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Extrait de la publication...«La Vie extraordinaire d’Arsène Lupin». C’est entre 1908 et 1909 que paraît dans Je sais tout son roman L’Aiguille creuse, considérécommel’undesesmeilleurstextes.Lesuccèsestfou-droyantetinattendu.Cependant

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LEBLANC

L’Aiguille creusePrésentation, notes et dossier

par FABIEN CLAVEL,professeur de lettres

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Le récit d’aventuresdans la collection « Étonnants Classiques »

DEFOE, Robinson CrusoéJEAN DE LÉRY, Le Nouveau Monde (Récits de voyage 1)LONDON (Jack), L’Appel de la forêtMARCO POLO, Les Merveilles de l’Orient (Récits de voyage 2)Robinsonnades (anthologie)STEVENSON, L’Île au trésorVERNE, Le Tour du monde en 80 jours

L’éditeur tient à remercier l’Association des amis d’Arsène Lupin(A.A.A.L., « La Résidence », c/o P.-A. Dumarquez,4, rue du Président-René-Coty, 76 790 Étretat)pour avoir mis à sa disposition les clichés reproduitssur la première page du cahier photos.

© Éditions Flammarion, 2012ISBN : 978-2-0812-7562-1ISSN : 1269-8822N° d’édition : L.01EHRN000306.N001Dépôt légal : mars 2012

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S O M M A I R E■ Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Vie et œuvre de Maurice Leblanc 7L’Aiguille creuse, un roman d’aventures 13Réalisme et invraisemblance 20

■ Chronologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

L’Aiguille creuse1. Le coup de feu 41

2. Isidore Beautrelet, élève de rhétorique 65

3. Le cadavre 90

4. Face-à-face 113

5. Sur la piste 137

6. Un secret historique 154

7. Le traité de l’aiguille 173

8. De César à Lupin 195

9. Sésame, ouvre-toi ! 210

10. Le trésor des rois de France 228

■ Dossier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255

Avez-vous bien lu ? 256Microlectures 257Qui est Arsène Lupin ? 260L’aventurier et l’enquêteur 267Écriture d’invention 286Pour aller plus loin 286

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PRÉSENTATIONVie et œuvre

de Maurice LeblancUn auteur prisonnier de son personnage1

Les débuts

Maurice Leblanc naît en 1864 à Rouen. Avec ses deux sœurs,Jehanne et Georgette, il grandit dans un environnement aisé.Leur père est négociant en charbon ; leur mère est issue d’unefamille de riches teinturiers. En 1875, le jeune homme entamedes études brillantes au lycée Corneille, à Rouen. Il excellenotamment dans les matières littéraires et obtient son bacca-lauréat en 1882 avec la mention « assez bien ». Cependant, nil’école ni le milieu bourgeois rouennais ne trouvent grâce à sesyeux. Il apprécie en revanche les vacances qu’il passe dans lamaison de campagne de son oncle, à Jumièges, petite communede Haute-Normandie où se trouvent les ruines d’une abbaye quil’inspireront lorsqu’il créera le décor de L’Aiguille creuse. En par-courant toute la région à bicyclette, le jeune Maurice découvreégalement les fameuses falaises d’Étretat, qui bordentla Manche à proximité du Havre. En plus d’éveiller l’imaginationféconde du jeune homme, ces lieux jouent un rôle majeur dans

1. Ces indications biographiques doivent beaucoup à la notice de JacquesDerouard, dans Les Aventures extraordinaires d’Arsène Lupin, Omnibus, 2004,t. I, p. 1173-1209.

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sa formation littéraire : Flaubert et Maupassant, dont lesœuvres rendent hommage à la Normandie, où ils sont nés, fontpartie des lectures du garçon, qui les admire et revendiquera safiliation avec eux à de nombreuses reprises.

En 1888, après son service militaire, Maurice Leblanc s’installeà Paris, officiellement pour se former au droit, mais en réalité pourlancer sa carrière d’écrivain. Dès l’année suivante, il épouse MarieErnestine Lalanne qui lui donne une fille : Marie-Louise. Un anplus tard, il publie sa première nouvelle, « Le Sauvetage », dans lacélèbre Revue illustrée, puis, à compte d’auteur, un recueil decontes d’inspiration psychologique, Des couples, qu’il dédie à Mau-passant. Ces œuvres ne rencontrent pas de succès. L’été, il se rendrégulièrement sur la côte normande, à Vaucottes, non loin d’Étre-tat. Les relations qu’il y noue lui permettent d’entrer au journal GilBlas, périodique prestigieux dans lequel paraissent nombre de sescontes, ainsi que ses premiers romans, publiés en feuilleton. Parmieux, Une femme (1893), que saluent Jules Renard, AlphonseDaudet mais aussi Léon Bloy. Maurice Leblanc rédige égalementun article puis un roman à la gloire de la bicyclette : « Elle » (1894)et Voici des ailes (1897), assez bien accueillis. Entre-temps, en1895, l’auteur a divorcé.

Des ambitions refrénées

Entouré d’artistes, Maurice Leblanc se fait une haute idée dela littérature et aspire à faire valoir son talent. À partir de 1895,il fréquente activement les milieux littéraires et en particulier lesalon de sa sœur Georgette : celle-ci a épousé un poète reconnu,Maurice Maeterlinck (1862-1949), et reçoit régulièrement chezelle des écrivains réputés tels Oscar Wilde, Stéphane Mallarméet Colette, ainsi que des artistes de renom tel Auguste Rodin.Dans cette atmosphère mondaine, Maurice Leblanc passe pourun dandy cultivé. En 1898, il est admis à la Société des gens de

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lettres – association d’écrivains fondée par Balzac en 1838, quia pour but de protéger les droits des auteurs.

Dans l’espoir de faire reconnaître sa valeur littéraire, il publieen 1901 un roman autobiographique qui lui tient particulière-ment à cœur et auquel il a beaucoup travaillé : L’Enthousiasme.Mais le texte passe inaperçu, alors même que la réputation del’écrivain commence à être bien installée. C’est une cruelledéception pour Leblanc ; elle est suivie d’un second échec en1906, celui de sa pièce de théâtre La Pitié. Il « renonce à faire dugrand théâtre » et entreprend de « fabriquer des choses pourgagner de l’argent »1.

Pour vivre de sa plume et s’assurer un train de vie confor-table, Maurice Leblanc se tourne vers des productions plusattendues du public : il écrit quarante « contes sportifs » pour lejournal populaire L’Auto (1903). À la Belle Époque, les Français sepassionnent aussi pour les récits d’aventures et de mystères : lesuccès de Sherlock Holmes, célèbre détective inventé par ConanDoyle, s’étend au-delà de la Grande-Bretagne, et la presse fran-çaise espère bien tirer profit de cet engouement croissant. C’estdans ce contexte que Leblanc donne vie à son personnageArsène Lupin.

La naissance d’Arsène Lupin

Le gentleman cambrioleur apparaît pour la première fois en1905, dans la nouvelle « L’Arrestation d’Arsène Lupin ». Ce récitn’était pas destiné à avoir une suite. Mais Maurice Leblancrépond à l’appel du directeur du journal Je sais tout, PierreLafitte, qui désire faire de lui « le Conan Doyle français2 ».

1. Cité par Jacques Derouard, Les Aventures extraordinaires d’Arsène Lupin,op. cit., t. I, p. 1180.2. Le Collier de la reine et autres nouvelles, éd. Pierre Naugrette, Le Livre depoche, 2009, p. 8.

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L’écrivain s’engage à écrire pour le périodique une série intitulée« La Vie extraordinaire d’Arsène Lupin ». C’est entre 1908 et1909 que paraît dans Je sais tout son roman L’Aiguille creuse,considéré comme l’un de ses meilleurs textes. Le succès est fou-droyant et inattendu. Cependant, Maurice Leblanc continue depenser qu’il est destiné à une littérature de plus haut rang : lesromans fondés sur l’analyse psychologique ont à ses yeux plusde valeur que les récits d’enquête et d’action.

Ainsi, après son second mariage et la naissance de son fils,l’écrivain poursuit une double carrière : il rédige d’une part lesaventures d’Arsène Lupin, d’autre part des romans « psycholo-giques ». Quand il signe un contrat en 1912 avec Le Journal, unautre périodique de l’époque, il propose Le Bouchon de cristal ettrois autres romans, tous mettant en scène Arsène Lupin. Toute-fois, il émet une condition à leur publication : le directeur duJournal doit accepter de faire paraître son roman sentimental,Les Quatre Sœurs amoureuses.

La Première Guerre mondiale

En 1914 éclate le conflit mondial. L’événement marque unerupture dans l’œuvre de Maurice Leblanc. L’écrivain est trop âgéet sa santé trop fragile pour qu’il prenne part aux combats. Il selance alors dans une activité débordante au sein de la Sociétédes gens de lettres, notamment pour rendre hommage aux écri-vains morts au front, prévenir leurs familles, offrir des livres auxblessés et aux prisonniers, et donner des conférences à tona-lité « patriotique ».

Néanmoins, il continue d’approfondir la figure d’ArsèneLupin dans des romans tels L’Éclat d’obus (1914), Le Triangle d’or(1917) et L’Île aux trente cercueils (1919). Parallèlement, il publiedes Contes héroïques (1915) qui magnifient l’action des Françaisau cœur de la guerre. L’inspiration de Leblanc se révèle plussombre et plus engagée.

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Le retour à la sérénité

Il faut attendre 1922, date à laquelle paraissent en feuilletondans l’Excelsior les nouvelles qui composeront le recueil Les HuitCoups de l’horloge (1923), pour que l’auteur délaisse le motif dela guerre qui a hanté son œuvre au cours des dernières années.

Maurice Leblanc est contraint d’abandonner ses activités ausein de la Société des gens de lettres en raison de problèmes desanté. Selon ses propres mots, il souffre d’un « système nerveuxultrasensible » : son tempérament angoissé l’empêche de travailler.En outre, il éprouve une profonde nostalgie pour la Normandie, oùil a continué à passer presque tous ses étés. Il renoue peu à peuavec la société rouennaise. En 1921, il achète une villa à Étretatqu’il rebaptise « Le Clos Lupin » et qu’il fait remettre en état.

D’autres héros, un autre genre

Se résigner à n’être « qu’un » auteur de romans d’aventuresn’a pas été chose simple pour Maurice Leblanc. En 1910, il atenté de faire mourir son héros dans son œuvre 813 mais il l’aressuscité dès 1912 dans Le Bouchon de cristal. Conan Doyle aconnu la même mésaventure avec Sherlock Holmes : ayant tuéson détective dans « Le Dernier Problème1 » (1893), il l’a faitreparaître dans « La Maison vide2 » (1903), cédant à la pressionpopulaire et palliant ses difficultés financières par la mêmeoccasion. Pourtant, dans les années 1920, Leblanc a fini paraccepter son statut de romancier populaire.

Bien plus, il s’est employé à créer d’autres héros (on peutciter : Dorothée3, même si ses aventures rejoignent celles de

1. Nouvelle parue en 1893 et reprise dans le recueil Les Mémoires de SherlockHolmes (1894).2. Nouvelle parue en 1903 et reprise dans le recueil Le Retour de SherlockHolmes (1905).3. Dorothée danseuse de corde (1923).

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Lupin, puisqu’elle doit résoudre une des énigmes laissées par lacomtesse de Cagliostro, personnage qui traverse la vie du gent-leman cambrioleur1 ; Balthazar2, héros d’une « parodie dugenre » où, de son propre aveu3, notre auteur « excelle » ; JimBarnett4, un détective privé fantaisiste, mais qui se révèle n’êtreautre qu’Arsène Lupin). Il s’est en outre essayé à des récits d’anti-cipation : Les Trois Yeux (1919) et Le Formidable Événement(1921). Le premier texte relate l’étrange découverte d’un cher-cheur français : sur le mur de son hangar apparaît un œil mysté-rieux, qui projette des images du passé, phénomène attribuéaux Vénusiens, peuple extraterrestre. Dans le second, un journa-liste assiste à la disparition de la Manche et découvre dans sesprofondeurs une civilisation jusque-là inconnue.

Toutefois, seul le personnage d’Arsène Lupin lui procure unenotoriété non démentie. Les droits d’adaptation de certainsromans sont vendus en 1931 à la Metro Goldwyn Mayer (grandesociété de production et de distribution pour le cinéma et la télé-vision). En 1936, Radio Cité diffuse une adaptation radiopho-nique de ses aventures. Au fil du temps, le personnage a évolué :chauvin et vengeur dans les premiers récits, il s’est peu à peutransformé en défenseur de la veuve et de l’orphelin.

Maurice Leblanc meurt en 1941 en laissant, entre autresmanuscrits, deux romans consacrés à son héros ainsi qu’unroman historique.

1. Voir p. 262.2. La Vie extravagante de Balthazar (1925).3. Dans le prière d’insérer qui accompagne l’édition illustrée de La Vie extra-vagante de Balthazar, en 1926.4. L’Agence Barnett et Compagnie (1908).

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L’Aiguille creuse,un roman d’aventures

Qu’est-ce qu’un roman d’aventures ?

Caractéristiques du genre

Jean-Yves Tadié indique que le roman d’aventures « est unrécit dont l’objectif premier est de raconter des aventures, […]qui ne peut [par conséquent] exister sans elles1 ». Maiscomment définir l’aventure elle-même ? D’après Jacques Rivière,elle est « ce qui s’ajoute, ce qui arrive par-dessus le marché, cequ’on n’attendait pas, ce dont on aurait pu se passer2 ». Cettedéfinition recourt à l’idée d’événement et de surprise : le romand’aventures est un récit dans lequel surviennent des péripéties,le plus souvent de manière fortuite. Un personnage rencontredes obstacles inattendus (fruits du hasard ou du destin) etdoit les surmonter pour faire progresser l’intrigue : la narrationest ainsi fondée sur une logique de l’action et du dépasse-ment de soi.

De ce point de vue, tous les moyens sont bons pour conser-ver intact l’intérêt du lecteur. Bien plus, « tout, dans la narration,est organisé en fonction [de ce dernier]3 ». La place centrale quilui est accordée est essentielle à la compréhension même dugenre : un roman d’aventures doit plaire à son public. Il ne fautpas que le lecteur puisse reposer le livre avant de l’avoir ter-miné ! Pour parvenir à cet effet, les écrivains jouent du décalage

1. Jean-Yves Tadié, Le Roman d’aventures, PUF, 1982, p. 5.2. Jacques Rivière, « Le Roman d’aventures », La Nouvelle Revue française,1913.3. Jean-Yves Tadié, Le Roman d’aventures, op. cit., p. 7.

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entre ce qui est normalement attendu et ce qui advient dansla fiction.

L’espace et la temporalité tiennent un rôle très importantdans la construction du récit. Loin de se dérouler de manièrelinéaire, le roman d’aventures progresse généralement par à-coups : enlèvements, naufrages, poursuites, combats et autresévénements extraordinaires entrecoupent la narration et luiconfèrent un rythme particulier. En outre, les événements nesont pas forcément contés dans leur ordre chronologique. Afinde préserver l’intérêt des lecteurs, les auteurs peuvent retarderau maximum les explications des zones d’ombre du récit et neles élucider que lors du dénouement. Enfin, les romans d’aven-tures font preuve d’un goût prononcé pour l’exotisme, célébrantdes espaces peu connus, voire inconnus…

Mais que serait l’aventure sans un héros pour la soutenir etl’incarner ? Ce type de récit fonctionne d’autant mieux qu’il estplacé sous le signe du danger et qu’il valorise un personnagecapable de se sortir de toutes les situations, même les pluspérilleuses, et auquel le lecteur aime à s’identifier. Ce person-nage est caractérisé par un mode de vie « hors norme » et parune aptitude à surmonter les obstacles. Il agit souvent en soli-taire et poursuit un but idéal.

« Il n’y a pas de roman d’aventures sans héros préparé pournous1 », indique Jean-Yves Tadié. « Préparé pour nous », c’est-à-dire façonné par les attentes du lecteur. Aussi le héros meurt-ilrarement – et les exceptions ne sont là que pour confirmer larègle. Pour autant, cela ne l’empêche pas de vieillir, de changer,de progresser et de souffrir. C’est d’ailleurs une différence impor-tante entre le roman d’aventures et le conte, où le héros resteimmuable.

1. Ibid., p. 9.

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Petite histoire du roman d’aventures

Perçu comme une littérature de divertissement, le romand’aventures a souvent été considéré comme un genre dénué devaleur. Pourtant, ses origines sont anciennes et illustres : auIVe siècle, le Grec Héliodore contait déjà dans Les Éthiopiques unehistoire d’amour à rebondissements, enchaînant naufrages,attaques de brigands et enlèvements. Ce roman commençait inmedias res, c’est-à-dire qu’il plongeait immédiatement le lecteurdans l’action, inaugurant par là une tradition littéraire destinéeà perdurer. Ses héros entreprenaient un voyage seméd’embûches vers une patrie quittée depuis longtemps. Ces deuxmotifs – celui des péripéties contrecarrant l’action des héros etcelui du dépaysement (le voyage) – fondent la trame du genre.

Au Moyen Âge, ces récits prennent une coloration religieuse :le héros est soumis à une épreuve divine. S’il est pécheur, il nepeut réussir, comme Lancelot dans Lancelot ou le Chevalier de lacharrette de Chrétien de Troyes (amoureux de la reine Gue-nièvre, le chevalier devient son amant, alors qu’elle est mariéeau roi Arthur et que Lancelot doit servir son seigneurfidèlement).

Au XVIe siècle, le récit d’aventures subit l’influence du romanpicaresque, un genre littéraire venu d’Espagne dans lequel deshéros pauvres et marginaux subissent toutes sortes de déboiresextravagants. Mais ce n’est véritablement qu’à partir de la fin duXVIIIe siècle que ce type de production s’intensifie : les progrèsde l’édition permettent la naissance de collections telles que la« Bibliothèque bleue » ou les « Voyages imaginaires ». Au seinde ces séries, les récits d’aventures fleurissent et séduisent unlectorat populaire de plus en plus étendu, vu les progrès del’alphabétisation.

Au XIXe siècle, le succès du journal et des romans-feuilletonsaccroît encore la popularité du genre : c’est la grande époque du

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roman d’aventures. On peut citer, avant même les Voyagesextraordinaires de Jules Verne (1828-1905) – qui jouent à la foissur le goût de l’exotisme et sur la fascination pour le progrèstechnique –, les œuvres d’Alexandre Dumas (1802-1870) etcelles d’Eugène Sue (1804-1857). Dans le monde anglo-saxon, leroman d’aventures dispose de dignes représentants avec notam-ment Walter Scott (Rob Roy, 1818), Robert Louis Stevenson (L’Îleau trésor, 1826), Fenimore Cooper (Le Dernier des Mohicans,1826).

C’est au cours du XIXe siècle que les contours du genre se des-sinent avec plus de précision. Malgré son succès, il subit lemépris des élites intellectuelles, qui lui reprochent l’invraisem-blance de ses péripéties, le manque d’épaisseur de ses person-nages et son objectif de séduction d’un public populaire. Si,jusqu’au XXIe siècle, il souffre d’une forme de discrédit dans lemonde littéraire et se trouve très souvent confiné dans le rayon« littérature de jeunesse », il semble qu’il puisse rentrer engrâce, en empruntant par exemple des voies nouvelles, commecelles de la science-fiction et de la fantasy… Pourtant, le genreest aujourd’hui concurrencé par le cinéma, les bandes dessinées,les séries télévisées et les jeux vidéo, qui proposent au joueurd’être lui-même le protagoniste de l’aventure.

« L’Aiguille creuse, c’est l’Aventure1 »

Une entreprise qu’on peut qualifier d’aventure romanesquemais aussi un roman d’aventures : telle est l’œuvre de MauriceLeblanc, texte composite mêlant des éléments caractéristiquesdu récit policier, du roman noir et du roman historique, pourmieux se fondre dans la catégorie du roman d’aventures.

1. Chapitre 10, p. 238.

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À la croisée des genres

À première vue, L’Aiguille creuse semble se rattacher à lacatégorie du récit policier. L’intrigue doit beaucoup aux grandsressorts du genre : un vol avec meurtre est commis dans lademeure du comte de Gesvre. Cet acte criminel se double d’unmystère : le cambriolage demeure incompréhensible, puisquerien n’a disparu. Pour éclaircir le mobile du larcin et du crime,une enquête s’engage, à laquelle participeront plusieurs enquê-teurs tels l’inspecteur principal Ganimard et le fameux HerlockSholmès1. Dès les premiers chapitres apparaît également tout lepersonnel traditionnel du roman policier : le juge d’instructionFilleul, l’inspecteur Folenfant, le substitut du procureur, le gref-fier Brédoux, le brigadier Quevillon. Les capacités de déductionexceptionnelles d’Isidore Beautrelet et l’intelligence supérieured’Arsène Lupin doivent également beaucoup aux figures typesdu héros de roman policier, tel que l’ont dessiné les maîtres dugenre : Edgar Allan Poe (1809-1849), Émile Gaboriau (1832-1873) et Conan Doyle (1859-1930)2.

Pourtant, une fois le mystère du premier vol éclairci, l’intri-gue s’enrichit d’éléments qui, eux, relèvent d’autres genres.L’enlèvement de Raymonde de Saint-Véran, puis la découverte deson cadavre et de celui de Lupin appartiennent aux lieux com-muns du roman gothique. Né en Angleterre dans la secondemoitié du XVIIIe siècle, ce dernier se caractérise par la peintured’événements violents ou cruels, par son goût pour les choses dupassé ainsi que par l’irruption fréquente du surnaturel. Plusieurséléments de L’Aiguille creuse rendent hommage à ces récits noirs

1. Il faut signaler que Maurice Leblanc a d’abord fait figurer le personnageanglais sous son véritable nom, Sherlock Holmes, mais qu’il a dû modifierson parti à la suite de protestations de Conan Doyle qui n’appréciait pas letraitement qu’on faisait subir à son héros.2. Voir le dossier, p. 267-276.

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et romantiques : la crypte où se réfugie Lupin blessé, la bellejeune fille enlevée par un brigand qui tombe amoureux d’elle, ladescription macabre des cadavres (chapitre 3) qui contraste avecle ton général du roman.

Quand l’intrigue progresse, le texte tend à se rapprocher dugenre du roman historique : le mystère de l’Aiguille creuse nousplonge dans l’histoire nationale. La mention du trésor des roisde France au chapitre 10 est l’occasion d’évoquer quelquesgrandes figures royales du passé. Au chapitre 5, il était déjàquestion de l’homme au Masque de fer.

Enfin, le rythme du texte, initialement publié en épisodesdans le journal Je sais tout, est bien celui d’un roman-feuilleton.Chaque épisode doit entretenir le suspens et prendre fin aumoment où la curiosité est à son comble, pour inspirer au lec-teur le désir de lire le numéro suivant. Les innombrables rebon-dissements de l’action et l’utilisation constante de dialoguesrépondent à cette exigence de vivacité.

Un roman d’aventures

Malgré ce « feu d’artifice narratif », il est aisé d’identifierdans L’Aiguille creuse les caractéristiques du roman d’aventuresénoncées plus haut.

Les révélations sur le fond de l’affaire sont constammentretardées, ce qui permet d’entretenir à la fois l’attention et leplaisir du lecteur. Isidore Beautrelet lui-même n’hésite pas àfaire patienter ses interlocuteurs, notamment le juge d’instruc-tion. Il recourt aux effets d’annonce en promettant d’informerla presse des avancées de son enquête.

En outre, aucune question ne reste sans réponse. La véritéfinit par voir le jour concernant le meurtre de Jean Daval etl’identité des cadavres trouvés sous l’autel de la chapelle dansla propriété du comte. Enfin, au terme de multiples péripéties,

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le mystère de l’Aiguille creuse est levé dans les dernières pagesdu texte.

Propres au récit d’aventures, les thématiques de l’obstacle etdu dépaysement sont aussi présentes dans le roman : malgré saperspicacité, Isidore Beautrelet emprunte des fausses pistesavant de saisir le fin mot de l’histoire. Le caractère historique del’affaire de l’Aiguille est propice à faire voyager le lecteur à tra-vers le temps.

Isidore Beautrelet et Arsène Lupin, les deux protagonistesprincipaux de l’histoire, répondent en tout point aux caractéris-tiques des héros de roman d’aventures, déclenchant immanqua-blement chez les lecteurs un processus d’identification : les plusjeunes se projettent dans le rusé Beautrelet – comme eux, il aune famille, des amis, et fréquente un lycée –, les autres dansl’intelligent Lupin. Sa manière de jouer avec les représentants dela loi et ses amours malheureuses lui valent l’empathie dupublic. D’ailleurs, rien de fâcheux n’arrive aux héros : bien queRaymonde, puis Isidore et Sholmès tentent d’abattre le gentle-man cambrioleur, celui-ci s’en tire systématiquement ; frappépar Brédoux et victime d’un attentat alors qu’il est sur sa bicy-clette, Beautrelet se remet rapidement.

À la lumière de ces arguments, c’est bien à la catégorie durécit d’aventures qu’appartient l’œuvre de Maurice Leblanc. Rap-pelons que l’auteur lui-même préférait pour ses textes les expres-sions « roman d’aventures mystérieuses », « contes d’aventures »ou « romans d’action et de mouvement » à l’expression « romanspoliciers »1. Comme l’indique Jean-Pierre Naugrette dans son édi-tion du Collier de la reine et autres nouvelles, « Lupin n’est ni sim-plement cambrioleur, ni seulement détective, c’est un aventurierqui échappe aux étiquettes trop commodes2 ».

1. Le Collier de la reine et autres nouvelles, éd. cit., Le Livre de poche, 2009,p. 10.2. Ibid., p. 12.

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1. Le coup de feu

Raymonde prêta l’oreille. De nouveau et par deux fois lebruit se fit entendre, assez net pour qu’on pût le détacher de tousles bruits confus qui formaient le grand silence nocturne, mais sifaible qu’elle n’aurait su dire s’il était proche ou lointain, s’il seproduisait entre les murs du vaste château, ou dehors, parmi les5

retraites1 ténébreuses du parc.Doucement elle se leva. Sa fenêtre était entrouverte, elle en

écarta les battants. La clarté de la lune reposait sur un calme pay-sage de pelouses et de bosquets où les ruines éparses del’ancienne abbaye se découpaient en silhouettes tragiques,10

colonnes tronquées2, ogives3 incomplètes, ébauches de por-tiques4 et lambeaux d’arcs-boutants5. Un peu d’air flottait à lasurface des choses, glissant à travers les rameaux nus et immo-biles des arbres, mais agitant les petites feuilles naissantes desmassifs.15

Et soudain, le même bruit… C’était vers sa gauche et au-des-sous de l’étage qu’elle habitait, par conséquent dans les salonsqui occupaient l’aile occidentale du château.

Bien que vaillante et forte, la jeune fille sentit l’angoisse de lapeur. Elle passa ses vêtements de nuit et prit les allumettes.20

1. Retraites : refuges.2. Tronquées : incomplètes, dont la partie supérieure manque.3. Ogives : arcs diagonaux sous une voûte, caractéristiques de l’architec-ture gothique.4. Portiques : galeries ouvertes soutenues par deux rangées de colonnes.5. Arcs-boutants : éléments typiques de l’architecture gothique ; arcs quis’appuient sur un contrefort pour soutenir, de l’extérieur, un mur subissantla poussée d’une voûte ou d’un arc.

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« Raymonde… Raymonde… »Une voix faible comme un souffle l’appelait de la chambre

voisine dont la porte n’avait pas été fermée. Elle s’y rendait àtâtons, lorsque Suzanne, sa cousine, sortit de cette chambre ets’effondra dans ses bras.25

« Raymonde… c’est toi ?… tu as entendu ?…– Oui… tu ne dors donc pas ?– Je suppose que c’est le chien qui m’a réveillée… il y a

longtemps… Mais il n’aboie plus. Quelle heure peut-il être ?– Quatre heures environ.30

– Écoute… On marche dans le salon.– Il n’y a pas de danger, ton père est là, Suzanne.– Mais il y a du danger pour lui. Il couche à côté du petit

salon.– M. Daval est là aussi…35

– À l’autre bout du château… Comment veux-tu qu’ilentende ? »

Elles hésitaient, ne sachant à quoi se résoudre. Appeler ?Crier au secours ? Elles n’osaient, tellement le bruit même deleur voix leur semblait redoutable. Mais Suzanne qui s’était40

approchée de la fenêtre étouffa un cri.« Regarde… un homme près du bassin. »Un homme en effet s’éloignait d’un pas rapide. Il portait sous

le bras un objet d’assez grandes dimensions dont elles ne purentdiscerner la nature, et qui, en ballottant contre sa jambe, contra-45

riait sa marche. Elles le virent qui passait près de l’ancienne cha-pelle et qui se dirigeait vers une petite porte dont le mur étaitpercé. Cette porte devait être ouverte, car l’homme disparut subi-tement, et elles n’entendirent point le grincement habituel desgonds.50

« Il venait du salon, murmura Suzanne.– Non, l’escalier et le vestibule l’auraient conduit bien plus à

gauche… À moins que… »

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Une même idée les secoua. Elles se penchèrent. Au-dessousd’elles, une échelle était dressée contre la façade et s’appuyait au55

premier étage. Une lueur éclairait le balcon de pierre. Et un autrehomme qui portait aussi quelque chose enjamba ce balcon, selaissa glisser le long de l’échelle et s’enfuit par le même chemin.

Suzanne, épouvantée, sans forces, tomba à genoux,balbutiant :60

« Appelons !… appelons au secours !…– Qui viendrait ? ton père… Et s’il y a d’autres hommes et

qu’on se jette sur lui ?– On pourrait avertir les domestiques… ta sonnette commu-

nique avec leur étage.65

– Oui… oui… peut-être, c’est une idée… Pourvu qu’ilsarrivent à temps ! »

Raymonde chercha près de son lit la sonnerie électrique et lapressa du doigt. Un timbre en haut vibra, et elles eurent l’impres-sion que, d’en bas, on avait dû en percevoir le son distinct.70

Elles attendirent. Le silence devenait effrayant, et la brise elle-même n’agitait plus les feuilles des arbustes.

« J’ai peur… j’ai peur… », répétait Suzanne.Et, tout à coup, dans la nuit profonde, au-dessous d’elles, le

bruit d’une lutte, un fracas de meubles bousculés, des75

exclamations, puis, horrible, sinistre, un gémissement rauque, lerâle d’un être qu’on égorge…

Raymonde bondit vers la porte. Suzanne s’accrocha désespé-rément à son bras.

« Non… ne me laisse pas… j’ai peur. »80

Raymonde la repoussa et s’élança dans le corridor, bientôtsuivie de Suzanne qui chancelait d’un mur à l’autre en poussantdes cris. Elle parvint à l’escalier, dégringola de marche enmarche, se précipita sur la grande porte du salon et s’arrêta net,clouée au seuil, tandis que Suzanne s’affaissait à ses côtés. En85

face d’elles, à trois pas, il y avait un homme qui tenait à la mainune lanterne. D’un geste, il la dirigea sur les deux jeunes filles,

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les aveuglant de lumière, regarda longuement leurs visages, puissans se presser, avec les mouvements les plus calmes du monde,il prit sa casquette, ramassa un chiffon de papier et deux brins90

de paille, effaça des traces sur le tapis, s’approcha du balcon,se retourna vers les jeunes filles, les salua profondément etdisparut.

La première, Suzanne courut au petit boudoir qui séparait legrand salon de la chambre de son père. Mais dès l’entrée, un95

spectacle affreux la terrifia. À la lueur oblique de la lune on aper-cevait à terre deux corps inanimés, couchés l’un près de l’autre.

« Père !… père !… c’est toi ?… qu’est-ce que tu as ? » s’écria-t-elle affolée, penchée sur l’un deux.

Au bout d’un instant, le comte de Gesvres remua. D’une voix100

brisée, il dit :« Ne crains rien… je ne suis pas blessé… Et Daval ? Est-ce

qu’il vit ? Le couteau ?… le couteau ?… »À ce moment, deux domestiques arrivaient avec des bougies.

Raymonde se jeta devant l’autre corps et reconnut Jean Daval, le105

secrétaire et l’homme de confiance du comte. Sa figure avait déjàla pâleur de la mort.

Alors elle se leva, revint au salon, prit, au milieu d’une pano-plie accrochée au mur, un fusil qu’elle savait chargé, et passa surle balcon. Il n’y avait, certes, pas plus de cinquante à soixante110

secondes que l’individu avait mis le pied sur la première barre del’échelle. Il ne pouvait donc être bien loin d’ici, d’autant plusqu’il avait eu la précaution de déplacer l’échelle pour qu’on nepût s’en servir. Elle l’aperçut bientôt, en effet, qui longeait lesdébris de l’ancien cloître. Elle épaula1, visa tranquillement et fit115

feu. L’homme tomba.« Ça y est ! ça y est ! proféra l’un des domestiques, on le tient

celui-là. J’y vais.

1. Épaula : amena l’arme au creux de son épaule pour tirer.

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– Non, Victor, il se relève… descendez l’escalier, et filez surla petite porte. Il ne peut se sauver que par là. »120

Victor se hâta, mais avant même qu’il ne fût dans le parc,l’homme était retombé. Raymonde appela l’autre domestique.

« Albert, vous le voyez là-bas ? près de la grande arcade ?…– Oui, il rampe dans l’herbe… il est fichu…– Surveillez-le d’ici.125

– Pas moyen qu’il échappe. À droite des ruines, c’est lapelouse découverte…

– Et Victor garde la porte à gauche, dit-elle en reprenantson fusil.

– N’y allez pas, mademoiselle !130

– Si, si, dit-elle, l’accent résolu, les gestes saccadés, laissez-moi… il me reste une cartouche… S’il bouge… »

Elle sortit. Un instant après, Albert la vit qui se dirigeait versles ruines. Il lui cria de la fenêtre :

« Il s’est traîné derrière l’arcade. Je ne le vois plus… atten-135

tion, mademoiselle… »Raymonde fit le tour de l’ancien cloître pour couper toute

retraite à l’homme, et bientôt Albert la perdit de vue. Au boutde quelques minutes, ne la revoyant pas, il s’inquiéta, et, tout ensurveillant les ruines, au lieu de descendre par l’escalier, il140

s’efforça d’atteindre l’échelle. Quand il y eut réussi, il descenditrapidement et courut droit à l’arcade près de laquelle l’hommelui était apparu pour la dernière fois. Trente pas plus loin, iltrouva Raymonde qui cherchait Victor.

« Eh bien ? fit-il.145

– Impossible de mettre la main dessus, dit Victor.– La petite porte ?– J’en viens… voici la clef.– Pourtant… il faut bien…– Oh ! son affaire est sûre… D’ici dix minutes, il est à nous,150

le bandit. »

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Le fermier et son fils, réveillés par le coup de fusil, arrivaientde la ferme dont les bâtiments s’élevaient assez loin sur ladroite, mais dans l’enceinte des murs ; ils n’avaient rencontrépersonne.155

« Parbleu, non, fit Albert, le gredin n’a pas pu quitter lesruines… On le dénichera au fond de quelque trou. »

Ils organisèrent une battue méthodique, fouillant chaquebuisson, écartant les lourdes traînes de lierre enroulées autour dufût1 des colonnes. On s’assura que la chapelle était bien fermée160

et qu’aucun des vitraux n’était brisé. On contourna le cloître, onvisita tous les coins et recoins. Les recherches furent vaines.

Une seule découverte : à l’endroit même où l’homme s’étaitabattu, blessé par Raymonde, on ramassa une casquette dechauffeur, en cuir fauve2. Sauf cela, rien.165

À six heures du matin, la gendarmerie d’Ouville-la-Rivière3

était prévenue et se rendait sur les lieux, après avoir envoyé parexprès au parquet de Dieppe une petite note relatant les circon-stances du crime, la capture imminente du principal coupable,« la découverte de son couvre-chef et du poignard avec lequel il170

avait perpétré son forfait ». À dix heures, deux autos descen-daient la pente légère qui aboutit au château. L’une, vénérablecalèche, contenait le substitut du procureur et le juge d’instructionaccompagné de son greffier4. Dans l’autre, modeste cabriolet,

1. Fût : tige.2. Fauve : d’un jaune tirant sur le roux.3. Ouville-la-Rivière : commune de Haute-Normandie, comme les autrescommunes évoquées ensuite – Dieppe, Rouen, Sainte-Marguerite,Varengeville.4. Le substitut du procureur est un magistrat du parquet qui représente lasociété et intervient dès qu’une infraction est constatée ; le juge d’instruc-tion est saisi par le parquet pour mener l’enquête ; le greffier est un officierde justice chargé notamment de prendre des notes pendant les audiences etde recueillir les dépositions des témoins.

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avaient pris place deux jeunes reporters, représentant le Journal175

de Rouen et une grande feuille1 parisienne.Le vieux château apparut. Jadis demeure abbatiale des

prieurs d’Ambrumésy2, mutilé par la Révolution, restauré par lecomte de Gesvres auquel il appartient depuis vingt ans, il com-prend un corps de logis que surmonte un pinacle3 où veille une180

horloge, et deux ailes dont chacune est enveloppée d’un perron4

à balustrade de pierre. Par-dessus les murs du parc et au-delà duplateau que soutiennent les hautes falaises normandes, on aper-çoit, entre les villages de Sainte-Marguerite et de Varengeville, laligne bleue de la mer.185

Là vivait le comte de Gesvres avec sa fille Suzanne, jolie etfrêle créature aux cheveux blonds, et sa nièce Raymondede Saint-Véran, qu’il avait recueillie deux ans auparavant lorsquela mort simultanée de son père et de sa mère laissa Raymondeorpheline. L’existence était calme et régulière au château.190

Quelques voisins y venaient de temps à autre. L’été, le comtemenait les deux jeunes filles presque chaque jour à Dieppe. Lui,c’était un homme de taille élevée, de belle figure grave, aux che-veux grisonnants. Très riche, il gérait lui-même sa fortune et sur-veillait ses propriétés avec l’aide de son secrétaire Jean Daval.195

Dès l’entrée, le juge d’instruction recueillit les premièresconstatations du brigadier de gendarmerie Quevillon. La capturedu coupable, toujours imminente d’ailleurs, n’était pas encoreeffectuée, mais on tenait toutes les issues du parc. Une évasionétait impossible.200

La petite troupe traversa ensuite la salle capitulaire et le réfec-toire situés au rez-de-chaussée, et gagna le premier étage. Aussitôt,

1. Une feuille : un périodique.2. Ambrumésy : nom inventé par l’auteur. Il est inspiré par « Ambrumes-nil », un village situé à une dizaine de kilomètres de Dieppe et où se trouventles ruines d’un vieux château.3. Pinacle : dans l’architecture gothique, petite pyramide ajourée servant decouronnement à un contrefort.4. Perron : escalier qui mène à l’entrée surélevée d’un bâtiment.

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l’ordre parfait du salon fut remarqué. Pas un meuble, pas unbibelot qui ne parussent occuper leur place habituelle, et pas unvide parmi ces meubles et ces bibelots. À droite et à gauche205

étaient suspendues de magnifiques tapisseries flamandes à per-sonnages. Au fond, sur les panneaux, quatre belles toiles, dansleurs cadres du temps, représentaient des scènes mythologiques.C’étaient les célèbres tableaux de Rubens1 légués au comtede Gesvres, ainsi que les tapisseries de Flandre, par son oncle210

maternel, le marquis de Bobadilla, grand d’Espagne. M. Filleul,le juge d’instruction, observa :

« Si le vol fut le mobile du crime, ce salon en tout cas n’en apas été l’objet.

– Qui sait ? fit le substitut, qui parlait peu, mais toujours215

dans un sens contraire aux opinions du juge.– Voyons, cher monsieur, le premier soin d’un voleur eût été

de déménager ces tapisseries et ces tableaux dont la renomméeest universelle.

– Peut-être n’en a-t-on pas eu le loisir.220

– C’est ce que nous allons savoir. »

À ce moment, le comte de Gesvres entra, suivi du médecin.Le comte, qui ne semblait pas se ressentir de l’agression dont ilavait été victime, souhaita la bienvenue aux deux magistrats. Puisil ouvrit la porte du boudoir2.225

La pièce, où personne n’avait pénétré depuis le crime, sauf ledocteur, offrait, à l’encontre du salon, le plus grand désordre.Deux chaises étaient renversées, une des tables démolie, et plu-sieurs autres objets, une pendule de voyage, un classeur, uneboîte de papier à lettres, gisaient à terre. Et il y avait du sang à230

certaines des feuilles blanches éparpillées.

1. Rubens : peintre baroque flamand (1577-1640) qui a produit uneœuvre considérable.2. Boudoir : petite pièce élégante, entre la chambre et le salon, destinée àrecevoir des intimes.

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Le médecin écarta le drap qui cachait le cadavre. Jean Daval,habillé de ses vêtements ordinaires de velours et chaussé de bot-tines ferrées, était étendu sur le dos, un de ses bras replié souslui. On avait ouvert sa chemise, et l’on apercevait une large bles-235

sure qui trouait sa poitrine.« La mort a dû être instantanée, déclara le docteur… un coup

de couteau a suffi.– C’est sans doute, dit le juge, le couteau que j’ai vu sur la

cheminée du salon, près d’une casquette de cuir ?240

– Oui, certifia le comte de Gesvres, le couteau fut ramassé icimême. Il provient de la panoplie1 du salon d’où ma nièce,Mlle de Saint-Véran, arracha le fusil. Quant à la casquette dechauffeur, c’est évidemment celle du meurtrier. »

M. Filleul étudia encore certains détails de la pièce, adressa245

quelques questions au docteur, puis pria M. de Gesvres de luifaire le récit de ce qu’il avait vu et de ce qu’il savait. Voici en quelstermes le comte s’exprima :

« C’est Jean Daval qui m’a réveillé. Je dormais mal d’ailleurs,avec des éclairs de lucidité où j’avais l’impression d’entendre des250

pas, quand tout à coup, en ouvrant les yeux, je l’aperçus au piedde mon lit sa bougie à la main, et tout habillé comme il l’est actuel-lement, car il travaillait souvent très tard dans la nuit. Il semblaitfort agité, et il me dit à voix basse : “Il y a des gens dans le salon.”En effet, je perçus du bruit. Je me levai et j’entrebâillai doucement255

la porte de ce boudoir. Au même instant, cette autre porte quidonne sur le grand salon était poussée, et un homme apparaissaitqui bondit sur moi et m’étourdit d’un coup de poing à la tempe.Je vous raconte cela sans aucun détail, monsieur le juge d’instruc-tion, pour cette raison que je ne me souviens que des faits princi-260

paux et que ces faits se sont passés avec une extraordinairerapidité.

– Et après ?

1. Panoplie : collection d’objets décoratifs.

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– Après, je ne sais plus… Quand je suis revenu à moi, Davalétait étendu, mortellement frappé.265

– À première vue, vous ne soupçonnez personne ?– Personne.– Vous n’avez aucun ennemi ?– Je ne m’en connais pas.– M. Daval n’en avait pas non plus ?270

– Daval ! un ennemi ? C’était la meilleure créature qui fût.Depuis vingt ans que Jean Daval était mon secrétaire, et, je puisle dire, mon confident, je n’ai jamais vu autour de lui que dessympathies et des amitiés.

– Pourtant, il y a eu escalade, il y a eu meurtre, il faut bien275

un motif à tout cela.– Le motif ? mais c’est le vol, purement et simplement.– On vous a donc volé quelque chose ?– Rien.– Alors ?280

– Alors, si l’on n’a rien volé et s’il ne manque rien, on a dumoins emporté quelque chose.

– Quoi ?– Je l’ignore. Mais ma fille et ma nièce vous diront, en toute

certitude, qu’elles ont vu successivement deux hommes traverser285

le parc, et que ces deux hommes portaient d’assez volumineuxfardeaux.

– Ces demoiselles…– Ces demoiselles ont rêvé ? je serais tenté de le croire, car,

depuis ce matin, je m’épuise en recherches et en suppositions.290

Mais il est aisé de les interroger. »On fit venir les deux cousines dans le grand salon. Suzanne,

toute pâle et tremblante encore, pouvait à peine parler. Ray-monde, plus énergique et plus virile, plus belle aussi avec l’éclatdoré de ses yeux bruns, raconta les événements de la nuit et la295

part qu’elle y avait prise.

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Extrait de la publication

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« De sorte, mademoiselle, que votre déposition estcatégorique :

– Absolument. Les deux hommes qui traversaient le parcemportaient des objets.300

– Et le troisième ?– Il est parti d’ici les mains vides.– Sauriez-vous nous donner son signalement ?– Il n’a cessé de nous éblouir avec sa lanterne. Tout au plus

dirai-je qu’il est grand et lourd d’aspect…305

– Est-ce ainsi qu’il vous est apparu, mademoiselle ?demanda le juge à Suzanne de Gesvres.

– Oui… ou plutôt non… fit Suzanne en réfléchissant… moi,je l’ai vu de taille moyenne et mince. »

M. Filleul sourit, habitué aux divergences d’opinion et de310

vision chez les témoins d’un même fait.« Nous voici donc en présence d’une part d’un individu, celui

du salon qui est à la fois grand et petit, gros et mince – et, del’autre, de deux individus, ceux du parc, que l’on accuse d’avoirenlevé de ce salon des objets… qui s’y trouvent encore. »315

M. Filleul était un juge de l’école ironiste1, comme il le disaitlui-même. C’était aussi un juge qui ne détestait point la galerie2

ni les occasions de montrer au public son savoir-faire, ainsi quel’attestait le nombre croissant des personnes qui se pressaientdans le salon. Aux journalistes s’étaient joints le fermier et son320

fils, le jardinier et sa femme, puis le personnel du château, puisles deux chauffeurs qui avaient amené les voitures de Dieppe.Il reprit :

« Il s’agirait aussi de se mettre d’accord sur la façon dont adisparu ce troisième personnage. Vous avez tiré avec ce fusil,325

mademoiselle, et de cette fenêtre ?

1. Ironiste : qui pratique l’ironie.2. Qui ne détestait point la galerie : qui aimait amuser la « galerie », c’est-à-dire le monde, son auditoire.

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– Oui, l’homme atteignait la pierre tombale presque enfouiesous les ronces, à gauche du cloître.

– Mais il s’est relevé ?– À moitié seulement. Victor est aussitôt descendu pour330

garder la petite porte, et je l’ai suivi, laissant ici en observationnotre domestique Albert. »

Albert à son tour fit sa déposition, et le juge conclut :« Par conséquent, d’après vous, le blessé n’a pu s’enfuir par

la gauche, puisque votre camarade surveillait la porte, ni par la335

droite, puisque vous l’auriez vu traverser la pelouse. Donc, logi-quement, il est, à l’heure actuelle, dans l’espace relativement res-treint que nous avons sous les yeux.

– C’est ma conviction.– Est-ce la vôtre, mademoiselle ?340

– Oui.– Et la mienne aussi », fit Victor.Le substitut du procureur s’écria, d’un ton narquois :« Le champ des investigations est étroit, il n’y a qu’à conti-

nuer les recherches commencées depuis quatre heures.345

– Peut-être serons-nous plus heureux. »M. Filleul prit sur la cheminée la casquette en cuir, l’examina,

et, appelant le brigadier de gendarmerie, lui dit à part :« Brigadier, envoyez immédiatement un de vos hommes à

Dieppe, chez le chapelier1 Maigret, et que M. Maigret nous dise,350

si possible, à qui fut vendue cette casquette. »« Le champ des investigations », selon le mot du substitut, se

limitait à l’espace compris entre le château, la pelouse de droite,et l’angle formé par le mur de gauche et par le mur opposé auchâteau ; c’est-à-dire un quadrilatère d’environ cent mètres de355

côté, où surgissaient çà et là les ruines d’Ambrumésy, le monas-tère si célèbre au Moyen Âge.

1. Chapelier : fabricant et marchand de chapeaux.

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Tout de suite, dans l’herbe foulée, on nota le passage du fugi-tif. À deux endroits, des traces de sang noirci, presque desséché,furent observées. Après le tournant de l’arcade, qui marquait360

l’extrémité du cloître, il n’y avait plus rien, la nature du sol,tapissé d’aiguilles de pin, ne se prêtant plus à l’empreinte d’uncorps. Mais alors, comment le blessé aurait-il pu échapper auxregards de la jeune fille, de Victor et d’Albert ? Quelques fourrés,que les domestiques et les gendarmes avaient battus, quelques365

pierres tombales sous lesquelles on avait exploré, et c’était tout.Le juge d’instruction se fit ouvrir par le jardinier, qui en avait

la clef, la Chapelle-Dieu, véritable bijou de sculpture, que letemps et les révolutions avaient respectée et qui fut toujoursconsidérée, avec les fines ciselures1 de son porche et le menu370

peuple de ses statuettes, comme une des merveilles du stylegothique normand. La chapelle, très simple à l’intérieur, sansautre ornement que son autel de marbre, n’offrait aucun refuge.D’ailleurs, il eût fallu s’y introduire. Par quel moyen ?

L’inspection aboutissait à la petite porte qui servait d’entrée375

aux visiteurs des ruines. Elle donnait sur un chemin creux res-serré entre l’enceinte et un bois-taillis où se voyaient des carrièresabandonnées. M. Filleul se pencha : la poussière du chemin pré-sentait des marques de pneumatiques, à bandages antidérapants.De fait, Raymonde et Victor avaient cru entendre, après le coup380

de fusil, le halètement d’une auto. Le juge d’instruction insinua :« Le blessé aura rejoint ses complices.– Impossible ! s’écria Victor. J’étais là, alors que mademoi-

selle et Albert l’apercevaient encore.– Enfin, quoi, il faut pourtant bien qu’il soit quelque part !385

Dehors ou dedans, nous n’avons pas le choix !– Il est ici », dirent les domestiques avec obstination.Le juge haussa les épaules et s’en retourna vers le château,

assez morose. Décidément l’affaire s’annonçait mal. Un vol où

1. Ciselures : ornements finement sculptés.

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rien n’était volé, un prisonnier invisible, il n’y avait pas de quoi390

se réjouir.

Il était tard. M. de Gesvres pria1 les magistrats à déjeunerainsi que les deux journalistes. On mangea silencieusement, puisM. Filleul retourna dans le salon où il interrogea les domes-tiques. Mais le trot d’un cheval résonna du côté de la cour, et, un395

instant après, le gendarme que l’on avait envoyé à Dieppe,entra :

« Eh bien, vous avez vu le chapelier ? s’écria le juge, impatientd’obtenir un renseignement.

– La casquette a été vendue à un chauffeur.400

– Un chauffeur !– Oui, un chauffeur qui s’est arrêté avec sa voiture devant le

magasin et qui a demandé si on pouvait lui fournir, pour l’un deses clients, une casquette de chauffeur en cuir jaune. Il restaitcelle-là. Il a payé sans même s’occuper de la pointure, et il est405

parti. Il était très pressé.– Quelle sorte de voiture ?– Un coupé à quatre places.– Et quel jour était-ce ?– Quel jour ? Mais ce matin.410

– Ce matin ? Qu’est-ce que vous me chantez là ?– La casquette a été achetée ce matin.– Mais c’est impossible, puisqu’elle a été trouvée cette nuit

dans le parc. Pour cela il fallait qu’elle y fût, et par conséquentqu’elle eût été achetée auparavant.415

– Ce matin. Le chapelier me l’a dit. »Il y eut un moment d’effarement. Le juge d’instruction, stupé-

fait, tâchait de comprendre. Soudain, il sursauta, frappé d’uncoup de lumière.

« Qu’on amène le chauffeur qui nous a conduits ce matin ! »420

1. Pria : invita.

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Le brigadier de gendarmerie et son subordonné coururent enhâte vers les écuries. Au bout de quelques minutes, le brigadierrevenait seul.

« Le chauffeur ?– Il s’est fait servir à la cuisine, il a déjeuné, et puis…425

– Et puis ?– Il a filé.– Avec sa voiture ?– Non. Sous prétexte d’aller voir un de ses parents à Ouville,

il a emprunté la bicyclette du palefrenier1. Voici son chapeau et430

son paletot2.– Mais il n’est pas parti tête nue ?– Il a tiré de sa poche une casquette et il l’a mise.– Une casquette ?– Oui, en cuir jaune, paraît-il.435

– En cuir jaune ? Mais non, puisque la voilà.– En effet, monsieur le juge d’instruction, mais la sienne

est pareille. »Le substitut eut un léger ricanement.« Très drôle ! très amusant ! il y a deux casquettes… L’une,440

qui était la véritable, et qui constituait notre seule pièce à convic-tion, est partie sur la tête du pseudo-chauffeur ! L’autre, la fausse,vous l’avez entre les mains. Ah ! le brave homme nous a propre-ment roulés.

– Qu’on le rattrape ! Qu’on le ramène ! cria M. Filleul. Briga-445

dier Quevillon, deux de vos hommes à cheval, et au galop !– Il est loin, dit le substitut.– Si loin qu’il soit, il faudra bien qu’on mette la main sur lui.– Je l’espère, mais je crois, monsieur le juge d’instruction,

que nos efforts doivent surtout se concentrer ici. Veuillez lire ce450

papier que je viens de trouver dans les poches du manteau !

1. Palefrenier : garçon d’écurie chargé du soin des chevaux.2. Paletot : vêtement de dessus, boutonné devant et généralement assezcourt.

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Extrait de la publication

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– Quel manteau ?– Celui du chauffeur. »Et le substitut du procureur tendit à M. Filleul un papier plié

en quatre où se lisaient ces quelques mots tracés au crayon, d’une455

écriture un peu vulgaire :« Malheur à la demoiselle si elle a tué le patron. »

L’incident causa une certaine émotion.« À bon entendeur, salut, nous sommes avertis, murmura le

substitut.460

– Monsieur le comte, reprit le juge d’instruction, je vous sup-plie de ne pas vous inquiéter. Vous non plus, mesdemoiselles.Cette menace n’a aucune importance, puisque la justice est surles lieux. Toutes les précautions seront prises. Je réponds de votresécurité. Quant à vous, messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers465

les deux reporters, je compte sur votre discrétion. C’est grâce àma complaisance que vous avez assisté à cette enquête, et ceserait mal me récompenser… »

Il s’interrompit, comme si une idée le frappait, regarda lesdeux jeunes gens tour à tour, et s’approcha de l’un d’eux :470

« À quel journal êtes-vous attaché ?– Au Journal de Rouen.– Vous avez une carte d’identité ?– La voici. »Le document était en règle. Il n’y avait rien à dire. M. Filleul475

interpella l’autre reporter.« Et vous, monsieur ?– Moi ?– Oui, vous, je vous demande à quelle rédaction vous

appartenez.480

– Mon Dieu, monsieur le juge d’instruction, j’écris dans plu-sieurs journaux…

– Votre carte d’identité ?– Je n’en ai pas.

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– Ah ! et comment se fait-il ?…485

– Pour qu’un journal vous délivre une carte, il faut y écrirede façon suivie.

– Eh bien ?– Eh bien, je ne suis que collaborateur occasionnel. J’envoie

de droite et de gauche des articles qui sont publiés… ou refusés,490

selon les circonstances.– En ce cas, votre nom ? vos papiers ?– Mon nom ne vous apprendrait rien. Quant à mes papiers,

je n’en ai pas.– Vous n’avez pas un papier quelconque faisant foi de495

votre profession !– Je n’ai pas de profession.– Mais enfin, monsieur, s’écria le juge avec une certaine brus-

querie, vous ne prétendez cependant pas garder l’incognito aprèsvous être introduit ici par ruse, et avoir surpris les secrets de la500

justice.– Je vous prierai de remarquer, monsieur le juge d’instruc-

tion, que vous ne m’avez rien demandé quand je suis venu, etque, par conséquent, je n’avais rien à dire. En outre, il ne m’apas semblé que l’enquête fût secrète, puisque tout le monde y505

assistait… même un des coupables. »Il parlait doucement, d’un ton de politesse infinie. C’était un

tout jeune homme, très grand et très mince, vêtu d’un pantalontrop court et d’une jaquette trop étroite. Il avait une figure rosede jeune fille, un front large planté de cheveux en brosse et une510

barbe blonde mal taillée. Ses yeux brillaient d’intelligence. Il nesemblait nullement embarrassé et souriait d’un sourire sympa-thique où il n’y avait pas trace d’ironie.

M. Filleul l’observait avec une défiance agressive. Les deuxgendarmes s’avancèrent. Le jeune homme s’écria gaiement :515

« Monsieur le juge d’instruction, il est clair que vous me soup-çonnez d’être un des complices. Mais s’il en était ainsi, ne me

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serais-je point esquivé au bon moment, selon l’exemple demon camarade ?

– Vous pouviez espérer…520

– Tout espoir eût été absurde. Réfléchissez, monsieur le juged’instruction, et vous conviendrez qu’en bonne logique… »

M. Filleul le regarda droit dans les yeux, et sèchement :« Assez de plaisanteries ! Votre nom ?– Isidore Beautrelet.525

– Votre profession ?– Élève de rhétorique1 au lycée Janson-de-Sailly2. » M. Filleul

le regarda dans les yeux, et sèchement : « Que me chantez-vouslà ? Élève de rhétorique…

– Au lycée Janson, rue de la Pompe, numéro…530

– Ah ! ça, mais, s’exclama M. Filleul, vous vous moquez demoi ! Il ne faudrait pas que ce petit jeu se prolongeât !

– Je vous avoue, monsieur le juge d’instruction, que votresurprise m’étonne. Qu’est-ce qui s’oppose à ce que je sois élèveau lycée Janson ? Ma barbe peut-être ? Rassurez-vous, ma barbe535

est fausse. »Isidore Beautrelet arracha les quelques boucles qui ornaient

son menton, et son visage imberbe3 parut plus juvénile encore etplus rose, un vrai visage de lycéen. Et, tandis qu’un rire d’enfantdécouvrait ses dents blanches :540

« Êtes-vous convaincu, maintenant ? Et vous faut-il encoredes preuves ? Tenez, lisez, sur ces lettres de mon père, l’adresse :“M. Isidore Beautrelet, interne au lycée Janson-de-Sailly.”

Convaincu ou non, M. Filleul n’avait point l’air de trouverl’histoire à son goût. Il demanda d’un ton bourru :545

« Que faites-vous ici ?– Mais… je m’instruis.

1. Rhétorique : actuelle classe de première.2. Lycée Janson-de-Sailly : grand lycée parisien, situé dans le XVIe arron-dissement et dont la première pierre fut posée en 1884.3. Imberbe : qui n’a pas de barbe.

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– Il y a des lycées pour cela… le vôtre.– Vous oubliez, monsieur le juge d’instruction, qu’aujour-

d’hui, 23 avril, nous sommes en pleines vacances de Pâques.550

– Eh bien ?– Eh bien, j’ai toute liberté d’employer ces vacances à ma

guise.– Votre père ?…– Mon père habite loin, au fond de la Savoie, et c’est lui-555

même qui m’a conseillé un petit voyage sur les côtes de laManche.

– Avec une fausse barbe ?– Oh ! ça non. L’idée est de moi. Au lycée, nous parlons

beaucoup d’aventures mystérieuses, nous lisons des romans poli-560

ciers où l’on se déguise. Nous imaginons des tas de choses com-pliquées et terribles. Alors j’ai voulu m’amuser et j’ai mis unefausse barbe. En outre, j’avais l’avantage qu’on me prenait ausérieux et je me faisais passer pour un reporter parisien. C’estainsi qu’hier soir, après plus d’une semaine insignifiante, j’ai eu565

le plaisir de connaître mon confrère de Rouen, et que, ce matin,ayant appris l’affaire d’Ambrumésy, il m’a proposé fort aimable-ment de l’accompagner et de louer une voiture de compte àdemi1. »

Isidore Beautrelet disait tout cela avec une simplicité franche,570

un peu naïve, et dont il n’était point possible de ne pas sentir lecharme. M. Filleul lui-même, tout en se tenant sur une réservedéfiante, se plaisait à l’écouter.

Il lui demanda d’un ton moins bourru :« Et vous êtes content de votre expédition ?575

– Ravi ! Je n’avais jamais assisté à une affaire de ce genre, etcelle-ci ne manque pas d’intérêt.

– Ni de ces complications mystérieuses que vous prisez si fort.

1. De compte à demi : dont on partage les frais de location.

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– Et qui sont si passionnantes, monsieur le juge d’instruc-tion ! Je ne connais pas d’émotion plus grande que de voir tous580

les faits qui sortent de l’ombre, qui se groupent les uns contre lesautres, et qui forment peu à peu la vérité probable.

– La vérité probable, comme vous y allez, jeune homme !Est-ce à dire que vous avez, déjà prête, votre petite solution del’énigme ?585

– Oh ! non, repartit Beautrelet en riant… Seulement… il mesemble qu’il y a certains points où il n’est pas impossible de sefaire une opinion, et d’autres, même, tellement précis, qu’ilsuffit… de conclure.

– Eh ! mais, cela devient très curieux et je vais enfin savoir590

quelque chose. Car, je vous le confesse à ma grande honte, je nesais rien.

– C’est que vous n’avez pas eu le temps de réfléchir, mon-sieur le juge d’instruction. L’essentiel est de réfléchir. Il est si rareque les faits ne portent pas en eux-mêmes leur explication. N’est-595

ce pas votre avis ? En tout cas je n’en ai pas constaté d’autres queceux qui sont consignés au procès-verbal.

– À merveille ! De sorte que si je vous demandais quelsfurent les objets volés dans ce salon ?

– Je vous répondrais que je les connais.600

– Bravo ! Monsieur en sait plus long là-dessus que le proprié-taire lui-même ! M. de Gesvres a son compte : M. Beautrelet n’apas le sien. Il lui manque une bibliothèque et une statue gran-deur nature que personne n’avait jamais remarquées. Et si je vousdemandais le nom du meurtrier ?605

– Je vous répondrais également que je le connais. »Il y eut un sursaut chez tous les assistants. Le substitut et le

journaliste se rapprochèrent. M. de Gesvres et les deux jeunesfilles écoutaient attentivement, impressionnés par l’assurancetranquille de Beautrelet.610

« Vous connaissez le nom du meurtrier ?– Oui.

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– Et l’endroit où il se trouve, peut-être ?– Oui. »M. Filleul se frotta les mains :615

« Quelle chance ! Cette capture sera l’honneur de ma carrière.Et vous pouvez, dès maintenant, me faire ces révélations fou-droyantes ?

– Dès maintenant, oui… Ou bien, si vous n’y voyez pasd’inconvénient, dans une heure ou deux, lorsque j’aurai assisté620

jusqu’au bout à l’enquête que vous poursuivez.– Mais non, tout de suite, jeune homme… »À ce moment, Raymonde de Saint-Véran, qui, depuis le

début de cette scène, n’avait pas quitté du regard Isidore Beautre-let, s’avança vers M. Filleul.625

« Monsieur le juge d’instruction…– Que désirez-vous, mademoiselle ? »Deux ou trois secondes, elle hésita, les yeux fixés sur Beautre-

let, puis, s’adressant à M. Filleul :« Je vous prierai de demander à monsieur la raison pour630

laquelle il se promenait hier dans le chemin creux qui aboutit àla petite porte. »

Ce fut un coup de théâtre. Isidore Beautrelet parutinterloqué.

« Moi, mademoiselle ! moi ! vous m’avez vu hier ? »635

Raymonde resta pensive, les yeux toujours attachés à Beau-trelet, comme si elle cherchait à bien établir en elle sa conviction,et elle prononça d’un ton posé :

« J’ai rencontré dans le chemin creux, à quatre heures del’après-midi, alors que je traversais le bois, un jeune homme de640

la taille de monsieur, habillé comme lui, et qui portait la barbetaillée comme la sienne… et j’eus l’impression qu’il cherchait àse dissimuler.

– Et c’était moi ?– Il me serait impossible de l’affirmer d’une façon absolue,645

car mon souvenir est un peu vague. Cependant… cependant ilme semble bien… sinon la ressemblance serait étrange… »

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Page 43: Extrait de la publication...«La Vie extraordinaire d’Arsène Lupin». C’est entre 1908 et 1909 que paraît dans Je sais tout son roman L’Aiguille creuse, considérécommel’undesesmeilleurstextes.Lesuccèsestfou-droyantetinattendu.Cependant

M. Filleul était perplexe. Déjà dupé par l’un des complices,allait-il se laisser jouer par ce soi-disant collégien ?

« Qu’avez-vous à répondre, monsieur ?650

– Que mademoiselle se trompe et qu’il m’est facile de ledémontrer. Hier, à cette heure, j’étais à Veules.

– Il faudra le prouver, il le faudra. En tout cas la situationn’est plus la même. Brigadier, l’un de vos hommes tiendra com-pagnie à monsieur. »655

Le visage d’Isidore Beautrelet marqua une vive contrariété.« Ce sera long ?– Le temps de réunir les informations nécessaires.– Monsieur le juge d’instruction, je vous supplie de les réunir

avec le plus de célérité1 et de discrétion possible…660

– Pourquoi ?– Mon père est vieux. Nous nous aimons beaucoup… et je

ne voudrais pas qu’il eût de la peine par moi. »Le ton larmoyant de la voix déplut à M. Filleul. Cela sentait

la scène de mélodrame. Néanmoins, il promit :665

« Ce soir… demain au plus tard, je saurai à quoi m’en tenir. »L’après-midi s’avançait. Le juge retourna dans les ruines du

cloître, en ayant soin d’en interdire l’entrée à tous les curieux, etpatiemment, avec méthode, divisant le terrain en parcelles suc-cessivement étudiées, il dirigea lui-même les investigations. Mais,670

à la fin du jour, il n’était guère plus avancé, et il déclara devantune armée de reporters qui avaient envahi le château :

« Messieurs, tout nous laisse supposer que le blessé est là, à laportée de notre main, tout sauf la réalité des faits. Donc, à notrehumble avis, il a dû s’échapper, et c’est dehors que nous le675

trouverons. »Par précaution cependant, il organisa, d’accord avec le briga-

dier, la surveillance du parc, et, après un nouvel examen desdeux salons et une visite complète du château, après s’être

1. Célérité : rapidité.

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entouré de tous les renseignements nécessaires, il reprit la route680

de Dieppe en compagnie du substitut.La nuit vint. Le boudoir devant rester clos, on avait trans-

porté le cadavre de Jean Daval dans une autre pièce. Deuxfemmes du pays le veillaient, secondées par Suzanne et Ray-monde. En bas, sous l’œil attentif du garde champêtre, que l’on685

avait attaché à sa personne, le jeune Isidore Beautrelet som-meillait sur le banc de l’ancien oratoire1. Dehors, les gendarmes,le fermier et une douzaine de paysans s’étaient postés parmi lesruines et le long des murs.

Jusqu’à onze heures, tout fut tranquille, mais à onze heures690

dix, un coup de feu retentit de l’autre côté du château.« Attention, hurla le brigadier. Que deux hommes restent

ici !… Fossier et Lecanu… Les autres au pas de course. »Tous, ils s’élancèrent et doublèrent le château par la gauche.

Dans l’ombre, une silhouette s’esquiva. Puis, tout de suite, un695

second coup de feu les attira plus loin, presque aux limites de laferme. Et soudain, comme ils arrivaient en troupe à la haie quiborde le verger, une flamme jaillit à droite de la maison réservéeau fermier, et d’autres flammes aussitôt s’élevèrent en colonneépaisse. C’était une grange qui brûlait, bourrée de paille jusqu’à700

son faîte2.« Les coquins ! cria le brigadier Quevillon, c’est eux qui ont mis

le feu. Sautons dessus, mes enfants. Ils ne peuvent pas être loin. »Mais la brise courbant les flammes vers le corps de logis,

avant tout il fallut parer au danger. Ils s’y employèrent tous avec705

d’autant plus d’ardeur que M. de Gesvres, accouru sur le lieu dusinistre, les encouragea par la promesse d’une récompense.Quand on se fut rendu maître de l’incendie, il était deux heuresdu matin. Toute poursuite eût été vaine.

1. Oratoire : lieu destiné à la prière, petite chapelle.2. Faîte : sommet.

Le coup de feu | 63

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« Nous verrons cela au grand jour, dit le brigadier… pour sûr710

ils ont laissé des traces… on les retrouvera.– Et je ne serai pas fâché, ajouta M. de Gesvres, de savoir la

raison de cette attaque. Mettre le feu à des bottes de paille meparaît bien inutile.

– Venez avec moi, monsieur le comte… la raison, je vais715

peut-être vous la dire. »Ensemble ils arrivaient aux ruines du cloître. Le brigadier

appela :« Lecanu ?… Fossier ?… »D’autres gendarmes cherchaient déjà leurs camarades laissés720

en faction. On finit par les découvrir à l’entrée de la petite porte.Ils étaient étendus à terre, ficelés, bâillonnés, un bandeau surles yeux.

« Monsieur le comte, murmura le brigadier tandis qu’on lesdélivrait, nous avons été joués comme des enfants.725

– En quoi ?– Les coups de feu… l’attaque… l’incendie… tout cela des

blagues pour nous attirer là-bas… Une diversion… Pendant cetemps, on ligotait nos deux hommes et l’affaire était faite.

– Quelle affaire ?730

– L’enlèvement du blessé, parbleu !– Allons donc, vous croyez ?– Si je crois ! C’est la vérité certaine. Voilà bien dix minutes

que l’idée m’en est venue. Mais je ne suis qu’un imbécile de nepas y avoir pensé plus tôt. On les aurait tous pincés. »735

Quevillon frappa du pied dans un subit accès de rage.« Mais où, sacrédié ? Par où sont-ils passés ? Par où l’ont-ils

enlevé ? Et lui, le gredin, où se cachait-il ? Car enfin, quoi ! ona battu le terrain toute la journée, et un individu ne se cache pasdans une touffe d’herbe, surtout quand il est blessé. C’est de la740

magie, ces histoires-là !… »Le brigadier Quevillon n’était pas au bout de ses étonne-

ments. À l’aube, quand on pénétra dans l’oratoire qui servait de

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cellule au jeune Beautrelet, on constata que le jeune Beautreletavait disparu. Sur une chaise, courbé, dormait le garde cham-745

pêtre. À côté de lui, il y avait une carafe et deux verres. Au fondde l’un de ces verres, on apercevait un peu de poudre blanche.

Après un examen, il fut prouvé, d’abord, que Beautrelet avaitadministré un narcotique1 au garde champêtre, qu’il n’avait pus’échapper que par une fenêtre, située à deux mètres cinquante750

de hauteur – et enfin, détail charmant, qu’il n’avait pu atteindrecette fenêtre qu’en utilisant comme marchepied le dos de songardien.

2. Isidore Beautrelet,élève de rhétorique

Extrait du Grand Journal :

NOUVELLES DE LA NUIT

ENLÈVEMENT DU DOCTEUR DELATTRE

UN COUP D’UNE AUDACE FOLLE

Au moment de mettre sous presse2, on nous apporte une nou-5

velle dont nous n’osons pas garantir l’authenticité, tellement ellenous paraît invraisemblable. Nous la donnons donc soustoutes réserves.Hier soir, le docteur Delattre, le célèbre chirurgien, assistait avecsa femme et sa fille à la représentation d’Hernani3, à la Comédie-10

Française. Au début du troisième acte, c’est-à-dire vers dixheures, la porte de sa loge s’ouvrit ; un monsieur, que deux

1. Narcotique : somnifère.2. Mettre sous presse : imprimer.3. Hernani : célèbre pièce de théâtre de Victor Hugo dont la première repré-sentation eut lieu le 25 février 1830.

Isidore Beautrelet, élève de rhétorique | 65

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autres accompagnaient, se pencha vers le docteur, et lui dit assezhaut pour que Mme Delattre entendît :« Docteur, j’ai une mission des plus pénibles à remplir, et je vous15

serais très reconnaissant de me faciliter la tâche.– Qui êtes-vous, monsieur ?– M. Thézard, commissaire de police, et j’ai ordre de vousconduire auprès de M. Dudouis, à la Préfecture.– Mais, enfin…20

– Pas un mot, docteur, je vous en supplie, pas un geste… Il y alà une erreur lamentable, et c’est pourquoi nous devons agir ensilence et n’attirer l’attention de personne. Avant la fin de lareprésentation vous serez de retour, je n’en doute pas. »Le docteur se leva et suivit le commissaire. À la fin de la représen-25

tation, il n’était pas revenu.Très inquiète, Mme Delattre se rendit au commissariat de police.Elle y trouva le véritable M. Thézard, et reconnut, à son grandeffroi, que l’individu qui avait emmené son mari n’était qu’unimposteur.30

Les premières recherches ont révélé que le docteur était montédans une automobile et que cette automobile s’était éloignéedans la direction de la Concorde.Notre seconde édition tiendra nos lecteurs au courant de cetteincroyable aventure.35

Si incroyable qu’elle fût, l’aventure était véridique.Le dénouement d’ailleurs ne devait pas tarder et Le Grand

Journal, en même temps qu’il la confirmait dans son édition demidi, annonçait en quelques mots le coup de théâtre qui laterminait.40

LA FIN DE L’HISTOIRE

ET LE COMMENCEMENT DES SUPPOSITIONS

Ce matin, à neuf heures, le docteur Delattre a été ramené devantla porte du numéro 78 de la rue Duret, par une automobile qui,aussitôt, s’est éloignée rapidement. Le numéro 78 de la rue45

Duret n’est autre que la clinique même du docteur Delattre, cli-nique où chaque matin il arrive à cette même heure.

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Extrait de la publication

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Quand nous nous sommes présentés, le docteur, qui était enconférence avec le chef de la Sûreté1, a bien voulu cependantnous recevoir.50

« Tout ce que je puis vous dire, a-t-il répondu, c’est que l’on m’atraité avec les plus grands égards. Mes trois compagnons sont lesgens les plus charmants que je connaisse, d’une politesseexquise, spirituels et bons causeurs, ce qui n’était pas à dédai-gner, étant donné la longueur du voyage.55

– Combien de temps dura-t-il ?– Environ quatre heures.– Et le but de ce voyage ?– J’ai été conduit auprès d’un malade dont l’état nécessitait uneintervention chirurgicale immédiate.60

– Et cette opération a réussi ?– Oui, mais les suites sont à craindre. Ici, je répondrais dumalade. Là-bas… dans les conditions où il se trouve…– De mauvaises conditions ?– Exécrables… Une chambre d’auberge… et l’impossibilité,65

pour ainsi dire absolue, de recevoir des soins.– Alors, qui peut le sauver ?– Un miracle… et puis sa constitution d’une force excep-tionnelle.– Et vous ne pouvez en dire davantage sur cet étrange client ?70

– Je ne le puis. D’abord, j’ai juré, et ensuite j’ai reçu la sommede dix mille francs au profit de ma clinique populaire. Si je negarde pas le silence, cette somme me sera reprise.– Allons donc ! Vous croyez ?– Ma foi, oui, je le crois. Tous ces gens-là m’ont l’air extrême-75

ment sérieux. »Telles sont les déclarations que nous a faites le docteur.Et nous savons d’autre part que le chef de la Sûreté n’est pasencore parvenu à tirer de lui des renseignements plus précis surl’opération qu’il a pratiquée, sur le malade qu’il a soigné, et sur80

1. Chef de la Sûreté : chef du service d’information et de surveillancepolicière.

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les régions que l’automobile a parcourues. Il semble donc diffi-cile de connaître la vérité.

Cette vérité que le rédacteur de l’interview s’avouait impuis-sant à découvrir, les esprits un peu clairvoyants la devinèrent parun simple rapprochement des faits qui s’étaient passés la veille85

au château d’Ambrumésy, et que tous les journaux rapportaientce même jour dans leurs moindres détails. Il y avait évidemmentlà, entre cette disparition d’un cambrioleur blessé et cet enlève-ment d’un chirurgien célèbre, une coïncidence dont il fallaittenir compte.90

L’enquête, d’ailleurs, démontra la justesse de l’hypothèse. Ensuivant la piste du pseudo-chauffeur qui s’était enfui sur une bicy-clette, on établit qu’il avait gagné la forêt d’Arqués, située à unequinzaine de kilomètres ; que, de là, après avoir jeté sa bicyclettedans un fossé, il s’était rendu au village de Saint-Nicolas, et qu’il95

avait envoyé une dépêche ainsi conçue :

A.L.N., BUREAU 45, PARIS

Situation désespérée. Opération urgente. Expédiez célébrité parnationale quatorze.

La preuve était irréfutable. Prévenus, les complices de Paris100

s’empressaient de prendre leurs dispositions. À dix heures dusoir ils expédiaient la célébrité par la route nationale numéro 14qui côtoie la forêt d’Arqués et aboutit à Dieppe. Pendant cetemps, à la faveur de l’incendie allumé par elle-même, la bandedes cambrioleurs enlevait son chef et le transportait dans une105

auberge où l’opération avait lieu dès l’arrivée du docteur, versdeux heures du matin.

Là-dessus aucun doute. À Pontoise, à Gournay, à Forges,l’inspecteur principal Ganimard, envoyé spécialement de Paris,avec l’inspecteur Folenfant, constata le passage d’une automo-110

bile au cours de la nuit précédente… De même sur la route de

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Extrait de la publication

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Dieppe à Ambrumésy ; et si l’on perdait soudain la trace de lavoiture à une demi-lieue1 environ du château, du moins on notade nombreux vestiges de pas entre la petite porte du parc et lesruines du cloître. En outre, Ganimard fit remarquer que la ser-115

rure de la petite porte avait été forcée.Donc tout s’expliquait. Restait à déterminer l’auberge dont le

docteur avait parlé. Besogne aisée pour un Ganimard, fureteur,patient, et vieux routier de police2. Le nombre des auberges estlimité, et celle-ci, étant donné l’état du blessé, ne pouvait être que120

dans le voisinage d’Ambrumésy. Ganimard et le brigadier semirent en campagne3. À cinq cents mètres, à mille mètres, à cinqmille mètres à la ronde, ils visitèrent et fouillèrent tout ce quipouvait passer pour une auberge. Mais, contre toute attente, lemoribond4 s’obstina à demeurer invisible.125

Ganimard s’acharna. Il rentra coucher le soir du samedi auchâteau, avec l’intention de faire son enquête personnelle ledimanche. Or, le dimanche matin, il apprit qu’une ronde de gen-darmes avait aperçu cette nuit même une silhouette qui se glissaitdans le chemin creux, à l’extérieur des murs. Était-ce un complice130

qui revenait aux informations ? Devait-on supposer que le chefde la bande n’avait pas quitté le cloître ou les environs ducloître ?

Le soir, Ganimard dirigea ouvertement l’escouade de gen-darmes du côté de la ferme, et se plaça, lui, ainsi que Folenfant,135

en dehors des murs, près de la porte.Un peu avant minuit, un individu déboucha du bois, fila

entre eux, franchit le seuil de la porte et pénétra dans le parc.Durant trois heures, ils le virent errer à travers les ruines, se bais-sant, escaladant les vieux piliers, restant parfois de longues140

1. La lieue est une ancienne unité de mesure de distance. Elle équivaut àenviron 4 kilomètres.2. Vieux routier de police : policier expérimenté.3. Se mirent en campagne : se mirent en action.4. Moribond : mourant.

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minutes immobile. Puis il se rapprocha de la porte, et de nou-veau passa entre les deux inspecteurs.

Ganimard lui mit la main au collet, tandis que Folenfant leprenait à bras-le-corps. Il ne résista pas, et, le plus docilement dumonde, se laissa lier les poignets et conduire au château. Mais145

quand ils voulurent l’interroger, il répondit simplement qu’il neleur devait aucun compte et qu’il attendrait la venue du juged’instruction.

Alors ils l’attachèrent solidement au pied d’un lit, dans unedes deux chambres contiguës qu’ils occupaient.150

Le lundi matin, à neuf heures, dès l’arrivée de M. Filleul,Ganimard annonça la capture qu’il avait opérée. On fit des-cendre le prisonnier. C’était Isidore Beautrelet.

« Monsieur Isidore Beautrelet ! s’écria M. Filleul d’un air raviet en tendant les mains au nouveau venu. Quelle bonne sur-155

prise ! Notre excellent détective amateur, ici ! à notre disposi-tion !… Mais c’est une aubaine ! Monsieur l’inspecteur,permettez que je vous présente M. Beautrelet, élève de rhétoriqueau lycée Janson-de-Sailly. »

Ganimard paraissait quelque peu interloqué. Isidore le salua160

très bas, comme un confrère que l’on estime à sa valeur, et setournant vers M. Filleul :

« Il paraît, monsieur le juge d’instruction, que vous avez reçude bons renseignements sur moi ?

– Parfaits ! D’abord vous étiez en effet à Veules-les-Roses au165

moment où Mlle de Saint-Véran a cru vous voir dans le chemincreux. Nous établirons, je n’en doute pas, l’identité de votresosie. Ensuite, vous êtes bel et bien Isidore Beautrelet, élève derhétorique, et même excellent élève, laborieux et de conduiteexemplaire. Votre père habitant la province, vous sortez une fois170

par mois chez son correspondant, M. Bernod, lequel ne tarit pasd’éloges à votre endroit.

– De sorte que…– De sorte que vous êtes libre.

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– Absolument libre ?175

– Absolument. Ah ! toutefois j’y mets une petite, une toutepetite condition. Vous comprenez que je ne puis relâcher unmonsieur qui administre des narcotiques, qui s’évade par lesfenêtres, et que l’on prend ensuite en flagrant délit de vagabon-dage dans les propriétés privées, que je ne le puis sans une com-180

pensation.– J’attends.– Eh bien, nous allons reprendre notre entretien interrompu,

et vous allez me dire où vous en êtes de vos recherches… En deuxjours de liberté vous avez dû les mener très loin ? »185

Et comme Ganimard s’apprêtait à sortir, avec une affectationde dédain pour ce genre d’exercice, le juge s’écria :

« Mais pas du tout, monsieur l’inspecteur, votre place est ici…Je vous assure que M. Isidore Beautrelet vaut la peine qu’onl’écoute. M. Isidore Beautrelet, d’après mes renseignements s’est190

taillé au lycée Janson-de-Sailly une réputation d’observateurauprès de qui rien ne peut passer inaperçu, et ses condisciples,m’a-t-on dit, le considèrent comme votre émule1, comme le rivald’Herlock Sholmès2.

– En vérité ! fit Ganimard, ironique.195

– Parfaitement. L’un d’eux m’a écrit : “Si Beautrelet déclarequ’il sait, il faut le croire, et, ce qu’il dira, ne doutez pas que cesoit l’expression exacte de la vérité.” Monsieur Isidore Beautrelet,voici le moment ou jamais de justifier la confiance de vos cama-rades. Je vous en conjure, donnez-nous l’expression exacte de200

la vérité. »

1. Votre émule : votre égal.2. Pour « Sherlock Holmes », détective à la mémoire impressionnante,capable de résoudre les énigmes les plus ardues. Il a été créé par l’ÉcossaisArthur Conan Doyle (1859-1930). Maurice Leblanc fait intervenir HerlockSholmès dans plusieurs de ses récits, en le confrontant à Arsène Lupin. Dansl’affrontement qui les oppose, le gentleman cambrioleur finit presque tou-jours par avoir l’avantage sur l’enquêteur. Voir aussi note 1, p. 17, et dos-sier, p. 273.

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Isidore écoutait en souriant, et il répondit :« Monsieur le juge d’instruction, vous êtes cruel. Vous vous

moquez de pauvres collégiens qui se divertissent comme ilspeuvent. Vous avez bien raison, d’ailleurs, et je ne vous fournirai205

pas d’autres motifs de me railler1.– C’est que vous ne savez rien, monsieur Isidore Beautrelet.– J’avoue, en effet, très humblement, que je ne sais rien. Car

je n’appelle pas « savoir quelque chose » la découverte de deuxou trois points plus précis qui n’ont pu, du reste, j’en suis sûr,210

vous échapper.– Par exemple ?– Par exemple, l’objet du vol.– Ah ! décidément, l’objet du vol vous est connu ?– Comme à vous, je n’en doute pas. C’est même la première215

chose que j’ai étudiée, la tâche me paraissant plus facile.– Plus facile vraiment ?– Mon Dieu, oui. Il s’agit tout au plus de faire un rai-

sonnement.– Pas davantage ?220

– Pas davantage.– Et ce raisonnement ?– Le voici, dépouillé de tout commentaire. D’une part il y a

eu vol, puisque ces deux demoiselles sont d’accord et qu’elles ontréellement vu deux hommes qui s’enfuyaient avec des objets.225

– Il y a eu vol.– D’autre part, rien n’a disparu, puisque M. de Gesvres

l’affirme et qu’il est mieux que personne en mesure de le savoir.– Rien n’a disparu.– De ces deux constatations il résulte inévitablement cette230

conséquence : du moment qu’il y a eu vol et que rien n’a disparu,c’est que l’objet emporté a été remplacé par un objet identique.Il se peut, je m’empresse de le dire, que ce raisonnement ne soit

1. De me railler : de vous moquer de moi.

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pas ratifié par les faits. Mais je prétends que c’est le premier quidoive s’offrir à nous, et qu’on n’a le droit de l’écarter qu’après235

un examen sérieux.– En effet… en effet… murmura le juge d’instruction, visible-

ment intéressé.– Or, continua Isidore, qu’y avait-il dans ce salon qui pût

attirer la convoitise des cambrioleurs ? Deux choses. La tapisse-240

rie d’abord. Ce ne peut être cela. Une tapisserie ancienne nes’imite pas, et la supercherie vous eût sauté aux yeux. Restaientles quatre Rubens.

– Que dites-vous ?– Je dis que les quatre Rubens accrochés à ce mur sont faux.245

– Impossible !– Ils sont faux, a priori, fatalement, et sans appel.– Je vous répète que c’est impossible.– Il y a bientôt un an, monsieur le juge d’instruction, un

jeune homme, qui se faisait appeler Charpenais, est venu au châ-250

teau d’Ambrumésy et a demandé la permission de copier lestableaux de Rubens. Cette permission lui fut accordée parM. de Gesvres. Chaque jour, durant cinq mois, du matinjusqu’au soir, Charpenais travailla dans ce salon. Ce sont lescopies qu’il a faites, cadres et toiles, qui ont pris la place des255

quatre grands tableaux originaux légués à M. de Gesvres par sononcle, le marquis de Bobadilla.

– La preuve ?– Je n’ai pas de preuve à donner. Un tableau est faux parce

qu’il est faux, et j’estime qu’il n’est pas même besoin d’examiner260

ceux-là. »M. Filleul et Ganimard se regardaient sans dissimuler leur

étonnement. L’inspecteur ne songeait plus à se retirer. À la fin,le juge d’instruction murmura :

« Il faudrait avoir l’avis de M. de Gesvres. »265

Et Ganimard approuva :« Il faudrait avoir son avis. »

Isidore Beautrelet, élève de rhétorique | 73

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Page 55: Extrait de la publication...«La Vie extraordinaire d’Arsène Lupin». C’est entre 1908 et 1909 que paraît dans Je sais tout son roman L’Aiguille creuse, considérécommel’undesesmeilleurstextes.Lesuccèsestfou-droyantetinattendu.Cependant

Et ils donnèrent l’ordre qu’on priât le comte de venir ausalon.

C’était une véritable victoire que remportait le jeune rhétori-270

cien1. Contraindre deux hommes de métier, deux professionnelscomme M. Filleul et Ganimard, à faire état de ses hypothèses, ily avait là un hommage dont tout autre se fût enorgueilli. MaisBeautrelet paraissait insensible à ces petites satisfactionsd’amour-propre, et toujours souriant, sans la moindre ironie, il275

attendait. M. de Gesvres entra.« Monsieur le comte, lui dit le juge d’instruction, la suite de

notre enquête nous met en face d’une éventualité tout à faitimprévue, et que nous vous soumettons sous toutes réserves. Ilse pourrait… je dis : il se pourrait… que les cambrioleurs, en280

s’introduisant ici, aient eu pour but de dérober vos quatreRubens ou du moins de les remplacer par quatre copies… copiesqu’eût exécutées, il y a un an, un peintre du nom de Charpenais.Voulez-vous examiner ces tableaux et nous dire si vous les recon-naissez pour authentiques ? »285

Le comte parut réprimer un mouvement de contrariété,observa Beautrelet, puis M. Filleul, et répondit sans prendre lapeine de s’approcher des tableaux :

« J’espérais, monsieur le juge d’instruction, que la vérité reste-rait ignorée. Puisqu’il en est autrement, je n’hésite pas à le décla-290

rer : ces quatre tableaux sont faux.– Vous le saviez donc ?– Dès la première heure.– Que ne le disiez-vous ?– Le possesseur d’un objet n’est jamais pressé de dire que cet295

objet n’est pas… ou n’est plus authentique.– Cependant, c’était le seul moyen de les retrouver.– Il y en avait un meilleur.– Lequel ?

1. Rhétoricien : élève de rhétorique (voir note 1, p. 58).

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– Celui de ne pas ébruiter le secret, de ne pas effaroucher mes300

voleurs, et de leur proposer le rachat des tableaux dont ilsdoivent être quelque peu embarrassés.

– Comment communiquer avec eux ? »Le comte ne répondant pas, ce fut Isidore qui riposta :« Par une note insérée dans les journaux. Cette petite note,305

publiée par Le Journal et Le Matin, est ainsi conçue :

Suis disposé à racheter les tableaux. »

Le comte approuva d’un signe de tête. Une fois encore lejeune homme en remontrait à ses aînés.

M. Filleul fut beau joueur.310

« Décidément, cher monsieur, je commence à croire que voscamarades n’ont pas tout à fait tort. Sapristi, quel coup d’œil !quelle intuition ! Si cela continue, M. Ganimard et moi nousn’aurons plus rien à faire.

– Oh ! tout cela n’était guère compliqué.315

– Le reste l’est davantage, voulez-vous dire ? Je me rappelleen effet que, lors de notre première rencontre, vous aviez l’aird’en savoir plus long. Voyons, autant que je m’en souvienne,vous affirmiez que le nom du meurtrier vous était connu ?

– En effet.320

– Qui donc a tué Jean Daval ? Cet homme est-il vivant ? Oùse cache-t-il ?

– Il y a un malentendu entre nous, monsieur le juge, ouplutôt un malentendu entre vous et la réalité des faits, et celadepuis le début. Le meurtrier et le fugitif sont deux individus325

distincts.– Que dites-vous ? s’exclama M. Filleul. L’homme que

M. de Gesvres a vu dans le boudoir et contre lequel il a lutté,l’homme que ces demoiselles ont vu dans le salon et sur lequelMlle de Saint-Véran a tiré, l’homme qui est tombé dans le parc330

et que nous cherchons, cet homme-là n’est pas celui qui a tuéJean Daval ?

Isidore Beautrelet, élève de rhétorique | 75

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– Non.– Avez-vous découvert les traces d’un troisième complice qui

aurait disparu avant l’arrivée de ces demoiselles ?335

– Non.– Alors je ne comprends plus… Qui donc est le meurtrier de

Jean Daval ?– Jean Daval a été tué par… »Beautrelet s’interrompit, demeura pensif un instant et reprit :340

« Mais auparavant il faut que je vous montre le chemin quej’ai suivi pour arriver à la certitude, et les raisons mêmes dumeurtre… sans quoi mon accusation vous sembleraitmonstrueuse… Et elle ne l’est pas… non, elle ne l’est pas… Il ya un détail qui n’a pas été remarqué et qui cependant a la plus345

grande importance, c’est que Jean Daval, au moment où il futfrappé, était vêtu de tous ses vêtements, chaussé de ses bottinesde marche, bref, habillé comme on l’est en plein jour. Or, lecrime a été commis à quatre heures du matin.

– J’ai relevé cette bizarrerie, fit le juge. M. de Gesvres m’a350

répondu que Daval passait une partie de ses nuits à travailler.– Les domestiques disent au contraire qu’il se couchait régu-

lièrement de très bonne heure. Mais admettons qu’il fût debout :pourquoi a-t-il défait son lit, de manière à faire croire qu’il étaitcouché ? Et s’il était couché, pourquoi, en entendant du bruit, a-355

t-il pris la peine de s’habiller des pieds à la tête au lieu de se vêtirsommairement ? J’ai visité sa chambre le premier jour, tandisque vous déjeuniez : ses pantoufles étaient au pied de son lit. Quil’empêcha de les mettre plutôt que de chausser ses lourdes bot-tines ferrées ?360

– Jusqu’ici, je ne vois pas…– Jusqu’ici, en effet, vous ne pouvez voir que des anomalies.

Elles m’ont paru cependant beaucoup plus suspectes quandj’appris que le peintre Charpenais – le copiste des Rubens – avaitété présenté au comte par Jean Daval lui-même.365

– Eh bien ?

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Extrait de la publication

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– Eh bien, de là à conclure que Jean Daval et Charpenaisétaient complices, il n’y a qu’un pas. Ce pas, je l’avais franchilors de notre conversation.

– Un peu vite, il me semble.370

– En effet, il fallait une preuve matérielle. Or, j’avais décou-vert dans la chambre de Daval, sur une des feuilles du sous-mainoù il écrivait, cette adresse, qui s’y trouve encore d’ailleurs, décal-quée à l’envers par le buvard1 : Monsieur A.L.N., bureau 45.Paris. Le lendemain, on découvrit que le télégramme envoyé de375

Saint-Nicolas par le pseudo-chauffeur portait cette mêmeadresse : A.L.N., bureau 45. La preuve matérielle existait, JeanDaval correspondait avec la bande qui avait organisé l’enlève-ment des tableaux. »

M. Filleul ne souleva aucune objection.380

« Soit. La complicité est établie. Et vous en concluez ?– Ceci d’abord, c’est que ce n’est point le fugitif qui a tué

Jean Daval, puisque Jean Daval était son complice.– Alors ?– Monsieur le juge d’instruction, rappelez-vous la première385

phrase que prononça M. de Gesvres lorsqu’il se réveilla de sonévanouissement. La phrase, rapportée par Mlle de Gesvres, estau procès-verbal : “Je ne suis pas blessé. Et Daval ?… Est-ce qu’ilvit ?… Le couteau ?…” Et je vous prie de la rapprocher de cettepartie de son récit, également consignée au procès-verbal, où390

M. de Gesvres raconte l’agression : “L’homme bondit sur moi etm’étendit d’un coup de poing à la nuque.” Comment M. de Ges-vres, qui était évanoui, pouvait-il savoir en se réveillant queDaval avait été frappé par un couteau ? »

Beautrelet n’attendit point de réponse à sa question. On eût395

dit qu’il se hâtait pour la faire lui-même et couper court à toutcommentaire. Il repartit aussitôt :

1. Buvard : feuille de papier épais et absorbant qu’on utilisait pour sécherl’encre des plumes et éviter les taches. Avec une encre fraîche, le texte écritpouvait s’imprimer à l’envers sur la feuille de papier buvard.

Isidore Beautrelet, élève de rhétorique | 77

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« Donc, c’est Jean Daval qui conduit les trois cambrioleursjusqu’à ce salon. Tandis qu’il s’y trouve avec celui qu’ilsappellent leur chef, un bruit se fait entendre dans le boudoir.400

Daval ouvre la porte. Reconnaissant M. de Gesvres, il se préci-pite vers lui, armé du couteau. M. de Gesvres réussit à lui arra-cher ce couteau, l’en frappe, et tombe lui-même frappé d’un coupde poing par cet individu que les deux jeunes filles devaient aper-cevoir quelques minutes après. »405

De nouveau, M. Filleul et l’inspecteur se regardèrent. Gani-mard hocha la tête d’un air déconcerté. Le juge reprit :

« Monsieur le comte, dois-je croire que cette version estexacte ?… »

M. de Gesvres ne répondit pas.410

« Voyons, monsieur le comte, votre silence nous permettraitde supposer… »

Très nettement, M. de Gesvres prononça :« Cette version est exacte en tous points. »Le juge sursauta.415

« Alors je ne comprends pas que vous ayez induit la justice enerreur. Pourquoi dissimuler un acte que vous aviez le droit decommettre, étant en légitime défense ?

– Depuis vingt ans, dit M. de Gesvres, Daval travaillait à mescôtés. J’avais confiance en lui. Il m’a rendu des services inesti-420

mables. S’il m’a trahi, à la suite de je ne sais quelles tentations,je ne voulais pas du moins, en souvenir du passé, que sa trahisonfût connue.

– Vous ne vouliez pas, soit, mais vous deviez…– Je ne suis pas de votre avis, monsieur le juge d’instruction.425

Du moment qu’aucun innocent n’était accusé de ce crime, mondroit absolu était de ne pas accuser celui qui fut à la fois le cou-pable et la victime. Il est mort. J’estime que la mort est un châti-ment suffisant.

– Mais maintenant, monsieur le comte, maintenant que la430

vérité est connue, vous pouvez parler.

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Extrait de la publication

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– Oui. Voici deux brouillons de lettres écrites par lui à sescomplices. Je les ai pris dans son portefeuille, quelques minutesaprès sa mort.

– Et le mobile du vol ?435

– Allez à Dieppe, au 18 de la rue de la Barre. Là demeureune certaine Mme Verdier. C’est pour cette femme qu’il a connueil y a deux ans, pour subvenir à ses besoins d’argent, que Davala volé. »

Ainsi tout s’éclairait. Le drame sortait de l’ombre et peu à peu440

apparaissait sous son véritable jour.« Continuons, dit M. Filleul, après que le comte se fut retiré.– Ma foi, dit Beautrelet gaiement, je suis à peu près au bout

de mon rouleau.– Mais le fugitif, le blessé ?445

– Là-dessus, monsieur le juge d’instruction, vous en savezautant que moi… Vous avez suivi son passage dans l’herbe ducloître… vous savez…

– Oui, je sais… mais, depuis, ils l’ont enlevé, et ce que je vou-drais, ce sont des indications sur cette auberge… »450

Isidore Beautrelet éclata de rire.« L’auberge ! L’auberge n’existe pas ! c’est un truc pour dépis-

ter la justice, un truc ingénieux puisqu’il a réussi.– Cependant, le docteur Delattre affirme…– Eh ! justement, s’écria Beautrelet, d’un ton de conviction.455

C’est parce que le docteur Delattre affirme qu’il ne faut pas lecroire. Comment ! le docteur Delattre n’a voulu donner sur touteson aventure que les détails les plus vagues ! il n’a voulu rien direqui pût compromettre la sûreté de son client… Et voilà tout àcoup qu’il attire l’attention sur une auberge ! Mais soyez certain460

que, s’il a prononcé ce mot d’auberge, c’est qu’il lui fut imposé.Soyez certain que toute l’histoire qu’il nous a servie lui fut dictéesous peine de représailles terribles. Le docteur a une femme etune fille. Et il les aime trop pour désobéir à des gens dont il a

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éprouvé la formidable puissance. Et c’est pourquoi il a fourni à465

vos efforts la plus précise des indications.– Si précise qu’on ne peut trouver l’auberge.– Si précise que vous ne cessez pas de la chercher, contre

toute vraisemblance, et que vos yeux se sont détournés du seulendroit où l’homme puisse être, de cet endroit mystérieux qu’il470

n’a pas quitté, qu’il n’a pas pu quitter depuis l’instant où, blessépar Mlle de Saint-Véran, il est parvenu à s’y glisser, comme unebête dans sa tanière.

– Mais où, sacrebleu ?– Dans les ruines de la vieille abbaye.475

– Mais il n’y a plus de ruines ! Quelques pans de mur !Quelques colonnes !

– C’est là qu’il s’est terré, monsieur le juge d’instruction, criaBeautrelet avec force, c’est là qu’il faut borner vos recherches !c’est là, et pas ailleurs, que vous trouverez Arsène Lupin.480

– Arsène Lupin ! » s’exclama M. Filleul en sautant sur sesjambes.

Il y eut un silence un peu solennel, où se prolongèrent les syl-labes du nom fameux. Arsène Lupin, le grand aventurier, le roides cambrioleurs, était-ce possible que ce fût lui l’adversaire485

vaincu, et cependant invisible, après lequel on s’acharnait envain depuis plusieurs jours ? Mais Arsène Lupin pris au piège,arrêté, pour un juge d’instruction, c’était l’avancement immé-diat, la fortune, la gloire !

Ganimard n’avait pas bronché. Isidore lui dit :490

« Vous êtes de mon avis, n’est-ce pas, monsieur l’inspecteur ?– Parbleu !– Vous non plus, n’est-ce pas, vous n’avez jamais douté que

ce fût lui l’organisateur de cette affaire ?– Pas une seconde ! La signature y est. Un coup de Lupin, ça495

diffère d’un autre coup comme un visage d’un autre visage. Il n’ya qu’à ouvrir les yeux.

– Vous croyez… vous croyez… répétait M. Filleul.

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– Si je crois ! s’écria le jeune homme. Tenez, rien que ce petitfait, sous quelles initiales ces gens-là correspondent-ils entre500

eux ? A.L.N., c’est-à-dire la première lettre du nom d’Arsène, lapremière et la dernière du nom de Lupin.

– Ah ! fit Ganimard, rien ne vous échappe. Vous êtes un rudetype, et le vieux Ganimard met bas les armes1. »

Beautrelet rougit de plaisir et serra la main que lui tendait505

l’inspecteur. Les trois hommes s’étaient rapprochés du balcon, etleur regard s’étendait sur le champ des ruines. M. Filleulmurmura :

« Alors, il serait là.– Il est là, dit Beautrelet, d’une voix sourde. Il est là depuis510

la minute même où il est tombé. Logiquement et pratiquement,il ne pouvait s’échapper sans être aperçu de Mlle de Saint-Véranet des deux domestiques.

– Quelle preuve en avez-vous ?– La preuve, ses complices nous l’ont donnée. Le matin515

même, l’un d’eux se déguisait en chauffeur, vous conduisait ici…– Pour reprendre la casquette, pièce d’identité.– Soit, mais aussi, mais surtout, pour visiter les lieux, se

rendre compte, et voir par lui-même ce qu’était devenu le patron.– Et il s’est rendu compte ?520

– Je le suppose, puisqu’il connaissait la cachette, lui. Et jesuppose que l’état désespéré de son chef lui fut révélé, puisque,sous le coup de l’inquiétude, il a commis l’imprudence d’écrirece mot de menace :

“Malheur à la jeune fille si elle a tué le patron.”525

– Mais ses amis ont pu l’enlever par la suite ?– Quand ? Vos hommes n’ont pas quitté les ruines. Et puis

où l’aurait-on transporté ? Tout au plus à quelques centaines demètres de distance, car on ne fait pas voyager un moribond… etalors vous l’auriez trouvé. Non, vous dis-je, il est là. Jamais ses530

1. Met bas les armes : s’avoue vaincu.

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amis ne l’auraient arraché à la plus sûre des retraites. C’est làqu’ils ont amené le docteur, tandis que les gendarmes couraientau feu comme des enfants.

– Mais comment vit-il ? Pour vivre, il faut des aliments, del’eau !535

– Je ne puis rien dire… je ne sais rien… mais il est là, je vousle jure. Il est là parce qu’il ne peut pas ne pas y être. J’en suis sûrcomme si je le voyais, comme si je le touchais. Il est là. »

Le doigt tendu vers les ruines, il dessinait dans l’air un petitcercle qui diminuait peu à peu jusqu’à n’être plus qu’un point.540

Et ce point, les deux compagnons le cherchaient éperdument,tous deux penchés sur l’espace, tous deux émus de la même foique Beautrelet et frissonnants de l’ardente conviction qu’il leuravait imposée. Oui, Arsène Lupin était là. En théorie comme enfait, il y était, ni l’un ni l’autre n’en pouvaient plus douter.545

Et il y avait quelque chose d’impressionnant et de tragique àsavoir que, dans quelque refuge ténébreux, gisait à même le sol,sans secours, fiévreux, épuisé, le célèbre aventurier.

« Et s’il meurt ? prononça M. Filleul à voix basse.– S’il meurt, dit Beautrelet, et que ses complices en aient la550

certitude, veillez au salut de Mlle de Saint-Véran, monsieur lejuge, car la vengeance sera terrible. »

Quelques minutes plus tard, et malgré les instances deM. Filleul, qui se fût volontiers accommodé de ce prestigieuxauxiliaire, Beautrelet, dont les vacances expiraient ce même jour,555

reprenait la route de Dieppe. Il débarquait à Paris vers cinqheures et, à huit heures, franchissait en même temps que sescamarades la porte du lycée Janson.

Ganimard, après une exploration aussi minutieuse qu’inutiledes ruines d’Ambrumésy, rentra par le rapide1 du soir. En arri-560

vant chez lui, il trouva ce pneumatique2 :

1. Rapide : train à grande vitesse ne s’arrêtant que dans les gares principales.2. Pneumatique : courrier rapide en usage à Paris dans la première moitiédu XXe siècle. Il était acheminé d’un bureau de poste à l’autre par destubes pressurisés.

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Monsieur l’Inspecteur principal,

Ayant eu un peu de loisir à la fin de la journée, j’ai pu réunirquelques renseignements complémentaires qui ne manquerontpas de vous intéresser.565

Depuis un an Arsène Lupin vit à Paris sous le nom d’Étiennede Vaudreix. C’est un nom que vous avez pu lire souvent dansles chroniques mondaines ou les échos sportifs. Grand voyageur,il fait de longues absences, pendant lesquelles il va, dit-il, chasserle tigre au Bengale ou le renard bleu en Sibérie. Il passe pour570

s’occuper d’affaires sans qu’on puisse préciser de quelles affairesil s’agit.Son domicile actuel : 36, rue Marbeuf. (Je vous prie de remar-quer que la rue Marbeuf est à proximité du bureau de postenuméro 45.) Depuis le jeudi 23 avril, veille de l’agression575

d’Ambrumésy, on n’a aucune nouvelle d’Étienne de Vaudreix.

Recevez, monsieur l’Inspecteur principal, avec toute ma grati-tude pour la bienveillance que vous m’avez témoignée, l’assu-rance de mes meilleurs sentiments.

ISIDORE BEAUTRELET580

Post-scriptum. – Surtout ne croyez pas qu’il m’ait fallu grand malpour obtenir ces informations. Le matin même du crime, lorsqueM. Filleul poursuivait son instruction devant quelques privilé-giés, j’avais eu l’heureuse inspiration d’examiner la casquette dufugitif avant que le pseudo-chauffeur ne fût venu la changer. Le585

nom du chapelier m’a suffi vous pensez bien, pour trouver lafilière qui m’a fait connaître le nom de l’acheteur et son domicile.

Le lendemain matin, Ganimard se présentait au 36 de la rueMarbeuf. Renseignements pris auprès de la concierge, il se fitouvrir le rez-de-chaussée de droite, où il ne découvrit rien que590

des cendres dans la cheminée. Quatre jours auparavant, deuxamis étaient venus brûler tous les papiers compromettants. Maisau moment de sortir, Ganimard croisa le facteur qui apportait

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une lettre pour M. de Vaudreix. L’après-midi, le parquet, saisi del’affaire, réclamait la lettre. Elle était timbrée d’Amérique et595

contenait ces lignes, écrites en anglais :

Monsieur,

Je vous confirme la réponse que j’ai faite à votre agent. Dès quevous aurez en votre possession les quatre tableaux de M. de Ges-vres, expédiez-les par le mode convenu. Vous y joindrez le reste,600

si vous pouvez réussir, ce dont je doute fort.Une affaire imprévue m’obligeant à partir, j’arriverai en mêmetemps que cette lettre. Vous me trouverez au Grand-Hôtel.

HARLINGTON.

Le jour même, Ganimard, muni d’un mandat d’arrêt, condui-605

sait au dépôt1 le sieur Harlington, citoyen américain, inculpé derecel2 et de complicité de vol.

Ainsi donc, en l’espace de vingt-quatre heures, grâce auxindications vraiment inattendues d’un gamin de dix-sept ans,tous les nœuds de l’intrigue se dénouaient. En vingt-quatre610

heures, ce qui était inexplicable devenait simple et lumineux. Envingt-quatre heures, le plan des complices pour sauver leur chefétait déjoué, la capture d’Arsène Lupin blessé, mourant, ne fai-sait plus de doute, sa bande était désorganisée, on connaissaitson installation à Paris, le masque dont il se couvrait, et l’on per-615

çait à jour, pour la première fois, avant qu’il eût pu en assurer lacomplète exécution, un de ses coups les plus habiles et le pluslonguement étudiés.

Ce fut dans le public comme une immense clameur d’étonne-ment, d’admiration et de curiosité. Déjà le journaliste rouennais,620

en un article très réussi, avait raconté le premier interrogatoire du

1. Dépôt : partie de la Conciergerie où sont gardés les prisonniers en attentede jugement.2. Recel : ici, trafic d’œuvres d’art volées.

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jeune rhétoricien, mettant en lumière sa bonne grâce1, soncharme naïf et son assurance tranquille. Les indiscrétions aux-quelles Ganimard et M. Filleul s’abandonnèrent malgré eux,entraînés par un élan plus fort que leur orgueil professionnel,625

éclairèrent le public sur le rôle de Beautrelet au cours des der-niers événements. Lui seul avait tout fait. À lui seul revenait toutle mérite de la victoire.

On se passionna. Du jour au lendemain, Isidore Beautreletfut un héros, et la foule, subitement engouée2, exigea sur son630

nouveau favori les plus amples détails. Les reporters étaient là.Ils se ruèrent à l’assaut du lycée Janson-de-Sailly, guettèrent lesexternes au sortir des classes et recueillirent tout ce qui concer-nait, de près ou de loin, le nommé Beautrelet ; et l’on apprit ainsila réputation dont jouissait parmi ses camarades celui qu’ils635

appelaient le rival d’Herlock Sholmès. Par raisonnement, parlogique et sans plus de renseignements que ceux qu’il lisait dansles journaux, il avait, à diverses reprises, annoncé la solutiond’affaires compliquées que la justice ne devait débrouiller quelongtemps après lui. C’était devenu un divertissement au lycée640

Janson que de poser à Beautrelet des questions ardues, des pro-blèmes indéchiffrables, et l’on s’émerveillait de voir avec quellesûreté d’analyse, au moyen de quelles ingénieuses déductions, ilse dirigeait au milieu des ténèbres les plus épaisses. Dix joursavant l’arrestation de l’épicier Jorisse, il indiquait le parti que645

l’on pouvait tirer du fameux parapluie. De même, il affirmait dèsle début, à propos du drame de Saint-Cloud, que le conciergeétait l’unique meurtrier possible3.

Mais le plus curieux fut l’opuscule4 que l’on trouva en circula-tion parmi les élèves du lycée, opuscule signé de lui, imprimé à la650

machine à écrire et tiré à dix exemplaires. Comme titre : ARSÈNE

1. Bonne grâce : bonne volonté.2. Engouée : passionnée.3. L’auteur fait allusion à deux faits divers de l’époque.4. Opuscule : petit ouvrage.

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LUPIN, sa méthode, en quoi il est classique et en quoi original – suivid’un parallèle entre l’humour anglais et l’ironie française.

C’était une étude approfondie de chacune des aventures deLupin, où les procédés de l’illustre cambrioleur nous apparais-655

saient avec un relief extraordinaire, où l’on montrait le méca-nisme même de ses façons d’agir, sa tactique toute spéciale, seslettres aux journaux, ses menaces, l’annonce de ses vols, bref,l’ensemble des trucs qu’il employait pour « cuisiner » la victimechoisie et la mettre dans un état d’esprit tel, qu’elle s’offrait660

presque au coup machiné contre elle et que tout s’effectuait pourainsi dire de son propre consentement.

Et c’était si juste comme critique, si pénétrant, si vivant, etd’une ironie à la fois si ingénue et si cruelle, qu’aussitôt les rieurspassèrent de son côté, que la sympathie des foules se détourna665

sans transition de Lupin vers Isidore Beautrelet, et que dans lalutte qui s’engageait entre eux, d’avance on proclama la victoiredu jeune rhétoricien.

En tout cas, cette victoire, M. Filleul aussi bien que le parquetde Paris semblaient jaloux de lui en réserver la possibilité. D’une670

part, en effet, on ne parvenait pas à établir l’identité du sieurHarlington, ni à fournir une preuve décisive de son affiliation àla bande de Lupin. Compère ou non, il se taisait obstinément.Bien plus, après examen de son écriture, on n’osait plus affirmerque ce fût lui l’auteur de la lettre interceptée. Un sieur Harling-675

ton, pourvu d’un sac de voyage et d’un carnet amplementpourvu de bank-notes, était descendu au Grand-Hôtel, voilà toutce qu’il était possible d’affirmer.

D’autre part, à Dieppe, M. Filleul couchait sur les positions queBeautrelet lui avait conquises. Il ne faisait pas un pas en avant.680

Autour de l’individu que Mlle de Saint-Véran avait pris pour Beau-trelet, la veille du crime, même mystère. Mêmes ténèbres aussi surtout ce qui concernait l’enlèvement des quatre Rubens. Qu’étaientdevenus ces tableaux ? Et l’automobile qui les avait emportés dansla nuit, quel chemin avait-elle suivi ?685

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À Luneray, à Yerville, à Yvetot, on avait recueilli des preuvesde son passage, ainsi qu’à Caudebec-en-Caux, où elle avait dûtraverser la Seine au petit jour dans le bac1 à vapeur. Mais quandon poussa l’enquête à fond, il fut avéré que ladite automobileétait découverte et qu’il eût été impossible d’y entasser quatre690

grands tableaux sans que les employés du bac les eussent aper-çus. C’était tout probablement la même auto, mais alors la ques-tion se posait encore : qu’étaient devenus les quatre Rubens ?

Autant de problèmes que M. Filleul laissait sans réponse.Chaque jour ses subordonnés fouillaient le quadrilatère des695

ruines. Presque chaque jour il venait diriger les explorations.Mais de là à découvrir l’asile où Lupin agonisait – si tant est quel’opinion de Beautrelet fût juste –, de là à découvrir cet asile, ily avait un abîme que l’excellent magistrat n’avait point l’air dis-posé à franchir.700

Aussi était-il naturel que l’on se retournât vers Isidore Beau-trelet, puisque lui seul avait réussi à dissiper des ténèbres qui, endehors de lui, se reformaient plus intenses et plus impénétrables.Pourquoi ne s’acharnait-il pas après cette affaire ? Au point où ill’avait menée, il lui suffisait d’un effort pour aboutir.705

La question lui fut posée par un rédacteur du Grand Journal,qui s’introduisit dans le lycée Janson sous le faux nom deBernod, correspondant de Beautrelet. À quoi Isidore réponditfort sagement :

« Cher monsieur, il n’y a pas que Lupin en ce monde, il n’y710

a pas que des histoires de cambrioleurs et de détectives, il y aaussi cette réalité qui s’appelle le baccalauréat. Or, je me pré-sente en juillet. Nous sommes en mai. Et je ne veux pas échouer.Que dirait mon brave homme de père ?

– Mais que dirait-il si vous livriez à la justice Arsène Lupin ?715

1. Bac : sorte de grand bateau plat, principalement destiné à faire passer lespersonnes, les animaux, les voitures, les charrettes, d’un bord à l’autre d’unerivière ou d’un fleuve.

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– Bah ! il y a temps pour tout. Aux prochaines vacances…– Celles de la Pentecôte ?– Oui. Je partirai le samedi 6 juin par le premier train.– Et le soir de ce samedi, Arsène Lupin sera pris.– Me donnez-vous jusqu’au dimanche ? demanda Beautrelet720

en riant.– Pourquoi ce retard ? » riposta le journaliste du ton le plus

sérieux.Cette confiance inexplicable, née d’hier et déjà si forte, tout

le monde la ressentait à l’endroit du jeune homme, bien qu’en725

réalité les événements ne la justifiassent que jusqu’à un certainpoint. N’importe ! on croyait. De sa part rien ne semblait diffi-cile. On attendait de lui ce qu’on aurait pu attendre tout au plusde quelque phénomène de clairvoyance et d’intuition, d’expé-rience et d’habileté. Le 6 juin ! cette date s’étalait dans tous les730

journaux. Le 6 juin, Isidore Beautrelet prendrait le rapide deDieppe, et le soir Arsène Lupin serait arrêté.

« À moins que d’ici là il ne s’évade… objectaient les dernierspartisans de l’aventurier.

– Impossible ! toutes les issues sont gardées.735

– À moins alors qu’il n’ait succombé à ses blessures », repre-naient les partisans, lesquels eussent mieux aimé la mort que lacapture de leur héros.

Et la réplique était immédiate :« Allons donc, si Lupin était mort, ses complices le sauraient,740

et Lupin serait vengé, Beautrelet l’a dit. »Et le 6 juin arriva. Une demi-douzaine de journalistes guet-

taient Isidore à la gare Saint-Lazare. Deux d’entre eux voulaientl’accompagner dans son voyage. Il les supplia de n’en rien faire.

Il s’en alla donc seul. Son compartiment était vide. Assez fati-745

gué par une série de nuits consacrées au travail, il ne tarda pas às’endormir d’un lourd sommeil. En rêve, il eut l’impressionqu’on s’arrêtait à différentes stations et que des personnes mon-taient et descendaient. À son réveil, en vue de Rouen, il était

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encore seul. Mais sur le dossier de la banquette opposée, une750

large feuille de papier, fixée par une épingle à l’étoffe grise,s’offrait à ses regards. Elle portait ces mots :

Chacun ses affaires. Occupez-vous des vôtres. Sinon tant pispour vous.

« Parfait ! dit-il en se frottant les mains. Ça va mal dans le755

camp adverse. Cette menace est aussi stupide que celle dupseudo-chauffeur. Quel style ! on voit bien que ce n’est pasLupin qui tient la plume. »

On s’engouffrait sous le tunnel qui précède la vieille cité nor-mande. En gare, Isidore fit deux ou trois tours sur le quai pour760

se dégourdir les jambes. Il se disposait à regagner son comparti-ment, quand un cri lui échappa. En passant près de la biblio-thèque, il avait lu distraitement, à la première page d’une éditionspéciale du Journal de Rouen, ces quelques lignes dont il perce-vait soudain l’effrayante signification :765

Dernière heure. – On nous téléphone de Dieppe que, cette nuit,des malfaiteurs ont pénétré dans le château d’Ambrumésy, ontligoté et bâillonné Mlle de Gesvres, et ont enlevé Mlle de Saint-Véran. Des traces de sang ont été relevées à cinq cents mètres duchâteau, et tout auprès on a retrouvé une écharpe également770

maculée de sang. Il y a lieu de craindre que la malheureuse jeunefille n’ait été assassinée.

Jusqu’à Dieppe, Isidore Beautrelet resta immobile. Courbéen deux, les coudes sur les genoux et ses mains plaquées contresa figure, il réfléchissait. À Dieppe, il loua une auto. Au seuil775

d’Ambrumésy, il rencontra le juge d’instruction qui lui confirmal’horrible nouvelle.

« Vous ne savez rien de plus ? demanda Beautrelet.– Rien. J’arrive à l’instant. »Au même moment le brigadier de gendarmerie s’approchait780

de M. Filleul et lui remettait un morceau de papier, froissé,

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déchiqueté, jauni, qu’il venait de ramasser non loin de l’endroitoù l’on avait découvert l’écharpe. M. Filleul l’examina, puis letendit à Isidore Beautrelet en disant :

« Voilà qui ne nous aidera pas beaucoup dans nos785

recherches. »Isidore tourna et retourna le morceau de papier. Couvert de

chiffres, de points et de signes il offrait exactement le dessin quenous donnons ci-dessous :

3. Le cadavre

Vers six heures du soir, ses opérations terminées, M. Filleulattendait, en compagnie de son greffier, M. Brédoux, la voiturequi devait le ramener à Dieppe. Il paraissait agité, nerveux. Pardeux fois il demanda :

« Vous n’avez pas aperçu le jeune Beautrelet ?5

– Ma foi non, monsieur le juge.– Où diable peut-il être ? On ne l’a pas vu de la journée. »Soudain, il eut une idée, confia son portefeuille à Brédoux,

fit en courant le tour du château et se dirigea vers les ruines.Près de la grande arcade, à plat ventre sur le sol tapissé des10

longues aiguilles de pin, un de ses bras replié sous sa tête, Isidoresemblait assoupi.

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Extrait de la publication

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DOSSIER■ Avez-vous bien lu ?

■ Microlectures

■ Qui est Arsène Lupin ?

■ L’aventurier et l’enquêteur

■ Écriture d’invention

■ Pour aller plus loin

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Avez-vous bien lu ?

Vie et œuvre de Maurice Leblanc

1. En quelle année Maurice Leblanc est-il né ?2. Quelle est sa région d’origine ?3. En quelle année s’installe-t-il à Paris ? dans quel but ?4. Quel est le titre du roman autobiographique qu’il a publié en1901 ?5. Comment s’intitule la nouvelle dans laquelle Arsène Lupin appa-raît pour la première fois ?6. Dans quelle association l’auteur s’est-il engagé, en particulierpendant la Première Guerre mondiale ?7. Comment baptise-t-il la villa qu’il s’achète à Étretat ?8. Où se déroule principalement l’intrigue de L’Aiguille creuse ?9. Comment s’appelle la revue dans laquelle L’Aiguille creuse a étépubliée en feuilleton ?10. En quelle année Maurice Leblanc meurt-il ?

L’Aiguille creuse

1. Par quoi Raymonde de Saint-Véran est-elle réveillée en pleine nuitau début du roman ?2. Qui s’improvise enquêteur après s’être fait passer pourjournaliste ?3. Qui est en réalité le cambrioleur blessé par balle ?4. Que découvre-t-on sous le maître-autel de la chapelle dudomaine d’Ambrumésy ?5. Où Isidore Beautrelet et Arsène Lupin se rencontrent-ils pour lapremière fois ?6. Où le père d’Isidore Beautrelet est-il détenu lorsqu’il est enlevé ?7. À quel endroit se situe la fameuse Aiguille creuse ?8. Que trouve-t-on à l’intérieur ?

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R9. Qui sont les deux enquêteurs expérimentés qui poursuiventArsène Lupin ?10. Quel événement tragique marque la fin du roman ?

Microlectures

Microlecture no 1 : commencer un récit

Relisez le début du roman, de « À six heures du matin […] » à « C’estce que nous allons savoir » (chapitre 1, p. 46-48), puis répondez auxquestions suivantes :

1. Les caractéristiques de l’incipitA. Pouvez-vous préciser le cadre spatio-temporel du passage ?B. Quels sont les personnages principaux de ce dernier ?C. Comment ces personnages sont-ils décrits ? Qu’apprend-on àleur sujet ?

2. Un roman policierA. Quel vocabulaire permet de dire qu’il s’agit d’une histoirepolicière ?B. L’action de la police vous semble-t-elle efficace ? Pourquoi ?C. Quel crime a été commis ? En quoi est-il surprenant ?

3. Un texte réalisteA. Selon vous, pourquoi l’auteur décrit-il aussi précisément leslieux ?B. Pourquoi les noms propres se multiplient-ils dans ce passage ?Pouvez-vous établir des critères pour les classer ?C. Quel est le rôle de l’italique dans le premier paragraphe ?

Dossier | 257

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Microlecture no 2 : un nouveau type d’enquêteur

Relisez le chapitre 1, de « Il s’interrompit, comme si une idée le frap-pait […] » à « Mais non, tout de suite, jeune homme… » (p. 56-61),puis répondez aux questions suivantes :

1. Un étrange journalisteA. À quoi voit-on que le second journaliste n’est pas aussi franc quele premier ?B. Comment le lecteur comprend-il que ce journaliste est un impos-teur ? Quelle hypothèse formule-t-il ?C. De quelle manière le jeune homme repousse-t-il les accusationsdont on l’accable ?

2. Isidore Beautrelet, élève de rhétoriqueA. Quels sont les éléments importants de son portrait physique ?B. Relevez les adjectifs qui caractérisent le jeune homme. Quelleimage du personnage offrent-ils ?C. Ce personnage vous semble-t-il réaliste ? Pourquoi ?

3. Les premiers pas de l’enquêteA. En quoi Isidore Beautrelet s’oppose-t-il aux enquêteurs tradition-nels des récits policiers ?B. Pourquoi retarde-t-il ses révélations sur le vol ?C. Quels points communs peut-on relever entre Arsène Lupin et Isi-dore Beautrelet ?

Microlecture no 3 : le face-à-face

Relisez le chapitre 4, de « Non, sûrement, Lupin n’avait pas […] » à« Oh ! papa… papa… » (p. 122-129), puis répondez aux questionssuivantes :

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RTextes critiques

TADIÉ, Jean-Yves, Le Roman d’aventures, PUF, 1982.RUAUD, André-François, Les Nombreuses Vies d’Arsène Lupin, Les moutons

électriques, Lyon, 2008.

Adaptations à l’écran

Au cinémaS. PORTER, Edwin, Une aventure d’Arsène Lupin, 1908 (avec William

V. Ranous).CONWAY, Jack, Arsène Lupin, 1932 (avec John Barrymore).DIAMANT-BERGER, Henri, Arsène Lupin détective, 1937 (avec Jules Berry).FITZMAURICE, George, Le Retour d’Arsène Lupin, 1938 (avec Melvyn

Douglas).BECKER, Jacques, Les Aventures d’Arsène Lupin, 1956 (avec Robert

Lamoureux).ROBERT, Yves, Signé Arsène Lupin, 1959 (avec Robert Lamoureux).MOLINARO, Édouard, Arsène Lupin contre Arsène Lupin, 1962 (avec Jean-

Pierre Cassel et Jean-Claude Brialy).SALOMÉ, Jean-Paul, Arsène Lupin, 2004 (avec Romain Duris).

À la télévisionNAHUM, Jacques, Arsène Lupin, 1971-1974 (série en vingt-six épisodes,

avec Georges Descrières).ASTRUC, Alexandre, et LAUDENBACH, Roland, Arsène Lupin joue et perd, 1980

(adapté du roman 813, avec Jean-Claude Brialy).NAHUM, Jacques, Les Nouveaux Exploits d’Arsène Lupin, 1995-1996 (série

en huit épisodes avec François Dunoyer).

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