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Albert Laporte

EN SUISSE LE SAC AUDOS (deuxième partie)

1875

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DEUXIÈME PARTIE

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CHAPITRE PREMIER

Genève. – Voyage autour d’une table d’hôte. –Réflexions sur le mont Blanc. – Un profes-seur d’histoire. – Le siège de Genève. – Sonrôle dans le monde littéraire et politique.– La ville moderne et la ville ancienne. –L’île de Jean-Jacques Rousseau. – L’hôtel deville. – Encore le professeur. – L’horlogerieet la contrebande. – Dernière promenade. –La perte du Rhône.

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Plus on marche, moins on est fatigué.Quand on s’est reposé avec l’intention de nepas se remettre en route, on est tout étonné,au réveil, de sentir dans les jambes des dé-mangeaisons caractéristiques. Si Hector avaitécouté Raoul, ils se seraient remis en marche ;mais Édouard, à son tour, réclamait un peude repos. Aussi, après une grasse matinée, nosvoyageurs se dirigèrent-ils vers la table d’hôteoù les attendait une surprise de leur voyage.

Toutes les tables d’hôte se ressemblent : ilarrive pourtant qu’on y rencontre quelquefoisdes gens dont les causeries sortent de l’ordi-naire. C’est ce qui arriva à Hector que le hasardplaça à côté d’un homme d’un certain âge qui,après avoir entendu, sans l’écouter, la conver-sation des jeunes gens, s’y intéressa peu à peuet finit par s’en mêler d’une manière discrète etpolie.

Hector répondit d’abord avec une certainedéfiance, mais Raoul, plus jeune et moins cir-

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conspect, se lia de suite avec l’étranger, obéis-sant à cette sympathie qui jaillit comme uneétincelle au contact de deux personnes qui sevoient pour la première fois.

La conversation banale des autres voya-geurs occupait très peu Édouard et Hector qui,à peine à table, s’étaient mis à se rappeler lespéripéties de leur visite au mont Blanc.

Leurs racontars, épicés par les malices deRaoul, avaient fait dresser l’oreille à l’étrangerqui, tout le premier et en dépit d’une grande ré-serve, s’était laissé aller au charme de leurs pa-roles. De là cette liaison qui fut pour les jeunesgens une source d’anecdotes instructives.

— Oui, disait Édouard, nous n’avons encorerien vu de la Suisse, et je doute que les pay-sages de l’Oberland et les sites de l’Engadineme procurent autant d’émotions que le montBlanc. Ce n’est même pas devant le spectacle,dont il éblouit nos yeux, que nous sentons dé-border toute notre émotion. Il effraye quand

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on le voit. On l’admire quand on s’en souvient.J’emporte de ces quelques jours passés dansles neiges et sur les glaciers, plus qu’un souve-nir, une religion. Si je connaissais un hommequi ait oublié Dieu, je lui conseillerais d’allerdans ces montagnes. Le spectacle des stérilitésimmenses, des mornes déserts, des régionssans vie où des êtres divins se condamnentà porter leurs bienfaits, ramènerait sa penséeaux grands mystères de la création et, en cap-tivant son âme, l’élèverait vers le ciel !

— Bien, jeune homme, fit l’étranger.

— Monsieur, fit Édouard en rougissant, jene croyais pas que mes paroles allassent jus-qu’à vous.

— N’est-ce pas que mon frère parle bien ?dit Raoul.

— Ces enfants sont charmants, dit tout basl’étranger.

Puis s’adressant à Hector :

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— Pardon, monsieur, de vous avoir écouté,c’est malgré moi. Vos impressions de voyageme rappelaient le temps où, sac au dos commevous, j’allais dans la montagne…

— Seriez-vous de Genève, monsieur ? inter-rompit Raoul.

— À peu près, je suis des environs, mais jedemeure à Lausanne.

— Qu’est-ce qu’il y a de curieux à Genève ?

— C’est vous qui êtes curieux, dit Édouard.

— Oh ! monsieur nous pardonnera, dit Hec-tor.

— Enfants, chers enfants, répliqua levieillard un peu ému, mettez-moi à contribu-tion, vous me ferez plaisir. Je suis un vieuxprofesseur d’histoire. – Ne faites pas lamoue ! – Je n’ai conservé du professorat que ledésir de causer avec la jeunesse.

On était au dessert. La table se vidait peu àpeu. On put causer à voix haute.

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— Que voulez-vous voir à Genève ?

— Tout !

— Ce n’est pas assez, fit malicieusement levieillard. Est-ce la maison de campagne desDélices, où Voltaire, si prodigue d’esprit, maissi économe d’argent, vécut en grand seigneur,et où il fit construire un théâtre pour jouer sespièces, au grand scandale des Genevois ? Est-ce le château de Coppet où a vécu le fameuxBayle ? où est mort Necker, où dort du derniersommeil madame de Staël ? Est-ce la maisonoù est né Jean-Jacques Rousseau, qui autre-fois était une ruine et qui aujourd’hui, remiseà neuf, est à peine un souvenir ? Ne préfére-riez-vous pas voir cette humble boutique où legrand philosophe venait causer avec sa vieillenourrice ? Voulez-vous le voir revivre sous leciseau de Pradier dans son île charmante etombragée, au murmure des flots du lac où sebaignent les cygnes ? Irez-vous au cimetière dePlains-Palais chercher la tombe de Calvin que

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Genève n’a pu marquer de la moindre pierre ?Saint-Pierre possède les tombeaux du duc deRohan et d’Agrippa d’Aubigné ; la bibliothèque,un manuscrit de saint Augustin sur papyrus,des objets précieux provenant du butin de labataille de Grandson, les comptes de la maisonde Philippe le Bel sur ses tablettes de cire, netenez-vous pas à les voir ?

— Pas si vite, monsieur, dit Hector, nous nepouvons pas vous suivre.

— C’est que Genève, cette Rome protes-tante, a laissé dans l’histoire d’impérissablessouvenirs, dont vous retrouverez les traces àchaque pas.

— Peuh ! son histoire, fit Raoul dédaigneu-sement.

— Son histoire, monsieur, mais peu devilles en possèdent une aussi brillante. Oh !vous traitez bien légèrement la patrie de Rous-seau et de Calvin. Tenez, parlons du passé,rien que par les vestiges du présent, que vous

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retrouverez en vous promenant dans la ville.D’abord la tour de César atteste la dominationdu dominateur des Gaules. Du reste, ses Com-mentaires sont le premier livre historique quiparle de la ville qui, appelée Genabum par An-tonin, Janoba par Grégoire de Tours, Gebennapar d’autres écrivains, ne devait s’appeler Ge-nève qu’en 1536.

— C’est un puits de science, dit Édouardtout bas.

— Puisons, riposta Hector.

— Ce rocher, qui s’élève à l’entrée du portet qu’on nomme pierre de Niton, aux pieds du-quel on a trouvé deux petites haches et un cou-teau de cuivre…

— Oh ! murmura Raoul, ma paire de mou-chettes.

— … N’était autre, continua le vieillard,qu’un autel où les pêcheurs sacrifiaient à Nep-tune, pendant que la population sacrifiait aux

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dieux du Capitole, dans le temple d’Apollon,notre cathédrale actuelle. Dans la cité vous re-trouverez le souvenir de Clotilde, la premièrereine de France, car c’est là qu’ont habité lesrois de Bourgogne de la première race. De leurpalais il ne reste qu’une porte, aujourd’hui l’ar-cade du bourg du Four, où est né Necker, leministre de Louis XVI. Voici la maison de Cal-vin, un homme qui a fait époque malgré sescrimes, et fait de Genève la capitale d’un nou-veau monde religieux. Et quels hommes ap-paraissent alors quand l’affranchissement descommunes de France souffle le feu de la libertéau visage de l’Europe ! Quels apôtres que Bo-nivard qui reste six ans attaché à un pilier dansun cachot ; que Pécolat, qui se coupe la langueavec les dents, au milieu des tortures, pourne pas dénoncer ses complices ; que Berthelierqui, sur l’échafaud, pressé de demander pardonau duc de Savoie, pose sa tête sur le billoten s’écriant : « C’est aux criminels à demanderpardon. Que le duc le demande, car il m’assas-

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sine ! » Terrible histoire, mes amis, que celle deGenève aux prises avec le protestantisme et lamaison de Savoie ! Si nous allions à l’arsenal,vous trouveriez là les échelles en bois dont lesSavoyards se servirent pour escalader les mursde la ville et le pétard chargé tel qu’il l’était aumoment où on le trouva pointé contre la portedu bastion de Hollande.

Récit curieux que celui de ce siège, mais unpeu long.

— Racontez, racontez, dirent les jeunesgens.

— Voici l’histoire pure et simple de ce siègemémorable. Les ducs de Savoie aspiraient de-puis longtemps à la possession de Genève qui,devenue boulevard de la réforme pour le restede la Suisse, était aussi un dangereux voisinagepour leurs États. En 1602, ils voulurent s’enrendre maîtres par surprise. Le 11 décembre,le général d’Albigny, commandant des troupessavoyardes, marcha sur Genève et parvint sans

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obstacle jusqu’à ses portes, vers le milieu de lanuit. Trois cents hommes bien déterminés des-cendirent dans les fossés de la Corraterie, cou-pèrent les chaînes des ponts-levis et avec despétards firent sauter les portes. L’alarme qu’ilsdonnent à une volée de canards les effraye,mais la ville dormait profondément en dépitdes avis qui lui étaient parvenus et que sesmagistrats n’avaient pas écoutés. Des oies ontsauvé le Capitole, des canards faillirent sauverGenève !

— J’y pensais, dit Raoul.

— Après avoir jeté des claies dans les fos-sés, les assiégeants dressent contre les mursleurs échelles, teintes en noir pour qu’on ne pûtles apercevoir dans l’obscurité, montent à l’as-saut, s’élancent sur les remparts.

— Voilà une ville bien défendue, dit Hectoren réprimant une violente envie de rire au récitde ce siège mémorable.

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— Une sentinelle entend du bruit et crie :Qui vive ? on ne lui répond pas. Elle fait feu, etbientôt l’alarme se répand dans la ville. Les ci-toyens s’éveillent, courent aux armes, et alorsun combat affreux s’engage dans les rues, oùla nuit empêchait de se voir les combattants.Heureusement qu’à toutes les fenêtres lesfemmes, les enfants, les vieillards, tout ce quine pouvait pas combattre, éclairaient la scèneau moyen de chandelles.

Cette fois Hector éclata.

— Pardon, dit-il, mais ce combat aux chan-delles…

— Très véridique, poursuivit le vieillard quine comprit pas l’ironie de l’officier. Les Ge-nevois firent des prodiges de valeur. Les Sa-voyards furent précipités du haut des murs, ettous ceux qui restèrent dans la ville furent mas-sacrés sans pitié. Je vous engage à aller voir cequartier où une fontaine monumentale en gra-nit a été élevée en mémoire de cette escalade,

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et où sont inscrits les noms des dix-sept vic-times de ce siège.

— Dix-sept ! ! !…

— Comme Voltaire avait raison, dit tout basHector, de dire en parlant de Genève : Quandje secoue ma perruque, je poudre toute la ré-publique.

Le vieillard entendit, et, sans se fâcher, ilrépliqua en souriant :

— L’empereur Paul disait aussi en parlantde nos dissensions : C’est une tempête dans unverre d’eau. Pour vous autres Français, l’his-toire politique d’une république de cinq lieuesde long ne peut pas avoir beaucoup d’intérêt…

— S’il fallait élever des fontaines pourtoutes nos victoires, dit Raoul !...

— Mais nous n’avons pas de combat auxchandelles !

Un triple éclat de rire répondit à cette bou-tade d’Hector.

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Le vieillard devint sérieux.

— Enfants et Français, double titre à la lé-gèreté.

— Pardon, monsieur, dit Hector.

— Je ne vous en veux pas, répondit levieillard avec bonté. Votre esprit est porté àrire, vous ne pouvez pas le refaire. N’avez-vouspas un de vos généraux qui monta à l’assautd’une ville espagnole, en dansant au son desviolons ?

— Le grand Condé, oui, à Lérida.

— Son escalade ne fut pas si heureuse quela nôtre.

— Bien touché ! cria Raoul.

Cette fois tous les quatre rirent de boncœur.

— Enfin, mes amis, pour terminer cet entre-tien qui doit vous fatiguer, je vous dirai que Ge-nève a dans ses annales des actes de bravoure

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que la France pourrait sans honte signer de sonsang. Voltaire la raillait, et pourtant il dit desGenevois, à propos de ce siège :

Leurs fronts sont couronnés de ces fleurs que laGrèce

Aux champs de Marathon prodiguait aux vain-queurs.

Si nous laissons de côté les épisodes deguerre, nous trouverons dans cette histoire desnoms qui lui font plus d’honneur, car Genèveà elle seule à produit assez de grands hommespour en peupler l’Europe. Allez, enfants, visiterla ville, et souvenez-vous qu’elle a donné lejour à tout ce que la science, la médecine, lareligion, l’histoire, la justice ont donné de plusbrillant, particulièrement à votre pays qui s’enhonore.

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Les trois jeunes gens se regardèrent un peuconfus et, quand ils voulurent remercier levieillard, ils s’aperçurent qu’il était parti.

— Eh bien ! mes amis, dit Hector, allons vi-siter Genève.

Comme ils sortaient, ils retrouvèrent leurcicerone de table qui leur sourit en les saluant.

— Combien de temps nous faut-il pour voirla ville ? lui demanda Hector.

— Oh ! un jour est plus que suffisant. Ge-nève est plus importante par le rôle qu’elle ajoué dans le monde des idées que par ses mo-numents. Au revoir.

Après la conversation un peu longue qu’ilsavaient eue sur Genève, les jeunes gens furentdésenchantés dans leur promenade. La villeneuve et moderne qui s’élève le long des quaisressemble à toutes les villes neuves et mo-dernes. Le progrès qui nivelle les masses, ni-velle aussi les capitales. Il arrivera un moment

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où elles ne se distingueront que par l’impor-tance de leur politique et le nombre de leurshabitants. Genève est de celles-là dans sa par-tie nouvelle ; elle offre à l’œil curieux du tou-riste de larges rues bordées de grandes mai-sons, des quais propres, des promenades bienpeignées, beaucoup d’hôtels et de magasins.Pas d’originalité, pas de caractère, pas de style,mais en revanche l’uniformité désolante d’uneville tirée au cordeau. C’est beau, mais ce n’estpas grandiose.

L’art n’a rien à y voir ; n’étaient le lac et lesmontagnes, décor dont la nature, cet incom-parable architecte, s’est chargée, on pourraitse croire à Lyon, Bruxelles ou Dublin, d’autantmieux que la population qu’on y rencontre ren-ferme un échantillon de tous les types euro-péens.

En dépit de ses beaux dehors, Genève estplus curieuse à voir dans l’intérieur de savieille ville, entourée de murailles et de fossés,

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étagée comme Édimbourg sur une haute col-line. C’est là cette Genève de Calvin, grave,sombre, austère, en réalité d’aucune beauté ar-tistique, mais d’une individualité si fortementprononcée, qu’elle lui a laissé, à côté de quar-tiers splendides et neufs, ses rues étroites et es-carpées ; le passé à côté du présent, le rêve de-vant la réalité !…

Nos voyageurs ne perdirent pas de temps.Après une visite à l’île de Jean-Jacques Rous-seau, où la vue des montagnes leur fit encorebattre le cœur d’émotion, ils allèrent voir lesarmoiries vivantes de Genève, cinq aigles dansune cage. Ils voulurent visiter aussi la pierre deNiton, qui n’est autre qu’un de ces blocs erra-tiques dont nous avons déjà parlé et, pour fairehonneur au programme de leur cicerone, ils al-lèrent à la bibliothèque et à la cathédrale.

Raoul remarqua que la statue qui surmontele sarcophage de Rohan est en plâtre, l’originalayant été détruit en 1798. Édouard bouda

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contre les vitrines qui l’empêchèrent de voir deprès les dépouilles de Charles le Téméraire etles manuscrits de Bonivard, Calvin et autres.Quant à Hector, il lui tardait d’être à l’Arsenalpour voir les fameuses échelles qui avaient ser-vi au siège de 1602. Il les vit assez pour se per-suader in petto que ces engins de guerre mé-ritent pour leur époque une mention très hono-rable.

On visita en passant l’hôtel de ville, lourdet massif bâtiment dans le style florentin. Àl’intérieur, des plans inclinés remplacent lesescaliers, ce qui permettait autrefois auxconseillers de monter à cheval ou en litière àla salle des séances. On n’eut garde d’oublierle musée Rath, où trône l’original du Platonde Pradier et où on peut admirer, à côté desportes du baptistère de Florence, quelques ta-bleaux – raræ aves – dus au pinceau de Salva-tor Rosa. Puis ils firent le tour de la ville, ets’arrêtèrent sur les hauteurs de Saint-Jean, au-tour de Souterre, d’où la vue s’étend sur Ge-

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nève, son lac, le Rhône et l’Arve, les Alpes etle mont Blanc. Parmi les belles maisons qui dé-corent ce plateau, on leur indiqua la maisonConstant et les Délices, cette maison d’Aris-tippe, ce jardin d’Épicure du roi Voltaire.

Il était tard quand ils arrivèrent un peu fa-tigués à l’hôtel. La table d’hôte était presquevide : mais le vieillard attendait ses persifleursdu matin.

— Eh bien ! leur cria-t-il du plus loin qu’illes aperçut, avez-vous tout vu ?

— Non, dit Raoul d’un air piteux, et noussommes harassés.

Après s’être salués, on se mit à table et laconversation reprit sa même allure. PourtantHector remarqua beaucoup de réserve dans lelangage de leur interlocuteur, ce qui fit queRaoul en profita pour parler beaucoup.

— Je crois, dit Édouard, après l’énuméra-tion faite par son frère des nombreuses visites

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faites à Genève, que nous avons vu le princi-pal.

— Par quoi est célèbre Genève ? demandale vieillard sans répondre.

— Mais par ses montres, répliqua timide-ment Édouard.

— Et pas un de vous n’a songé à voir unefabrique ?

— Nous sommes pris, dit Hector en riant.

— Ignorez-vous qu’il se fabrique ici environcent mille montres par an ? Ne connaissez-vous pas la réputation de nos graveurs ? Levaste établissement de MM. Patek et Cie vouseût donné une idée du travail long et compli-qué qu’exige la fabrication d’une montre.

— À tout péché miséricorde. Vos renseigne-ments historiques ont un peu fait dévier nosplans.

— Mais l’horlogerie, c’est l’histoire indus-trielle de Genève.

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— Le bout de l’oreille, murmura Raoul.

Édouard lui jeta un regard sévère. Levieillard poursuivit :

— C’est en 1587, qu’un Français nomméCharles Cusin, d’Autun, apporta l’horlogeriequi ne devint florissante que deux siècles plustard. La révolution de 1789 et surtout laréunion de Genève à la France lui firent un tortconsidérable, en lui enlevant la plus grandepartie de ses exportations ; mais elle s’est rele-vée pour acquérir le plus haut degré de prospé-rité qu’il soit possible d’atteindre.

— Ces bijoux payent un droit fort cher pourentrer en France.

— Oh ! la contrebande est bien adroite.

— La douane l’est davantage...

— Pas toujours.

— Comment ?

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— Une anecdote entre mille. Un négociantde Genève, que je ne nommerai pas, avait étédésigné à la douane française comme vendantpubliquement ses bijoux à condition qu’ils nepayeraient pas de droits. Un inspecteur résolutde le prendre en défaut : il se présenta chez luipour acheter une montre de cinq francs et de-manda à ce qu’elle lui parvînt à Paris franchede port et de droits. Il donna son adresse etpartit pour la frontière où, pendant trois jours,tous les colis venant de Genève furent inspec-tés avec la plus grande minutie. Le troisièmejour, il s’aperçut que la montre était dans sapoche. Le douanier avait fait lui-même lacontrebande et s’était chargé de passer lamontre qu’on lui avait adroitement glisséeavant son départ !

— Bien trouvé. Et se tint-il pour battu ?

— Non. Il y retourna, acheta une deuxièmemontre et revint à son poste après s’être faitfouiller et visiter comme un voyageur ordi-

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naire. Puis, pour plus de sûreté, ce fut lui quise chargea de visiter tous les passagers. Le len-demain, la montre était dans sa poche ! C’étaitun ouvrier de la maison, qui, déguisé en voya-geur, avait adroitement glissé le bijou au doua-nier qui le fouillait.

— Moi, s’écria Raoul, j’y serais encore re-tourné…

— C’est ce qu’il fit, et cette fois ce fut moinslong. En arrivant le soir à l’hôtel, à Lyon, iltrouva la montre, devinez où ? Je vous ledonne en mille… dans le poulet qu’on lui servità table ! L’hôtelier avait cinq du cent pour cespetites surprises !…

Ce fut avec gaieté qu’on quitta la table pourreprendre la promenade à travers Genève.L’étranger accompagna les jeunes gens qui,comme Titus, ne regrettèrent pas leur journée,car elle fut bien remplie. Ils ne comptaientguère avoir le spectacle qu’il eurent en allant àBellegarde, où ils étaient passés sans y penser,

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celui de la perte du Rhône. Son lit encaissé estdes plus curieux. Profondément creusé dansdes terres argileuses, il rencontre au fond desroches calcaires dont les bancs horizontauxs’étendent sur ces argiles ; puis tout à coup lefleuve, au lieu de trouver dans ces roches unobstacle à ses érosions, y pénètre et le creuseau point de se cacher et de disparaître complè-tement.

— Il a honte d’être si petit, dit Raoul.

Le chemin de fer les ramena vers la nuità Genève, et ils rentrèrent à l’hôtel contentsd’eux-mêmes et surtout de leur cicerone.

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CHAPITRE II

Le tour du lac. – Toujours le professeur. – Enbateau à vapeur. – Prégny, Genthod et Ver-soix. – Choiseul et Voltaire. – Coppet. – Letombeau de madame de Staël. – Nyon et sonchâteau. – Rolle et son obélisque. – Saint-Prex, Morges, le château de Vufflens. – Pa-norama de Lausanne. – Ses monuments. –Le musée. – Sac au dos jusqu’à Lutry. – Leprocès des hannetons. – Cully. – Deux régi-cides. – Vevey, Monteux, Clarens, Chillon. –

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Son histoire. – Bonivard et Cottié. – Byronet Victor Hugo. – Retour à Lausanne. – Dé-part des jeunes gens pour Payerne et de lamalle de Raoul pour Paris.

Voyons, amis, dit Hector en s’éveillant,nous allons repartir et faire le tour du lac.

— À pied ?

— Non, en bateau. Ménageons nos jambespour l’Oberland.

— Pourquoi pas en voiture ?

— Oui, pour faire comme cet Anglais quiprend un char-de-côté pour faire le tour du lac,et, se trouvant par hasard le dos tourné au ri-vage, ne songea pas une seule fois à regarderderrière lui. Le soir, il déclara que le lac de Ge-nève n’était qu’une chimère !

On se hâta de s’habiller, de réunir ses effets.– Il fallut traîner la malle de Raoul, qui grognapour reprendre ses habits de voyage, – et,

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après avoir payé l’hôtel, on monta sur le ba-teau qui fait le service de Genève à Lausanne.

— J’oublie quelque chose, s’écria Raoul.

— Quoi donc ?

— Notre professeur d’histoire.

— Bonjour, jeunes gens, dit une voix der-rière eux.

C’était celle du vieillard. On renouaconnaissance avec plus d’affabilité que laveille.

— Vous serez délivrés de moi à Lausanne,leur dit-il.

Le bateau glissait, rapide et couvertd’écume comme un cheval en sueur, sur cebeau lac au travers duquel on voyait dans lelointain les lignes roussâtres du Rhône se pré-cipitant hors de sa prison d’azur avec une ra-pidité vertigineuse. Genève fuyait. Les rivess’élargissaient et montraient le splendide cadrede cette miniature de l’Océan, qui a ses

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trombes, ses courants et ses vagues, et dontl’eau s’élève parfois de plusieurs pieds dansl’espace sans aucune ondulation ni mouve-ment.

Hector fut charmé d’avoir trouvé son ins-tructeur, comme il l’appelait, comptant sur luipour l’explication du panorama.

La rive méridionale n’offre pas un spectacleaussi ravissant que la rive septentrionale, maison n’en détache pas son regard aussi facile-ment qu’on le veut. C’est que là sont les mon-tagnes qui, superposées les unes aux autres,semblent un escalier du ciel, et derrière les-quelles le mont Blanc passe sa tête curieuse,comme un vieillard à tête blanche qui surveillesa famille.

De l’autre côté, la nature a agi en vrai pro-digue. Ce ne sont que parcs, vignes, moissons,dans lesquels se tapissent des nids de villas, devillages et de villes, et que crénellent à satiétéune foule de châteaux.

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— Prégny ! dit le vieillard aux jeunes gens.

— Château de Rothschild ; nous l’avons vu,dit Édouard.

— C’est là que vécut Huber, l’historien desabeilles, qui, aveugle à quinze ans, put à l’aidede sa femme surprendre les secrets de la na-ture. Là-bas, ce gracieux village, c’est Genthod.

— Qu’a-t-il de particulier ?

— De Saussure l’a habité. Pour vous, en-fants, ce beau pays, si propre à frapper l’ima-gination, nourrit vos impressions de poète etd’artiste. Mon Dieu, cela ne gâte rien. Mais sa-chez qu’il est propre aussi à réveiller la curiosi-té du philosophe et à exciter les recherches duphysicien. Voilà pourquoi, chanté par Byron, ilest exploré par Saussure ; décrit par Rousseau,il est étudié par Cuvier…

On stoppa à Versoix, cette ville que les trai-tés de 1815 ont enlevée à la France et pourlaquelle le duc de Choiseul, voulant en faire

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une rivale de Genève, fit des places, traça desrues, mais n’exécuta rien, ce qui fit écrire à Vol-taire cette boutade qu’il adressait au ministrede Louis XV :

Envoyez-nous des Amphions,Sans quoi vos peines sont perdues.À Versoix, nous avons des rues ;Mais nous n’avons pas de maisons.

Aujourd’hui, il y a des maisons et surtoutdes habitants.

On descendit à Coppet des voyageurs quiallaient au château voir la tombe de la famillede Staël.

— Ils ne la verront pas, disait une dame as-sise près de Raoul.

— Pourquoi, madame, demanda Raoul, s’iln’y a pas indiscrétion ?

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La dame le regarda, se leva sans répondreet lui tourna le dos. C’était une Anglaise.

Le vieillard poursuivant sa tâche instructivelui dit :

— Le tombeau est dans un enclos entouréde murs et d’arbres, où nul ne peut entrer. C’estune clause formelle du testament de Necker.

La première ville après Coppet est Nyon,ville romaine construite par César. La vue dulac y est magnifique et le fait ressembler à unlarge ruban dont Genève serait la médaille. Lechâteau qui couronne la ville fut, dit la tradi-tion, fondé par Claudine de Bretagne. C’est unemasse imposante, flanquée de donjons et detourelles sveltes et élancées. Plus loin, au mi-lieu d’arbres, on aperçoit le château de Pran-gins, qui jadis appartint à Émilie de Nassau,veuve du prince Emmanuel de Portugal, et queVoltaire habita longtemps.

Sur la gauche, le territoire vaudois s’élargit.Le lac en fait autant sur la droite. Un peu avant

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d’atteindre Rolle, on voit le commencementd’une chaîne de coteaux, contrefort du Jura,qui étale un vignoble considérable.

— Cette succession de vignes nuit au pay-sage, dit en riant le vieillard, mais elle doit ré-jouir le vigneron et le buveur, car le vin de lacôte que ces vignes produisent est le plus esti-mé de la Suisse.

Rolle n’offre rien de particulier qu’une pe-tite île, promenade abandonnée, où se dresseun obélisque érigé en l’honneur de La Harpe,parent de l’auteur du cours de littérature etprécepteur de l’empereur de Russie,Alexandre Ier. On dirait une grosse barqueamarrée dans le port, dont l’obélisque serait lemât.

En suivant la rive plate qu’écorne le villagede Saint-Prex, on arrive à Morges, dont l’as-pect est ennuyeux et glacial. Pourtant, en lais-sant de côté la ville avec ses larges rues etses petites boutiques, on admire la plage plan-

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tée de beaux arbres au pied de coteaux ver-doyants, véritable paradis terrestre qui comp-tait autrefois soixante seigneuries. Sur l’un deces coteaux se dresse le château de Vufflens, leplus bel édifice que le temps nous ait laissé dumoyen âge.

— Cette construction féodale, dit levieillard sur un regard interrogatif d’Hector, re-monte à Berthe la filandière, cette patriarcalereine de la petite Bourgogne. Elle se composede deux manoirs. Voyez-vous ce donjon à mâ-chicoulis, au sommet renflé et couronné d’unelanterne ou beffroi ?

La lunette d’approche qui avait servi auxjeunes gens pour mieux voir leur servit pourmieux étudier.

— Ce donjon est entouré de donjons demême forme, de même structure, mais beau-coup plus petits. Le second manoir est flanquéde quatre élégantes et fines tourelles, pointuescomme des fers de lance. C’est là que Berthe

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filait au milieu de ses femmes. Vous trouverezsa tombe et son souvenir à Payerne, où je vousconseille d’aller.

Hector en prit note sur-le-champ.

— Voyez, ajouta le vieillard avec un accentqui fit tressaillir Édouard, comme la nature estgrande et imposante !… La nuit, quand l’oura-gan mugit dans ces tourelles solitaires, l’âmeun peu superstitieuse s’effraye à la voix imagi-naire des nocturnes visiteurs de ces lieux, fan-tômes millénaires, qui, effroi mystérieux de lapostérité, ont été l’amour de nos contempo-rains !…

Mais, salut à Lausanne avec ses clochersélancés. Salut à Lausanne dont les maisonsblanches se reposent comme des cygnes ausoleil ! Salut à Ouchy, cette sentinelle de lareine vaudoise. Le bateau s’approche, débar-quons !…

Encore la malle de Raoul qui force nosvoyageurs à prendre l’omnibus, et à se séparer

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de leur obligeant compagnon, qui se rend àpied à son domicile. Hector l’invite bien à dé-jeuner, mais il en décline poliment l’honneur etse retire sans laisser sa carte aux jeunes gensqui lui ont donné la leur.

On descend à l’hôtel du Faucon, et aprèsdéjeuner, on se prépare à voir la ville et ses en-virons.

« Lausanne n’a pas un monument, dit Vic-tor Hugo, que le mauvais goût puritain n’ait gâ-té. » C’est peut-être vrai, mais à coup sûr cen’est pas exact. Dans tous les cas, la métropolevaudoise qui, au XVIIIe siècle, fut un des foyerslittéraires et scientifiques de l’Europe, méritel’attention des touristes, et les confessions deJean-Jacques Rousseau plaident éloquemmentsa cause.

À l’hôtel de ville nos jeunes gens admi-rèrent le beffroi, le toit et les gargouilles defer brodé, tout en regrettant les fâcheuses re-

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touches qui ont été faites aux fenêtres et auxportes.

Ils s’arrêtèrent devant le vieux château desbaillis, cube de pierre rehaussé par des mâchi-coulis et flanqué de quatre tourelles, qui coiffela ville comme d’une tiare. Ils entrèrent dans lacathédrale, froide comme tous les temples pro-testants, qui étonne et charme par l’harmoniede ses proportions.

On avait recommandé aux jeunes gens lemusée Arland ; ils auraient plaint leur tempsperdu à cette banale visite, s’ils n’avaient eu àadmirer un tableau de Gleyre(1), ce Rossini dela peinture, ce paresseux de génie qui ne veutpas doter la France de ces rares ouvrages quel’étranger nous enlève. Ce tableau représentel’exécution du major Davel, mort sur l’écha-faud, le 24 avril 1723, martyr des droits et dela liberté du peuple, condamné comme rebellepar le gouvernement bernois.

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Lausanne devait rester comme un char-mant souvenir de leur voyage dans la mémoiredes jeunes gens, mais il leur tardait de repartirpour le château de Chillon, où Édouard désiraitarriver avant la nuit.

— Nous allons reprendre notre sac et nosjambes, dit Hector, et aller coucher à Vevey.Demain matin nous irons visiter Chillon toutà notre aise. Nous reviendrons à Lausanne enbateau, nous réglerons l’hôtel où la malle deRaoul reste en dépôt, et en route pour Fri-bourg. Est-ce entendu ?

— Pourvu qu’on ne me prenne pas mamalle, répondit Raoul.

La route de Lausanne à Vevey est char-mante ; c’est une vraie promenade qui suit lebas d’un long vignoble de seize kilomètres,qu’on nomme la Vaux, sur le sommet duquelest un tronçon de tour dont la fondation re-monte aussi au siècle de la reine Berthe.

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On oublie volontiers la poussière de laroute, encaissée et sans ombrage, en contem-plant l’horizon sublime formé par l’eau, le cielet les montagnes qui confondent parfois leursteintes bleuâtres.

On se reposa un peu à Lutry, devant unecollation composée d’un excellent féra, lemeilleur poisson du lac, et arrosée du bon vinblanc de Vevey. Pendant le repas, un hanneton– émigré du mois de mai en août – vint tomberdans l’assiette de Raoul.

— Quel prodige ! un hanneton à cetteépoque ? s’écria Hector. L’hôte s’approche, sai-sit l’insecte et le plia soigneusement.

— Mes bons messieurs, dit-il, ces mauditeslarves nous infestent toute l’année. Tant qu’onne leur aura pas fait un procès…

— Un procès ?

— Dame ! c’est arrivé une fois, il y a long-temps par exemple. On leur a intenté un pro-

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cès en bonne et due forme devant le tribunalde l’official de l’évêque. En dépit de leur dé-fenseur, un vieil avocat chicaneur, les larvesfurent excommuniées et sommées de sortir detoutes les terres du diocèse.

Les jeunes gens furent pris d’un fou rire.

— Mon Dieu, dit Hector, à Troyes, l’officiala bien rendu, en 1516, le même jugementcontre les chenilles !…

Après avoir passé Cully, patrie de Davel, cethéroïque martyr, jeté un coup d’œil curieux surces rochers stériles que les Suisses fertilisenten y apportant de la terre pour y planter lavigne, admiré cette courbe du réservoir léma-nique avec son entourage d’Alpes aux tons vio-lacés, au pied desquelles s’étalent Vevey, Cla-rens, Montreux, la Meilleraie et Chillon ; lesvoyageurs, fatigués de cette première étape deleur premier voyage, arrivèrent à Vevey assezà temps pour visiter l’église.

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La seule chose remarquable est les tom-beaux de Ludlow et Broughton, juge deCharles Ier, amis de Cromwell, tous deux régi-cides, tous deux proscrits. Les rayons du so-leil couchant éclairaient ces deux plaques demarbre noir, et ce contraste jeta une ombre detristesse dans le cœur des jeunes gens. Ils s’ar-rachèrent bien vite à ces lugubres impressionspour voir la ville, patrie de madame de War-rens, tout imprégnée encore du souvenir deJean-Jacques Rousseau et qui dispute le pre-mier rang à Lausanne.

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La visite dura peu, grâce à la nuit, qui vintpromptement, et au sommeil qui alourdissaitleurs paupières. Aussi Hector chercha-t-il unhôtel où pouvoir se loger, chose difficile, tantl’affluence des étrangers était grande. Tous lesans, une foule de touristes, particulièrementdes Anglais, y abondent dans l’espoir de voirune fête nationale, appelé l’abbaye des vigne-rons, renouvelée des bacchanales grecques, oùla mythologie joue le principal rôle, et qui n’alieu qu’à des intervalles très irréguliers. EnfinHector dénicha deux lits dans un petit hôtelprès de la gare ; tous les trois s’endormirentjusqu’au lendemain, où une marche de trois pe-tites heures, sur une route semblable à celle dela veille, suffit pour les conduire jusqu’au châ-teau de Chillon.

« Ô Chillon, tu es un lieu sacré ! le pavéde ta prison est un autel, car il a conservéla trace des pas de Bonivard, comme si cespierres froides étaient un flexible gazon. Queces traces soient ineffaçables ! Elles attestent

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les crimes de la tyrannie, et appellent sur ellela vengeance du ciel ! »

Voilà ce que dit Byron à propos de la for-teresse qui a son histoire chevaleresque, féo-dale et sinistre, édifice sorti du sein des ondes,navire immobile qu’un pont joint à la terrecomme l’ancre retient le vaisseau !

Chillon présente au premier coup d’œil unemasse de constructions irrégulières, du milieudesquelles s’élance un haut donjon carré quiles domine toutes. La crypte, qui est au niveaudu lac, et n’en est pas moins préservée de toutehumidité, se partage en trois souterrains : le

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premier contient l’ancienne salle des gardes ;le second, la chambre de justice, avec le ma-drier où les chaînes patibulaires ont laissé leurstraces ; le troisième, les cachots.

Aujourd’hui, les cloisons qui divisaient lescachots ont disparu ; c’est dans le cinquièmecompartiment que fut enfermé Bonivard. Il nereste plus, de son cachot, que le pilier danslequel est scellé l’anneau de la chaîne de sespieds, et un trou marque la trace de la chaînede son cou. Un peu plus loin était un autrecachot non moins intéressant que celui-ci. Làfut enfermé Michel Cottié. Ces deux cachots etces deux hommes ont une même histoire. Évo-quons leurs fantômes par les souvenirs du pas-sé.

C’était en 1514 ; Bonivard, prieur de Saint-Victor, oubliant son origine fribourgeoise etpeu porté pour le clergé catholique, s’enthou-siasma pour la liberté, se fit enfant de Genèveet déclara ouvertement la guerre aux préten-

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tions despotiques de l’évêque et du duc de Sa-voie. Comme nous l’avons déjà dit, Pécolat etBerthelier étaient morts dans les tortures et surl’échafaud. En 1519, Bonivard quitte Genèvequi ouvre ses portes au duc de Savoie. Deuxmisérables le livrent à son ennemi. Il est enfer-mé au château de Grollée. Cette première cap-tivité dura deux ans. Rendu à la liberté, pro-fitant de l’anarchie qui régnait dans le mondecatholique, conséquence de la prise de Romepar le connétable de Bourbon, il obtint la res-titution de son prieuré pour la vente duquelBerne lui donne une pension qui suffit à peineà le nourrir, lui et son page.

Bonivard se retire alors de la scène poli-tique. Homme du monde, érudit et lettré, ai-mable et naïf, religieux et sceptique, ils’adonne à l’étude, réunit les documents éparsde la chronique de Genève, donne des conseilsà ses concitoyens, fait des sermons, dont lesvérités assez dures flattent peu la Réforme,mais plein d’un dévouement à toute épreuve,

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dédaignant la bruyante popularité, il poursuitdans l’ombre et en patience la régénération desa patrie.

En 1530, il obtint un sauf-conduit du ducde Savoie pour aller voir sa mère mourante àSeyssel, et part malgré les remontrances de sesamis. Arrivé à Moudon, il soupe avec le maré-chal de Savoie, et couche chez le maître d’hôtelde la duchesse. Voici comment il raconte lui-même le récit de son arrestation :

« On me donne un serviteur à cheval pourm’accompagner à Lausanne, mais quand nousfûmes près de Sainte-Catherine, voici le capi-taine du château de Chillon, messire de Beau-fort, qui arrive sur moi avec douze ou quinzecompagnons. Je chevauchois lors une mule,et mon guide un puissant courtaut, je lui dis :Piquez ! et piquai pour me sauver et mis lamain à mon épée. Mon guide, au lieu de piqueravant, tourne son cheval et me saute sus, etavec un coutel qu’il avoit tout près, il me coupe

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la ceinture de mon épée ; sur ce, ces honnêtesgens tombent sur moi et me font prisonnier dela part du duc, et quelque sauf-conduit que jemontrasse, ils me menèrent lié et garrotté àChillon, et m’y laissèrent sans autre que Dieu,subir ma seconde passion. »

Lié par les pieds et par le cou à une chaînerivée dans un pilier, ce penseur expia le crimede la pensée en tournant pendant six ans,comme une bête fauve, autour de ce pilier dontil usa le bas avec son talon, ne pouvant se cou-cher sur la pierre dure que lié où sa chaîne luipermettait d’atteindre.

Voilà pour Bonivard. Qu’est-ce que MichelCottié ?

Un homme obscur de Genève qui voulut dé-livrer Bonivard, et, pour y parvenir, se fit en-fermer comme domestique à Chillon. Une im-prudence le trahit : on le traite en espion, on lemet à la torture, on l’enferme dans un cachot.Une nuit, il tente de s’évader, il scie sa chaîne,

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perce le mur avec un clou et grimpe jusqu’à undes soupiraux dont il arrache une barre de fer.Là, il hésite : s’évadera-t-il tout seul ? Non. Sonplan est bien simple, il se jettera dans le lac,abordera la rive à la nage, prendra un bateaude pêcheur, reviendra à sa prison et ira délivrerBonivard. La nuit est noire. Le silence est pro-fond. Le geôlier dort, peu inquiet de ses prison-niers trop bien rivés à leurs chaînes. Le coura-geux citoyen se précipite dans le lac, mais leseaux étaient basses. Le roc était à découvert.Un cri d’horreur et de désespoir se fit entendre,et la lame rejeta un cadavre.

Laquelle de ses deux victimes de l’intelli-gence et du dévouement est la plus à plaindre ?

Pendant ce temps Genève oubliait-ellel’homme qui souffrait pour la cause ? Non,mais vivant au milieu des alarmes, agitée parses troubles intérieurs, elle ne tentait rien pourle sauver. Enfin, le 28 mars 1536, Berne re-quiert Genève, son alliée, de l’aider à s’emparer

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de la forteresse. Le 30, Chillon est cerné et ca-nonné, mais Beaufort, le gouverneur, s’enfuitaprès avoir jeté à l’eau ses canons. Les vain-queurs entrent à l’envi dans la forteresse.

— Bonivard, tu es libre !

— Et Genève ?

— Elle l’est aussi !

Deux siècles plus tard un grand pays brisaitles chaînes des prisonniers de la royauté dansune autre prison d’État. Ce pays, c’est laFrance ; cette prison, c’est la Bastille.

Chaque tour de ce château de Chillon quenos voyageurs visitaient avec une émotion fa-cile à comprendre, pourrait raconter desombres aventures. Que d’ossements humainsont été trouvés dans ses cachots sans lumière !Les murs ont encore de ces lugubres peinturesque le prisonnier semble faire avec du sang, lesoubliettes montrent dans leurs abîmes béantsle fond hérissé de couteaux, les chambres de

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tortures conservent les hideuses cicatrices lais-sées par le patient et le bourreau ! Aujourd’hui,cette sombre prison n’est plus qu’un arsenal ouun dépôt d’armes du gouvernement vaudois.Juste retour des choses d’ici-bas !…

Mais il n’en sera pas moins, pour le touriste,une station imposante et majestueuse ; tombeou prison, ce château ajoute à sa parure dessouvenirs impérissables. L’histoire lui a donnéBonivard. La poésie lui a envoyé lord Byron.Les noms de Chateaubriand et Hugo, qui flam-boient sur un pilier, attestent aussi le passagede nos deux grands poètes dans ce temple dumartyre !

— Brr !… ce n’est pas gai, fit Raoul au grandair.

— Et dire, fit Hector en regardant une der-rière fois Chillon, que c’était une des plus for-midables places de guerre du Chablais !

— Avant l’invention de la poudre, ripostaRaoul.

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Édouard seul était muet et pâle.

— À quoi penses-tu, frère ? À Bonivard, jeparie.

— Non, à Michel Cottié.

En vingt minutes on fut à Villeneuve. Le dé-jeuner fut triste ; on ne se donna même pas lapeine de visiter la ville. Édouard seul demandaà voir une petite île, la seule qui existe sur lelac Léman.

— Pourquoi Édouard ?

— C’est cette île qu’apercevait le prisonnierde Chillon, et qui ne lui paraissait pas pluslarge que le sol de son cachot. Byron l’a chan-tée.

— Oh ! Byron, en voilà un poète !

— Vous ne l’aimez pas, Raoul ?

— Moi, je le déteste ; d’abord il était An-glais, ensuite il était boiteux.

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Cette boutade ramena un peu de gaietédans le cœur des jeunes gens. Ils prirent le ba-teau à vapeur pour retourner à Lausanne, etcontemplèrent un peu plus à l’aise la rive par-courue à pied, rive où Rousseau a écrit sesConfessions et sa Nouvelle Héloïse, où Byron aété inspiré de ses plus doux poèmes.

Voilà Montreux, cette ville composée de vil-lages tous abrités des vents, dont l’incompa-rable douceur du climat en a fait, depuis long-temps, l’asile des poitrines faibles. Clarens et lebosquet de Julie, et, en se retournant dans lefond, un entassement de sommets chauves, ai-gus, neigeux, domaine éternel des aigles et desnuages, au bas duquel le Rhône débouche dansle lac, où il perd sa couleur d’azur pour ne lareprendre qu’au sortir du lac de Genève.

On débarque à Ouchy. Au débarcadère,Hector rencontre un de ses camarades deSaint-Cyr qui retourne à Paris, où son régimentest en garnison. Après un échange de bonnes

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poignées de mains, Raoul et Édouard sont toutétonnés de les voir causer avec mystère. Quese disent-ils ? Nous le saurons bien plus tard.

— En route pour Lausanne, dit Hector ens’adressant à son ami comme si c’était convenuà l’avance : tu dînes avec nous ?

— Volontiers, si ces messieurs le per-mettent.

— Le grand frère a parlé, dit Raoul.

Le dîner fut plus joyeux que le déjeuner. Àsept heures, l’ami d’Hector partit pour Neuchâ-tel, et les trois jeunes gens montèrent dans unevoiture qui les déposa à Payerne vers minuit.

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CHAPITRE III

Payerne. – Adieu la malle ! – Son oraison fu-nèbre. – La reine Berthe et ses souvenirs. –Avenches. – Souvenirs romains. – Le champde bataille de Morat. – Sa colonne. – L’an-cien ossuaire. – Charles le Téméraire. – Ba-taille de Morat. – Détonations aériennes. –Le lac de Morat et ses eaux rouges. – Sonchâteau. – Départ pour Fribourg.

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Raoul et Édouard étaient charmés de cevoyage en voiture, dont Hector leur faisait lasurprise. Ça variait leur voyage. Mais la nuitvint jeter son voile sur la vue du pays, et laconversation s’éteignit dans un demi-sommeildont l’autre moitié fut retrouvée dans un bonlit d’auberge.

Le plan d’Hector était bien simple. Il voulaitamener les enfants de Lausanne à Fribourg, enleur faisant faire les étapes de la plus curieusehistoire que les temps légendaires de Rome etdu moyen âge aient enregistrée. La premièreétait la capitale de la reine Berthe.

Après l’avoir désignée comme la fille deBurghard, comte de Souabe, et commel’épouse de Rodolphe, roi de Bourgogne, l’his-toire se tait ; à peine si les chartes font mentionde la fondatrice de Payerne et de Vufflens,mais les monuments ont traversé les siècles,ils ont fixé la tradition sur leurs antiques cré-neaux. Le nom de la reine Berthe est toujours

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dans les souvenirs du peuple qui parle encorede la piété, de la sagesse, de la charité, del’amour du travail de cette reine qui fut sibonne ménagère, de cette ménagère qui fut sibonne reine. Dans tous les esprits c’est commeun souvenir de l’âge d’or, et quand on veutparler d’un siècle heureux, on dit : « C’était dutemps où la reine Berthe filait. »

Édouard fut très heureux de se réveiller aumilieu de ces souvenirs. Raoul aussi, car àpeine debout, il jeta un cri de stupéfaction.

— Qu’as-tu, Raoul ?

— Ma malle ! ! !…

Hector ne bronchait pas.

— Elle sera restée à l’hôtel.

— Pas si sotte, la malle, dit Hector, ellevoyage.

— Voyons, Hector, parlez sérieusement.Vous vous en étiez chargé. Qu’en avez-vousfait ?

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— On me l’a volée.

— Vous m’impatientez !

— Mon ami, vous savez, l’officier ? Ehbien… j’ai des soupçons.

— Oh !…

Édouard avait envie de rire, mais il n’osaitpas.

— Oui, j’ai des soupçons ; je l’ai prié d’allervoir à Paris le docteur Simon et de lui porterde nos nouvelles. Je suis sûr qu’il n’a pas étécontent et qu’il ira aussi lui porter la malle.

L’enfant gâté fondit en larmes. Il fallut leconsoler.

— La malle nous aurait gênés, dit Hector.Voyons, grand enfant, n’êtes-vous pas mieuxen touriste qu’en pékin ?

— Vilain pioupiou !… fit Raoul avec rage, jene vous parlerai plus de toute la journée.

— C’est ce que nous verrons !…

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— Viens-tu, Édouard ?

— S’il vous plaît ? fit Hector.

— Ce n’est pas à vous…

— Ah ! vous m’avez parlé. Un gage !

Et il l’embrassa. La gaieté revint plus vive,comme le soleil, après l’orage. On se hâta derendre ses devoirs à la reine Berthe, le planétant de voir Avenches le même jour et d’allercoucher à Morat.

— Il n’y a que la foi qui sauve, dit Édouarden voyant l’ancienne église de l’abbaye des bé-nédictins, fondée par la reine Berthe. N’était lesouvenir de cette reine, cela n’a rien de remar-quable.

— Attendez, dit Hector.

Après avoir vu la tombe de Berthe – uneplaque de marbre noir avec une longue inscrip-tion placée dans la nouvelle église, assez insi-gnifiante comme architecture, – on alla visiterla vieille cathédrale, aujourd’hui une école. Sic

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transit gloria mundi. C’est dans le chœur qu’ona retrouvé plusieurs tombeaux et la selle de lareine Berthe. Cet objet curieux mériterait seulle voyage. Il est en bois et en fer avec deuxgaines spacieuses de chaque côté, destinéessans doute à maintenir la reine et l’empêcherd’être désarçonnée. La selle est en outre pour-vue d’un trou dans lequel la filandière, qui filaittoujours, même à cheval, maintenait sa que-nouille.

Deux heures après cette visite à la reineBerthe, nos voyageurs arrivaient à Avenches,qui, sous le nom d’Aventicum, fut la capitale del’Helvétie.

La ville actuelle n’occupe que la colline aubas de laquelle florissait la cité de Vespasien ;mais là, on retrouve des ruines assez bienconservées pour arrêter longtemps le voya-geur, et cette contrée qu’on appelle Aschtlandou pays désert, jette avec orgueil au présent ledéfi du passé. C’est dans ces ruines que la reine

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Berthe trouva assez de pierres pour fonder sonabbaye.

L’amphithéâtre où nos voyageurs se ren-dirent d’abord date du siècle d’Auguste. Lafosse aux lions y est encore. Les ruines dutemple de Neptune datent de Vespasien.Édouard demanda à voir le musée plein d’am-phores, d’urnes funéraires, de statues debronze, et de médailles.

— Le musée Campana, fit Raoul, qui s’amu-sait médiocrement.

Ce qui attira principalement leur attention,c’est une tête colossale d’Apollon et un lion demarbre.

Ils terminèrent leur visite par le château,construction du Ier siècle, dont il reste peu dechose. Là aussi est une école. De ce côté-là, laSuisse est en progrès sur nous.

Avant de monter en voiture, Hector se re-tourna vers les ruines qu’ils avaient explorées.

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— C’était la Carthage de l’Europe, dit-il.

— Et plus de Marius pour y rêver, répliquaÉdouard.

Hector donna la consigne au conducteur– un homme pratique qui ne comprenait pasqu’on perdît son temps à si peu de chose – deles arrêter à la colonne commémorative de labataille de Morat. Ils achevèrent la route à piedsur ce terrain, vaste ossuaire des Bourguignonsmorts pour Charles le Téméraire.

À cent pas environ de la colonne, les jeunesgens descendirent, et laissèrent le voiturier etleur peu de bagages se diriger vers Morat, dontils avaient en face d’eux la ville, bâtie en am-phithéâtre sur le lac que le mont Vully séparede celui de Neuchâtel.

La colonne est une simple pierre taillée àquatre pans, avec une inscription gravée parla république fribourgeoise, qui a consacré lavictoire remportée le 12 juin 1476 par les effortsréunis de ses pères. Elle a remplacé un monu-

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ment odieux, bâti avec les ossements et lescrânes de huit mille Bourguignons. En 1798,un régiment bourguignon a effacé cette tracede la honte paternelle, en détruisant l’ossuaireet en jetant les ossements dans le lac qui, àchaque tempête, en repousse quelques-uns surles bords. Lord Byron y trouva un jour un sque-lette tout entier qu’il emporta. Les postillonsrecueillent parfois ces os, qu’ils vendent oudont ils font des manches de couteaux.

— Quelle occasion de mourir sur un champde bataille ! dit Raoul, à ce détail lu dans sonGuide. À la place d’Hector, je donnerais ma dé-mission.

Quel voyageur, en face de ce champ de ba-taille muet comme la tombe, ne laisserait sapensée flotter dans les vapeurs de l’histoire ?Le nom de Charles le Téméraire éveille desidées belliqueuses, on est tenté de pardonnerà ce prince tous ses crimes en face de sa morttragique.

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Duc de six provinces, comte de quatorzecomtés, Charles de Bourgogne était, par soncaractère et ses succès constants, la terreur gé-nérale de l’Europe. Il devait se briser contre leplus petit peuple du continent. La mouche de-vait tuer le lion.

Avant ses revers, Charles était un desprinces les plus galants de l’Europe ; de taillemoyenne, mais de constitution robuste, le teintbasané, la chevelure et les yeux noirs, il avaitune physionomie mâle et guerrière. Assidu autravail, il se levait de grand matin et lisait lesanciens, admirant surtout Alexandre et César.Son esprit concevait les plus vastes plans : il encommençait l’exécution avec ardeur et se rai-dissait contre les obstacles. Il vivait toujoursl’épée au poing, dit Olivier de la Marche. Lafortune le favorisa longtemps, grâce à son ar-mée qui l’aimait comme un père. Du reste ilaimait beaucoup ses soldats qu’ils soignaientquand ils étaient malades ou blessés. Devant

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l’ennemi, il ne se fiait qu’à lui pour visiter lespostes et se couchait tout habillé.

Voilà l’homme que devait perdre l’ambitionet que devait ruiner le rusé Louis XI. Charlesvoulait créer un royaume de Bourgogne dontle siège serait à Besançon, et qui de l’embou-chure du Rhin s’étendrait jusqu’à la Méditerra-née. La Suisse en frémit d’indignation. « Confé-dérés, s’écrie Berne, conservons nos antiqueslibertés ! » Et dès lors ce petit pays dont le Té-méraire ne devait faire qu’une bouchée, se pré-para à la défense de ses libertés.

Vaincu une première fois à Grandson,Charles mit en mouvement toutes les garni-sons, toute l’artillerie de Bourgogne et desPays-Bas, réunit quinze cents pièces etsoixante mille hommes, et reprit possessiondu pays de Vaud. Pendant ce temps, Berneappelait tous les confédérés à la défense deMorat, position importante qu’il fallait garder.

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C’est sur ce point que les ennemis concen-traient leurs forces.

Charles pensif et sombre, plein de colère,de haine et de dépit, passa une revue de touteson armée, sur le plateau de Lausanne, et parlaainsi à ses soldats : « La fortune nous fut unjour infidèle, mais, vous, devant qui tremblala France, qui avez dompté Liège, anéanti laLorraine, ne vengerez-vous pas votre maître deces paysans ? L’orgueil de ces gens pourra-t-ilanéantir l’honneur de la Bourgogne, et la mé-moire de mon père ? Non, je le jure, il n’en se-ra pas ainsi. Je vous abandonne tout le butinfait sur l’ennemi : à vous les habitations, la villeet les richesses de la Suisse ! à moi la seulevengeance ! Oui, par saint Georges, nous nousvengerons !

L’armée répondit par le cri de Vive Bour-gogne ! et partit.

Pendant ce temps, Budenberg, gouverneurde Morat, s’écria : « Compagnons, veillez !…

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dans Morat réside le salut de la patrie. LaSuisse n’a qu’un seul boulevard, c’est votre va-leur, votre fermeté !… »

De tous les côtés arrivaient les guerrierssuisses à la rencontre de cette armée du Té-méraire toute bardée de fer. D’un côté l’amourde la liberté, de l’autre la soif de la vengeance.Dieu était juge. L’arrêt rendu fut cruel, maisjuste. Ce fut le dernier jour de l’honneur Bour-guignon.

Pendant dix jours et dix nuits, Budenbergsoutint l’effort des soixante mille hommes quivinrent assiéger Morat. « Tant qu’il y aura unegoutte de sang dans nos veines, pas un ne cé-dera, » s’écrie-t-il. Et Charles, désespéré, humi-lié, devant ces mots magiques de patrie et deliberté, sent chanceler sa foi et sa fortune.

Mais les confédérés arrivent enfin au se-cours de Morat. Ils ont fait vingt-cinq lieues endeux jours, par des pluies torrentielles, et en

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arrivant ils oublient de déjeuner pour commen-cer plus tôt la bataille.

Le 12 juin au matin, le duc de Bourgogneen se réveillant voit déjà l’ennemi occuper sonordre de bataille. Il voulait aller le chercher.L’ennemi venait à lui. Aussitôt il range son in-fanterie en colonnes profondes, aux ailes la ca-valerie, en avant l’artillerie que protège un fos-sé, et donne le signal de l’attaque. Mais la pluietombe, mouille la poudre, détend le cercle desarcs, défonce les chemins, et l’armée bourgui-gnonne, croyant la partie remise, commenceun mouvement de retraite. Les chiens desSuisses apercevant ceux des Bourguignons, sejettent sur eux avec fureur et les chassent versleurs maîtres effrayés de ce présage. Mais lesoleil déchire le rideau des nuages, et Jeande Hallwyl, chef des confédérés, apercevantl’ennemi qui se disposait à rentrer au camp,s’écrie : « Souvenez-vous de Laupen et deGrandson, et en avant ! » C’est l’avant-gardesuisse, composée de beaucoup de Lorrains et

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commandée par René, qui commença le feuet fit de grands ravages. L’artillerie bourgui-gnonne tirait trop haut, néanmoins les confé-dérés ne pouvaient s’en emparer. Hallwyl s’enaperçoit, tourne le retranchement et prend lesBourguignons en flanc. Profitant du désordre,les confédérés descendent dans le fossé, lefranchissent, attaquent les artilleurs corps àcorps, tournent les batteries contre les Bour-guignons et les forcent d’abandonner leur posi-tion.

C’est la première partie de cette sanglanteépopée. Tout n’était pas encore perdu pourCharles, qui tomba comme la foudre au milieude la mêlée, suivi de sa cavalerie commandéepar le duc de Somerset, quand à l’extrêmedroite on entendit de grands cris et un grandtumulte. L’arrière-garde des Suisses a coupé laretraite à Charles le Téméraire ! Il lui faut com-battre dans un triangle de feu. Ici c’est René,son plus mortel ennemi, qui le foudroie avecsa propre artillerie. Là, ce sont Herlestein et le

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comte de Gruyère, qui, placés sur la route deFribourg, repoussent l’armée bourguignonnesous le feu même des Bourguignons. Plus loinc’est Budenberg qui sort de Morat avec deuxmille hommes. Enfin, Hallwyl et Wadmann surle centre, qui se jettent au milieu de cette bou-cherie. La bannière du bâtard de Bourgognetombe entre les mains d’un homme de Hanli, ledécouragement gagne tous les rangs. Charlesreconnaît sa destinée, il veut s’enfuir, mais lafuite est impossible. Sa garde et les Anglaisfont des prodiges de valeur. Quinze cents gen-tilshommes tombent pour faire un passage auTéméraire qui, deux heures après, se retrouveprès du lac de Genève avec trente cavaliers,seule épave de ce naufrage qui venait d’anéan-tir son armée.

Sur le champ de bataille, cependant, la mortétait partout. Les confédérés tuaient sans quar-tier pour personne, frappant ce qui était de-bout, achevant ce qui était tombé. Des milliersde cavaliers veulent traverser la vase qui

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s’étend le long du lac de Morat. Le poids deleur armure les fait enfoncer. D’autres, re-cueillis par des nacelles, sont tués par le feude la place. L’eau est chargée de corps mortset rouge de sang. Enfin le combat cesse et lechamp de bataille offre un majestueux spec-tacle. Au milieu de ces morts innombrables,les vainqueurs sont à genoux, le bruit des ins-truments et des fanfares sonne la victoire, descavaliers ornés de branches d’arbre courent àBerne et à Fribourg annoncer cette héroïqueaction !…

Les jeunes gens traversèrent la plaine ense rappelant ces souvenirs d’histoire. Ils s’ap-prochaient de Morat quand il leur sembla en-tendre un violent coup de tonnerre. Le cielétait pur. L’air était calme.

— C’est un orage lointain, dit Hector.

— Dépêchons-nous, dit Raoul. Je ne tienspas à être mouillé.

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Le bruit se reproduisit cette fois comme uncraquement et fut suivi d’une série de détona-tions assez semblables à celles que produit unecanonnade prolongée.

Ils s’arrêtèrent étonnés.

— Je crois me rappeler, dit Hector, quedans les cantons de Fribourg, de Berne et deSoleure, ces bruits se produisent dans l’air parun temps tout à fait serein.

— En sait-on la cause ?

— Je l’ignore ; mais voilà un paysan quinous le dira peut-être. Un paysan qui revenaitde Morat passait en effet près d’eux. Hector luidemanda s’il avait entendu ces bruits aériens.Le paysan se signa et leur dit :

— Ce sont les mânes des Bourguignonstués à la bataille de Morat qui s’amusent là-haut !

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Et il reprit sa route, la tête basse, comme s’ilavait peur que ses paroles fussent une évoca-tion.

— Les croyances populaires ont leurcharme, dit Édouard.

— Si notre Genevois était là, dit Raoul, ilnous trouverait bien une légende !…

— Je crois, répondit Hector, qu’il nous ex-pliquerait plutôt ce fait que la science doit ex-pliquer bien ou mal.

On arrivait à Morat, à l’hôtel de l’Aigle, oùles attendait leur conducteur.

— À demain de très bonne heure, lui ditHector. Il fait encore assez jour pour voir laville et le lac. Demain nous irons à Fribourg.

— Y resterons-nous longtemps ? demandaRaoul.

— Non, puisque nous couchons à Berne.

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Édouard, qui causait avec un des garçonsde l’hôtel, éclata de rire.

— Viens donc, Raoul, toi qui aimes les lé-gendes.

— J’aimerais mieux un potage.

— Qu’y a-t-il ? fit Hector.

— Il y a que je demande à ce garçon, quiest de Lauterbrunnen, la cause de ces bruitsaériens qui m’intriguent, et il me répond : « Cesont les gens du Rothal qui font l’exercice. Letemps va changer. »

Le garçon, très vexé de ce qu’on se moquâtde lui, répliqua :

— Oui, les gens du Rothal, ce pays affreuxqui dépare nos belles vallées ; c’est là que leshabitants ont enfermé dans des tonneaux leslutins et les démons qui troublaient leurs de-meures, et ces damnés, quand ils sententl’orage, font du vacarme parce qu’ils croientque le diable vient les délivrer.

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Ceci fut dit si sérieusement que les jeunesgens firent tous leurs efforts pour ne pas rireà ce récit baragouiné en franco-allemand. Ilscommandèrent leur dîner et leur chambre, etdescendirent vers le lac.

— Oh ! fit Raoul en pâlissant. Est-ce qu’ilest encore rouge du sang bourguignon ?

En effet, l’eau était rougeâtre ; mais en s’ap-prochant on s’aperçut que cet effet était dû àla floraison d’une plante du genre des oscilla-toires.

Édouard en prit quelques-unes pour sonherbier, se promettant de l’étudier. Le lac, avecses bords vaseux garnis de joncs, est d’un as-pect mélancolique : aussi les jeunes gens, quit-tant ses rives et la ville basse qui n’a rien departiculier, remontèrent dans la ville haute oùquelques rues à arcades sont assez curieuses.Ce qu’ils virent surtout avec émotion, c’est levieux château qui montre encore avec fierté lescicatrices des coups de canon de 1476.

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Chose curieuse en voyage, le nom seul dulieu que vous visitez suffit quelquefois à vouspayer de la peine que vous prenez pour aller àlui. Cette idée de coucher à Morat, près d’unchamp de bataille si célèbre, emplissait le cœurdes jeunes gens d’un certain orgueil. Ils nepouvaient en détacher leur pensée. Aussi neparlèrent-ils pas d’autre chose, et l’ombre deCharles le Téméraire plana sur les rêves de leurnuit.

Le lendemain, ils étaient sur la route de Fri-bourg.

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CHAPITRE IV

Fribourg. – Le tilleul de Morat et le soldat deMarathon. – Saint-Nicolas. – L’orgue d’AloysMooser. – Le pont de Fribourg. – Berne. –Sa physionomie, ses fontaines et ses ours. –Le Munster et sa terrasse. – Statues de Ber-thold et de Rodolphe d’Erlach. – L’horloge.– Un ami d’Hector. – Visite au musée. – Lapluie. – L’Alpglühen. – La ville basse. – L’Aar.– La botte de Bassompierre. – Le comte deKybourg et Pierre de Savoie. – La fosse aux

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ours. – Histoire de Martin. – Le trésor publicemporté avec les ours en France. – Prome-nade à Altenberg. – Les Alpes de l’Oberland.– La légende de Rothal. – La tour de Bernepar l’Eugi. – Mort de Rodolphe d’Erlach. –La porte de Goliath. – Réflexions et repos.

Contrée uniforme que celle qui sépare Mo-rat de Fribourg ! Cependant, au bout d’une de-mi-heure de route, le conducteur engagea lesvoyageurs à monter la colline à pied. Au som-met le point de vue est admirable, il embrassetout le champ de bataille, les lacs de Morat, deNeuchâtel et la ville de Fribourg, placée hardi-ment sur un rocher et qu’on dirait suspendueau-dessus d’un précipice immense. On remon-ta en voiture pour descendre, par le côté op-posé, jusqu’à la ville dans laquelle on entra parune porte assez remarquable, qui porte encoreles traces de la foudre. On laissa la voiture etle conducteur se rendre à l’hôtel des Merciers,

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et les jeunes gens descendirent une rue, espècede petit vallon pavé, bordé de maisons.

Ce chemin les conduisit à un vieux tilleuldevant lequel Hector s’arrêta en disant :

— Le voilà !

— L’hôtel ? demanda Raoul.

— Rappelez-vous le soldat annonçant dansAthènes la victoire de Marathon. Eh bien ! unjeune Fribourgeois, couvert de sang et épuiséde fatigue, arriva annoncer la nouvelle de lavictoire de Morat et tomba mort à cette place,en criant : Victoire ! Tous les Fribourgeois quiétaient partis pour la bataille avaient priscomme signe de ralliement une branche detilleul. C’est cette branche ôtée religieusementdu chapeau de ce héros qu’on planta à côté deson cadavre. La branche est devenue cet arbreénorme.

— Les feuilles sont bien chétives, dit Raoul.

— Le souvenir est bien grand, dit Édouard.

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— C’est là, ajouta Hector, que le juge cassela verge sur les condamnés agenouillés, quandon les conduit à la mort.

Par un petit détour on se trouva en face del’église, dont le clocher est le plus haut de laSuisse. Fribourg l’a mise sous le patronage desaint Nicolas, dans lequel ses habitants ont unefoi aveugle.

Rien à signaler. Aussi n’y resterons-nousque pour admirer l’orgue d’Aloys Mooser. Lamaison de ville et l’hôtel du Gouvernement,l’une moderne, l’autre du moyen âge, offrentun contraste choquant et font désirer plus vi-vement à Raoul de se diriger vers le déjeuner.

— Je crois, dit Édouard, qu’on conserve unmeilleur souvenir de Fribourg quand on n’y estpas entré.

Il avait raison. Cependant, après le déjeu-ner et en attendant le train qui devait lesconduire à Berne, tous les trois, d’un communaccord, se rendirent au pont suspendu qui relie

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les deux côtés sur lesquels la ville est assise.C’est un chef-d’œuvre de construction, de soli-dité et d’élégance, mais ce tablier en fer qui sebalance sur la vallée de la Sarine semble tropmoderne pour la ville sévère et gothique, qui,isolée comme une aire sur un rocher, rappellela féodalité.

— J’aime mieux l’autre côté dit Édouard, iln’y a pas de pont. Le paysage est gâté par cettetoile d’araignée.

On s’arracha sans regret à cette ville pitto-resque, dont l’intérieur ne tient pas ce que l’ex-térieur promet, et on partit pour Berne, der-nière halte avant leur excursion dans les mon-tagnes de l’Oberland.

Berne est la capitale de la Suisse, siège de ladiète et séjour des ambassades ou chargés d’af-faires étrangers ; c’est une grande et belle villequi joint à un air d’opulence tranquille les agré-ments d’une grande propreté. Les maisons, bâ-ties avec une pierre grise, s’avancent sur les

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rues en arcades très commodes pour les pié-tons, mais un peu basses pour l’effet. Les rues,bien ouvertes et bien pavées, sont ornées defontaines et arrosées d’une eau courante dansun petit canal revêtu en pierre ; comme ellesvont toutes de l’est à l’ouest, les maisons dedroite sont éclairées toute l’année par le soleil,tandis que celles de gauche n’en reçoivent ja-mais un seul rayon.

L’aspect général est frappant : on dirait unpromontoire de rochers surmonté de maisonsavançant dans les flots de l’Aar qui le bordent.

— Quelle différence avec Genève ! s’écriaÉdouard radieux, Berne a du moins conservésa physionomie nationale.

Il était de bonne heure, Hector proposa devisiter les monuments comme ils les rencon-treraient, à travers une foule curieuse et bigar-rée, qui obstruait les marchés ce jour-là et don-nait un air radieux à la ville vieille, grave ettriste, dont la vue avait tant charmé Édouard.

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Raoul aussi était charmé. Comme il pleuvait,il n’avait pas besoin d’ouvrir son parapluie queles arcades rendaient inutiles. Hector était seulpréoccupé de savoir s’il trouverait un de sescamarades, attaché au consulat, dont il comp-tait faire son cicerone et son interprète. LaSuisse allemande parle un français souvent in-intelligible, et les jeunes gens savaient juste as-sez d’allemand pour se faire rire au nez.

Tout en marchant, ils se trouvèrent sur laplate-forme de la cathédrale, « Munster Ter-rasse, » qui surplombe de plus de trente mètresde hauteur la rivière et les rues qui passent àson pied. Le ciel était gris, l’air obscurci parles nuages, ce qui leur fit perdre momentané-ment un point de vue superbe. En revanche,ils furent très préoccupés par la statue de Ber-thold V, duc de Zæhringen, fondateur de laville, qui repose sur un piédestal aux bas-re-liefs en bronze. À côté du duc est un ours por-tant un casque.

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— Et d’un, fit Raoul.

À l’ouest de la cathédrale est aussi une sta-tue équestre de Rodolphe d’Erlach, le vain-queur de Laupen, qui attira leur attention. Auxquatre coins du piédestal sont des ours enbronze.

— Et de cinq, dit encore Raoul.

— Si vous les comptez, vous n’avez pas fini,dit Hector.

Avant d’entrer dans la cathédrale, on enadmira l’extérieur. C’est un bâtiment gothiqued’un style remarquable. Une balustrade enpierres taillées à jour règne tout le long dutoit, variant ses dessins entre chaque coupled’arcs-boutants. Le clocher a une hauteur desoixante-douze mètres, mais il est inachevé etcoiffé d’un disgracieux toit de tuiles qui rap-pelle la coiffure d’une des tours de l’église mé-tropolitaine de Bourges. Ce bâtiment fut com-mencé en 1421, sur les plans de Mathias Heinz,qui se tua, disent les uns, qui fut tué, disent

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les autres, par un compétiteur jaloux, pendantla construction de l’édifice, qui ne fut achevéqu’en 1573.

Dans l’intérieur, pauvre en ornementscomme tous les temples protestants, Hector fitremarquer à ses amis les vitraux du chœur,où est représenté d’une manière burlesque ledogme de la transsubstantiation. C’est un papeversant les quatre évangélistes dans un mou-lin, et le moulin rendant une multitude d’hos-ties qu’un évêque reçoit dans un calice sur-monté du Christ ; le peuple agenouillé autourde cette scène en paraît ébahi. Une stalle dechanoine présente une idée des mœurs du cler-gé de cette époque. C’est un capucin ouvrantun tric-trac qui a la forme d’un missel.

Le long des murs sont inscrits les nomsdes officiers et des soldats morts en 1798, encombattant contre les Français. Des deux cô-tés du chœur s’élèvent deux tombeaux : celuide Berthold, le fondateur de Berne, et celui de

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l’avoyer Frédéric de Steiger. L’orgue ressembleà celui de Fribourg, bien qu’il n’en ait pas la so-norité.

Le temps n’était pas assez favorable pourqu’ils montassent à l’habitation du guet, d’oùl’on découvre une vue magnifique ; ils sortirentet ne tardèrent pas à se trouver devant l’hor-loge, près de laquelle ils aperçurent une fon-taine représentant une figure grotesque qui estsur le point d’avaler un enfant ; d’autres en-fants, qu’attend le même sort, sortent de sespoches et de sa ceinture. En bas on voit unetroupe d’ours armés.

— Comment s’appelle cette fontaine ? de-manda Hector à un jeune étudiant, grosse têteblonde, petite casquette noire, cheveux longset redingote courte, qui passait en fumant gra-vement une pipe de faïence.

— Kindlifresser Brunnen, répondit l’étu-diant sans s’arrêter.

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— As-tu compris ? demanda Édouard àRaoul qui s’occupait à compter les ours du bas-relief.

— Oui, dit Raoul… Croquemitaine.

— Raoul, s’écria Hector, voilà les ours quis’avancent !

L’enfant se retourna effrayé. C’était l’hor-loge qui sonnait l’heure.

En effet, un coq surmontant le clocher bat-tait des ailes en chantant avec sa voix auto-matique. Le temps, qui est assis, se levait ren-versant son sablier et comptant les coups avecson sceptre en ouvrant la bouche. Un ours,debout à ses côtés répétait ses mouvements.Un arlequin sonnait les heures en frappant surune cloche. Il était dix heures, et pendant cettesonnerie une procession d’ours, moitié guer-riers, moitié musiciens, défilait au-dessous ducadran.

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— Messieurs les oursons, déployez vosgrâces, s’écria Raoul, nous allons déjeuner.

On passa devant la halle aux blés, sur le pi-gnon de laquelle deux ours tiennent les armoi-ries.

— Encore ! fit Raoul.

Comme on ne connaissait pas le chemin etqu’on n’osait pas le demander, on revint un peusur ses pas.

— Une fontaine, dit Édouard.

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— Il y a des ours ? demanda Raoul. Là, j’enétais sûr.

En effet, la fontaine devant laquelle le ha-sard les avait conduits était surmontée d’unours portant une bannière à la main, couvertd’une armure de chevalier et ayant à ses piedsun ourson vêtu en page.

— Puisque les ours sont les patrons de laville, saint Ours doit être leur saint.

— Les ours n’en sont que les parrains, répli-qua Hector.

Ils se retrouvèrent bientôt sur la place dumarché où ils étaient déjà passés. La foule,qui encombrait les abords, les avait empêchésd’apercevoir leur hôtel que Raoul découvrit lepremier.

Après déjeuner, Hector laissa les jeunesgens pour courir à la recherche de son ami.Édouard en profita pour écrire à son père.Raoul se chargea du mot de la fin.

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Hector revint bientôt radieux ; son ami,qu’il avait trouvé au consulat(2), ne serait libreque le lendemain, et, pour leur occuper la jour-née, il avait rédigé un petit itinéraire. La pluietombait toujours ; mais, sur l’espoir que le so-leil ne bouderait pas longtemps, il fut décidéqu’on visiterait la ville en détail, remettant àune journée plus propice la visite des environs,et surtout des points de vue qui mettent Berneau premier rang.

— As-tu fini ta lettre, Édouard ?

— Oui, la voilà. Achève.

Raoul prit la lettre et écrivit simplement :

« Père, je me porte bien, je t’embrasse. Jevais voir les ours ; j’en suis à mon cinquan-tième !… Ton enragé, Raoul. »

Puis il ajouta :

« As-tu reçu ma malle ? C’est Hector quim’a joué ce tour. Si je peux le jeter dans lafosse aux ours… »

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— Merci, fit Hector en riant.

Et on se dirigea vers le musée. Là encoreet toujours, l’ours occupe le premier rang.Édouard y acheta un herbier très complet.Après une visite, qui dura deux heures, à lasalle des antiquités où sont les reliques des vic-toires de Grandson et Morat, les jeunes gensredescendirent profiter d’une éclaircie du ciel.Ils se trouvèrent en peu de temps devant le pa-lais fédéral, magnifique édifice moderne dansle style florentin. Les salles y sont d’une simpli-cité qui fait la meilleure impression sur l’étran-ger. C’est là que se tiennent publiquement lesséances du conseil d’État. Là aussi est placéela galerie de tableaux des Albane et des Ca-lame assez remarquable.

— C’est une visite au Louvre, grognaitRaoul. Allons-nous-en.

On obéit à son exigence, mais, une fois de-hors, une averse de bon aloi les força de ren-trer à l’hôtel. Le soir, l’ami d’Hector vint leur

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tenir compagnie. Malgré la pluie, on essaya desortir vers le soir pour aller prendre des glacesà la terrasse de la Monnaie.

— C’est de cette terrasse qu’on découvre laplus belle vue du monde.

— On ne le dirait pas, dit Hector.

— Attendez.

Raoul grognait.

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La nuit venait peu à peu, et ils assistèrent àun spectacle sublime.

— C’est l’Alpglühen, dit leur cicerone quis’appelait Albert de T…, un grand nom de lagentry parisienne.

— Ça veut dire ?

— Le feu des Alpes.

En effet, l’horizon était voilé par les nuages,et à travers la toile aqueuse de l’eau qui scin-tillait comme un rideau d’étoiles, ils virent au-dessus des vallées recouvertes d’ombres appa-raître les glaciers des Alpes colorés d’un rougebrillant, comme si les montagnes étaient dévo-

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— Eh bien ?

— C’est agaçant.

— Satanés ours ! As-tu vu, Édouard, surcette porte, ces deux énormes bêtes placéescomme le sont, à l’entrée des Tuileries, les che-vaux domptés par un esclave ?

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rées d’un feu intérieur. Les derniers rayons dusoleil couchant leur imprimaient cette teintequi montait progressivement de la base ausommet.

Les jeunes gens, tête nue à la pluie battante,admirèrent ce spectacle.

— Voyez-vous cette inscription gravée surla pierre ? dit Albert de T…

— Est-elle en français ?

— Non, en allemand. Mais approchons-nous, tant pis pour la pluie.

— Si encore j’avais ma malle ! murmuraRaoul.

Au-dessous de la terrasse était, dans unprofond précipice, la ville basse. Une muraillede cent huit pieds, coupée à pic comme unrempart, maintient les terres. C’est de là, ditl’inscription, qu’un cheval fougueux, qui em-portait un étudiant, se précipita avec son ca-valier du haut de la plate-forme. Le cheval se

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tua, mais le jeune homme en fut quitte pourquelques contusions. Une femme condamnéeaux galères tenta, pour échapper aux soldatsqui la poursuivaient, de faire le même saut,mais, moins heureuse, elle se brisa sur le pavé.

Chacun se retira de bonne heure en remet-tant au lendemain une promenade aux envi-rons.

Le lendemain, chacun fut exact. Le tempsétait incertain, mais il ne pleuvait pas.

— Profitons-en, dit Albert.

On repassa par la terrasse pour voir le pointde vue de la veille. Mais rien du panorama su-blime qu’il déploie au soleil n’apparut à leursregards désappointés.

Ils descendirent par la porte d’en bas et tra-versèrent l’Aar sur un beau pont de pierre detrois arches, dont celle du milieu a cinquantemètres d’ouverture.

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Le chemin était détrempé par la pluie, et,pour en détourner l’attention de Raoul, Hectorfaisait causer son ami.

— Tu dois bien avoir quelque histoire ber-noise à nous raconter ?

— Ma foi, oui ; mais il suffit qu’on me lesdemande pour que je ne m’en souvienne pas.Cependant en voici une assez comique. En1602, Bassompierre, ambassadeur de Franceà Berne, dut renouveler l’alliance jurée entreHenri III et la fédération. Les difficultés decette négociation ayant été aplanies, Bassom-pierre quitta Berne pour aller porter l’alliancede Henri III. Avant son départ, comme il venaitde monter à cheval, il vit s’avancer vers lui lestreize députés des treize cantons, tenant cha-cun une immense coupe pleine de vin et de lavaleur d’un litre, dont ils avalèrent ensemble lecontenu à la santé de la France. Bassompierre,désireux de leur rendre cette politesse, appelason domestique, lui ordonna de tirer sa botte,

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la prit par l’éperon, la fit remplir de treize litresde vin, et la levant à son tour pour rendre letoast : « Aux treize cantons ! » dit-il, et il avalales treize litres !

— Il faut toujours que la France se dis-tingue, dit Raoul avec fierté.

On était sur le pont qu’on admirait.

— Là, poursuivit Albert, était autrefois unvieux pont auquel se rattache une histoire – au-thentique, celle-ci.

— Parons la botte, dit Hector en riant.

— C’est de l’histoire, vous dis-je. Berne nepossédait pas un pouce de terrain au delà del’Aar, pour y appuyer un pont. On acheta unpré et on commença à travailler. Déjà le ponts’avançait quand le comte de Kybourg vint, aunom de l’Empire, arrêter les travaux. Les bour-geois poursuivirent leur travail les armes à lamain et livrèrent leur ville à Pierre de Savoie,qui accourut à leur secours et, pour encourager

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le peuple par son exemple, vint lui-même tra-vailler au pont. Dans la suite, cinquante Ber-nois le rejoignaient au moment où il allait li-vrer bataille. Pierre jura que, s’il était vain-queur, il ne refuserait rien de ce que les Bernoislui demanderaient. Il remporta la victoire etBerne réclama sa liberté que Pierre lui renditsur sa promesse… Mais nous voici à la fosseaux ours.

— Bon ! hier, c’était le Louvre. Aujourd’hui,le jardin des plantes, dit Raoul.

Il est temps de faire l’historique des oursde Berne, dont la ville conserve toujours unéchantillon dans de beaux fossés construits ex-près et l’effigie sur son blason.

Après la fondation de la ville, on décida quel’animal qui lui donnait son nom(3), aurait tou-jours un membre de sa famille nourri et lo-gé aux frais de l’État. Plusieurs siècles plustard, une vieille fille fort riche mourut en lais-sant soixante mille francs de rente aux ours,

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et le capital ayant été versé au trésor, les inté-rêts en furent comptés aux fondés de pouvoirdes héritiers, considérés comme mineurs, maisquelques générations d’ours jouirent à peinede cette fortune. La Révolution française écla-ta, et Berne voulut résister à la lave de cevolcan qui secouait le monde. Victorieuse àNeueneck et vaincue à Grauholz, elle dut ou-vrir ses portes à Brune et Schauenbourg. Troisjours après, le trésor bernois prenait la routede Paris, emportant la fortune des malheureuxours qui, quoique inconscients de leur opinionet peu entichés de politique, furent dépouilléscomme des aristocrates.

Mais avec le trésor sortirent deux desquatre ours auxquels il appartenait. L’un étaitle fameux Martin, dont la réputation a laisséson nom aux ours du jardin des plantes. Ledépart des ours fit, sur la ville de Berne, plusd’impression que celui du trésor. Le deuil futgénéral : Nous enlever nos bons ours, criait-on,

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c’est affreux !… Berne ne l’a jamais pardonné àla France.

Quand la Suisse se vit tranquille sous laprotection de Bonaparte, Berne fit une sous-cription en faveur des ours, nobles animauxqui, pendant cinq ans, avaient supporté la mi-sère sans se plaindre. Avec l’argent que pro-duisit la souscription, on acheta un lot de terrepour y bâtir leur demeure dans la ville et prèsde la prison. Ils ne restèrent pas longtempsdans cette fosse. Une nuit, un condamné àmort tenta de s’évader : par malheur, le trouqu’il fit dans le mur le conduisit à la fosse auxours par laquelle il put s’évader pendant quele successeur de Martin, trouvant une nouvelleissue à sa fosse, en sortait pour aller prendrela place du prisonnier. Le geôlier, en entrantdans le cachot le lendemain, trouva l’ours cou-ché sur la paille. Le geôlier s’enfuit, oubliantdans sa terreur de refermer la porte. L’ours lesuivit gravement, et, trouvant tout ouvert, ar-riva jusqu’à la rue, puis s’achemina tranquille-

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ment vers le marché, où on ne put s’en emparerque lorsque l’animal, devant qui avaient fui lesmarchandes, se fut régalé de pommes et depoires, à en avoir une indigestion.

Il fut alors décidé qu’on transporterait lesours dans les fossés de la ville. Le chemin defer les ayant encore expropriés de la ported’Aarberg, on leur bâtit la fosse où ils setrouvent maintenant, disputant aux moineauxle pain que les visiteurs leur jettent.

— Ils n’ont pas l’air si méchant que ça, ditRaoul. J’avais envie d’y jeter Hector, mais il enréchapperait.

— Vous croyez, dit Albert. Eh bien ! il y asept ans, un capitaine anglais y tomba, et, mal-gré une lutte désespérée, il fut bel et bien dé-chiré et étouffé.

Le temps semblait se rasséréner. La chaleurétait supportable. Albert engagea ses nou-veaux amis à déjeuner au Schænzli, où est unrestaurant placé en face de la plus belle vue

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de Berne, Raoul et Édouard acceptèrent sur laprière d’Hector, et par une petite course d’uneheure à travers les promenades charmantes del’Altenberg, on arriva au sommet du Schænzli,d’où, en effet, la vue est superbe. Au premierplan, la ville de Berne se montre dans toute sonétendue, au-dessus d’elle s’étagent les forêts duGurten et au-dessus du Gurten les Alpes del’Oberland. À droite et à gauche le panoramaimmense est fermé par les chaînes du Stock-horn et le Moléson.

En déjeunant :

— Avez-vous entendu quelquefois, mon-sieur, demanda Édouard à Albert, des bruitsaériens par un temps très calme ?

— Oh ! souvent, lui fut-il répondu. EntreBerne et Soleure surtout et particulièrement aufond de la vallée de Lauterbrunnen. C’est làqu’existe une vallée effroyable, aux parois gra-nitiques, déchirées et rongées, qu’on nomme leRothal.

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— Ah ! je sais, « les gens du Rothal fontl’exercice. »

— Vous connaissiez ce dicton ?

— Oui, mais la science explique-t-elle cesbruits ?

— Mon Dieu ! les savants, à force d’appro-fondir les choses, tombent dans l’absurde.Leurs explications ressemblent beaucoup auxvérités du Gascon. L’aplomb seul les sauve,mais les gens sensés savent faire raison deleurs insanités. Vous connaissez sans doutel’histoire de ces deux savants qui, un peu émuspar les copieuses libations du déjeuner, discu-taient dans un jardin sur la théorie de la cha-leur en face d’une boule de cuivre qui terminaitla rampe d’un escalier et dont le côté exposéau soleil se trouvait naturellement plus chaudque le côté exposé à l’ombre. Un jeune homme,qui les écoutait sans les comprendre, profita deleur inattention pour tourner la boule, le côtéfroid au soleil et le côté chaud à l’ombre. Les

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savants, surpris de ce phénomène et pris audépourvu par les demandes du jeune homme,voulurent prouver que c’était naturel, et Dieusait dans quels raisonnements absurdes ils pa-taugèrent. Le jeune homme en tournant laboule réduisit leurs démonstrations à néant.Il en est de même ici. Les uns ont dit quec’était l’écho de grandes manœuvres faites àdistances ; d’autres, celui de la chute des ava-lanches ou des glaciers ; ceux-là, le bruit loin-tain des orages. Il a été facile de constaterqu’au moment du bruit, il n’y avait eu dans unvaste circuit, ni manœuvres, ni avalanches, niorages. La seule cause admissible serait l’effetdes changements de couches d’air, pour ain-si dire la contre-partie des éclairs de chaleur.Au lieu de la lumière, le son. Voilà tout. Pour-tant il est à noter que les bruits n’ont lieu quedans ces contrées et nulle part ailleurs dans lesAlpes.

— C’est étrange, fit Raoul.

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— Le Rothal, demanda encore Édouard,n’est-il pas, d’après une légende, la prison desmauvais génies ?

— Oui, et ce n’est pas étonnant. Chez lesmontagnards de l’Oberland il règne descroyances populaires, dont la naïveté rappellecelle de l’Écosse. On croit à l’existence de pe-tits nains, lutins de la forêt : petits génies dontles caprices sont parfois très bienfaisants. Ilsveillent sur l’habitation isolée, ils cultivent lejardin, mais quelquefois aussi il leur prend desfantaisies malfaisantes ; alors ils jettent toutpêle-mêle dans la maison, font choir les per-sonnes qui l’habitent, ou leur jouent mille es-piègleries. Ils se fâchent surtout quand on n’apas l’attention de jeter sous la table une cuille-rée de lait qu’il faut leur offrir de la maingauche. Ils sont en outre propriétaires degrands troupeaux de chamois. En hiver, ils res-tent dans les entrailles de la terre. Quand ilsaiment un pâtre, il lui dérobent une vache pourla lui ramener plus grasse, ils rassemblent des

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fagots qu’ils mettent sur le chemin des pauvresenfants qui vont au bois, ou bien fauchent lesprés pour qu’on n’ait plus qu’à faner l’herbe.S’ils dansent en rond au clair de la lune, c’estsigne d’une année abondante ; s’ils se glissentà travers les buissons, c’est signe d’orages etd’avalanches.

— Ce doit être très curieux à entendre cesrécits de la bouche même des montagnards.

— Ils se méfient des questionneurs et sonttrès discrets sur les faits des génies, dans lacrainte de les irriter par des indiscrétions.

— Tout a une raison, dit Hector, pour leshabitants de la Suisse. Je me rappelle que,dans un voyage que je fis au Rigi, mon guideme donna l’explication des bruits qu’on entenddans les glaciers. Ce sont les âmes des oisifscondamnées après leur mort à travailler pourexpier leur nonchalance pendant leur vie.

— Croyance salutaire, dit Édouard, qu’il se-rait bon de répandre plutôt que d’en rire.

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Après déjeuner, le temps s’étant remis aubeau, on put admirer le splendide panoramadont nous avons parlé et visiter le jardin bota-nique.

— Il fait beau, dit Albert, faisons le tour deBerne. Voulez-vous ?

— Accepté !

Tous les quatre se dirigèrent vers l’Engi,presqu’île ombragée, où le beau temps amenaitbeaucoup de promeneurs. Il fallut traverserl’Aar sur un bac et remonter dans une forêt au-tour de laquelle la rivière tourne capricieuse-ment, rappelant les sinuosités de la Seine aubas de Saint-Germain. La vue d’en haut est trèsbelle, on voit la ville sur une autre face.

On redescendit du côté de la porte d’Aar-berg, où était jadis la deuxième habitation demessieurs les ours.

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— Nous irions bien à Reichenbach, dit Al-bert, mais c’est loin et peu intéressant. C’est ungrand souvenir, voilà tout.

— Lequel ? demanda Édouard.

— Celui de Rodolphe d’Erlach, le vainqueurde Laupen, qui, nouveau Cincinnatus, préférala charrue aux honneurs. C’est dans ce châteauqu’il passa sa vie. Il y mourut d’une manièretragique, assassiné par son gendre Rudenz. Latradition veut que le meurtrier s’étant enfuiépouvanté, les chiens de Rodolphe le poursui-virent et le déchirèrent dans la montagne.

On préféra faire un petit circuit pour rentrerà Berne par la porte de Goliath.

Cette porte est fort belle. Dans une nicheapparaît une statue colossale de saint Chris-tophe, devenu Goliath à cause de la fontainequi lui fait face et sur laquelle est un petit Da-vid tenant une fronde à la main. Quelques es-prits ingénieux ont trouvé une autre raison àcette substitution de noms : ils prétendent que

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saint Christophe, ayant été placé là pour dé-fendre la tour de Lombach dans la guerre deBerne avec Fribourg, ne sut pas s’acquitter desa mission. La tour fut prise, et le malheureuxsaint déclaré traître fut débaptisé. On l’appe-la Goliath et on le fit menacer perpétuellementpar la plus petite statue de David qui soit sortiede l’atelier d’un sculpteur.

Dans leur excursion chacun des points devue qu’ils avaient rencontrés surpassait le pré-cédent en beauté, mais ils désirèrent pourtantrevoir celui de la terrasse par un beau soleil.C’est incontestablement le plus beau. Certes, lanature a plus richement doté la ville de Berneque les armes de ses citoyens n’ont acquis deterritoire.

La dernière visite fut pour l’hôtel de ville,remarquable par son escalier couvert, et pourle grand hôpital, vaste et bel édifice qui justifiepar ses actes sa devise : Christo in pauperibus.On donna un dernier coup d’œil aux rues et

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aux promenades ; on entendit encore sonnerl’heure à l’horloge, et fatigués, mais contents,tous quatre rentrèrent à l’hôtel, où une agapefraternelle les réunit jusqu’à la nuit.

Le départ pour Thun fut fixé au lendemain,et les préparatifs du grand voyage qu’on allaitfaire dans l’Oberland occupèrent assez tard lesjeunes gens. Après des adieux affectueux, Al-bert quitta ses hôtes, qui ne se firent pas prierpour s’endormir, Raoul surtout.

— Dors-tu ? demanda Édouard à Raoul ense couchant.

— Pourquoi ?

— Parce que, si tu ne dormais pas, je te par-lerais des ours de Berne.

— Je dors, cria l’enfant. À demain.

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CHAPITRE V

Thun et son lac. – Orage sur le lac. – Légende.– La grotte de Saint-Béat. – De Neuhausà Interlaken. – Discussion entre Raoul etHector. – L’hôtel Reber. – Le lac de Brienz.– Un nouveau guide. – Projet de voyage.– Départ. – La vallée de Lauterbrunnen. –Cascade de Staubach. – Chanteurs et Cré-tins. – La Wengernalp. – Les lecteurs. – Vuesur Interlaken. La Jungfrau. – Un aigle. –

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L’histoire du guide. – L’herbier d’Édouard. –Grindelwald. – Accident de 1821. – Repos.– La carabine d’Hector. – Les marmottes. –Arrivée au Faulhorn. – Vue splendide sur lesAlpes. – Légende de la Blümlisalp. – Orageau-dessus et au-dessous. – Un mulet et uneAnglaise. – Le Rosenlaui et les chutes duReichenbach. – Le Giessbach. – Retour à In-terlaken.

Les voyageurs vont cette fois quitter leschemins battus pour se lancer dans l’imprévu.Adieu Capoue qui les avait amollis ! Adieu lesvilles ! Revolons aux montagnes ! Vite des ro-chers et des neiges, d’âpres climats à affronter,d’ingrats chemins à escalader ! il faut se dérai-dir les jambes pour traverser ces vallées inex-plorées et primitives. Beaucoup de santé et debonne humeur feront trouver le plaisir dans lafatigue, et nous en avons, n’est-ce pas, Raoul ?Notre cœur de poète bondit à l’avance, n’est-cepas, Édouard ? Et Hector, ne lui tarde-t-il pas

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d’aller respirer cet air vivifiant de la montagneet y chercher les souvenirs de notre histoire ?

Berne s’efface dans l’horizon, et les jeunesgens, lestes et joyeux, arpentent le chemin quiles sépare de Thun.

Du reste, la route est admirable : ce n’estqu’une allée charmante de cerisiers remontantle cours de l’Aar.

On arrive à Thun dont le beau lac, les vertesprairies, les noyers majestueux font un séjourdélicieux. C’est un véritable Éden. La ville,adossée à la chaîne septentrionale de l’Ober-land, est composée de maisons la plupart assezvieilles, mais les tourelles de son vieux châteauet les édifices modernes qui bordent le lac et larivière varient beaucoup le coup d’œil. En face,tout le Sockhorn à la cime dentelée, le Niesen àla croupe verte et vivace, gigantesques avant-postes de la vallée étroite et sauvage du Huni-bach, entre les Géants et le lac, arrive la Kan-der qui descend d’une autre vallée.

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On résolut d’y rester très peu, le temps devoir la rue principale dont les maisons ont unrez-de-chaussée en saillie surmonté d’uneplate-forme formant une seconde rue, et lescasernes d’artillerie, puis, après déjeuner, delouer un bateau pour aller en flânant jusqu’àNeuhaus.

Comme on ne devait pas revenir à Thun, onne laissa rien à l’hôtel et on s’embarqua dansun bateau, embarcation frêle mais solide queconduisaient deux robustes rameurs.

Pendant dix minutes le bateau remontal’Aar qui alimente les deux lacs de Thun et deBrienz séparés par ce charmant village d’Inter-laken dont le nom seul indique la position, puisentra dans le lac dont l’horizon s’élargit desdeux côtés. À gauche est une colline chargéede villas et de jardins, dont la route ombragéesemble, en s’étendant, un vaste mur couvertde mousse et tapissé de lierre. À droite sontdeux étages de montagnes escarpées qui ne

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s’ouvrent que pour montrer la gorge bleuâtredes vallées.

— Le château de Schadau, dit un des ra-meurs aux jeunes gens.

— C’est une ruine : gageons qu’il y a une lé-gende.

Le rameur qui avait parlé ne répondit pas.

Le bateau glissait comme une hirondellesur l’onde limpide et peu à peu le paysages’élargissait, laissant à sa base des vignes, desforêts, de riants villages et montrant à sonsommet les têtes neigeuses de la Blümlisalp,de la Jungfrau et du Moine. Hector était pour-tant un peu inquiet et, pour ne pas effrayer sescompagnons de voyage, gardait pour lui ses in-quiétudes. Le ciel s’obscurcissait et un vent quin’avait pas les allures rassurantes ridait légère-ment la surface du lac. Le rameur qui avait par-lé français comprit cette inquiétude, car il dit àHector :

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— Nous n’aurons pas le temps d’arriveravant l’orage.

— Abordez au point le plus rapproché, ditbrièvement l’officier.

Le mouvement de la barque qui tourna, etcoupant le vent marcha moins vite, éveilla l’at-tention d’Édouard perdu dans la contempla-tion du paysage.

— Où allons-nous, Hector ? demanda-t-il.

— Mais… fit Hector embarrassé.

— À la grotte Saint-Béat, monsieur, répon-dit le rameur.

— Allons, est-ce qu’il va encore pleuvoir ?dit Raoul. Mais, oui, voilà l’orage.

L’orage, en effet, gagnait de vitesse sur labarque, de larges gouttes de pluie commen-çaient à tomber. Raoul voulait ouvrir son para-pluie. Les rameurs l’en empêchèrent.

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— Voulez-vous donc nous faire chavirer !dit Hector.

Ce fut dans le plus profond silence, par levent et la pluie, qu’ils achevèrent le chemin quiles séparait de la pointe de la Nase, promon-toire rocheux derrière lequel la barque s’abri-ta pendant que les jeunes gens se mettaient àl’abri dans une cabane.

— Bienheureux orage, dit Hector, qui vanous faire faire un pèlerinage auquel je n’avaispas songé.

— Ce lac est donc sujet aux orages ? de-manda Édouard au rameur qui était venu lesretrouver.

— Rarement, fut-il répondu, il y a cepen-dant quelques naufrages.

— Des naufrages ?

— Un hiver, un bateau chargé de bois y futenglouti : les bateliers ne se sauvèrent qu’enmontant sur la pyramide que fit leur cargai-

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son ; ils passèrent la nuit là-dessus et le len-demain se retrouvèrent sur une île chargée deglaçons. Ce ne fut que vingt-quatre heuresaprès qu’on put les délivrer.

— L’été, il n’y a pas de sinistres… en mer,dit Raoul.

— J’en connais un, mais je le crois légen-daire. Un jeune homme de Merligen aimait unejeune fille de Spiez et tous les matins, pourla voir, traversait le lac dans une barque. Lesdeux villages sont situés en face l’un de l’autresur les deux rives opposées. Les assiduités dujeune homme déplurent aux parents, qui lui dé-fendirent de revenir. La jeune fille désolée ré-solut de quitter la maison paternelle et en pré-vint celui qu’elle aimait comme son fiancé. Ce-lui-ci devait venir la chercher pour la conduiredans sa famille. Le jeune homme partit le soirpour Spiez, où il arriva par une nuit très obs-cure.

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— Dieu nous punit, dit la jeune fille ; nousaurons de l’orage.

— Qu’importe ? nous arriverons avant qu’iléclate ; viens.

— Rappelle-toi qu’Ulric, le dernier descen-dant de la reine Berthe, ayant affligé Dieu parson impiété, fut englouti, le jour de son ma-riage, avec sa femme et toute la cour, dans leseaux du lac. Pas une personne ne fut sauvée.Dieu punit qui l’outrage !

— Viens !

La jeune fille s’agenouilla, fit une courteprière et sauta dans la barque. Il était temps :son père, qui veillait, arrivait à eux ; mais labarque était déjà lancée, et la tempête, qui sur-gissait terrible, la faisait bondir comme unepierre à laquelle un enfant fait faire des rico-chets.

Le malheureux père cria :

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— Revenez, enfants, revenez ; je jure Dieude vous unir !

Vains efforts ! vaine prière ! La barque bon-dissait toujours. En entendant le cri affolé dupère, le jeune homme eut honte de sa lutte in-utile avec la tempête, et, saisissant la jeunefille, il se jeta dans le lac. D’un bras il nagea etde l’autre soutint sa fiancée. Deux fois il s’ap-procha du rivage et deux fois une vague l’en re-poussa ; enfin, la troisième, épuisé de fatigue,il butta contre un rocher où il se crampon-na en désespéré. Des secours arrivaient. Ils al-laient être sauvés, quand la barque, qui voguaità la dérive, poussée par un violent coup devent, vint se briser contre le malheureux jeunehomme, dont elle fracassa la tête. Les deuxfiancés disparurent dans le lac, qui ne rendit ja-mais leurs cadavres.

L’orage ne dura pas longtemps. Les habitsséchés à un bon feu, les jeunes gens se levèrentpour aller visiter cette grotte de Saint-Béat

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dont, chemin faisant, – et quel chemin !… – onleur expliqua l’histoire.

— Vers le IIIe siècle, un dragon y avait éta-bli sa résidence. Le dragon, ce cuirassier de lacavalerie de Lucifer, joue un grand rôle danstoutes les légendes ; c’est une variété dudiable. Un beau jour, un homme d’origine an-glaise et d’illustre naissance, s’étant converti àRome, résolut de prêcher le christianisme enHelvétie et vint au nom de Dieu sommer ledragon, concierge de la grotte, de lui laisserle champ libre. Un signe de croix suffit pourrendre docile le cerbère, qui disparut. Béat– c’était le nom du chrétien, – une fois établidans la grotte, fit de nombreux néophytes. Unmiracle en doubla le nombre. Un jour que desbateliers ne voulaient pas le conduire à Eini-gen, il étendit son manteau sur le lac et, surcette frêle embarcation, arriva au village.

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— Tiens, dit Hector avec émotion, cela merappelle un tableau de la chapelle du château :Jésus-Christ marchant sur les flots de la mer.

— Ce miracle décida de la religion du pays ;l’Helvétie fut chrétienne. Mais la réforme fitenlever les reliques du saint, que la foi descroyants avait conservées en cet endroit, et de-puis que saint Béat a expiré sur le bord de ceruisseau qui sort en mugissant de la grotte, lesfidèles y ont continué leur dévot pèlerinage.

Ce ruisseau est sujet à un phénomène cu-rieux. L’eau qui filtre à travers les fentes du ro-cher, surtout après un orage, le grossit et lechange en torrent qui accourt avec un bruitépouvantable. Ce bruit précurseur, que lesvoyageurs entendent bien avant la crue deseaux, leur permet de se sauver assez à tempspour ne pas être emportés par le torrent. La dé-tonation, qui ressemble à un bruit de mousque-terie, s’entend à plus de deux lieues.

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Le guide improvisé des jeunes gens les enavertit et les pria de marcher prudemment,d’abord à cause du chemin, ensuite à caused’une crue subite.

— C’est le chemin du ciel, disait Raoul enmontant.

— Ce n’est pas étonnant pour aller chez unsaint, riposta Hector.

— La vue en vaut la peine, ajouta Édouard.

Cette grotte est, en effet, une des plus re-marquables de la Suisse, par sa grandeur etpar les stalactites qu’elle renferme. Il y a deuxcavernes contiguës, d’une profondeur exploréeseulement jusqu’à cent cinquante mètres. Duseuil de la route, le regard domine le lac et lesglaciers de l’Oberland. On attendit en vain lephénomène décrit par le rameur ; le ruisseaucoulait paisiblement, et son onde pure semblaitn’avoir jamais rêvé les révoltes dont on l’ac-cuse.

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Une demi-heure après, on abordait à Neu-haus et, les rameurs congédiés avec un bonpourboire, on se mit en route à pied pour Inter-laken.

À pied !… C’était Raoul qui l’avait voulu. Laroute a plus de poussière que d’agréments etne mérite pas ce surcroît de fatigue. À Unter-seen, petit village qui porte encore les tracesdu terrible incendie de 1740, on put voir dupont de l’Aar se détacher les masses coquettesde la blanche Jungfrau. Au sortir d’Unterseen,on prit une longue allée de noyers, dont la ma-nie barbare de l’expropriation soi-disant civili-satrice coupe toujours quelques-uns, et au boutde cette allée bordée d’hôtels et de pensions,on arriva à Interlaken, dont un beau soleil cou-chant éclairait le ravissant paysage. C’est làque les étrangers de toute nation viennent pas-ser la belle saison. On dirait un jardin anglaisparsemé de pavillons qui rivalisent de luxe,de propreté et d’élégance. Les avenues sontsoigneusement sablées, les maisons ont toutes

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des bancs vers la route, les fenêtres sont gar-nies de fleurs. Une brillante société habite cevillage, tandis que la population des hôtels ex-plore les vallées de Lauterbrunnen et de Grin-delwald, la Wengernalp et la Rosenlaui, ou na-vigue sur le lac de Brienz, à l’impulsion de larame mollement cadencée par de jolies bate-lières dont les chants retentissent harmonieuxjusqu’au lointain rivage.

Trois cris partent à la fois de leurs bouchesentr’ouvertes par l’ébahissement :

— Boulevard Montmartre ! dit Raoul.

— Venise ! dit Édouard.

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— Chamonix ! dit Hector.

Puis il ajoute :

— Nous ne resterons pas longtemps ici. Ceséjour ne peut plaire qu’aux touristes quicherchent dans les montagnes la vie de salon,les agréments de casino, l’étiquette aristocra-tique, et une heureuse occasion de se montrerdans une toilette distinguée.

— Alors il fallait me laisser ma malle ou ap-porter la vôtre.

— Vous me fâchez beaucoup, Raoul, ditHector. Voulez-vous donc être comme cesâmes vulgaires auxquelles le sentiment exquisdes beautés de la nature n’appartient pas ? Ai-meriez-vous à suivre ces oisifs que vous voyezici soigneusement cravatés, frisés et chaussés,dont toute l’intelligence se réduit à dire : « J’aiété en Suisse » ? Ne savez-vous pas que le ridi-cule en a fait justice et qu’ils sont la risée desvrais touristes, qu’ils accompagnent quelque-fois, mais ne comprennent jamais ? Laissez-les

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se répandre en quolibets sur les cascades etles glaciers ; laissez-les s’étonner de ne pouvoiramener leur coupé jusqu’à Chamonix ou auGrindelwald ; laissez-les passer dans leurs voi-tures, endormis au milieu de ces grands spec-tacles. Soyez intelligent et fort, et, au lieu deprendre Interlaken pour une promenade deLongchamp, prenez-le comme l’avant-poste duFaulhorn et de la Jungfrau.

— Hector rime avec mentor, murmuraitRaoul, un peu vexé de traverser Interlakensans s’arrêter au casino.

— Nous y reviendrons, lui dit tout basÉdouard.

Hector cherchait l’hôtel où il était déjà des-cendu une fois. C’est là que nous nous repose-rons après chaque tournée dans l’Oberland.

Enfin on arriva à l’hôtel Reber, le plus tran-quille d’Interlaken, et placé hors du tourbillonde l’Hohe-Weg, la chaussée-boulevard quiavait tant charmé Raoul.

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Après dîner et avant de se mettre au lit,Édouard pria Hector de les accompagner dansla ville.

— Soit, dit Hector tout soucieux, mais quine voulait pas les contrarier.

— Allez-vous bouder comme Raoul ? ditÉdouard en riant.

— Non, répondit le jeune officier. J’ai vucertaines personnes de ma connaissance que jene voudrais pas rencontrer. Le monde est fer-mé pour moi à présent.

Ce fut en silence qu’on descendit vers lelac de Brienz. La nuit les enveloppait de cetteombre transparente qui indique le lever de lalune. La Jungfrau immobile et mélancoliquefermait l’horizon et, avant de s’endormir, re-gardait s’agiter la fourmilière élégante d’Inter-laken, tout en se colorant d’un léger reflet d’ar-gent mat. Au loin, dominant le bruit de laplaine, des rumeurs inconnues et plaintives an-nonçaient la chute des avalanches, le gronde-

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ment des torrents, les craquements des gla-ciers, ou la bise soufflant dans les bois de sa-pins. Ce langage des choses inanimées, à quiDieu semble prêter la parole quand nous dor-mons, ajoutait un effet fantastique aux enchan-tements de cette belle nuit d’été.

Hector en goûtait très peu le charme, pré-occupé qu’il était de trouver un guide qui par-lât français. En rentrant à l’hôtel, ils aperçurentun homme, assis sur un banc, qui les attendait.C’était le guide demandé à l’aubergiste et par-ticulièrement recommandé par lui.

— Nous vous garderons longtemps, ditHector.

— Tant que vous voudrez, monsieur, ré-pondit l’homme dans le plus pur français.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Hector avec unestupeur visible, ne sauriez-vous pas l’alle-mand ?

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— Oh ! si, monsieur, je suis né dans Unter-wald ; mais j’ai beaucoup voyagé et je connaisvotre langue comme la mienne.

— Connaissez-vous aussi bien le pays quenotre langue ?

— Si vous n’êtes pas des touristes ordi-naires, je me charge de vous mener partoutdans l’Oberland, à la Gemmi, au Simplon, aumont Rose, dans le canton d’Uri et de vous ra-mener à Lucerne.

— C’est charmant, dit Édouard émerveilléde ce programme aussi simple qu’il était grand.Et combien de temps nous faudrait-il ?

— En s’amusant, quinze ou vingt jours !

— Nous nous amuserons, conclut Raoul.

— À demain, dit Hector en prenant les pa-piers du guide que celui-ci offrit sans qu’onles lui demandât. Ils étaient en règle. Le guides’appelait Wilhem et possédait des certificatsde noms connus ; il avait une trentaine d’an-

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nées, et son ossature forte, quoique maigre, an-nonçait un bon marcheur.

— Je crois que le hasard nous sert à ravir,dit Hector gaiement.

— Ah ! dit Raoul en bâillant, il va falloirmarcher demain !

Les préparatifs pour la longue course pé-destre qu’ils allaient entreprendre furent unpeu longs. Aussi le lendemain ne se mirent-ils en route qu’après déjeuner, ce qui permit àHector de dévisager leur guide qui les aida etconseilla avec la meilleure grâce du monde. Safigure, quoique jeune, portait ce masque ridéde la vieillesse que la souffrance nous donne.Il avait les cheveux ras et gris, le regard clair,l’air déterminé, la parole brève, mais, une foissur la pente de la conversation, s’y laissait glis-ser au souffle de ses souvenirs. Il représentaitbien ces hommes de l’Unterwald qui depuisdes siècles ont su défendre leur bout de patriecontre quiconque en a voulu à leur indépen-

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dance, hommes peu éclairés, mais forts etpleins de bon sens, chez qui la religion, la fa-mille et la liberté exilées de la terre trouverontleur dernier refuge et leur dernier appui.

Une fois en route :

— Vous savez beaucoup de choses et noussommes très curieux, dit Hector, attendez-vous à être importuné.

— Faites, messieurs. Vous me dédommage-rez de tous les voyages que je fais sans parler.

— Cela vous arrive quelquefois ?

— Toujours avec les Anglais, souvent avecles Allemands, jamais avec les Français.Puisque j’ai carte blanche, nous allons com-mencer par la vallée de Lauterbrunnen. Il esttrop tard pour nous aventurer dans la mon-tagne.

C’est par une route bordée de vergers fer-tiles et de vertes prairies qu’ils arrivèrent à unegorge étroite traversée par la Lutschine, et où

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se trouve la pierre du Méchant. À droite s’élèveà pic la Rothenfluth, autrefois dominée par unchâteau. La tradition veut que ce château fûthabité par deux frères, Ulric et Rodolphe, dés-unis par l’amour d’une femme. Rodolphe, quiavait été méprisé, cacha sa douleur et sa haine,mais la veille du mariage attira son frère dansces solitudes, où il le frappa d’un coup de poi-gnard. Le meurtrier creusa une fosse et y ense-velit sa victime, puis, voyant ses mains tachéesde sang, il alla se laver dans les eaux de la Lut-schine. En se retournant, il vit le cadavre d’Ul-ric qu’il venait d’enterrer couché sur le sable.Rodolphe creusa une seconde fosse pour y en-terrer son frère ; les taches de sang reparurentsur ses mains et la terre rendit encore unefois le cadavre. Rodolphe s’enfuit et mourut defaim dans la montagne. Si le meurtre d’Abel parCaïn est une légende, les hommes se sont char-gés d’en faire de l’histoire.

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La vallée de Lauterbrunnen est une des plusdélicieuses de la Suisse ; aussi nos trois jeunesgens jouirent en silence de toutes ses impres-sions pittoresques. Arrivés à l’auberge où ilsdevaient dîner, ils se débarrassèrent de leursbagages et, précédés du guide, se rendirent à lacascade de Staubach. C’est une des plus van-tées de la Suisse. À coup sûr c’est la plus co-quette. Elle se dissipe en vapeur bien avantd’arriver jusqu’aux prés qu’elle arrose, et enface fait l’effet d’un grand voile transparent.C’est une vingtaine de petits ruisseaux se pré-cipitant d’une hauteur de neuf cents pieds qui

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la forment. Tous les poètes allemands l’ontchantée ; plusieurs voyageurs en sont revenusdésappointés, grâce aux accidents auxquelselle est soumise et aux caprices de l’air qui envarie la forme et la couleur. Parfois le vent sai-sit l’eau au moment de sa chute, l’arrête et larefoule à sa source ; tantôt le soleil en se ré-fractant dans sa poussière liquide la fait res-sembler à une gerbe d’étincelles.

— C’est l’hiver que c’est beau, dit le guide.

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— On dirait, dit Édouard, une rivière quiprend sa source dans les airs.

Ce qui gâte le paysage, ce sont les chan-teurs tyrolisant à tout venant, les crétins avecleurs canons faisant parler l’écho et les mar-chands d’objets divers qui exploitent la bourse.

On redescendit au village, joli avec ses mai-sons éparses sur la Lutschine et encadré pardes rochers calcaires qui le privent du soleiltoute la matinée.

Puis après dîner on alla coucher à Wengen.Il faisait encore assez jour pour admirer le co-lossal paysage qui l’entoure, dominant la valléede Lauterbrunnen ; en face s’étalent la chaînede l’Oberland, le glacier et la chute de Smadriet la Jungfrau.

Dès la première heure du matin, on fut ré-veillé par des chanteuses tyroliennes et parune foule de montagnards se rendant à unefête. C’était le dimanche, et le guide qui vint

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chercher nos voyageurs leur annonça le spec-tacle des lutteurs.

Munis de provisions, on suivit un chemintrès uni serpentant sur le plan incliné d’unevaste prairie, et on arriva à la Wengernalp.C’est là qu’avait lieu la fête des lutteurs.

— Cela nous ferait perdre une journée, ditHector. Y tenez-vous, Raoul.

— Ma foi non, si Édouard n’y tient pas.

— Le guide nous racontera ce que c’est.

— Bien volontiers, dit le guide, mais que leslutteurs ne vous fassent pas oublier le paysage.– La vue domine la chute supérieure de Stau-bach qui ressemble à un fil d’argent dont onsuit tous les détours.

Quand on eut repris la montée, le guide leurdécrivit le genre de luttes permises dans lesfêtes pastorales de l’Oberland.

— C’est l’exercice national par excellence,dit-il. Pour le populariser davantage il est obli-

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gatoire dans les sociétés de gymnastique. Nepas le confondre pourtant avec ceux dont onfait une affaire de spéculation dans tous les en-droits fréquentés des voyageurs. Dans la lutte,il n’y a ni ressentiment ni animosité. Ontriomphe sans arrogance, on est vaincu sanshonte. Poignée de main avant, poignée demain après. Les plus faibles commencent. Lesplus forts terminent la lutte. Le prix est adjugéau parti vainqueur. Pendant le combat, le plusgrand silence règne, le jury d’examen seul a ledroit de parler. Ce n’est que lorsque le vaincu atouché deux fois la terre des épaules que la vic-toire est décidée. C’est bien un peu sauvage etbrutal, car il arrive souvent des accidents, maisça témoigne en faveur de notre esprit guer-rier et ça développe notre vigueur. Soyez tran-quilles, vous ne perdez pas pour attendre, nousen trouverons.

En gravissant la Wengernalp, le guide mon-tra du doigt, à travers l’atmosphère bleuâtredes montagnes, et dans le fond des vallées, In-

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terlaken qui ressemblait à une foule de petitsjoujoux enfermés dans une grande boîte. Onarriva après une étape de trois heures au piedde la Jungfrau.

L’auberge était pleine de voyageurs detoutes les nations et le guide eut toutes lespeines du monde à se faire servir à déjeuner.On put arracher pourtant une omelette et dufromage et renouveler les provisions.

C’est de là qu’ils virent la Jungfrau (jeunefille) dans toute son éclatante blancheur et samajesté sans pareille. Cachée sous son voileéternel de neiges, elle mérite bien son nompoétique. Sur sa puissante poitrine sont pla-cées deux montagnes plus petites qu’on ap-pelle pointes d’argent. Sur l’une d’elles planaitun point noir.

— On dirait un aigle, dit Hector.

— Non, dit Wilhem le front rembruni, c’estun lammergeyer.

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— Gypaetor barbatus, dit Raoul, je connais.

— On dirait, dit Édouard, que Wilhem a unegrande colère contre cet oiseau.

— Moi ? ce n’est pas de la colère que j’ai,c’est de la haine.

— Que vous a-t-il fait ?

— J’avais un fils. Un de ces oiseaux fonditun jour sur le village et, apercevant ma femmesur les genoux de laquelle l’enfant dormait, ille saisit dans ses serres et l’emporta, laissantla mère affolée de terreur. Quand je rentrai, lesoir, je trouvai un berceau vide et une femmefolle. La pauvre mère a rejoint son enfant. Dieului a fait grâce. Et moi… moi, j’attends qu’il meréunisse à eux.

Les jeunes gens restèrent rêveurs devantcette immense douleur si simplement expri-mée. Aussi tressaillirent-ils d’épouvante en en-tendant un roulement de tonnerre suivi d’unhorrible craquement.

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— Une avalanche, là-bas, regardez.

— C’est ça ? fit Raoul avec une moue demépris.

Les avalanches d’été sont loin de ressem-bler à celles du printemps qui causent tant dedésastres. Du lieu où ils étaient, l’avalanche quiroulait le long des flancs de la Jungfrau res-semblait à une écharpe de gaze tournoyant ausoleil. Le phénomène se reproduisit plusieursfois avec le même bruit.

— Où vont-elles ? demanda Édouard.

— Dans une gorge profonde et inhabitéequi sépare la Jungfrau de la Wengernalp, dit leguide. Ce sont ces petites avalanches qui gros-sissent les eaux de la Lutschine.

Le spectacle troublé toujours par les chan-teurs et les crétins, ayant épuisé sa sourced’admiration, les voyageurs le quittèrent, etune heure après se trouvèrent sur l’arête supé-rieure de la Wengernalp, où fleurissent la rose,

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la gentiane purpurine et l’aconit. Aussi quellefête pour l’herbier d’Édouard ! Et quelle chancepour Raoul qui trouvait moyen de reposer sesjambes !

Quant à Hector, il ne pouvait détacher savue de cet horizon de glaces et de neiges quioccupent quarante lieues carrées !…

Sur la route de Grindelwald qui n’a rien degai, on trouva beaucoup de roches entasséesles unes sur les autres, sauvages témoins d’an-ciennes catastrophes, plusieurs chalets hospi-taliers mais détrousseurs d’argent, des joueursde cornes des Alpes, des cantonniers qui ont

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l’audace de vous demander l’aumône pourpayer la réparation du chemin où vous passez,des joueurs de guitare, enfin tout ce qui vit dela curiosité des voyageurs. On arriva très fati-gué à Grindelwald, et malgré les grognementsde Raoul on ne resta à l’auberge que le tempsde commander le lit et le dîner pour aller vi-siter le glacier supérieur, remarquable par sontunnel de glace et sa grotte de cristal que lesguides ont taillée dans la glace ; cette grotte aquarante mètres de longueur et fait, vue à la lu-mière, un effet magnifique.

— Est-ce que nous revenons à Chamonix ?demanda Édouard.

Après la mer de glace, le Grindelwald neprésente rien de curieux si ce n’est son cirqueamphithéâtral majestueux de neige et de glace,et dont la partie inférieure et crevassée faitéclater ses aiguilles avec fracas. C’est dans ceglacier qu’eut lieu, en 1821, un accident quicoûta la vie à un pasteur. Des soupçons s’étant

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élevés sur la fidélité du guide qui l’avaitconduit, celui-ci demanda à descendre au périlde sa vie dans le précipice qui avait servi detombeau au pasteur. Ce jour-là tout le villagevint au glacier pour voir le courage du guidequ’une forte corde tenue par quatre robustesgars tenait suspendu dans l’abîme de glace. Ilremonta avec le corps mutilé qu’il alla cher-cher à une profondeur de sept cent cinquantepieds. Le cadavre avait sa bourse et sa montre.

Le froid, la faim et la fatigue abrégèrent lavisite. D’ailleurs il fallait prendre du repos pourse préparer à la plus rude ascension qu’ils aienttentée, celle du Faulhorn. C’est vers cette mon-tagne que le lendemain se dirigea la petite ca-ravane.

— Tiens ! un surcroît de bagages, dit Raoulen frottant ses yeux encore ensommeillés.

En effet, Hector avait sur le bras une petitecarabine que le guide lui avait donnée pourchasser en route. Cet incident égaya le début

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de l’excursion. Édouard était déjà en avant,classant ses notes du voyage de la veille.

Au bout de trois quarts d’heure de marchedans des prés semés de maisons isolées, oncommença à ne plus suivre les chemins frayés,ce qui ne faisait pas le compte de Raoul. Hec-tor frappait à tous les buissons pour faire leverle gibier ; mais il ne put tirer un seul coup defusil.

Raoul traînait la jambe et grognait à chaquepas. Le guide l’avait pourtant débarrassé deson havresac. Mais son soulier le gênait.Édouard rêvait. De temps en temps un siffle-ment aigu le réveillait de sa rêverie. À la finagacé :

— Qui est-ce qui siffle ? demanda-t-il.

— Les marmottes, répondit le guide.

Enfin on aperçut le Faulhorn, mais, malgréle soupir de soulagement de Raoul, il fallut en-

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core une bonne heure pour y arriver sur un sold’ardoise et de pierre calcaire friable.

— Où est Hector ? demanda Édouard en seretournant.

Un coup de fusil lui répondit, et bientôt l’of-ficier apparut radieux, tenant à la main unemagnifique perdrix blanche.

— Pour notre dîner, dit-il.

Enfin on arriva au sommet du Faulhorn, oùon se trouva face à face avec les géants del’Oberland bernois. Le coup d’œil est effrayant.Édouard et Hector, debout devant ce panora-ma, en admiraient tous les points que le guideleur expliquait.

— N’est-ce pas que c’est splendide, Raoul ?dit Édouard.

— Oh ! s’écria Raoul… C’était une petitepierre qui s’était glissée dans mon soulier.

L’enfant s’était déchaussé pour savoir ce quile gênait.

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Mais il revint à lui en présence de tous cescolosses à cheveux blancs, qui semblaient setenir par la main autour d’eux. Au nord laJungfrau et la Blümlisalp – montagne desfleurs – dont nous retrouverons la légende toutà l’heure, au midi la vallée d’Interlaken avecses villages et ses lacs, et dans le fond le Pilateet le Rigi, au pied desquels se tord le lac desQuatre-Cantons. On prit un repos d’une heure,et on déjeuna dans la seule auberge qui ait osése camper au Faulhorn.

Mais en déjeunant, Édouard demanda auguide la légende qu’il lui avait promise sur lamontagne des fleurs, cette sœur poétique de laJungfrau. La voici dans toute sa naïveté :

— Autrefois les Alpes étaient couvertes debois et de vignobles. Là où sont les neigesétaient les moissons, là où sont les glaciersétaient les fleurs. La Blümlisalp était commeles autres, et sa supériorité lui avait valu lenom de montagne des fleurs. C’était le do-

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maine d’un pâtre riche comme un roi, qui pos-sédait un magnifique troupeau et d’immensespâturages. Une nuit d’hiver, sa mère, qui étaitpauvre et habitait la vallée, vint le visiter et luidemander place au feu et à la table. Il reçut samère avec tant d’arrogance que celle-ci lui enfit des reproches. Furieux des remontrances desa mère, il la fit mettre à la porte par ses ber-gers, en dépit de la bise qui soufflait et de laneige qui tombait. La pauvre femme imploral’hospitalité et, sur un dernier refus, lança samalédiction à son fils. À peine la malédictionmaternelle fut-elle prononcée que la mère des-cendit vers la vallée sans souffrance ni danger,pendant que le domaine de son fils s’abîmaitdans la tempête. Depuis ce temps il ne pousseplus de fleurs sur ce sol maudit, et la neigequi le recouvre est l’éternel linceul de son an-cienne parure.

Midi sonnait au coucou de l’auberge quandHector donna le signal du départ. La courseétait longue à faire, le guide ayant prévenu les

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voyageurs qu’on coucherait aux bains de Ro-senlaui.

La route, qui ne présente aucun spectacledifférent de celui qu’on avait vu le matin, futégayée par le brouillard, l’orage et une cara-vane d’Anglais.

D’abord le brouillard enveloppa la mon-tagne, et les jeunes gens, heureusement bienguidés, marchèrent à travers les précipices.Des roulements de tonnerre se faisaient en-tendre sans interruption, les avalanches se pré-cipitaient au loin dans les vallées, et desgroupes de nuages se traînaient le long despentes, enveloppant tous les objets d’une lu-mière blafarde. Enfin ce ne fut plus qu’un voilesombre, et les jeunes gens s’arrêtèrent en pâ-lissant devant cette barrière vaporeuse : là ilsfurent témoins d’un phénomène surprenant,que le guide ne se rappelait avoir vu qu’unefois. Dans les tourbillons de vapeurs ils distin-guèrent les couleurs de l’arc-en-ciel réunies en

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une bande brillante et concentrique. Plusieursautres arcs-en-ciel aux teintes moins vives seformèrent peu à peu, et les jeunes gens se trou-vèrent être le centre de cette circonférence,dans les flots de laquelle ils se virent parfai-tement dessinés : ils remuèrent, saluèrent etfirent des révérences, tout fut reflété commedans un miroir. Chose étrange, chacun pouvaitadmirer sa silhouette, non celle de l’autre. S’ilssecouaient la tête, le cercle entier s’agitait.Cette scène dura près d’un quart d’heure. L’ap-parition disparut avec l’arc-en-ciel, et l’on neremarqua plus qu’une couche de brouillard quele vent emportait au loin.

— C’est le mirage du désert, dit Hector.

— Alors gare au simoun, dit Édouard.

L’orage arrivait sur les ailes du vent. Lesnuées se croisaient, se renvoyant éclair pouréclair. Tout le nord était en feu et le soleils’empourprait d’une lueur vive comme celle del’incendie. Le paysage s’éclairait d’une lumière

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fantastique, passant du vert au bleu, du bleuau rouge, comme les décors de féerie illuminéspar les feux de Bengale.

Ils se trouvèrent au centre de l’oragecomme ils s’étaient trouvés au centre dubrouillard. L’éclair s’alluma sous leurs pas et ilsfurent pendant quelques minutes dans un bainde pluie.

— Ne bougez pas, cria le guide. Attendons,l’orage tombe.

— Il ferait mieux de passer, dit Raoul quigrelottait.

— Il tombe sous nos pieds.

En effet, au bout d’un moment, le bruit dutonnerre monta au lieu de descendre, et ilsplongèrent les yeux dans un précipice d’éclairset de nuages.

— Partons, dit le guide, nous tournerons ledos à la pluie.

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Mais il fallut traverser encore un vrai dé-luge. Au moment où ils émergeaient des va-peurs pluviales, une masse sortit de cet océand’orage et s’éleva du côté du soleil. C’était unaigle.

— Tirez, cria Raoul.

— Non, répliqua le guide, vous le manque-riez.

Hector tira, mais l’aigle monta toujours ma-jestueusement vers le soleil. On ne fit pas at-tention à la maladresse de l’officier, à causedes chemins que l’orage venait de ravager, etqui étaient coupés par des torrents improvisésou des ruisseaux encore assez rapides pourentraver la marche. Des grosses pierres, desarbres déracinés formaient des barricades par-fois difficiles à franchir. Ajoutez à cela que leterrain se compose de schiste argileux et d’ar-doise dont chaque pas enlevait un peu de laterre végétale qui le recouvrait.

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Enfin on côtoya un précipice sur une espècede gouttière si étroite, qu’il fallut marcher lesuns derrière les autres. On arriva contre unobstacle ; c’était un mulet qui résistait aux ef-forts d’un guide, et sur le cou duquel, oscillantcomme un balancier, était couchée une dame.Le mulet avait fait un faux pas et la secousseavait enlevé de la selle la jeune Anglaise – évi-demment c’en était une – qui regardait avec ef-froi le précipice vers lequel elle penchait.

Wilhem arrivait à temps pour la pousser ducôté opposé. Elle tomba en poussant un cri af-freux, mais sans se faire de mal, car on avaitpassé le mauvais chemin et on se trouvait surune pelouse unie en face d’un Anglais longcomme un bâton, qui s’arrêta pour dire à Wil-hem.

— Vô êtes une bête !…

On passa outre et, laissant les mulets et lesAnglais suivre leur route, on traversa l’Obe-rhasli pour s’arrêter dans un petit bois qu’avait

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épargné l’orage. En peu de temps le guide fitun feu immense avec du bois et des bruyères,devant lequel on se sécha en mangeant.

Deux heures après on entrait à la grandeauberge du Rosenlaui, où Hector demanda lesbains et Raoul la cuisine. Édouard se coucha desuite, la nuit l’empêchant d’aller au glacier.

— Nous n’allons pas voir cette mer deglace, demanda Raoul le lendemain, en ren-trant à l’auberge qu’il avait quittée pour aller àla recherche d’un cordonnier.

— Pourquoi ? Elle est très belle, dit Hector.

— Nous la verrons en passant, dit le guide,mais hâtons-nous, il faut que nous voyions cesoir les illuminations du Giessbach.

Raoul sortit fiévreusement son livre-guide,le feuilleta, et regarda en pâlissant le guide :

— Vous plaisantez !

— Non, pas le moins du monde, nous cou-cherons ce soir à Interlaken.

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La journée s’annonçait radieuse ; on vit leglacier dont la transparence azurée et la puretécristalline font la renommée, et le rocher quile domine, ressemblant à une forme humaine ;on passa un pont jeté sur une profonde cre-vasse et, en suivant le cours de Reichenbach,on trouva un de ces paysages rêvés par lesartistes. Les chutes de Reichenbach les arrê-tèrent le temps de voir un montreur de mar-mottes, et de payer cinquante centimes pourne pas être mouillés. Dix minutes après onétait à Meiringen.

— Déjà, fit Raoul, en regardant sa montre.

Avant le déjeuner, que le guide fit préparer,chez Wildemann, les jeunes gens firent le tourde la ville qu’entourent des montagnes escar-pées et boisées. Derrière, il y a plusieurs cas-cades formées par des ruisseaux qui, en débor-dant, inondent la contrée de boue et de pierres.

Le trajet de Meiringen à Brienz n’offrantrien de curieux, on le fit en voiture. À Brienz

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on acheta plusieurs objets en bois sculpté et ons’occupa de louer une barque pour aller passerla soirée au Giessbach.

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La promenade fut charmante. Le Giessbachest certes une belle cascade, mais noussommes de l’avis de Raoul. Inutile de décrirecelle-ci qui n’offre rien de curieux. Sa terrassedomine les sept chutes d’eau qui la forment, etle paysage qui l’entoure, rafraîchi par le voisi-nage du lac, est délicieux surtout en été. Onse croirait dans un parc. Le soir au son d’unecloche, toutes ces chutes s’illuminent aux feuxde Bengale et, moyennant un franc, on assisteà ce spectacle, vrai prototype de la nature gâ-tée par la civilisation.

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— Celle-ci dépasse en beauté toutes lesautres.

— Je connais le refrain ; elles se res-semblent toutes.

— Voulez-vous ne pas y aller

— Oh ! moi ! je n’ai pas voix au chapitre.

— Sapristi, dit Raoul, tout ce qui se termineen bach m’agace. En avons-nous vu des cas-cades !

?

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On rentra de bonne heure à Interlaken, oùle même hôtel les reçut, et d’où ils repartirentle lendemain pour un plus long voyage.

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CHAPITRE VI

La Gemmi. – Le Tschingel et le Mauvais-Pas. –L’auberge de Schwarenbach et le drame deWerner – Le lac de la Daube. – L’abîme. –La descente à Loèche. – Les bains. – Leséchelles. – Départ pour Brig. – Le Simplon.– Bérisal. – L’hospice. – L’histoire du petittambour. – Arrivée à Viège. – Départ pourSaint-Nicolas. – Peur de Raoul. – La valléede Saas et les faucheurs. – Leur vie, leurs

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mœurs et leurs dangers. – Lutte et acci-dents. – Saint-Nicolas.

Il s’agissait, d’après le programme tracé parle guide et accepté par Hector, de passer laGemmi et d’aller coucher à Loèche. Pour abré-ger la route, on prit une voiture jusqu’à Kan-dersteg. L’étape restant à faire était de qua-torze lieues, ce qui fit faire la grimace à Raoul.

À dix heures du matin on quitta la voiturepour reprendre ses jambes, et, à onze heureset demie, tous les quatre déjeunaient dans l’au-berge de Schwarenbach.

En déjeunant, Hector fit parler le guide surles environs qu’ils ne pouvaient pas voir, etque tous les guides sont unanimes à vanter.

— Je vais vous dire, répondit Wilhem, deLauterbrunnen à Kandersteg, nous pouvionsprendre une route grandiose et du plus grandintérêt, mais il faut être un excellent marcheur

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et marcher pendant quinze heures sur le gla-cier de Tschingel.

— Vous avez bien fait, dit Raoul, de ne pasnous y faire passer.

— Et cependant c’est bien beau, dit leguide, avec une profonde admiration. C’est àtravers des éboulements de rochers moussuset d’antiques forêts de sapins qu’on arrive auglacier de Tschingel qui descend dans la vallée,mais il est défendu par une ceinture de rochersdont les parois verticales sont inaccessibles,

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c’est là que des chasseurs ont dressé uneéchelle… Rien qu’à la voir, vous rebrousseriezchemin !

— En quoi consiste cette échelle ?

— C’est un tronc de sapin debout, parallè-lement aux rochers, avec des bâtons implantésà droite et à gauche, un vrai perchoir de per-roquet ! C’est au moyen de cet escalier bran-lant qu’on escalade un premier gradin de cettechaîne escarpée appelée Tschingelgrat. Un peuplus haut on a à franchir, dans un rocher, unpas sans difficultés sérieuses, mais où on nepeut guère éviter le vertige. C’est là que leschasseurs de chamois s’en donnent !

— Oh ! une chasse aux chamois !

— Ne vous impatientez pas ! Je me suis misdans la tête de vous en faire voir une, ça vien-dra en son temps. Donc, mes jeunes amis, voilàle chemin le plus court qu’il nous eût falluprendre ! Alors vous auriez vu de près la Jung-frau et le Rothental, le Mutthorn et la Blümli-

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salp, qui, si considérables et si imposants, vusde loin, perdent ici leur grandeur, réduits qu’ilssont à une extrémité de pyramide noyée dansles neiges du plateau et qui s’affaisse à mesurequ’on monte !

— Où aboutit ce chemin ?

— Oh ! partout. Les Alpes unissent par lesmêmes liens leurs divers massifs. Par là onpeut descendre soit dans le Valais, soit dans lavallée de Gastern.

— Et, dit Raoul, on y trouve pour changerdes neiges et des glaciers, des échelles à casse-cou, des cascades ou des précipices.

— Sans compter les dangers qui varient etles émotions qui ne sont jamais les mêmes, ri-posta le guide piqué. Mais si, au lieu de parlerde ce que nous ne voyons pas, nous parlionsde ce que nous voyons.

— Nous voyons une auberge.

— Celle de Schwarenbach.

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Édouard le premier se souvint de ce nom :en effet, c’est là que Werner a transporté lascène de son drame, Le 24 Février, ce drame quivous fait courir dans les veines le frisson de lapeur et qui a épouvanté son auteur lui-même.

« Poème d’horreur, s’écrie-t-il dans sa pré-face, qui avant que ma voix le chantât, trou-blait comme un nuage orageux ma raison obs-curcie, et qui, lorsque je chantais, retentissait àmes propres oreilles comme le cri des hiboux ;poème tissu dans la nuit, semblable au reten-tissement du râle d’un mourant qui, bien quefaible, porte la terreur jusque dans la moelle demes os ! »

Quel est ce poème ? Le voici en quelqueslignes :

Kuntz habite avec son père une des cimesles plus sauvages des Alpes. Ils sont heureux.Mais, en dépit du vieillard, le fils introduit dansla demeure une compagne, Trude, la fille dupasteur. Le vieux Kuntz grogne. Trude pleure.

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Le fils se fâche. De là des querelles intérieuresqui aboutissent à un crime.

Un soir, le 24 février, Kuntz revient de lavallée et entre au moment où son père insultesa femme. Il tenait un couteau à la main. Ivrede colère, il frappe le vieillard qui tombe etmeurt en maudissant le parricide.

Depuis ce moment le malheur s’attache àKuntz que l’incendie de sa ferme et l’éboule-ment du Reuderhorn conduisent à la misère.Ruiné, le paysan se fait hôtelier.

Sept ans après – Kuntz avait deux enfants,un fils et une fille, – le soir du 24 février, le fils,en s’amusant avec le couteau qui avait tué sonaïeul, tranche le cou de sa petite sœur. Le pèresurvient affolé et maudit comme il avait étémaudit.

L’enfant disparaît. Nul ne sait ce qu’il de-vient.

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Cette fois la misère s’attache impitoyableau ménage de Kuntz et ne lâche plus sa proie.Un jour, Kuntz se trouve si dénué qu’il ne peutpayer le loyer des misérables planches quil’abritent contre le vent et la neige.

Arrive le 24 février, vingt ans après. Nuitd’orage. Pas de pain, pas de feu. Un voyageurfrappe au logis et demande l’hospitalité. Il aune ceinture pleine d’or, un bissac plein de pro-visions. Kuntz le fait entrer et lui prépare unlit. Quand le voyageur est endormi, il le frappeavec ce même couteau qui avait tué son père.La victime a la force de se relever toute san-glante et de jeter ces mots terribles : « : Monpère ! »

Kuntz venait de tuer son fils qui lui rappor-tait une fortune et le pardon de Dieu !…

Voilà ce drame devenu la légende deSchwarenbach. Il est impossible de choisir unedécoration plus en harmonie avec elle. C’estun désert de neige et de rochers au milieu du-

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quel, comme une tache sur un drap mortuaire,apparaît l’auberge maudite. L’aspect en est gi-gantesque et sauvage, mais il ne faut songerni au poème ni au poète. Nature terrible, soit !mais ne l’animez pas avec le fantôme de Kuntz,ou votre imagination va couvrir cette neige desang et en faire le linceul de deux cadavres !…

Au sommet de la Gemmi, près du lac de laDaube, Édouard herborisa à son aise. La florey est très riche, mais la vue est restreinte :quoique le guide montrât la pyramide du montCervin et la Dent-Blanche, le souvenir du pa-norama du Faulhorn détourna l’attention desjeunes gens qui arrivèrent à une petite cabaneen pierre suspendue sur un abîme, un peu pré-occupés par le drame de Werner.

Aussi reculèrent-ils de frayeur, saisis devertige, au bord de ce précipice de seize centspieds qu’ils allaient descendre pour arriver àLoèche.

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Comment firent-ils cette route ? Ils n’au-raient pu le dire eux-mêmes. L’effroi empêchaitl’admiration. Ce passage splendide, taillé dansle roc sur une longueur d’une lieue, commeun escalier tournant, est un des plus curieuxdes Alpes ; mais ils ne se souvinrent que d’unechose, c’est qu’ils descendirent en zigzag, pen-dant deux heures, mornes, silencieux, les dentsserrées, et qu’ils ne respirèrent qu’à Loèche.

Une fois en bas, ils levèrent la tête, et, envoyant le chemin parcouru, ils se regardèrentavec stupéfaction.

— Vous voyez, dit le guide, que ce n’est riendu tout à descendre.

Ils ne répondirent pas. La langue était sècheet les jambes coupées. Le guide en souriant lesconduisit à l’hôtel des Alpes, où il les aban-donna aux charmes d’un repos conquis par unejournée de marche forcée et qui se prolongeale lendemain jusqu’à dix heures.

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— Une journée perdue, dit le guide en en-trant dans leur chambre.

— Qu’allons-nous faire aujourd’hui ? de-manda Hector.

— Dormir, répondit Raoul.

— Ma foi, dit Édouard, ne nous fatiguonspas trop, j’ai besoin d’écrire.

— Pourtant, dit Wilhem, il serait prudentd’aller coucher à Brig.

— Mais ce n’est pas un guide, cria Raoul,c’est le Juif errant.

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— Nous irons en voiture.

— Ah ! je me lève !…

La première visite à faire, c’est aux bains.L’aspect en est très curieux, quoique très peuengageant. Figurez-vous une vaste piscinedans le genre du bassin de l’école de natation,où les baigneurs, hommes, femmes, enfants, setrouvent pêle-mêle, criant, gesticulant, agitantde petites planches sur lesquelles on joue, onmange, on boit, lisant leur journal ou causantavec les visiteurs, un tohu-bohu indescriptiblede têtes et de mains !…

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Les jeunes gens en sortirent pour aller auxÉchelles. Un mot avant, sur le curieux paysagedans lequel ils se trouvaient. Le bourg de Fa-ren, celui de Loèche et l’embouchure de la Da-la, offrent un aspect des plus saisissants quandon gravit le chemin des bains, placé au-dessusd’une paroi de rochers de mille pieds d’éléva-tion, qu’une galerie sillonne comme une cor-niche inclinée. Un petit toit abrite le voyageur

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contre les chutes de pierres. Les bains sont si-tués dans un creux que le soleil n’éclaire quejusqu’à cinq heures, et au-dessus duquel la

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Gemmi s’élève perpendiculairement, rompued’étage en étage, et contournée par des échan-crures de terrains qui forment le sentier ver-tigineux descendu la veille par nos touristes.Mais la merveille du canton, c’est le chemindes Échelles, au pied desquelles ils arrivèrentau bout de trois quarts d’heure de marche.

C’est une communication aérienne entreLoèche et Albinen dont les habitants se mé-nagent ainsi trois lieues de chemin pour venirau marché. Le long d’un immense rocher sontplacées huit échelles superposées aux plis duterrain et aux anfractuosités de la pierre, surlesquelles vous voyez descendre et monter despaysans portant leurs fruits, des femmes leurenfant, des chasseurs leur gibier, des ivrognesmême leur vin, et tout cela avec la même in-souciance et la même vitesse que s’ils mar-chaient sur la pente d’une colline. Quand deuxvoyageurs se rencontrent sur cet escalier, celuiqui descend fait un demi-tour et descend l’en-

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vers de l’échelle pendant que celui qui montecontinue sa route.

En retournant à l’hôtel, le guide racontal’histoire d’un banquier de Paris, qui, il y atrente ans, se laissa glisser dans le précipicepour assurer par sa mort une prime d’assu-rance à sa famille ruinée par ses fausses spécu-lations.

Le déjeuner fut très gai, mais, comme il n’yavait plus rien à voir, il fallut repartir et aller àLoèche-le-Bourg prendre la voiture.

En chemin on n’écouta pas les doléances deRaoul qui disait qu’on l’avait trompé ; on pré-féra admirer le village d’Albinen juché sur sonrocher dont la pente est si rapide que les ruesressemblent à des toits.

— Comment font-ils pour ne pas tomber ?dit Édouard.

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— C’est l’habitude, mais ils sont obligés deferrer leurs poules, qui tomberaient sans cetteopération, dit le guide.

— Alors il doit y avoir des maréchaux fer-rants pour les canards, riposta Raoul.

À trois heures on entrait à Loèche, et à lanuit à Brig où les transporta une voiture deposte.

— Dormez bien, reposez-vous surtout, ditle guide, demain l’étape sera solide.

— Alors nos jambes ont besoin de l’être,grogna Raoul.

Hector fut levé le premier ; il avait besoinde se concerter avec le guide.

— Mon cher Wilhem, dit l’officier, nous nepouvons passer près du Simplon sans lui dépo-ser notre carte de visite.

— C’est trop juste ; mais, pour reprendrenotre itinéraire, il nous faudra revenir à Brig.

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— Qu’à cela ne tienne, quand nous auronsvu le mont Rose.

— Ah ! ah ! nous prenons goût aux mon-tagnes ! Eh bien, soit ! au mont Rose !

— Et je vous préviens, dit Édouard surve-nant, que nous allons vous faire causer !

— Vous savez bien que je ne suis pas en re-tard de ce côté-là.

On prit très peu de bagages, rien que le né-cessaire pour une excursion de quatre jours, eton laissa le reste à l’hôtel.

La première journée ne fut pas très inté-ressante, quoique assez longue. Mais Hectortenait à voir de près cette route admirable.Napoléon en conçut le projet après Marengo.Le passage si difficile du Saint-Bernard lui enavait donné l’idée, il voulait une route mili-taire, et cette question répétée souvent à soningénieur : « Quand donc le canon passera-t-il le Simplon ? » prouvait son désir ardent de

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voir achever cette route. Napoléon n’eût-il faitexécuter que ce monument, sa mémoire seraitéternelle, car il suffirait pour immortaliser toutautre homme.

— Pourquoi n’y établit-on pas un chemin defer ? demanda Raoul. Ce serait plus commode.

— Oh ! dit le guide, il n’y a pas de danger, laroute est large, les pentes sont ménagées et lesvoitures peuvent les descendre sans enrayer.

— Il est dommage, dit Hector, si ce qu’on adit est vrai, qu’elle ne soit pas très bien entre-tenue.

Ils arrivèrent, après de nombreux zigzagsau travers de magnifiques prairies parseméesd’habitations, au Klenenhorn, petite colline or-née de chapelles blanches et couronnée par uncalvaire. Puis, en côtoyant de nombreux préci-pices et les yeux fixés sur les échappées de lavallée du Rhône, ils parvinrent au premier re-fuge de la route.

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Raoul trouvait que la voiture eût été pluscommode que ses jambes pour faire le trajet ;mais on n’écouta pas ses doléances, et la voi-ture transportant les voyageurs en Italie passaà côté d’eux sans que personne songeât à ymonter. De là, nouveau soupir de Raoul.

— Ils vont en Italie, ceux-là !…

Après un immense détour, ils traversèrentle pont de la Ganther, situé dans un ravin sau-vage très exposé aux avalanches. Pendant l’hi-ver, la neige s’y amasse en telle quantité,qu’elle s’élève jusqu’à l’arche du pont qui apourtant vingt-cinq mètres de haut.

— C’est mieux, dit Raoul, voilà un paysagemagnifique. Mais j’espère qu’on ne va pasprendre ce sentier.

— Il n’y en a pas d’autres pour aller déjeu-ner, dit Hector.

— Circonstance atténuante.

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On grimpa jusqu’à Bérisal où un modestedéjeuner fit patienter Raoul, et, deux heuresaprès, on arriva au point culminant du passageà dix minutes de l’hospice rival de celui duSaint-Bernard.

— Mais quel caprice a eu Hector de venirlà ? cria Raoul.

La vue est en effet moins belle qu’au Faul-horn, bien qu’on y découvre une partie de lachaîne des Alpes bernoises et le Monte-Leone,qui rappelle une des ascensions les plus pé-rilleuses qui aient été faites. Mais ce qui attiraitsurtout Hector, c’était la défense de ce passagepar les Français contre les Autrichiens en 1799.Là était la première étape de ces grands souve-nirs qu’on allait heurter à chaque pas. Il se rap-pelait surtout deux incidents de cette guerre,qui avaient toujours fait impression sur lui.Pendant que ses amis se reposaient, il se mità les leur raconter pour dissiper la bouderie de

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Raoul, instruire Édouard et inviter le guide à enfaire autant quand le cas se présenterait.

— Le 27 mai 1799, leur dit-il, le général Bé-thencourt fut chargé d’occuper les passages duSimplon avec une colonne de mille hommes,mais une avalanche avait emporté un pont, lechemin se trouvait interrompu par un abîmeépouvantable. Un volontaire plein d’intrépidités’offrit de passer sur l’autre bord, au risque desa vie, en s’aidant, pour descendre et remon-ter, des trous qui avaient servi à recevoir lespoutres du pont. Il réussit, et une corde qu’ilavait emportée avec lui fut tendue sur les ro-chers. Le général passa le second, suspendu àla corde au-dessus de l’abîme, ses mille soldatsle suivirent avec armes et bagages. Et, pendantque s’opérait ce passage miraculeux, on en-tendait un bruit de tambour répété par l’écho,c’était le pas de charge. Quand le dernier sol-dat fut passé, le bruit du tambour alla en s’af-faiblissant, mais on distingua la batterie de lagénérale, funèbre comme la cloche du tocsin

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dont elle est la sœur. Les soldats épouvantésse comptèrent. Il manquait un homme ou plu-tôt un enfant, un tambour qui sans doute avaitglissé dans l’abîme emporté par l’avalanche. Etle tambour sonnait toujours son glas de mort.Que faire ? lui porter secours ? mais où était-il ? et si les Autrichiens s’emparaient du pas-sage ? le pays et son salut avant tout. Le gé-néral ordonna à ses hommes de se mettre enmarche.

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Le tambour battait, mais faiblement. Sansl’écho on ne l’eût pas entendu, et les soldats,le cœur gros, les larmes aux yeux, tournaientla tête du côté du bruit comme pour jeter undernier adieu à leur camarade. S’ils avaientpu le voir debout dans la neige, au fond del’abîme, pâle, les regards au ciel et frappantsa caisse avec toute l’énergie du désespoir, es-pérant que cet appel serait entendu ! Hélas !les bataillons qui défilaient au-dessus de luil’entendirent bien pendant de longues heures,mais il fut sacrifié au salut de ses camarades.Et lui, croyant qu’on ne l’entendait pas, re-doublait d’énergie. Puis les sons se ralentirentcomme les battements de son cœur, l’impla-cable température de ces hauts lieux raidit peuà peu les membres du soldat qui finit par s’en-dormir pour l’éternité dans sa couche deglace !…

— Eh bien, s’écria Raoul, les larmes auxyeux, je me souviendrai du Simplon.

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Ce fut moins la curiosité que leur estomacqui les fit s’arrêter à l’hospice, qui n’a rien deremarquable, pas même ses chiens, pour ceuxqui ont visité celui du mont Saint-Bernard.Après un déjeuner assez substantiel, ils conti-nuèrent leur route par un sentier adoré deschèvres, et ils arrivèrent le soir au village duSimplon ; mais ils étaient si fatigués que leguide leur conseilla le repos. Un lit, voilà quelfut leur dîner.

Le lendemain, dès cinq heures du matin, ilsfurent sur pied et descendirent les rampes du

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Simplon vers le versant italien, il s’agissait detraverser la fameuse vallée de Gondo.

Impossible de s’en figurer l’effet saisissant,surtout à l’endroit où la route, creusée dans leroc sur une longueur de quatre-vingts mètres,débouche sur un pont d’où l’on voit les deuxtorrents se confondre.

Nos jeunes gens ne pouvaient se lasserd’admirer le grandiose de ce qu’ils avaient sousles yeux et ils descendirent jusqu’à la douane.Raoul, du reste, se faisait une fête de mettre le

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pied sur le territoire italien, et pour augmentersa joie, Hector lui proposa de déjeuner à l’Os-teria dei Cavalieri, ce qui fut accepté avec en-thousiasme.

Les imprudents ne connaissaient pas leshôteliers italiens : ils déjeunèrent si mal, furenttellement étrillés qu’ils se promirent de n’alleren Italie que lorsqu’il y aurait moins d’Italiens.

Tout en maugréant, Hector leur montraitles petits chiffons de papier qu’on venait de luirendre en guise de monnaie.

Vers huit heures du matin, ils reprirent la di-ligence qui venait de Domo d’Ossola et qui lesconduisit à Viège où ils couchèrent.

— Il ne faut pas trop les fatiguer, se dit leguide en se couchant ; nous ferons demain uneforte journée.

Et en effet, ils allèrent le lendemain coucherà Saint-Nicolas. La route se fit très agréable-ment, sans se presser, en vrais touristes. C’est

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que la vallée qu’ils suivaient est une de cellesde la Suisse qui peuvent satisfaire à tous lesgoûts. La nature y a été prodigue de ses dons.Tout y est réuni. Flore très riche, accidents deterrain nombreux, rochers, cascades, torrentssauvages, rien n’y manque.

— Et le chemin n’est pas pénible ! chantaitRaoul en sautant de joie.

— Attends, marmotta le guide, je vais tefaire peur.

À Viège, ils avaient eu le temps de voir le litde la Visp, qui apporte ici au Rhône une massed’eau plus grande que ne l’est celle du fleuvedans lequel elle se jette et qui est plus élevéequ’une partie du village. Ils avaient longé larive droite de cette rivière aux eaux troubles etrapides, qui remplit tout le fond de la vallée,et étaient arrivés par une contrée fertile à Stal-den, où les deux bras de la Visp se réunissent,et où la vallée se bifurque. Là, ils firent une pe-tite halte.

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En face d’eux se dressait pittoresquementl’église avec son groupe de maisons. Tout au-tour, des vignes aux ceps admirables et faisantombrage. Dans le fond, le puissant groupe duSaaser-Grat, ramification du mont Rose, quisépare la vallée de la Viège de celle de Saas.

— Voilà une jolie excursion que vous per-dez, dit le guide.

— Oh non ! pas d’excursion, gémit Raoul.

— À Saas, reprit le guide sans sourciller,où le curé Imseng vous ferait voir les mon-tagnes, et où vous pourriez voir à l’œuvre lesfaucheurs.

— Si nous repartions, dit Raoul.

— Puis, si vous aimez les chasses, c’est làqu’il y a des chasseurs.

— Une autre fois.

— Trois petites heures de route dans uneétroite vallée qui n’offre qu’une succession derochers et de cascades écumantes.

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— Merci bien.

— Enfin les faucheurs !

— Ah çà ! dit Hector, vous insistez trop surles faucheurs. C’est donc bien curieux ?

— D’autant plus curieux que les vrais fau-cheurs n’existent bien que dans la vallée de laSaas.

— Ça me rappelle les bûcherons de la Sa-voie, dit Édouard.

— Oui, mais nous étions en chemin de fer,riposta Raoul.

— Voulez-vous les voir ?

— Il est enragé ce guide.

Hector et Édouard se mirent à rire de la ter-reur de Raoul.

— Eh bien, dit le guide en se levant, nousles verrons en route.

— En route ? je reste ici.

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— Je vous raconterai…

— Ah ! c’est différent.

Et, la peur de Raoul étant calmée, on se re-mit en route.

— Voyez-vous, dit le guide, ces faucheurssont les plus intrépides montagnards que jeconnaisse, et ils fournissent nos meilleursguides.

Le chemin montait assez rapidement, dansles prairies et sous les noyers ; le guide arrêtason récit jusqu’à ce que la route, longeant le re-bord de la montagne, lui permît par sa positionplus horizontale de continuer. Quand il leur eutfait remarquer le petit village d’Emd, qui estbâti sur des prairies tellement inclinées qu’oncroirait voir Albinen près de Loèche, quand oneut traversé un torrent qui sort d’une gorgeétroite et sombre, dominée par des rochers auxplantes les plus rares, et admiré l’entrée splen-dide de la vallée de Saint-Nicolas, encadrée

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dans les montagnes les plus boisées et les plusescarpées de la Suisse, il continua ainsi :

— Si vous vous trouvez en face de pentesou de parois rocheuses qui vous paraîtront in-accessibles à un être humain, parois tout auplus propres à receler des nids d’aigles, dites-vous que c’est là le champ de travail du fau-cheur des Alpes : dans la vallée de Saas quenous n’avons pas vue, heureusement pour vosjambes, malheureusement pour votre esprit,les femmes mêmes s’y aventurent, armées defaucilles et portant des paniers pour y mettre lefoin qu’elles vont récolter.

— Oh ! s’écria tout à coup Édouard, je mesouviens.

— Vous les connaissez ?

— C’est d’eux que Schiller parle dans sonGuillaume Tell : une femme se précipite auxgenoux de Gessler pour implorer la grâce deson mari : « Mon bon seigneur, mon mari estun pauvre journalier qui allait faucher l’herbe

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sur les rocs escarpés et le long des précipicesà pic, dans les lieux où les bestiaux n’osent passe hasarder. »

— Très bien ! cria le guide.

— Et un seigneur répond à Gessler : « Parle ciel ! c’est une vie chétive et pitoyable ! jevous en supplie, relâchez ce pauvre homme,quelques grandes fautes qu’il ait commises ;l’exercice de son affreux métier est, à lui seul,un châtiment ! ».

— Oui, vraiment, leur existence est af-freuse ! Le faucheur, en général, n’exerce saprofession qu’en août et septembre, le reste dutemps il se fait guide ou chasseur de chamois.Il arrive dès l’aube à l’endroit choisi pour sarécolte. Une faux, un bâton ferré, des cram-pons, un grand filet pour envelopper le foin,une peau de mouton pour se couvrir, quelquesprovisions : voilà son bagage. Il est seul trèssouvent ; les plus pauvres emmènent leur fa-mille. La femme les aide ; les enfants ap-

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prennent ce rude métier et, pour les familiari-ser avec ces courses périlleuses, les faucheursles emmènent tout jeunes. Les yeux effarés,

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— La place où ils fanent ne leur appartientdonc pas ?

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aux aspérités de la pierre, fuient le gouffre au-tant que possible, et regardent au-dessousd’eux, avec des battements de cœur, les noiresrégions de sapins et les prairies qui serpentent.Le père fait marcher son fils devant lui pour lesurveiller, pour lui donner des conseils, poursoutenir son courage. C’est un conscrit que levétéran forme à la lutte contre la nature.

la marche craintive des pauvres débutants in-diquent assez leur frayeur. Ils se cramponnent

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— C’est au premier occupant. Depuis long-temps ils la guettent et il n’est pas de rusesqu’ils n’emploient pour y arriver les premiers.Si, par malheur, quelqu’un les a devancés, c’estune lutte qui se termine toujours par la mortde l’un d’eux. Rixe sanglante où chacun défendson morceau de pain, où le vaincu n’a à at-tendre aucune grâce du vainqueur. Nous par-lions de luttes, l’autre jour. Vous figurez-vousdeux faucheurs luttant sur une corniche largede quelques mètres au-dessus d’un précipice ?

— Et tout cela pour un peu d’herbe et defoin, c’est horrible !

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— Ce foin et cette herbe sont excellentspour le bétail et très recherchés, c’est un re-mède infaillible contre toutes les maladies desbestiaux et ils en gardent toujours une petitebotte d’une année à l’autre comme préservatif.Quand le foin est coupé, on le laisse sécher unjour, puis on l’amasse dans un endroit plus fa-cile et plus commode. Mais là, autre danger : latempête. Qu’une trombe survienne, et tout lefoin s’envole dans la vallée. Ce qu’on peut sau-ver est quelquefois pourri par la pluie du jourau lendemain. Si la paroi sur laquelle le fau-

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chage a eu lieu est assez élevée, le faucheurjette simplement le foin sur une saillie infé-rieure ou dans la vallée, après l’avoir serrédans de grands filets. Si le ballot reste attachéà des broussailles ou à des anfractuosités derochers, au moyen de cordes et de cramponsil descend le chercher. Enfin, quand il n’a pasd’autre moyen, il le charge sur ses épaules et ledescend par des sentiers où l’on peut à peinemettre le pied, tant ils sont étroits. C’est sur ceschemins que le faucheur fait passer son enfantpour lui apprendre à être exempt de vertiges.

— Et les accidents ?

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— Ça ne compte pas tant ils sont nom-breux. Il y a des pays où le faucheur a dansla montagne des petites huttes pour y serrerson foin. Puis, quand l’hiver a recouvert le sold’une couche de neige assez solide pour « por-ter, » il prend son traîneau sur ses épaules et vachercher sa provision. Après y avoir placé uneforte charge et l’avoir liée fortement, il se metà l’avant du traîneau et, le faisant glisser pourle mettre en mouvement, il part avec la rapidi-té de l’éclair. Souvent la neige amollie devientavalanche et engloutit l’infortuné. D’autresfois, l’avalanche le suit et ne peut l’attraper,ou, si elle l’atteint, il baisse la tête et repartavec plus de vitesse. L’avalanche passe à côtéou au-dessus, et le faucheur arrive à demi as-phyxié. S’il meurt, du moins sa famille aurason faible héritage disputé à la neige. Mais unaccident, sur lequel ils ne comptaient pas, estarrivé à deux faucheurs de Saas, l’an dernier.Ils avaient réuni leurs deux récoltes au som-met d’un plateau, et l’entassaient pour en faci-

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liter le chargement auquel devait aider un voi-sin venu avec toute leur famille. C’était fête,la récolte était bonne. Les femmes étaient res-tées en bas du plateau et attendaient qu’on leurjetât la première botte qu’à leur tour elles de-vaient jeter dans la vallée. Le plateau était trèsétroit et allait en pente. Par prudence, toutela charge était dans le haut, et sur le bord onamenait avec le râteau juste assez de foin pourfaire les bottes. Il y eut un moment où le râ-teau entraîna une charge de foin trop forte. Letas s’augmenta très vite et pour en diminuer larapidité, ils s’imaginèrent de faire tête à cetteavalanche d’herbe. Tentative fatale ! Entraînéspar la masse, n’ayant pas de point d’appui, ilstombèrent sur les pointes de rochers àquelques pas de leur famille éperdue, tandisque le vent dispersait au loin le produit de leurtravail. Celui qui était placé au-dessous échap-pa à la mort ; il put saisir un bout de roched’une main, une touffe d’herbe de l’autre, et lamasse énorme passa sur lui sans l’ébranler !

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— Très beau ! dit Hector. Mais pourquoinous conter ces histoires sur la route de Zer-matt ? Qui vous en a donné l’idée ?

— Deux choses : la première, je voulais ef-frayer un peu les jambes de monsieur Raoul ; ladeuxième, c’est que nous allons dans un paysoù les excursions sont aussi difficiles que lesguides renommés. Or, presque tous ces guidesont été faucheurs, et vous entendrez racontersur eux des histoires qui ne vous étonnerontplus, d’après le portrait que je vous en ai fait.

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On arrivait à Saint-Nicolas, but du voyage.Bien qu’il fût de bonne heure, ils se couchèrentpresque après dîner pour se lever dès l’aube,et se retrouver au jour naissant sur la route deZermatt.

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CHAPITRE VII

Vallée de Saint-Nicolas. – Le glacier de Weis-shorn et le village de Randa. – Tæsch. –Prairies verdoyantes et montagnes de neige.– Zermatt. – Arrivée au Riffelberg. – Repos.– Panorama du Gornergrat. – Glacier duGorner. – Le mont Rose et le mont Cervin.– Accident arrivé le 14 juillet 1863. – Ré-flexions d’Édouard. – Les Moraines. – LeRothe-Kummen. – Retour à l’hôtel. – Lé-gende du mont Cervin. – Accidents et as-

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censions racontés par le guide. – Retour àViège et à Brig. – La Massa. – Naters. –Le glacier du Rhône. – La neige rouge. –Science et légende. – Botanique. – Ander-matt.

Une heure après leur départ, les jeunesgens, qui n’avaient rien vu de Saint-Nicolas quesa situation au pied d’une colline couverte dechamps fertiles, et que fascinait, comme jadisau mont Blanc, le groupe du mont Rose, quiforme le fond de la vallée dans laquelle ils en-traient, se trouvèrent en face d’une haute chuteétagée sur la rive gauche de la rivière. La ma-tinée était belle, le craquement des glaciers semêlait aux bruits des torrents, les caravanes detouristes se croisaient en s’envoyant des sou-haits de bon voyage, et le mont Rose, dontles sommets des pics se groupent à la manièred’une rose, étincelait de cette couleur brillantedéjà remarquée sur le sommet des Alpes.

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Après avoir franchi quelques kilomètres, ilsarrivèrent non loin du glacier du Weisshorn,qui s’abaisse rapidement dans la vallée, à qua-rante-cinq degrés environ, et s’écroulerait pro-bablement dans toute son étendue sans saforte pente, qui fait que l’eau de fonte s’écoulepromptement, et sans sa forte adhésion au sol.En haut de ce glacier apparaît le dôme, la plushaute cime du Mischabel, qui n’a été encoregravie qu’une fois.

Le village de Randa, qu’ils rencontrèrentensuite, est entouré des plus verdoyants pâ-turages. Et pourtant ce village fut détruit, il ya à peine quarante ans, par le courant d’airque souleva en s’écroulant le glacier du Weis-shorn. Le village s’est relevé, mais depuis cetteépoque le glacier s’est tellement accru, qu’onpeut redouter de voir dans un avenir rapprochéla même catastrophe se répéter.

Près de Tæsch la vallée s’élargit et devientmoins sauvage, pour se rétrécir ensuite dans

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les escarpements du Rothorn. Mais au sortir dela gorge étroite et boisée au fond de laquelle laViège roule ses flots troublés, les jeunes gensse trouvèrent dans un amphithéâtre de neiges,de glaciers et de monts dominés par le montCervin, dont la silhouette menaçante se dressabrusquement devant eux. Pyramide nue et co-lossale, elle ressemble à la défense énormed’un mastodonte enterré là par le déluge et dé-terré par Cuvier. Et quel spectacle pour des re-gards habitués même aux plus sublimes spec-tacles de la nature alpestre ! À vos pieds debelles prairies, le village de Zermatt venant àvous au milieu de ses sites grandioses, de sesforêts de pins et de sa couronne de glaciers ;de tous côtés, des hauteurs blanches dont lessommets semblent défier les touristes accou-rus là de toutes parts pour en tenter l’ascen-sion ! Certes, ce ne sont plus les environs deChamonix avec leurs variétés de vallées, niceux de l’Oberland avec leurs gazons et leurslacs ; ce ne sont pas non plus ces montagnes

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bernoises si belles et si nobles de formes ; maison ne se trouve nulle part aussi avancé aucœur des Alpes qu’à Zermatt, qui est à sixcents mètres plus haut que Chamonix. Les ex-cursions sont sous la main ; on n’a qu’à choisir.

Il était de bonne heure, les jeunes gensn’étaient pas fatigués. Le guide s’informa, àl’hôtel du Mont-Rose, s’il y aurait pour eux dela place au Riffelhaus, et sur une réponse af-firmative, après une petite collation, on se re-mit en route. Hector se laissa conduire commeles autres, sans savoir précisément où il allait.Qu’importe ! ils étaient venus pour voir lesAlpes de près ; ils y étaient. À quoi bon recu-ler ?

La route est dure en sortant de Zermatt ;c’est une montée assez rapide, toujours au mi-lieu de prairies et à travers une forêt de mé-lèzes et de pins d’une beauté exceptionnelle.Le sentier très escarpé qui lui fait suite est as-sez rocailleux, mais il est riche en roses des

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Alpes. Vingt minutes après, ils se souvinrentdes sources de l’Arveyron en voyant deSchwegmatt la Viège déboucher du glacier duGorner, et atteignirent enfin le plateau du Rif-felberg, où la vue sur le Cervin et la vallée deZermatt leur arracha un cri d’admiration.

Le guide était allé à l’hôtel. Raoul l’avaitsuivi, car il voulait s’assurer que les chambreset le déjeuner fussent confortables. C’est ceconfort qui éclaira la figure du jeune homme eten fit un convive charmant.

— Ce n’est pas le tout d’être bon convive,dit Hector, il faut encore être bon marcheur.Nous nous reposons deux heures et nous re-partons ; n’est-ce pas, Wilhem ? ajouta-t-il ens’adressant au guide, qui venait les chercher.

— Sans doute, répliqua Wilhem ; mais nem’appelez pas guide. Ceux de Zermatt sonttrès jaloux de leurs droits ; ils ne me diront rienparce que nous ne ferons pas d’ascensions dif-ficiles, mais ce sera tout.

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Après un repos que Raoul fit prolonger plusqu’on n’aurait dû, on monta insensiblement enune heure et demie jusqu’à Gornergrat, arêterocheuse qui domine l’hôtel de cinq centsoixante-sept mètres. C’est le but proprementdit de toute l’excursion dans cette contrée ;aussi les visites y sont nombreuses. Le pano-rama qui s’y déploie, entièrement entouré deglaciers et de montagnes de neige, défie toutedescription. Les principaux groupes du tableausont ceux du mont Rose, dont la vue ne répondpas à l’attente des voyageurs.

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— Il se présente mieux du côté de l’Italie,dit le guide.

— Ce n’est pas étonnant, dit Raoul !… enItalie !…

Mais l’objet essentiel du tableau, c’est lelion de Zermatt, le mont Cervin, qui rappelleun accident arrivé il y a quelques années àpeine, et dont la nouvelle produisit une dou-loureuse impression en Angleterre. Le13 juillet 1865, l’expédition conduite parM. Whymper, lord Douglas, MM. Hadow et

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Hudson et trois guides, dont un de Chamonix,deux de Zermatt, partit pour cette redoutablecime. Le vendredi 14, à deux heures, ils arri-vaient tous au sommet, mais fatigués, tristeset inquiets du retour. La descente commençaità peine ; Michel Croz, le guide de Chamonix,et lord Douglas étaient en tête, puis MM. Hud-son et Hadow, Whymper et les deux Taugwald,guides de Zermatt, fermaient la marche. Tout àcoup lord Douglas glisse, entraîne Croz, Hud-son et Hadow. La corde se rompt ; mais lesdeux guides et M. Whymper ont le temps, laprésence d’esprit et la force nécessaire pourenrouler autour d’une saillie la corde qui lesattachait tous et évitent ainsi le sort de leursmalheureux compagnons. Les trois survivantscontinuent leur terrible descente ; ils passentla nuit adossés à un rocher et n’arrivent à Zer-matt que le lendemain 15, à dix heures du ma-tin ! Les corps des victimes furent retrouvés enlambeaux ; celui de lord Douglas ne put êtreretrouvé.

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— Pourquoi vouloir escalader ces cimes ?dit Raoul. Qui les y force, sinon une vanité pué-rile ? Que vont-ils faire dans cette galère ?

— Les savants y vont chercher la science,dit Hector, approfondir les mystères de laconstruction de la terre et le rapport mysté-rieux de toutes les choses créées.

— Ou bien, dit Édouard rêveur, l’homme,se sentant le besoin confus d’être vraiment lemaître de la terre, cherche à atteindre la der-nière limite de l’espace qui lui est donné ! Cesont les héros de l’inconnu et de l’infini.

— Très beau, tout ça, dit Raoul, mais enrêve. Je n’éprouve pas le besoin confus de mefaire casser le cou.

On était descendu en causant sur le glacierde Gorner, dont le gigantesque serpent enroulede ses replis glacés le plateau de Riffelberg.La mer de glace n’a pas d’effet plus surprenantque ce glacier aux obélisques pointus, aux mo-raines immenses, aux bords rocheux, polis et

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brillants comme du diamant. Cette vue frappatrès peu les jeunes gens, qui avaient vu detrop près la mer de glace ; mais ce qu’Hectorse plut à considérer, ce sont les moraines mé-dianes qui sillonnent parallèlement le glacier.On le sait : grâce à sa force d’expulsion, leglacier ne garde aucune masse étrangère ; cequ’il ensevelit se trouve ramené à la surfacepar suite de l’ablation des couches supérieureset de la pression exercée par celles de l’inté-rieur, forcées d’avancer par leur poids et rete-nues au sol. Quand les deux glaciers viennentaboutir à un même lit, les moraines latéralesse réunissent en une moraine médiane, lignenoire interrompue çà et là de pierres isoléesqui raye capricieusement la blancheur de laglace.

Bien qu’ils fussent fatigués, Hector ayantdemandé à partir le lendemain, le guide lesfit retourner à l’hôtel par un autre chemin entournant les pentes du Riffelberg, qui abritentbeaucoup de marmottes. Ils arrivèrent à un pe-

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tit lac qu’on laissa à gauche pour gagner le ro-cher saillant, dit Rothe-Kummen, bien délaissédepuis que l’hôtel est bâti. Cette remarquabledent d’un brun noirâtre est au nombre des cu-riosités du paysage, mais n’est accessible qu’àde vrais grimpeurs. Une demi-heure après ilsétaient à l’hôtel.

— Treize heures de route, leur dit le lende-main matin le guide en les réveillant.

— Je suis malade ! cria Raoul.

Mais il fallut se lever et partir.

— Cette excursion à Zermatt était un hors-d’œuvre, elle ne comptait pas dans le pro-gramme.

— Bien obligé, grommela l’enfant gâté. Et sij’avais voulu monter au mont Rose ?

— Oh ! s’écria le guide en riant, il n’y a quecinq heures et demie de route, mais la mon-tée est très rude et la gymnastique qu’on estobligé de faire plus rude encore. On est attaché

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à la même corde, on se cramponne de rochesen roches. Enfin, à la solidité des jarrets il fautjoindre une tête exempte de vertiges, un tem-pérament à l’épreuve de la raréfaction de l’air,et être sûr qu’il n’y aura ni tempêtes ni ava-lanches.

— Retournons à Viège !

Et pendant qu’ils descendaient à Zermatt :

— J’aurais bien voulu vous faire voir lesdeux guides qui ont échappé à la mort sur lemont Cervin, mais ils étaient en route. Ce sonteux qui en savent…

— Des légendes ? demanda Édouard.

— Oh ! il n’y en a guère par ici. Seulementon raconte que toutes les nuits les habitantsde Zermatt entendaient sur le Cervin des bêle-ments plaintifs qui les inquiétaient. Le villageappela un prêtre qui somma l’auteur de ces crisde paraître devant lui ; il se présenta sous laforme d’un mouton, et avoua qu’étant homme

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il avait volé tant de troupeaux, que le diablel’avait transformé en mouton et condamné àbêler sans relâche. Le prêtre l’exorcisa, et toutrentra dans le silence.

— Tout ça ? fit Raoul désappointé.

— Ah ! vous vouliez monter au mont Rose,pourquoi pas au Cervin ? Si je tenais à vousfaire voir les Taugwald, c’est qu’ils ont été ex-posés à tant de périls, qu’ils auraient pu vousfaire voir de près ce que c’est que ces ascen-sions-là !

— C’étaient donc des faucheurs ?

— Mieux que ça, des chevriers. Oh ! c’estbien autre chose encore que les faucheurs,mais ceux-là nous les verrons de près.

— C’est dans le programme, comme lachasse aux chamois !

— Vous figurez-vous être arrivés sur le hautd’un roc en forme de pupitre large de quelquesmètres ? Vous voyez-vous sautant sur une

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arête de glace large de dix pouces, qui se pro-longe de cinquante pieds au-dessus des abîmeset qu’il faut suivre à quatre pattes, les yeuxfixés invariablement devant soi ? C’est ce quiest arrivé dernièrement à de jeunes touristesconduits par un vieux faucheur de soixante ansqui a montré le premier le chemin.

— Rrr…, c’est gai, frissonna Raoul.

— Je connais un guide qui, arrivé presqueau sommet du Finsterarhorn, franchi pour lapremière fois jusqu’à cette limite, voulut mon-ter jusqu’à la pointe : il fit des escaliers dans laneige en y laissant geler ses semelles et grim-pa. Non content de cette ascension qui auraitdécouragé les plus intrépides, il descendit, et yremonta tenant sur ses épaules un fameux sa-vant qui, arrivé jusque-là, n’avait pas osé mon-ter plus haut. C’est le même, du reste, qui osadescendre dans un abîme de la Jungfrau poury chercher un chapeau que le vent avait enlevésur la tête d’un voyageur.

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— Quels hommes ! Et on s’étonne que cespâtres aient décidé les querelles de princes etque l’Europe les ait pris pour arbitres !

La route fut longue et sans incidents ; ils re-traversèrent avec plaisir cette vallée de Saint-Nicolas qu’ils avaient vue la veille en flânant,et arrivèrent à Viège, d’où la diligence du Sim-plon les emmena à Brig.

— Bah ! dit le guide, vous ne serez pas plusfatigués demain soir.

— Comment demain soir ?

— Dame ! Nous avons une étape aussi forteà faire !

Mais on ne l’écoutait plus, et les trois jeunesgens coururent à leur lit, auquel ils deman-dèrent et duquel ils obtinrent un repos de sept,heures.

Avant de partir de Brig, le lendemain, leguide leur fit admirer le cours de la Massa, ri-vière qui en franchit une autre à quelque cent

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pas d’élévation. Un aqueduc porte le torrentd’un roc à l’autre. Puis on s’engagea dans undéfilé toujours montant qui les mena à Naters,petit village allemand bien connu des artistesqui, épris de la nature, veulent la forcer à obéirà leurs pinceaux. Le village ressemble plutôtà des ruines qu’à une habitation, mais ses en-virons sont très pittoresques. À Lax, à traversune contrée toujours riche que des châtai-gniers gigantesques encadrent sous une voûtede feuillage, Édouard put cueillir de l’absinthe,cette plante aux feuilles d’un vert pâle si élé-gamment découpées, dont le suc produit tantde ravages dans la raison de ceux qui enabusent. De Lax, où on mangea un excellentfromage, on alla à Munster, dont les grangesreposent sur des pieux comme sur deséchasses, et enfin à Obergestelen. Là, il falluts’arrêter. La chaleur était insupportable. La fa-tigue était à son comble. Le guide proposa deschevaux pour passer la Furka, mais tous trois

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refusèrent, préférant un bain, un dîner et leurlit.

Ils firent bien, car ce fut gaiement et biendispos qu’ils firent, le lendemain, la route quiles séparait du glacier du Rhône.

C’est une immense cataracte de six lieuesde long, subitement convertie en glace, s’éle-vant comme en terrasses, et dont à la bases’écoule un ruisseau grisâtre. Ce ruisseau estle Rhône, que les anciens faisaient sortir desportes de l’éternelle nuit aux pieds de la co-lonne du soleil. De l’autre côté des montagnes

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le Rhin sort d’un rocher, aussi petit, et devientaussi grand, traversant, comme son cadet,deux lacs, arrosant deux grands pays et se pré-cipitant dans la mer par de vastes embou-chures.

Raoul éprouva le besoin de sauter à piedsjoints le Rhône ; cette expédition faite, on seremit en route pour la Furka, située entre deuxcimes qui lui donnent l’aspect d’une fourche :de là son nom. On fit halte à l’hôtel qui s’ytrouve et que Raoul décora du nom d’abattoirdes voyageurs, les vivres y étant hors de prix.

Au sommet on trouva de la neige rouge.Le guide se hâta de donner l’explication de cephénomène.

— Voici la légende, dit-il. Ce passage étaitautrefois très fréquenté par les muletiers ita-liens transportant le vin rouge enfermé dansdes tonneaux. Abusant de la confiance qui leurétait accordée, ils n’ont pas craint d’ouvrir lestonneaux, de boire le vin et de combler le dé-

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ficit avec de la neige et de l’eau. En punitionde cet attentat, ils furent damnés comme lar-rons, leurs ombres sont destinées à errer surle Nevé pour servir d’avertissement à la pos-térité, et à languir dans ces déserts glacés jus-qu’à ce qu’une âme compatissante les délivrede leur supplice. La cérémonie d’absolution esttrès plaisante. Il suffit de faire le signe de lacroix, de verser du vin rouge dans le creux dela main et d’en asperger la neige rouge pourapaiser la justice vengeresse et délivrer les in-fortunés du purgatoire de glace.

— La légende ne manque pas de charmes,dit Édouard.

— Mais voici ce que dit la science : Il paraît– et je le sais par des savants à qui j’ai vu fairel’expérience – qu’on découvre dans cette neigerouge des animalcules microscopiques. La par-tie colorante est formée par le corps de l’ani-mal, qui se remue au moyen de deux trompesallongées. Il se multiplie en se divisant en sept

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ou huit fragments dont chacun devient indé-pendant et grossit. Quand il n’y a plus de placepour cette famille trop multipliée, la carapacede neige éclate, et chacun des membres s’en vaparcourir le petit monde où nos yeux ont peineà l’apercevoir. Outre les animaux on a trou-vé, dans certaines parties de la neige rouge,des globules ressemblant à une pierre taillée enrosette ou à un rubis garni de diamants. Cescorps singuliers n’ayant pas de mouvement, onles a rangés dans le règne végétal.

— Quel mystère que la création ! ditÉdouard, que cette étude de la nature faisaitrêver. La vie existe dans un élément où l’oncroirait voir l’image de la mort. Monde incon-nu où se meuvent des créatures dont l’exis-tence et la naissance sont pour l’homme unéternel problème !

— Frère prêcheur, murmura Raoul.

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La route qu’ils prirent pour descendre do-mine tout le groupe du Saint-Gothard, maisn’est intéressante que pour un botaniste.

Laissant Édouard herboriser à son aise,Hector et Raoul, précédés du guide, s’occu-pèrent de franchir le plus vite possible la dis-tance qui les séparait de Realp, d’où, après uneheure de repos, on se dirigea vers Andermatt.L’étape avait été longue, mais les jeunes gensétaient moins fatigués que la veille. On pro-longea même le dîner par une causerie sur levoyage et sur le pays qu’on allait traverser.Cette fois, c’était avec l’histoire qu’on allait setrouver aux prises. Nous avons vu Masséna àGênes, nous allons le voir en Suisse. La Francea de glorieuses annales sur la terre de la liber-té. Elle y a défendu son pays en 1799, commejadis Guillaume Tell y défendit le sien en 1298.La vie de ce héros va trouver sa place à côté denos plus grands faits d’armes.

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CHAPITRE VIII

D’Andermatt à Altdorf. – Le pont du Diable. –Ses deux légendes. – La mort de la Mort. –Souvarow et ses Russes. – Belle défense deMasséna. – Lecourbe. – Le Saut-du-Moine. –Récit du guide. – La vengeance d’un Suisseet la conduite d’un Russe. – Le berceau deGuillaume Tell. – Altdorf.

La légende n’a pas dit son dernier mot. Àpeine au sortir d’Andermatt, on la retrouvedans toute sa naïveté. Un quart d’heure demarche suffit le lendemain aux jeunes gens

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pour arriver au trou d’Uri et au pont du Diable.Le trou d’Uri a perdu son importance depuisles tunnels de chemin de fer surtout depuisl’achèvement de l’immense tunnel du Saint-Gothard, terminé le 29 février 1880. Ce tunneld’une longueur de 14920 mètres, prend sonembouchure à Gœschenen à peu de distancedu trou d’Uri et débouche à Airolo dans lecanton du Tessin. C’est une vaste galerie dequatre-vingt-huit pieds, percée dans le roc ettraversant d’une vallée à l’autre, avec des ou-vertures sur la Reuss. Mais le pont du Diable,au milieu d’un paysage grandiose, dans unegorge sauvage formée d’immenses rochers àpic, a gardé la trace ineffaçable de la légendeet de l’histoire. La Reuss, qui se précipite sousson arche comme un flocon d’écume, berce deson bruit monotone ces souvenirs grands etnaïfs.

Le vrai pont du Diable, car il y en a deux,est au-dessous du nouveau qui lui a volé sespassagers et son nom. Aujourd’hui sans para-

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pet, il est effrayant à traverser. C’est celui-làqui fut bâti par le diable.

— Oui, dit le guide répondant au sourire in-crédule des jeunes gens, par le diable et voicicomment. Les Grisons, pour communiqueravec le canton d’Uri, n’avaient pas de passage.La Reuss qui coule dans un lit creusé àsoixante pieds de profondeur interceptait toutecommunication. Tous les ponts construits à cetendroit n’avaient pu résister aux avalanches et

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aux tempêtes. Le bailli fut d’accord qu’il n’yavait que le diable pour en bâtir un.

— C’est vrai, et je m’en charge, dit quel-qu’un derrière lui.

Le bailli se retourna pour voir qui osait l’in-terpeller. C’était le roi des enfers en personne.

— Vous vous en chargez, vous êtes donc lediable ? dit le bailli.

— Oui, monsieur le bailli, à votre service.

— Merci. Pourtant, si vous vouliez bâtir unpont sur la Reuss, vous nous obligeriez beau-coup.

— Je le bâtirai en vingt-quatre heures.

— Et combien cela nous coûtera-il ?

— Rien.

— Hum c’est bien cher.

— Vous n’aurez qu’à me signer ce petit pa-pier.

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Et le bailli prenant avec crainte le parche-min que Satan lui tendait de sa griffe, dont ilavait eu soin de rogner les ongles, lut ce quisuit :

« Je, soussigné, déclare, sur mon honneurdans ce monde et sur mon repos dans l’autre,donner au diable, en échange du pont qu’il doitconstruire sur la Reuss, la première âme quipassera sur ce pont. »

— Je signe, dit le bailli.

Tout le canton réclama. On voulut jeter lebailli dans le torrent.

— Patience, mes amis, leur dit-il. J’ai monidée.

Le lendemain, le pont était construit. Lediable avait tenu parole, c’était au bailli de te-nir la sienne.

Messire Satanas perché là-haut sur ce ro-cher, attendait sa proie. Tout à coup il vits’avancer quelque chose sur le pont, il prit son

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binocle pour distinguer à quel sexe appartenaitl’âme qu’on lui donnait en payement. C’étaitcelle d’un chien à la queue duquel on avait at-taché une casserole pour le faire courir plusvite.

Furieux de cet échec, Satan jura qu’il dé-truirait son ouvrage pour se venger du bailliqui l’avait joué. Il alla chercher un rocherénorme, le chargea sur ses épaules, et descen-dit suant et tirant la langue de joie ; avec ce ro-cher il devait briser le pont. Mais en arrivantprès de Gœschenen, une bonne vieille qui pas-sait près de lui le salua en faisant le signe de lacroix :

— Mon bon monsieur, la bonne sainteVierge vous ait en aide ! lui dit-elle.

Vous devinez ce qui arriva ? Le diable laissaéchapper le rocher qui, depuis ce temps, esttoujours à la même place avec l’empreinte deses ergots.

— Je connaissais la légende, dit Hector.

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— Ce que vous ignorez, c’est la suite, répli-qua le guide. Satan, une fois chez lui, cherchatous les moyens de faire du tort à nos cantons.Il fit venir la Mort, lui ordonna de s’établir dansle pays et de prendre tous ceux qui ne seraientpas en état de grâce. Les gens âgés ne tom-bèrent pas dans le piège. Mais les jeunes gens ?les jeunes filles surtout ? c’était une véritableépidémie. Le bailli se douta de quelque tour etrésolut de trouver un remède à la vengeancedu diable. Il guetta la Mort qu’il avait aper-çue rôdant autour du village, et un soir d’hiver,qu’elle rentrait dans une petite cabane qu’elles’était construite au bas de la montagne, il l’en-ferma à double tour, fit venir les plus vigou-reux gars de la contrée, qui, en l’espace d’uneheure, eurent enfoui la demeure de la mortdans un gouffre de neige et de rochers. La Mortétait prisonnière. L’épidémie cessa. On vit desvieillards en redevenir jeunes.

Or, Satan attendait en faisant les cent pas àla porte de l’enfer, tenant à la main une gerbe

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de flammes avec laquelle il fustigeait toutes lesâmes qui lui arrivaient de la Suisse. Pas une nevint au bout d’une heure de promenade.

— Quelle fainéante que cette Mort ! dit-il.

Une autre heure se passa, puis toute la jour-née, puis tout le lendemain. Le diable étaitd’une colère !… pas une seule âme n’était en-trée.

— Ils vont donc tous en paradis ! s’écria-t-il avec un juron qui aurait fait condamner lemeilleur chrétien à mille ans de purgatoire.

Satan se déguisa en moine, prit un air béatet alla guetter à la porte du paradis pour ycompter toutes les âmes qui y entreraient.Saint Pierre était sur la porte entr’ouverte, re-gardant au loin pour voir s’il lui arrivait dumonde.

— Mon Dieu, disait le saint consterné, ilsvont tous en enfer ! pas possible autrement.

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— Oh ! oh ! fit Satan qui l’entendit, la Mortserait-elle morte ? Allons consulter le registred’écrou de saint Pierre.

Et il s’approcha.

Saint Pierre poussa un soupir de soulage-ment.

— Entrez, bon père, dit-il au faux moine,venez que je vous inscrive.

Satan entra et jeta un coup d’œil sur le re-gistre. Pas une âme depuis trois jours ! c’étaittout ce qu’il voulait savoir.

Saint Pierre, qui venait de refermer la porte,entrait au même instant :

— Comme ça sent le soufre, dit-il.

— Ce n’est pas étonnant, dit le diable enbaissant son capuchon.

— Satan, cria saint Pierre consterné, que vadire le bon Dieu ? Hors d’ici, mécréant !

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Le diable ne demanda pas mieux que des’en aller, joyeux d’avoir trouvé ce qu’il cher-chait et d’avoir attrapé saint Pierre. De retourchez lui, il constata que pas une âme qui ait vé-cu n’était entrée. Il résolut d’aller à la recherchede la Mort. Il finit par la découvrir sous laneige. Elle était gelée. Satan l’emporta aux en-fers pour la réchauffer, ce qui laissa encore legenre humain tranquille pour quelque temps.Mais depuis ni Satan ni la Mort n’osent s’at-taquer aux gens de la Suisse. Voilà pourquoinous sommes bons et nous vivons très vieux.

Les jeunes gens s’amusèrent beaucoup decette histoire et surtout de la conclusion.

— Maintenant que j’ai parlé pour moi, ajou-ta le guide, parlons pour vous. C’est sur ce pontque les Français ont si bien arrangé les Autri-chiens.

— Serait-ce celui de Magenta ? fit Raoul.

— Ah ! c’est là, dit Hector la narine frémis-sante et l’œil brillant.

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Et alors, en descendant le cours de laReuss, les jeunes gens aidés par Wilhem etleurs souvenirs devisèrent d’histoire.

La république française, à l’époque dont lesjeunes gens parlaient, était menacée de touscôtés, et Bonaparte, vainqueur en Égypte,n’avait pas encore donné ses ordres pour l’im-mortelle campagne qui, commencée à Maren-go, devait se terminer à Zurich. Nous étionsbattus à la Trebbia et à Novi. Souvarow l’invin-cible s’était joint aux Autrichiens. L’Angleterrefermait la route des mers au vainqueur des Py-ramides. Masséna, commandant en chef les ar-mées du Rhin et de la Suisse, n’avait que trentemille hommes, épars depuis la vallée de l’Innjusqu’à Bâle, en présence de cent mille Autri-chiens disséminés depuis le lac de Constancejusqu’au Danube. La position était critique.Mais Masséna replié sur le Limmat, après avoircommis la faute irréparable de ne pas empê-cher la jonction des troupes ennemies, se pré-

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parait à recevoir vigoureusement l’archiducCharles.

Souvarow et les Russes arrivaient. Qu’était-ce que Souvarow qui a laissé des traces de sonpassage en Suisse, où il existe encore à l’étatde légende ? C’était un barbare, fort contre lesTurcs, cruel en Pologne, d’une grande vigueurde caractère, d’une bizarrerie poussée jusqu’àla folie, mais sans aucun génie de combinai-son. L’armée de ce général avait comme lui unebravoure qui tenait du fanatisme, mais aucuneinstruction. Cette énergie brutale des Russesdevait se briser contre l’énergie savante et cal-culée des Français.

Vainqueur en Italie, Souvarow reçut l’ordredu conseil aulique de transporter ses troupesen Suisse. Ce théâtre ne lui convenait pas dutout. Les Russes, habitués à charger en plaineet à la baïonnette, ne savaient pas tirer un coupde fusil, et ce qu’il faut dans les montagnes, ce

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sont d’habiles tirailleurs. C’est là que les vain-queurs de Marengo les attendirent.

Laissons Masséna vaincre les Autrichiensdans les plaines de Zurich ; nous le retrou-verons encore. Puisque nous sommes sur lesrives de la Reuss, suivons Souvarow et son ar-mée qui franchissent le Saint-Gothard pendantque Korsakov entre en Suisse par le nord etHotze et les Autrichiens par la Limmat pour at-taquer le centre de l’armée française. Quandles Russes se virent au milieu des neiges éter-nelles, qu’ils n’aperçurent plus que des rocherset des précipices, quand ils se virent battus àAirolo par six cents grenadiers français, l’es-prit d’insubordination put être à peine conte-nu. On dit qu’en ces lieux redoutables Souva-row, voyant ses exhortations inutiles, fit creu-ser une fosse, s’y étendit sans vêtements et criaaux mutins : « Couvrez-moi de terre et aban-donnez votre général !… » Les soldats, confusde repentir, le prirent dans leurs bras et le sup-plièrent de les conduire à l’ennemi. Ils arri-

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vèrent après avoir laissé bon nombre des leursdans cette neige qui devait les venger si cruel-lement en 1813, sur les bords de la Reuss,où une poignée de braves les tint en échecpendant trois jours. Parvenus à Wasen, ils dé-bouchèrent dans la vallée, près de Madéran,au moment où les Autrichiens s’emparaient dupont d’Amsteg pour couper la retraite auxFrançais. Nos grenadiers enlèvent le pont à labaïonnette, mais écrasés par l’artillerie, ils re-culent. Le général Lecourbe saisit le fusil d’unfuyard, se place à l’entrée du pont, et jure qu’ily mourra. Déjà les Autrichiens l’entourentquand ses grenadiers, honteux d’avoir aban-donné leur général, reviennent à la charge etmettent les Autrichiens en fuite. Lecourbe nesonge plus qu’à empêcher Souvarow de re-joindre Masséna. Avec quinze cents hommes,il arrête vingt mille Russes ; pendant toute laretraite, il marchait à pied près du dernier ca-non qu’il pointait lui-même sur l’avant-gardeennemie chaque fois qu’elle s’approchait.

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Il se retire ainsi sur Brunnen.

En arrivant à Flüelen, Souvarow est forcéde s’arrêter. Pas de route, pas de passage. Rienque les rochers et le lac. Pendant ce temps,Masséna écrasait les Autrichiens à Zurich.C’est alors que le vieux général russe s’engageadans la vallée de la Muotta, et commença cettefameuse retraite dans les cols les plus difficilesdes Alpes. Le bois manquait pour entretenir lefeu du bivouac. Les cosaques brisaient leurslances pour faire du feu. Ainsi, cette arméeépuisée par la fatigue, décimée par les com-bats, mourant de faim et de froid, abandonnantson artillerie et ses malades, disparut de laSuisse, laissant pour souvenir cette inscriptiongravée sur un roc du Saint-Gothard : SouvarowVictor, que les Français restés maîtres des lieuxont dédaigné même d’effacer.

Le pont du Diable que venaient de visiterles jeunes gens avait été le témoin d’une de cesluttes sanglantes. Voilà pourquoi ils s’y étaient

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arrêtés longtemps et avaient suivi à pied cettevallée de la Reuss, où ils retrouvaient à chaquepas la trace de cette épopée.

Ils marchaient lentement. La fatigue lesprit. Ils arrivèrent près d’un pont qui s’appellele Saut-du-Moine.

Hector demanda la raison de ce surnom auguide qui répondit :

— Je ne voudrais pas vous déplaire avectoutes nos histoires surnaturelles, mais celle-civaut la peine qu’on l’écoute.

— Parlez, dit Édouard.

— Oh ! oui, et longtemps, dit Raoul en s’as-seyant.

— Une jeune fille avait été enfermée dansun couvent, dont nous pourrions voir encorequelques vestiges là-haut. Ses deux frères, in-téressés à ce qu’elle prît le voile, veillaient nuitet jour sur le couvent, d’où un comte deSouabe avait juré qu’il enlèverait celle qu’il dé-

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sirait pour femme et que lui ravissait la cupidi-té de la famille.

Ce comte s’introduisit dans le lieu saintsous le costume de moine et enleva la jeunefille qu’il emporta dans ses bras. Les deuxfrères avertis à temps le poursuivirent de toutela vitesse de leurs chevaux. Le moine, arrivésur cette rive, s’élança, sans quitter son far-deau, de l’autre côté de la Reuss, au risque dese briser avec lui dans le précipice. Les frèresde la jeune fille n’osèrent le suivre et le comteresta maître de celle qu’il aimait.

Les jeunes gens regardèrent avec épou-vante le saut qu’avait fait ce moine imaginaire.Il avait vingt-deux pieds de largeur et centvingt pieds de profondeur.

— En route, dit Hector.

— Pas encore, dit Raoul. Je suis fatigué.

— Raoul a raison, dit Édouard. Le guide aencore quelque histoire à nous conter.

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— Ma foi, non.

— Cherchez.

— Vous parliez d’histoire tout à l’heure. Ehbien, cela me rappelle…

— Oh ! parlez, fit Hector.

— À une condition, c’est que nous marche-rons.

— Allons donc, paresseux d’Hector, criaRaoul en se levant ; en route !

Après quelques pas, le guide reprit :

— Mon grand-père aimait à nous raconterles histoires de sa jeunesse, une surtout, quetous les voyageurs qu’il guidait dans la valléede la Muotta n’ont pas oubliée, j’en suis sûr.

N’attendez pas que je vous la raconte aveccette naïve bonhomie qui faisait le fond de sesrécits ; elle est fixée dans mon souvenir, et jene puis la raconter sans une émotion profonde,doublée d’un orgueil bien légitime. Pour vous

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qui être dignes de la comprendre, je l’en feraisortir, avec cette attention délicate que nousautres montagnards nous avons pour tout cequi touche à notre pays et à notre famille.

Le guide s’essuya le front, peut-être mêmeun peu les yeux qu’humectait le souvenir deson grand-père, et se tournant gaiement versles jeunes voyageurs plus attentifs à ses pa-roles qu’aux sites du pays, il poursuivit :

— C’était dans la nuit du 27 au 28 sep-tembre 1799. Grand-père habitait dans le fondde la vallée, – nous y passerons, – près d’uneroche suspendue sur l’abîme. La maisonn’existe plus aujourd’hui. Il avait fait très froidla veille. Une pluie fine avait détrempé les che-mins, et la neige commençait à blanchir lessommets du Klœnthal. La supérieure ducouvent s’était arrêtée à la maison, n’osant pascontinuer sa route, et occupait la plus belle deschambres, la seule du reste. Grand-père dor-mait à l’écurie. Et il dormait bien, je vous as-

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sure, comme un homme qui, inquiet de savoirdes nouvelles du pays, a fait dix lieues pour al-ler en chercher.

Ce qu’il avait appris ne pouvait guère le ras-surer. La Suisse, particulièrement notre can-ton, n’était qu’un champ de bataille, choisi parquatre peuples pour disputer à la France la su-prématie en Europe. Les Français étaient vain-queurs. Tant mieux. Ce sont des braves, maisaprès tout l’Autriche eût triomphé que nos af-faires, à nous, en auraient été au même point.La Suisse ne demandait qu’une chose, c’est queça finît le plus tôt possible.

Hélas ! les cosaques n’étaient pas encore ar-rivés, ou du moins nous ne les avions pas en-core vus !…

Grand-père dormait en rêvant à cette af-freuse guerre qui lui enlevait son gagne-pain,quand un bruit sourd, un bruit d’avalanche leréveilla en sursaut. Il ouvrit la porte. Dans lavallée rampait un immense serpent, dont

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chaque anneau était tantôt un grouped’hommes aux casquettes plates, tantôt unnoyau de bonnets à poil conduisant par la mainde petits chevaux chargés de caissons et d’ar-tillerie.

C’étaient Souvarow et ses Russes, dont lafameuse retraite vaut bien une victoire. Euxaussi, ce sont des braves, mais, – je ne sais pass’ils ont changé, – à cette époque-là, c’était rienmoins que des Barbares.

Après ça tout le monde ne peut pas êtreSuisse, – ni Français !

Mon grand-père, regardait toujours, un peuhébété, convenez qu’il y avait de quoi, quandun grand sec, à la moustache rude, lui frappasur l’épaule.

— Sommes-nous loin de Glaris, lui dit-il,d’une voix rude comme la moustache.

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— Vous en avez bien pour dix heures, ré-pondit grand-père et encore faut connaître lechemin.

— Vraiment ? Et tu le connais, toi, le che-min ?

— Je suis du pays.

— Alors, en route, tu vas nous guider. Pasun mot ou je te tue !…

Hein ? Quelle jolie connaissance grand-père avait faite… ! Il fallait obéir, s’habiller, etguider les cosaques, c’est ce qu’il fit. Le grandsec l’attendait toujours, et de temps en temps,impatienté, tapait la porte à coups de sabre.Oh ! si j’avais été là !… Il est vrai que mon pèren’était pas encore mis au monde.

La supérieure du couvent s’était réveilléeet habillée : pensant qu’une fille du Seigneurpourrait obtenir de ce Barbare que mon grand-père restât à la maison, elle lui en fit la prière.Savez-vous quelle fut sa réponse ?

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— Si cette canaille ne se dépêche pas, jemets le feu à la baraque.

— Me voilà, fit mon grand-père en s’avan-çant.

Puis comme dernière ressource, il ajouta :

— Vous feriez mieux de rebrousser chemin.Les Français sont partout vainqueurs. Vousn’irez pas loin.

Il paraît que le cosaque fit une figure !…

— Qu’on saisisse cet homme et qu’on lepende, s’écria-t-il, c’est un espion et untraître !…

Cette fois la supérieure fut plus heureuse ;elle attendrit le Barbare qui consentit à laisserla vie à grand-père, à condition qu’il guidât lesRusses.

— Mais, dit l’officier cosaque, marche droit,ne te trompe pas. Au premier écart, je te cassela tête.

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— Je n’en reviendrai pas, dit grand-père, etil fit ses adieux à sa famille comme s’il partaitpour l’autre monde.

Puis il prit par la bride le cheval de l’officieret se mit en route, en tête de la colonne.

Ce qu’il souffrit dans ce voyage, Dieu seulle sait, car ce pauvre grand-père ne se le rap-pelait pas lui-même ! Tout ce qu’il nous en adit, c’est que la nuit était si noire qu’il trébu-chait à chaque pas, ce qui lui valait des coupsde cravache du cavalier. La cravache s’étantcassée sur son dos, les coups de plat de sabrela remplacèrent avec trop d’avantage. Le sabrelui-même se cassa, dans cette lutte inégale. Lemisérable officier se servit de la crosse de sespistolets… Aussi pourquoi grand-père n’avait-il pas dit que les Autrichiens avaient battu lesFrançais ?

Et ce supplice dura six heures !…

Enfin grand-père ne put plus marcher, iltomba épuisé, non sans montrer aux Russes le

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chemin qu’ils avaient à suivre et que leur faci-litaient les premières lueurs du jour naissant.

Le cavalier mit pied à terre et, à coups detalon de botte, voulut le forcer à continuer laroute. Peine inutile ! sa victime était évanouie.Un dernier coup de pied fut la récompensedonnée à un guide qui, s’il avait voulu, auraitpu perdre l’armée entière.

Enfin ! il paraît que dans ce pays ceux quine sont pas les maîtres sont des chiens.

Quand grand-père se réveilla, un spectacleterrible l’attendait. Les eaux de la Muottaétaient rouges de sang et charriaient des ca-davres. Le canon grondait au loin, et sur leschemins serpentant autour de la montagne onvoyait s’agiter des points noirs. C’étaient lesvautours qui dînaient de chair humaine. Il es-saya de se lever, mais il pouvait à peine mar-cher. Tout son corps était meurtri, sa figure en-sanglantée. Il se traîna au bord de la rivière,mais il eut honte de se laver avec cette eau

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sanglante. Il remonta les rochers en s’accro-chant aux branches et arriva à un sommet gar-ni de neige, où il se rafraîchit.

Tout à coup il entendit un hennissement.Un cheval aux naseaux fumants grattait laneige avec frénésie à quelques pas de lui.Grand-père reconnut le témoin de son martyre.

— Dieu est bon, dit-il, il me venge. L’officierest mort et j’hérite de son cheval.

Puis il s’approcha. À côté du cheval était lecorps de l’officier, dont une horrible blessurerougissait son linceul de neige.

— Quand je disais que Dieu est bon !… fitgrand-père, et prenant son ennemi dans sesbras, il le plaça délicatement en avant de laselle, enfourcha le cheval et reprit le chemin dela maison, où ma grand’mère faillit mourir dejoie en le revoyant, et où le blessé trouva l’hos-pitalité et des soins.

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On n’a pas besoin de médecin dans nosmontagnes. La nature est notre pharmacie. Enquinze jours de temps, la victime eut guéri sonbourreau.

C’était cette guérison que grand-père atten-dait pour se venger. Aussi, quand l’officier putle reconnaître, il s’approcha du lit et… lui fai-sant la risette comme une nourrice à un enfant,il lui dit d’une voix émue :

— N’est-ce pas que tu ne me battras plusmaintenant ?

Ce récit noble et simple toucha au dernierpoint les voyageurs. Ils continuèrent la routeen silence et comme fiers d’être sous la protec-tion d’un homme appartenant à un pays aussigrand de caractère.

Le chemin était d’autant plus long qu’onavait flâné le long des légendes et de l’histoireet qu’on était en retard. Bien que fatigués, ilsgagnèrent Altdorf, retrouvant de ville en villeles étapes de la glorieuse retraite de Lecourbe,

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et laissant sur leur droite les sites sauvages duSchœchenthal, témoins grandioses de la nonmoins glorieuse retraite de Souvarow. Ils ar-rivèrent près d’Attinghausen, doublementillustre par le héros d’un drame de Schiller etWalther Fürst, le beau-père de Guillaume Tell.Ils laissèrent ce village de l’autre côté de laReuss pour atteindre Bürglen où est néGuillaume Tell. À la nuit, ils entraient à Altdorf.

— Berceau de la liberté suisse, salut ! ditHector.

Désormais, sur la route qu’ils ont à franchirpour atteindre Lucerne, plus de légendes mo-nacales ni diaboliques, mais une époque toutentière, grande, belle et merveilleuse, accom-plie par une nation sans autre secours que celuide ses enfants. Ce ne sera plus l’Helvétie deslacs et des glaciers, mais la Suisse des lacs etdes prairies, non plus un sol fabuleux, mais uneterre historique que la liberté a arrosée de sonsang, et où a surgi une des meilleures répu-

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bliques, non seulement de l’ère moderne, maisencore des temps anciens !

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CHAPITRE IX

Digression d’Hector. – Histoire de GuillaumeTell. – Le serment du Grütli. – Miracle destrois sources. – Gessler. – Tell et son enfant.– La pomme enlevée. – Guillaume en prison.– La conjuration éclate. – Gessler sur le lac.– L’orage. – Gessler sauvé par Guillaumesur le lac et tué par son sauveur près deBrunnen. – Mort de Guillaume Tell. – Sastatue à Altdorf et ses souvenirs. – Le lacdes Quatre-Cantons. – La chapelle de

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Guillaume. – Treib et Brunnen. – Gersau. –Panorama de Lucerne. – Menace de Raoul.

On a contesté la vérité de l’histoire deGuillaume Tell ; on a voulu y voir les reflets, lacopie d’une tradition danoise ; mais il est bienétabli que le Tocco des Danois était entière-ment inconnu aux Suisses. Il aurait vécu avantla seconde moitié du douzième siècle, et la mi-gration des Suisses, si on la veut admettre, estde beaucoup antérieure.

Cette nation n’a pu emporter le souvenird’un fait qui n’était pas encore arrivé. La pre-mière édition du livre de Saxo, où il en est par-lé, a paru à Paris en 1486. D’un autre côté, ilest constaté qu’en 1388, il y avait à l’assem-blée d’Uri cent quatorze personnes qui se sou-venaient d’avoir connu Guillaume Tell, dontl’existence est d’ailleurs attestée par les chro-niques et les chants populaires. La consécra-tion religieuse donnée à cette tradition parl’établissement de chapelles dans tous les lieux

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illustrés par ses actions en est une autrepreuve.

Et puis, qui pourrait en douter en songeantau caractère indépendant de cette nation op-primée ? Est-il étonnant qu’un homme, plusardent et plus valeureux que les autres soitné à l’heure indiquée pour la délivrance dece peuple ! Il faut juger ce héros comme onjuge les libérateurs d’Athènes et de Rome. Leciel réserve de pareils hommes pour sauver lespeuples et pour punir les tyrans.

— C’est mon avis, répondit Raoul à cette di-gression d’Hector.

Et chacun lut cette histoire à travers l’im-mense panorama qui s’étendait sous leursyeux.

Albert d’Autriche était empereur. À sonavènement, il ne possédait en Helvétie, commecomte de Habsbourg, que les villes bâties parses devanciers. Les comtes de Savoie et deNeuchâtel se partageaient le reste. Mais, au

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milieu de cette terre couverte d’esclaves etd’oppresseurs, trois petites communes étaientrestées libres ; c’étaient Uri, Schwytz et Un-terwald, alliées par serment contre la tyranniede la maison d’Autriche, qui voulait leur ravirleurs anciens droits.

Ce fut alors qu’apparurent, dans ces paysindomptés, deux hommes d’un caractère des-potique et emporté, envoyés par Albert pourréduire ces vieux montagnards à une soumis-sion muette et à un esclavage docile. L’un étaitLaudenberg, qui s’établit au château de Sar-nen ; l’autre Gessler, qui se fit bâtir une forte-resse digne de lui.

Pendant que la tyrannie envoyait ses émis-saires, la liberté faisait naître des défenseurs.

Deux hommes furent insultés. L’un, Wernerd’Attinghausen, faisait bâtir une maison. Gess-ler en fut indigné : « Jusqu’à quand souffrira-t-on que ces paysans possèdent d’aussi bellesdemeures ? Une chaumière n’est-elle pas assez

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bonne pour eux ? » Werner sut le propos par safemme, qui l’excita à se venger du gouverneur.

L’autre, Arnold Melchtal, n’avait pas voululivrer ses bœufs à un valet insolent de Lauden-berg. Pour l’en punir, le gouverneur fit creverles yeux à son père.

Tous deux allèrent séparément trouver Wal-ther Fürst, qui leur donna asile.

Bientôt après, Conrad Baumgarten, jeunehomme du canton d’Unterwald, vint se joindreà eux. Il avait à venger un outrage sanglant faità sa jeune femme.

Ce sont ces quatre hommes qui, les pre-miers, ourdirent la conspiration qui devait sau-ver leur pays.

— Quoique la vengeance des tyrans soitterrible, dit Arnold, il vaut mieux s’exposer à lamort que de supporter le joug.

Il fut convenu que, chacun de son côté, son-derait les dispositions de ses amis et de ses pa-

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rents, et pour se revoir on indiqua le Grütli.C’est une prairie au milieu des forêts, sur unehauteur entourée de rochers, lieu remarquablepar la majesté du site, solitude solennelle quiimpose le respect, et où l’imagination réveilleles fantômes des libérateurs de la Suisse.

C’est là, dans la nuit du 17 novembre 1307,que Walter Fürst, Werner Stauffacher et ArnoldMelchtal jurèrent devant Dieu, devant qui lesempereurs et les paysans sont égaux, « devivre et de mourir pour leurs frères, de ne plussouffrir d’injustice, mais de n’en pas com-mettre, de respecter les droits et les propriétésdu comte de Habsbourg, de ne faire aucun malaux baillis impériaux, mais de mettre un termeà leur tyrannie. »

— Ô mon Dieu, dit Werner, pendant quetous les amis réunis autour d’eux répétaientà genoux ce serment, si notre pacte vous estagréable, faites-le connaître par quelque mi-racle.

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Au même instant, trois sources d’eau vivejaillirent aux pieds des trois conjurés. Tous, àce prodige, crièrent : « Gloire au Seigneur ! »et, confiants dans leurs destinées, retournèrentà leurs cabanes et à leurs troupeaux.

Le lendemain de cette nuit mémorable,Gessler, furieux de la rébellion de ses vassaux,ordonna qu’on plantât sur la place d’Altdorfune perche au sommet de laquelle serait unchapeau orné de la couronne ducale d’Au-triche, et fit déclarer à son de trompe que toutnoble, bourgeois ou paysan qui passerait de-vant cet insigne de sa puissance, eût à se dé-couvrir en signe de foi et hommage.

Un homme refusa de se découvrir. Gesslerle fit arrêter et vint en personne pour interro-ger le coupable, sur la place d’Altdorf.

— Pourquoi n’as-tu pas salué ce chapeau ?

— Je ne salue que Dieu, les vieillards etl’Empereur.

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— Ce chapeau représente la couronne deHabsbourg.

— Nous ne relevons que de l’Empire. Res-pectez nos droits, nous respecterons les vôtres.

— L’Empereur Albert n’a pas ratifié les li-bertés accordées par son père.

— Alors qu’il les ratifie ou qu’il prennegarde. Nous sommes prévenus et armés. Il aperdu sa bannière à Berne, il perdra son pou-voir à Uri.

— Ton nom, audacieux ?

— Guillaume Tell, de Bürglen.

— Ah ! ah ! fit Gessler, le plus habile chas-seur de l’Helvétie ?

Puis réfléchissant à sa vengeance :

— As-tu des enfants ?

— Quatre.

— Comment s’appelle le plus jeune ?

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— Walter.

— Courez à Bürglen et ramenez cet enfant.

Un garde partit au galop.

— Qu’en voulez-vous faire, monseigneur ?demanda le père, la sueur au front, les yeuxfixes et les poings fermés.

— Tu verras.

Au bout de dix minutes, le garde amenal’enfant qui se précipita dans les bras de sonpère.

— Qu’on attache cet enfant à cet arbre, ditGessler, les yeux brillants de joie et de férocité,en montrant un chêne qui s’élevait à l’extrémi-té de la place.

L’enfant fut arraché des bras de Guillaume,qui tomba à genoux en demandant grâce.

— Ne le tuez pas ! cria-t-il.

— Ça te regarde, habile tireur, répliquaGessler. Prends ton arbalète et ton vireton le

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plus aigu. Je te charge d’enlever une pommesur la tête de ton fils. C’est ma vengeance etton pardon.

— Jamais ! jamais ! c’est tenter Dieu.

— Père, dit l’enfant, je le veux, moi.

Et il se laissa enchaîner.

On rendit à Guillaume ses armes qu’on luiavait prises en l’arrêtant. L’archer, placé à centcinquante pas, s’agenouilla, fit une courteprière, regarda son enfant dont le sourire luicria : courage ! et, devenu immobile commeune statue de pierre, de tremblant comme unefeuille qu’il était, il ajusta.

Le coup partit. La pomme était clouée auchêne. L’enfant n’était pas atteint. Guillaumevoulut se lever, mais il chancela et s’évanouit.

Quand il revint à lui, son fils était dansses bras, et Gessler, bouillant d’indignation,le regardait en lui montrant un vireton queGuillaume avait caché dans son pourpoint.

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— Pour qui ce vireton ?

— Monseigneur, nous ne mentons jamais ;c’était pour vous, si j’avais tué mon enfant.

— Conduisez cet homme en prison, mesmaîtres. C’est un assassin !

— Ah ! dit Guillaume, il y a une justice auciel. Je ne vous cherchais pas, monseigneur.Souvenez-vous, s’il vous arrive malheur, quevous l’aurez trouvé vous-même !

Et il se laissa conduire en prison. L’enfantfut rendu à sa mère.

L’arrestation de Guillaume fit éclater laconjuration. Gessler, averti pendant la nuitqu’une révolte s’organisait pour lui ravir sonprisonnier, résolut de le transporter dans uneforteresse appartenant aux ducs d’Autriche,entre Weggis et Küssnacht. On s’embarqua àFlüelen. Guillaume fut couché pieds et poingsliés au fond de la barque, sous la garde de dix

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archers. Gessler prit place au haut bout, le pi-lote au gouvernail et deux bateliers à la voile.

Mais, à peine sur le lac, un violent orageéclata, le mât fut brisé, la voile emportée et lesvagues menacèrent de submerger l’esquif.

— Sauve-nous, criait Gessler au pilote.

— Je sais mon métier, dit le pilote. Un seulhomme pourrait me remplacer.

— Eh ! que n’est-il ici ?

— Il y est. C’est votre prisonnier.

Fou de terreur, Gessler fit délier GuillaumeTell.

Dix minutes après, sous l’impulsion nou-velle donnée par Guillaume à la barque quisemblait faire reculer le vent, on atteignit larive. Alors Guillaume, feignant de se baisserpour amarrer un cordage, saisit son arbalèteet pressa de la main droite le gouvernail. Labarque vira aussitôt, et Guillaume, léger

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comme un chamois, s’élança à terre, avant queles gardes ne songeassent à pousser un cri.

Gessler, tout entier à sa vengeance, partitaussitôt pour Küssnacht, après avoir reçu desrenforts et des chevaux de Brunnen et donnél’ordre à ses soldats d’aller saisir la femme etles enfants de Guillaume Tell pour les lui ame-ner prisonniers.

Mais, au détour d’un sentier, il tomba frap-pé au cœur d’un vireton, non sans entendreune voix qui lui criait du haut d’un rocher :

— C’est la flèche qui a failli tuer mon fils !Que Dieu me pardonne ta mort !…

Cette mort fut le signal de la révolte ou-verte. Tous les châteaux, nids crénelés desvautours autrichiens, furent pris et rasés, lesgouverneurs chassés, et les Suisses, recouvrantleur liberté, jurèrent de nouveau et solennelle-ment leur éternelle alliance.

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Quant à Guillaume Tell, l’auteur involon-taire de cette révolution, il disparaît de l’his-toire pour reparaître à la bataille de Laupen, etmourir en 1354, emporté par un torrent danslequel il s’était élancé pour sauver un enfant.Sa mort couronne sa vie.

C’est cette histoire légendaire que nosvoyageurs étudiaient à Altdorf, et dont ils al-laient trouver tant de traces de Flüelen à Lu-cerne.

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Altdorf date de 1799, un incendie l’ayanttoute détruite en 1798. Sur la place sont deuxchoses curieuses : la statue colossale de Tell,et une fontaine élevée sur l’emplacement duchêne auquel l’enfant fut attaché. On remarqueaussi un peu plus loin une tour qui date du qua-torzième siècle. Sur les côtés sont peints lesexploits de Tell et la bataille de Morgarten, cetépisode de guerre de la Suisse avec l’Autriche.

Huit ans après la mort de Gessler, Léopoldd’Autriche pénétra dans le pays avec unebrillante armée, mais il eut le sort de Charles leTéméraire.

Morgarten fut le Morat de l’Empire.

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Le guide conseilla aux jeunes gens d’allerà Lucerne en bateau. Son conseil fut suivi, ettous quatre s’embarquèrent à Flüelen. Il futmême convenu que Wilhem ne les quitteraitplus le restant du voyage.

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Raoul aspirait au repos. Édouard voulaitécrire à son père, et mettre en ordre son her-bier, qu’il avait enrichi dans la vallée d’Ander-matt ; Hector n’était pas fâché aussi de résu-mer les conversations de cette deuxième par-tie de leur tournée. Pourtant ils se livrèrent àtoutes les impressions du paysage et à tousleurs souvenirs.

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Quel rêve fantastique pourrait égaler la vuedu lac des Quatre-Cantons parcouru depuisFlüelen jusqu’à Lucerne, lorsqu’on connaît lesévénements épiques qui les ont illustrés en1308 et en 1799 ?

Encadrée dans des arbres, juchée surl’écueil où Tell se précipita de la barque qu’ilavait arrachée à l’orage et où il laissait Gesslerbouillant de colère et de vengeance, apparaît lachapelle du libérateur de la Suisse. Là, à deuxcents mètres au-dessus du lac, quelle est cettepetite prairie verdoyante couverte d’arbres etde cabanes ? c’est le Grütli. Quel est ce rocherperpendiculaire qui semble fermer ce bas dulac qu’on appelle lac d’Ars ? Rien, un souveniren lettres d’or à Schiller, chantre de GuillaumeTell.

Mais les rives deviennent plus étroites, lesmontagnes abruptes, les gorges sauvages :dans le lointain, à travers les nuages, on aper-çoit encore quelques cimes blanches de neige.

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Voici, en face l’une de l’autre, les deux villesde Treib et de Brunnen.

La rive fourmille de bateaux et de voya-geurs allant au Rigi.

C’est bien le point le plus pittoresque dulac.

Édouard commence à regretter de ne pasaller à pied.

— Nous reviendrons, dit le guide.

— Mon pauvre herbier, dit Édouard, jecrains bien de ne plus pouvoir l’enrichir,comme la forêt de Wasen.

— C’est à moi que vous devez, dit Hector,votre bissus iolithus.

— Mon père sera-t-il content ! c’est uneplante de la famille des lichens rouges. Avez-vous remarqué qu’en le frottant il sent la vio-lette.

— Fais voir, dit Raoul.

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Pendant qu’on s’occupait de l’herbierd’Édouard, le bateau arrivait par un paysageun peu aride qui coupe l’embouchure de laMuotta, à la chapelle de l’Infanticide.

— C’est là, dit le guide, qu’un pauvre mé-nétrier, revenant d’une noce à Treib, a brisé lecrâne de son enfant qui lui demandait du painauquel il ne pouvait en donner.

— Pas de légende ! demanda Raoul.

— Je n’en connais pas, dit le guide. Maisvoici Gersau dont l’histoire pourra avoir des at-traits pour vous.

— C’est bien petit, dit Raoul.

— C’est charmant, dit Édouard.

— L’histoire ? demanda Hector.

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— Ce petit coin de terre, couvert au-jourd’hui de jolies maisons, que vous voyezdispersées sur la colline au milieu d’arbres frui-tiers et de châtaigniers, formait jadis l’État le

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plus petit, mais le plus indépendant de laSuisse. Les Français y mirent fin en 1798. Ellea conservé dans ses mœurs et ses usages, etjusque dans ses costumes quelque chose d’ori-ginal. Il y a peu d’années encore, les trois joursque durait la fête du village étaient consacrésà nourrir tous les mendiants et vagabonds duvoisinage.

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— Et aujourd’hui ?

— Elle ne nourrit que les voyageurs.

Le temps s’était fait sombre. La peur de lapluie avait balayé le pont. On ne s’occupa plusdu lac sur lequel on devait revenir. Aussi Lu-cerne leur apparut bientôt sous son aspect pit-toresque, sans trop les émouvoir.

— Le lac que nous quittons, dit le guide,mérite qu’on le revoie. C’est le plus beau de laSuisse et même de l’Europe.

— Ne craignez rien, dit Hector, nous leconstaterons avec des yeux moins fatigués.

— En allant au Rigi.

— Demain, dit Édouard.

— Pourquoi pas tout de suite, dit Raoul, surles ailes du vent ?

On débarqua à l’hôtel du Cygne. Une foisinstallé, on tint conseil pour connaître la routequ’on aurait à faire les autres jours, mais on re-

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mit les décisions au lendemain, Raoul ayant re-fusé de voter.

Édouard et Hector écrivirent au docteur Si-mon.

— Et toi, Raoul ?

— Moi j’ai écrit.

— Pas possible.

— La preuve, c’est que Jean sera ici de-main.

Et se soulevant sur le lit dans les draps du-quel il venait de se blottir :

— Avec ma malle ! ! !

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a été édité par la

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en décembre 2019.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Sylvie, Anne C., Lise-Marie, Fran-çoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Laporte, Albert, En Suisse, le sacau dos, Paris, Théodore Lefèvre, s.d. (troisième

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édition). D’autres éditions pu être consultéesen vue de l’établissement du présent texte. Laphoto de première page, Petit Lac vers Genève etla Savoie, a été prise par Christine H. en 2011.

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1 Gleyre est mort dernièrement et son corpsa été rendu à Lausanne, qui a réclamé l’honneurd’avoir la tombe de celui qui, vivant, l’avait tant ai-mée.

2 Depuis 1873, ce consulat a été érigé en am-bassade.

3 Ours, en allemand Baer.

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Table des matières

DEUXIÈME PARTIECHAPITRE PREMIERCHAPITRE IICHAPITRE IIICHAPITRE IVCHAPITRE VCHAPITRE VICHAPITRE VIICHAPITRE VIIICHAPITRE IX

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