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L’HÉCATOMBE DES FOUS

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Dernières parutions dans la même collection

Jan Assmann, Moïse l’Égyptien.Jan Assmann, Le Prix du monothéisme.John Baldwin, Paris, 1200.Jean-Paul Bertaud, Quand les enfants parlaient de gloire. L’armée

au cœur de la France de Napoléon.Karol Modzelewski, L’Europe des barbares. Germains et Slaves

face aux héritiers de Rome.Paul Payan, Joseph. Une image de la paternité dans l’Occident

médiéval.Sylvain Rappaport, La Chaîne des forçats, 1792-1836.Laurent Vidal, Mazagão, la ville qui traversa l’Atlantique. Du

Maroc à l’Amazonie (1769-1783).

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Isabelle von Bueltzingsloewen

L’HÉCATOMBEDES FOUS

La famine dans les hôpitaux psychiatriques françaissous l’Occupation

Collection historiquedirigée par

Alain Corbin et Jean-Claude Schmitt

Aubier

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Née en 1964, Isabelle von Bueltzingsloewen est maître de confé-rences en histoire contemporaine à l’université Lumière Lyon 2 etmembre du Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes(LARHRA).

Éditions Flammarion, Paris, 2007.ISBN : 978-2-7007-2364-9978-2-08-127402-0

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À SarahDix ans bientôt !

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Prologue

« Sur ces entrefaites la guerre a éclaté. Antoine espace sesvisites et l’idée de te faire sortir est abandonnée. […] Chaquematin, en ouvrant les portes les surveillantes ont un mouve-ment de recul. Les salles sentent le cadavre. Un de cesmatins-là, un jour de juillet – tu viens d’avoir trente-huit ans– on constate ton décès. Tu es morte de faim 1. »

Tels sont les mots avec lesquels l’écrivain Charles Julietrestitue la mort de sa mère dans un récit bouleversant qu’iladresse à celle qui n’a pas pu le faire grandir. Après une enfancepauvre en affection, un amour perdu, un mariage malheureuxet quatre grossesses rapprochées, la mère de Charles – le petitdernier – sombre peu à peu dans la folie dans la solitude d’unpetit village de l’Ain où elle est considérée comme une étran-gère. En 1934, à la suite d’une tentative de suicide, elle estinternée à l’asile Sainte-Madeleine de Bourg-en-Bresse. C’estlà qu’elle meurt en 1942. Dans la famille, disloquée, le secret,alimenté par la honte et la culpabilité, est bien enfoui. Plus dequarante ans après les faits, alors que grandit sa déterminationà reconstituer le destin de sa mère, Charles prend connaissancedu livre du psychiatre Max Lafont, L’Extermination douce 2.De cette lecture, il tire une certitude, absolue : sa mère a étévictime, une parmi 40 000 autres, de la politique d’extermi-nation mise en œuvre par les Allemands dans les hôpitauxpsychiatriques français sous l’Occupation. Et il explique : « Laméthode fut facile à trouver. Pour faire périr les patients

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enfermés dans ces univers clos et coupés du monde, il suffisaitde ne plus les nourrir 3. »

Confronté à la scène qui se joue entre un être et sa douleur,fragilement transcendée par l’écriture, l’historien éprouve unsentiment de malaise. Doit-il donner la réplique ? Ou simple-ment s’incliner devant le vécu tragique de celui qui ne prétendpas témoigner mais se reconstruire pour « remonter vers lavie 4 » ? Sensible à l’intensité de la souffrance qui s’exprimedans Lambeaux 5, il revendique néanmoins la légitimité de sonintervention. Car la rigueur n’exclut ni le respect ni l’émotion.

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Introduction

Dans son édition du 11 au 17 février 1998, l’hebdomadaireLyon capitale titre : « 2 000 malades exterminés au Vinatier ».En page 15 figure un entretien avec le psychiatre PatrickLemoine, chef de service à l’hôpital du Vinatier, précédé duchapeau suivant : « Le psychiatre lyonnais Patrick Lemoinedénonce un génocide des malades mentaux au Vinatier pen-dant la dernière guerre ». Cet entretien fait écho à la publica-tion, aux éditions Odile Jacob, du dernier livre du Dr Lemoine,Droit d’asiles. Celui-ci relate sous une forme romancée l’idyllede deux jeunes infirmiers employés à l’hôpital psychiatriquedu Vinatier, Joseph et Josette, qui assistent impuissants à lafamine qui décime les malades entre 1940 et 1944 1.

L’ouvrage, récompensé aux Psys d’Or 1998 et par le Prixdu roman historique, procure à son auteur une large recon-naissance médiatique. Mais il lui vaut également de sérieuxennuis à l’intérieur de son institution. Alors que le livre estassez bien accueilli par les autres catégories de soignants, sescollègues psychiatres de l’hôpital du Vinatier réagissent avecvéhémence aux allégations formulées dans la préface del’ouvrage qui comporte des annexes documentaires et unebibliographie. Dans ce texte de huit pages, Patrick Lemoinedéveloppe en effet la thèse de l’extermination des maladesmentaux dans sa version la plus radicale. D’après lui, nonseulement la famine qui a frappé les hôpitaux psychiatriquesfrançais sous l’Occupation aurait été intentionnellementprovoquée par les autorités, mais Vichy aurait pu obéir à

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des directives venues de Berlin où, au même moment,s’accomplissait la politique nazie d’« euthanasie » des maladesmentaux. En avril 1998, le président de la Commission médi-cale d’établissement, le Dr Jean-Pierre Losson, lit en séanceune déclaration dans laquelle il affirme que les idées duDr Lemoine portent gravement atteinte à l’honneur de l’éta-blissement et de ses personnels, alors qu’elles n’ont jamais étévalidées par des historiens reconnus. Contestant la réalité del’entreprise d’occultation qui, selon Patrick Lemoine, auraitconduit à bannir de la mémoire collective un drame effroyable,il affirme en outre la détermination de la communauté despsychiatres à assumer tous les épisodes de l’histoire de l’insti-tution psychiatrique 2.

On peut s’étonner de la virulence des échanges entre PatrickLemoine et ses pairs. Car, en dépit de l’effet d’annonce, Droitd’asiles recycle un thème déjà abordé par un autre psychiatrelyonnais, Max Lafont, dans un livre intitulé L’Exterminationdouce. La mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitauxpsychiatriques en France, sous le régime de Vichy, paru en 1987.La médiatisation de cet ouvrage, qui portait lui aussi surl’hôpital du Vinatier, avait d’ores et déjà déclenché une vigou-reuse controverse à l’intérieur du milieu psychiatrique. Alorsque les tensions semblaient en voie d’apaisement, la publica-tion de Droit d’asiles fait donc l’effet d’une bombe à retarde-ment. Patrick Lemoine se voit reprocher par ses collègues derelancer une polémique stérile, au risque de dégrader un peuplus l’image de la psychiatrie, alors qu’il n’apporte aucun élé-ment nouveau au dossier et que ses hypothèses sont, commeil le reconnaît lui-même, invérifiables. Surtout, le choix del’épigraphe du livre est jugé particulièrement agressif par tousceux qui ont encore en mémoire l’attaque violente dont lespsychiatres ont fait l’objet dans un article paru dans Le Mondedu 10 juin 1987 3. Patrick Lemoine cite en effet un extrait deVa jouer avec cette poussière de Henry de Montherlant, textepour le moins ambigu sous la plume d’un écrivain antisémiteet collaborationniste : « On nous parle toujours de Dachau etd’Auschwitz. Pour la paix, les hommes ont inventé les hôpitauxpsychiatriques et analogues où ils se livrent impunément,quand ce n’est pas avec gloire, sur leurs semblables désarmés

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et déshonorés, aux mêmes instincts qui menaient les bourreauxde Dachau et d’Auschwitz 4. »

C’est dans ce climat éminemment passionnel qu’est néle projet d’enquête à l’origine de ce livre 5. L’impulsion estdonnée par la Ferme du Vinatier 6, unité culturelle créée en1997 dans le cadre du programme « Culture à l’hôpital » dansle but de désenclaver l’institution psychiatrique, toujours sym-bole de réclusion malgré les profondes évolutions survenuesdepuis un demi-siècle. Concrètement, la Ferme cherche à tou-cher un public étranger au monde de la psychiatrie grâce àune programmation artistique de qualité qui crée des occasionsde rencontre positive avec des soignants et des malades, dansun lieu marqué très négativement. Mais son ambition est éga-lement de susciter une réflexion collective sur la pathologiementale et les modalités de sa prise en charge 7. Son interven-tion repose donc sur une conception très large de l’actionculturelle qui intègre une forte dimension scientifique. L’enjeuétant de saisir les interrogations qui traversent une institutiontrès marquée par l’idée de crise afin de l’accompagner dans untravail de questionnement sur son identité et sur ses pratiques.

En 2000, alors que la publication du livre de PatrickLemoine n’en finit pas d’agiter l’établissement, les membresdu conseil scientifique de la Ferme, formé de psychiatres et dechercheurs en sciences sociales (historiens, ethnologues, socio-logues), prennent acte de la difficulté de la communauté psy-chiatrique à construire un point de vue distancié sur un épisodeparticulièrement sombre de son histoire et proposent d’initierune enquête conduite par un historien. La conviction partagéepar tous étant que seul un travail d’historicisation permettrade répondre aux demandes de clarification exprimées par lespersonnels et de dissiper le malaise né de la confrontation avecles analyses polémiques d’un passé douloureux. Étant moi-même membre de ce conseil, je m’engage d’autant plusvolontiers dans cette recherche que, en travaillant sur la psy-chiatrie des années 1950-1960, j’ai eu l’occasion de constaterque la référence à la guerre a, pendant plusieurs décennies,nourri le discours militant des psychiatres français 8. La carencede la recherche universitaire sur cet épisode tragique des« années noires », qui transparaît dans les ouvrages de synthèse

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consacrés à la France de cette période, constitue une autremotivation. En effet, contrairement à ce que laissait augurerl’important article publié par Olivier Bonnet et Claude Quételdans la revue Nervure en 1991 9, et bien qu’ils aient été sollicitésà plusieurs reprises par les protagonistes de la controverse, leshistoriens n’ont pas engagé d’étude de fond sur la question.La possibilité qui m’est offerte d’ancrer mon travail dansl’entreprise originale de médiation développée par la Ferme duVinatier répond, en outre, à mon souci de ne pas considérerl’hôpital comme un simple terrain d’étude mais de nouer undialogue avec ceux qui y travaillent et souhaitent se réappro-prier une histoire dont ils se sentent partie prenante. Autre-ment dit, d’articuler la production de savoir avec le travail deréflexion d’une institution sur elle-même, dans une démarchevéritablement interactive.

Pour autant, la question de l’interprétation de la famine quia décimé les malades des hôpitaux psychiatriques sous l’Occu-pation ne saurait être réduite à un « problème de mémoire »interne à un milieu professionnel. La médiatisation du livrede Patrick Lemoine montre en effet que le thème mobilise, sice n’est l’opinion publique dans son ensemble, tout au moinsles militants engagés sur le terrain du « devoir de mémoire ».L’intérêt pour le destin des malades mentaux, d’autant plustragique qu’il aurait été occulté pendant plusieurs décennies,fait d’ailleurs directement écho à la polémique autour d’AlexisCarrel qui s’est amplifiée depuis le milieu des années 1990.En mars 2001, la cause des malades mentaux motive mêmele lancement d’une pétition intitulée « Pour que douleurs’achève ». Celle-ci engage l’État à reconnaître ses responsa-bilités dans l’hécatombe des malades mentaux sous le régimede Vichy. Certes, les mots d’extermination, de génocide etd’holocauste ne figurent pas dans ce texte qui a vocation àrassembler largement. Les rédacteurs leur ont préféré le termeplus modéré d’« abandon à la mort » tout en déclarant que cetabandon « rejoint les procédures “d’effacement” des juifs, desTziganes et d’autres catégories de personnes placées en dehorsou en deçà des normes ». Ce qui revient, par une procédured’amalgame, à réintroduire la thèse de l’extermination.

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Cette méthode a de quoi révulser l’historien qui peut dèslors être tenté de centrer son intervention sur la dénonciationdes excès et des dérives du « devoir de mémoire ». L’exercicea des vertus pédagogiques indéniables. Encore faut-il que celuiqui le pratique ne s’enferme pas dans une logique de réfutationqui risque d’appauvrir considérablement son questionnement.Considérant que la thèse de l’extermination douce avait, sinoninterdit, tout au moins fait obstacle à l’analyse du phénomène,j’ai pour ma part refusé le statut d’expert qu’on voulait mefaire endosser. Bien que valorisant, celui-ci m’aurait en effetobligée à me focaliser sur cette question réductrice : la faminemeurtrière qui a sévi dans les hôpitaux psychiatriques françaisentre 1940 et 1945 peut-elle, oui ou non, être assimilée à ungénocide ?

Sans ignorer les termes et les enjeux d’une polémique sanslaquelle mon enquête n’aurait peut-être jamais été, j’ai préféréstructurer mon analyse autour d’une interrogation beaucoupplus ouverte : comment, dans le contexte spécifique de l’Occu-pation, des milliers d’aliénés internés ont-ils pu mourir de faimdans les hôpitaux psychiatriques français 10 ? Par le jeu du croi-sement des sources, je me suis d’abord attachée à reconstituerle scénario catastrophe qui a conduit à l’hécatombe, étapeindispensable à l’identification de ses causes et des facteurs quil’ont éventuellement aggravée. J’ai ensuite tenté de cerner lesréactions qu’a provoquées la famine chez ceux qui en avaientconnaissance : les médecins-chefs et les infirmiers en chargedes malades, l’administration des établissements, les autoritésde tutelle à l’échelon local et national, enfin les familles.L’inertie a-t-elle prévalu ou peut-on repérer des stratégies deriposte, individuelles ou collectives ? Si oui, qui ont-ellesimpliqué et ont-elles été efficaces ? Ce n’est qu’après avoirexaminé l’ensemble de ces points que j’ai pu, sans chercher àatténuer les contradictions produites par la complexité du réel,proposer une interprétation du drame qui s’est joué derrièreles murs des hôpitaux psychiatriques. Un drame qui, audemeurant, n’a pas seulement frappé les aliénés internés maiségalement d’autres catégories fragiles de la population fran-çaise 11.

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La possibilité qui m’a été donnée d’accéder, sans restrictionaucune, aux données personnelles en principe incommuni-cables des « livres de la loi 12 » et aux dossiers administratifs etmédicaux des aliénés internés à l’hôpital du Vinatier a consi-dérablement enrichi ma lecture des événements 13. En indivi-dualisant le sort d’un certain nombre de malades, j’ai comprisque tous les internés n’étaient pas égaux devant la faminemême si un certain nombre d’entre eux, promis à une mortcertaine d’après les critères que j’avais retenus pour mesurerleur vulnérabilité, ont échappé au déterminisme de leur« profil ». Leçon de modestie pour le chercheur qui, confrontéà la profusion de récits de vie pour la plupart « incroyables »,a le plus grand mal à articuler ce singulier, apparemmentirréductible, au collectif. Cette approche biographique m’aaussi permis d’incarner un drame dont on ne peut, me semble-t-il, véritablement rendre compte en alignant des taux de mor-talité, aussi effroyables soient-ils. C’est en reconstituantpatiemment les bribes du parcours des uns et des autres, pourla plupart « gens de rien 14 » qui, à un moment de leur vie, ontbasculé dans la folie, que je me suis véritablement appropriéemon objet de recherche. L’empathie y a été pour beaucoup.Mais aussi l’intuition que ces « parcours » m’apprendraient,beaucoup mieux que les textes réglementaires que j’avais col-lectés, quelle était la fonction de l’internement à la veille dela Seconde Guerre mondiale. L’hypothèse étant que l’analysedu contexte matériel, politique et idéologique ne suffit pas àrendre compte de cette tragédie. Celle-ci s’inscrit dans le tempsplus long d’une histoire institutionnelle qui, pour le XXe siècle,n’a pas encore été écrite.

De ce postulat découle également le choix de prendre enconsidération la dimension mémorielle de l’événement. Enm’interrogeant sur les origines de la polémique suscitée par lathèse de Max Lafont, il m’est en effet apparu que, depuis 1945,la famine et ses conséquences ont toujours constitué un enjeude mémoire pour les militants engagés sur le terrain de laréforme de l’institution psychiatrique. Faut-il pour autant voirdans l’expérience traumatique de la guerre la matrice des trans-formations spectaculaires qui ont marqué la psychiatrie jusqu’àla fin des années 1970 ? Il m’a semblé que cette question des

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prolongements et des héritages, réels ou mythiques, devait êtreposée à l’issue de ce livre d’autant qu’elle éclaire des aspectsessentiels de la controverse actuelle.

La gestion décentralisée des hôpitaux psychiatriques qui,jusqu’à la réforme de 1968, relèvent de la tutelle des dépar-tements, a singulièrement compliqué mon travail de collectedes sources. Je me suis, pour l’essentiel, appuyée sur desdocuments administratifs que l’on retrouve dans la totalité desétablissements 15 : rapports annuels au préfet, procès-verbauxdes réunions de la Commission de surveillance – chargée decontrôler la gestion des hôpitaux et de rendre compte au préfetdes problèmes qui s’y posent –, correspondances diverses…J’ai également eu la chance de trouver un certain nombre dedossiers non répertoriés aux Archives nationales à Fontaine-bleau 16. Toutes ces sources, très dispersées, m’ont permisd’appréhender l’extraordinaire diversité des situations localesqui constitue une caractéristique importante du phénomèneétudié. Car même si tous les établissements, privés commepublics, ont été concernés par la famine qui a fait partout desvictimes, certains ont été beaucoup plus durement éprouvésque d’autres. L’hôpital psychiatrique du Vinatier, commel’hôpital psychiatrique interdépartemental de Clermont-de-l’Oise, dont on a également beaucoup parlé dans le cadre dela polémique, fait partie de ceux-là. Pourquoi ? La réponse àcette question, plus complexe qu’il n’y paraît, a beaucoupcontribué à mon travail d’interprétation. Grâce au dépouille-ment de l’abondante littérature scientifique (communications,articles, thèses) suscitée par la sous-alimentation et ses consé-quences, j’ai également été en mesure de rendre compte del’approche médicale de la famine, une approche qui a salogique et ses enjeux propres, parfois difficiles à décoder.

La prise en compte de la parole des témoins s’est heurtée àdes difficultés majeures. La première est d’ordre démogra-phique : très peu d’entre eux sont encore en vie. Ainsi PaulBalvet, dernier survivant des cinq médecins-chefs en poste àl’hôpital du Vinatier sous l’Occupation, s’est éteint en janvier2001. Cet acteur essentiel du drame n’a pas laissé d’autobio-graphie. Il a donc fallu se contenter de renseignements lacu-naires, extraits de quelques interviews publiées ou conservées

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par des particuliers, dans lesquelles est évoqué cet épisodefondateur de son engagement. Les mémoires ou les textes,publiés à chaud ou au contraire très à distance des événements,par quelques-uns de ses collègues témoins de la famine dansd’autres établissements, Gaston Ferdière, Lucien Bonnafé,Louis Le Guillant, Georges Daumézon ou encore FrançoisTosquelles, m’ont donné à entendre le discours d’une frangede militants très représentatifs de la génération de psychiatresqui a marqué l’après-guerre. Reste que ce discours ne reflètepas l’opinion de l’ensemble de la corporation. Certains ont pudavantage se reconnaître dans l’ouvrage publié en 1989 parPierre Scherrer sous le titre Un hôpital sous l’Occupation.L’auteur y retrace son expérience de médecin-directeur del’hôpital psychiatrique d’Auxerre où il a été nommé en 1942 17.La collecte de témoignages s’est révélée plus problématiqueencore lorsqu’il s’est agi de capter la parole de ceux qui, aujour le jour, vivaient au contact direct des malades affamés.Les infirmiers, qui, à la veille de la guerre, étaient souventqualifiés de gardiens, sont en effet restés silencieux 18. Leursorigines sociales et leur niveau scolaire, généralement trèsmodestes, les éloignaient de l’écriture comme de la prise deparole publique. Mais on peut également postuler que leurmutisme a été nourri par un immense sentiment de culpabilitéque le contact avec les générations de l’après-guerre, mieuxformées et enfin reconnues dans leur rôle thérapeutique, n’afait qu’accentuer.

Quant aux malades survivants de l’hécatombe – à l’hôpitaldu Vinatier, la dernière d’entre eux, Henriette D., internée le21 octobre 1925, est morte le 7 janvier 1999 à l’âge de centonze ans –, nul n’a songé à recueillir leurs souvenirs. Est-ce àdire qu’un malade mental n’a pas de mémoire ? Ou que saparole peinant à être reconnue, il ne peut avoir le statut d’inter-locuteur, encore moins celui de témoin ? Il a en tout cas falluse résoudre à écrire l’histoire de la famine sans entendre la voixdes victimes si ce n’est à travers quelques rares correspon-dances, poignantes, conservées dans des dossiers médicaux. Maquête d’images n’a pas non plus été très fructueuse. Je n’airetrouvé que quatre clichés de victimes, tous de mauvaise qua-lité 19. Deux d’entre eux figurent dans une thèse de médecine

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soutenue à Bordeaux en juin 1942. Ils représentent deuxmalades atteints d’œdèmes cachectiques, stigmates de la dénu-trition 20. Les deux autres ont été publiés dans la livraison 1941de la revue Toulouse médical : les deux malades photographiés,l’un assis, l’autre couché, sont dans un état d’émaciation telqu’il est impossible de déterminer s’ils sont encore vivants 21.« L’état de ces malades qui ont vu progressivement fondre leurgraisse, leurs muscles, est tel que leur vie semble une flammemise en veilleuse que le moindre souffle peut éteindre 22 », écritAndré Chatelard, interne à la colonie familiale d’Ainay-le-Château en 1942. « Le refroidissement est tel qu’il est impos-sible de réchauffer le malade : même en l’entourant debouillottes, on ne parvient par aucun moyen à ranimer lacirculation périphérique. La peau est terne, pâle, véritable peaude cadavre. L’aspect du malade est celui d’un véritable mort-vivant. On pourrait presque le croire mort si on ne sentait lepouls battre régulièrement quoique faiblement et lente-ment 23 », écrit de son côté le Dr Henri Baruk en 1945.

En découvrant ces images effrayantes, j’ai aussitôt pensé àces lignes de Marguerite Duras décrivant l’arrivée à la gared’Orsay des premiers déportés politiques « revenant(s) » descamps de concentration le 20 avril 1945 : « L’homme esthabillé en civil, il est rasé, il a l’air de beaucoup souffrir. Il estd’une étrange couleur. Il doit pleurer. On ne peut pas direqu’il est maigre, c’est autre chose, il reste très peu de lui-même,si peu qu’on doute qu’il soit en vie. Pourtant non, il vit encore,son visage se convulse dans une grimace effrayante, il vit 24. »C’est également à la libération des camps et au retour desdéportés que j’ai songé en examinant la photo de groupe (dixhommes nus debout dans un dortoir dans un état de déchar-nement extrême) publiée en 1946 dans le rapport médical1938-1945 de l’hôpital psychiatrique de Clermont-de-l’Oise.On ignore la date de ce cliché diffusé dans le grand public en1987 25. Mais des indications glanées dans d’autres sourcesdonnent à penser qu’il a été pris quelques semaines après lalibération de l’Oise, à l’automne 1944. Contrairement auxquatre autres, qui s’inscrivent dans la plus pure tradition dela photographie médicale, il a de toute évidence pour but detémoigner du drame, comme l’indiquent les quelques lignes

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de commentaire qui l’accompagnent : « De nombreux maladespesaient moins de 30 kg. La photo ci-jointe est plus éloquenteque toute description. Elle ne représente pas des cas extrêmes :en effet tous les malades sont debout ce qui dans un quartierde 250 malades était impossible à une centaine d’entre eux 26. »C’est parce que les mots manquent pour décrire une réalitéindicible qu’on a recours à cette mise en scène fixée parl’image : il s’agit de frapper les esprits car, à cette date, bonnombre de Français amaigris et toujours en proie à des diffi-cultés aiguës de ravitaillement risquent d’avoir du mal à sereprésenter l’état de déchéance physique des aliénés internés.Quelques mois plus tard, c’est le même souci d’attester lesravages inimaginables de la sous-alimentation qui inspire lesclichés de déportés 27. L’horreur des camps tend alors à seconfondre avec celle des hôpitaux psychiatriques dans un pro-cessus de superposition facilité par l’accueil, dans les établis-sements psychiatriques vidés de leurs pensionnaires par lafamine, des déportés les plus atteints par la malnutrition et lamaladie.

Pour des raisons éthiques, j’ai renoncé à contacter lesfamilles des victimes, dont certaines auraient pu être aisémentlocalisées. Sans doute auraient-elles pu m’aider à dérouler desrécits de vie que je butais à reconstituer. Mais je savais quepour la très grande majorité d’entre elles, la folie et l’interne-ment d’un proche avaient été vécus sur le mode de la honteet de la culpabilité. Lorsque ce proche était mort de faim, cetteculpabilité avait pu prendre une dimension incommensurable.Au nom de quoi pouvais-je m’arroger le droit de la réveillerbrutalement – car il n’est pas de ménagement possible dansce genre d’intrusion –, voire de dévoiler un secret de famillesur lequel s’était peut-être construit un équilibre fragile etdouloureux mais dont la rupture risquait d’être plus doulou-reuse encore ? En prenant le parti de l’abstention, j’ai faitl’hypothèse que certaines familles prendraient l’initiative de semanifester à un moment où l’autre de mon travail. C’est cequi s’est produit à la suite de la restitution des résultats del’enquête dont la presse, locale et nationale, s’est fait largementl’écho 28. J’ai pu alors entendre quelques récits bouleversantsque j’ai tenté de retracer dans cet ouvrage. Ils émanaient tous

20 L’HÉCATOMBE DES FOUS

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Table

PROLOGUE 9INTRODUCTION 11

IAUTOUR DE 45 000 MORTS

1. Le dénombrement impossible 272. Scénario d’une famine meurtrière 483. Expériences de la faim 79François D. 120Sylvain Fusco 122

IIRÉACTIONS ET RIPOSTES FACE À LA FAMINE

4. Les limites de l’action locale 1335. La mobilisation des aliénistes 1736. Un aboutissement inespéré : la circulaire

du 4 décembre 1942 201Jean-Pierre N. 235Helene Thalmann 238

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IIIUN DRAME DE LA RELÉGATION

7. Les hôpitaux psychiatriques à la veille de la guerre :une institution bloquée ? 247

8. La rupture du lien social 2849. La prégnance du discours eugéniste 31810. La remise en cause du système asilaire 342Tonine R. 387Berty Albrecht 390

CONCLUSION 393ÉPILOGUE 403

NOTES 423ANNEXES 491BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE 499TABLE DES CRÉDITS 509

Cet ouvrage a été composépar IGS-CP à L’Isle-d’Espagnac (16)

Numéro d’édition : L.01EHVNFV2364N001Dépôt légal : février 2007

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