22
Extrait de la publication

Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

Extrait de la publication

Page 2: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

C O L L E C T I O N F O L I O

Extrait de la publication

Page 3: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

Alessandro Baricco

Cette histoire-làTraduit de l’italienpar Françoise Brun

Gallimard

Extrait de la publication

Page 4: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

Cette traduction a été réviséepar la traductrice pour cette édition.

Titre original :

QUESTA STOR IA

© Alessandro Baricco, 2005. All rights reserved.© Éditions Gallimard, 2007, pour la traduction française.

Extrait de la publication

Page 5: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

Écrivain, musicologue, éditeur, auteur et interprète de textespour le théâtre, Alessandro Baricco est né à Turin en 1958. Dès1995, il a été distingué par le prix Médicis étranger pour sonpremier roman, Châteaux de la colère. Avec Soie, il s’est imposécomme l’un des grands écrivains de la nouvelle génération. Sapièce Novecento : pianiste, monologue pour le théâtre, est jouéedans toute l’Europe. Il a réalisé en 2008 son premier film, Leçon21. L’école qu’il a fondée en 1994 à Turin avec des amis, laScuola Holden, qui enseigne les techniques de la narration, aété la première de ce genre en Italie.

Extrait de la publication

Page 6: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

Extrait de la publication

Page 7: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

OUVERTURE

Extrait de la publication

Page 8: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

Extrait de la publication

Page 9: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

11

Tiède la nuit de mai à Paris, mille neuf cent trois.Chez eux, cent mille Parisiens renon-

cèrent à une moitié de la nuit, pour s’écouler en massevers Montparnasse et Saint-Lazare, vers les gares duchemin de fer. Certains n’allèrent mêmepas dormir, d’autres avaient mis le réveil à une heureabsurde pour glisser ensuite hors du lit, se laver sansfaire de bruit, ni heurter les objets, en cherchant leurveste. Parfois c’étaient des familles entières qui par-taient, mais ce furent pour la plupart des individus iso-lés qui entreprirent le voyage, souvent contre toutelogique ou bon sens. Les épouses, dans les lits, ensuite,étendaient les jambes en travers du côté resté vide. Lesparents échangeaient trois mots, en écho aux dis-cussions de la veille, des jours d’avant, des semainesd’avant. Elles portaient sur l’indépendance des fils. Lepère se redressait sur l’oreiller et regardait l’heure.Deux heures.Il était insolite ce bruit car cent mille personnes à deuxheures du matin c’est comme un torrent qui débouledans un lit inexistant, muette la grève, disparus les

Page 10: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

12

1. Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en françaisdans le texte. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

cailloux. De l’eau sur de l’eau. Ainsi leurs voix cou-raient entre des rideaux métalliques, des rues vides etdes choses immobiles. À cent mille ilsprirent d’assaut les gares de Montparnasse et Saint-Lazare, parce qu’ils craignaient de ne pas trouver deplace dans les voitures pour Versailles. Mais tous à lafin trouvèrent place dans les voitures pour Versailles.Le train partit à deux heures treize. Ilfile, le train pour Versailles.

Dans les jardins du roi, à pâturer dans la nuit, pai-sibles pour le moment, sous les carcasses de fer, autourde leur cœur de pistons, les attendaient 224 A U T O -

M O B I L E S , arrêtées sur l’herbe, dans une vague odeurd’huile et de gloire. Elles étaient là pour disputerla grande course, de Paris à Madrid, à traversl’Europe, depuis les brouillards jusqu’au soleil.

Laisse-moi aller voir le rêve, la vitesse,le miracle, ne m’arrête pas avec ce regard triste, laisse-moi cette nuit vivre là-bas sur le bord du monde, cettenuit seulement, après je reviendrai Desjardins de Versailles, madame * 1, s’élance la course desrêves, madame *, Panhard-Levassor, 70 chevaux,4 cylindres en acier perforé, comme les canons,madame * Les A U T O M O B I L E S , elles pou-vaient aller jusqu’à 140 kilomètres à l’heure, arrachésà des routes de terre et de nids-de-poule, contre toute

Extrait de la publication

Page 11: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

13

logique et bon sens, en un temps où les trains, surl’étincelante sécurité des rails, arrivaient difficilementà 120. Tellement qu’en ce temps-là ils étaient certains— certains — qu’un être humain ne pouvait pas allerplus vite : là était la limite ultime, et là était le bord dumonde. Ceci explique comment il fut possible que centmille personnes aient débouché de la gare de Ver-sailles, à trois heures du matin, dans la tiède nuit demai, laisse-moi aller vivre là-bas, sur le bord dumonde, cette nuit seulement, je t’en supplie, après jereviendrai Si une seule d’entre ellesremontait la route dans la campagne, ils couraient àperdre haleine au milieu des blés pour aller à la ren-contre de ce nuage de poussière, et jaillissant desarrière-boutiques ils couraient comme des enfantspour en voir une passer devant l’église, en hochant latête. Mais 224 à la fois, c’était un purémerveillement. Les plus rapides, les plus lourdes, lesplus célèbres. Elles étaient des reines — L ’ A U T O -

M O B I L E était une reine, car elle n’avait pas encore étépensée servante, elle était née reine, et la course étaitson trône, sa couronne, les automobiles ça n’existaitpas, pas encore, il n’y avait que des R E I N E S , viens lesvoir à Versailles, en cette tiède nuit de mai, Paris milleneuf cent trois.

Pour partir elles attendirent l’aube. Puis, avec ordre,elles prirent la route pour Madrid. Lerèglement prescrivait qu’elles partent à une minute

Extrait de la publication

Page 12: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

14

d’intervalle l’une de l’autre. Le parcours avait été des-siné en trois étapes : l’addition des temps désignerait levainqueur. Il y avait aussi des motocyclettes : mais cen’était pas pareil.L’auto devant toi était un nuage de poussière parti unrien avant. Quand tu entrais dans l’épaisseur du nuage,tu la savais à ta portée. Tu ne la voyais pas, mais tusavais qu’elle était là. Alors tu te jetais là-dedans, àl’aveuglette. Ça pouvait durer comme ça des kilo-mètres. Quand enfin tu voyais son dos, tu commençaisà hurler, pour demander le passage. Tu restais danscette poussière aveugle jusqu’à ce que tu arrives à sahauteur et que tu pousses ton museau devant le sien.Alors le nuage s’ouvrait et tu recommençais à voir cequ’il y avait devant. Tout ce qui surgirait à présent étaitpour toi, tu l’avais mérité avec cette folie du dépasse-ment, et maintenant ça t’attendait. Un virage en coude,le goulet d’un pont, l’extase d’une ligne droite entre lespeupliers. Les roues caoutchoutées frôlaient des fossés,des bornes, des parapets et les visages ébahis d’unpublic incrédule. Inimaginable, qu’on puisse en sortirvivant. Quant aux Espagnols, là-bas àMadrid, ils attendaient l’arrivée de la course pour le len-demain matin, à l’aube. Dans le doute, ils décidèrent deprofiter de la nuit — en dansant. Lescheveux bien séparés comme des sillons de blé quibrillent sur la colline de ma cabeza, je suis le chef derang de cette tablée qui compte maintenant 224 cou-verts, autant qu’en a voulu le roi, sous le grand daisbleu, de cette Espagne mille neuf cent trois. Face à labanderole de l’arrivée, ces miroitements de cristal etd’argent. L’une après l’autre j’ai essuyé

Page 13: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

15

toutes les coupes de cristal, et je recommencerai dansquelques heures, pour enlever l’humidité du matin. J’aipromis qu’elles tinteraient parfaites au rugissement desautomobiles reines — et c’est pourquoi je fais arroserles cent derniers mètres de route à intervalles régu-liers, toutes les deux heures et demie. Pas de poussièresur mon cristal, hombre Donne-moi leslèvres des demoiselles qui se poseront sur ce cristal,donne-moi leur souffle qui le voilera de buée — donne-moi le battement de leur cœur quand elles essaient leurrobe, en ce moment même, devant des miroirs espa-gnols que je jalouserai toute ma vie Alorsque déjà les premières automobiles arrivent à Chartres.À l’entrée des villes elles freinent et, au pas, escortéespar des commissaires de course à bicyclette, elles tra-versent l’agglomération, comme des bêtes à la longe.Frémissantes encore de la course tout juste inter-rompue, elles avaient l’odeur lourde des choses qui sontadvenues. Les pilotes en profitaient pour boire, et net-toyer leurs lunettes. Ceux qui roulaient avec un méca-nicien à bord, dans les automobiles les plus gros-ses, échangeaient avec lui quelques mots. Dans labanlieue, le commissaire à bicyclette s’écartait, et lesmoteurs recommençaient à gronder vers la campa-gne. Le premier à arriver à Chartres futLouis Renault. À Chartres il y avait la cathédrale, etdans la cathédrale il y avait les vitraux. Dans les vitrauxil y avait le ciel.

Page 14: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

16

Ils étaient des millions ceux accourus pour voir, agglu-tinés sur le bord des routes comme des mouches surun sillage de sucre, une goutte allongée qui s’écoule àtravers les champs de France. Le pre-mier à s’arrêter fut Vanderbilt, un cylindre fendillédans le cœur de sa Mors, au profil de torpille. Onle vit se ranger le long d’un canal. Lebaron de Caters dépassa les trois hameaux de LaRonde, en saluant de la main, puis il attaqua Jarrot etRenault, sur les interminables lignes droites qui lon-geaient le fleuve. À un endroit où se trouvait unecourbe masquée, il déporta trop largement sa Mer-cedes et termina dans un coup de frein contre un mar-ronnier. Le bois avait des siècles d’âge, il déchiral’acier. Une femme, à Ablis, depuis unedemi-heure qu’elle entendait tout ce vacarme, sortit dechez elle pour aller voir. Elle ne posa même pas lesœufs, deux œufs, qu’elle avait à la main, pour faire sacuisine. Au milieu de la route elle attendit le prochainnuage de poussière, pour comprendre. Il arriva à unevitesse que la femme ne connaissait pas. La femmes’écarta avec une lenteur que le pilote avait oubliée.La main se referma sur les œufs. Le craquement descoquilles un dieu l’entendit, peut-être, au moment oùla Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait lavie de cette femme, l’envoyant rebondir à quelquesmètres de là, où elle souffrit, puis mourut, d’une mortthéoriquement hors de sa portée Lespremières nouvelles parlaient de Marcel Renault, unaccident, mais rien de plus. On pouvait penser à uneavarie. Puis remonta le long du sillage de la coursel’image d’un Marcel Renault couché par terre, sur le

Page 15: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

17

bord de la route, et d’un curé penché sur lui, tandisqu’à toute vitesse les autres passaient, suivant l’ordrede la course, couvrant de poussière l’extrême-onction.Quelque chose l’avait projeté au loin, dirent-ils plustard, et les quatre roues incontrôlées avaient foncé versle ventre noir de la foule. Nul ne pouvait dire pour-quoi ça n’avait pas été un massacre. Marcel Renault,lui, était resté avec quelque chose de cassé à l’intérieur.À dire vrai il était mort. Naturellementle vent soulève les nappes de lin et c’est agaçant, sibien que nous avons dû les enlever et que la tablen’est plus pareille. Au centre, des corbeilles de free-sias. Rouges et jaunes, bien sûr, aux couleurs duroyaume. À la nouvelle de la mort deRenault, reçue par câblogramme, les Espagnols imagi-nèrent la minute de silence qu’ils observeraient en sonhonneur. Et en même temps l’idée se faisait jour dansles esprits que la course, par cette mort, avait acquisvraiment la dimension qui était la sienne, si bienqu’aucune élégance ni richesse, face à cela, ne paraî-trait excessive, ou infantile. Ils le comprirent avec uncertain soulagement. Tandis qu’elle, laplus jeune, elle déclara qu’elle restait à la maison,jusqu’au coucher du soleil, et n’irait danser qu’à lanuit tombée. Pourquoi me fais-tu une chose pareille ?lui demanda son père. Elle était d’une beauté éblouis-sante. Elle s’arrangea une bouclette, sur la nuque

Un grand tableau, installé près de labanderole de l’arrivée, donnait les informations sur lacourse, et à midi commencèrent à arriver de toutel’Espagne les connaisseurs, puis les premières famillesnobles, certaines avec leurs enfants. Beaucoup avaient

Extrait de la publication

Page 16: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

18

prévu de rentrer chez eux dans l’après-midi pourse changer et se rafraîchir avant la longuenuit. Puis quelqu’un dit que la Wolsleyde Porter avait heurté un passage à niveau et qu’elleavait pris feu.

Ce que je ne peux pas oublier c’est le souffle des autresautomobiles qui passent derrière moi, sans mêmeralentir, tandis que debout je regarde cet homme qui,avec une grande dignité, droit contre son siège, lesbras le long du corps, est en train de brûler, dansl’incendie de son automobile — seule sa tête penchesur le côté, pour nous dire qu’il est déjà mort. Il y aceux qui arriveront chargés de seaux d’eau, bienaprès. La fumée noire sent la carcasse au soleil. Je vousdis que derrière moi les autos passaient, ce n’était pasune illusion. À l’entrée d’Angoulême, àtrois kilomètres du contrôle, le paysan dit qu’il s’enfoutait de ce qui pouvait bien se passer, il avait toutson travail à faire, alors il siffla son chien qui poussa lestrois vaches pour traverser la route. Richard arriva àcent vingt kilomètres à l’heure, il n’essaya même pasde freiner, mais crut lire dans l’espace entre deux peu-pliers l’échappée ultime vers l’infini. Sa Mercedesrépondit mal, et les deux peupliers se resserrèrentcomme jamais on n’aurait cru. Richard mourut sur lecoup, le bois luisant du volant telle une côte noire,parmi les siennes. Les câblogrammesrépercutaient à Paris une histoire illisible, car partout

Extrait de la publication

Page 17: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

19

où elle passait la course crachait dans le désordre deséclats télégraphiques semblables aux retombées d’uneexplosion. Signalons accident identifié. fantastiqueprésence des foules. temps partiel au contrôle de Bar-tam. par mort survenue à 11 h 46. rend impossiblegarantir les conditions. Dans une telleconfusion, les préposés au grand panneau de Madridétaient à la peine sous le soleil haut à présent, accro-chant et décrochant les pancartes, beaucoup opérant àla craie, pour écrire sur le noir du tableau. On leurpassait des bouts de papier qu’ils piquaient sur ungrand clou une fois qu’ils les avaient mémorisés puisretranscrits en grand pour les yeux de tous. Quand leclou était plein, un gamin les vidait dans les ordures.Mais ce gamin avait du talent et ne jeta rien, et le len-demain, chez lui, relut tout pour le plaisir. Et plustard, dans la vie, fut incapable de lire quoi que ce soitd’autre, car toute littérature lui semblait une simplifi-cation pour les enfants, ou une inutile concession auxsentiments En tout cas l’on convint quele mot approprié était retirado, qui ne faisait pas la dis-tinction entre celui qui s’était arrêté sur le côté pourpanne de moteur, et celui qui était mort une fois pourtoutes dans un amas de ferraille et d’essence. Les retira-dos étaient inscrits dans la partie basse du grand pan-neau, en caractères d’imprimerie. Les gens regardaientla liste s’allonger, et certains commençaient en souriantà se demander s’il resterait quelque chose à voir,pour ceux qui attendaient dans la dernière ligne droite àMadrid. La beauté de ma fille, voilà cequ’il vous restera à voir, pensa-t-il Exac-tement à l’instant où l’énorme De Dietrich pilotée par

Page 18: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

20

Stead décollait au-dessus du parapet d’un pont, à Saint-Pierre-de-Palais, emportée par sa propre vitesse. Lesgens jurèrent que les roues tournaient encore dans l’aircomme des folles, brûlant les chevaux, un instant avantque tout aille s’écraser dans le lit du cours d’eau.Elles virent passer deux kilomètres en aval une eautroublée par l’essence et le sang, les lavandières, etque pouvaient-elles y comprendre. Maisquelques-uns à Paris commencèrent à comprendre.

À portée de fusil du ruisseau qui saignait encore, enun endroit appelé Bélamas, un brouillard de fatiguedescendit sur les paupières de Tourand, au trente-deuxième dépassement, et l’automobile partit dou-cement sur le côté, comme si elle voulait seulementaller faire un tour L’enfant cria, maissans voix, rien que sa bouche grande ouverte

Alors le soldat Dupuy, en permission,se lança au milieu, entre l’automobile et l’enfant, pourinterrompre la ligne mortelle que le hasard dessinait etqui allait d’un monstre à un enfant. L’énorme capoten forme de coquillage le souleva de terre comme unchiffon, et le soldat Dupuy était mort en héros avantde retomber Déviée par le pantin-soldatl’automobile revint au milieu de la route mais tel unanimal blessé s’emballa pour de bon et coupa soudainvers la droite, bondissant aveuglément dans le public,et frappant au hasard. On apprit ensuite qu’unhomme était mort. Mais les pères ame-

Extrait de la publication

Page 19: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

21

naient encore leurs enfants, et les jeunes filles déambu-laient par groupes, riant nerveusement, de long enlarge sur le bord de la route. Dans les boutiques lesgens restaient des heures sur le seuil, à hocher la tête.Et ceux qui venaient acheter s’arrêtaient, et regar-daient. Certains grimpaient dans les clochers pourmieux voir de là-haut, car tout semblait possible, cejour-là. Trois millions de personnes,dit-on, alignées pour voir cette merveille, hypnotiséespar ce miracle Dans les bureaux deParis, petit à petit, les câblogrammes dessinèrentl’image d’un long serpent qui descendait la Francesans contrôle, aveugle de fureur et d’épuisement,crachant son venin au hasard, exaspéré par la pous-sière et le fracas de la foule Pendantqu’autour du grand panneau de Madrid c’était encoretout un ballet fébrile de pancartes, propre et silen-cieux, dont personne n’aurait pu déduire autre choseque la juste animation d’une course et le fier enchaîne-ment des épisodes sportifs. Les orchestres répétaientsous le soleil des musiques de cuivre, et les premiers àdanser retrouvèrent des pas appris dans leur enfanceet qui les élevaient à une beauté inattendue. Danse-ront-ils avec nous, les cavaliers couverts de poussière ?dis-moi, danseront-ils avec nous ? j’ai ce mouchoir,que je voudrais leur donner, et j’ai aussi un baiser, àgarder précieusement À Versailles, oùtout a commencé, les jardiniers mesurent le désastre,dans le silence royal déserté, et tels des corbeaux surles semailles ils vont et viennent sans trajectoire, pen-chés à ramasser les restes de la fête. L’un d’eux seredresse et regarde vers l’Espagne. Il a comme

Extrait de la publication

Page 20: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

22

l’impression d’en voir une revenir, au ralenti, vaincuepar un remords indicible. Mais les automobiles nereviennent pas. On demanda à monsieurle Président * ce qu’il en pensait, et il dit que c’était diffi-cile à comprendre. Il dit que ce n’était pas bien clair,ce qui se passait. Il se tourna vers Dupin, parce qu’ilavait confiance en lui. Dupin fit un geste dans l’air,comme pour indiquer un vol d’oiseaux. Une nuéed’oiseaux mis en fuite par un coup de fusil.

Pendant ce temps les premières automobiles arrivaientà Bordeaux, première ligne d’arrivée fixée dans laprose de la course. Des chronométreurs en completélégant surveillaient les aiguilles sur les cadrans noirs,égrenant la poésie de nombres compliqués qui repré-sentaient le temps. Les pilotes descendaient alors deleur siège et en chancelant demandaient à boire, avecun sourire forcé aux plaisanteries des gens. À leursgrandes claques dans le dos. Quand ils relevaient leurslunettes sur le front, leurs yeux hallucinés apparais-saient au milieu de la peau blanche. Comme les yeuxde ceux qui ont vu des fantômes, ou des incen-dies. De temps en temps je jette un coupd’œil au grand panneau parce qu’un chef de rang doittout savoir, et ne se laisser surprendre par rien. Uneplaisanterie sur le vainqueur, par exemple, peut adou-cir le geste avec lequel on ramasse un couvert tombé,cela s’apprend avec le temps. Tout le temps que j’aipassé à virevolter entre des tables dressées. Si je met-

Page 21: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard

N O V E C E N T O : P I A N I S T E . Un monologue / N O V E C E N T O .

Un monologo, 2006 (Folio Bilingue no 141)

C E T T E H I S T O I R E - L À , 2007 (Folio no 4922)

Dans la collection Écoutez lire

S O I E (2 CD)

N O V E C E N T O : P I A N I S T E (2 CD)

Aux Éditions Albin-Michel

C H Â T E A U X D E L A C O L È R E , 1995 (Folio no 3848)

S O I E , 1997 (Folio no 3570)

O C É A N M E R , 1998 (Folio no 3710)

L ’ Â M E D E H E G E L E T L E S V A C H E S D U W I S C O N S I N ,

1999 (Folio no 4013)

C I T Y , 2000 (Folio no 3571)

N E X T . Petit livre sur la globalisation et le monde à venir, 2002

S A N S S A N G , 2003 (Folio no 4111)

H O M È R E , I L I A D E , 2006 (Folio no 4595)

Aux Éditions Calmann-Lévy

C O N S T E L L A T I O N S , 1999 (Folio no 3660)

Aux Éditions Mille et une nuits

N O V E C E N T O : P I A N I S T E , 2000 (Folio no 3634)

Extrait de la publication

Page 22: Extrait de la publication… · 2013. 11. 6. · la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit,

Cette histoire-là Alessandro Baricco

Cette édition électronique du livre Cette histoire-là d’Alessandro Baricco

a été réalisée le 17 octobre 2011 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070389803 - Numéro d’édition : 164046).

Code Sodis : N43884 - ISBN : 9782072409479 Numéro d’édition : 229632.

Extrait de la publication