emballés et rem-portés à Paris ; les étrangers ne firent plus àChoisy-le-Roi que de rares apparitions, et lesvolets et les portes du pavillon restèrentconstamment fermés.

    Cette histoire commence vers la fin d’unesombre journée du mois de février. L’aspectdu paysage dont nous avons esquissé les traitsprincipaux est bien changé ; le loriot au plu-

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  • mage doré ne siffle plus sous la ramée ; les ba-teaux à vapeur ne glissent plus joyeusementsur les ondes unies de la Seine ; le soleiln’éclaire plus les habitations qui couronnentles deux rives du fleuve. Le ciel d’un gris terneressemble à une immense nappe de plomb ;une pluie fine qui tombe depuis le matin avecun bruit monotone a détrempé le sol qui estcouvert de larges flaques d’eau ; le vent gémit àtravers les vieux arbres ; les eaux du fleuve, silimpides lorsqu’elles réfléchissaient l’azur d’unbeau ciel, sont devenues ternes et limoneuses.

    Deux hommes, misérablement vêtus, rô-daient depuis quelques instants autour du pa-villon des gardes. Avec la nuit, le froid était de-venu plus vif et avait converti en brillants sta-lactites chaque goutte de pluie qui s’était arrê-tée sur les rameaux dépouillés.

    Il n’apparaissait pas de lumière à l’intérieur.Les deux hommes qui marchaient près l’un del’autre s’arrêtèrent au même instant, commes’ils avaient obéi à la même pensée. Tout était

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  • calme autour d’eux ; seulement à de rares in-tervalles, on entendait retentir le son aigu dusifflet des conducteurs de wagons, ou lesaboiements du chien de garde de quelqueferme isolée.

    — Tu le vois, je ne me suis pas trompé, dità voix basse à son compagnon l’un de ces deuxhommes, la taule(1) n’est pas habitée.

    — C’est bien, il ne s’agit plus que d’en-quiller(2). Tu as les halènes(3) ?

    — Comme tu dis, Fifi.

    L’homme releva un vieux bourgeron detoile bleue qui composait, avec un mauvaispantalon de treillis, un costume très peu ca-pable de le défendre contre les rigueurs dela saison, et fit voir à son camarade que sonbuste était entouré d’une corde de grosseurmoyenne.

    — V’là la tourtousse(4) ! dit-il.

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  • — C’est tout ce qu’il faut. J’ai une vanternesans loches, des bûches plombantes et des ca-roubles dans les valades de ma pelure(5).

    — Tu es bien heureux d’avoir une pelure,car il fait diablement vert(6).

    En effet, le givre tombait sur les membrespresque nus du misérable qui s’était débarrasséde la corde qui ceignait son corps ; des petitsglaçons pendaient après les poils incultes quiombrageaient sa lèvre supérieure ; ses dentsclaquaient avec force. Il se tenait courbé et ilse battait les flancs sans pouvoir parvenir à seréchauffer.

    — Allons, de l’atou(7), lui dit son compa-gnon, si le chopin(8) est bon, tu pourras de-main au matois(9) abloquir des frusquins à laforêt Noire(10).

    — Oh ! qu’oui, qu’j’irai à la forêt Noire, etque je m’collerai(11) une castorine toute bati-fonne(12) et doublée en lyonnaise(13), dans lesbons numéros.

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  • Tout en parlant, l’homme avait cherché surle sol et il avait ramassé une pierre d’une cer-taine grosseur.

    — Voilà je crois ce qu’il nous faut, dit-il.

    L’autre individu, qui avait fait plusieursnœuds à la corde, attacha la pierre à une de sesextrémités et la lança sur le chaperon du mur.La pierre tomba de l’autre côté. Il tira la cordeà lui, il s’y cramponna avec force, et, lorsqu’ilse fut assuré qu’elle était bien assujetie :

    — À gaye, dit-il(14).

    Il se suspendit à la corde, et, en un instant,il eut atteint la crête du mur sur lequel il se mità cheval. Son camarade l’imita.

    Ils n’eurent besoin pour descendre, que derépéter la même manœuvre.

    Après avoir traversé la cour, ils se trou-vèrent sous un élégant péristyle devant uneporte en chêne qui paraissait solide. De chaquecôté de cette porte, il y avait des fenêtres à

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  • hauteur d’appui qu’ils examinèrent d’abord.Ces fenêtres étaient fermées de fortes per-siennes assujetties par de larges barres de fer-meture en fer méplat et à clavettes, et ferméesà l’intérieur par des cadenas à secrets.

    — Il y a des crapauds aux vanternes(15)impossible d’enquiller(16) par là, voyons lalourde(17).

    — Tiens, c’est une entrée tourmentée.

    — Forée ?

    — Non, bénarde.

    — C’est bon, nous pourrons peut-être biendébrider(18).

    Les deux larrons avaient essayé presquetoutes les fausses clés de leur trousseaulorsque la porte roula sur ses gonds. Ils s’arrê-tèrent quelques instants.

    — Prêtons loches(19), dit l’un d’eux avantde se déterminer à entrer.

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  • — Je n’entends que nibergue(20) réponditl’autre, coque la camoufle(21) et au petit bon-heur.

    — La piole est rupine(22), il doit y avoirgras(23).

    Ils venaient de fermer la porte du vestibule,et ils se croyaient chez eux, lorsqu’ils enten-dirent le bruit des pas de deux personnes quimarchaient sur le gravier de la route et qui s’ar-rêtèrent devant la grille qui défendait l’entréede la cour ; une clé tourna dans la serrure, lagrille fut ouverte, et deux hommes enveloppésde larges manteaux, entrèrent dans la cour etse dirigèrent vers la maison, après avoir ferméavec soin.

    Les premiers arrivés avaient vu à traversdeux guichets à claire-voie pratiqués dans lespanneaux de la porte tout ce qui venait de sepasser.

    — Merci, nous sommes marrons(24), dit leplus misérable des deux, planquons-nous(25).

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  • — Il tremble toujours ce Délicat, n’avons-nous pas des lingres(26) bien affilés.

    — Oui, mais ces deux chênes(27) paraissentde taille à se défendre, le plus sûr est de nousesgarer(28), nous trouverons peut-être notrebelle lorsqu’ils seront dans le pieu(29) et s’ilfaut les refroidir(30), ma foi alors comme alors.

    Après ces quelques paroles échangées ra-pidement et à voix basse, ils se blottirent der-rière la porte d’un petit dégagement, aprèsavoir éteint la bougie de leur lanterne sourde.

    Il était temps ; les nouveaux venus en-traient dans la pièce qu’ils venaient de quitteret peu d’instants après ils allumaient unelampe.

    Les larrons cachés dans le petit dégage-ment ne pouvaient rien voir mais ils pouvaienttout entendre.

    — Qui de nous ira à la cave, dit un des nou-veaux venus ?

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  • — Ce sera vous, monsieur le marquis.

    — Soit, pendant ce temps, monsieur monintendant vous ferez du feu, j’ai besoin de meréchauffer un peu.

    Le marquis prit une clé accrochée au murprès de la porte du dégagement et sortit de lasalle.

    — As-tu entendu, dit Délicat à son cama-rade, il paraît que c’est des messières de lahaute(31), un marquis et un intendant, pusqu’ça d’monnaie.

    — Veux-tu bien taire ta menteuse(32), V’làl’marquis qui rapplique(33).

    Le marquis rentrait en effet dans la sallequ’il venait de quitter, le feu flambait dansl’âtre, il prit deux verres et quelques biscuitsdans une armoire :

    — Voilà, dit-il, une de ces vieilles bouteillesdu clos Vougeot que nous ne débouchons que

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  • dans les grandes occasions, à la santé du pèreLoiseau.

    — Ce pauvre orphelin(34) n’est pas, àl’heure qu’il est, aussi content que noszigues(35).

    — Il faut en convenir, ce vicomte de Lussanest une véritable providence, il est comme lesolitaire, il sait tout, il voit tout, il est partout.

    — Tu lui as coqué son fade(36) ?

    — Gy(37), dix mille balles en taillebins d’al-tèque(38), il s’est contenté de cela, le vicomteest raisonnable.

    — Et prudent : les taillebins n’ont pas decentre(39).

    — Allumans un peu cette camelotte(40).

    — Entraves-tu(41) comme ils jaspinent bi-gorne(42) ? dit Délicat, c’est des grinches(43).

    — T’as raison, c’est des pègres(44) et de lahaute(45) encore.

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  • — Et qui viennent de faire un fameux cho-pin(46) les gueux.

    — Rembroque(47) ces mirzalles(48), disaitle marquis à son intendant, tandis que Délicatet son compagnon causaient à voix basse dansle petit dégagement, tant rondines(49) pi-quantes(50) cadennes(51) et durailles surmince(52). Il y en a pour plus de cinquantemille balles(53).

    — Tu vois, mon cher marquis, que je tra-vaille toujours assez bien, soit dit entre nous,bon cheval n’est jamais rosse.

    — C’est vrai.

    — Les caroubles débridaient bien(54), n’est-ce pas ?

    — Le père Loiseau n’aurait pas ouvert plusfacilement avec ses clés.

    Le marquis tira sa montre.

    — Bientôt neuf heures, dit-il, il est tempsde partir, nous avons beaucoup de choses à

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  • faire ce soir ; va porter la camelotte(55) à laplanque(56), et partons, nous attrimerons plustard au fourgat(57).

    L’intendant réunit dans la forme de son cha-peau plusieurs petites boîtes de maroquin vertet rouge qu’il en avait tirées, et sortit de lapièce.

    — C’est fait, dit-il en rentrant après une ab-sence de quelques minutes, maintenant, par-tons.

    — Qué chance, mon vieux Coco-Desbraisesils vont décaniller.

    — Oui, qu’ils se la donnent(58) et nous di-rons deux mots à la planque de ces rupins(59).

    Après le départ du marquis et de son in-tendant, Délicat et Coco-Desbraises sortirentdu petit dégagement dans lequel ils s’étaienttenus blottis, avec l’espérance de découvrir lacachette dont ils avaient entendu parler. Ilsse disposaient à briser les meubles, mais lesclés étaient sur toutes les serrures et tous les

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  • meubles étaient vides ; ils cherchèrent avec unacharnement sauvage sans pouvoir rien trou-ver ; ils voulurent enfin se venger sur la cave,dont ils ouvrirent la porte avec la clé accrochéedans la salle à manger ; mais cette cave,comme tous les meubles qu’ils avaient déjà vi-sités, était complétement vide ; ils y trouvèrentseulement une bouteille de vin blanc, qu’ils vi-dèrent en deux coups.

    — En v’là une dure, en v’là une criminelle !pas un fenin(60) chez un marquis, dit Délicat,c’est le raboin(61) qui s’en mêle.

    — Tout ça n’est pas naturel, répondit Coco-Desbraises, mais ous donc qu’ils ont planqué lacamelotte de l’orphelin qu’ils ont nettoyé(62) ?

    — J’en paume la sorbonne(63) ; si tu veux,nous allons recommencer à rapioter(64) par-tout ; la camelotte(65) est ici, c’est sûr ; il fautla trouver.

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  • De nouvelles recherches furent tout aussiinfructueuses que celles qui venaient d’êtrefaites.

    — Niente(66), dit Coco-Desbraises, qui pa-raissait en proie à une violente colère.

    — Foi de bon zigue(67), répondit Délicat ;si tu veux, nous allons coquer le riffle à lapiole(68), puisque nous ne pouvons rien trou-ver.

    — Ça serait pas juste, y ne sont peut-êtrepas les propriétaires.

    — Pourquoi que ça n’serait pas eux,puisque l’un de ces grinches(69) est marquis,et que l’autre est son intendant ? C’est-y drôleque des nobles qui sont nobles soient despègres(70), et des chouettes pègres(71) encore.

    — C’est vrai que c’est drôle ; car s’ils sontriflards(72), pourquoi qu’ils risquent leur peaupour poisser(73) ?

    — Dis donc, si c’était des railles(74) ?

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  • — En v’là une de loffitude(75). Si c’étaientdes rousses(76), est-ce qu’ils seraient marquiset intendant ? Ah ! que j’marronne(77) den’avoir pas pu les remoucher(78).

    — As-tu remarqué comme ils parlent ?qu’on dirait des charabias ou des Gascons.

    — En tout cas, y sont vicieux, les coquins,d’avoir si bien planqué(79) leur camelotte(80).

    — T’as raison ; mais quand on est si de labonne(81), s’exposer à aller au pré(82), c’est pa-villonner(83).

    — C’est peut-être une passion ; mais quandon a des chopins de cinquante mille balles àfourguer(84), on peut bien risquer quelquechose. C’est-y ça un grinchissage(85) ! Sont-yheureux les scélérats !

    — T’auras beau te morfiller le dardant(86),tu n’empêcheras pas que ça ne soit comme ça ;l’eau va toujours à la rivière.

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  • Tout en conversant, Délicat et Coco-Des-braises avaient parcouru la maison dans tousles sens ; mais à leur grand regret, ils n’avaientrien trouvé de bon à prendre ; seulement Déli-cat, ayant découvert dans une remise une re-dingote et un pantalon oubliés depuis long-temps et couverts de poussière, voulut absolu-ment s’en vêtir.

    Délicat et Coco-Desbraises employèrent,pour sortir du pavillon, le moyen qui leur avaitservi pour y entrer ; et, après avoir suiviquelques instants un petit sentier tracé à tra-vers les terres labourées, ils se trouvèrent surla route pavée qui conduit à Paris.

    — Nous avons un bon ruban de queue d’icià Pantin(87), dit Coco-Desbraises.

    — C’est égal, répondit Délicat ; je n’ai plustaffetas du vert(88), et je puis aller jusqu’aubout du monde, maintenant que j’ai un mon-tant(89) et une bonne pelure(90) sur les an-dosses(91).

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  • Le marquis et son intendant qui avaient prisle chemin de fer pour revenir à Paris se quit-tèrent à la station ; l’intendant était montédans un cabriolet, et le marquis avait continuésa route à pied, le visage à moitié couvert parun cache-nez et le corps bien enveloppé dansson manteau. Arrivé sur le boulevard de l’Hô-pital, il s’arrêta quelques minutes ; puis il revintsur ses pas. Après avoir recommencé plusieursfois la même manœuvre, il entra dans une mai-son sans portier, dont la porte était fermée parune serrure à secret ; il gravit lestement quatreétages, et entra dans une petite pièce carréedont il ferma soigneusement la porte.

    Sans perdre de temps, il quitta le costumeassez élégant dont il était couvert pour se revê-tir de celui que portent habituellement les pa-trons ou conducteurs de bateaux ; cela fait, ilsortit, et après avoir traversé le quai, il descen-dit sur la berge, puis détacha un bateau du pi-quet auquel il était retenu, et s’abandonna aucours de la Seine. Arrivé à la hauteur de la

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  • place de l’hôtel de ville, et après avoir solide-ment amarré son bateau à un des gros anneauxde fer scellés dans le parapet, il s’engagea dansl’étroite et sombre ruelle à laquelle on a donnéle nom de rue des Teinturiers.

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  • II

    CHEZ LA MÈRE SANS-REFUS

    Chaque jour, Paris perd quelques-uns destraits de sa physionomie primitive ; grâce auxsoins de notre édilité, des voies larges et aé-rées, viennent à chaque instant remplacer lesruelles étroites et sombres de la vieille cité pa-risienne, les artistes regrettent les vieilles mai-sons à pignon, les fenêtres en ogive, les légèrestournelles du moyen âge, dont bientôt les der-nières traces seront effacées ; nos nouvellesconstructions, à peu près semblables entreelles, nos rues larges bordées de trottoirs etéclairées par le gaz, n’ont pas, nous devonsen convenir, cette couleur fantastique qui plaîttant aux imaginations rêveuses, aussi nouscomprenons les regrets des amateurs du pitto-

  • resque et des archéologues, mais nous avoue-rons, dût-on nous trouver quelque peu pro-saïque, que nous préférons les choses d’au-jourd’hui à celles d’autrefois.

    La capitale, surtout depuis une dizained’années, s’est singulièrement embellie, cepen-dant il existe encore çà et là, quelquesconstructions, quelques rues même, qui rap-pellent le Paris de nos bons aïeux, cesconstructions, ces rues, pressées de tous lescôtés par la ville nouvelle, ne tarderont passans doute à disparaître à leur tour.

    Quel est celui de nos lecteurs qui, aprèsavoir parcouru le soir un quartier bien bâti, po-puleux, éclairé par les mille rayons lumineuxdu gaz, ne s’est pas senti frappé d’étonnementen se trouvant tout à coup, au détour d’unerue, dans une de ces ruelles où l’on ne passeque par hasard et dont personne ne sait lenom ; rues du Clos-Georgeot, des Trois-Sabres,de la Masure, de la Tuerie de la Vieille-Lan-

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  • terne, Grenier-sur-l’Eau, Saint-Bon, Brise-Miche, etc., etc.

    La rue de la Tannerie est une de ces ruesdans lesquelles on ne peut passer sans éprou-ver une sensation de malaise inexplicable, quifait que l’on presse le pas, sans que pourtant oncherche à se rendre compte du sentiment au-quel on obéit, le soir elle est à peine éclairéepar la flamme pâle et douteuse d’un antique ré-verbère, le jour elle est plus triste encore.

    Toutes les maisons de cette rue paraissentsi peu solides sur leurs fondements, qu’aumoindre choc, au plus léger coup de vent, onest étonné de ne pas les voir tomber l’une surl’autre, comme ces capucins de cartes sur les-quels vient de souffler un enfant.

    Ces masures ne ressemblent pas à cesruines que l’on rencontre parfois au milieud’une belle campagne, qui, à de certainesheures, sont dorées par les rayons du soleilet sur lesquelles s’épanouissent le lierre aux

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  • larges feuilles d’un vert sombre et le liseronaux clochettes bleues qui semblent avoir étémis là par la main du Créateur, pour nous rap-peler que rien de ce qui existe ici-bas ne peutpérir sans être immédiatement remplacé parautre chose ; les masures de la rue de la Tan-nerie, n’ont rien de vénérable, elles rappellentla décrépitude du vice.

    On y entre par des portes basses et dif-formes, elles sont éclairées par des baies fer-mées de cette espèce de fenêtre que le peuple,pendant notre première révolution, a nom-mées fenêtres à guillotine, sans doute parceque leur forme lui rappelait celle du terribleinstrument qui fonctionnait alors sur la placepublique.

    L’humidité qui décime les malheureux ha-bitants de ces bouges, (des individus naissent,vivent, aiment et meurent dans la rue de laTannerie et dans toutes celles qui lui res-semblent), suinte à travers des murs mal recré-

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  • pis et s’écoule en gouttelettes noirâtres qui ex-halent une odeur nauséabonde.

    Dans la rue de la Tannerie, il n’y a pas unseul atelier, pas un seul magasin consacré àune industrie s’exerçant au grand jour. Les es-pèces de caves auxquelles de présomptueuxpropriétaires ont donné le nom de boutique,sont toutes occupées par des gens qui exercentdes industries douteuses, des marchands fri-piers du dernier étage, des marchands devieilles chaussures, des chiffonniers, des fer-railleurs, des rogomistes.

    Si l’on excepte celui qui occupe le coin dela rue Planche-Mibray, il n’y a pas dans la ruede la Tannerie un seul marchand de vin ; on neboit pas de vin dans la rue de la Tannerie, del’eau-de-vie, à la bonne heure.

    La rue de la Tannerie, est coupée par uneruelle assez étroite, pour que deux hommesne puissent y passer de front ; c’est la rue desTeinturiers : Cette rue commence à celle de la

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  • Vannerie et débouche sur la Seine, en passantsous le quai de Gèvres ; mais depuis quelquesannées, l’administration a fait fermer par defortes grilles, la partie qui de la rue de la Tan-nerie conduisait sur la rive du fleuve.

    L’une de ces grilles est scellée d’un côtédans le gros mur de la maison qui porte lenº 31, sur la rue de la Tannerie. Cette maisonest élevée de quatre étages, une porte de chênecintrée, ferrée avec soin et dans laquelle on apratiqué un guichet défendu par trois tringlesen fer carré qui peut être fermé par une petiteporte en forte tôle, laisse apercevoir, lors-qu’elle est ouverte, un escalier en spirale quiconduit aux étages supérieurs et auquel sertde rampe une corde à puits noire et luisante ;cette porte et la boutique qui occupe le rez-de-chaussée sont peintes en vert.

    Toutes les vitres de cette maison ont étéenduites d’une couche épaisse de blanc d’Es-pagne ; on a cependant ménagé dans une decelles de la boutique, qui forme à elle seule

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  • le rez-de-chaussée, un petit espace circulairedans lequel apparaît souvent un œil provoca-teur, chargé d’indiquer aux passants inexpéri-mentés, l’industrie exercée rue de la Tannerie,nº 31.

    Cette boutique est divisée en deux parties,séparées par une cloison jadis vitrée, dont lescarreaux, depuis longtemps brisés, ont étéremplacés par du papier huilé ; la boutiqueproprement dite, est garnie seulement dequelques tables couvertes de toile cirée, quine sont jamais essuyées si ce n’est par lesmanches des consommateurs, de quelqueschaises et de plusieurs grossiers tabourets. Lecomptoir sur lequel se carrent quelques bou-teilles, des verres ébréchés et une série de me-sures d’étain, est formé d’un vieux bas de buf-fet en chêne vermoulu ; le fauteuil de madame,placé derrière, est recouvert d’une basane, quide noir est presque devenue rouge ; ce fauteuila perdu un de ses bras dans une des bataillesqui se sont livrées en ce lieu, et des nom-

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  • breuses blessures qui le couvrent, s’échappentle crin et la bourre qu’il renferme dans sesflancs.

    Ce modeste trône est occupé par unefemme âgée d’environ cinquante-cinq ans,grande, maigre, les yeux d’un bleu pâle ; unusage immodéré du tabac a considérablementélargi les méplats de son nez long et pointu ; sabouche, d’une grandeur plus qu’ordinaire, n’estgarnie que de dents noires et mal rangées ; seslèvres sont pâles et minces ; quelques poils grissont mêlés à sa chevelure rousse, elle est coif-fée d’un mouchoir rouge posé en marmotte ;les pendeloques qui garnissent ses oreilles,sont formés de brillants assez beaux ; sesdoigts maigres et peut-être un peu sales, sonttous ornés de bagues ; une chaîne en jaseron,qui supporte une grosse montre d’or, faitquinze ou vingt cercles autour de son cou ; à saceinture pend un clavier d’argent, qui enserredes clés et un couteau.

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  • Cette femme a placé près d’elle une bou-teille d’absinthe, à laquelle elle donne assezfréquemment, les accolades les plus frater-nelles.

    Les odalisques de son modeste harem sontdiversement occupées ; plusieurs boivent,quelques-unes se tirent les cartes, d’autres,faute de cigarettes, fument du caporal dans despipes culottées.

    Si le lecteur veut bien nous le permettre,nous ne nous arrêterons pas auprès de cespauvres filles, et nous entrerons dans l’arrière-salle ; lorsque nos yeux auront percé le nuageépais de fumée qui charge l’atmosphère decette pièce, nous pourrons examiner les indivi-dus qui s’y trouvent.

    Leur aspect n’offre rien de bien remar-quable, ils sont vêtus, à peu près, comme toutle monde, si ce n’est qu’ils paraissent avoir uneprédilection singulière pour les couleurs écla-tantes, la toilette de quelques-uns serait irré-

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  • prochable, si de grosses chaînes d’or, des bre-loques très apparentes ne venaient pas lui don-ner un cachet de mauvais goût tout particu-lier ; le costume des autres est celui d’honnêtesouvriers endimanchés, ceux qui ne sont vê-tus seulement que d’un bougeron et d’un largepantalon de toile, se tiennent dans l’ombre : aureste, quel que soit le costume qu’ils portent,tous ces hommes paraissent se connaître ; c’estque nous sommes dans un vrai Tapis franc, etque les hommes parmi lesquels nous avons in-troduit le lecteur, sont les habitués de ce lieu,dont le nom maintenant est connu de tout lemonde.

    Il y a des Tapis francs dans les quartiers lesplus brillants de la capitale, comme dans lesrues sales et tortueuses de la Cité et du quar-tier de l’hôtel de ville, de quelques faubourgset de la place Maubert. Il y en a pour toutes lescatégories de malfaiteurs, pour les pégriots etles blavinistes(92), et pour les voleurs titrés etdécorés de la bonne compagnie.

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  • Il ne faut pas chercher à se le dissimuler,il existe certains malfaiteurs qui se croiraientdéshonorés… déshonorés ! c’est le mot, s’ils al-laient boire dans un lieu semblable à celui danslequel les nécessités de notre sujet nous ontforcé d’introduire nos lecteurs.

    Les Tapis francs de la Grande Bohême, dontnous parlerons plus tard, sont décorés avecluxe, éclairés à giorno ; on n’y rencontre quedes gens portant gants jaunes et bottes ver-nies : est-ce pour cela qu’ils échappent à la sur-veillance de la police, et ne fait-elle la guerreau vice, que lorsqu’il est couvert de guenilles ?

    Il existe une notable différence entre les Ta-pis francs et ces ignobles cabarets dans les-quels vont boire, non-seulement les voleurs quivont un peu partout, mais les ouvriers déran-gés, les cochers de voitures publiques, les sou-teneurs de filles et les vagabonds, le nom deTapis franc, n’est pas applicable à ces derniersétablissements ; il n’est pas nécessaire en effet,d’être franc ou affranchi(93), pour être à la tête

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  • d’un établissement, dans lequel on se borne àservir à boire à tous venants.

    La police qui visite souvent ces cabarets,y pêche, pour ainsi dire, en eau trouble ; àchaque coup d’épervier qu’elle y jette, elle ra-mène un voleur en recherche, un forçat ayantrompu son ban, cependant elle échoue quel-quefois : lorsque cela arrive, elle établit unesouricière, mais le maître du cabaret dont l’in-térêt est de protéger ceux qui le font vivre,et qui sait que la police donne un peu tropd’extension au proverbe : « Ce qui est bon àprendre, est bon à rendre, » se sert d’un motd’ordre ou d’un signal, pour avertir sa clientèlelorsque la raille(94) est chez lui : une bouteilleposée d’une certaine manière, un pain dequatre livres placé contre les carreaux, etc.

    Le vrai Tapis franc, (le nombre de ces éta-blissements dangereux dans tous les grandscentres de population, est beaucoup plusconsidérable qu’on ne le croit généralement),est un lieu connu de la police, qui y exerce

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  • une surveillance continuelle, qui, cependant,demeure presque toujours sans résultat ; carceux qui tiennent ces sortes d’établissements,sont de leur côté constamment sur leursgardes, et font tous leurs efforts pour annihilerdes mesures qui doivent leur être fatales.

    La profession du maître ou de la maîtressedu Tapis franc, qu’ils soient logeurs, rogo-mistes, ou maîtres de mauvais lieu, est desti-née à voiler l’industrie qu’ils exercent en réali-té, celle de recéleurs ; c’est au Tapis franc queles voleurs déposent ou fabriquent leurs ins-truments de travail, qu’ils se déguisent, qu’ilsapportent leur butin, qu’ils procèdent aux par-tages, qu’ils se réfugient sous de faux noms,lorsqu’ils sont trop vivement poursuivis.

    Les maîtres de Tapis francs, sont pour lesvoleurs de profession, ce que la Mère est pourles compagnons du tour de France ; le voleurévadé ou libéré, qui veut continuer l’exercicede sa profession, y trouve, sans bourse délier,s’il est connu, ou seulement s’il peut se recom-

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  • mander de quelque voleur fameux qu’il a lais-sé au bagne ou dans les prisons, un logement,des habits convenables au genre de vol qu’ilpratique, des passe-ports, des certificats et lesinstruments nécessaires, l’homme de peine(95)est admis de droit à prendre part à la premièreaffaire : s’il désire s’abstenir, il reçoit un bou-quet(96) de vingt-cinq pour cent sur le produitde la vente du chopin(97).

    — Rengraciez(98) dit un homme placé à unetable du fond, en s’adressant à tous ceux qui setrouvaient dans la salle, prêtez loches(99).

    Le bourdonnement des conversations parti-culières cessa tout à coup et chacun se rappro-cha de l’homme qui venait de parler.

    Cet homme, d’une taille élevée et bienprise, paraissait âgé d’à peu près trente àtrente-cinq ans, son visage encadré dans uncollier de barbe noire parfaitement coupé,avait un caractère particulier de distinction, etil aurait fallu toute la perspicacité d’un obser-

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  • vateur attentif, pour découvrir, sur sa physio-nomie, une certaine expression de dureté, quidevait échapper aux yeux du vulgaire. Son cos-tume se composait d’une veste bleue à bou-tons noirs en os, d’un large pantalon de coutilà raies rouges, retenu sur les hanches par uneceinture en escot de même couleur ; sa che-mise de cotonnade à carreaux, était ferméesur sa poitrine par une petite ancre d’argentà facettes, et de dessous son chapeau de cuirverni, de forme très basse et à larges bords,s’échappaient de grosses boucles de cheveuxd’un noir d’ébène.

    Cet homme qui portait le costume desconducteurs de bateaux, n’était pas cependantun de ces laborieux ouvriers, car ses mainsn’accusaient pas les rudes travaux auxquels ilsse livrent.

    « Douze plombes crossent à la vergne, l’ins-tant de la décarade(100) est arrivé, continua-t-il, avancez à l’ordre, et que chacun tâche de

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  • faire son profit de ce que je vais lui dire ; àvous, messieurs les fourlineurs(101).

    Deux hommes parfaitement costumés, ha-bit à la française, chapeau Gibus, bottes ver-nies et le reste, s’avancèrent près de lui.

    — Messieurs Mimi et Lenain, c’est vous quisonderez les valades(102) au foyer de l’Opéra ;Dejean la Main d’or et Petit Crépine, seront àl’encarrade(103) ; Maladetta et Lion le Taffeur,à la décarrade(104) ; vous pouvez sans taffetasvous esbatre dans la trêpe(105), toutes les me-sures sont prises en conséquence, de tous lesrousses(106) que la police a envoyés au bal del’Opéra, un seul est à craindre, c’est le Coupde deux(107) ; au reste, c’est le seul qui vousconnaisse ; mais le grand Richard est chargé dene pas le quitter, et lorsqu’il le verra se dirigerde votre côté, il vous fera le saint Jean(108) etvous rengracierez ; il faudra que ce rousse aitbien du vice, s’il vous paume marron(109) voi-là vos taillebins d’encarrade, camoufflez-vous

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  • avec des doubles vanternes(110), et bonnechance.

    » Vous, Robert et Cadet Vincent, mettezune blouse par-dessus vos vêtements, allez à laflan(111) et ne passez pas sans vous arrêter de-vant les boucards bons à esquinter(112). Voilàun jeu de carouble et une ripe(113) dont vousme direz des nouvelles.

    » Les charrieurs à la mécanique(114) ne sor-tiront que vers deux ou trois heures pourépouffer(115) les panés qui quitteront le balsans roulotte(116).

    » Les Goupineurs de poivriers(117) et lessaute-dessus peuvent se donner de l’air ; Déli-cat et Coco-Desbraises exploiteront les boule-vards et le quartier du Temple, Biscuit et Cor-net tape Dur les rues environnant les halles.

    » Les deux mômes(118)et Lasaline iront à lachasse aux bleus(119), surtout, mes amis, pasd’esgard(120) et que chacun respecte notre de-vise : probité quand même ».

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  • Ce discours de l’homme au costume de ma-rinier que nous n’avons rapporté que parcequ’il nous fournissait l’occasion de nommerquelques-uns des personnages qui doivent fi-gurer dans cette histoire, fut débité tout d’unehaleine, d’une voix brève et avec un accent quine permettait pas à l’observation le droit de sefaire place, il fut écouté avec la plus sérieuseattention, et lorsqu’il fut achevé, chacun se dis-posa à se rendre au poste qui lui avait été indi-qué.

    Le marinier sortit après avoir dit quelquesmots à la vieille femme placée au comptoir.

    — C’est bien Rupin(121), c’est bien, lui ré-pondit-elle on exécutera tes ordres, mon gar-çon, voilà un carouble(122), allons, mes pou-lettes, continua-t-elle en s’adressant à ses oda-lisques, il y aura gras pendant la sorgue(123) audodo.

    Les femmes allèrent se coucher, et il ne res-ta dans la salle où nous avons introduit le lec-

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  • teur que ceux qui ne devaient sortir que beau-coup plus tard.

    La maîtresse du lieu n’avait pas quitté laplace qu’elle occupait et continuait à caressersa bouteille. La sourde rumeur qui partait del’arrière-salle n’inquiétait pas la vieille femmequi connaissait par expérience la turbulence deses habitués.

    Un individu dont la physionomie décelaitl’odieux caractère, prit la parole après le départde Rupin, c’était Délicat qui venait d’échangerquelques paroles avec Coco-Desbraises.

    — Sommes-nous les larbins(124) de Rupinpour qu’il se donne le genre de nous envoyerau vague(125), dit-il, allez, qu’il nous dit, es-quintez les boucards et les cambriolles(126) es-carpez les messières et balancez-les à la lance,mais aboulez icigo le pèze, les bogues, lesbêtes à cornes, la blanquette et toute la came-lotte ; je solirai le tout et je prendrai doublefade pour mézigue(127), est-ce juste ça ?

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  • — Non, non, ça n’est pas juste, dirent tousceux qui avaient écouté Délicat.

    — Mais ça n’est pas tout, continua ce der-nier, il faut coquer leur fade à ces batteursd’entifles qui ne goupinent que du chiffonrouge, ils nous coquent, c’est vrai, des affairesqui ne sont pas mouchiques, mais pour notretruc cela n’est pas nécessaire ; nous trouvonsen baladant tout ce qu’il nous faut(128).

    — C’est vrai tout de même, reprit unhomme que les autres nommaient Mauvaisgueux, surnom que du reste il méritait à touségards. C’est donc pour les regarder faire lesmecs(129) que nous courons le risque de nousfaire gerber à vioque ou à la passe(130) c’estêtre par trop melon que de flouer si grandflouant(131) pour des particuliers qui nousnazent(132) lorsqu’ils nous rencontrent dans larue.

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  • — Et qui vous disent : « Monsieur, je n’aipas l’honneur de vous connaître », si vous leuroffrez un petit canon, ajouta Coco-Desbraises.

    — Si vous aviez autant de toupet(133) quemoi, vous ne coqueriez quelpoique à ces épa-teurs(134).

    — Il ne faut plus risquer notre viande pources frileux(135).

    — Des frileux ! s’écria un individu quin’avait pas encore parlé, des frileux, vous nebonniriez pas de pareilles loffitudes si vous lesaviez vus à l’ouvrage(136) ; des frileux eux quiescarperaient(137) le Père éternel plutôt que dese laisser agrafer(138), au surplus ce n’est paspendant qu’ils sont absents qu’il faut les écor-ner(139), quand ils seront là à la bonne heure.

    — Écoutez, Vernier les bas bleus, si vousvoulez vous faire esquinter(140), reprit Délicat,allez-vous y faire mordre, Rupin et ce brigandde Provençal vous arrangeront comme ils ont

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  • arrangé le grand Louis et Charles la belle cra-vate.

    — Vous me faites tous suer avec vos bo-niments(141), dit Mauvais gueux, c’est-y doncsi difficile que de se débarrasser de ces mes-sieurs, si vous voulez me faire none(142), je mecharge de régler leur compte.

    — C’est-ty du flan(143), dit Coco-Des-braises, si c’en est, je vais vous communiquerune idée lumineuse.

    — Voyons ton idée, ton idée, s’écrièrent-ilstous.

    — Eh bien ! si vous êtes tous d’accord il yaura un bon chopin(144) et sans morasse(145).On filera(146) ces deux particuliers de sortequ’on saura où ils perchent(147), on restera àla planque(148) très tard et le lendemain on se-ra à leur porte à six heures du matin pour lesvoir décarrer(149), à la première occasion, onles estourbira(150), et lorsqu’ils seront refroi-dis(151), on enquillera(152) chez eux.

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  • — Bravo ! bravo ! s’écria toute la bande.

    — Que ceux qui veulent qu’on refroidisseles Rupins lèvent la main, dit Délicat.

    Tous, hormis Vernier les bas bleus, imi-tèrent Délicat ; cette opposition au désir géné-ral suscita une tempête contre cet homme.

    — Ah ! vous voulez escarper(153) vos ca-marades pour les grinchir(154), dit-il à ces bri-gands ; ils vous commandent, dites-vous, etcela ne vous convient pas, alors travaillez(155)seuls, mais escarper des hommes qui vousdonnent chaque jour des leçons à l’aide des-quelles vous pouvez grinchir presque impuné-ment. C’est de la reconnaissance à la Capa-hut(156), mais votre projet ne s’accomplira pas,j’avertirai Rupin.

    — Si nous t’en laissons le temps, s’écria Co-co-Desbraises.

    Durant le temps qu’avait duré cette discus-sion plusieurs litres avaient été vidés, aussi lescerveaux étaient-ils très échauffés, l’opposition

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  • de Vernier les bas bleus fut donc on ne peutplus mal accueillie.

    — Non ! nous ne te laisserons pas le tempsde prévenir les rupins, dit Délicat.

    — C’est cela, ajouta Mauvais gueux, il fautle buter(157).

    Vernier les bas bleus n’était pas homme à selaisser intimider ; cependant, tous les banditss’étant armés de couteaux, allaient, excités parDélicat, Mauvais gueux et Coco-Desbraises, seprécipiter sur lui, il comprit que ce serait foliequ’essayer de résister seul à une dizained’hommes animés par le vin et la colère : il re-cula jusqu’à la porte de la boutique, qu’il ouvritprécipitamment, et se sauva par la petite ruedes Teinturiers.

    Les agresseurs, qui ne voulaient pas enga-ger dans la rue une lutte qui aurait infaillible-ment attiré du monde sur le lieu de la scène,n’avaient point songé à poursuivre Vernier lesbas bleus ; cependant celui-ci qui croyait les

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  • avoir tous à ses trousses, courait avec tant devélocité, qu’il renversa deux femmes en traver-sant la rue de la Tannerie.

    La surprise, la douleur et la crainte firent je-ter des cris perçants à ces deux femmes ; ellesdemandaient du secours, mais le plus profondsilence régnait dans cette rue déserte et maléclairée, dont l’aspect sinistre augmentait en-core leur anxiété : l’une d’elles étant parvenueà se relever, faisait de vains efforts pour aidersa compagne à l’imiter, sans pouvoir y parve-nir, celle-ci qui sentait ses forces l’abandonner,dit à son amie :

    — Hâte-toi, ma chère Laure, frappe à laporte la plus voisine, je meurs si je ne suisbientôt secourue.

    Éperdue, Laure courut d’abord à l’extrémitéde la rue afin de chercher le cocher de la voi-ture qui les avait amenées. Malheureusementelle ne le trouva pas ; elle revint de suite à laplace où était restée son amie, à laquelle la

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  • douleur et la crainte arrachaient des larmes.Laure, en regardant autour d’elle, crut remar-quer une faible lumière à l’intérieur de la mai-son d’où était sorti l’homme qui les avait ren-versées ; elle frappa à la porte avec ses poings,personne ne répondit ; impatientée, elle ra-massa par terre un morceau de platras et frap-pa de nouveau à coups redoublés.

    — Sainte mère de Dieu qué qui cogne sitard ? répondit de l’intérieur une voix donttoutes les cordes paraissaient cassées. Quoi-qu’vous voulez ?

    — Du secours pour une dame qui vientd’être blessée ! répondit Laure d’une voix sup-pliante.

    — Pas si cher on aquige à la lourde(158) ! ditla même voix.

    La porte fut ouverte et la femme que nousconnaissons déjà parut sur le seuil ; elle tenaità la main une espèce de lampion, dont laflamme tremblotante semblait prête à

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  • s’éteindre. Un mouvement de surprise et d’in-térêt, tout à la fois, se peignit sur la physiono-mie de la mère Sans-Refus (la tavernière avaitreçu de ses habitués ce surnom qui indiquait saconstante bonne volonté), à la vue de la jeunefille dont la gracieuse physionomie, éclairéepar les pâles rayons que projetait le lampion,rappelait les délicieuses créations qui se dé-tachent sur les fonds obscurs d’Estéban Mu-rillo.

    Laure, avait été sur le point de fuir à l’as-pect ignoble et repoussant de cette femme,mais elle se rappela que son amie attendait dessecours et elle surmonta la répugnance qu’elleéprouvait.

    — Ous donc qu’elle est vot’dame que j’luiporte queuque chose pour la ravigoter,j’sommes heureuse, ma petite chatte, d’pou-voir être utile à des jolies jeunesses commevous.

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  • En achevant ces mots la mère Sans-Refusprit une bouteille, versa de l’eau-de-vie dans unverre, prit son lampion de l’autre main et dit àLaure :

    — À c’t’heure, allons voir c’te dame, que jela soulage.

    Laure la conduisit près de son amie quis’était enveloppée de sa pelisse et attendaitavec résignation qu’on vînt la secourir.

    La vieille femme posa son lampion sur lesgravois, dont une partie servait de siége à lacomtesse Lucie de Neuville (ainsi se nommaitla femme blessée) ; puis elle lui offrit le breu-vage qu’elle avait apporté.

    — Merci ! merci ! bonne dame, je n’ai be-soin de rien, dit-elle en repoussant le verre ; ai-dez-moi, seulement, à gagner ma voiture.

    La mère Sans-Refus lampa la liqueur et mitle verre dans la poche de son tablier.

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  • — Entrez un instant chez moi, dit-elle ;vous serez mieux que dans la rue.

    Laure et la mère Sans-Refus, soulevèrent lacomtesse, qui fut introduite dans la boutique,éclairée seulement alors par la faible lueur quise faisait jour à travers les carreaux de papierhuilé de la cloison.

    La mère Sans-Refus, qui avait replacé sonlampion dans la niche pratiquée dans un murde refend pour le recevoir, examinait avec in-térêt les traits de la comtesse.

    — Doux Jésus ! se disait-elle… Est-elle gi-roffle la rupine(159), aussi giroffle que mapauvre Nichon. Qué broquille(160), québride(161), qué chouette pelure sur ses en-dosses(162), qué chance qu’elle n’ait pas étérembroquée(163) par les fanandels(164), ils l’au-raient grinchie d’autor(165), mais ils n’aurontque nibergue(166), les scélérats.

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  • La comtesse se trouvait un peu mieux etelle essayait de se lever ; la mère Sans-Refuss’y opposa.

    — N’grouillez pas, lui dit-elle, vous vous fe-riez du mal, vous êtes ici plus en sûreté quechez le curé de la paroisse ; nous allons, votreamie et moi, chercher votre cocher, et puisaprès nous vous conduirons à votre voiture, çan’sera pas long : au surplus soyez sans crainte,j’vas brider le boucart(167).

    La mère Sans-Refus frappa sur la cloison etdit seulement ces deux mots : du maigre(168).

    Cela fait, elle sortit, emmenant Laure avecelle.

    Lucie demeura seule et attendit quelquesinstants avec résignation ; cependant ellen’était pas tranquille, elle éprouvait un senti-ment de terreur indéfinissable qu’augmentaitencore l’aspect misérable de tout ce qui l’en-tourait, tout à coup le bruit confus de plusieursvoix venant de la pièce formée par la cloison,

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  • frappa son oreille, elle réunit toutes ses forcespour s’en approcher, puis se cachant, se blot-tissant, pour ainsi dire, derrière l’espèce decomptoir près duquel l’avait fait asseoir sa sin-gulière hôtesse, et retenant son haleine, émue,tremblante, elle écouta !…

    Les individus cachés par la cloison, par-laient à voix basse, Lucie ne pouvait donc sai-sir que quelques-unes de leurs paroles, qui, dureste, ne disaient rien à son imagination, c’étaitun mélange confus de mots hétéroclites, de lo-cutions vicieuses entremêlées d’horribles blas-phèmes.

    De plus en plus épouvantée, Lucie compritenfin l’affreuse position dans laquelle elle setrouvait placée, à chaque instant elle s’atten-dait à devenir victime des hommes qu’elle en-tendait dans la pièce voisine ; en ce momentla porte pratiquée dans la cloison s’ouvrit ; Lu-cie se crut perdue ; elle eut cependant assez deprésence d’esprit pour conserver sa position,un homme vint allumer sa pipe au lampion que

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  • la mère Sans-Refus avait replacé dans sa niche,tout en répondant à un individu resté dans l’ar-rière salle :

    — Foi de Coco Desbraises ! dit-il, si elle mefait des traits, je lui faucherai le colas(169).

    Lucie, sans bien comprendre le sens de cesparoles, devina cependant, à l’accent de celuiqui venait de les prononcer, qu’elles renfer-maient une horrible menace ; elle fit un légermouvement, l’homme tourna la tête vers lecomptoir comme s’il avait entendu quelquebruit, et, à la lueur du papier enflammé avec le-quel il avait allumé sa pipe, et qu’il avait jetésur le sol, ayant éclairé la place où se tenaitLucie, elle vit distinctement, sous le comptoirderrière lequel elle s’était accroupie, le cadavred’un homme jeune encore, enveloppé seule-ment d’une mauvaise serpillière : l’homme at-tendit un instant, puis il entra dans la salle endisant :

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  • — Allons, mes bijoux, un glacis d’eaud’aff(170).

    Une sueur froide, dont les gouttes abon-dantes ruisselaient sur son visage, inonda lecorps de Lucie, tout son sang reflua vers soncœur ; mais puisant du courage dans l’excèsmême du péril, elle ne perdit pas totalementl’usage de ses sens ; à chaque instant cepen-dant elle croyait entendre sonner sa dernièreheure, les minutes lui paraissaient des siècles,mille affreuses images traversaient son imagi-nation ; pourquoi l’avait-on enfermée ? pour-quoi avait-on emmené sa compagne ? elle al-lait être volée, assassinée peut-être ; enfin saterreur devint si grande, qu’elle allait crier pourimplorer du secours, lorsque le bruit de la clétournant dans la serrure, la rappela à elle. Vou-lant savoir si enfin c’était son amie et la vieillefemme, elle leva la tête, et à la faible lueur duréverbère à laquelle donnait passage la portequi était demeurée entr’ouverte, elle aperçutun homme sur le seuil, c’était celui auquel nous

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  • avons entendu la mère Sans-Refus donner lenom de Rupin ; sa main droite était appuyéesur la clé restée dans la serrure, dans l’autre iltenait un rouleau de ces petits cordages dontse servent habituellement les mariniers ; il res-tait immobile sur le seuil, comme s’il attendaitl’arrivée de quelqu’un.

    Le son de plusieurs voix et le bruit d’unevoiture vinrent fort à propos ranimer quelquepeu le courage de Lucie, que tant d’émotionsavaient brisée ; elle fit un mouvement invo-lontaire, l’attention de l’homme fut éveillée ; ilse retourna, et ses regards se dirigèrent versla place occupée par Lucie ; la blancheur deses vêtements et le feu de ses diamants, quibrillaient dans l’ombre, la trahirent.

    Rupin s’approcha d’elle vivement, il lui sai-sit les deux mains en s’écriant :

    — Tron de l’air, qu’elle est chouette la me-nesse(171), c’est du fruit nouveau que d’allumerune calège de la haute dans le tapis de la mère

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  • Sans-Refus(172). N’ayez pas peur, belle étran-gère, nous connaissons les manières qu’il fautemployer avec les calèges(173) ; vous sereztraitée avec égards et politesse.

    — De grâce, laissez-moi sortir d’ici, lui ré-pondit Lucie, laissez-moi sortir, je vous en sup-plie.

    — Oui, tu sortiras, bel ange, mais avant desortir, il faudra payer le passage, allons, em-brasse-moi.

    Et, joignant le geste aux paroles, il saisit Lu-cie par la taille.

    La jeune femme jeta un cri perçant, la portedu repaire intérieur s’ouvrit et la boutique setrouva tout à coup encombrée par une fouled’individus, porteurs de sinistres physiono-mies ; l’un d’eux, qui tenait une chandelle à lamain, s’approcha de Lucie, et déjà il allongeaitla main pour saisir son collier.

    Rupin le repoussa brusquement, et chan-geant subitement de ton et de langage :

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  • — Oh ! pardonnez-moi, madame, dit-il àLucie, mais par quel hasard une femme devotre monde se trouve-t-elle à cette heure dansun pareil lieu ?

    Lucie n’eut pas le temps de lui répondre ;Laure et la mère Sans-Refus entraient à ce mo-ment dans la boutique, suivies de plusieurs in-dividus attirés par ses cris ; l’un d’eux voulutsaisir Rupin, mais celui-ci, doué d’une vigueurpeu commune, se débarrassa facilement de sonagresseur qui alla tomber sur le comptoir ; lechoc fut si rude, que les verres, les bouteilles etles mesures d’étain tombèrent sur le sol avecun bruit épouvantable.

    La mère Sans-Refus entendit dans le loin-tain le bruit des pas mesurés d’une patrouille.

    — Enquillez à la planque, la sime abouleicigo(174), s’écria-t-elle.

    Rupin et les autres malfaiteurs disparurentpar l’arrière-salle, et il ne restait plus dans la

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  • boutique, lorsque la patrouille arriva, que lescurieux attirés par le bruit.

    Lucie, soutenue et guidée par Laure, avaitprofité du trouble pour s’esquiver et rejoindrela voiture qui les avait amenées ; elle donna ce-pendant sa bourse à la mère Sans-Refus, dontl’étrange et dangereuse hospitalité fut généreu-sement payée.

    Une demi-heure après cette scène, qui avaitduré moins de temps qu’il ne nous en a fallupour essayer de la décrire, Lucie et Laure ren-traient chez elles.

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  • III

    LES VOLEURS ARISTOCRATIQUES

    La haute pègre(175) est une associationd’hommes qui, dans la guerre qu’ils font à lasociété, se sont donné l’un à l’autre despreuves de dévouement et de capacité, quiexercent depuis déjà longtemps, qui ont in-venté ou pratiqué avec succès un genre quel-conque de vol ; le pègre de la haute(176) feravoler, mais il ne volera pas lui-même un objetd’une importance minime, il croirait compro-mette sa dignité d’homme capable ; il ne faitque des affaires importantes, et méprise ceuxqui volent des bagatelles ; ceux-là, il les do-mine.

    À une époque qui n’est pas éloignée, lespègres de la haute avaient leurs lois, lois qui

  • n’étaient écrites dans aucun code, mais qui,cependant, étaient plus exactement observéesque la plupart de celles qui régissent notreordre social ; ces lois sont maintenant tombéesen désuétude, mais encore aujourd’hui le pègrede la haute, qui n’a pas trahi ses camaradesau moment du danger, n’est pas abandonnépar eux lorsqu’à son tour il se trouve dans lapeine(177) ; il reçoit des secours en prison, aubagne, et quelquefois même au pied de l’écha-faud.

    On rencontre partout le pègre de la haute,au Coq hardi(178) et à la Maison dorée, au balChicard(179) et au balcon du théâtre italien ;qu’il soit vêtu d’un costume élégant, d’uneveste ronde, ou seulement d’une blouse, ilporte convenablement le costume que les né-cessités du moment l’ont forcé d’adopter ; ilsait prendre toutes les formes et parler tous leslangages ; celui de la bonne compagnie lui estaussi familier que celui des bagnes et des pri-sons.

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  • Le pègre de la haute aime son métier et lesémotions qu’il procure, et une qualité qu’on nepeut lui refuser est celle d’excellent juriscon-sulte ; aussi il ne procède pour ainsi dire que lecode à la main, et s’il a adopté un genre par-ticulier de vol, il acquiert bientôt une telle ha-bileté, qu’il peut en quelque sorte exercer im-punément ; cela est si vrai que ce n’est qu’àdes circonstances imprévues on des délationsqu’on a dû l’arrestation de ceux d’entre eux quiont comparu devant les tribunaux.

    Plusieurs nuances distinguent entre eux lespègres de la haute : la plus facile à saisir estcelle qui sépare les voleurs parisiens des vo-leurs provinciaux ; les premiers n’adoptentguère que les genres qui demandent del’adresse et de la subtilité, la tire(180), la dé-tourne(181) ; les seconds, au contraire, moinsadroits, mais plus audacieux, seront carou-bleurs(182), vanterniers(183) ou roulot-tiers(184). Mais il existe des organisations en-cyclopédiques, aussi les grands hommes de la

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  • corporation exercent-ils indifféremment tousles genres, rien ne leur paraît difficile ; ils ne re-culent devant quoi que ce soit. Souvent mêmeleur tête est l’enjeu de la partie qu’ils jouentcontre la société.

    Introduisons maintenant le lecteur dans uncabinet de travail qui fait partie d’un joli petithôtel du faubourg Saint-Honoré ; les tentureset les rideaux sont de couleur sombre, mais or-nés d’embrasses et de crépines d’argent ; surles murs sont attachés quelques tableaux denos premiers maîtres, la cheminée en marbregriotte d’Italie, sur laquelle on a placé une pen-dule formée d’un seul bloc de marbre noir etdeux coupes délicieusement ciselées, est sur-montée d’une immense glace, encadrée seule-ment d’une étroite baguette de cuivre argenté.Les meubles en palissandre sont ornés d’in-crustations en argent ; sur les rayons d’une élé-gante bibliothèque sont rangés, richement re-liés, les meilleurs ouvrages de notre littéra-ture ; en un mot, le goût le plus sévère a procé-

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  • dé à l’ameublement et à la décoration de cettepièce.

    Devant un bureau à cylindre, couvert depapiers, de journaux, de brochures et de cesmille superfluités qui sont indispensables pourconstituer un luxe bien entendu, est assis unhomme enveloppé dans une élégante robe dechambre ; il tient entre ses mains un petit car-net d’écaille, enrichi d’incrustations en or, qu’ilexamine avec beaucoup d’attention.

    À quelque distance, assis sur un fauteuil àla Voltaire, avec tout le laisser aller d’un amiintime, est un homme plus âgé que celui dontnous venons de parler, cependant le sans façonde ses manières peut paraître quelque peu ex-traordinaire, car son costume noir des pieds àla tête, sa culotte courte, ses bas de soie, sessouliers à petites boucles d’or annoncent sinonun domestique, du moins un subalterne.

    L’homme placé devant le bureau est mon-sieur le marquis de Pourrières, auditeur au

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  • conseil d’État et chevalier de l’ordre royal dela Légion d’honneur. Cependant cet homme nenous est pas inconnu, nous l’avons rencontréchez la mère Sans-Refus, donnant sous le nomde Rupin des instructions à une bande de mal-faiteurs.

    Un moment, lecteur ; quel que soit votreétonnement, ne criez pas encore à l’invraisem-blance, on ne rencontre pas, il est vrai, desgrands seigneurs dans les bouges infâmes duParis moderne, à moins qu’ils n’y soient alléspour y étudier des mœurs exceptionnelles ;mais souvent il arrive que les habitants de cesbouges quittent tout à coup leur place pourprendre celle des grands seigneurs sans quecependant ils renoncent à cultiver leur an-cienne industrie.

    C’est un fait fâcheux, mais il existe. Il y adans le meilleur monde, dans la plus haute so-ciété, des hommes sortis des bagnes et des pri-sons du royaume ; à chaque pas que vous faitesdans un salon vous pouvez être coudoyé par

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  • un escroc, un voleur, un assassin même. Unancien forçat, qui certes avait bien mérité lapeine à laquelle il avait été condamné, Guy deChambreuil, était, en 1815, directeur généraldes haras de France et chef de la police du châ-teau. Qui ne se rappelle le fameux Cognard,qui sous le nom du comte de Pontis de Sainte-Hélène, était parvenu à se faire nommer colo-nel de la légion de la Seine(185).

    M. le marquis de Pourrières, auditeur auconseil d’État et chevalier de la Légion d’hon-neur, malgré son hôtel, ses équipages sortisdes ateliers du carrossier à la mode, ses magni-fiques attelages, son nom, sa place et ses déco-rations qui lui faisaient ouvrir à deux battantsles plus aristocratiques demeures, n’était rienautre chose qu’un des membres les plus distin-gués de la haute pègre.

    Il tenait toujours à la main le petit carnetd’écaille.

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  • — Comprends-tu cela, toi, dit-il à son com-pagnon ; rencontrer une comtesse chez lamère Sans-Refus, une vraie comtesse, vraiDieu !

    — Une vraie comtesse ! une vraie com-tesse ! c’est possible, mais le contraire aussi estpossible, tout ce qui reluit n’est pas or, noussommes nous-mêmes une preuve de la véritéde ce vieux proverbe.

    — Mais butor ! ne t’ai-je pas fait connaîtrel’événement qui avait amené là cette femme.

    — Tu viens de me parler d’une chute, c’estvrai, mais peux-tu me dire ce que cette com-tesse était venue chercher à plus de minuitdans la rue de la Tannerie ?

    — Non, je sais seulement que cette femmeest très capable d’inspirer une violente passionà un honnête homme ; au reste, je me suistrouvé là à propos pour empêcher Délicat delui faire un mauvais parti, l’éclat de ses dia-mants avait ébloui le misérable.

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  • — Mais ce que tu as fait n’est pas trèsadroit ; si vraiment ces diamants étaient aussibeaux que tu le dis, c’est une bonne occasionde perdue, et tous les jours elles deviennentplus rares…

    — Mais, maître sot, ne savez-vous pas quela mère Sans-Refus que nous devons ménager,car nous trouverions difficilement un tapis pluscommode que le sien, ne veut pas que l’onrépande du raisinet(186) chez elle ; et puis labonne femme s’était éprise de cette belle com-tesse qui, à ce qu’elle prétend, ressemble à safille.

    — Est-ce vrai ?

    — Il y a quelque chose.

    — En ce cas, tu dois en être amoureux ;c’est ce qui t’arrive chaque fois que tu ren-contres une femme qui de près ou de loin res-semble à la petite Nichon.

    — Tu sais, mon cher Roman, que les plai-sirs ne me font jamais négliger les affaires.

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  • — Est-ce que vraiment tu as l’intention derevoir cette femme ?

    — Sans doute.

    — Mais elle te reconnaîtra !

    — Je le crois.

    — Elle jasera.

    — Qu’est-ce que cela me fait ; crois-tu qu’ilme sera difficile de justifier à ses yeux ma pré-sence chez la mère Sans-Refus et mon dégui-sement ; autrefois les grands seigneurs allaientaux Porcherons et chez Ramponneau ; ilspeuvent bien maintenant aller dans les mau-vais lieux, c’est tout simple ; mais comme ilfaut avant tout donner à la belle comtesse unebonne opinion de ma personne, je vais lui faireremettre ce carnet dans lequel j’ai trouvé sescartes et ces deux billets de mille francs.

    Le marquis, qui tout en conversant avecRoman, avait écrit quelques mots sur unefeuille de papier ambré et timbré à ses armes,

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  • mit le carnet, les deux billets de banque et salettre sous enveloppe, puis il sonna ; un do-mestique vêtu d’une élégante livrée se présen-ta.

    — Rendez-vous, lui dit-il, chez madame lacomtesse de Neuville, vous lui ferez remettrececi ; si l’on vous interroge, vous ne répondrezrien, vous ne direz même pas à qui vous appar-tenez.

    Le domestique s’inclina et sortit.

    Roman soupira lorsqu’il fut dehors ; la res-titution de ces deux billets de mille francs luiparaissait une chose monstrueuse.

    Le marquis de Pourrières et Roman conti-nuaient la conversation dont nous venons dedonner le commencement, lorsque l’on annon-ça le vicomte de Lussan.

    — Faites entrer, s’écria le marquis, Richardne pouvait arriver plus à propos, ajouta-t-il ens’adressant à Roman.

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  • Le vicomte de Lussan était un beau jeunehomme, d’une taille de beaucoup au-dessus dela moyenne, mais que faisait excuser l’extrêmeaisance et la grâce parfaite de ses manières.

    — Bonjour, marquis, dit-il en saluant dePourrières avec une politesse tout à fait aris-tocratique : vous le voyez, je suis exact ; jevous apporte votre part et celle de votre fidèleAchate, ajouta-t-il en souriant gracieusement àRoman.

    — Y a-t-il gras(187) ? répondit celui-ci.

    — Vraiment, mon cher Roman, s’écria le vi-comte de Lussan, vous êtes insupportable ; nepouvez-vous, lorsque nous sommes entrenous, employer le langage des honnêtes gens ;je ne sais si vous êtes comme moi, Marquis,mais je ne puis entendre prononcer un motd’argot sans me sentir les nerfs agacés.

    — Allons, cher vicomte, ne faites pas laguerre à ce pauvre Roman et parlons d’affaires.Que nous apportez-vous ?

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  • — Deux mille francs pour vous et Roman.

    — Ce n’est guère, dit celui-ci.

    — La moisson au bal de l’Opéra n’a pas étéaussi bonne que nous l’espérions, Maladetta etLion ne se sont pas trouvés à leur poste.

    — Cela m’étonne, dit encore Roman, Mala-detta et Lion sont ordinairement très exacts.

    — Leur absence nous a été très préjudi-ciable ; Robert et Cadet-Vincent ont été assezheureux ; ils ont dévalisé complètement laboutique d’un petit orfévre de la rue Pastou-relle ; les deux enfants et Lasaline ont rapportéquelques manteaux ; on a retiré du tout sixmille francs, le tiers pour vous et Roman, millefrancs pour moi, le reste a été partagé entre lesautres.

    — Les charrieurs à la mécanique et lesautres ont-ils rapporté quelque chose ?

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  • — Ils ne sont pas sortis. Vraiment, marquis,vous devriez nous débarrasser de cette ca-naille.

    — Pourquoi ? ce sont des gens intrépidesqui se contentent de peu et qui seront trèsutiles si l’occasion de les employer se présente.Mais parlons d’autre chose. Vous connaissezsans doute, vous qui êtes reçu dans la bonnecompagnie, madame la comtesse de Neuville ?

    — Je suis de toutes ses réunions.

    — Ainsi vous pouvez me présenter chezelle.

    — Non pas chez elle, cher marquis, maischez la marquise de Villerbanne, tante de sonmari ; mais, permettez… pour quelles raisonsdésirez-vous être présenté à madame de Neu-ville ?

    — Cette comtesse ressemble à la Nichon,dit Roman… Et Pourrières qui l’a vue par ha-sard est devenu amoureux d’elle.

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  • — Diable, diable, mais c’est que moi aussije suis presque amoureux de madame de Neu-ville et je ne sais si je dois donner à de Pour-rières des armes pour me combattre.

    — Comment, vicomte, vous me craignez !

    — Oh ! ce n’est pas sans peine que je feraice que vous désirez.

    — Allons donc, mon cher de Lussan, nousagirons chacun de notre côté, le plus heureuxou le plus adroit réussira ; mais comme vousêtes plus jeune et beaucoup plus joli garçonque moi, toutes les chances sont en votre fa-veur.

    — Je le souhaite, cher marquis… Au reste,ce que vous désirez sera fait.

    Roman, qui depuis quelques instants lisaitun journal qu’il avait pris sur le bureau du mar-quis, jeta tout à coup un cri de surprise :

    — Qu’y a-t-il donc ? demandèrent en mêmetemps de Pourrières et de Lussan.

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  • — Je ne suis plus étonné de ce que Ma-ladetta et Lion ne se sont pas trouvés à leurposte ! dit Roman… Ils sont morts.

    — Morts ! s’écria de Lussan.

    — Oui, morts ! ajouta Roman, tout ce qu’ily a de plus mort, écoutez ceci :

    « Paris, 10 février 1839.

    » Une jeune femme douée de la plusagréable physionomie, habitait avec un jeunehomme, un modeste logement de la rue desLions Saint-Paul. Depuis quelque temps, cettejeune femme qui s’était d’abord fait remarquerpar sa pétulance et sa vive gaieté, était triste,et souvent ses voisines remarquèrent le matinl’extrême pâleur de son visage et la trace delarmes répandues, sans doute, pendant la nuit.

    » Elle ne répondit jamais aux questionsobligeantes qui lui furent adressées. On sutcependant bientôt, que le jeune homme aveclequel elle vivait la maltraitait d’une manièrehorrible.

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  • » Hier, dans la matinée, elle eut avec lui uneviolente altercation durant laquelle une voi-sine, qui, attirée par le bruit, s’était approchéede sa porte, entendit distinctement le jeunehomme prononcer ces mots : ‘‘Je ne changeraipas de conduite pour te plaire’’. Cette voisinene put en entendre davantage. La porte de l’ap-partement dans lequel se trouvaient les deuxjeunes gens, fut ouverte avec précipitation et lejeune homme sortit en disant : ‘‘Ne m’attendspas cette nuit, je vais au bal de l’Opéra’’.

    » Sur les neuf heures du soir, un hommeque l’on croit être un ouvrier serrurier, qui por-tait sur l’épaule cette trousse que l’on nommecommunément le sac en ville, et qui tenait à lamain un marteau, vint demander dans la mai-son une demoiselle Élisabeth Neveux. La por-tière répondit que ce nom lui était inconnu,mais l’ouvrier dépeignit si exactement la phy-sionomie, les allures, le costume habituel dela personne à laquelle il donnait le nom d’Éli-sabeth Neveux, que la portière l’envoya chez

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  • la jeune femme dont nous parlons, qui n’étaitconnue dans la maison que sous le nom de ma-dame Lion.

    » L’ouvrier était chez elle depuis environune heure et demie, lorsque le sieur Lion ren-tra, accompagné d’un jeune Italien nomméMaladetta, qui venait souvent le voir. Cesjeunes gens n’étaient pas ivres, mais on pou-vait sans peine s’apercevoir qu’ils avaient co-pieusement dîné.

    » Quelques instants après, on entendit dansl’appartement du sieur Lion, le bruit des san-glots de la jeune femme, puis des cris perçants.Les voisins accouraient, lorsqu’un homme,l’ouvrier qui était venu demander la dame Lionsous le nom d’Élisabeth Neveux, descenditl’escalier renversant tous ceux qui voulurents’opposer à son passage et prit la fuite.

    » Un horrible spectacle vint épouvanter lesregards des premières personnes qui entrèrentdans l’appartement du sieur Lion ; les deux

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  • hommes que moins d’une demi-heure aupara-vant, on avait vus pleins de vie et de santé,étaient étendus sur le carreau, morts tous deuxet horriblement défigurés par les effroyablesblessures qu’ils avaient reçues.

    » La justice a été immédiatement avertie etun substitut de monsieur le procureur du rois’est rendu sur les lieux, accompagné d’un juged’instruction.

    » La jeune femme a été mise sous la mainde la justice ; cependant les circonstances quiparaissent avoir accompagné cet abominableassassinat ne sont pas de nature à démontrerd’une manière positive sa culpabilité ; cepen-dant, lorsqu’on lui a demandé si elle connais-sait l’auteur du crime, elle a positivement refu-sé de donner son nom, bien qu’il soit certainqu’il ne lui est pas inconnu.

    » Une circonstance imprévue est venueaugmenter les ténèbres qui enveloppaient déjàce tragique événement. Dans une armoire ca-

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  • chée derrière un secrétaire, on a découvert uneénorme quantité de montres, de tabatières, debijoux de toute espèce. Faut-il conclure decette découverte, que les deux victimes ap-partenaient à cette catégorie de voleurs, qu’entermes de police on nomme tireurs ou fourli-neurs, ou bien étaient-ils des recéleurs ? C’estce que l’instruction décidera.

    » L’assassin a laissé sur le théâtre du crime,l’instrument qui lui a servi pour le commettre ;c’est un de ces forts marteaux dont se serventhabituellement les ouvriers serruriers. On aaussi trouvé son sac, dans lequel sont ses ou-tils ».

    — Il ne reste plus, dit Roman, interrompantsa lecture, que de Pourrières et Lussan avaientécoutée avec beaucoup d’attention, que lecommentaire obligé du journaliste.

    « Ce crime commis avec tant d’audace, àdix heures et demie du soir, au centre d’unquartier populeux, est venu tout à coup jeter

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  • l’épouvante dans la population. Chacun se de-mande à quoi sert une police, etc., etc. ».

    — Ce n’est point un escarpe(188) qui a régléle compte de nos amis, dit Roman, lorsqu’il eutachevé la lecture du journal.

    — Je ne regrette pas ces deux individus, ré-pondit de Lussan, les nécessités de notre in-dustrie me forçaient de me trouver souventavec eux, et je vous assure, cher marquis, quecela me faisait beaucoup souffrir ; c’étaient deshommes sans éducation qui n’avaient nulle élé-gance dans les manières. Je m’étais cependantintéressé à Lion, je l’avais conduit chez montailleur, un véritable artiste, peines perdues,mon cher.

    — C’étaient de braves garçons, ajouta dePourrières. Mais, après tout, j’aime mieux lessavoir morts qu’arrêtés ; c’est beaucoup plussûr. Les morts sont discrets.

    La conversation continua quelques instantsencore, puis de Lussan quitta de Pourrières et

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  • Roman, après avoir salué le marquis et son amiavec cette grâce et cette urbanité, apanage or-dinaire d’un gentilhomme de bonne maison.

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  • IV

    LA COMTESSE DE NEUVILLE

    Madame de Neuville et Laure de Beaumont,son amie, habitaient rue Saint-Lazare, prèscelle Larochefoucault, une de ces anciennes etvastes demeures qui ne ressemblent en rienaux constructions de notre époque, auxquellesune main parcimonieuse paraît avoir mesurél’air et l’espace. Le comte de Neuville, gen-tilhomme de bonne souche, était, au momentoù commence cette histoire, colonel au corpsroyal d’état-major, et tous ses grades avaientété acquis sur le champ de bataille, toutes lesdécorations qui brillaient sur sa poitrine,avaient été le prix du sang ou d’une actiond’éclat, ce qui n’est pas commun par le tempsqui court.

  • Le comte de Neuville était doué de cettefranchise de cœur, apanage ordinaire deshommes qui ont longtemps vécu dans lescamps ; et les seuls défauts qu’il eût été pos-sible de lui reprocher avec quelque apparencede raison, étaient une extrême susceptibilité etune certaine violence de caractère qui seraientpassées inaperçues chez tout autre individu,mais que faisaient remarquer son âge et sa po-sition dans le monde.

    Comme on le pense bien, Lucie, en épou-sant le comte de Neuville, n’avait pas contractéun mariage d’inclination ; mais comme ellen’était, avant son mariage, jamais sortie dupensionnat dans lequel elle avait été élevée,elle avait accepté sans éprouver le moindrechagrin un homme que des qualités estimableset un extérieur qui, sans être séduisant, n’étaitpas dépourvu d’un certain charme, recomman-daient suffisamment.

    Grâce aux soins éclairés des personnes quiavaient fait son éducation, elle n’avait pas lu

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  • les productions échevelées des femmes incom-prises de notre époque ; aussi elle avait envisa-gé sa position sans répugnance, et les bonnesqualités de son époux aidant, elle en était ve-nue à éprouver pour lui cet attachement calmeet réfléchi qui dure souvent plus longtempsque l’amour, et presque toujours conduit auport après une vie parfaitement heureuse,lorsque des événements imprévus ne viennentpas déranger le cours ordinaire de l’existence.

    La comtesse Lucie de Neuville était une trèsjeune et très jolie femme, quelque peu capri-cieuse, assez volontaire, mais bonne, spiri-tuelle, douée en un mot de cette générositégrande, et de cette parfaite distinction qui pa-raissent n’appartenir qu’à de certaines indivi-dualités.

    Lucie avait perdu son père quelques moisaprès son mariage ; son frère aîné, élevé loind’elle, avait été tué en Afrique lorsqu’ellen’était encore qu’une enfant ; son mari était

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  • donc le seul homme au monde dont la protec-tion lui fût acquise.

    Laure de Beaumont était orpheline, mais unoncle maternel qui habitait une contrée éloi-gnée s’intéressait à elle, et à la fin de chaquesemestre faisait tenir à la maîtresse du pen-sionnat dans lequel elle avait été élevée avecmadame de Neuville, une somme assez consi-dérable pour lui assurer tous les soins et tousles égards imaginables.

    Lorsque Lucie eut épousé le comte de Neu-ville, désirant ne pas être séparée de Laurequ’elle aimait et dont elle était aimée, elle avaitvoulu qu’elle vînt habiter son hôtel et en avaitfait son amie et sa compagne de tous les ins-tants.

    L’oncle de Laure, dont le comte de Neuvilleavait sollicité le consentement, avait approuvécet arrangement, qui permettait à sa nièce dequitter son pensionnat et lui donnait dans lemonde une position convenable.

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  • Laure avait dix-huit ans : c’était une blondecharmante, rien n’était plus séduisant que lagracieuse désinvolture de ses mouvements ; lebleu azuré de ses yeux faisait excuser la pâleurde son visage, et ses traits, empreints de cettedistinction, apanage ordinaire des races privi-légiées, décelaient une belle âme ; on ne pou-vait l’entendre sans éprouver une douce émo-tion ; en un mot, cette jeune fille paraissait êtrela réalisation d’un de ces rêves qui viennentquelquefois caresser notre imagination lorsquenous avons vingt ans, rêves dorés dont nousconservons toujours le souvenir.

    Voilà quelles étaient les deux femmes quenous avons rencontrées chez la mère Sans-Re-fus. Nous devons maintenant faire connaîtreà nos lecteurs l’événement qui avait conduitmadame de Neuville et sa compagne dans cetignoble lieu.

    Monsieur de Neuville, que le ministre de laguerre avait nommé chef de l’état-major d’unedivision employée en Algérie, était parti

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  • quelques jours auparavant pour se rendre àson poste. Ce départ avait beaucoup contrariésa jeune épouse, qui redoutait pour lui les dan-gers qu’il allait courir ; mais le colonel, en par-tant, l’avait rassurée autant du moins que celalui avait été possible, et ne voulant pas queson absence, pendant la saison des bals et desréunions, privât la jeune femme des plaisirsque sans doute elle avait espérés, il lui avaitfait promettre qu’elle irait dans le monde, illui avait surtout recommandé de ne pas négli-ger une de ses parentes, la marquise de Viller-banne.

    Les salons de la marquise de Villerbanne,qui habitait un des hôtels de la place Royale,étaient un terrain neutre sur lequel se rencon-traient tous les hommes distingués de la so-ciété parisienne ; gentilshommes, artistes, mili-taires, littérateurs ou diplomates y étaient bienreçus, lorsque des qualités personnelles lesrendaient dignes de la position qu’ils occu-paient dans le monde ; aussi ces réunions

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  • étaient-elles brillantes, animées, et, ce qui estrare, on ne s’y ennuyait jamais.

    Madame de Neuville et Laure, belles toutesdeux d’une beauté différente, toutes deuxjeunes et pleines de grâces, étaient les reinesde ce salon, dans lequel cependant il n’était pasrare de rencontrer de très jeunes, très jolies ettrès aimables femmes.

    Quelle est la femme, quelque dose de sa-gesse qu’on lui suppose, qui n’est pas flattéed’être l’objet des hommages empressés d’unefoule d’hommes distingués, surtout lorsque ceshommages peuvent paraître désintéressés etprovoqués seulement par une admiration vive-ment sentie.

    On ne sera donc pas étonné lorsque nousdirons que toutes les recommandations quemonsieur de Neuville avait faites à sa femme,celle de ne pas négliger madame de Viller-banne était la plus exactement observée.

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  • Madame de Neuville et Laure, après avoirdonné à leur toilette ce soin consciencieux quede jolies femmes ne négligent jamais, et quidoit ajouter une nouvelle force à la puissancede leurs attraits, attendaient dans le salon queles chevaux fussent attelés au coupé, lorsquePaolo entra.

    Paolo avait trente-cinq ans, il était depuissix ans au service du baron de Noirmont, pèrede madame de Neuville, lors du mariage decelle-ci. C’était un savoisien dont plusieurs an-nées de séjour à Paris n’avaient pas changé lesmœurs primitives, bon, franc, loyal, plein dedévouement, type de ces domestiques que l’onne rencontre maintenant que dans les romansou dans les opéras-comiques, il se croyait undes membres de la famille qu’il servait, il res-pectait monsieur de Neuville, il aimait sa jeunemaîtresse.

    Il était entré dans le salon pour annoncerque les chevaux allaient être prêts dans

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  • quelques minutes ; cela fait il resta ; Lucie de-vina qu’il avait quelque chose à lui dire.

    — Vous avez quelque chose à me dire, Pao-lo, lui dit-elle en accompagnant ces paroles duplus gracieux sourire.

    — C’est vrai, madame la comtesse, mais jene sais si je dois…

    — Allons, ne craignez rien et expliquez-vous.

    Paolo sortit une lettre de la poche de son gi-let :

    — On m’a prié de vous remettre cette lettre,mais elle vient d’une personne à laquelle mon-sieur le comte a fait défendre la porte de l’hôtelà mademoiselle de Mirbel et je n’ose…

    — Une lettre d’Eugénie, dit Lucie, après cequi s’est passé.

    — Cette lettre vient de m’être remise parune vieille femme en guenilles ; mademoisellede Mirbel est, à ce qu’elle assure, très malade

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  • et très malheureuse, j’ai pensé que madame lacomtesse…

    Les yeux du bon serviteur étaient pleins delarmes, madame de Neuville vit qu’il n’osaitpas lui dire tout ce qu’il savait.

    — Vous avez bien fait, Paolo, lui dit-elle,donnez-moi la lettre de mademoiselle de Mir-bel ; laissez-nous maintenant, je sonnerai si j’aibesoin de vous.

    — Tu n’as pas oublié Eugénie de Mirbel, ditmadame de Neuville après a