3
Vie professionnelle 152 V ie professionnelle La Lettre du Psychiatre - Vol. IV - n° 5 - septembre-octobre 2008 © PhotoDisc. Europe : actualité professionnelle psychiatrique H. Sontag* Italie : situation actuelle après la réforme E n Italie, avant la loi de 1978 qui a supprimé les hôpitaux psychiatriques, il y avait, pour environ 60 millions d’habitants, 64 hôpitaux psychiatriques, plusieurs services universitaires psychiatriques, 6 hôpitaux psychiatriques médico- légaux (analogues à nos unités de malades difficiles), de nombreuses clini- ques psychiatriques privées et quelques centres de consultations externes. Le pionnier de la modification profonde du système psychiatrique en Italie a été Franco Basaglia, professeur à Trieste, qui avait le premier mis au point une évolution vers la suppression des hôpi- taux psychiatriques. Sous l’influence de l’antipsychiatrie venue d’Angleterre (Ronald Laing, David Cooper) et des événements de 1968, une organisation composée de psychiatres, de psychologues, d’in- firmières, d’assistantes sociales et de malades, appelée Psichiatria Democra- tica 1973, soutint, selon des principes idéologiques marxistes-léninistes, que les troubles psychiatriques ne seraient pas d’origine psychopathologique ou médicale, mais plutôt d’origine socio- psychologique, et que les facteurs socio- économiques seraient prédominants dans leur pathogenèse. À la suite de l’assassinat d’Aldo Moro, séquestré par les Brigades rouges le 9 mai 1978, le gouvernement promul- guait la loi qui couvait depuis longtemps (loi n° 180), qui décidait de l’abolition des hôpitaux psychiatriques en Italie. Le courant de l’antipsychiatre considérait seulement la psychiatrie et les hôpitaux psychiatriques comme des moyens de marginaliser et d’exclure les individus non adaptés à la société. L’application de cette mesure s’est faite du jour au lendemain, et il a été défendu de construire de nouveaux hôpitaux psychia- triques. Il devint obligatoire d’utiliser ceux qui existent actuellement comme des divisions spécialisées psychiatriques d’hôpitaux généraux, et d’utiliser comme psychiatriques les divisions neurologi- ques ou neuropsychiatriques. Avant le 31 décembre 1980, sans aucune possibilité de prorogation, devaient être conclues une série de conventions entre des organismes publics et des institutions de soins privées exerçant uniquement des activités psychiatriques (dans l’ensemble, toutes les cliniques psychiatriques privées). Cette loi écartait les services universi- taires du système psychiatrique national. On peut imaginer la difficulté du soin des malades mentaux, notamment ceux qui ne pouvaient pas être pris en charge par leur famille, pour des raisons tant financières que personnelles ou affec- tives. Cette loi, fondée sur des présup- posés socioculturels de nos jours révolus, peut malheureusement diffi- cilement évoluer, en raison notamment des difficultés économiques actuelles. Le système psychiatrique italien comporte aujourd’hui : – quatre cents services psychiatriques de 15 lits au plus dans les hôpitaux géné- raux, sachant que le standard européen est de 1 lit pour 10 000 habitants ; – six hôpitaux médico-légaux ou judi- ciaires ; – de nombreux services externes ; – de nombreuses cliniques privées payées par l’administration publique. Le but de l’assistance publique psychia- trique est la réinsertion des malades dans la société par une assistance sur l’ensemble du territoire. L’organisation de cette assistance psychia- trique est actuellement fondée sur : – l’USL (unita sanitaria locale), unité sanitaire locale ; – le dipartimento di salute mentale, service de santé mentale ; – le SPDC (servizio psichiatrico de diagnosi e cura), service psychiatrique de diagnostic et de soins. Ces services, eux non plus, ne possèdent pas plus de 15 lits ; * Psychiatre libéral, Strasbourg.

Europe : actualité professionnelle psychiatrique · Turquie : psychiatrie et Europe* L a population de la Turquie, pays de 73 millions d’habitants en 2006, a la caractéristique

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Europe : actualité professionnelle psychiatrique · Turquie : psychiatrie et Europe* L a population de la Turquie, pays de 73 millions d’habitants en 2006, a la caractéristique

Vie

pr

of

es

sio

nn

ell

e

152

V i e p r o f e s s i o n n e l l e

La Lettre du Psychiatre - Vol. IV - n° 5 - septembre-octobre 2008

© P

hoto

Dis

c.

Europe :actualité professionnelle psychiatrique•• H. Sontag*

Italie : situation actuelle après la réforme

En Italie, avant la loi de 1978 qui a supprimé les hôpitaux psychiatriques, il y avait, pour environ 60 millions d’habitants,

64 hôpitaux psychiatriques, plusieurs services universitaires psychiatriques, 6 hôpitaux psychiatriques médico-légaux (analogues à nos unités de malades difficiles), de nombreuses clini-ques psychiatriques privées et quelques centres de consultations externes.Le pionnier de la modification profonde du système psychiatrique en Italie a été Franco Basaglia, professeur à Trieste, qui avait le premier mis au point une évolution vers la suppression des hôpi-taux psychiatriques.Sous l’influence de l’antipsychiatrie venue d’Angleterre (Ronald Laing, David Cooper) et des événements de 1968, une organisation composée de psychiatres, de psychologues, d’in-firmières, d’assistantes sociales et de malades, appelée Psichiatria Democra-tica 1973, soutint, selon des principes idéologiques marxistes-léninistes, que les troubles psychiatriques ne seraient pas d’origine psychopathologique ou médicale, mais plutôt d’origine socio-psychologique, et que les facteurs socio-économiques seraient prédominants dans leur pathogenèse.À la suite de l’assassinat d’Aldo Moro, séquestré par les Brigades rouges le 9 mai 1978, le gouvernement promul-

guait la loi qui couvait depuis longtemps (loi n° 180), qui décidait de l’abolition des hôpitaux psychiatriques en Italie. Le courant de l’antipsychiatre considérait seulement la psychiatrie et les hôpitaux psychiatriques comme des moyens de marginaliser et d’exclure les individus non adaptés à la société.L’application de cette mesure s’est faite du jour au lendemain, et il a été défendu de construire de nouveaux hôpitaux psychia-triques. Il devint obligatoire d’utiliser ceux qui existent actuellement comme des divisions spécialisées psychiatriques d’hôpitaux généraux, et d’utiliser comme psychiatriques les divisions neurologi-ques ou neuropsychiatriques.Avant le 31 décembre 1980, sans aucune possibilité de prorogation, devaient être conclues une série de conventions entre des organismes publics et des institutions de soins privées exerçant uniquement des activités psychiatriques (dans l’ensemble, toutes les cliniques psychiatriques privées).Cette loi écartait les services universi-taires du système psychiatrique national. On peut imaginer la difficulté du soin des malades mentaux, notamment ceux qui ne pouvaient pas être pris en charge par leur famille, pour des raisons tant financières que personnelles ou affec-tives. Cette loi, fondée sur des présup-posés socioculturels de nos jours révolus, peut malheureusement diffi-

cilement évoluer, en raison notamment des difficultés économiques actuelles. Le système psychiatrique italien comporte aujourd’hui :– quatre cents services psychiatriques de 15 lits au plus dans les hôpitaux géné-raux, sachant que le standard européen est de 1 lit pour 10 000 habitants ;– six hôpitaux médico-légaux ou judi-ciaires ;– de nombreux services externes ;– de nombreuses cliniques privées payées par l’administration publique.Le but de l’assistance publique psychia-trique est la réinsertion des malades dans la société par une assistance sur l’ensemble du territoire.L’organisation de cette assistance psychia-trique est actuellement fondée sur :– l’USL (unita sanitaria locale), unité sanitaire locale ;– le dipartimento di salute mentale, service de santé mentale ;– le SPDC (servizio psichiatrico de diagnosi e cura), service psychiatrique de diagnostic et de soins. Ces services, eux non plus, ne possèdent pas plus de 15 lits ;

* Psychiatre libéral, Strasbourg.

Page 2: Europe : actualité professionnelle psychiatrique · Turquie : psychiatrie et Europe* L a population de la Turquie, pays de 73 millions d’habitants en 2006, a la caractéristique

V i e p r o f e s s i o n n e l l e

Vie

pr

of

es

sio

nn

ell

e

153La Lettre du Psychiatre - Vol. IV - n° 5 - septembre-octobre 2008

©Ph

otoD

isc.

– le CIM (centro di igiene mentale), centre d’hygiène mentale ;– les RAS (residenze e assistite sanitarie), résidences et assistances sanitaires ;– les case famiglia, maisons familiales.Malgré un grand nombre de CIM et de SPDC disséminés dans tout le pays, et le grand nombre de psychiatres, de psychologues et d’assistantes sociales qui y travaillent, la majorité de la prise en charge des malades psychotiques chroniques incombe à leur famille, qui se trouve souvent dans une situation dramatique, sans aucune aide. La brève hospitalisation dans les SPDC n’arrive pas vraiment à aider ces malades et il

n’y a pas de division psychiatrique pour les traitements prolongés, la durée des traitements étant souvent limitée à 10 à 12 jours. En cas d’observation, cette durée peut atteindre 30 jours.Le budget de la santé ne comporte, pour la psychiatrie, que 3,5 milliards d’euros, soit 5 % du budget total de la santé. On peut être étonné du nombre important de psychiatres formés alors que, par exemple, dans la capitale, Rome, il n’y a que 2 centres universitaires de psychiatrie comportant chacun 15 lits ; le nombre de psychiatres est presque analogue à celui de la France pour une population équivalente, soit 12 000 psychiatres.

Face à l’évolution rapide des connais-sances en psychiatrie et des enjeux sociologiques, on s’interroge sur la capacité évolutive du système italien actuel, tant en termes de formations initiale et continue que de prise en charge. On observe (mais est-ce une orientation uniquement italienne ?) un renforcement du rôle des cliniques privées, essentiellement accessibles aux personnes fortunées. Les instigateurs du système italien seraient sûrement surpris et déçus de constater que le système actuel s’est exactement déve-loppé à l’opposé de ce qui était intia-lement prévu. ■

Turquie : psychiatrie et Europe*

La population de la Turquie, pays de 73 millions d’habitants en 2006, a la caractéristique de compter plus de 30 % d’agri-

culteurs (l’Europe en compte 3 %) et 30 à 40 % d’analphabètes ; son taux de natalité est important également. Les grandes villes de la Turquie sont de vraies mégalopoles ; Istanbul compte 12 à 13 millions d’habitants, la capitale, Ankara, en compte 5 millions, et Izmir 3 millions. L’organisation administra-tive se fait par régions, et, pour ce qui est de la psychiatrie, le premier hôpital pour malades mentaux a été ouvert en 1924 à Istanbul, à Bakirköy ; le début du cursus médical a été instauré en 1898. C’est surtout à l’époque de Mustafa Kemal Atatürk que la médecine s’est développée : l’hôpital psychiatrique le plus important comporte 1 500 lits, et seules 5 régions sont pourvues d’un hôpital psychiatrique (8 régions ont le projet d’en établir).

Du fait du manque criant de struc-tures de soins, les malades mentaux ne sont en général pas traités et restent souvent dans leur famille ; il existe quel-ques services psychiatriques dans les hôpitaux généraux, mais leur nombre est très limité, et les psychiatres y travaillent à temps partiel, partageant leur activité entre le public et le privé. Par exemple, dans la ville de Mus, ville de 400 000 habitants, selon les statisti-ques de l’OMS, 10 % de la population présenteraient une schizophrénie, soit 4 000 personnes ; or, il n’y a que 15 lits pour malades mentaux.

I l y a actuel lement en Turquie 1 100 psychiatres, soit une proportion de 2 psychiatres pour 100 000 habitants (très loin des normes européennes).La prise en charge des maladies mentales est tout à fait chaotique : elle peut se faire pour certains malades par des assu-rances, par l’État (pour ceux travaillant dans les télécommunications, dans la police, dans l’enseignement, à la poste, dans les universités, ou pour les mili-taires), par les fondations et le secteur privé. Il n’existe pas de système de Sécu-rité sociale unique, et, très souvent, les malades ont beaucoup de mal à payer les traitements.L’enseignement se fait dans les écoles de médecine, mais, là aussi, et malgré la présence de 46 écoles (5 nouvelles écoles sont en cours de construction), il y a un manque criant de formation et de professeurs.Actuellement, 400 étudiants en médecine se destinent à la psychiatrie, très peu

*D’après une conférence du Pr Can Cimilli, professeur de psychiatrie à l’université d’Izmir, et du Pr Juncalkin, de la même université.

Page 3: Europe : actualité professionnelle psychiatrique · Turquie : psychiatrie et Europe* L a population de la Turquie, pays de 73 millions d’habitants en 2006, a la caractéristique

Vie

pr

of

es

sio

nn

ell

e

154

V i e p r o f e s s i o n n e l l e

La Lettre du Psychiatre - Vol. IV - n° 5 - septembre-octobre 2008

deviendront psychologues et travailleurs sociaux. Il n’existe pas non plus de forma-tion pour les infirmières en services de psychiatrie, d’où l’absence de thérapie occupationnelle pour les patients, du fait du manque d’équipement. De plus, les patients sont souvent deux par lit.Par exemple, l’hôpital de la ville d’Izmir (3 millions d’habitants), ouvert en 1926, comporte 700 lits, 2 services de psychiatrie d’enfants de 150 lits, et n’a que 9 psychologues et 3 travailleurs sociaux, ce qui implique de très longues listes d’attente. Pour la région d’Izmir, soit 4 millions et demi d’habitants, il y a 160 psychiatres, dont 40 dans le service public et 6 pédopsychiatres.Il n’existe pas d’association de patients. En 1914 s’est créée une association de neuropsychiatres, et, depuis 1995, il existe 4 associations de psychiatres à la suite de la séparation de la psychiatrie et de la neurologie.Les traitements ont usé pendant très longtemps de l’électrochoc pour pallier le manque de médicaments, et ce sans anesthésie jusqu’en 2006.La Turquie se caractérise par un taux d’alcoolisme extrêmement élevé, ce qui est étonnant pour un pays musulman. En revanche, le développement de la prise de cannabis et d’ecstasy ainsi que d’opium et de cocaïne chez les gens les plus aisés est plus compréhensible, puisque ce pays est malheureusement sur le trajet de la “route de l’opium” depuis l’Afghanistan.Les régions payent les prises en charge des patients souvent incapables d’as-sumer le coût des mêmes traitements que ceux utilisés en Europe.Il n’y a pas de traitement par la psycha-nalyse, et seuls les gens très aisés font appel à la psychothérapie, le reste de la population devant se contenter souvent du recours à des guérisseurs.La Turquie se caractérise par un système administratif, législatif ou exécutif, tout

à fait original. Après l’oppression de la dynastie ottomane et la république avec M.K. Atatürk, des changements sont apparus, notamment avec l’interdiction du voile dit “islamique” (qui a tendance à réapparaître actuellement) et le déve-loppement d’un État moderne.En 1928, une loi sur la médecine a été promulguée, comportant une charte pour la formation dans toutes les spécialités. Cette loi a été révisée 8 fois de 1947 à 1973, puis n’a plus été modifiée de 1973 à 2002. Les univer-sités dépendent directement du Premier Ministre et du Conseil pour l’éducation supérieure. Quant à la formation des étudiants dans les hôpitaux, elle dépend du ministère de la Santé.Avant 2000, il n’y avait pas de formation spécifique à la psychiatrie : le contenu des programmes changeait d’année en année en fonction de l’intérêt du profes-seur, ainsi que des connaissances des résidents, qui formaient eux-mêmes les étudiants. Il n’existait pas de formation en psychothérapie en général, et, très souvent, les étudiants allaient se former à l’étranger.En 1991, les étudiants se sont orga-nisés ; ils ont créé en 1995 une société de psychiatrie, et, en 1998, une commission dite Board pour les spécialités médicales s’est constituée dans le cadre de l’asso-ciation médicale de psychiatrie, avec un comité formé de 3 universitaires et de 3 médecins des hôpitaux psychia-triques. À la suite de différents congrès et réunions, la charte de l’Union euro-péenne des médecins spécialistes ainsi que les recommandations de l’Associa-tion mondiale de psychiatrie à Tokyo en 2002 et celles de l’American Association of Psychiatry ont eu pour résultat l’établis-sement d’une charte de l’enseignement.Cette charte a été adoptée par le gouver-nement, mais, par une disposition parti-culière à la Turquie, la Cour suprême à annulé cette initiative sans donner de

nouvelles orientations pour élaborer une quelconque réforme ou nouvelle charte, ce qui a rendu ses décisions définitives.En 2004 et 2005, le ministre de la Santé a institué dans la Constitution un contrôle de l’enseignement des étudiants, avec une formation en psychothérapie de treize heures par an pendant cinq ans. Malheureusement, à la suite de nombreuses interventions politiques et autres, cette décision n’a jamais été appliquée et, en 2006, le ministère de la Santé a défini à nouveau le minimum d’activités nécessaire à la formation pour avoir la compétence en psychia-trie, mais cela reste soumis à l’appro-bation de la Cour suprême, qui risque à nouveau de tout annuler.Compte tenu de la candidature de la Turquie à l’entrée dans l’Union euro-péenne, une nouvelle loi autorise le ministère de la Santé à préparer un texte pour régulariser les spécialités en Turquie, mais, là encore, la Cour suprême est censée donner le feu vert. On s’aperçoit que celle-ci freine toute nouvelle disposition visant à définir un cadre légal à la formation.La situation de la psychiatrie en Turquie est très complexe, relevant de différents ministères dont on imagine qu’il est difficile qu’ils accordent leurs décisions, ce d’autant que l’arbitrage ultime relève souvent de la Cour suprême. Aucune évolution n’est en vue pour la formation des psychiatres, ce qui ne manque pas d’avoir des répercussions sur les soins aux patients. Il existe un certain nombre de projets, un développement et une multiplication aussi bien des écoles de médecine que des formations, mais le manque de professeurs et de moyens financiers est important, et les critères européens sont loin d’être réunis pour pouvoir faire de la Turquie un pays moderne, capable de prendre en charge ses malades mentaux. ■