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eduscol.education.fr/forensactes Formation continue Publications Actes de l’université d’été Expérimentation et démarches d'investigation en mathématiques Les méthodes expérimentales en geométrie Saint Four du 20 au 24 août 2007 octobre 2008

Expérimentation et démarches d'investigation en mathématiques

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Formation continue Publications

Actes de l’université d’été

Expérimentation et démarches d'investigation en mathématiques

Les méthodes expérimentales en geométrie

Saint Four du 20 au 24 août 2007

octobre 2008

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La création d’une épreuve pratique demathématiques au baccalauréat permettra-t-elle d’enrayer la chute dramatique de notrespécialité ?

Les compétences inscrites dans les pro-grammes sur l’utilisation de logiciels enmathématiques sont-elles susceptibles d’êtrecorrectement évaluées ?

Trouvera-t-on suffisamment de sujets àproposer pour lesquels l’utilisation des TICEintervienne de manière significative dans larésolution du problème posé ?

Autant de questions cruciales qui tarau-dent aujourd’hui les Décideurs et l’Institution,et qui nous ont amenés ici pour réfléchir surl’aspect expérimental des sciences en général

et des mathématiques en particulier. Si noussavons déjà, grâce aux exposés précédents, àquel point les sciences physiques ou même lesstatistiques sont des sciences réellement expé-rimentales, si nous avons vu comment les logi-ciels de calcul ou les tableurs peuvent êtreinvestis efficacement dans la résolution de pro-blèmes qui présentent un caractère algorith-mique plus ou moins marqué, il nous faut nouspencher désormais sur le rôle exact de l’expé-rimentation et des logiciels dans l’enseigne-ment de la géométrie…

Il ne peut certes échapper à personne,d’entrée de jeu, que cette association entreexpérimentation et utilisation des logiciels —ou, si l’on préfère, entre démarches d’investi-gation et logiciels de géométrie dynamique —constitue une manière peut-être très artificiellede lier deux problèmes qui n’ont pas forcément

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LES METHODESEXPERIMENTALESEN GEOMETRIE

Philippe LombardIrem de Lorraine

Texte rédigé à partir d’un exposé effectué à l’Université d’étéde Saint Flour d’août 2007 intitulée : « Expérimentation etdémarches d’investigation en mathématiques ».

« Les mathématiques font partie de la physique. La physique est unescience expérimentale, une des sciences naturelles. Les mathématiques,

ce sont la partie de la physique où les expériences ne coûtent pas cher. »

Vladimir Igorevitch ARNOLD

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de parenté nécessaire et évidente. Mais il nefaut pas si tromper : même si ses motivationssont souvent tarabiscotées, l’Institution (jeveux dire évidemment l’Inspection Générale) aun réel talent pour poser de bonnes questions.Des questions difficiles. Des questions quiassocient forcément un aspect pragmatique, unaspect didactique et un aspect épistémolo-gique. Des questions, surtout, qui n’ont prati-quement jamais de réponses vraiment satisfai-santes, et pour lesquelles il n’est pas rare, mal-heureusement, de se contenter in fine dequelques idées superficielles… en attendant depouvoir passer à la question suivante…

Quoi qu’il en soit, je voudrais vousconvaincre de l’intérêt du problème de l’expé-rimentation en géométrie et, sans prétendre yapporter des réponses définitives, analyseravec vous quelques facettes de celui-ci.

Bien entendu je m’intéresserai surtout iciau côté démarche d’investigation en géomé-trie, indépendamment de l’usage des TICE,mais sans négliger pour autant une réflexionsur l’appel aux logiciels de géométrie. Il estvrai qu’aujourd’hui les “investigations” — dumoins pour le grand public — font essentielle-ment référence à des experts armés de coton-tiges, de pipettes et de pincettes, qui passentleur temps à consulter des bases de données oules écrans de spectrographes de toutes sortes ;mais je suis plutôt d’une génération pourlaquelle ce mot désignait principalement lesréflexions subtiles de quelque commissairegénial et bourru, voire à la grande rigueur lesmystérieuses et sublimes déductions de l’éclai-reur indien capable de scruter une touffe d’her-be, quelques crottes et des traces dans la pous-

sière pour conclure qu’une demi-douzaine debandits venant de l’ouest venaient de dévaliserla diligence…

Mais le grand public se laisse fasciner parle savoir, l’intuition et la perspicacité, il nes’intéresse guère à l’apprentissage et — pourtout dire — à la formation d’enquêteurs aussimerveilleux ! C’est pourtant, comme vous lesavez, le seul problème qui nous occupe. C’estdonc sous cet angle que nous nous allonsappréhender la notion d’expérimentation enmathématiques. Sans vraiment chercher àsavoir dans quelle mesure la géométrie est une“science expérimentale” — ce qui serait unequestion pour philosophes — je vais tenter devoir pourquoi et comment expérimenter dansl’enseignement, dans le but de dégager, si pos-sible, quelques éléments permettant de com-prendre ce que pourrait être une méthode expé-rimentale pour l’apprentissage de la géométrie.

1. Expérimenter, pourquoi ?

Pour être franc, je me suis beaucoupdemandé, avant de venir, par quel bout j’allaisprendre le problème de l’expérimentation ! J’ailongtemps hésité entre deux extrêmes…

Une première illustration de l’utilisationdes TICE en la matière m’a été apportée for-tuitement par un stagiaire auquel son tuteuravait fourni toute une séquence d’introductiondu parallélogramme en cinquième. Après ladéfinition et la construction fondatrice (à partirévidemment de “l’outil symétrie centrale”)l’élève devait passer en revue les propriétésclassiques sur le mode de l’exemple ci-contre.

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Peut-être ne parviendrez-vous que diffici-lement à imaginer l’espèce de pincement nos-talgique que peut ressentir devant ce type d’ac-tivités quelqu’un qui aurait appris les mathéma-tiques à l’époque des maths modernes ou mêmede Winnetou (l’homme de la prairie, l’éclaireurapache…). Mais vous pouvez partager sanspeine avec moi le souvenir de l’effroi qu’unetelle séquence aurait suscité naguère encorechez tout Inspecteur pédagogique régional…

Les temps changent, en effet. Et si je citecela en exemple de premier usage des TICE enmatière de “vérifications expérimentales”, c’estd’abord parce qu’il y a fort à parier que c’est là leplus clair de l’utilisation pratiquée au quotidien.

Il ne s’agit d’ailleurs pas pour moi de fus-tiger ce genre de séquence : les définitions etl’étude du parallélogramme en cinquième —qu’il s’agisse d’une version rigoureuse quis’attacherait à préciser pas à pas ce que l’ondémontre et ce que l’on ne démontre pas, ouqu’il s’agisse d’une liste de définitions et de

propriétés — me semble largement de naturerhétorique… Et je ne pense pas que la métho-de choisie puisse hypothéquer énormémentl’apprentissage des élèves. L’important ici estessentiellement dans les exercices d’applica-tion qui seront proposés à la suite de la leçon.

A l’inverse, évidemment, mon secondexemple “extrême” dans l’appel à l’ordinateurtient dans une utilisation beaucoup plus ortho-doxe. Elle fait usage de sa puissance de calculet (pour peu que les ressources du logiciel uti-lisé soient suffisamment sophistiquées) à sacapacité inégalable de visualisation : commentdiable les géomètres du XIXème siècle ont-ilsbien pu découvrir l’enveloppe des droites deSimson d’un triangle sans recours au moindreordinateur ?… (cf. figure 2 page suivante)

Mais bref. J’ai trouvé entre temps sur lesite d’un IUFM — Marseille peut-être ? — lescompte-rendu d’un séminaire destiné à la for-mation des stagiaires… Celui-ci ne pouvaitguère éviter de traiter le sujet et il y revenait

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Fig. 1

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effectivement à deux reprises. Dans le premierexemple, sous le titre enthousiaste « Ce quel’on doit donc apprendre, c’est à “faireconfiance” à l’expérimentation ! », on disait :

« Considérons le programme suivant deconstruction de la parallèle à une droite d quipasse par un point P ∉ d :

• marquer un point A de d ;• tracer le segment [AP] ;• marquer un point M situé entre A et P ;• marquer un point B à l’intersection de d et ducercle de centre A passant par M ;• marquer le point Q, second point d’intersec-tion de la droite (BM) avec le cercle de centreP passant par M ;• tracer la droite (PQ). »

Puis la description de cette constructionétait suivie d’un série de réalisation dans une

foule de cas particuliers, assorties du commen-taire : « [ces réalisations] ne laissent pas dedoute sur la vérité de la propriété de parallélis-me des deux droites. »

Bien sûr on peut sans peine comprendrece que pouvait vouloir dire l’auteur de ce texte,mais comment ne pas s’interroger sur la pro-fondeur des problèmes soulevés par cet emploide l’expression “ne laissent pas de doute sur lavérité…” ? La notion de parallélisme est-elledonc devenue si simple ? La vérification effec-tuée est-elle à comprendre dans le contexte dela géométrie euclidienne qui gouverne le logi-ciel ? La vérité ainsi révélée supprime-t-elleles questions plus ou moins métaphysiques quiont, de toute éternité, interpellé les philo-sophes, les physiciens et les mathématiciens àpropos des parallèles ? Sans être un zélateurfanatique de la révélation du postulatd’Euclide aux élèves de collège, on peut seprendre à rêver sur cette puissance des TICE àdéplacer les problèmes… et supprimer ainsinombre de questions de justifications quiempoisonnaient, jusqu’à présent, la vie du pro-fesseur de mathématiques.

Le deuxième exemple “didactique” étaitd’une nature un peu différente : il avait trait àun résultat connu sous le nom de “théorème de

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Fig. 2

Fig. 3

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Thébault” : « A titre d’illustration complémen-taire, demandons-nous si les propriétés ci-contre sont vraies…

Inutile, je pense, de dire en quoi va consis-ter la vérification expérimentale… Et l’auteurajoute : « Croire en la véracité de l’expérimen-tation devrait être facilité — et devient crucial— à partir du moment où l’on dispose de logi-ciels de géométrie dynamique. Un tel logicielpermettra de s’assurer qu’en fait les deux asser-tions A1 et A2 sont bien vraies […]. Bien enten-du, on pourra alors vouloir s’assurer que cesassertions se laissent déduire de la [théorie], cequi est une autre question : même si l’on neparvenait pas à établir que [la théorie permet deles prouver], cela n’altérerait nullement la cer-titude où l’on est queA1 et A2 sont des proprié-tés vraies dans l’espace sensible E. »

Est-il donc si important que telle ou tellepropriété soit “vraie dans l’espace sensible” ?Et que peut bien vouloir dire la position selonlaquelle, “même si on ne parvenait pas à l’éta-blir, la propriété resterait vraie dans l’espacesensible” ? Ne pourrait-on pas se contenter depenser — sans faire appel à une pseudo-vérifi-cation “physique” — que les modificationsopérées sur les cas de figure grâce au logicielde géométrie dynamique laissent espérer quela propriété est vraie “dans le modèle eucli-dien” ?…

La question n’est nullement “ontolo-gique” (comme disent les philosophes), elleest simplement de deux ordres beaucoup plusfamiliers pour le professeur de mathéma-tiques : 1. le fait d’avoir fait bouger les élé-ments de la figure suffit-il à se convaincre

que le résultat observé est vrai dans tous lescas ? 2. comment pouvait-on avoir l’idéed’imaginer à l’avance qu’une telle propriétéest vraie ou fausse ?…

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A1. Soit un parallélogramme ABCD. Surchacun de ses côtés on construit, vers l’exté-rieur, le carré s’appuyant sur ce côté.Les centres des carrés forment un carré.

A2. Soit un quadrilatère convexe ABCD. Surchacun de ses côtés on construit, vers l’exté-rieur, le carré s’appuyant sur ce côté.Les segments de droites joignant les centresde carrés opposés sont perpendiculaires et demême longueur. »

Fig. 4

Fig. 5

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Essayons de comprendre d’où pourraitprovenir un tel résultat…

La légende attribue à Napoléon un “théo-rème” devenu très classique aujourd’hui : sil’on part d’un triangle quelconque ABC et quel’on construit sur les côtés des triangles équila-téraux comme sur la figure ci-contre, alors lescentres de ces triangles sont les sommets d’untriangle équilatéral ; de plus les segments AA’,BB’, CC’ sont égaux et font entre eux desangles de 60°.

Ce résultat “miraculeux” — dans lamesure où il permet d’obtenir une figure parti-culièrement symétrique à partir d’une figurequelconque — n’est pas dû au génie d’unempereur providentiel, mais date en réalité de1869 et a été “découvert” par un mathémati-cien nommé Lionnet à propos d’un problèmequi n’avait pas grand chose à voir… Mais il estdonc parfaitement concevable que certainsgéomètres se soient posés la question de savoirsi le résultat pouvait être encore intéressant enpartant d’un quadrilatère quelconque et enconstruisant des carrés à la place des triangleséquilatéraux : constructions symétriques…résultat symétrique ?

Comme le montrent les figures 4 et 5, lerésultat n’est pas tout à fait aussi miraculeuxavec un quadrilatère ABCD quelconque : lescentres des carrés forment un carré seulementdans le cas où le quadrilatère initial est unparallélogramme. Toutefois, on a en général unrésultat partiel : les “diagonales” du quadrilatè-re obtenu sont toujours égales et perpendicu-laires… Cela étant, on peut donc encore obtenirun véritable gain de symétrie en utilisant un

résultat classique intermédiaire : comme lesmilieux des côtés d’un quadrilatère déterminenttoujours un parallélogramme, il suffit de réali-ser la construction en deux temps : d’abord leparallélogramme des milieux et ensuite les car-rés sur les côtés du parallélogramme…

A moins que l’on ne préfère opérer à l’in-verse : d’abord les carrés sur les côtés… etensuite le parallélogramme des milieux…Quand on se rappelle de la raison pour laquelleles milieux déterminent un parallélogramme etquand on fait appel à la propriété A2 précéden-te, on voit aisément que ce parallélogrammefinal sera un carré.

Est-ce le même ? Si vous vous posez ceproblème, c’est que vous êtes précisémentdans l’état d’esprit de faire l’expérience !Pourquoi pas avec un logiciel de construc-tion ?… Je ne doute pas que vous obtiendrez laréponse à la question… et que vous essaierezpeut-être ensuite de comprendre pourquoi.

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Fig. 6

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Mais ne serions-nous pas ici dans lecreuset où se fondent les conjectures ? Le casqui nous occupe est une piste particulière-ment fascinante : celle des “chaînes de théo-rèmes”. Une induction généralisante sembletrès plausible (si l’on croit un tant soit peu àla providence) et, même si l’analogie ne sepoursuit pas totalement, il n’est pas interditde penser que l’on est en train de suivre un filprometteur !

Malheureusement les “chaînes de théo-rèmes”, lorsqu’elles existent, cachent forcé-ment des phénomènes très profonds. Certainssont devenus essentiels dans des pans impor-tants des mathématiques — pensez parexemple aux propriétés “récursives” desconstructions barycentriques ou aux empile-ments de dimensions en algèbre linéaire —mais d’autres restent au fond plus mystérieux.Un exemple classique tourne autour des “théo-rèmes de Miquel et de Clifford”. En 1838,Miquel s’était aperçu que, lorsque l’on consi-dérait quatre droites quelconques, les quatrecercles circonscrits aux quatre triangles obte-nus passaient par un même point (Fig. 7).

Mais il s’était aussi rendu compte que, sil’on considérait cinq droites… alors les cinqpoints qui résultent de la construction précé-dente lorsqu’on la restreint à chacun desgroupes possibles de quatre droites étaient surun même cercle (Fig. 8).

En 1870 Clifford prouva le résultat éten-du, non seulement au cas de six droites, mais àun nombre quelconque de droites ! Il avaitcompris de quelle manière “faire marcher lescalculs” — et aussi, en vérité, comment ne pas

les faire… — pour établir que, dans le cas desix droites, les six cercles trouvés par Miquel(associés aux six groupements possibles decinq droites), passaient de nouveau par unmême point… qu’avec sept droites les septpoints ainsi définis étaient de nouveau sur unmême cercle… etc., etc.

L’histoire compte ainsi quelques famillesde “chaînes de théorèmes” — par exemple,dans un registre assez semblable, les théo-

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Fig. 7

Fig. 8

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rèmes de Longchamps — et il est clair quecette idée peut être le moteur de nombre deconjectures. D’ailleurs plus ou moins vouées àl’échec !

Un cas intéressant à cet égard tourneautour du fameux théorème de Morley qui ditque les trisectrices d’un triangle déterminentun triangle équilatéral (Fig 9).

Curieusement, le mathématicien FranckMorley, autour des années 1900, cherchait unechaîne de théorèmes dans la ligne du théorèmede Clifford. Non pas en compliquant les confi-gurations entre droites et cercles, mais en com-pliquant la nature des courbes mises en jeu.

Ainsi, comme il travaillait (de manièreassez originale pour l’époque) avec desnombres complexes, le cercle pouvait se rame-ner à des paramétrages du type :

t → z = a + b.e it .

Il chercha à voir ce que l’on pouvait obteniravec des courbes de degré supérieur à un, et laplus simple étant du type :

t → z = a + b.e it + c.e 2it

— qui exprime en fait que le “cercle” c.e 2it

tourne sur le cercle b.e it — il fut conduit às’intéresser aux cardioïdes. Et c’est apparem-ment ainsi qu’il fut amené à chercher le lieudes foyers des cardioïdes tangentes aux troiscôtés d’un triangle…

Comme on le voit sur la figure 11, ce lieuest assez compliqué : il est composé de neufdroites ; et ces droites peuvent être groupées entrois groupes de trois droites parallèles, qui

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Fig 9

Fig 10

Fig 11

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déterminent trois directions inclinées entreelles de 60°... et donc une foule de triangleséquilatéraux...

Il est important — et à vrai dire presquesuffisant… — de comprendre ce qu’il se passeexactement au niveau des intersections entreles droites, c’est-à-dire aux points singuliers dulieu qui nous occupe. Comme on le voit sur lafigure 12, il est naturel de penser qu’un arc dulieu va correspondre à la famille de cardioïdestangentes aux trois côtés. Mais il est clair aussique, lorsque cette famille de cardioïdes passepar la position où le côté du triangle est dou-blement tangent, il est possible de “bifurquer”et de poursuivre la variation des cardioïdes demanière à échanger les points de contact sur lecôté horizontal.

Ceci permet évidemment de comprendrea posteriori les intersections des droites com-posant le lieu, mais ceci a surtout une consé-quence complétement inattendue : un résultatde Laguerre précisant une propriété des tan-gentes issues d’un même point à la cardioïdestipule que la tangente double — c’est-à-direici le côté BC du triangle dans la figure 14 —est telle que la droite joignant le point d’inter-section B avec le foyer n’est autre que la tri-sectrice de l’angle ABC formé par les deuxtangentes issues de B !

Et voilà pourquoi... la figure 14 forméepar les trisectrices fait apparaître — à partir destrois droites du lieu et de leurs intersections —un triangle équilatéral...

Ainsi le “théorème de Morley” est deve-nu célèbre pour une propriété qui n’était nulle-

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Fig 12

Fig 13

Fig 14

B C

A

F

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ment conjecturée (comme on dit aujourd’hui)et, pour conclure, je vous ferai observer quepersonne — depuis des millénaires — n’avaitjamais eu la moindre idée d’expérimenter dansl’espoir de découvrir ce que pouvaient biencacher les trisectrices d’un triangle.

Mais il n’y a bien entendu aucune raisonde se décourager : même lorsqu’elles ne don-nent pas des résultats particulièrement enthou-siasmants, les “chaînes de théorèmes” sontsusceptibles de dégager des pépites. Rien nevous interdit donc de tenter — par exemple —de voir à l’aide de votre logiciel préféré si vouspouvez poursuivre la chaîne à partir de la figu-re 6 et de la figure :

en cherchant ce que l’on pourrait bien obteniravec des pentagones...

Faute de réussites immédiates et tan-gibles, vous pourrez toujours faire commeVictor Thébault... qui a énormément cherché àétendre les propriétés des triangles auxtétraèdres...

2. Expérimenter, comment ?

Si tout ce qui vient d’être évoqué est inté-ressant au niveau de la découverte et de la véri-fication, le problème qui nous intéresse plusparticulièrement ici est celui de l’apprentissageet celui de l’investigation.

En quoi peut-on tirer parti de l’expéri-mentation lors de la résolution d’un problèmede géométrie ?

Un exemple classique d’illustration del’appel à l’expérience concerne généralementune des propriétés que nous avons rencontréesprécédemment à propos du “théorème deNapoléon” et de la figure 6 : les segments AA’,BB’ et CC’ se coupent, comme nous l’avonsdit, selon des angles de 60°... et ils déterminentce que l’on appelle le “point de Torricelli” dutriangle. Ce point est en fait — dans le cas oùles angles du triangle sont inférieurs à 120° —la solution du “problème de Fermat”, quiconsiste à trouver le point M du plan tel que lasomme MA + MB + MC des distances auxtrois sommets soit minimale.

L’expérimentation “physique” est intéres-sante, non pas tant par son caractère véritable-ment “expérimental”, mais par les argumentsauxquels le raisonnement fait appel.Considérons en effet le montage représenté sur

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Fig 15

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la figure 16, dans laquelle les trois masses uti-lisées sont identiques et où l’on cherche lafigure d’équilibre du système...

D’après le principe de l’énergie mini-mum, cet équilibre sera réalisé lorsque les troismasses occuperont globalement la position laplus basse possible. Cela correspondra donc àla plus courte longueur de cordelette situéedans le plan horizontal... donc à la position oùM fournira une somme des distances minimalepar rapport aux sommets du triangle.

Or, comme l’on sait, cet équilibre corres-pond aussi à la position de M qui fournira unerésultante nulle pour les forces qui lui sontappliquées. Un coup d’œil sur la figure 17montre alors que chacun des “brins” attachés àM est sur la bissectrice de l’angle formé par lesdeux autres : il en résulte aisément que lesangles entre les segments valent bien 120°.

Inutile de dire que cet intermède est rela-tivement passionnant... Il éclaire d’une maniè-re particulièrement intéressante — me semble-t-il — la question de l’expérimentation en géo-

métrie, dans la mesure où nous sommes icimanifestement confrontés à une situation demodélisation (comme l’on dit aujourd’hui) etque la “posture” vis-à-vis de cette notion demodélisation est devenue un peu plus senséeque celle à laquelle nous ont habitués les ins-tructions sur les programmes de terminale S.

En effet, si l’exemple précédent est uneexpérimentation en géométrie, il faut bienconstater que c’est la situation physique quivient éclairer le modèle mathématique... etpartant, que ce n’est plus simplement le“miracle mathématique” qui viendrait systé-matiquement au secours des autres sciences !

On ne peut que se réjouir de cette mise enperspective plus raisonnable des rapports entremaths et physique. Toutefois, il n’est pas inter-dit de se demander en quoi un tel exempleconstitue vraiment une aide à la découverte dequoi que ce soit...

Si l’on se pose concrètement la questionde trouver le point réalisant le minimum, quelélève est capable de “voir la situation”, de faire

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Fig 16 Fig 17

M

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le lien entre les deux principes physiques invo-qués pour l’occasion (principe du minimum etrésultante des forces)... et enfin de ne pas plu-tôt conclure que c’est — à l’inverse — cegenre d’illustration qui permet de seconvaincre que les principes sont réellementéquivalents ?

En vérité, nous touchons là aux limites dece qu’il faudrait envisager comme lien entrephysique et géométrie sous l’angle expérimen-tal : qui explique qui ?

Je reviendrai partiellement sur cette ques-tion dans la troisième partie, et je me contente-rai pour l’instant de souligner une autre leçonparticulièrement importante de l’exemple :comme je l’ai signalé au passage, le “problèmede Fermat” — c’est-à-dire celui de trouver leminimum de la somme des distances aux som-mets du triangle — n’admet comme solution le“point de Torricelli” que dans le cas où le tri-angle n’est pas trop aplati.

Nous avons donc là un exemple où lavérification expérimentale — je veux dire évi-demment, la vérification “à la souris” à l’aided’un logiciel de construction... — risque fortde ne pas être concluante. On peut certes véri-fier le résultat sur une infinité de cas de figurespossibles, et même sur toute une partie trèsimportante de l’ensemble des valeurs possiblesprises par les données initiales, sans s’aperce-voir qu’il y a aussi une foule de cas qui ne mar-chent pas !

En d’autres termes, informatique ou pas,la vérification sur la figure, dynamique ou pas,reste une vérification sur certains cas de

figures. Elle ne permet jamais de conclure,...elle ne devrait jamais entraîner la conviction...

Mais revenons au cœur de notre sujet, etintéressons-nous à une véritable démarche derecherche dans un problème précis, pour voircomment l’expérimentation se joint au raison-nement afin d’avancer vers une solution.

Je m’intéresserai désormais à la questionsuivante, connue sous le nom de “théorème deLehmus Steiner” (1840) :

Si les bissectrices intérieures BE et CF d’untriangle sont égales, alors ce triangle est iso-cèle en A.

Le problème est plus difficile qu’il n’en al’air, et en tout cas beaucoup plus difficle quele problème analogue pour les médianes : Sideux médianes sont égales, le triangle est iso-cèle (Fig. 19) ou pour les hauteurs : Si deuxhauteurs sont égales le triangle est isocèle(Fig. 20). Pourquoi ?

Je ne m’étendrai pas ici sur des générali-tés inutiles à propos de la mise en place d’unraisonnement, mais chacun sait que l’on envi-sage classiquement deux types de démarches,

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Fig 18

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l’analyse et la synthèse, qui sont respective-ment censées permettre de “remonter” de laconclusion cherchée aux hypothèses et de“déduire” la conclusion à partir des hypo-thèses.

En vérité les choses se passent le plussouvent de manière beaucoup plus subtile : ils’agit bien de construire un cheminementlogique permettant de partir des hypothèses etde parvenir à la conclusion, mais la vraie dif-ficulté est de trouver les étapes de ce chemin...et donc “d’avoir des idées” !

Un peu de métier doit donc amener à sen-tir les étapes — ou si l’on préfère : les pro-

priétés intermédiaires — et pour cela ilconvient en fait de tenir compte aussi bien desindices contenus dans les hypothèses que dansla conclusion... Ainsi, dans le cas de la figure19 nous serons dans un schéma du type :

et le fait que les médianes sont égales vaentraîner que le triangle BCG est isocèle... puisil suffira de se laisser porter par la symétrie parrapport à la médiatrice de BC.

De façon analogue, dans le cas de la figu-re 20, la propriété intermédiaire pourrait être :“l’aire se calcule à l’aide des hauteurs et desbases correspondantes”... et il suffira de penserà calculer l’aire du triangle des deux manièrespossibles...

La difficulté du problème de LehmusSteiner réside donc tout bonnement dans unfait : comment trouver une “propriété intermé-diaire” pertinente ?

Evidemment, je n’ai pas choisi la ques-tion tout à fait au hasard ! D’abord l’idée inter-médiaire ne peut pas être évidente car le résul-tat est faux avec les bissectrices extérieures...ce qui montre que les seules idées qui tournentautour de l’égalité des angles ne peuvent suffi-

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A

B C

C’

B’

Fig 19

Fig 20

Les médianes secoupent au tiers de

leur longueur

G Fig 21

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re et qu’il s’agit d’injecter aussi des argumentsqui prennent en compte la “topologie” (inté-rieur-extérieur) du triangle. Ensuite parce quele problème est tout simplement célèbre par lefait que l’on n’a pas réussi jusqu’ici à lerésoudre par un cheminement logique direct,mais que toutes les solutions connues reposentpeu ou prou sur un raisonnement par l’absurde.

Ceci ne doit évidemment pas nous empê-cher d’explorer la figure pour trouver des idéesqui seront susceptibles de servir d’intermé-diaires dans le raisonnement...

Reprenons la figure 18 :

et posons-nous la question sous la forme :« que peut-on obtenir d’autre qu’un triangleisocèle si les bissectrices BE et CF sontégales ? ». Nous serons donc immédiatementamenés au problème suivant : construire untriangle ABC dont les bissectrices BE et CFsont données.

Donnons-nous alors un segment BC etune longueur commune à BE et CF et analy-sons les constructions possibles de l’ensemblede la figure. Une fois placé BE, le reste doitsuivre : la droite BA est obtenue par la condi-tion sur l’angle en B, le troisième côté est fixé

puisque CA n’est autre que CE et il nous reste-ra à construire la bissectrice de l’angle en Cpour obtenir la direction de CF, puis à reporterla distance CF sur cette droite.

Reste à savoir, évidemment, si ce point Fvoudra bien être non seulement sur la droiteBA, mais encore sur le côté BA... ou si l’onpréfère, si le point F veut bien coïncider avecle point d’intersection F’ entre les droites BA etCF...

Il me semble que c’est précisément à pro-pos de ce genre de questions que peut interve-nir de manière constructive l’expérimentationet, surtout, l’expérimentation à l’aide de logi-ciels de constructions dynamiques. En effet jene connais pas de meilleur outil aisémentaccessible pour déterminer des lieux, et il setrouve qu’une partie intéressante de la réponsecherchée réside justement dans la visualisationd’un lieu géométrique.

Nous ne sommes devant rien d’autre quedevant la question de savoir comment varie lepoint F’ en fonction des choix initiaux (pointsB et C “fixés” et point E mobile) et dans quel-le mesure ce point veut bien appartenir aucercle de centre C et de rayon BE = CF.

Demandons (Fig. 22) à un logiciel le lieudu point F’, il nous montrera la figure “com-pliquée” (et manifestement de degré au moinsquatre) qui coupe (ici) le cercle de centre C enquatre points...

Il est ensuite assez facile de faire varierles conditions initiales pour se donner l’im-pression de simplifier le problème, mais ce

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qu’il faut conclure de cette expérience (au sensfort du terme), c’est que cette idée ne pourraitdéboucher sur une piste intéressante qu’avecbeaucoup de travail permettant de réduire lescas de figures parasites. C’est possible, maiscela devient vite sans intérêt...

Dans une situation semblable, mieux vaut— la plupart du temps — chercher une autreidée et voir si d’autres lieux pourraient êtresusceptibles de nous convaincre que la seuleconstruction possible est bien celle du triangleisocèle. Une autre piste (par exemple) consis-terait à reprendre la construction précédente endéfinissant le point ƒ sur la droite BA et encherchant à quelles conditions le point C’ quiest situé à la distance BE de ƒ sur la droite Cƒest effectivement confondu avec le sommet C.Nous chercherions alors le lieu du point C’(Fig. 23) obtenu sous ces conditions. Mais uneanalyse rapide vous montrera que des cas

comme ceux de la figure 24 rendent délicateune conclusion élémentaire.

Bref. Vous pourrez naturellement explo-rer toutes les pistes que vous souhaitez et voirsi elles vous permettent d’aboutir ! Je résumesimplement ici cet aspect de l’expérimentationdans la démarche de recherche : elle permet dese faire une opinion sur la validité d’une pisteou d’une idée et, essentiellement, elle faitappel à l’analyse au sens où il s’agit de prendreen compte la variation de certains éléments dela figure en fonction de ceux auxquels on adécidé d’accorder certains degrés de libertés.

On notera au passage qu’il s’agit bien là,au sens le plus physique du terme, d’expéri-menter pour savoir comment certaines gran-deurs varient en fonctions d’autres grandeurs.Je dois dire que c’est — de mon point de vue— la seule manière constructive et non criti-

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Fig 22

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cable d’aborder le problème de l’expérimenta-tion en géométrie. Et il ne me semble pas quesous cet angle, on puisse faire la moindreréserve sur l’aspect didactique des logiciels degéométrie dynamique. Que demander de plus àun élève s’il sait décortiquer un problème demanière à le ramener à l’observation de varia-tions pertinentes, susceptibles de lui donner lesétapes d’une construction ? S’il sait tirer profitdes fonctions observées ? S’il a su, au demeu-rant, effectuer les constructions de manière àce que le logiciel puisse répondre aux ques-tions qu’il se pose ? Je terminerai simplementl’étude de cet exemple par une dernière illus-tration — sans doute la plus naturelle et la plusélémentaire — de ce que l’on peut attendred’un logiciel.

Lorsque l’on ne sait plus très bien raison-ner simplement sur une figure, il est souventsalvateur de se pencher vers les calculs (etinversement, d’ailleurs...). Nous pouvons doncchercher à nous mettre en état de calculer surla figure. Nous poserons BE = CF = δ et nousdésignerons par α le demi-angle en B (cf. figu-re 25). Avec les notations habituelles pourdésigner les longueurs des côtés de ABC, nous

obtiendrons alors, en calculant l’aire du tri-angle de deux façons :

AA = a.δ.sinα + c.δ.sinα = c.a.sin2α ,d’où l’on tire :

(a + c).δ.sinα = c.a.sin2α = 2c.a.sinα.cosα ,(a + c).δ = 2c.a.cosα .

Ce qui nous permet d’exprimer c à partir des don-

nées a, α et δ : , puis, en con-

sidérant a et δ fixés, d’étudier l’aire A du tri-angle en fonction de α :

AA = a.sin2α = .aa

2 22

δ αα δ

sincos −

aa −

δα δ2 cos

ca

a= −

δα δ2 cos

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Fig 23 Fig 24

Fig 25

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Il nous reste à constater que, dans leslimites raisonnables, la donnée de l’angle αdétermine de manière univoque l’aire du tri-angle ABC ... Si bien que, en échangeant lesrôles de B et C (sans modifier les données a etδ), il apparaît par exemple que l’angle en C estnécessairement le même que l’angle en B...

Rien n’interdit alors, évidemment, defaire appel à un “traceur de courbes” pourconstater ce fait expérimentalement. Il ne res-tera plus qu’à chercher à le justifier analyti-quement par l’étude de la fonction explicite !

3. La méthode expérimentale …

Evidemment, il n’est pas difficile de tom-ber d’accord sur le fait que les mathématiquesne constituent pas une science essentiellementexpérimentale. Plus précisément : la réflexionmathématique interroge rarement la réalitépour établir ses théorèmes et le plus clair dutemps passé à faire des mathématiques faitvisiblement plus appel à la logique déductive

qu’à l’expérimentation telle que la conçoiventles sciences physiques… D’ailleurs les grandsproblèmes qui préoccupent les mathémati-ciens, même s’ils découlent pour une grandepart des activités concrètes de la mesure ou dela prédiction des phénomènes physiques, nes’attachent plus qu’à un monde idéal, abstrait— pour ne pas dire tout simplement, platoni-cien — et la plupart de ces problèmes consisteprécisément à se prouver que tel ou tel résultat,telle ou telle proposition est “logiquement”impossible.

Il n’y a pas en effet (du moins a priori…)un grand intérêt physique à dépenser del’énergie pour démontrer que la racine carréede deux ne saurait être une fraction ou bienpour se convaincre qu’il n’y a que cinq poly-èdres réguliers théoriquement réalisables.Mais au-delà de ces problèmes embléma-tiques qui suffisent à distinguer les préoccu-pations des géomètres de celles des “expéri-mentateurs” au sens physique du terme, il fautbien comprendre que la démarche même desmathématiques a toujours entretenu avec

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Fig 26

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notre “expérience” des rapports particulière-ment complexes.

Il suffit pour s’en convaincre à un niveaudes plus élémentaires de réfléchir à l’introduc-tion par les géomètres grecs de la notion appa-remment naturelle “d’égalité” entre les figures.Que signifiait exactement pour eux cette idéeque nous ramenons aujourd’hui au conceptd’isométrie — quelque peu pédant au niveaudu primaire ou du collège… — et pour laquel-le ils semblaient bien s’en tenir à des “cas” ouà des “définitions” ? Qu’y a-t-il, au fond, decommun entre des constatations pratiques ouintuitives qui font apparaître que des trianglesqui ont (par exemple) des côtés égaux aurontnécessairement les mêmes angles,… des consi-dérations pragmatiques qui obligent à admettreque l’on ne pourra guère construire “qu’unseul triangle” si on s’est donné la longueur deses côtés,… et l’idée bien idéalisée qu’il s’agitlà, en définitive, d’un problème qui amène àprendre en compte des transformations géomé-triques n’engageant plus seulement la figureconsidérée, mais qui doivent être penséescomme agissant sur le plan tout entier…

Un peu d’habitude, sans doute, permet dese retrouver dans ces détours de la pensée etdans les choix qui ont prévalu, à chaqueépoque, entre les directions possibles ; mais ilvous suffira d’étendre le problème à la notiond’égalité entre “solides” (comme disaient lesgrecs) pour vous rendre compte que des pro-blèmes apparemment simples n’en cachent pasmoins d’indéniables difficultés. Que pen-saient-ils exactement, en effet, lorsqu’ils défi-nissaient les solides égaux par l’égalité deleurs faces respectives… alors qu’il a fallu

attendre 1813 pour que Cauchy démontre — cequi est d’ailleurs loin d’être immédiat — quedes polyèdres convexes ayant les mêmes facessont effectivement isométriques ?

La vérité est que, même au niveau desdéfinitions, les mathématiques ne sont jamaissimples et que leur rapport à l’expérience estquelque chose de fort mystérieux… Poincarél’expliquait il y a bien longtemps : « Prenonspar exemple l’idée de fonction continue. Cen’est d’abord qu’une image sensible, un traittracé à la craie sur le tableau noir. Peu à peuelle s’épure ; on s’en sert pour construire unsystème compliqué d’inégalités, qui reproduittoutes les lignes de l’image primitive ; quandtout a été terminé, on a décintré, comme aprèsla construction d’une voûte ; cette représenta-tion grossière, appui désormais inutile, a dis-paru et il n’est resté que l’édifice lui-même,irréprochable aux yeux du logicien. »

Il y a naturellement une foule d’exemplesanalogues… Mais si ces considérations éclai-rent d’abord les difficultés épistémologiquespropres aux mathématiques, elles deviennentd’une importance capitale en matière d’ap-prentissage.

Evidemment, le rôle du maître, comme ledit plus loin Poincaré, est — au moins momen-tanément — de rétablir les cintres indispen-sables à la compréhension. Bien sûr, au plandes définitions, mais surtout, et notamment auxniveaux d’enseignement qui nous occupent ici,en faisant appel à l’expérience. Et je veux direévidemment à l’expérience sous toutes sesformes et en particulier aux différents aspectsdes “expériences” que j’ai évoquées précédem-

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ment. Ecoutons encore un peu Poincaré : « […]le professeur dicte : le cercle est le lieu despoints du plan qui sont à la même distance d’unpoint intérieur appelé centre. Le bon élève écritcette phrase sur son cahier ; le mauvais élève ydessine des bonshommes ; mais ni l’un nil’autre n’ont compris ; alors le professeur prendla craie et trace un cercle sur le tableau. « Ah !pensent les élèves, que ne disait-il tout de suite :un cercle c’est un rond, nous aurions compris. »Sans doute, c’est le professeur qui a raison. Ladéfinition des élèves n’aurait rien valu, puis-qu’elle n’aurait pu servir à aucune démonstra-tion, et surtout puisqu’elle n’aurait pu leur don-ner la salutaire habitude d’analyser leursconceptions. »

Quel enseignant pourrait ne pas souscrireà une telle profession de foi ? Et qui ne sous-crirait encore au conseil qui suit : « Mais il fau-drait leur montrer qu’ils ne comprennent pasce qu’ils croient comprendre, les amener à serendre compte de la grossièreté de leur conceptprimitif, à désirer d’eux-mêmes qu’on l’épureet le dégrossisse. »

Aurez-vous reconnu au passage l’éternel-le ambition des cours de mathématiques ?N’aurait-on pas déjà donné — et combien defois depuis un siècle — en matière d’enseigne-ment magistral dogmatique… auquel ilconviendrait de réagir enfin de manière prag-matique, en aidant vraiment l’enfant àconstruire son savoir ?… Poincaré me pardon-nera, je l’espère, de m’être placé à un niveaubien moins ambitieux.

La présente réflexion n’ose pas vraimentse fixer comme but explicite que les élèves

acquièrent la “salutaire habitude d’analyserleurs conceptions” ou se mettent dès mainte-nant à “désirer d’eux-mêmes qu’on [les] épureet [les] dégrossisse”. On l’aura sans doutecompris aussi, elle ne se fixe pas mêmecomme objectif immédiat que les enfantssoient capables d’élaborer des “démonstra-tions”… En amont, en effet, des démonstra-tions — et notamment pour l’exemple de ladéfinition du cercle à laquelle Poincaré faitallusion —, en amont des raisonnementsstructurés, en amont des discours, il y a laprise en main expérimentale du cercle au tra-vers des constructions au compas et à la règle.Et il me semble bien clair que la différenceentre un “rond” et un “cercle”, l’idée même —ou la conception, si l’on préfère — de cercle,passe par son usage “physique” et par sa miseen œuvre plus ou moins empirique dans larésolution de problèmes.

Comme je l’ai dit au début de cet exposé,il y a toujours un peu de “pensée magique”dans les tentatives pédagogiques destinées àcontourner le formalisme inhérent à l’appren-tissage des mathématiques.

Le sujet d’aujourd’hui n’échappe pasvraiment à cette tendance en mêlant tout à lafois “expérimentation”, “investigation” et uti-lisation de l’ordinateur ! Et à n’en pas douter,la raison fondamentale de l’espoir attaché à cesthèmes et à l’usage des logiciels (quand cen’est pas un simple prétexte pour développer lapratique des technologies modernes…) estplus à lire comme une nouvelle tentative pourlimiter l’emprise du formalisme et du dogma-tisme que comme une confiance aveugle dansl’intérêt effectif de telles démarches.

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Je ne suis évidemment pas compétent pourentrer dans une analyse sérieuse des avantageset des inconvénients des pédagogies fondéesplus ou moins exclusivement sur le “tâtonne-ment expérimental”. Je ne pourrais guère,d’autre part, faire autre chose que défendre mesgoûts personnels s’il s’agissait simplement dedire dans quelle mesure les constructions à larègle et au compas, ou les méthodes “papier –crayon”, sont plus ou moins formatrices que lesconstructions effectuées à l’aide des logicielsde géométrie dynamique… Je voudrais doncuniquement, pour terminer, rappeler quelqueséléments de réflexion qui me semblent ne pasdevoir être négligés dans la problématique quinous occupe.

Expérience et langage

Si l’expérimentation fait appelà la vérification ou à l’observationdu réel — qu’il s’agisse ici du réel“physique” ou du réel d’une “figu-re géométrique” —, les démonstra-tions auxquelles aspirent en défini-tive toutes les démarches mathé-matiques n’ont essentiellementd’existence que dans l’univers dulangage.

Indépendamment de tout lereste, c’est autour des rapportsentre ce (ou ces) langage(s) mathé-matique(s) et la (ou les…) réali-té(s) que se cristallisent une grandepart des obstacles rencontrés dansl’enseignement. D’une certainemanière un des exercices emblé-matiques des évaluations aux-

quelles les élèves français sont (semble-t-il)assez peu préparés est celui de la figure 27.

Il illustre bien, effectivement, l’écartentre un apprentissage formel et un certainidéal d’apprentissage “pragmatique” auquelseraient plus habitués les enfants d’autrespays. On ne peut d’ailleurs pas nier que lesmathématiques enseignées en France sont net-tement plus tournées vers l’abstraction et ladiffusion d’outils généraux que les enfants —qu’ils recopient proprement les définitions ouqu’ils se contentent de dessiner des bons-hommes… — ont bien peu l’occasion demettre en application.

Il est clair que le mot d’ordre actuelfondé sur la démarche expérimentale est engrande partie justifié par ce type d’observa-

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Fig 27

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tions, mais il me semble que l’on aurait tortde s’imaginer trop vite qu’une quelconquepanacée soit susceptible de résider dansl’idéalisation excessive du “concret”… Jen’en prendrai qu’un seul exemple (cf. figure28), glané sur le site de l’indépassable Iremde Lyon, et qui illustre bien la façon dontbeaucoup de réponses aux questions géomé-triques ne sauraient résulter de vérificationssur une figure, numérisée ou non…

Ce n’est pas trahir un grand secret de rap-peler que le rêve de bon nombre de ceux quiprogramment des “résolveurs” est de pouvoirtravailler avec des figures fausses… Mais lavérité est tout bonnement que l’apprentissagede la géométrie suppose l’apprentissage delangages, et que parmi ces langages celui de la

figure a toujours occupé une place éminente. Ilcomporte de multiples facettes : il est supportde mesures, de calculs, de constructions, deraisonnements, de vérifications dynamiques,etc., etc. Et l’on sait par exemple depuis long-temps qu’une foule d’activités autour desfigures est particulièrement formatrice.

Et si le temps n’est certes plus à l’appren-tissage systématique de la géométrie descripti-ve, il est clair que des exercices comme celuiqui consiste (par exemple) à tracer sur unefigure telle que la figure 29 de la page suivan-te l’intersection du cube avec le plan passantpar trois points donnés sur les faces visiblesvaut largement tous les problèmes de démons-trations géométriques… Même si le langageutilisé est essentiellement celui de la figure.

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Fig 28

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Il ne faut pas — bien sûr — se faire d’illu-sions sur les remèdes miracles propres à facili-ter cet apprentissage. En revanche, l’aspectindiscutablement positif de la tendance actuel-le est d’abord — et peut-être surtout — dans lefait que l’encouragement à l’utilisation deslogiciels de géométrie dynamique constitue unengagement profond en faveur de l’importancedes figures en géométrie… Ce qui, malheureu-sement, ne va pas de soi pour tout le monde !

Expérience et heuristiques

Plus concrètement, au delà du côté un peuincantatoire de l’appel à l’expérience et ducôté un tantinet “tendance” de la promotionsystématique de l’outil informatique, la vraiequestion réside essentiellement dans l’impor-tance de la place donnée à l’aspect investiga-tion, c’est-à-dire au fond — comme on l’a vuprécédemment — aux démarches heuristiques.

Plus qu’à n’importe quelle autre époque,les maths modernes ont mis l’accent sur larigueur et sur les démonstrations. L’élèveétait censé construire son propre savoir mais,

confronté à de perpétuelles nouveautés plusabstraites (et absconses) les unes que lesautres, il n’avait sans doute jamais autant étésoumis à une discipline aussi formaliste etdogmatique. L’essentiel de la réaction à cettetendance a résidé dans un retour à la résolu-tion de problèmes. Problèmes ouverts, pro-blèmes concrets, activités de toutes sortessont devenus “incontournables”… et ladémarche classique tournée vers l’apprentis-sage du “raisonnement” et de “la” démons-tration, tout en cédant apparemment du ter-rain, s’est recentrée vers des didactiques fon-dées sur le credo : « On observe, on conjec-ture, on démontre ».

Que peut-on rêver de mieux ? Le travaildu mathématicien n’est-il pas de résoudre desproblèmes ? De faire des conjectures… et par-fois même de passer des siècles à les démon-trer ? L’apprentissage consistera donc désor-mais à “faire” des mathématiques et à faire desmathématiques comme les fait le spécialiste !

Admettons. Admettons, pour être plusprécis, que l’apprentissage gagne fondamenta-lement à cette imitation systématisée de ce quel’on pense être le travail de l’expert. Est-on sisûr que cela du fait que l’expert observe,conjecture, puis démontre ?

Certes le mot conjecture condense à luiseul ce qu’un certain grand public peut rappor-ter au mythe des mathématiques : conjecturede Riemann, conjecture de Fermat, conjecturede Golbach, etc. Mais ne serait-ce pas là, pré-cisément, l’exceptionnel du métier de mathé-maticien et le triptyque rituel fonctionne-t-ilvraiment de cette manière au quotidien ?

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Fig 29

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Qu’on le dise ou non, le retour à l’expé-rience dans la démarche d’apprentissage engénéral et de résolution de problèmes en parti-culier amène à une forme nouvelle de réflexiondidactique, car ce que ne dit pas le “on obser-ve, on conjecture, on démontre”, c’est com-ment on observe et ce que l’on observe… Et ildit encore moins où il faudrait placer l’expéri-mentation dans ce schéma…

En effet, aucun scientifique ne sauraitsérieusement assimiler observation et expé-rience. Chacun sait au contraire que les expéri-mentations sont le plus souvent faites pourvérifier des hypothèses, et que les observationsfortuites sont des exceptions, d’ailleurs généra-lement effectuées lorsqu’une expériencen’aboutit pas vraiment à ce qui avait étéconjecturé au départ…

En réalité le travail du scientifique serésume plutôt dans la boutade de René Thom :

1. Avoir une idée (si possible bonne),

2. Vérifier expérimentalement si elle marche.

C’est en ce sens qu’il faut modifier lefameux triptyque : on se pose une question, onexpérimente pour chercher à savoir si c’estvrai, on démontre. Et encore : la question ulti-me serait de savoir pourquoi on démontre ; cen’est heureusement pas notre sujet ici… pourma part, je dirai simplement avec HenriPoincaré que c’est essentiellement pour « sedonner l’illusion qu’on aurait pu prévoir lerésultat » …

Mais revenons à la question de l’expéri-mentation. On aura sans doute compris que lesexercices du type : « 1. construisez telle figure

avec tel logiciel de géométrie dynamique, 2.conjecturez…, 3. Enoncez la propriété etdémontrez-la. », ne me semblent pas vraimentnaturels ! Au risque de paraître iconoclaste, ilme semble nettement moins artificiel, soit deposer carrément une question sans faire sem-blant de la faire découvrir à l’élève après unsimulacre d’observation, soit de donner desexercices qui puissent conduire les élèves à seposer des questions intermédiaires. Ils pour-ront alors se tourner de façon intéressante versun logiciel pour se faire une opinion qu’ils neparviendraient pas à trancher avec le seul“papier – crayon”.

Comme j’ai tenté de le montrer au coursde cette conférence, le moteur principal desraisonnements en mathématique n’est pas tantde démontrer dans une démarche “synthé-tique”, que de trouver des étapes intermé-diaires susceptibles d’étayer les diversesétapes du cheminement logique à découvrir.Nous touchons là à l’idée même d’heuristiqueet la question essentielle devient la suivante :partant des hypothèses et des conclusions pro-posées par l’énoncé, bâtir des propriétés inter-médiaires… « si possible bonnes » au sens deRené Thom.

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Fig 30

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Vu sous cet angle, le métier de mathéma-ticien (ou d’élève) n’est rien d’autre que dedisposer d’un éventail efficace d’idées, d’intui-tions, de directions, qui lui permettent demettre le doigt sur des propriétés intermé-diaires qui se révèleront non seulement justes,mais aussi pertinentes pour aider à échafauderun raisonnement ou une démonstration.

L’exemple type en la matière est celui dela mise en équations qui permet de résoudre,comme on le sait, un grand nombre de pro-blèmes concrets sans avoir véritablementrecours au raisonnement nécessité par ce quel’on appelait autrefois la “solution arithmé-tique”. Je n’y reviendrai pas ici, mais il estclair que le recours à l’algèbre illustre parfaite-ment le schéma précédent. De manière un peudifférente, ce qui nous intéresse ici, autour del’idée d’expérimentation en géométrie se rap-proche le plus souvent de l’appel à l’analyse,dans la mesure où, comme on la vu, il s’agit defaire varier quelque chose et d’étudier la varia-tion concomitante des autres éléments du pro-blème. Et en prenant le mot analyse au sens leplus large possible, c’est peut-être finalement àcela que l’on aboutit le plus nettement…

Expérience et constructions

Reprenons par exemple le problème évo-qué tout à l’heure qui consisterait à rechercherle point du plan qui réalise le minimum de lasomme des distances aux trois sommets d’untriangle : une des démarches expérimentalesles plus élémentaires pourrait reposer surl’idée de supposer que M réalise le minimumcherché, puis de faire bouger M de manière àce que la somme des distances MB et MC soit

constante… M décrit alors une courbe [dontles savants savent qu’il s’agit d’une ellipse defoyers B et C] et la distance MA ne doit pou-voir qu’augmenter dans la modification, puis-qu’on s’est placé au minimum de la somme.Mais c’est alors dire que la tangente en M à lacourbe observée doit être perpendiculaire à ladroite AM… donc que AM est la normale en Mà cette courbe…

Les savants concluront… Et, par symé-trie, ils en déduiront aisément que les troisangles entre MA, MB et MC sont nécessaire-ment égaux… Mais on voit surtout par là quel’utilisation de lieux intermédiaires — decourbes et de fonctions, si l’on préfère — aideà comprendre le fonctionnement d’une figureet peut apporter des pistes vers la solution.

Cela étant, il est clair que cette compré-hension des situations et des figures passeautant (sinon plus…) par l’imagination que pardes réalisations dynamiques, quelles soit effec-tuées par l’intermédiaire de logiciels ou pard’autres instruments. Il n’empêche que les pro-grès en la matière sont susceptibles d’apporterde véritables aides à l’apprentissage et à ladécouverte.

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Fig 31

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A côté des aspects que nous avons ren-contrés ou côtoyés jusqu’ici — que l’on pensepar exemple à la possibilité de faire tournerune figure pour aider à sentir l’intersectiond’un cube avec un plan, ou que l’on pense àl’extraordinaire facilité de visualiser les lieuxgéométriques — je voudrais insister sur lefond même de l’outil informatique : le travailde construction géométrique.

La période des maths modernes avait faitoublier en effet tout un pan des problèmes degéométrie proposés au collège et au lycée, quiconsistaient à construire une figure répondantà des conditions et des contraintes données. Etce n’est un secret pour personne que la mise aupoint des logiciels de géométrie dynamique alargement accompagné une réaction assezsaine contre la disparition de la géométrie quia marqué les années soixante-dix. Cependant,au delà de la mise au point d’outils axés —comme leur nom l’indique — vers lesconstructions de type géométrique, nous ensommes en quelque sorte aujourd’hui à unephase de maturité dans l’utilisation de cesoutils en matière d’enseignement. C’est-à-direque leur but n’est plus simplement de construi-re pour construire, mais d’être mis en jeu dansles investigations susceptibles de résoudre desproblèmes.

On l’aura sans doute compris : je vou-drais essentiellement défendre ici l’idée que,en elle-même, la démarche de résolution,dans la mesure où elle peut être rapportée à ceque l’on peut désigner sous le nom d’expéri-mentation, fait appel de manière indispen-sable aux problématiques des constructionsgéométriques.

C’est là, d’une certaine façon en effet,l’essentiel du métier de mathématicien. On l’ad’abord vu au passage, évidemment, puisquetous les exemples que j’ai étudiés nécessitaientforcément la capacité de construire les figuresdynamiques qui pouvaient être utiles dans lesdémarches de recherche. Mais on l’a ensuitesenti — je l’espère — dans le type même d’ex-plorations que j’ai engagées pour avancer dansla compréhension du problème : chacun deslieux géométriques rencontrés illustrait endéfinitive une partie des contraintes internes auproblème et tentait — en les isolant — de hié-rarchiser les données et de structurer un che-min possible vers la solution…

Terminons, pour conclure sur une derniè-re illustration de ce phénomène. Dans lesannées trente, Victor Thébault (le même qu’audébut…) proposait une solution au problèmedes bissectrices (le même que celui de ladeuxième partie…) et cette solution donnait(presque) l’impression de constituer uneapproche synthétique “directe” du problème.Elle reposait sur l’idée suivante :

Etant donné un triangle ABC, supposonsque les bissectrices intérieures BE et CF secoupent en un point I. Alors en construisant letriangle BDE de manière à obéir aux égalités

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Fig 32

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d’angles indiquées sur la figure, on a BIC = IEC + C/2 (dans le triangle ICE) et doncBIC = DEC, par construction. Mais on aaussi BIC = BFI + B/2 (dans le triangle BFI),et donc, toujours par construction :

BIC = CBD.

Le quadrilatère BCED a donc ses deuxangles opposés CBD et CED égaux et cesangles sont obtus puisque BIC = π/2 + A/2.Mais si on suppose maintenant que les bissec-trices BE et CF sont égales, on voit aisémentque BC = DE (triangles BDE et FBC égaux) eton est en présence d’un quadrilatère BCEDdont deux côtés opposés sont égaux ainsi quedeux angles opposés obtus égaux…

Toute l’idée de Thébault tient alors dansl’observation suivante : un tel quadrilatère estnécessairement un parallélogramme ! … Voilàqui va nous permettre de “boucler” cet exposéet même de rajouter cette proposition originaleà la séquence initiale sur les propriétés duparallélogramme…

Mais comment, donc, prouver l’affirma-tion précédente, sinon en se mettant en posi-tion de construire un tel quadrilatère ? Je lais-se chacun s’affairer à la tâche (avec ou sanslogiciel de géométrie dynamique) et com-prendre pourquoi la donnée de deux côtésopposés égaux et de deux angles opposéségaux (pour peu qu’ils soient obtus !…) nepermet pas autre chose que d’obtenir un paral-lélogramme…

En guise de conclusion, je voudrais rap-peler qu’au delà des logiciels et des TICE de

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Fig 33

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toutes sortes, au delà des épreuves plus oumoins “pratiques” envisagées pour le bacca-lauréat, le sujet est celui de l’importance qu’ilconvient de donner à l’expérience en mathé-matiques.

La boutade de Vladimir IgorevitchArnold qui dit : « Les mathématiques font par-tie de la physique. La physique est une scienceexpérimentale, une des sciences naturelles. Lesmathématiques, ce sont la partie de la physiqueoù les expériences ne coûtent pas cher. » estprovocante et intéressante. Elle nous rappelleque les mathématiques ne sont pas que langa-ge et abstraction… Elle nous dit surtout que lesmathématiques ne sont pas seulement —comme le pensent un peu trop souvent certainsphilosophes — le simple énoncés de véritéspurement formelles. Malheureusement, elle nenous dit pas comment on effectue les expé-riences en mathématiques, ni même en géomé-trie. Comme j’ai tenté de l’expliquer ici, l’im-portant n’est aucunement dans le fait qu’uneréalité physique quelconque permette ou nonde croire que telles ou telles droites sontconcourantes ou que tels ou tels points sont ali-gnés. La géométrie, même si elle a beaucoupde chose en commun avec la physique, consti-tue un moment de pensée qui ne cherche pas àse raccrocher à des vérifications sur le mondequi nous entoure.

Il n’en reste pas moins que les méthodesexpérimentales de la pensée physique irriguenttout autant les mathématiques… Et je me suis

borné ici à la simple idée qu’une expérienceconsiste avant toute chose à regarder commentune chose varie lorsque l’on en fait varier uneautre ! J’espère avoir montré au passage com-ment cette simple manière d’aborder les pro-blèmes peut permettre de les éclairer suffisam-ment pour aller à leur solution. J’espère aussivous avoir convaincus, peut-être pas d’utiliserà la moindre occasion des logiciels de géomé-trie — du moins je l’espère… —, mais surtoutde l’importance des problèmes de construc-tions en géométrie.

Il aurait peut-être suffi pour cela de rap-peler ici la puissance de la méthode de raison-nement par analyse et synthèse, qui est sansdoute la plus belle méthode d’investigationmise au point par les géomètres à propos detels problèmes. Mais ce n’est pas tout. Le pro-blème de mettre l’accent aujourd’hui sur l’ex-périmentation nous a permis de rappeler que seposer les problèmes sous la forme :

— « comment puis-je construire telle partiede la figure ? »,

— « comment les données déterminent-elles ou non une famille de solutions à ceproblème ? »,

— « comment puis-je tirer parti des degrésde liberté éventuels dont je dispose ? »

constitue une démarche scientifique indépas-sable. Peut-être est-ce même là l’occasionrêvée de revisiter Euclide… Si on n’en réduitpas la lecture à celle des Eléments mais si l’ons’interroge aussi à propos des livres consacrésaux Porismes et aux Constructions…

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