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7/21/2019 Extrait de La These de Ruggero Vimercati Sanseverino http://slidepdf.com/reader/full/extrait-de-la-these-de-ruggero-vimercati-sanseverino 1/61 par Ruggero Vimercati Sanseverino [email protected]  Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique », soutenue à lUniversité de Provence, 2012 (en cours de publication) II. Les principaux ouvrages consacrés aux saints de Fès (extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints : hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique ») Malgré l’abondance des données hagiographiques sur les saints de Fès, certains ouvrages acquirent le statut de référence et marquent particulièrement la vie spirituelle de la ville et du Maroc en général. Ce sont notamment les ouvrages qui s’inscrivent dans une tradition propre à Fès et qui marquent son évolution. Ouvrages de synthèse, ils rassemblent les passages des écrits antérieurs ou inaugurent un nouveau type du récit hagiographique. Ainsi le  Mir’āt al -Maasin introduit par exemple l’hagiographie centrée sur un saint et sa zâwiya, alors que le  Raw al-‘aṥir al-anfās  présente les biographies des saints en suivant l’ordre des quartiers où se trouve leur sanctuaire. Les hagiographes de Fès se référent généralement à leur  prédécesseurs et entretiennent ainsi une continuité remarquable qui vise à constamment réactualiser la mémoire spirituelle de la ville 1 . C’est une tâche lourde qui incombe à ces auteurs qui d’ailleurs semblent en être conscients lorsqu’ils déplorent la déficience de leurs contemporains à l’égard de ce qu’ils considèrent comme une responsabilité vis-à-vis du patrimoine spirituel de Fès et de ses saints 2 . Le souci de continuité explique aussi les innombrables répétitions auxquelles est confronté le chercheur désireux de connaître mieux tel ou tel personnage. Certains auteurs n’hésitent pas à rapporter parfois toutes les versions qu’ils ont pu trouver d’une même anecdote comme le font souvent les traditionnistes. C’est le mérite des grands auteurs d’avoir rassemblé les passages concernant chaque saint et de les avoir organisés de manière synthétique. Dans l’examen des ouvrages hagiographiques qui suit, il s’agit, à l’instar de  Nelly Amri, de dégager « le lien ou la corrélation entre la structure du recueil et le modèle de sainteté propagé par ce dernier » 3 . Cela permettra de suivre l’évolution des modèles de sainteté et d’analyser à travers des exemples concrets le rapport entre l’hagiographie et la tradition spirituelle de Fès. Vu l’abo ndance des écrits et la variété des genres hagiographiques, le choix opéré ici s’est évidemment montré une affaire complexe, surtout pour ce qui concerne les ouvrages assez abondants des XI e - XIV e /XVII e -XX e  siècles, mais en même temps, certains ouvrages apparaissaient au cours de la recherche comme incontournables, pour aborder la tradition spirituelle de Fès. C’est ce qui a déterminé notre étude des principaux ouvrages consacrés aux saints de Fès. 1  C’est notamment la vocation des écrivains comme les Qādirī, voir infra. 2  Cf. par exemple l’hagiographe d’Idrīs II , al-Ḥalabī  (al-Durr al-nafīs, p. 12), et al-Kattānī (Salwa, vol. I, p. 4). 3  « Ecriture hagiographique et modèles de sainteté dans l’Ifriqiya Ḥafḵide (VIII e -IX e /XIV e -XV e  siècle) d’après trois recueils de manāqib »,  Les Cahiers de Tunisie, Tunis : Faculté des Sciences Humaines et Sociales, n° 173, 1996, 2 e  sem., p. 14.

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Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique »,soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication)

II. Les principaux ouvrages consacrés aux saints de Fès

(extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints : hagiographie, tradition spirituelle et

héritage prophétique »)

Malgré l’abondance des données hagiographiques sur les saints de Fès,certains ouvrages acquirent le statut de référence et marquent particulièrement la viespirituelle de la ville et du Maroc en général. Ce sont notamment les ouvrages quis’inscrivent dans une tradition propre à Fès et qui marquent son évolution. Ouvragesde synthèse, ils rassemblent les passages des écrits antérieurs ou inaugurent unnouveau type du récit hagiographique. Ainsi le  Mir’āt al -Maḥasin  introduit par

exemple l’hagiographie centrée sur un saint et sa zâwiya, alors que le  Rawḍ al-‘aṥiral-anfās  présente les biographies des saints en suivant l’ordre des quartiers où setrouve leur sanctuaire. Les hagiographes de Fès se référent généralement à leur

 prédécesseurs et entretiennent ainsi une continuité remarquable qui vise àconstamment réactualiser la mémoire spirituelle de la ville1. C’est une tâche lourdequi incombe à ces auteurs qui d’ailleurs semblent en être conscients lorsqu’ilsdéplorent la déficience de leurs contemporains à l’égard de ce qu’ils considèrentcomme une responsabilité vis-à-vis du patrimoine spirituel de Fès et de ses saints2.

Le souci de continuité explique aussi les innombrables répétitions auxquellesest confronté le chercheur désireux de connaître mieux tel ou tel personnage. Certainsauteurs n’hésitent pas à rapporter parfois toutes les versions qu’ils ont pu trouverd’une même anecdote comme le font souvent les traditionnistes. C’est le mérite des

grands auteurs d’avoir rassemblé les passages concernant chaque saint et de les avoirorganisés de manière synthétique.

Dans l’examen des ouvrages hagiographiques qui suit, il s’agit, à l’instar de Nelly Amri, de dégager « le lien ou la corrélation entre la structure du recueil et lemodèle de sainteté propagé par ce dernier »3. Cela permettra de suivre l’évolution desmodèles de sainteté et d’analyser à travers des exemples concrets le rapport entrel’hagiographie et la tradition spirituelle de Fès. Vu l’abondance des écrits et la variétédes genres hagiographiques, le choix opéré ici s’est évidemment montré une affairecomplexe, surtout pour ce qui concerne les ouvrages assez abondants des XIe-

XIVe/XVIIe-XXe  siècles, mais en même temps, certains ouvrages apparaissaient aucours de la recherche comme incontournables, pour aborder la tradition spirituelle deFès. C’est ce qui a déterminé notre étude des principaux ouvrages consacrés auxsaints de Fès.

1 C’est notamment la vocation des écrivains comme les Qādirī, voir infra.2 Cf. par exemple l’hagiographe d’Idrīs II , al-Ḥalabī  (al-Durr al-nafīs, p. 12), et al-Kattānī (Salwa, vol.I, p. 4).3  « Ecriture hagiographique et modèles de sainteté dans l’Ifriqiya Ḥafḵide (VIII e-IXe/XIVe-XVe 

siècle) d’après trois recueils de manāqib »,  Les Cahiers de Tunisie, Tunis : Faculté des SciencesHumaines et Sociales, n° 173, 1996, 2e sem., p. 14.

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Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique »,soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication)

1. La naissance d’une tradition hagiographique - Le Mustaf  ād  et la vie de saints

comme enseignement initiatique

Premier ouvrage hagiographique du Maroc, le  Mustafād fī manāqib al -‘ubbād

bi-madīnat Fās wa mā yalīhā min al -bilād 4  (« Le renseignement bénéfique au sujet

des faits vertueux des dévots de la ville de Fès et de ses environs ») de Muḥammad‘Abd al-Karīm al-Tamīmī 5  (m. 603-4/1206-7) constitue en premier lieu untémoignage de la vie spirituelle de Fès à partir du IVe/Xe  jusqu’au VIe/XIIe siècle. Une

 partie du Mustafād  a été découverte et éditée il y a seulement quelques années, ce quiexplique que É. Lévi-Provençal ne le mentionne pas dans Les Historiens des Chorfa6.C. Addas7 évoque l’auteur comme associé d’Ibn al-‘Arabī  pendant son séjour à Fès et

déplore la perte du Mustafād . V. Cornell8 semble être le premier à avoir eu l’occasionde traiter de l’œuvre et de son auteur lorsqu’il analyse la figure du soufi -juriste. Plusrécemment K. Honerkamp9 a traduit le passage d’al-Tamīmī sur Abū Ya‘zā et étudié

le rapport entre le degré spirituel élevé accordé au saint et l’image que l’hagiographe présente de ce dernier comme ascète.

Al-Tamīmī 10  ne s’étend guère sur l’aspect historique des personnages qu’ilévoque et se limite à mentionner leur nom sans préciser le lieu ou la date denaissance, ni l’origine ethnique. Comme le remarque justement M. Cherif 11, c’estavant tout la dimension spirituelle des personnages qui l’intéresse, conformément à lavocation « édifiante » de son ouvrage. Pour la même raison, la « mise en perspectivetemporelle du saint »12 cédé à la valorisation du profil spirituel de ce dernier.

Dans la partie qui nous est parvenue, al-Tamīmī   recense 115 personnages,

dont 74 semblent habiter à Fès et 23 dans les proches alentours, alors que 15 personnages sont d’origine andalouse et trois viennent du Maghreb Central. Si cesdonnées témoignent de l’influence des milieux soufis andalous sur Fès, l’Orientmusulman, notamment le Hedjaz, la Grande Syrie et l’Égypte, apparaît comme unedestination des saints13, surtout dans le cadre du pèlerinage et de la guerre saintecontre les croisés, mais aussi dans la recherche de la science comme c’est le cas poural-Tamīmī lui-même. Il est probable que Fès est l’une des haltes privilégiées dessoufis andalous en route pour l’Orient, bien que certains s’y soient installés.

La plupart des personnages du  Mustafād  sont des artisans, alors que certains

4  2 vol., CHERIF, Mohamed (éd.), Tétouan : Publications de la Faculté des Lettres et SciencesHumaines de Tétouan, 2002.5 Nous abordons la biographie de cet auteur dans la deuxième partie (voir chap. IV, 2).6 Op. cit .7 ADDAS, Claude, Ibn ‘Arabī ou la quête du soufre rouge, Paris : Gallimard, 1987, p. 165-166.8 CORNELL, Vincent, op. cit ., p. 68-69, p. 99-100.9 HONERKAMP, Kenneth, « Tamīmī’s Eyewitness Account of Abū Ya‘zā Yallanūr  », Tal es of God’s

 Friends, RENARD, John (dir.), Berkeley : University of California Press, 2009, p. 30-46.10 Voire la première partie de notre recherche (« Aperçu historique »).11 CHERIF, Mohamed, op. cit ., vol. I, p. 170.12 GEOFFROY, Éric, loc. cit ., p. 90-92.13 CHERIF, Mohamed, op. cit ., vol. I, p. 180-192.

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saints mentionnés ne semblent se livrer à aucune occupation professionnelle et viventdans la pauvreté14. Dans les deux cas tous ces saints font preuve d’un détachement

intransigeant ( zuhd ) et se contentent du peu qui leur reste après avoir distribué une partie importante de leurs ressources aux pauvres. Certains individus ont à leurdisposition des biens plus ou moins importants auxquels ils renoncent ou qu’ils

gardent. Du point de vue sociologique, la plupart des personnages du  Mustafād   sontissus d’un milieu social moyen. La typologie élaborée par al-Tamīmī   ne se limitedonc pas au modèle de l’ascète mendiant. Le dépouillement matériel ne se présente

 pas comme une condition de la sainteté.Le même état de fait peut être constaté par rapport aux origines ethniques ou

tribales. Si le phénomène du chérifisme ne montre pas encore l’impact qu’il aura

quelques siècles plus tard, dans le  Mustafād   la sainteté n’est pas le privilège d’unefamille comme c’est le cas à Aghmat par exemple15. La science est beaucoup plus

 présente. La plupart des saints de Fès sont des spécialistes de jurisprudence, de la

récitation coranique ou des hadiths qu’ils enseignent à un public plus ou moinsimportant selon les cas. Quelques-uns sont des autorités intellectuelles de leurépoque16. La figure du saint juriste, comme l’a relevé V. Cornell17, est effectivement

 prépondérante dans cette première hagiographie du Maroc. La prééminence de lascience n’empêche pourtant pas certains de se consacrer exclusivement à l’adorationet de mener une vie assez discrète. Le saint illettré Abū Ya‘zā   représente uneexception assez remarquable, d’autant plus que l’auteur lui dédie un nombreimportant de pages pleines de témoignages personnels.

Fait assez inhabituel pour le milieu maghrébin du VIIe/XIIIe  siècle, le

soufisme apparaît dans le  Mustafād  plus comme une science et moins comme une pratique. L’auteur entend par taṣawwuf  probablement la connaissance des sentences

des maîtres orientaux ainsi que des manuels comme la  Ri‘āya li-ḥuqūq Allāh  d’al-

Muḥāsibī , la  Risāla d’al-Qushayrī , le Qūt al -Qulūb d’Abū Ḷālib al-Makkī  et surtoutl’ I ḥyā’ ‘ulūm al -dīn  d’al-Ghazālī 18. Quant à la pratique, elle n’est pas encoreorganisée et codifiée dans le cadre des confréries. Pour al-Tamīmī   les soufis ou le

qawm (« la tribu ») ce sont simplement ceux qui ont approfondi et pleinement réalisél’islam. C’est pour cela qu’on ne trouve aucune allusion explicite à la doctrineinitiatique. Ce qui transparaît ce sont plutôt la pratique et les qualités personnelles. Il

14  Ibid., p. 194-200.15 Cf . Uns al- Faqīr , p. 58.16 Cf. CHERIF, Mohamed, op. cit ., vol. I, p. 202-203.17 Op. cit ., p. 3-12.18 Cf. CHERIF, Mohamed, op. cit ., vol. I, p. 204-206, où l’auteur réunit les passages qui font allusionau taṣawwuf . Dans les mêmes pages il remarque l’importance de l’ Iḥyā’  comme référence principale

des soufis mentionnés dans le  Mustafād . Le projet du magnum opus d’al-Ghazālī d’établir « la sciencede l’au-delà », c'est-à-dire le soufisme, comme principe et finalité des sciences religieuses (cf.

GARDEN, Kenneth, al-Ghazzālī’s contested Revival –   Iḥyā’ ‘ulūm al -dīn and its critics in Khorasan

and the Maghrib, thèse de doctorat, University of Chicago, 2005) correspond en quelque sorte au motif plus ou moins implicite du  Mustafād   de qualifier les saints comme les véritables transmetteurs del’héritage prophétique.

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s’agit donc d’un soufisme de tendance akhlāqī (« fondé sur les vertus spirituelles »),ce qui n’est pas du tout inhabituel pour l’époque, surtout au Maghreb.

Quelques notions techniques apparaissent cependant parfois. Au tout début du

livre19 on lit que ‘Alī b. Ismā‘īl Ibn Ḥirzihim suit la voie de la malāmatiyya et qu’il estle premier à l’introduire au Maroc. Sans donner d’explications supplémentaires, al-Tamīmī   remarque que les gens désapprouvent « certains de ses états », ce quin’empêche pas que « les cœurs s’inclinent vers lui avec affection »20. Un peu plusloin, al-Ḥājj Abū ‘Abdallāh al-Bannā’  est dit avoir pratiqué « une voie qui se

caractérise par la grandeur d’âme (al-futuwwa) et l’excellence du caractère (ḥusn al-khuluq) »21. Or, malāmatiyya et futuwwa sont des notions de la tradition spirituelle duKhorasan22, mais aucun élément ne permet d’affirmer des liens historiques précisentre les soufis de Fès et cette dernière. Il est vrai que ces termes désignent en effetdes attitudes et des méthodes initiatiques qui, au moins depuis l’apparition desmanuels du soufisme, ne sont pas forcément liées à une région spécifique. Ainsi, sansvouloir exclure la possibilité d’une filiation historique, il est également possible queces termes aient été appliqués, par al-Tamīmī lui-même ou par d’autres, à certainssaints maghrébins après la lecture des ouvrages orientaux.

Si le côté akhlāqī  est dominant, les faits surnaturels, il est vrai, ne manquent pas non plus23. En effet, les vertus spirituelles ne sont pas une fin en soi, mais lessignes visibles d’une élection divine qui se manifeste parfois à travers des grâces

surnaturelles (al-karāmāt )24. Cependant, il faut remarquer qu’al-Tamīmī   ne se livre pas à l’énumération des miracles. Les faits surnaturels sont dans le Mustafād  presquetoujours associés à un enseignement ou à un éveil spirituel25. Les divers récits donnent

toujours l’impression que si les saints en manifestent parfois, c’est en raison du bénéfice spirituel qu’ils peuvent apporter à ceux qui les entourent. Enfin, dans lecadre du discours hagiographique, les miracles ne font qu’illustrer le statut horsnorme de ces personnages. Il s’agit sans doute de montrer que la sainteté correspondessentiellement à un don divin qui surpasse la piété du croyant commun et qui n’est

19  Mustafād , p. 15.20  Ibid .21  Ibid , p. 143.22 Cf. THIBON, Jean-Jacques, L’œuvre d’Abū ‘Abd al - Raḥmān (325/937 -412/1021) et la formation duSoufisme, Damas : IFPO, 2009, p. 45 sq.23  Cf. CHERIF, Mohamed, op. cit ., vol. I, p. 159-160. L’auteur distingue deux types de miracles

rapportés dans le  Mustafād  : ceux concernant la nature et ceux concernant les hommes et les animaux.Il ajoute aussitôt que les récits d’al-Tamīmī   restent toujours assez sobres et qu’il ne s‘étend pasexcessivement sur les aspects surnaturels de ces derniers, car ce qui l’intéresse davantage ce sont « lesqualités et les attributs subtils qui indiquent le mérite » des saints.24  « Les traditionnels développements sur les faveurs surnaturelles que contiennent toutes lesmonographies de saints répondent au dessein d’extérioriser de façon optimale la sainteté  »

(GEOFFROY, Éric, loc. cit ., p. 86).25  C’est donc la «  fonction édifiante » du miracle (cf. AIGLE, Denise, « Le statut du miracle dans

l’islam », Annuaire EPHP, Section des sciences religieuses , 1996-97, n° 105, p. 286-287) qui est misen avant.

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 pas mesurable par les catégories de l’entendement humain. Les miracles des saintsillustrent enfin de manière incontestable leur fonction de représentants du Prophètequi a été secouru par Dieu par de nombreux miracles.26 

En effet, al-Tamīmī  ne se limite pas à relater la vie des saints de Fès, mais ilcompare leurs expériences avec celles des saints orientaux. Cela traduit d’une part lavolonté de transmettre aux lecteurs maghrébins l’enseignement que l’auteur a pucollecter dans ses voyages orientaux et, d’autre part, le souci apologétique de montrerla concordance entre l’expérience des soufis de Fès et celle des grands noms del’Orient. Côtoyant les cercles soufis tunisiens et orientaux, al-Tamīmī a sans doute

 pris connaissance des ouvrages hagiographiques comme le  Riyāḍ  al-nufūs27   d’AbūBakr ‘Abdallāh al-Mālikī   (m. 541/1047) et les Ṥabaqāt   d’al-Sulamī . Montrant lacontinuité entre les compagnons du Prophète, la génération des ascètes et les soufis,ces ouvrages ont probablement incité notre auteur à rédiger son livre afin d’incluredans l’univers de la sainteté musulmane les ṣulaḥā’  de sa ville natale28.

Le manque d’historicité du  Mustafād  est un indice du fait qu’il ne s’agit pasd’une simple collection biographique, mais d’une lecture spirituelle. Si Ibn al-‘Arabī  l’a étudié, ce n’est certainement pas par curiosité historique. Les anecdotes des saints

 personnages font partie de l’enseignement religieux et initiatique de l’islam depuis ledébut29 et à une époque où le Maghreb n’a pas encore produit des traités doctrinauxou des manuels de soufisme, l’hagiographie représente un moyen privilégié pour latransmission du savoir initiatique par l’écrit. Sur la base des vies des saints et à traversses propres explications, al-Tamīmī   livre un enseignement initiatique pour ses

26  Cf. RENARD, John,  Friends of God , op. cit ., p. 95-98. Les miracles du Prophète forment dans le

fameux Kitāb al - shifā’  du Qāḍī ‘Iyāḍ un argument important en faveur d’une spiritualité centrée sur lafigure prophétique. Al-Tamīmī, on l’a vu, a fréquenté les disciples du Qāḍī ‘Iyāḍ à Sabta et a sansdoute subi l’influence de ses idées. Il mérite d’être remarqué à ce propos que dans la littératurereligieuse les miracles constituent entre d’autres une façon de rendre palpable à un public populairel’élection divine d’un personnage ainsi que la puissance de son aspiration spirituelle - ou si on veut, son« charisme » -, sans pourtant en constituer un critère. Cf. GEOFFROY, Éric, « Attitudes contrastées

des mystiques musulmans face aux miracles »,  Miracle et kar āma,  Hagiographies médiévales

comparées 2, AIGLE, Denise, (dir.), Turnhout : Brepols, 2000, p. 301-316 ; GRIL, Denis, « Le miracleen islam, critère de la sainteté ? », Saints orientaux, Hagiographies médiévales comparées1, AIGLE,

Denise (dir.), Paris : De Boccard, 1995, p. 69-81.27  Riyāḍ al -nufūs fī ṥabaqāt ‘ulamā’ al -Qayrawān wa al - Ifrīqiyya, 2 vol., Beyrouth : Dār al-Gharb al-Islāmī, 1981. L’ouvrage a été partiellement traduit par Hady Roger Idris («  Contribution à l’histoire de

l’Ifriqiya d’après le Riyâd an-nufûs d’Abû Bakr al Mâlikî »,  Revue des études islamiques, 1969, n°

XXXVII, p. 117-149). Selon M. Cherif (cf. op. cit ., vol. I, p. 168), c’est cet ouvrage qui a le plusinspiré l’auteur du  Mustafād quant au style et à la terminologie. Ce dernier manque toutefois

l’orientation savante et juridique du Riyāḍ al -nufūs qui concerne avant tout les fuqahā’ .28  C’est un des hypothèses qu’avance V. Cornell pour expliquer la naissance de l’hagiographie

marocaine (cf. op. cit ., p. 1-5). Cf. aussi à ce propos GRIL, Denis, « Le saint et le maître ou la sainteté

comme science de l’homme, d’après le  Rûh al-quds  d’Ibn ‘Arabî », Saint et sainteté dans le

christianisme et l’islam. Le regard des sciences de l’homme, AMRI, Nelly, GRIL, Denis, (dir.), Paris :Maisonneuve et Larose-MMSH, 2007, p. 60.29 Cf. l’introduction de ce chapitre.

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disciples et pour la tradition spirituelle de son pays.

Bien que le  Mustafād  ne soit pas un traité doctrinal, al-Tamīmī  développe unenseignement initiatique lorsqu’il explique et commente les anecdotes et sentencesdes saints de Fès. Employant un langage simple et évitant les commentairessophistiqués, il illustre ses arguments par des hadiths et des versets coraniques,démontrant ainsi le lien de l’expérience soufie avec les textes fondateurs de latradition musulmane. Il avoue d’ailleurs lui-même d’avoir opéré un choix parmi lesrécits30 ce qui montre son souci d’insister sur certains aspects au détriment d’autresqu’il juge inopportuns. En effet, il trace les contours d’une sainteté fondée sur le

modèle prophétique ( sunna), la voie des pieux anciens ( salaf ) et sur l’exemple dessoufis orientaux unanimement reconnus. Le modèle prophétique transparaît parl’importance que prennent les hadiths et les pratiques de la Sunna. Certains saintstransmettent un hadith qui leur est propre ou prennent un hadith comme support deméditation privilégié pour leur cheminement initiatique31. Le récit de la rencontre de

l’auteur avec Abū Madyan  évoqué plus haut montre même comment la mise en pratique des hadiths est considérée comme supérieure à la connaissance théorétiquede la doctrine soufie formulée en Orient. La pratique des  salaf , c'est-à-dire descompagnons du Prophète et des deux générations qui suivent, apparaît par la mise en

valeur du wara‘ , le « scrupule », notamment quand il s’agit de la nourriture, et du zuhd , le « renoncement », qui caractérisaient les premiers musulmans. Quant aux

soufis orientaux, l’auteur insiste visiblement sur la similitude (tashābuh) entrel’expérience des saints de Fès et leurs homologues orientaux. Le vocabulaire estclairement influencé par la littérature soufie. M. Cherif 32  distingue les termes

concernant la relation entre le maître et disciple (ṣuḥba,  shaykh, khidma), ceux quirelèvent des vertus spirituelles (irāda,  war‘ ,  zuhd, faqr ,  istiqāma,  tawakkul ,  akhlāq 

etc.), les notions désignant des expériences cognitives (khāṥir , kashf , muḥādatha,mukhāṥaba, ru’ya, etc.) et celles qui dénotent les étapes et les pratiques du

cheminement ( sulūk , bidāyāt , mujāhadāt ,  siyāḥa, khalwa, etc.). Or, al-Tamīmī nedéfinit pas ces termes qui sont d’ailleurs pour la plupart d’origine coranique 33  et,comme le note encore M. Cherif, les notions de doctrine métaphysique sont

 pratiquement absentes34.

30  Mustafād , p. 76.31 Dans les premiers ouvrages hagiographiques comme les Ṥabaqāt  d’al-Sulamī  et la Ḥilyat al -awliyā’  d’al-Isfahānī , la transmission des hadiths apparaît comme une marque de la sainteté.32 Op. cit ., vol. I, p. 159.33 Des termes plus spécifiquement soufi qu’on trouve notamment dans la  Risāla d’al-Qushayrī  comme

 sukr /ṣaḥw  (« ivresse/sobriété »), qabḍ/basṥ  (« contraction/dilatement »),  jam‘ / farq  (« union/

séparation ») ou  fanā’ /baqā’ (« extinction/subsistance ») ne sont pas employés. La figure du Khiḍrapparaît dans quelques anecdotes, ce qui présuppose la connaissance du rôle initiatique de ce

 personnage.34  Ḥāqā’iq  (« les vérités spirituelles ») est employé seulement une fois, ainsi que wujūd   (« être,

existence »). Il n’est pas question du tawḥīd al -khāṣṣ (« la doctrine de l’unité de l’élite ») comme on lerencontre chez un Junayd p. ex., ni du tajallī  (« théophanie ») si important chez Ibn al-‘Arabī , bien quel’auteur connaît sans doute l’enseignement de ces deux personnages.

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Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique »,soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication)

En présentant la tradition spirituelle de Fès35  tout en s’appuyant sur ces trois

éléments, à savoir le modèle prophétique, la pratique des salaf  et le soufisme oriental,

le Mustafād  réalise une synthèse qui rattache les saints de la ville idrisside d’une partà la sainteté telle qu’elle a été énoncée par l’hagiographie orientale, et d’autre part aucontexte intellectuel et socioreligieux de Fès. Or, le fait que l’auteur évite visiblementles exposés doctrinaux et utilise parfois un langage populaire pose la question du

 public auquel le livre est destiné. S’agit-il d’un ouvrage de vulgarisation censésensibiliser un public plus large et non-soufi à l’hagiologie et à l’enseignementspirituel ? Le soin apporté à la vérification de l’authenticité des anecdot es36 par leschaînes de transmission utilisées dans la science des hadiths relève de la volonté de

rendre le  Mustafād   acceptable pour milieu savant. D’autre part, l’idée de l’héritage

 prophétique est à considérer à ce propos. Si la littérature des rijāl , les transmetteursdes hadiths, documente la transmission des dites prophétiques, l’hagiographie,

 pourrait-on sous-entendre, démontre la transmission de la spiritualité prophétique parles saints37. Apologétique et hagiologie se croisent quand le texte illustre laconformité des saints de Fès au modèle prophétique. Sans doute l’auteur espèreégalement retracer des modèles normatifs pour les soufis contemporains et pour lesgénérations à venir. Fournir une première référence écrite de la tradition spirituelle deFès dont les contours commencent à se concrétiser représente un moyen idéal pour samise en valeur et permet de la consolider face aux milieux hostiles et aussi face auxautres centres du monde musulman. En se référant constamment aux expériences dessaints orientaux, al-Tamīmī   établit des critères et des profils qui, tout en ayant unevaleur universelle, représentent autant de modalités d’une sainteté adaptée au contexte

local. Ainsi, les modèles qu’il trace, sont supposés établir une référence normative pour les cercles soufis de Fès.

 Nous ne disposons malheureusement pas de l’introduction du  Mustafād   quiaurait peut-être fourni des informations précieuses concernant les motifs de sarédaction. Les observations relevées ici permettent cependant quelques affirmationsgénérales. Si plusieurs éléments apparaissent comme déterminants, à notre avis sonintention est de mettre en évidence la tradition initiatique de Fès face à l’hagiographieorientale et de fournir ainsi un support d’enseignement initiatique référentiel. Le

 projet de consigner par écrit le patrimoine spirituel des générations fondatrices du

35  Il est bien sûr sous-entendu que cette tradition spirituelle soit en effet encore assez hétérogène et peut-être est-il trop tôt pour parler d’une tradition qui soit propre à Fès, vu l’influence andalouse etcelle du soufisme rural. Néanmoins, il nous semble légitime de s’y référer en raison de la centralitéd’Abū Madyan qui intègre les plus importants parmi ces courants, sans oublier les Ibn Ḥirzihim et le

rôle de Fès comme centre d’étude de l’ Iḥyā’ .36 Plus que la moitié des récits sont des témoignages directs d’al-Tamīmī  lui-même, alors qu’un tiers aété recueilli oralement par l’auteur. Seulement 5 % des anecdotes proviennent des sources écrites (cf.

CHERIF, Mohamed, op. cit ., vol. I, p. 146-152).37  C’est naturellement une caractéristique de toute la littérature hagiographique musulmane, cf.

GEOFFROY, Éric, « Entre hagiographie et hagiologie  –   Les  Laṥā’if al -minan  d’Ibn ‘Aḷā’ Allāh »,

 ANISL, Le Caire : IFPO, 1998, n° 32, p. 50.

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soufisme de la ville idrisside et d’aligner ses protagonistes sous les autorités orientalessemble tout à fait cohérent avec le parcours personnel d’al-Tamīmī   et le momenthistorique. En second lieu, la volonté de montrer le fondement prophétique de cettesainteté, soit pour des raisons apologétiques soit pour fonder une hagiologienormative pour le soufisme en terre marocaine, apparaît clairement.

Première référence écrite pour l’hagiologie de la ville de Fès, l’importance decet ouvrage pour le sujet de notre étude nécessite de porter un regard approfondi sur lecontenu et d’analyser quelques passages représentatifs afin de mettre en évidencel’aspect initiatique du Mustafād .

Les passages choisis ne reflètent aucun ordre chronologique ou thématique,mais permettent d’obtenir une idée plus immédiate du style de l’ouvrage et de la façondont il présente le milieu soufi de Fès dans sa période formative. Mais, avant tout, ils’agit de donner l’aperçu d’un enseignement spirituel. Si la recherche scientifiques’est concentrée sur l’aspect anthropologique et historique de la littérature

hagiographique, le Mustafād   procède bien évidemment d’une intention différente. Latraduction de quelques extraits permettra de mieux suivre la méthode de l’auteur. 

 Nous commençons par traduire la notice consacrée à ‘Alī b. Ismā‘īl IbnḤirzihim (m. 559/1162), un des maîtres d’Abū Madyan, placée au début du livre. Elleconstitue la biographie la plus étendue de l’ouvrage, ce qui montre l’importance quel’auteur lui accorde.

« Et parmi eux il y avait le  faqīh Abū al-Ḥasan ‘Alī b. Ismā‘īl Ibn Ḥirzihim,que Dieu nous fasse profiter de sa bénédiction !

Il était bienfaisant, vertueux, dévot, scrupuleux, renonçant [aux biens et

honneurs de ce monde] et austère, parcourant la voie du blâme, alors que personne ne connaissait cette voie au Maghreb. Les gens du pays critiquaientcertains de ses états, mais à cause de sa sincérité les cœurs inclinaient verslui.

Je l’ai connu et fréquenté assidûment. Il vénérait la science s’acquittantde son droit et de son rang, tout en se retenant [d’utiliser] le pouvoir [que lascience lui conférait]. Son âme était noble, montrant l’humilité vis-à-vis des

 pauvres et je n’ai jamais vu quelqu’un de plus détaché [de ce monde-ci]. Lesqualités se réunissaient en lui comme en personne d’autre, que ce soit la

compréhension des questions légales, la compréhension des hadiths, laconnaissance de l’exégèse coranique ou le soufisme (al-taṣawwuf ). Quant àl’enseignement de la  Ri‘āya  [li-ḥuqūq Allāh] et d’al-Muḥāsibī , personne ne

 pouvait l’égaler dans le scrupule, le renoncement dans ce monde, la rudessede l’habillement, l’indulgence et la bonté du caractère. D’une apparenceavenante et paisible, les cœurs étaient tous d’accord par rapport à l’amourqu’ils lui portaient et tous ceux qui le rencontraient éprouvaient un profondrespect à son égard. Il accueillait les grands et les petits, répondait à celui quil’appelait, n’éprouvait de la rancune vis-à-vis de personne et ne se donnait

 pas des airs importants. […]Le cheikh Abū ‘Abdallāh Muḥammad, le fils de son frère, le faqīh Abū

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al-Qāsim et plusieurs personnes parmi les gens du pays m’ont rapporté quela cause qui le poussa à abandonner ce monde et à y renoncer était quelorsque son père, que Dieu lui fasse miséricorde, décéda, il lui légua son

héritage, ainsi qu’à son frère, le  faqīh  Abū al-Qāsim mentionné. […]Lorsque le  faqīh  Abū al-Ḥasan [Ibn Ḥirzihim] s’apprêta à accomplir salitanie nocturne, sa pensée était occupée avec l’héritage et la partie quirevenait à lui et à son frère jusqu’à ce qu’il ne sache plus combien il avait

 prié. Son for intérieur ( sirr ) restait occupé par cela [toute la nuit]. Quand ilse leva le matin, il fit appeler son frère Abū al-Qāsim et lui dit : "Sois témoinque je te lègue ma partie de l’héritage paternel". Son frère lui répondait : "Nele fais pas !". Alors il dit : "Si tu ne fais pas [ce que je te demande], jeléguerai tout aux lépreux !". Quand son frère vit sa ferme résolution, il se

 prêta témoin et accepta de recevoir sa partie de l’héritage. Cette anecdote montre l’étendue de sa connaissance de Dieu, exalté

soit-Il, car le connaissant par Dieu garde et inspecte son cœur et s’il trouvequ’une affaire mondaine le préoccupe, il s’empresse d’ôter cette affaire deson cœur pour qu’il puisse se diriger vers sa prière et l’entretien intime avecson Seigneur tout en ayant le cœur [disponible et] vide. Ceci [s’impose] enraison du hadith « Dieu S’oriente vers le serviteur qui prie tant que celui-cise dirige vers Lui avec son cœur  ». Lorsque le cœur paît dans les champs dece monde, Dieu S’en détourne. »38 

Le début de cette biographie est centré sur les deux vertus du renoncement

( zuhd ) et de la bonté du caractère (ḥusn al-khuluq), bien que la notion capitale de laconnaissance par Dieu apparaisse, ainsi que le rôle du cœur. Le commentaire d’al-Tamīmī  met en évidence le fait que les deux vertus, qui d’ailleurs occupent une placeimportante dans la tradition prophétique39, ne sont que les signes extérieurs de la

connaissance spirituelle (al-ma‘rifa) qui elle, relève véritablement de la pureté ducœur. L’enseignement initiatique de l’auteur s’annonce ici comme étant basé surl’équilibre entre la pratique extérieure et le travail intérieur de l’aspirant, tout enaffirmant la priorité qui doit être accordée à ce dernier. Il n’est pas possible dedévelopper ici tout ce qu’implique ce passage du point de vue de l’enseignement

soufi, mais notons que l’insistance sur l’aspect intérieur et contemplatif de la saintetémontre clairement la vocation initiatique du livre.

Un autre élément digne d’intérêt est le respect de la science, qu’elle soit

conventionnelle ou spirituelle. La notion du « droit » (ḥaqq) qui revient à la sciencefait allusion à l’idée qu’elle indique une « limite » que le saint doit garder pour ne pascourir le risque de divulguer le secret initiatique40. La remarque concernant la voie du

38  Mustafād , p. 15-17.39  Cf. AL-QĀḌĪ ‘IYĀḌ, Abū al-Faḍl, al-Shifā bi-ta‘rīf ḥuqūq al - Muṣṥafā, Beyrouth : Dār al-Fikr,1988, p. 96-147.40  Dans l’ Iḥyā’   (« Kitāb al-‘aqāid », ch. II), ouvrage préféré des Ibn Ḥirzihim, al -Ghazālī s’étend

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 blâme est, comme nous l’avons déjà signalé, difficile à interpréter, puisqu’elle semblecontredire le souci apologétique d’al-Tamīmī. D’autre part, on peut considérer quel’anecdote sur le renoncement de l’héritage est l’illustration évidente de cette voie, carIbn Ḥirzihim renonce à son héritage afin de blâmer son âme pour la distraction dans la

 prière.Les anecdotes qui suivent illustrent les qualités spirituelles énumérées dans

l’introduction du personnage et al-Tamīmī   en fournit parfois des explications enajoutant ses propres commentaires ou en intégrant des extraits hagiographiques tirésdes sources orientales. C’est une façon de procéder qui se poursuit dans le reste du

 Mustafād  et qui permet de développer un enseignement spirituel très riche.

« Parmi eux, il y avait le cheikh Abū al-Ḥasan al-Zarhūnī 41, que Dieu lui fassemiséricorde !

Il était parmi les éminents dévots (al-‘ubbād ) et parmi les ascètes (al-

 zuhhād ) d’un haut degré. Renonçant à ce qu’il avait, il se retirai t vers Dieu etDieu l’a mis à l’abri, il se remettait à Dieu et Dieu l’a satisfait  ! Il pleurait beaucoup et s’adonnait à la récitation du Coran, étant triste au point qu’on nele voyait sans qu’il semblât qu’un malheur lui fut arrivé. Abū ‘Alī al-Daqqāq42, que Dieu lui fasse miséricorde, a dit : "Le compagnon de la tristessefranchit dans la voie de Dieu dans un mois ce que celui qui en est dépourvu nefranchit qu’en plusieurs années". Dans la tradition prophétique il est dit queDieu aime tout cœur triste. Notre cheikh le  faqīh  Abū Ḥaf ḵ43  nous chantaitdans l’enceinte sacrée de La Mecque, que Dieu accroisse sa noblesse :

"J’ai interrogé mon médecin [divin] à propos de mon remède et Il m’adit : / Meurs et tu seras sauvé ou vis et sois triste / Car si tu meurs par amourardent pour Moi, tu triompheras de Mon paradis / Et si tu vis dans la tristesse,Je te compterai parmi les excellents ! "

De la même façon l’aspirant doit être triste tout au long de ses journéesdans ce monde et la tristesse ne doit pas le quitter jusqu’à ce qu’il contemplela présence du Majestueux dans la demeure de la singularité par l’œil del’éternité. Dieu dit [dans le Coran] :  Louange à Dieu qui a dissipé notre

tristesse !44.»45 

Al-Tamīmī évoque d’abord les actes et les pratiques du saint pour ensuite traiter de

son état spirituel, la tristesse (al-ḥuzn), et ajouter ses propres explications. Il s’agitdonc d’une progression de l’extérieur vers l’intérieur qui est une façon de présenter un

 particulièrement sur ce point.41  Nous n’avons pas pu trouver des informations biographiques à propos de ce personnage.42  Mort en 405/1015 ou 412/1021, c’est le maître d’al-Qushayrī   qui le cite fréquemment dans sa

 Risālah.43  Nous ignorons l’identité de ce personnage. Cf . la note de M. Cherif, op. cit ., vol. II, p. 175.44 Coran, XXXV : 34.45  Mustafād , p. 175.

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type d’expérience et de méthode spirituelle. La tristesse constitue un chapitre de la

 Risāla  d’al-Qushayrī   et fait partie du vocabulaire technique du soufisme depuis ledébut. La phrase « il était triste au point qu’on ne le voyait sans qu’il apparaisse

comme si un malheur lui était arrivé » apparaît ainsi dans la  Risāla46 à propos d’al-Ḥasan al-Baḵrī  (m. 110/728), le fameux saint des premières générations. L’explication

de l’auteur du  Mustafād   montre qu’il ne se limite pas à recopier les passages desouvrages orientaux. Ainsi il développe la notion de tristesse et explique son rôle dansle cheminement spirituel, alors que dans le texte d’al-Qushayrī on ne trouve que dessentences. Le saint évoqué par al-Tamīmī  incarne en quelque sorte cet état spirituel etsa pratique, ses traits de caractère et son mode de vie représentent les moyens de leréaliser.

« Et parmi eux il y avait (Abū)47 Ḥajjāj b. Yūsuf al-Kandarī qui habitait à Fès,que Dieu lui fasse miséricorde !

Le cheikh Abū al-Ḥajjāj Yūsuf m’a rapporté qu’il était une fois touché

 par une terrible famine et que, d’une nuit à l’autre, il ne trouvait pour nourrirqu’une galette d’orge. Il se dit à lui-même au cours d’une de ces nuits : "Parmima famille et mes enfants, personne ne peut se rassasier, mais moi je suis

capable d’endurer patiemment (aṣbir ), donc je vais leur offrir (ūthir ) ma portion". Ensuite il donna sa portion à son épouse et alla se coucher. Il vit alorsen rêve qu’on lui donnait un bol de potage et qu’on lui disait  : "Mange ! " Ilmangea alors le potage jusqu’à être rassasié et quand il se réveilla, il se trouvafort et rassasié. Quand la deuxième nuit s’approcha, il offrit encore sa por tionà son épouse et il fut nourri également dans son rêve comme dans la première

nuit. Cette situation continua ainsi un mois ; il donnait sa portion à son épouseet était nourri dans son rêve, jusqu’à que ce la famine cessa et qu’il n’eût plus

 besoin qu’on lui donnât de la nourriture.Lorsqu’on lui offrait de la nourriture dans laquelle il y avait quelque

chose de douteux, il était averti et empêché de la consommer. C’est la stationspirituelle d’al-Ḥārith b. Asad al-Muḥāsibī , que Dieu lui fasse miséricorde !»48 

Le passage qui suit provient de la  Risāla d’al-Qushayrī  et rapporte une anecdote quimontre comment al-Muḥāsibī   avait la capacité surnaturelle de reconnaître la

nourriture d’origine douteuse. La référence au milieu bagdadien où s’est cristallisé lesoufisme « classique » est ici, comme dans maints autres passages, explicite. Laremarque que ce saint a atteint la station spirituelle d’al-Muḥāsibī, une des figuresmajeures du soufisme, est tout à fait significative, surtout si on considère la popularité

de la  Ri‘āya  au Maghreb. Le wara‘   (« scrupule ») apparaît ici, comme dans denombreux autres passages, comme une vertu cardinale permettant d’accéder aux plus

46 AL-QUSHAYRĪ, Abū al-Qāsim, al- Risālat al-Qushayriyya, Le Caire : Dār al-Sha‘b, 1989, p. 256. 47 Il n’est pas très clair si le « Abū » fait partie de son nom ou pas, car al-Tamīmī  le mentionne parfoisavec et parfois sans.48  Mustafād , p. 111-112.

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hautes stations initiatiques. L’anecdote du miracle de la nourriture montre comment la pratique des vertus spirituelles est accompagnée par l’assistance divine. Les deux

vertus dont il est question, la patience (al-ṣabr ) et l’altruisme (al-īthār ), forment deux

chapitres dans la  Risālat al-Qushayriyya, mais sont également des notionscoraniques49.

« Et parmi eux il y avait le cheikh Abū ‘Abdallāh Muḥammad al-Tawdī 50 quienseignait le livre saint de Dieu et était un homme saint et dévot, adonné àl’ascèse ; se contentant de peu de ce monde, il faisait preuve de renoncement.

Des preuves (barāhīn) et des grâces surnaturelles lui sont apparues. Je l’aiconnu et je l’ai fréquenté auprès du cheikh Abū Madyan , que Dieu lui fassemiséricorde ! »51 

Le récit se poursuit en relatant la multiplication miraculeuse d’un tissu au cours de laconfection des vêtements d’une famille pauvre grâce à l’intervention du saint. La

multiplication est en effet un type de miracle prophétique dont le Qāḍī ‘Iyāḍ rapportedifférentes versions dans son Shifā52. Ce genre de récits met en valeur, entre autres, la

baraka  (« bénédiction ») du personnage et joue un rôle important dans la popularisation de la sainteté.

Pour conclure cet aperçu, remarquons qu’en considérant la ressemblance dessaints de Fès et ceux de l’Orient, il est légitime de se demander qu’est-ce qui a pousséal-Tamīmī  à rédiger un nouveau traité, au lieu de se contenter des ouvrages orientauxqui ont été introduits par les savants tunisiens. L’analyse de ces quelques passagesfournit une réponse possible en montrant la contribution personnelle de l’auteur du

 Mustafād . L’enseignement oriental, a-t-il sans doute estimé, exigeait une adaptationau contexte de Fès. Al-Tamīmī veut éviter de traiter l’enseignement initiatique comme

une science ou école (le madhhab dont parle al-Kalabādhī 53 p. ex.) à part et montrer àl’instar d’al-Ghazālī que les saints ne sont tels qu’en fonction de leur assimilation etintériorisation de l’enseignement islamique. 

49 Cf. p. ex. Coran, III : 200 pour le ṣabr  et IX : 59 pour l’īthār .50 Mort en 580/1184 à Fès, c’est un disciple d’Ibn Ḥirzihim. Il est enterré à Fès à l’extérieur de Bā b

‘Ajīsa. Cf. Tashawwuf , p. 272-275 ; Salwa, vol. III, 136-139 ;51  Mustafād , p. 137-138.52 Cf. AL-QĀḌĪ ‘IYĀḌ, Abū al-Faḍl, op. cit., p. 291-298.53 Cf. AL-KALABĀDHĪ, Muḥammad Abū Bakr, al-Ta‘arruf li-madhhab al-taṣawwuf , Le Caire : sanséd., 1960 (trad. par Roger Deladrière : Kalâbâdhî –  Traité de soufisme, les maîtres et les étapes, Arles :Actes Sud, 2005).

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2. Hagiographie et historiographie à l’époque mérinide 

Le VIIIe/XIVe siècle voit se développer la littérature historique de la ville deFès54  qui introduit « l’idée d’une continuité historique  qui conduit, à partir de Fèscomme centre, de l’état fondateur des Idrissides jusqu’aux Mérinides »55. Suite à

l’avènement du règne mérinide en 612/1215, la ville de Mawlāy Idrīs abrite la cour etdevient le point de départ d’une réforme du système éducatif qui est censée, à traversl’établissement des médersas étatiques, lier l’élite intellectuelle à l’administration del’empire. La valorisation du chérifisme entre également dans ce cadre. Il est probableque cette politique a joué un rôle actif dans le développement de l’historiographie deFès, dont l’objet d’étude privilégié est la fondation et l’histoire de la dynastieidrisside56.

L’al- Anīs al -muṥrib bi-rawḍ  al-qir ṥās fī akhbār mulūk al - Maghrib wa tārīkh

madīna Fās57 de ‘Alī b. ‘Abdallāh Ibn Abī Zar‘ (m. 710-720/1310-1320) se présente

d’abord comme la chronique des souverains de Fès à partir de sa fondation par lesIdrissides jusqu’au règne du sultan mérinide ‘Uthmān b. Ya‘qūb b. ‘Abd al-Ḥaqq (m.731/1331). S’il s’agit essentiellement d’une historiographie politique, les

hagiographes ultérieurs, notamment l’auteur de la Salwa al-Kattānī 58 (m. 1345/1926),ont cité plusieurs passages, devenus classiques59, pour illustrer la sainteté de la ville

de Fès et son rôle comme centre spirituel et intellectuel du Maghreb. « Le  Rawḍ al-

qir ṥās », remarquent M. Garcia-Arenal et E. Manzano Moreno60, « est ce texte quiétablit le modèle de Fès comme espace sacré, ville objet de la protection sainte etattribue sa fondation à Idris II » et pour M. Mezzine61 « le livre d’Ibn Abī Zar‘ est le

 produit local de la tradition orale fassie, qui se veut idrisside par ses origines et

54 Parmi huit ouvrages connus de ce genre six sont perdus. Il s’agit entre d’autres du  Miqbās fī akhbār

al-Maghrib wa al- Andalus wa Fās  de ‘Abd al-Malik b. Mūsā al-Warrāq  (m. après 578/1182) et du

 Muqtabas fī akhbār al - Maghrib wa Fās wa al -Andalas d’Ibn Ḥamādā al-Sibtī  (m. ?). Pour un aperçugénéral de l’écriture historiographique à l’époque mérinide cf. BECK, Herman L.,  L’image d’Idris II,

 ses descendants de Fās et la politique sharifienne des sultans marinides, Brill : Leyde, 1989, p. 53-

153 ; MEZZINE, Mohamed, « La mémoire effritée »,  Fès médiévale, idem  (dir.), Paris : Éditions

Autrement, 1992, p. 38-58 ; SHATZMILLER, Maya,  L’historiographie mérinide, Ibn  Khaldūn et ses

contemporains, Leyde : Brill, 1982. Cf. aussi BENḤADDA, ‘Abd al-Raḥīm, (dir.),  Écriture de

l’histoire du Maghreb, Rabat : Faculté des lettres et sciences humaines, 2007. 

55 Cf. KABLY, Mohamed, « tārīkh », EI 2, vol. X, p. 277-325.56 Selon H. L. Beck (op. cit.), la littérature historiographique de l’époque mérinide vise à contrôler larenaissance du culte de Mawlāy Idrīs qui pourrait servir comme un moyen d’exprimer desressentiments anti-mérinides.57 Imprimerie Royale : Rabat, 1999 (2ème édit.). La traduction d’Auguste Beaumier, datant de 1860, a

été rééditée ( Rawd al-Ḳirtās –   Histoire des Souverains du Maghreb et annales de la ville de Fès.Rabat : Éditions La Porte, 1999.58 Vol. I, p. 3-4.59 Pour M. Shatzmiller « les détails qu’il fournit sont devenus une tradition sacrée » ( L’historiographie

mérinide, Ibn Khaldūn et ses contemporains, op. cit ., p. 136).60  GARCIA-ARENAL, Mercedes, MANZANO MORENO, Edouardo, « Idrissisme et villes

idrissides », SI , n° 82, 1995/2, p. 12.61 Op. cit . p. 47.

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mérinide par son présent ».

Le  Janā zahra al -ās fī binā’ madīna Fās62  de ‘Alī al-Jaznā’ī   (m. après766/1365) se consacre davantage à l’étude topographique de la ville. Souvent cité parles hagiographes ultérieurs, cet ouvrage comporte entre autres des notices

 biographiques sur Darrās Ibn Ismā‘īl (m. 357/968) et sur tous ceux qui ont contribué àl’aménagement de la ville et de ses deux mosquées majeures. C’est aussi une source

 précieuse quant aux pratiques cultuelles et à l’enseignement des sciences religieuses àFès. Comme la plupart des ouvrages historiques de cette époque, le  Janā est rédigésur la commande du gouvernement mérinide. Al-Jaznā’ī appartient à un milieu de savants et de lettrés qui est associé à l’appareil administratif. Travaillant probablement

comme notaire, il s’occupe des awqāf  et des affaires juridiques de certaines mosquées.

Dans son livre se révèle la vénération qu’il éprouve vis-à-vis des  shurafā’   et deMawlāy Idrīs63.

Dans ce contexte il semble opportun d’évoquer un autre ouvrage digne

d’intérêt. Il s’agit du Dhikr ba‘ḍ mashāhīr a‘yān al -qadīm connu comme Buyūtāt Fās

al- Kubrā64 d’Ismā‘īl Ibn al-Aḥmar (m. 808/1405), un lettré qui est aussi l’ami d’al-Jaznā’ī . Dans son texte il est question des anciennes familles de Fès. L’auteurmentionne de manière très succincte l’origine ethnique de chaque famille, l’histoire deson établissement à Fès ainsi que les savants et les saints qui en sont issus. Leshagiographes se sont servi de cet ouvrage pour fournir des informations concernantl’origine familiale de certains saints. Deux siècles plus tard un soufi, ‘Abd al-Raḥmān

 b. ‘Abd al-Qādir al-Fāsī (m. 1096/1685), écrira un ouvrage du même genre, le  Dhikrba‘ḍ  mashāhīr ahl Fās fī al -qadīm65  et ‘Abd al-Kabīr b. Hishām al-Kattānī (m.

1350/1931) portera le genre à son sommet avec son Zahrat al-ās fī buyūtāt ahl Fās66.Les ahl Fās, communauté d’une ville sainte dont le prototype est l’ahl al- Madīna dela ville du Prophète, forment désormais un élément important du discourshagiographique. Défini comme ceux « qui ont le droit de la citoyenneté par le faitd’avoir adopté les manières et les coutumes de la ville ainsi que son code de

 bienséance »  67, les ahl Fās  sont imprégnés d’une culture urbaine où la sainteté dufondateur de Fès et de ses saints68 tient une grande place.

Tirant son origine dans le milieu de la cour, l’historiographie naissante, bienque ne représentant aucun lien avec le soufisme, sert à partir du X e/XVIe siècle aux

hagiographies comme une référence historique qui encadre en quelque sorte leur

62 Imprimerie Royale : Rabat, 1991 (2ème édit.).63

 Cf. l’introduction de l’édition critique par ‘Abd al-Wahhāb Ibn al-Manḵūr (p. dāl). 64 Dār al-Manḵūr  : Rabat, 1972.65

 L’ouvrage a été publié en 2007 par AL-ḴQALI, Khālid à Fès (sans éd.).66 AL-KATTĀNĪ, ‘Abd al-Kabīr b. Hishām,  Zahra al-ās fī buyūtāt ahl Fās, 2 vol., Casablanca : al-

Mawsū‘a al-Kattāniyya li-Tārīkh Fās, 2002. Cf. MEDIANO, Fernando R.,  Familias de Fez (ss. XV- XVII), Madrid : CSIC, 1995.67

 LE TOURNEAU, Roger, « al-Fāsiyyūn », EI 2, vol. II, p. 854-855.68

 Un certain nombre des familles évoquées dans les ouvrages sur les ahl Fās était dans le service de

Mawlāy Idrīs et la plupart sont qualifiées comme « maison de science et de sainteté (ṣalāḥ) ».

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« histoire » spirituelle. Si les deux genres sont tout à fait distincts, point sur lequel ainsisté E. Lévi-Provençal69, l’hagiographie de Fès s’appuie toutefois, sur l’idée,documentée par les historiographes, que la ville remplit, grâce à sa fondation par Idrīs,une fonction privilégiée par rapport à la sainteté et au savoir islamique. C’est pourcela que quelques siècles plus tard, l’hagiographie et l’historiographie tendent às’entremêler 70, comme s’il s’agissait de décrire une même réalité d’un point de vue 

 politique, topographique et social et d’un point de vue sacral. La Salwat al-anfās d’al-Kattānī , chef-d’œuvre de la tradition hagiographique marocaine, montre bien lacomplémentarité entre les deux littératures, du fait que les saints sont présentés selonle lieu topographique de leur sépulture. Le récit de la vie des saints fait partie del’histoire de Fès, de ses quartiers, de ses habitants, de ses lieux de culte et de sessouverains, et l’histoire d’une ville sainte, ne saurait ignorer l’œuvre des hommes qui

 perpétuent son éthos.

69 Op. cit ., p. 53.70  Cf. à ce propos SEBTI, Abdelahad, « Akhbar al-manāqib wa manāqib al-akhbar », al-Tārīkh wa

adab al-manāqib, FERHAT, Halima (dir.), Rabat : Publications de l’Association Marocaine pour laRecherche Historique, 1988, p. 93-113.

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3. Du Tashawwuf   au Daw ḥ at al-n ā shir  - L’évolution de l’hagiographie après al-

Tamīmī  et le rôle de Fès

Si le  Mustafād  d’al-Tamimī, en tant que premier document concernant la viespirituelle de la ville de Fès, relève de la pure hagiographie, les ouvrages qui suivent

montrent des caractéristiques assez diverses. La science de l’histoire, bien queméthodologiquement omniprésente, ne constituant pas en terre d’islam une disciplinescientifique indépendante71 telle la théologie ou la jurisprudence, les vitae des saintssont parfois entremêlés à des annales dynastiques, aux traités généalogiques ou auxlistes des savants.

La période qui préfigure le grand mouvement hagiographique du XIe/XVIIe afait l’objet de plusieurs études, notamment l'article de H. Ferhat et de H. Triki72 consacré à l'évolution de l'hagiographie médiévale du Maroc, ainsi que les recherchesdes auteurs comme E. Lévi-Provençal73, P. Nwyia74, M. Benchekroun75, M. Miftāḥ76 

et V. Cornell. Nous nous contenterons de traiter les ouvrages dont l’impact sur latradition spirituelle de Fès semble important et qui représentent des témoignages

 pertinents de sa vie spirituelle77.

Les ouvrages qui succèdent au  Mustafād   résultent de l’émergence d’uneactivité littéraire qui témoigne de l’influence d’Abū Madyan et de ses disciples. Latradition initiatique issue du saint andalou, féconde l’ensemble du Maghreb, et inciteun certain nombre d’intellectuels à imiter les hagiographes orientaux. Le premier de

ces ouvrages78, l’al-T ashawwuf ilā rijāl al -taṣawwuf 79  d’Abū Yūsuf b. Yahyā al-

 71 Cf. le chapitre « Les Marocains et l’histoire » dans LÉVI-PROVENCAL, Évariste, op. cit ., p. 21-33et aussi ROSENTHAL, Franz,  A History of Muslim Historiography  (2ème  édit.), Leyde : Brill, 1968.

Pour un regard plus différencié sur ce sujet cf. LAROUI, Abdallah,  Islam et histoire, Paris :Flammarion, 1999.72 « Hagiographie et religion au Maroc médiéval », HT , 1986, vol. XXIV, p. 17-51.73 Op. cit ., p. 218-240.74  Ibn ‘Abbād   de Ronda, un mystique prédicateur à la Qarawīyīn de Fès , Beyrouth : L’Institut desLettres Orientales de Beyrouth, 1956, p. 3-11.75 Op. cit ., p. 440-442.76  Al- Khiṥāb al -Ṣūfī , Casablanca : Maktabat al-Rashād, 1997, p.10-18.77  Nous n’inclurons pas les hagiographies consacrées à des saints extérieurs de Fès, comme la

 biographie d’al-Shādhilī  rédigé par un des maîtres fâsis d’Ibn ‘Abbād  al-Rundī, ‘Abd al- Nūr al-‘Imrānī(cf. HONERKAMP, Kenneth, « A biography from Abû l-Hasan al-Shâdhilî dating from the fourteens

century », Une voie soufie dans le monde : la Shâdhiliyya, GEOFFROY, Éric (dir.), Paris :Maisonneuve & Larose, 2005, p. 73-87).78 Pour les ouvrages perdus, cf. FERHAT, Halima, TIKRI, Hamid, loc. cit ., p. 21-23.79 IBN AL-ZAYYĀT AL-TĀDILĪ, Abū Ya‘qūb Yūsuf Yaḥyā, al-Tashawwuf ilā rijāl al -taṣawwuf wa

akhbār Abī al -‘Abbās al -Sabtī , TAWFĪQ, Aḥmad (éd.), Rabat : Faculté des Lettres et des SciencesHumaines (2ème édit.), 1997. L’ouvrage a très tôt attiré l’attention des chercheurs, notamment AdolpheFaure, auquel nous devons la première édition critique, et L. Massignon, qui en a signalé l’importance

(cf. MIFTĀḤ, Mohamed, op. cit., p. 11-12). L’édition critique du Tashawwuf  par Ahmed Toufiq a été

traduite en français par Maurice de Fenoyl ( Regard sur le temps des soufis, Rabat : Eddif-UNESCO,1995). Cf. aussi EL HOUR, Rachid, « Quelques reflexions sur la tracectoire intelectuelle des saints

d’après al-Tachawwuf ilā rijāl al -taṣawwuf   d’al-Tādilī  »,  Mélanges Halima Ferhat , Rabat :

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Tādilī   « Ibn al-Zayyāt »80  (m. 617/1220), ne concerne pas spécialement Fès, maisinclut des récits relatifs aux saints qui fréquentent les cercles soufis de la ville

idrisside et s’y installent pour quelque temps. Comme dans le  Mustafād , les personnages sont pour la plupart des disciples d’Abū Madyan et de son maître AbūYa‘zā, bien que la figure d’Abū al-‘Abbās ‘Abdallāh al-Sabtī 81  (m. 601/1205), uncélèbre saint de Marrakech dont la doctrine initiatique se fonde sur la notion

d’aumône (ṣadaqa), y occupe une place particulière. Cadi et lui-même adepte dévotdu soufisme fréquentant al-Sabtī, l’auteur fait également l’éloge d’Abū MuḥammadḴāliḥ  (m. 631/1234), fondateur du ribat d’Āsafī et, à son époque, sans doute le pluséminent continuateur marocain d’Abū Madyan. Pour al-Tādilī, qu’il s’agisse de saints

(ṣulaḥā’ ), de savants, d’ascètes, de dévots, d’hommes scrupuleux ou  tout autre «

homme de vertu » (min ahl al-faḍl ), les personnages dont traite son livre méritent tousle titre de « ṣūfī  », qu’il définit comme « celui qui consacre son aspirationexclusivement à Dieu »82. L’auteur énonce au tout début le prétexte de l’ouvrage :Dans un premier temps, prouver l’erreur de ceux qui nient la présence des saints auMaghreb Extrême83 et puis, en raison du grand nombre des saints à Marrakech et del’ignorance à leur propos, réunir les anecdotes, dires et récits de ces derniers 84. Aufond, c’est un motif qui ressemble à celui qui a poussé al-Tamīmī   à rédiger le

 Mustafād , quoique la tendance à dissimuler le particularisme du soufisme et sonindépendance vis-à-vis de la tradition savante y transparaissent nettement moins.

Les premiers chapitres présentent les hadiths décrivant les attributs des saints

(awliyā’ ) et les hadiths qui mettent en garde contre le fait de les contester ou critiquer.Ensuite sont exposés les hadiths qui justifient l’amour pour les saints, le fait de

rechercher leur compagnie et les hadiths qui affirment le rang privilégié que les saintsoccupent au sein de la création. Les chapitres qui suivent portent sur les états dessaints, sur leurs miracles et sur divers sujets qui posent problème aux savants de

l’époque, comme la question du Khiḍr par exemple. L’introduction du Tashawwuf  témoigne de la controverse dont font objet le soufisme et les saints au début duVIIe/XIIIe  siècle et d’une certaine scission entre le milieu savant et la traditioninitiatique. Al-Tādilī puise largement dans le corpus des hadiths, plus que dans leCoran. Les soufis, et notamment les hagiographes, sont effectivement étroitement liésà la science des hadiths, considérée comme moyen de transmission de la spiritualité

 prophétique et de ce fait supérieure au fiqh des savants conventionnels85.Quoi qu’il en soit, l’introduction du Tashawwuf , vraie apologie de la sainteté

Association Marocaine pour la Recherche Historique, 2005, p. 23-43 ; EPHRAT, Daphna, « In Quest

of an Ideal Type of Saint », SI , 2002, n° 94, p. 67-84. 

80 Cf. l’introduction d’A. Tawfīq, op. cit., p. 19-24 (p. 11-23 dans la version française).81 Cf. FERHAT, Halima, « Abu l-‘Abbas : contestation et sainteté ? », QT , 1992, n° 13/1, p.185.82 Tashawwuf , p. 34.83  Ibid., p. 31.84  Ibid., p. 34.85 Cf. « Soufisme et tradition prophétique » dans GEOFFROY, Éric,  Le soufisme, Paris : Fayard, 2003,

 p. 80-82.

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fondée sur les traditions prophétiques, est tout à fait fondatrice pour la notion desainteté en terre marocaine et son impact ne saurait être sous-estimé86. L’hagiographieultérieure s’en inspire largement, comme le montre le fait que l'introduction d’un

grand nombre de ces ouvrages vise, à l'instar du Tashawwuf , à démontrer l’orthodoxiede la sainteté et des miracles, ainsi que des états et des pratiques des saints.

Les 277 personnages mentionnés dans le Tashawwuf   ont pour la plupartséjourné à Marrakech. Comme dans le  Mustafād , la matière est donc limitéegéographiquement et traite, comme l’a remarqué M. Miftāḥ, essentiellement del’expérience spirituelle des personnages sans s’intéresser particulièrement aux

données historiques87. Cela dit, des saints mentionnés dans le Tashawwuf , au moinsune trentaine, ont vécu à Fès, et quatre apparaissent déjà parmi les dix premiers

 personnages du livre. S’il est vrai que Marrakech, capitale des Almohades, devient auVIIe/XIIIe  siècle le centre d’un soufisme peut-être plus affirmé que celui de Fès, le

Tashawwuf  montre que la ville de Mawlāy Idrīs reste un centre important pour lessaints du Maghreb.

Le  Da‘āmat al - yaqīn wa za‘āmat al -muttaqīn88  d’Abū al-‘Abbās Aḥmad b.Muḥammad al-‘Azafī  (m. 633/1236), un disciple du Qāḍī ‘Iyāḍ de Sabta, constitue le

 premier ouvrage consacré à un saint en particulier. A première vue, il s’agit d’un livreexplicitement apologétique, visant à démontrer l’orthodoxie et l’authenticité de la

sainteté d’Abū Ya‘zā. De ce fait, la justification des karamāt , les grâces spirituellesdes saints, occupe une partie importante de cet ouvrage et l’auteur met en œuvre laméthodologie des spécialistes du hadith  pour assurer l’authenticité des récits qu’il

rapporte. Après avoir démontré la possibilité et la véracité des karamāt   en faisant

référence aux premières générations de la communauté islamique et aux preuvesscripturaires, al-‘Azafī rapporte environ 150 faits miraculeux d’Abū Ya‘zā. Maisl’auteur, remarque H. Ferhat « ne cesse de répéter que le miracle est la manifestationde l’élection divine »89. Il serait donc limitatif de vouloir assimiler le  Da‘āmat al-

 yaqīn  à un recueil de légendes et de miracles. Al-‘Azafī appartient en effet à une

86 « C’est le corpus le plus important par son impact et par son contenu » (FERHAT, Ha lima, TRIKI,

Hamid, op. cit., p. 25).87 Cf. MIFTĀḤ, Mohamed, op. cit ., p. 12. Dans son article « In Quest of an Ideal Type of Saint  » (op.

cit.) D. Ephrat met l’accent sur la fonction du Tashawwuf  de « transformer la figure du walī Allāh,générée par la société afin de combler ses besoins spirituels et sociaux, en un modèle culturel reconnu »(p. 69). La chercheuse part de l’idée élaborée dans les recherches sur la sainteté du moyen âge chrétienque la sainteté est essentiellement un phénomène social et psychologique qui reçoit de l’hagiographiel’autorité qui lui permet de servir comme référence collective. Sans vouloir entrer ici dans le débatrelatif à la nature de la sainteté, il nous semble que le modèle ou plutôt les modèles idéaux dont

témoigne le Tashawwuf sont en effet avant tout d’ordre initiatique, du fait que les personnages forment

une véritable élite qui se distingue par le zuhd  et qui, par définition, ne se prête qu’assez difficilement àélaborer un modèle culturel pour tout le monde.88  TAWFĪQ, Aḥmad (éd.), Rabat : Maktabat Khidmat al-Kitāb, 1989. Cf. BENCHEKROUN,

Mohamed, op. cit ., p. 99-108 ; CORNELL, Vincent, op. cit., p. 67-79 ; FERHAT, Halima, TRIKI,Hamid, op. cit ., p. 29-30 ; MIFTĀḤ, Mohamed, op. cit., p. 12-13.89 FERHAT, Halima, Le soufisme et les Zaouyas au Maghreb, Casablanca : Toubkal, 2003, p. 15.

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famille d’érudits qui occupe à Sabta un rôle intellectuel de premier plan90  et sonouvrage s’adresse d’abord aux savants qu’il cherche à convaincre en réfutant leurs

objections possibles. Le Da‘āmat al - yaqīn apparaît plutôt comme un manifeste visantà légitimer une forme de sainteté non-savante, non-urbaine et « extatique » et commeun hommage qui affirme le rang singulier du « cheikh du Maghreb ». Particulièrement

significative est la dernière partie du Da‘āmat, où il est question de la définition de lasainteté (al-walāya) et du saint (al-walī ) et où la figure du Khiḍr est traitée en détail.Ce dernier point mérite d’attirer notre attention, puisque le Khiḍr, initiateurmystérieux qui se présente aux grands saints, est le symbole même de la science

inspirée (al-‘ilm al -ladunnī )91  et donc du fait que la sainteté est essentiellement un

don divin (mawhiba) qui ne saurait être conditionné par des acquisitions ( iktisāb)intellectuelles ou même morales. Le saint, tel qu’il est défini par al -‘Azafī, est celui

qui bénéficie de le prise en charge divine (man yatawallā Allāh amrahu)92.Le Maître d'al-‛Azafī, un certain Abū Ḵabr Ayyūb  b. ‛Abdallāh al-Fihrī (m.

609/1212)93, qualifié par H. Ferhat comme « l’un des pionniers de l’enseignementmystique du Maghreb »94, était un disciple d’Abū Ya‘zā et un proche d’Abū Madyan.L'ouvrage témoigne de l'effort d'un certain milieu savant, notamment celui lié à lascience des hadiths, de réhabiliter la tradition initiatique surgie issue d’Abū Madyan,aux yeux des oulémas du Maroc. L’importance du  Da‘āmat al - yaqīn consiste dans lefait de constituer l'apologie d'une sainteté non-savante et d'affirmer sur la base dessciences islamiques la nature fondamentalement divine et inspirée de celle-ci. Pour la

vie spirituelle de Fès, la réhabilitation d’Abū Ya‘zā, à laquelle le  Da‘āmat al - yaqīn constitue une contribution importante, représente un facteur déterminatif de son

évolution et reflète la tension entre le milieu soufi et la tradition savante de la villeidrisside.

Abū Muḥammad ‘Abd al-Ḥaqq b. Ismā‘īl al-Bādisī   (m. VIIIe/XIVe  siècle),l’auteur du Maqṣad al- sharīf wa al -munza‛ al -laṥīf fī ta‛rīf bi-ṣulaḥā’ al - Rīf 95, est issud’une famille d’origine andalouse et enseigne à Fès diverses sciences islamiques. Pour

son ouvrage il s’inspire visiblement du Tashawwuf   et du  Da‘āmat . En effet, ilreproche à al-Tādilī  d’avoir exagéré l’importance des saints d’origine Maḵmūda96 etse met donc à réunir les récits hagiographiques concernant 48 saints de sa régionnatale au Rīf, à partir de la période d’Abū Madyan  jusqu’à son époque. Le reproche

90 Cf. BENCHEKROUN, Mohamed, op. cit ., p. 195-200.91  Cf. Coran, XV : 65. Cf. MASSIGNON, Louis, « Èlie et son rôle transhistorique, Khadiriya, en

islam », Opera Minora, Paris : PUF, 1969, vol. I, p. 142-161. Pour une interprétation de la significationde cette figure dans l’hagiographie cf. ELBOUDRARI, Hassan, «  Entre le symbolique et l’histoire –  

Khadir im-mémorial », SI , 1992, n° 76, p. 25-39.92  Da‛āmat , p. 69.93 Cf. Tashawwuf , p. 415-416.94  FERHAT, Halima,  Le soufisme et les Zaouyas au Maghreb, p. 16. Cf. aussi FERHAT, Halima,

TRIKI, Hamid, op. cit ., p. 50.95  (2ème  édit.), A’RĀB, Sa‘īd (éd.), Rabat : Imprimerie Royale, 1993. Cf. LÉVI-PROVENÇAL,

Évariste, op. cit ., p. 221-222 ; FERHAT, Halima et TRIKI, Hamid, op. cit ., p. 31-32.96 Cf . Maqṣad , p. 14-15.

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d’al-Bādisī montre que le motif principal de l’hagiographie marocaine de premièreheure est d’abord de témoigner de la présence des saints dans une région spécifique :

« Les savants précédents ont consacré leur attention aux grâces qui sontapparues aux pieux ancêtres de cette communauté […], comme l'imamsingulier Abū al-Qāsim al-Qushayrī 97, le célèbre savant Abū Ḷālib al-Makkī 98, les maître des érudits Abū Nu‘aym al-Isbahānī 99 […]. Ils ont tous

chéri le souvenir des sages (ḥukamā’ ) illuminés de l’Orient et ne se sontguère référés aux sages du Maghreb. »100 

Il s’agit de mettre en valeur une tradition spirituelle donnée face à la productionhagiographique de l'Orient et, en même temps, de conceptualiser dans le cadre dusavoir islamique les paradigmes, les pratiques et les personnages pionniers qui enconstituent la caractéristique. Enfin, si al-Bādisī n’avait pas rédigé son petit ouvrage,la mémoire des ces saints du Rīf se serait sans doute perdue au fil des siècles101.

La centralité d’Abū Madyan en ce qui concerne l’émergence de l’hagiographiemarocaine transparaît encore dans le  Minhāj al -wāḍiḥ   fī taḥqīq karamāt Abī

 Muḥammad Ṣāliḥ102  d’Abū al-‛Abbās Aḥmad b. Ibrāhīm b. Aḥmad b. AbīMuḥammad Ḵāliḥ (m. VIIIe/XIVe siècle). Il s’agit probablement du premier ouvrageconsacré à une voie, la Mājiriyya, et à une famille soufie. Arrière petit-fils du saintAbū Muḥammad Ḵāliḥ  (m. 631/1234), un des majeurs héritiers spirituels d’AbūMadyan au Maroc, l’auteur dénonce les déviations de certains adhérents de cette voie

et s’efforce à en rétablir les vrais principes et pratiques. Le défi du  Minhāj consiste à préserver un patrimoine initiatique face à l’altération qu'il a pu subir après le décès du

saint fondateur. Nous verrons comment cette fonction conservatrice de l'hagiographie prendra le pas sur l'aspect apologétique, bien que le  Minhāj, comme toutehagiographie, vise également à transmettre un enseignement initiatique. Du fait qu'ilexpose les doctrines et les pratiques de la Mājiriyya, cet ouvr age sert de manuel auxfuturs adeptes de la voie et al-Jazūlī  s'inspirera encore au IXe/XVe siècle de certainsusages du ribat d’Āsafī pour sa propre tā’ ifa. Véritable traité sur la voie d'Abū

Madyan et hommage à l’un des saints plus célèbres du Maroc, le Minhāj marque sansdoute les cercles soufis de Fès où l’héritage du maître andalou reste déterminant.

A l’époque mérinide, l’hagiographie de Fès reste dans l’ombre d’Abū Madyan.

97 Il s’agit de l’auteur de la Risālat  al-Qushayriyya (m. 465/1072).98 C’est l’auteur du Qūt al -qulūb (m. 385/996).99 C’est l’auteur de la Ḥilyat al -awliyā' wa ṥabaqāt al -aṣfiyā’ , Abu Nu‘aym Aḥmad b. ‘Abdallāh al-Isfahānī  (m. 430/1039).100  Maqṣad , p. 13-14.101 Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 222.102 Cf. RAÏS, Mohamed,  Aspects de la mystique marocaine au VII e-VIII e /XIII e-XIV e s. –  al- Minhāj al -

wāḍiḥ fī taḥqīq karamāt Abū Muḥammad al -Ṣāliḥ, 2 vol., thèse de doctorat, Université de Provence,1996. Cf. aussi BENCHEKROUN, Mohamed, op. cit ., p. 113-116 ; FERHAT, Halima, TRIKI, Hamid,

loc. cit ., p. 32-34 ; MIFTĀḤ, Mohamed, op. cit., p. 13-14.

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« […] Document le plus complet sur la sainteté au XIVè S. »103, l’Uns al- faqīr wa ‛izz

al-ḥaqīr 104 d’Abū al-‛Abbās Aḥmad al-Qusanḷīnī Ibn Qunfudh (m. 810/1407) est unhommage au saint, désormais patron de Tlemcen, et aux adeptes de sa voie. Il fournitdes informations précieuses relatives à l’enseignement et à la personnalité du maître.L’auteur met en œuvre sa connaissance de la littérature soufie pour exposer au lecteurla doctrine initiatique du maître dans ses multiples aspects. Les poèmes, les sentenceset les lettres d’Abū Madyan, ainsi que les témoignages et la présentation de ses

disciples font de l’Uns al- faqīr   un document de premier ordre, aussi bien commemanuel soufi que comme document hagiographique. Conçu originalement comme un

récit de voyage, l’Uns al- faqīr   introduit le genre de la riḥla  dans l’hagiographie

marocaine105. C’est aussi le premier ouvrage à évoquer l’existence des ṥā’ ifa  ou« communautés soufies »106 qui sont toutes rattachées au maître andalou ou à un deses prédécesseurs. Pendant que le Sud du Maroc est dominé par ses ribâts, la ville deFès apparaît comme l’un de principaux foyers urbains pour les disciples d’AbūMadyan. Ces saints d’une spiritualité intransigeante sont fortement imprégnés parl’enseignement de leur maître, mais leur pratique semble très discrète et ne montreaucune volonté de se constituer comme tradition indépendante.

Entre-temps, un cadi de Fès, Abū Muḥammad ‛Abdallāh b. Muḥammad al-Awrabī  (m. 786/1384-85), rédige une hagiographie sur un saint du Rīf, Abū Ya‛qūb b.Muḥammad al-Zuhaylī al-Bādisī  (m. 734/1332), qui reçoit son éducation spirituelle àFès et en Egypte. L’ouvrage témoigne de l’influence de Fès sur les réseaux soufis du

 Nord du Maroc, mais aussi de l’intérêt que les cercles savants de la capitale portent àla sainteté.

C’est le contemporain d’Ibn Qunfudh, Muḥammad b. Abī Bakr al-Haḍramī  (m. après 763/1362), qui montre l’existence d'un courant plus intellectuel107 avec Ibn‛Āshir de Salé et son fameux disciple Ibn ‘Abbād al-Rundī, prêcheur à la Qarawīyīn

de Fès. Le Salsal al-‛adhb wa al-manhal al-aḥlā108, dédié au sultan mérinide, traité de

40 saints de trois villes : Fès, Meknès et Salé. Plus que dans les autres ouvrages, dans

le Salsal   les sciences religieuses sont mises en valeur, ainsi que les autorités politiques. L’auteur prend soin d’évoquer les bonnes relations des Mérinides avec les

103 FERHAT, Halima, TRIKI, Hamid, loc. cit ., p. 40.104  ḴYĀM, Abū Sahl Najāḥ ‘Iwaḍ (éd.), Le Caire : Dār al-Muqḷam, 2002. Cf. BENCHEKROUN,Mohamed, op. cit ., p. 358-363 ; FATḤA, Muḥammad, « Uns al-faqīr li-Ibn Qunfudh aw al-intiḵār li-

zāwiyat Malāra »,  Des repères dans l’histoire culturelle et religieuse du Maroc, AYADI, Mohamed(dir.), Casablanca : Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Université Hassan II –  Série Colloque

et Séminaire, s.d., p. 163-169 ; FERHAT, Halima, TIKRI, Hamid, loc. cit ., p. 38-40 ; MIFTĀḤ,

Mohamed, op. cit., p. 17-18 ; NWYIA, Paul, op. cit ., p. 8-11.105 Cf. SEBTI, Abdelahad, « Hagiographie du voyage au Maroc médiéval », QANT , 1992, n° 13/1, p.167-179.106 Cf. Uns al- faqīr , p. 106-114.107 Cf. FERHAT, Halima, TRIKI, Hamid, loc. cit ., p. 48.108  AL- NAJJĀR, Muḵḷafā (éd.), Salé  : al-Khazānat al-‛Ilmiyya al-Ḵabīḥīyya, 1988. Cf. FERHAT,

Halima, TRIKI, Hamid, loc. cit ., p. 40 ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 222-223 ; MIFTĀḤ,

Mohamed, op. cit ., p. 17 ; NWYIA, Paul, op. cit ., p. 3-8.

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saints. Néanmoins, le style de l’ouvrage n’est pas sans intérêt. Les saints sont divisés

en trois générations (ṥabaqāt ) et chaque personnage est qualifié par une vertu ou unétat qui relève du vocabulaire du soufisme. L’auteur explique à l’aide des versetscoraniques, des hadith et des paroles des anciens maîtres du soufisme les quarantenotions et offre ainsi, à la manière du Ḥilyat al-awliyā’   d’al-Isfahānī , un véritabletraité de soufisme basé sur l’hagiographie marocaine. Il serait limitatif de considérerle Salsal   comme un simple produit d’opportunisme. Al-Haḍramī a effectivementrencontré le protagoniste de son ouvrage Ibn ‛Āshir. Son livre ne fait que refléter   lecontexte de la fin du VIIIe/XIVe  siècle quand la politique mérinide relative àl'établissement des madrasas marque un changement important dans la vieintellectuelle et spirituelle du Maroc.

Le  Dawḥat al-nāshir li-maḥāsin man kāna bi-al-Maghrib min mashāyikh al -

qarn al-‘āshir 109 est sans doute l’ouvrage hagiographique le plus intéressant du débutde la période sa’dienne (917/1511-1070/1660). En effet, remarque É. Lévi-Provençal,suite à « un ralentissement de l’activité historique, c’est à partir de ce moment qu’enrevanche la littérature biographique prend une extension beaucoup plus grande »110 cequi fait que « la série des dictionnaires hagiographiques s’ouvre véritablement aveccelui d’Ibn ‘Askar  »  111. Le Xe/XVIe  siècle est, selon E. Doutté112, témoin d’une« renaissance religieuse » qui « s’est caractérisée sous la triple forme d’un pouvoir

 politique nouveau, d’une mission religieuse très active et d’une littérature arabemusulmane spéciale à cette époque ».

Rédigé à Fès, la vie assez perturbée de l’auteur du  Dawḥat al-nāshir ,Muḥammad Ibn ‘Askar  al-Shafshāwanī (m. 986/1578), marquée par les guerres contre

les Portugais et les luttes de succession, fait de cet ouvrage un témoignage précieuxsur les cercles soufis dans une époque cruciale. D’ascendance idrisside, l’auteur estnatif du Djebel, mais la ville de Fès ne manque pas d’attirer son attention. Commel’indique le titre, Ibn ‘Askar veut perpétuer le souvenir des saints qui lui sontcontemporains dans l’intention de démontrer la véracité d’un hadith interprété comme

se rapportant au Maghreb : « Un groupe (tā’ifa) de ma communauté ne cesserad’emporter la vérité jusqu’à la venue de l’Heure »113.

Le maître spirituel de l’auteur n’est pas des moindres. Abū Muḥammad‘Abdallāh b. Muḥammad al-Habḷī 114  (m. 963/1556) est le disciple d’al-Ghazwānī 115 

109  ḤAJJĪ, Muḥammad (éd.), Casablanca : Manshūrāt Markaz al-Turāth al-Thaqāfī al-Maghribī (3ème 

edit.), 2003. Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., 231-237 ; AL-MANḴŪRĪ, ‘Uthmān, « al-Intiḵār li-l-taḵawwuf wa al-mutaḵawwifa al-shimāl min khilāl kitāb  Dawḥat al -nāshir  »,  Des repères

dans l’histoire culturelle et religieuse du Maroc, op. cit ., p. 171-187.110 LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit., p. 51.111  Ibid., p. 231.112  DOUTTÉ, Edmond, « Notes sur l’Islam maghrébin  : les Marabouts », Revue de l’Histoire des

 Religions, Paris, 1900, t. XLI, p. 12.113  Dawḥa, p. 11. On trouve effectivement d’autres versions de ce Hadith (cf.  Kanz, n° 35130) où il est

question des Ahl al-Maghrib (« les gens du Maghreb »).114 Cf. Salwa, vol. II, p. 78. Selon al-Kattānī ce saint est enterré à Chefchaouen. 115  Cf. notre chapitre « Renouveau spirituel et l’émergence du chérifisme –   al-Jazūlī   et ses adeptes

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(m. 935/1528-9), le deuxième successeur d’al-Jazūlī   (m. 869/1465). Ibn ‘Askar estdonc le premier hagiographe de la tradition jazûlite. Il fournit des renseignementsintéressants sur les profils spirituels des saints qu’il évoque, comme le montrent lesdeux extraits suivants :

« Le désir ardent (al-shawq) pour la Sainte Présence était l’état le plus fréquent [de ‘Abdallāh al-Habḷī]. Il suivait en cela la voie de [‘Umar]

Ibn al-Fāriḍ116 dont il admirait la poésie, surtout sa Tā’īyyat al-kubra117 […].Il a rédigé un nombr e important d’écrits en prose et en forme poétique et sonrang dans la science du dévoilement était tel que personne ne pouvait lesaisir. Le plus étonnant est le fait qu’il n’y avait point de science exotériqueou ésotérique dans laquelle il n’était un imam qu’on suivait, surtout pour ce

qui concerne la science des soufis (al-qawm) et l’éducation prophétique.Tous ses contemporains attestaient de cela, ce qui poussait le cheikh Abū al-‘Abbās al-‘Abbādī al-Akbar 118 à déclarer : "Mon seigneur Abū Muḥammad

‘Abdallāh al-Habḷī est le Junayd de notre temps  !" En réalité, il a dit cela parce qu’il était obstiné dans la contestation des soufis et de leur voie, jusqu’à ce qu’il ait rencontré [le cheikh al-Habḷī] à Fès pendant que lemaître de celui-ci, Abū Muḥammad ‘Abdallāh al-Ghazwānī , était encore envie. Il reconnaissait enfin son mérite et son avancement dans la voie dessoufis et le prenait comme maître et comme guide spirituel […]. »119 

« […] Je l’ai fréquenté longtemps, ce qui m’a apporté extérieurementet intérieurement un bénéfice énorme, que Dieu soit loué ! […] J’ai apprisde nombreuses sciences de lui, comme la théologie, la jurisprudence et l’art

du soufisme et il m’a fait prendre le pacte (al-‘ahd ), comme son maître AbūMuḥammad al-Ghazwānī   l’avait fait avec lui. [Il m’a donné la permission]de rapporter la filiation des maîtres spirituels de la voie de son cheikh. Je l’ai

 pris comme mon imam et d’accès (wasīlatī ) à mon Créateur en raison de ceque j’ai vu en lui […]. »120 

L’hagiographie intègre, comme le montrent ces extraits, l’évolution doctrinale

du soufisme. Depuis le  Mustafād , où le soufi est plutôt un individu qui se retrouvedans des cercles restreints avec ses semblables, ici le rôle du cheikh et les pratiques

qui s’attachent à sa personne, tel le pacte de l’initiation (al-‘ahd ) et le compagnonnage

(IXe-Xe/XVe-XVIe siècles) ».116  Mort en 632/1235, il s’agit du fameux poète soufi égyptien, connu comme « sultan des

désireux » (al-‘āshiqīn). Notons qu’à l’époque d’Ibn ‘Askar  ce saint fait l’objet de critiques virulentes

de la part de certains oulémas (cf. HOMERLIN, Emil, From Arab Poet to Muslim Saint : Ibn  Al-Farid , 

 His Verse, and His Shrine, Le Caire : The American University in Cairo Press, 2001).117 Ce poème, aussi connu comme « le poème de la voie » a été souvent commenté, notamment par lesadeptes de la doctrine d’Ibn al-‘Arabī .118  Nous n’avons pas pu trouver d’informations sur ce personnage. 119  Dawḥa, p. 16.120  Ibid., p. 21.

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(ṣuḥba al-shaykh), sont déjà plus ou moins codifiés. L’auteur ne ressent apparemment pas le besoin de faire preuve de discrétion concernant certaines idées, comme

l’interprétation soufie de la notion coranique de wasīla, et affirme la nécessité del’intermédiaire entre Dieu et ses créatures. De nombreux personnages cités par Ibn‘Askar  ne sont pas des savants et la science n’est plus présentée comme une marqued’élévation spirituelle. La distinction entre science extérieure et intérieure, c'est-à-direentre les sciences islamiques et le soufisme, apparaît sans aucune ambiguïté.

La majorité des saints évoqués par Ibn ‘Askar , sont originaires de la région du

Djebel al-‘Alam, berceau des shurafā’  Idrissides. A cette époque le Djebel représentesemble-t-il une terre propice pour les saints et la pratique du soufisme, alors que Fèsapparaît plutôt comme le lieu où la sainteté se confronte au milieu savant et à l’élite

 politique, ce qui va changer avec la fondation de la zâwiya d’Abū al-Maḥāsin Yūsufal-Fāsī. 

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4. Le Mir’ā t al- maḥāsin  et les Fās ī   –  l’hagiographie et la naissance d’un ordre

soufi

Comme Abū Madyan l’a été au VIIe/XIIIe siècle, il apparaît que le personnaged’Abū al-Maḥāsin, à propos duquel É. Lévi-Provençal a remarqué que « personne,

dans le pays, n’a inspiré autant d’études spéciales »121

, est à l’origine du mouvementhagiographique qui s’est produit à Fès au XIe/XVIIe  siècle. L’essor de la zawiyad’Abū al-Maḥāsin favorise l’apparition d’une littérature hagiographique qui estconsacrée à une tradition initiatique dans un cadre familial122. Ses descendantsforment un nombre considérable de savants et d’écrivains, parmi lesquels comptentmaints hagiographes. Nous nous contentons d’évoquer ici ceux dont les écrits ou la

 personnalité sont significatifs pour l’histoire spirituelle de Fès. Deux fils du cheikh consacrent un ouvrage à leur père. Abū al-‘Abbās Aḥmad

al-Fāsī 123  (m. 1021/1612) est l’auteur d’al-Minaḥ  al-ṣāfiyya fī al -asānīd al -

 yūsufiyya124

, utilisé encore par al-Kattānī, et son frère, dernier enfant d’Abū al-Maḥāsin, Muḥammad al-‘Arabī al-Fāsī 125 (m. 1052/1642) rédige le Mir’āt al -Maḥāsin

min akhbār al - shaykh Abī al -Maḥāsin126 ,  qui est plus connu et constitue une desréférences majeures des Shâdhilites de Fès.

Les deux personnages sont des savants éminents et la zâwiya de leur pèrecontinue d’être fréquentée par les grands saints après la mort de ce dernier,notamment grâce à son frère ‘Abd al-Raḥmān « al-‘Ārif  » al-Fāsī (m. 1036/1626). La

structure même du  Mir’āt al -maḥāsin  montre que cet ouvrage est conçu comme undocument fondateur de la zâwiya et de la Shâdhiliyya de Fès, un peu comme l’a été le

 Minhāj al -wāḍiḥ  pour le ribat d’Abū Muḥammad Ḵāliḥ. La première partie relate la biographie du fondateur 127, notamment sa relation avec son maître ‘Abd al-Raḥmānal-Majdhūb128 (m. 976/1569). Ce dernier, saint de tendance extatique et non-savante,réunit les deux majeures filiations shâdhilites du Maroc, celle de Zarrūq et celle d’al-

Jazūlī . Le  Mir’āt  montre bien comment l’émergence de la zâwiya al-Fāsiyya dans laville de Mawlāy Idrīs, voulue par al-Majdhūb, représente un évènement fondateur.

121 LÉVI-PROVÉNÇAL, Évariste, op. cit ., p. 241.122 Pour une liste des trente-trois ouvrages consacrés à ce saint, cf. l’introduction de Ḥamza al-Kattānī

au Mir’āt  (p. 35-38).123 Cf. LÉVI-PROVÉNÇAL, Évariste, op. cit ., p. 243-244 ; Salwa, vol. II, p. 361.124 Rabat : ms. : BG : n° 1234 d.125 Cf. LÉVI-PROVÉNÇAL, Évariste, op. cit ., p. 244-247 ; Salwa, vol. II, p. 352.126 AL-FĀSĪ AL-FIHRĪ, Muḥammad al-‘Arabī b. Yūsuf, Mir’āt al - Maḥāsin min akhbār al - shaykh Abī

al- Maḥāsin, Beyrouth : Dār Ibn Ḥazm, 2008. En effet, selon les recherches de Ḥ. al -Kattānī (cf. sonintroduction, p. 35-36), le  Mir’āt  ne vient qu’en treizième position dans la chronologie des ouvragesconsacrés à Abū al-Maḥāsin, bien qu’il en constitue sans doute le plus célèbre.127 Sur la notion du fondateur dans l’hagiographie cf. AIGLE, Denise, «  Sainteté et miracles en Islam

médiéval : l'exemple de deux saints fondateurs iraniens », loc. cit .128 Selon Alfred Louis de Prémare (Sîdi ‘Abd -er-Rahmân el-Majdûb –  mysticisme populaire, société et

 pouvoir au Maroc au 16é siècle, Paris : CNRS, 1985, p. 64-65), les hagiographes cherchent àminimiser le coté insolite du maître d’Abū al-Maḥāsin  afin de le rendre plus acceptable au milieusavant de Fès.

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Abū al-Maḥāsin, savant issu d’un milieu bourgeois, importe le secret spirituel dugrand saint à Fès et, par la fondation de la zâwiya, y établit le centre de la Shādhiliyyamarocaine. Grâce à la personnalité de ses maîtres, la Shādhiliyya-Fāsiyya gagnerapidement le milieu savant et favorise, à partir de Fès, une renaissance spirituelle etintellectuelle dont l’impact se fait sentir avec la zâwiya dila’ite dans le domaine

 politique. L’essor de l’activité hagiographique s’inscrit dans ce contexte et contribuede manière décisive au succès de la confrérie dans les cercles savants.

Mais le  Mir’āt  constitue également une référence doctrinale et pratique pourles adeptes de la confrérie. Il consigne soigneusement les pratiques de la zâwiya tellesqu’elles ont été instituées par Abū al-Maḥāsin et reproduit les litanies shâdhilites avecdes instructions relatives aux moments de leur récitation. Comme dans leshagiographies antérieures les paroles du maître sont rapportées, ainsi que lesanecdotes qui montrent comment il a éduqué ses disciples. Pour décrire lecompagnonnage entre le maître spirituel et ses disciples, l’hagiographie s’inspire de la

littérature de la  sīra où l’on trouve les détails de la relation entre le Prophète et sescompagnons129. En effet, comme le saint revit, à la mesure de sa station spirituelle, lesévénements de la vie du Prophète, ainsi les disciples revivent avec leur maître larelation entr e les compagnons et l’Envoyé de Dieu.

Les passages du  Mir’āt  montrent la profondeur de l’enseignement d’Abū al-Maḥāsin ainsi que sa tendance vers une vision de la sainteté prophétique fondée sur

l’équilibre, alors que certains de ses contemporains, les majdhūb, pratiquent uneforme plus extravagante.

« La prière sur le Prophète, que les bénédictions et le salut divins soient sur

lui, comporte la remémoration (dhikr ) de Dieu, alors que l’inverse n’est pasle cas. C’est pour cela que le débordement (al-inḥirāf ) peut se produire lorsde la remémoration de Dieu et non pas pendant la prière sur le Prophète, cequi est étonnant. La prosternation des anges envers Adam est une allusionspirituelle (al-ishāra) à cela : étant absorbés dans la glorification et lasanctification [de Dieu], quand la lumière [d’Adam] éclata devant eux et sonsecret leur apparut, ils se prosternèrent devant lui afin [de trouver]

l’équilibre (al-i‘tidāl ) et cette station est plus parfaite. »130 

Les thèmes abordés dans les paroles d’Abū al-Maḥāsin concernent des sujetsassez subtils de l’enseignement soufi comme la nature de la science inspirée et

l’origine des litanies confrériques, la nécessité du maître spirituel pour que le dhikr   puisse porter ses fruits, les degrés du dhikr   jusqu’à l’extinction dans le Soi divin ou

les trois niveaux de l’unification (al-ittiḥād ). Le statut de la visite des tombes des

129 Cf. GRIL, Denis, « Le modèle prophétique du maître spirituel en Islam »,  Maestro e discepolo,FILORAMO, Giovanni (dir.), Piacenza : Centro di alti studi in science religiose di Piacenza, 2002, p.345-360.130  Mir’āt , p. 158.

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saints occupe un passage relativement long  131. Les explications du maître se basentsur la réalité spirituelle et primordiale du Prophète :

« Il n’y a pas de visiteur et de visité pour d’autre que lui et procédant d’autreque lui [le Prophète], que la bénédiction et le salut divin soient sur lui, car il

est le premier être qui est sorti du néant et il est le lien ( rābiṥa) entre lecontingent et l’éternel. […] Il est évident que la lumière de l’existence, sa

 perfection, son bien et sa beauté, dans les extérieurs et les intérieurs, provient de la lumière de son essence intérieure et est imprégnée par elle.L’ensemble des saints, que dis- je, l’ensemble des prophètes, sont rattachés àlui et tirent de lui leur influence spirituelle.

En vérité, aucun miracle, signe divin ou fait extraordinaire ne se produit si ce n’est grâce à lui. Le soufi réalise cela en vertu de ce qui lui estdévoilé du secret aḥmadien qui pourvoit la totalité des essences parfaites,celles du passé et celles de l’avenir. Les paroles des saints et des savants par

Dieu sont unanimes sur le fait que la totalité du soutien spirituel des scienceset des œuvres provient de lui […]. 

En somme, il [le Prophète] est l’élixir du bonheur et tout être heureuxdans l’univers l’est par l’intermédiaire de sa bénédiction […]. »132 

Ce court extrait montre la portée initiatique d’un ouvrage comme le  Mir’āt   qui pourtant se présente en premier lieu comme un hommage à l’ancêtre   de la famillesoufie al-Fāsī. A  remarquer aussi l’influence de la doctrine jazûlite qui, inspirée parles idées de ‘Abd al-Karīm al-Jīlī 133 (m. 832/1428), reconduit toute forme de sainteté

au Prophète. Mais, à la différence de certains de ses contemporains, Abū al -Maḥāsin sait intégrer cet enseignement dans une spiritualité sobre, fondée sur l’équilibre entrele respect des convenances extérieures telles qu’elles sont déterminées par lessciences islamiques et l’immersion dans les vérités intérieures.

« Le soufisme c’est d’aspirer vers Dieu par ce qu’Il agrée de la façon dont Ill’agrée. »134 

Le fait que le Mir’āt  comporte un enseignement initiatique aussi développé et originalexplique le succès du livre dans les cercles soufis et en fait un des ouvrages majeurs

de la littérature hagiographique du XIe/XVIIe siècle.Une partie du Mir’āt  est dédiée aux membres de la famille al-Fāsī. La famille 

apparaît ainsi comme un moyen pour assurer la perpétuation de la traditioninitiatique135. C’est effectivement l’époque où l’hagiographie de Fès commence à

131  Ibid ., p. 163 sq.

132  Ibid., p. 239-261.133

 Cf. ADDAS, Claude, « A la distance de deux arcs ou plus près - La figure du Prophète chez ‘Abdal-Karîm Jilî », sans édit., 2008.134

  Mir’āt , p. 184.135 Cf. à ce propos SEBTI, Abdelahad, Ville et figures du charisme, Casablanca : Toubkal, 2003, p. 49sq.

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s’imprégner de cette idée, qui pourtant, n’est pas du tout nouvelle, si on considère lesautres régions du Maroc136. Cependant, la continuité de la Fāsiyya-Shādhiliyya n’est

 pas conditionnée par la famille du fondateur comme le montre la troisième partie du Mir’āt  où il est question des compagnons d’Abū al-Maḥāsin. Au contraire, si les Fāsīassurent la gestion de la zâwiya-mère et, à travers l’hagiographie, la conservation deson patrimoine, ce sont les disciples du maître qui permettent l’expansionexceptionnelle de la voie. Ainsi, après ‘Abd al-Raḥmān al-Fāsī ce sont les Ma‘an quicontinuent la transmission du secret initiatique jusqu’à ce que cette traditioninitiatique se répande au XIIIe/XIXe  siècle dans le monde islamique avec laDarqāwiyya.

Une section importante concerne la filiation initiatique du maître. Cesdonnées, démontrant la régularité initiatique de la confrérie et surtout son origine

 prophétique, servent comme source pour les ouvrages ultérieurs137. On trouve

également un passage138 affirmant le rang éminent des  shurafā’  du Djebel al-‘Alam,

c'est-à-dire du clan dont est issu ‘Abd al-Salām Ibn Mashīsh (m. 622/1225), le maîtred’al-Shādhilī  (m. 656/1258). Fidèle continuatrice de la spiritualité jazûlite, la traditional-Fāsī s’inscrit dans le rapprochement entre soufisme et chérifisme. La vénération

des ahl al-bayt   marquera toujours l’enseignement du shâdhilisme de Fès etl’hagiographie est un condensateur de cette tendance. 

Le Mir’āt  peut sans doute être considéré comme une forme représentative del’hagiographie confrérique de Fès. Les auteurs postérieurs se référent abondamment àce qu’ils considèrent comme une référence majeure de sa tradition spirituelle. A lasuite du  Mir’āt   il est possible de distinguer plusieurs genres. On peut noter les

monographies consacrées à un saint, comme le Maqṣad al-aḥmad   fī ta‘rīf bi- sayydinā

 Ibn ‘Abdallāh Aḥmad 139 et le Mu‘tamad al -rāwī fī manāqib sayydī Aḥmad al-Shāwī 140 

de ‘Abd al-Salām b. al-Ḷayyib al-Qādirī  (m. 1110/1698), le Ta‘rīf bi-l- shaykh Abī al -‘Abbās Aḥmad al-Yamanī 141 d’al-Masnāwī  (m. 1136/1724) et le fameux  Jawāhīr al -

ma‘ānī wa bulūgh al -awānī fī fayḍ al- sahykh Abī al’Abbās Aḥmad al-Tijānī 142 de ‘Alī

al-Ḥarāzim Bar r ādah, le disciple majeur du fondateur de la Tijāniyya. On trouveégalement à plusieurs reprises des ouvrages qui concernent un saint et son principal

disciple comme le Ibtihāj al -qulūb bi-khabar al- shaykh Abī al -Maḥāsin wa shaykhihi

al- Majdhūb143 de ‘Abd al-Raḥmān b. ‘Abd al-Qādir  al-Fāsī (m. 1096/1685) et le Nūr

al-qawī fī dhikr shaykhinā mawlānā ‘Abd al -Wāḥid al- Dabbāgh wa shaykhihi

136  Notamment les ribats du Sud où l’aspect familial du soufisme est très tôt beaucoup plus prononcé

que dans les milieux urbains (cf. CORNELL, Vincent, op. cit., p. 32-63).137 Cf. l’introduction de Ḥamza al-Kattānī (op. cit ., p. 9).138

  Mir’āt , p. 249.139 Fès : litho., 1351 hég. (1932).140 Rabat : Dār al-Amān, 2009. 141 Ms. : BG, n° 407.142 2 vol., Beyrouth : Dār al-Kutub al-‘Ilmiyya, 1997. 143 Ms. : BG, n° 327 k.

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mawlānā al -‘Arabī al - Darqāwī 144  de Muḥammad al-Mahdī Ibn al-Qāḍī  (m. 1271/1855). Dans ces cas il s’agit d’affirmer la continuité d’une filiationinitiatique. Puis il y a les hagiographies qui traitent d’une famille soufie comme le

Tuḥ fat al-ikhwān bi-ba‘ḍ manāqib shurafā’ al -Wazzān145 d’Aḥmad Ḥamdūn al-Ḷāhirīal-Jūḷī  (m. 1777/1191), quoique à Fès la majorité de ce genre traite des Fāsī. Il faut

compter aussi les monographies qui portent sur une confrérie, notamment le  Mumti‘

al-asmā‘ fī dhikr al - Jazūlī   wa al-Tabbā‘   wa man lahumā min al -atbā‘ 146  de

Muḥammad al-Mahdī b. Aḥmad al-Fāsī   (m. 1109/1698) et le  Kanz al-asrār fī

manāqib mawlānā al -‘Arabī al - Darqāwī wa aṣḥābihi al -akhyār 147 d’Abū Zayyān al-M‘askarī al-Ighrīsī 148. On voit que dans ce genre d’ouvrages généralement il n’est pasquestion d’une confrérie, mais du fondateur et de ses disciples. Ainsi on ne trouvequ’assez rarement d’ouvrage portant dans le titre le nom d’une confrérie comme laShādhiliyya, la Nāḵiriyya, la Ḵaqalliyya etc149. Cela montre comment les divers genress’entrecroisent, car dans la monographie du saint on évoque aussi ses disciples et dansl’hagiographie d’une confrérie, le protagoniste est nécessairement son fondateur et cedernier a aussi des descendants. Pour résumer, il apparaît que l’hagiographieconfrérique et soufie tourne autour de ces trois axes, à savoir le saint, la famille et laconfrérie. Comme on verra plus loin, parallèlement apparaît l’anthologie soufie quiinclut l’ensemble des saints de la ville comme le  Rawḍ  al-‘aṥir al-anfās  d’Ibn‘Ayshūn.

L’activité littéraire des Fāsī reste aussi abondante dans les générationssuivantes. Abū Zayd ‘Abd al-Raḥmān al-Fāsī 150  (m. 1096/1685), fils du grand ‘Abdal-Qādir al-Fāsi (1091/1680), est l’auteur de plus de cent soixante-dix ouvrages.

Connu comme « le Suyūḷī de son époque », nous lui devons plusieurs hagiographies,dont une est dédiée à Abū al-Maḥāsin  et son maître151, une autre aux enfants et

 parents de celui-ci152 et deux153 sont consacrées à ‘Abd al-Qādir. Un ouvrage154 traitedes disciples de ce dernier, un autre155 encore de ‘Abd al-Raḥmān al-‘Ārif  al-Fāsī et

144 Ms. : BG, n° 2301 k.145 Fès : litho., 1324 hég. (1905).146 AL-‘AMRAWĪ, ‘Abd al-Ḥayy, MURĀD, ‘Abd al-Karīm (éd.), sans édit., s.l., 1994. 147 Ms. : BG, n ° 2339 d, 2514 k.148 Cf. MICHON, Jean-Louis, « Un témoignage contemporain sur le Šayḫ Darqāwī  », ARA, nov. 1992,vol. 39, n° 3, p. 385-392.149 Une exception semble être les deux filiations shâdhilites qui convergent dans le maître d’Abū al -Maḥāsin, à savoir la Jazūliyya et la Zarrūqiyya (voir annexes). Dans ce cas il s’agit probablement demontrer la continuité entre la Fāsiyya-Shādhiliyya de Fès et ces deux filiations, qui constituent lesfiliations majeures de la Shādhiliyya maghrébine.150 Salwa, vol. I, p. 357.151  Ibtihāj al -qulūb bi-khabar al- shaykh Abī al - Maḥāsin wa shaykhihi al - Majdhūb, ms. : BG, n° 327 k.152  Anīsat al -masākin fī abnā’ Abī al - Maḥāsin, perdu.153  Tuḥfa al -akābir fī manāqib al - shaykh ‘  Abd al-Qādir , ms. : BG, n° 2074 d ;  Bustān al -aẓāhir fī

akhbār al - shaykh Abī Muḥammad b. ‘Abd al - Raḥmān, perdu.154  Ibtihāj al -baṣa’ir fī man qara’a ‘alā al - shaykh ‘Abd al -Qādir , ms. : BG, n° 2074.155  Azhār al -bustān bi-tarjamat al- shaykh ‘Abd al - Raḥmān, ms. : BR, n° 583 ; BG, n° 2074 d.

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 puis un autre156  porte sur Maḥammad b. ‘Abdallāh b. Ma‘an al-Andalūsī (m.1062/1652). Cette activité hagiographique intense va de pair avec l’accroissement del’influence que prend la zâwiya al-Fāsiyya à partir des années trente du XVIIe sièclecomme centre du savoir islamique157. Lieu de rencontre entre le soufisme et latradition savante, elle joue un rôle de premier plan dans la revivification des sciencesislamiques au Maroc et le père d’Abū Zayd ‘Abd al-Raḥmān, ‘Abd al-Qādir, en est undes protagonistes. Dans ce contexte, l’hagiographie sert principalement l’objectifd’affirmer l’autorité spirituelle et intellectuelle des maîtres de la confrérie. Mais, endehors du cadre strictement confrérique, ‘Abd al-Qādir semble, comme son ancêtreAbū al-Maḥāsin, donner une nouvelle impulsion à la tradition hagiographique de laville idrisside, comme nous le verrons à propos des Qādirī.

Muḥammad al-Mahdī al-Fāsī 158  (m. 1109/1698), disciple de Maḥammad b.‘Abdallāh Ma‘an et savant notoire, est, entre autres159, l’auteur d’un ouvrage

important concernant la tradition jazûlite, le Mumti‘ al -asmā‘ fī akbār al - Jazūlī  wa al-Tabbā‘   wa mā lahumā min al -atbā‘ 160, d’un autre relatif à la filiation d’AḥmadZarrūq, le Tuḥ fa ahl al-ṣiddīqiyya bi-asānid al -J azūliyya wa al -Z arrūqiyya161. Commel’histoire profane sert à élucider les événements contemporains, ainsi l’hagiographie,en retraçant l’histoire spirituelle, réaffirme l’autorité d’une tradition initiatiqueexistante. La famille al-Fāsī affirme à travers l’hagiographie son autorité spirituellecomme gardienne d’un patrimoine initiatique et de sa véritable histoire. Après ledécès de son oncle, ‘Abd al-Qādir al-Fāsi, al-Mahd ī al-Fāsī, «  très pieux et trèsdévot »162, est le représentant majeur des Fāsī et, bien que rattaché spirituellement aux

Ma‘an, il est une des raisons du prestige dont la zāwiya continuera à jouir.

156 Le titre de cet ouvrage est inconnu.157  Cf. AL-DHAHABĪ,  Nafīsa, al- Zāwiyya al - Fāsiyya –   al-Taṥawwur wa al -adwār ḥattā nihāyat al -

‘ahd al -‘alawī al -awwal , Casablanca : Maḷba‘at al- Najāḥ al-Jadīda, 2001, p. 307-311.158

 Cf. LAKHDAR, Mohamed, op. cit., p. 109-112 ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 273-275.159

 Ses œuvres incluent également deux opuscules sur Abū al-Maḥāsin (al- Jawāhir al -ṣāfiyya min al -maḥāsin al - yūsufiyya, ms. : BG, n° 1234 d) et un autre sur son maître Maḥammad b. ‘Abdallāh Ma‘an

qui est perdu (‘Awārif al -minnat fī manāqib sayyidī Maḥammad b. ‘Abdallāh Muḥyī al -Sunna).160

 Cf. supra.161 Ms. : BG, n° 2990 k.162 LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 275.

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5. Les lettrés et la sainteté - Le Jadhwat al- iqtibās  d’Ibn al-Qāḍī  et le Ṣ afwat man

intashar  d’al-Ifrān ī  

Abū al-‘Abbās Shihāb al-Dīn Ibn al-Qāḍī   al-Miknāsī 163  (m. 1025/1616),historien et lettré « dont les ouvrages de biographie sont », comme remarque Gaston

Deverdun164

, « très appréciés », est l’auteur d’un traité sur les personnalités notoiresde Fès parmi lesquelles se trouvent aussi des saints. Le  Jadhwat al-iqtibās fī dhikr

man ḥalla min al-a‘lām madīnat Fās165, « premier tableau d’ensemble du mouvementlittéraire au Maroc sous la dynastie marīnide et sa‘dide »166, présente dans l’ordrealphabétique 646 personnages du IVe/Xe  jusqu’au XIe/XVIIe siècle et aborde l’histoiretopographique de Fès. Les rois, les savants et leurs œuvres, les maîtres et leursétudiants trouvent leur place à côté des saints dans cet ouvrage polyvalent qui montre

 bien comment à Fès la politique, la science et la sainteté s’imprègnent mutuellement.Ibn al-Qāḍī, qui prend ses distances à l’égard de son ancêtre Mūsā b. Abī al-

‘Āfiyya  al-Zannātī (m. 328/940), le persécuteur des Idrissides, prêtant ser ment parDieu qu’il est un « serviteur des gens de la maison prophétique »167, étudie auprèsd’Abū al-Maḥāsin  al-Fāsī et visite la zâwiya dila’ite où il est reçu avec tous les

honneurs. Il représente sans doute la figure typique du lettré (adīb) et savant, qui, sansêtre un adepte engagé du soufisme, côtoie néanmoins ses représentants et contribue àla perpétuation de leur souvenir. Oscillant entre hommes du pouvoir, savants et saints,l’œuvre et la personnalité d’Ibn al-Qāḍī reflètent la relation d’une certaine catégoriede la population au soufisme et à la sainteté. L’intellectuel est à cette époque hommede lettres et historien, il honore les saints en raison de leurs vertus, de leurs miracles et

de leur sagesse et immortalise leur souvenir parmi les personnages qui ont marquél’histoire. Le Jadhwat al-iqtibās est, semble-t-il, pour Ibn al-Qāḍi essentiellement unhommage à sa ville natale et, pour l’historien de la sainteté, une démonstration que sixsiècles après sa fondation, les saints de Fès contribuent autant à sa gloire que les roiset les savants.

Environ un siècle plus tard, une autre figure célèbre de l’histoire culturelle duMaroc, Muḥammad b. al-Ḥajj al-Ifrānī 168  (m. 1138/1725), rédige, dans le but de

continuer l’œuvre d’Ibn ‘Askar, l’auteur du  Dawḥat al-nāshir , son répertoire dessaints du XIe/XVIIe  siècle, le Ṣafwat man intashara min akhbār ṣulaḥā’ al -qarn al-

ḥādī ‘ashar 

169

. L’auteur, à l’œuvre duquel E. Lévi-Provençal a consacré de

163 Salwa, vol. III, p. 163-166.164 « Ibn al-Ḳāḍī  », EI 2, vol. III, p. 837.165  Rabat : Dār al-Manḵūr, 1973.  Cf. HAJJI, Mohamed,  La vie intellectuelle au Maroc à l’époque

 sa’dide, Rabat : Dār al-Maghrib, 1976, vol. I, p. 22-23 ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 248-250.166 LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 250.167 Cf. Salwa, vol. II, p. 164. Al-Kattānī semble avoir de doutes quant à l’authenticité de cette filiation. 168 Cf. LAKHDAR, Mohamed,  La vie littéraire au Maroc sous la dynastie ‘Alawide, Rabat : Éditions

Techniques Nord-Africaines, 1971, p. 178-185 ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 112-131.169 Casablanca : Markaz al-Turāth al-Thaqāfī al-Maghribī, 2004. Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste,

op. cit ., p. 306-309.

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nombreuses pages, est connu comme un historien de la dynastie sa’dienne. On connaîtassez peu sa vie. Dans sa région natale, le Sūs, il est en contact avec le milieu deszâwiyas. Afin de poursuivre ses études, il s’établit à Fès où il assiste entre autres auxcours d’un membre de la famille al-Fāsī. Il se consacre à l’étude de la poésie profaneet devient probablement l’historien de cour de Moulay Ismā‘īl. Durant son activitélittéraire et l’exercice de diverses fonctions officielles, il reste en correspondance avecle chef de la zâwiya Sharqāwiyya de Tadla. On ne sait pas clairement à quel momentde sa vie sa carrière est troublée par des enjeux politiques, mais al-Ifrānī est considéré

 par ses successeurs comme faisant partie des grands écrivains du Maroc. Son ouvragehagiographique sur les saints de Fès est, selon G. Deverdun, « d’une consultationindispensable pour l’histoire du mouvement sharifien et maraboutique au Maroc à

 partir de la fin du moyen âge »170. Al-Ifrānī dit effectivement avoir consulté vingt-

cinq livres pour la rédaction de cet ouvrage. En effet, la Safwat  n’est pas une véritablehagiographie, mais inclut les biographies des savants et se présente, par son style et sa

méthode, comme un travail d’historien. Les anecdotes édifiantes et les récits demiracles cèdent pour la plupart du temps le pas à une reconstitution minutieuse desdonnées biographiques et à des citations de caractère littéraire. Aussi trouve-t-onrelativement peu de renseignements oraux, l’auteur ayant préféré se référer aux écritsde ses prédécesseurs et aux listes bibliographiques des savants.

Ibn al-Qāḍī  et al-Ifrānī  représentent la figure du lettré et de l’intellectuel qui,sans être ou au moins s’afficher comme adepte, entretient un lien constant avec lescercles soufis. L’hagiographie constitue pour eux un moyen de se «  rapprocher deDieu » et d’exprimer leur attachement aux saints. L’œuvre de ces auteurs « profanes »

 permet à la sainteté de sortir du cadre de l’écriture strictement spirituelle et  des’inscrire dans l’histoire intellectuelle du pays. Cette approche «  extérieure », mettantl’accent sur l’aspect historique et littéraire, présente une vision différente de lasainteté qui dévoile sa portée universelle et dépasse le cadre initiatique.

170  EI 2, vol. III, p. 68.

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6. Le Rawḍ al - ‘aṭir al - anfās , une anthologie soufie de la ville de Fès

Après le Mustafād  d’al-Tamīmī , le Rawḍ al-‘aṥir al-anfās bi-akhbār al -ṣāliḥīn

min ahl Fās171 d’Abū ‘Abdallāh Muḥammad b. ‘Ayshūn al-Sharrāḷ172 (m. 1109/1697)représente le deuxième ouvrage purement hagiographique consacré exclusivement

aux saints de Fès qui nous soit connu. Puisant largement dans les sources précédentes173, le Rawḍ al-‘aṥir  constitue une synthèse de la tradition hagiographiquedes VIe-XIe/XIIe-XVIIe  siècles et apporte un témoignage immédiat d’une période

 particulièrement intéressante pour l’histoire du soufisme fâsi174.De l’auteur Ibn ‘Ayshūn  peu d’éléments biographiques sont connus. Ne

comptant pas parmi les savants renommés, il exerce probablement son métier dansune soierie et ne semble pas avoir joui d’une notoriété particulière parmi sescontemporains. Bien que son maître et éducateur soit doté d’une personnalité

 particulière, le profil spirituel de ce dernier est typique pour l’époque. De filiation

 jazûlite, Mas‘ūd b. Muḥammad al-Sharrāḷ175

 (m. 1031/1622) est un majdhūb qui n’est pas astreint à la Loi sacrée ( sāqiṥ al-taklīf ), étant « éteint dans le Prophète », commel’explique al-Kattānī. Le milieu soufi décrit par Ibn ‘Ayshūn compte de nombreux

 personnages de ce genre, ce qui n’est pas le cas dans les hagiographies antérieures.La problématique de l’attribution du  Rawḍ  a attiré l’attention des

hagiographes et des orientalistes176. De notre point de vue, la querelle révèle avanttout le fait qu’il ne s’agit pas de l’œuvre d’un personnage isolé, mais que certainsmembres de la zâwiya Fāsiyya  et du clan des Qâdiris s’y sont directement etindirectement associés, ce qui confirme la valeur représentative de l’ouvrage.

Le  Rawḍ  al-‘aṥir   se présente comme l’hagiographie des éminents soufisenterrés à Fès. Il s’agit d’un ouvrage visiblement destiné aux adeptes du soufisme. On

ne trouve pas de biographies des savants, des lettrés ou des  shurafā’  qui ne sont pasrattachés au taṣawwuf 177. Les majdhūb  sont assez nombreux et la précaution quicaractérise d’autres ouvrages biographiques quant à la description des états et des

 propos extatiques semble ici volontairement absente. Les données généalogiques et

171  IBN ‘AYSHŪN AL-SHARRĀḶ, Muḥammad b. Muḥammad, al- Rawḍ al -‘āṥir al -anfās fī akhbar

al-ṣāliḥīn min ahl al - Fās, AL- NAẒẒĀM, Zahrā’ (éd.),  Rabat : Manshūrāt Kulliyya al-Ādāb wa al-

‘Ulūm al-Insāniyya, 1997. Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 280-283.172  Nashr al-mathānī , vol. III, p. 84.173 Cf. l’introduction de l’édition critique par AL- NAẒẒĀM, Zahrā’, op. cit ., p. 37-38.174 Le jugement d’É. Lévi-Provençal, selon lequel « […] on n’a pas grand profit à attendre du  Rawḍ 

 pour l’histoire hagiographique du Maroc » (op. cit ., p. 283), est difficilement soutenable, si onconsidère que cet ouvrage représente un témoignage représentatif pour une époque cruciale de

l’histoire spirituelle du pays. Le fait qu’on trouve de nombreux passages du  Rawḍ  dans leshagiographies ultérieures ne fait que démontrer la considération et la diffusion dont a joui cet ouvrage. 

175 Cf. al- Rawḍ al -‘aṥir , p. 303-307 ; Salwa, vol. III, p. 147-148.176 Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 281-282 ; AL- NAẒẒĀM, Zahrā’, op. cit., p. 24-25.177  Si le rattachement des saints du IVe/Xe  siècle à une forme formalisée de soufisme est certesdiscutable du point de vue historique, la nature initiatique de cette sainteté ne fait aucune doute pourIbn ‘Ayshūn. C’est pour cela qu’il ne distingue pas entre ces saints et ceux dont un rattachement soufiest connu, lorsqu’il accorde le même titre à tous. 

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Extrait de la thèse « Fès, la ville et ses saints (808-1912) : Hagiographie, tradition spirituelle et héritage prophétique »,soutenue à l’Université de Provence, 2012 (en cours de publication)

savantes sont plutôt concises, sans doute dans le but de réduire l’aspect technique del’ouvrage. Si Ibn ‘Ayshūn  s’efface généralement devant les passages qu’il reproduitdes hagiographies antérieurs, il s’étend longuement sur des considérations assez

subtiles de l’enseignement soufi, ce qui fait du  Rawḍ  al-‘atir   une mine pourl’historien du soufisme maghrébin. Des passages comme celui qui suit à propos deMahammad b. ‘Abdallāh Ma‘an al-Andalūsī (m. 1062/1652), un disciple du fondateurde la zâwiya Fāsiyya, présupposent une certaine connaissance de la terminologiesoufie :

« Il disait : "Les moyens (asbāb) sont une nécessité quant à l’existence(wujūd an), alors que le fait d’en être absent est une nécessité pour la vision

spirituelle ( shuhūd an)". Il fait allusion à l’extinction (al- fanā’ ) et au fait de se

débarrasser des sciences, des formes et tout ce qu’exige l’existencematérielle, ainsi qu’au fait de ne pas se tourner vers ce qui nous est accordéde ces choses et de ne pas s’y arrêter. Il disait  : "Notre voie est celle d’al-Ḥallāj178". [...] Il faisait souvent allusion au repliement de l’univers dans sa

 poignée dans l’état d’extinction et évoquait le verset coranique  Les cieux

 sont repliés dans Sa droite179. [...] Il faisait souvent allusion à la station de la

subsistance en Dieu (al-baqā’ ) et évoquait l’état des gens de la subsistanceen Dieu. »180 

La vocation du  Rawḍ  al-‘aṥir   est donc visiblement initiatique. Les biographies nevisent pas à informer le lecteur sur la biographie historique et savante des

 personnages, mais à lui transmettre leur enseignement, à décrire leur profil spirituel et

leur conduite. On peut donc considérer l’ouvrage d’Ibn ‘Ayshūn  comme unecontinuation du  Mustafād   d’al-Tamīmī . La différence entre les deux reflète ledéveloppement doctrinal et pratique du soufisme de Fès durant les quatre cents ansqui séparent les deux ouvrages. Les allusions aux expériences contemplatives sont

 beaucoup plus fréquentes et élaborées. La connaissance spirituelle prend le pas sur la pratique181  et la figure du Prophète acquiert une signification plus intérieure182. Lemouvement jazûlite exerce une influence importante sur les cercles soufis de Fès et

l’auteur lui-même est disciple d’un maître de filiation jazûlite. Ainsi, dans le Rawḍ al-‘aṥir  la fonction initiatique de l’être spirituel du Prophète forme la référence centrale

178 Il s’agit al-Ḥusayn b. al-Manḵūr al-Ḥallāj (m. 309/921) auquel remonte la fameuse déclaration ana

al-Ḥaqq (« je suis le Vrai »).179 Coran, XXXIX : 67.180  Al- Rawḍ al -‘aṥir , p. 125-126.181 Comme l’a expliqué É. Geoffroy («  Hagiographie et typologie spirituelle à l’époque mamelouke »,

loc. cit .,  p. 92), l’insistance sur «  la partie immergée ou occultée du saint » traduit l’idée que ladescription du seul comportement s’avère comme superficiel par rapport à la nature essentiellementintérieure de la sainteté. C’est notamment le cas chez les auteurs de « l’école shâdhilite », à laquelleappartient d’ailleurs Ibn ‘Ayshūn.182 C’est d’ailleurs une caractéristique de toute l’hagiographie maghrébine à partir de la fin du Moyen

Age. Cf. AMRI, Nelly, Les saints en islam, messagers de l’espérance, Paris : Cerf, 2008, p. 143-156.

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de la sainteté, alors que dans l’ouvrage d’al-Tamīmī c’est plutôt l’imitation du modèle prophétique qui est mise en avant. Malgré ces différences d’accent, l’esprit du

 Mustafād et du Rawḍ al-‘aṥir  est essentiellement le même : Fès apparaît comme villede la sainteté, dont les facettes variées sont personnifiées par ceux qui ont parcouru uncheminement initiatique.

L’ouvrage possède la particularité de présenter  les saints selon le lieu de leursépulture. A notre connaissance, c’est le premier ouvrage hagiographique du Marocqui procède de cette manière. La préférence pour un ordre topographique au lieu d’unordre chronologique relève de la vocation pratique qu’assume l’hagiographie de Fès à

 partir de cette époque. Au Xe/XVIe-XIe/XVIIe  siècle, la ville de Mawlāy Idrīs est

désormais considérée comme la ville des saints par excellence, « la  zāwiya » commedit ‘Abd al-Raḥmān al-Majdhūb183  (m. 976/1569). L’hagiographie ne vise plusseulement à mettre en valeur la présence des saints et des traditions initiatiques d’uneépoque donnée ou à fournir des modèles de sainteté, elle constitue également le

support d’une pratique populaire parmi les soufis comme la population ordinaire  : lavisite ( ziyāra) des tombeaux (ḍarā’iḥ) des saints184. Ibn ‘Ayshūn  ne cherche pas à

 justifier cette pratique comme le fera al-Kattānī   trois siècles plus tard, ou commel’avaient fait ses prédécesseurs pour les miracles des saints. Peut-être l’importance dusanctuaire de Mawlāy Idrīs fait-elle que la visite des saints ne constitue pas, ou pas

encore, un sujet de controverse. Dans le  Rawḍ  al-‘aṥir   le lien entre les saints et lefondateur et patron de la ville est d’ailleurs,  peut-être pour la première fois,volontairement mis en avant. Ainsi, l’auteur commence la série de 89 biographiesavec Mawlāy Idrīs en déclarant :

« Nous débutons par celui auquel revient la préséance ainsi que laconsidération et la vénération dans cette  préface. C’est l’imam de Fès, sonsultan et son bâtisseur. C’est par son intermédiaire que Fès bénéficie de sonstatut [exceptionnel], de la sauvegarde, de la bénédiction et de l’inviolabilitédont elle jouit ainsi que ses habitants. Ce qu’ils accomplissent comme actesde piété pèsera dans sa balance [le jour du Jugement] et sera inscrit dans sonregistre.

 Notre maître Abū al-‘Alā’ Idrīs, que Dieu nous fasse bénéficier de sa bénédiction :

Que pourrais-je dire ou comment pourrais- je faire l’éloge de celui dontla filiation est celle du seigneur des habitants de la terre et des cieux [c.à.d.le Prophète], dont la lumière se déverse sur l’ensemble des créatures et dontle compagnon fidèle était Gabriel, l’ambassadeur qui lui transmettaitl’inspiration et la révélation du Souverain Majestueux !

183 Cf. SKALI, Faouzi, op. cit ., vol. I, p. 78.184  Pour l’émergence de la littérature de  ziyāra  au Moyen-Orient à partir du VIe/XIIe  siècle cf.

KARAMUSTAFA, Ahmet, T., Sufism - The formative period , Edinburgh : Edinburgh University Press,2007, p. 132. Pour la visite des saints à Fès comme pratique initiatique voir notre ch. « La pratique dela sainteté ».

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Le lien de ce seigneur noble au Prophète, que la bénédiction et le salut

divins soient sur lui, est proche ; [elle remonte à] notre maître ( Mawlānā)Idrīs [I] fils de ‘Abd al-Mālik fils d’al-Ḥasan al-Muthannā fils d’al-Ḥasan al-Sibḷ fils de ‘Alī et Fāḷima, la fille de l’Envoyé de Dieu. Il réunit la noblessedu sang à celle de la religion, de la science et des oeuvres, comme il réunitl’appartenance à la maison prophétique et le califat, la science et la sainteté.Il n’y a pas [de noblesse] plus noble, ni plus élevée, plus splendide, plus

 pure, plus bénéfique et plus prestigieuse que celle-là. Son sanctuaire est, queDieu soit loué, tellement connu des gens de ce pays qu’il est superflu de ledécrire et son tombeau ne représente aucune équivoque pour eux. Le rangqu’il occupe dans leurs cœurs dépasse toute limite et [la reconnaissance de]son mérite est une nécessité pour tout un chacun. Il n’y a donc aucun besoind’allonger le discours à son sujet et celui qui désire cela, qu’il se réfère auxlivres connus185, dans lesquels se trouvent les récits de son histoire.

 Nous commençons par les gens de sa ville qui se trouvent dans sa qibla [c.à.d. dans la direction rituelle de la prière] et entamons [le récit des saintsde Fès] par ceux qui se trouvent à Bāb al-Futūh [en dehors des remparts deFès]. »186 

Comme il a été signalé auparavant, l’hagiographie intègre désormais l’histoireconventionnelle. Les soufis sont associés au paradigme fondateur de Fès et, dotés du

taṣrīf , sont impliqués dans la gestion et dans la préservation de son patrimoinespirituel.

Mais le répertoire hagiographique d’Ibn ‘Ayshūn  ne se réfère pas seulementhistoriquement à Mawlāy Idrīs, mais également topographiquement. Le sanctuaire dusaint patron représente le centre spirituel de la ville, alors que ses quartiers sontsacralisés par les tombeaux des saints. L’idée d’une topographie sacrée de Fès, qui aété relevée par F. Skali187, sera reprise par al-Kattānī  dans sa somme hagiographique.

Le  Rawḍ  al-‘aṥir al-anfās  représente sans doute, avec le  Mustafād   d’al-

Tamīmī   et la Salwat al-anfās  d’al-Kattānī, l’un des chefs-d’œuvre de la traditionhagiographique de Fès. Intégrant les sources antérieures, l’ouvrage d’Ibn ‘Ayshūn  introduit la figure de Mawlāy Idrīs comme symbole historique et fondateur de la

sainteté fâsie ainsi que l’idée d’une topographie sacrée. L’hagiographie de la ville deFès développe ainsi ses propres caractéristiques lies à son histoire et à la personnalitéde ses saints. C’est enfin le témoignage éclatant d’un élan renouvelé du soufisme suiteau mouvement jazûlite188 et à l’impact de la vénération du Prophète qu’il a formalisée

185 Ibn ‘Ayshūn pense sans doute au  Rawḍ al -qirṥās et au  Janā zahr al -ās dont il a été question plushaut.186  Al- Rawḍ al -‘aṥir , p. 48-49.187 Cf. Topologie spirituelle et sociale de la ville de Fès, 4 vol., thèse de doctorat, Paris VII, 1990.188 Cf. AL- NAẒẒĀM, Zahrā’, « al-Ḥayāt al-rūḥiyya wa al-dīniyya min khilal kitāb al- Rawḍ al -‘aṥir al -anfās bi-akhbār al -ṣāliḥīna min ahl Fās »,  Actes du colloque :   Fās fī tārīkh al -Maghrib, AL-‘ABDALLĀWĪ, Idrīs (dir.), Rabat : Maḷbū‘āt Akādīmiyyat al-Mamlakat al-Maghribiyya, 2009, vol. II,

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comme pratique initiatique.

 p. 13-31.

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7. Les Qādir ī –  Hagiographie soufie, généalogie chérifienne et historiographie

savante

Les Fāsi ne sont pas les seuls qui s’engagent dans la perpétuation de lamémoire spirituelle de Fès. Durant le règne du sultan ‘alawite Ismā‘īl (m. 1140/1727)

les descendants du saint de Bagdad ‘Abd al-Qādir al-Jīlānī (m. 561/1166), lesQādirī 189, se révèlent également comme étant particulièrement productifs. S’il est

 possible d’expliquer cela par la politique du souverain190, il apparaît que la zâwiya al-Fāsiyya a également joué un rôle important, puisque la plupart des hagiographes ysont rattachés d’une façon ou d’une autre. Les premiers auteurs Qādirī, Muḥammadal-‘Arabī al-Qādirī (m. 1106/1694) et son frère ‘Abd al-Salām (m. 1110/1698), sontdes élèves de ‘Abd al-Qādir al-Fāsī et  fréquentent Aḥmad Ma‘an  ainsi qu’al-Yūsī .Leur attention se dirige vers les origines prophétiques de leur famille dans le butd’affirmer la dimension spirituelle du chér ifisme et son rapport avec la sainteté.

En effet, la littérature généalogique relative aux descendants du Prophèteapparaît bien avant, lorsque les Mérinides mettent en place au VIIIe/XIVe  une politique visant à favoriser le chérifisme comme légitimation religieuse de la dynastie.

Le  Nuṣḥ  mulūk al - Islām bi-ta‘rīf bi-mā yajibu ‘alayhim min ḥuqūq ahl al -bayt al-

kirām  d’Ibn al-Sakkāk 191  (m. 818/1415), cadi de Fès et disciple du shâdhilite Ibn‘Abbād al-Rundī (m. 793/1390), veut rappeler aux souverains le droit des descendantsdu Prophète. Deux siècles plus tard, le traité192  d’al-Tuhāmī   Ibn Raḥmūn  (m. AuXIe/XVIIe siècle), commandé par Moulay Ismā‘īl, se veut un recensement des familleschérifiennes du Maroc et une vérification de leur lignages193. Les premiers ouvrages

généalogiques sont donc marqués par une vocation plutôt pratique et même politique.Il faut attendre le XIe/XVIIe siècle pour que l’écriture du chérifisme s’associe, grâceaux Qādirī, de manière explicite avec la pensée soufie.

En tout cas, la généalogie fâsie a toujours été considérée comme une disciplinereligieuse hautement méritoire, notamment parce qu’elle a toujours été ornée del’éloge du Prophète et de sa famille. En analysant la signification de cette littératurecomme document historique et sociologique, A. Sebti a pu dégager trois motivationsqui s’y « croisent » : « Acte de piété recherchant la bénédiction divine etl’intercession du prophète, volonté de contrôle administratif de la part d’un Étatdistributeur de privilèges, volonté de défense animant une aristocratie qui entendaffirmer ses titres de noblesse tout en se prémunissant contre l’intrusion »194. Il estvrai que des motivations assez diverses peuvent être à l’origine de cette écriture, mais

189  Voir notre ch. « La naissance d’une tradition initiatique fâsie - Abū al-Maḥāsin  et la zâwiya al-

Fāsiyya (Xe-XIe /XVIe-XVIIe siècles) ». É. Lévi-Provençal leur consacre un chapitre à part (op. cit ., p.275-280).190

 Cf. SEBTI, Abdelahad, op. cit ., p. 22-25.191

 Cf. ibid., p. 19-22.192 Shudhūr al -dhahab fī khayr al -nasab, ms. : BG, n° 1484 d.193 Cf. SALMON, Georges, « Ibn Raḥmoûn et les généalogies chérifiennes », AM , n° III, 1905, p. 159

 sq. ; SEBTI, Abdelahad, op. cit ., p. 23.194

 Op. cit ., p. 23.

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l’étude des ouvrages généalogiques et de leurs auteurs montre que les intentionsspirituelles n’excluent pas forcément des applications pratiques. Ce qui nous intéresse est de voir quel rôle la généalogie a pris à l’intérieur de la tradition hagiographique deFès ou plutôt de montrer comment la généalogie peut représenter un type d’écriturehagiographique195.

La littérature des ansāb  chérifiens contient en effet des élémentshagiographiques et l’inverse est vrai aussi. La noblesse de l’origine représente, dans lecas de saints personnages, une indication de l’élection divine196, ainsi que l’expressionde la pureté qui les distingue des hommes ordinaires197. Chez des auteurs comme‘Abd al-Salām al-Qādirī 198, qui est considéré d’après E. Lévi-Provençal comme legénéalogiste le plus compétent du Maroc, les deux écritures qui s’enrichissentmutuellement. Visiteur fervent du sanctuaire d’Ibn  Mashīsh, cet écrivain consacre

également plusieurs monographies à des saints de Fès. Le  Maqṣad al-aḥmad fī ta‘rīf

bi- sayydinā Ibn ‘Abdallāh Aḥmad 199   porte sur l’un des plus grands maîtres de

l’époque, Aḥmad Ma‘an al-Andalūsī (m. 1120/1708), alors que le  Mu‘tamad al -rāwī

 fī manāqib sayydī Aḥmad al-Shāwī 200 concerne un saint très populaire autant chez le peuple que chez l’élite religieuse. Ce dernier ouvrage vise à mettre en évidence desaspects de la fonction et de la personnalité d’Aḥmad al-Shāwī qui étaient cachés deson vivant et seulement connus par certains saints ou disciples. En se chargeant derévéler, après le décès du saint, le rang et la fonction de ce dernier, l’hagiographe se

fait son porte-parole et continuateur post-mortem et revêt le rôle du médiateur entre lesaint et la société. C’est pour cela que dans la conclusion al-Qādirī traite de la visitedu sanctuaire du saint et explicite ses convenances. Pour que la fonction spirituelle du

saint puisse s’exercer de manière directe201  après la fin de son existence physique,l’hagiographe encourage et réhabilite la pratique de la ziyāra.

Parmi ses environ quarante-cinq écrits on trouve des ouvrages didactiques,souvent mnémotechniques, traitant des sciences islamiques et du soufisme, ainsi que

195  Pour les différents registres du texte généalogique cf. SEBTI, Abdelahad,  Aristocratie citadine,

 pouvoir et discours savant au Maroc précolonial  –   Contribution à une rélecture de la littérature

 généalogique fâsie, thèse de doctorat, Paris VII, 1984.196

 « L’insistance sur l’origine noble n’est qu’un symptôme de la loi qui organise la vie du saint. Alorsque la biographie s’attache à déceler une évolution et donc des différences, l’hagiographie postule que

tout est donné à l’origine avec une "vocation", avec une "élection", ou, comme dans les vies del’Antiquité, avec un ethos initial. L’évolution tient dès lors seulement à la manifestation de ce donné »

(DE CERTEAU, Michel, « Hagiographie »,  Encyclopedia Universalis, cité par SEBTI, Abdelahad, op.

cit ., p. 43, note 87).197

 Le motif de la pureté du lignage se trouve dès le début dans les ouvrages consacrées au Prophète

comme la sīra d’Ibn Hishām (m. 218/833). 198 Cf. LAKHDAR, Mohamed, op. cit ., p. 112-115.199 Fès : litho., 1351 hég. (1932).200 Rabat : Dār al-Amān, 2009. 201  Grâce au taṣrīf , c’est-à-dire le pouvoir d’intervenir sans êtr e physiquement présent, le saint peutcontinuer à exercer sa fonction après son décès, même si l’emplacement de sa tombe est ignoré. La

visite de sa tombe n’est donc pas une condition pour la fonction  post-mortem du saint, mais elle permet

aux gens de bénéficier de manière active et volontaire de sa baraka.

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des œuvres littéraires. Mais ‘Abd al-Salām est connu avant tout comme l’auteur du

 premier traité de généalogie concernant l’ensemble des shurafā’  de la ville idrisside.

Le  Durr al- sanī fī ba‘ḍ  man bi- Fās min ahl al -nasab al-ḥasanī 202  constitue une

référence majeure pour les généalogistes et les hagiographes ultérieurs. Rédigé sur lademande des shurafā’  idrissides afin d’éclaircir l’origine des différ ents ramifications àun moment où les sultans alawites enquêtent, pour des raisons politiques etfinancières, sur les familles chérifiennes du royaume, l’intérêt de l’ouvrage résideentre autres dans le fait qu’il est basé sur les recherches personnelles de l’auteur qui

analyse des actes de notoriété, de mariage et autres. Bien que le  Durr al- sanī  traite del’ensemble des familles chérifiennes de Fès, l’auteur nourrit visiblement l’intention defaire apparaître les Idrissides comme le « noyau dur »203 de la noblesse fâsie, ce qui

 peut sembler étonnant si l’on considère l’origine mûsâwite204 de l’auteur. Or, à part lefait que cela correspond à une certaine réalité, on peut penser qu’il s’agit de lier le

 phénomène du chérifisme au fondateur de la ville et ainsi de prolonger la sainteté prophétique qu’il symbolise dans l’époque contemporaine.

Comme l’a remarqué G. Salmon205, al-Qādirī s’appuie largement sur le Mir’āt

al-Maḥāsin, sur Ibn al-Sakkāk  et sur le  Rawḍ al-qir ṥās. Depuis le début de l’ouvrageil ne laisse aucun doute sur ses intentions et le point de vue auquel il se place. C’estl’enseignement soufi sur la réalité prophétique, telle qu’on la trouve déjà dans le

 Mir’āt al -Maḥāsin, qui constitue le fondement doctrinal dont se nourrit le  Durr al- sanī   et l’empreinte de la Shādhiliyya de Fès est tout à fait visible206. Il s’agit probablement de la première tentative d’associer dans un ouvrage biographique lechérifisme à la sainteté de nature initiatique.

Ce genre d’écriture trouvera son achèvement avec l’ Ishrāf ‘alā ba‘ḍ man bi- Fās min mashāhīr al -ashrāf 

207  de Muḥammad al-Ḷālib b. Ḥamdūn b. al-Ḥājj al-Sulamī  al-Mirdāsī 208 (m. 1273/1857). Fils d’un des lettrés le plus célébré du règne dusultan Sulaymān (1206/1792-1237/1822), Muḥammad al-Tālib est rattaché à laDarqāwiyya par le biais de Muḥammad al-Ḥarrāq (m. 1261/1845). La structure même

de l’ Ishrāf   est intéressante. Les  shurafā’   de Fès sont divisés en douze branches,rappelant les douze tribus israélites et les apôtres de Jésus. Six familles remontent àal-Ḥasan et six à son frère al-Ḥusayn. La plus grande partie de l’ouvrage est consacréeaux Idrissides. L’auteur cherche aussi à retracer l’agencement topographique de

l’installation et de l’établissement des familles chérifiennes. Il reprend ainsi une idée

202 Fès : litho., 1308 hég. (1891) ; Rabat : ms. : BG, n° 1456 d. La première partie a été résumée par G.

Salmon dans « Les Chorfa idrisides de Fès »,  AM , n° I, 1904, p. 425 sq. et la deuxième dans « LesChorfa Filâla et Djilâla de Fès », AM , n° III, 1905, p. 97. Le titre ne doit pas tromper sur le contenu de

l’ouvrage qui passe en revue également les shurafā’  ḥusaynides.203 L’expression est d’A. Sebti (op. cit ., p. 81).204 Les Qādirī descendent de Mūsā al-Jawn b. ‘Abdallāh al-Kāmil, un frère d’Idrīs I.205  AM , n° I, 1904, p. 427.206 Cf. p. ex. p. 25 où il est question des litanies shâdhilites.207 2 vol., Tétouan : Manshūrāt Jam‘iyya Taḷāwun Asmīr, 2004. 208 Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 342-345 ; SEBTI, Abdelahad, op. cit ., p. 26 sq.

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développée par l’hagiographie fâsie. A. Sebti209  a noté comment les divers genres

s’entrecroisent dans l’ Ishrāf  : Le fiqh pour la méthodologie, la science des ansāb, les

annales politiques, la biographie savante et l’hagiographie. L’ Ishrāf  constitue de parsa complétude et de par son caractère polyvalent un document précieux sur la

 présence chérifienne à Fès, sur ses racines historiques et son caractère sacré au seind’une ville de savants et de saints.

Retournons aux Qādirī. De par son approche éclectique et sa vocation àaffirmer le rang privilégié des familles chérifiennes de Fès, à perpétuer la mémoiredes saints qui ont marqué la ville à son époque et à assurer la continuité d’unetradition savante influencée par le soufisme, ‘Abd al-Salām al-Qādirī est sans douteun devancier des écrivains fâsis des XIIe-XIIIe/XVIIIe-XIXe  siècles. Son poème

didactique sur les quatre pôles210  (aqṥāb) ‘Abd al-Qādir al-Jilānī, Ibn Mashīsh, al-Shādhilī  et al-Jazūlī , montre bien comment chérifisme et sainteté se présentent chezcet auteur comme deux expressions d’une réalité unique, la bénédiction prophétique.

‘Abd al-Salām al-Qādirī meurt avant de pouvoir achever son dictionnaire biographique sur les personnalités religieuses du Maroc du XIe/XVIIe siècle211. C’estson petit-fils, Muḥammad b. al-Ḷayyib al-Qādirī 212  (m. 1187/1773) qui poursuit ce

 projet en rédigeant le  Nashr al-mathānī li-ahl al-qarn al-ḥādī ‘ashar wa thānī 213. Ce

dernier est initié au soufisme par Abū Bakr b. Muḥammad al-Dilā’ī (m. 1149/1736),un descendant et successeur du fondateur de la zâwiya du même nom. De même il

obtient une ijāza  du savant égyptien al-Ḥifnī 214  (m. 1182/1768), qui est égalementgrand-maître de la Khalwatiyya. Muḥammad al-Qādirī est connu pour sa piété et sonindifférence vis-à-vis des biens et des honneurs. Ainsi refuse-t-il toute charge

officielle, mais doit cependant accepter le poste d’imam dans la mosquée al-Andalussous la pression du sultan. Muḥammad al-Qādirī est un auteur fécond qui alliel’histoire et la biographie. Parmi ses écrits on trouve un poème sur la famille al-Fāsī 215 ainsi qu’une monographie sur Qāsim al-Khaḵāḵḵī (m. 1083/1672), un maître de laShādhiliyya-Ma‘aniyya relativement peu connu216. Malāmati, ce dernier fait l’objet decritiques de la part de certains élèves de ‘Abd al-Qādir al-Fāsī, ce qui a pour

209 Op. cit ., p. 33.210  Al- Ishrāf ‘alā nasab al -aqṥāb al -arba‘at al -ashrāf , Fès : litho., 1308 hég. (1891).211 Il s’agit du  Nuzhat al-nādī wa ṥurfat al-ḥādī fī -man bi-l-Maghrib min ahl al-qarn al-ḥādī , Rabat :Dār al-Amān, 2010.212 Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 319-326 ; LAKHDAR, Mohamed, op. cit ., p. 240-241 ; RIZZITANO, Umberto, « Un trattatello di storia dinastica sui Siciliani di illustre discendenza nel

Marocco », ANISL, III, 1957, p. 85-127.213 3 vol., Rabat : Maktabat al-Ḷālib, 1982. L’ouvrage a été traduit dans GRAULLE, A., MAILLARD,

P., « Nashr al-mathânî de Mouhammad al-Qâdirî »,  AM , n° XXI, 1913 et par MICHAUX-BELLAIRE,

Edmond, AM , n° XXIV, 1917.214 Voir notre ch. « La fondation des grands ordres et le renouveau du soufisme  –  entre les influencesextérieures et la réforme interne (fin XIIe-XIIIe/XVIIIe-XIXe siècles) ».215  Farīḍat al -durr al-ṣafī fī waṣf al - jamāl al - yūsufī , perdu.216  Al-Ẓahr al -bāsim wa al -‘urf al -nāsim fī manāqib al - shaykh sayydī Qāsim wa ma’āthir man la-hu

min al-ashyākh wa al -atba‘ ahl al -makārim, ms. : BG, n° 17178 d.

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conséquence une discorde entre la zâwiya Fāsiyya d’al-Qalqliyyīn et  la zâwiyaMa‘aniyya du quartier al-Makhfiyya, conduisant à l’émancipation de cette dernière. Ilest tout à fait possible que la raison qui a poussé notre auteur à rédiger sa biographie

d’al-Khaḵāḵḵī ait à voir avec cet incident, puisqu’il en parle dans son  Nashr al-mathānī 217. Comme le montre encore cet exemple, l’apologie reste en effet une desmotivations principales pour la rédaction des ouvrages hagiographiques.

Quant au  Nashr al-mathānī , il s’inscrit dans une tradition de dictionnaires biographiques partant d’Ibn Qunfudh  jusqu’à l’ouvrage inachevé du grand-père del’auteur. Muḥammad al-Qādirī se distingue pourtant expressément de ce dernier par lavolonté de ne pas employer une terminologie et une approche soufie. Il semblevouloir s’adresser à un public plus large et insérer les saints dans une histoire généraledes personnages des XIe-XIIe/XVIIe-XVIIIe siècles. Chaque année est ainsi introduite

 par une description des événements politiques ou d’autres événements  importantscomme les sécheresses ou la hausse des prix. Se référant à un incident durant son

activité comme notaire, l’auteur insiste dans l’introduction sur l’utilité del’historiographie pour contrevenir à la falsification des biographies, des donnéeshistoriques et des documents légaux. On voit à l’exemple de Muḥammad al-Qādirīcomment les membres des familles soufies et chérifiennes notoires assument lafonction de vérifier et d’authentifier la mémoire légale, intellectuelle et spirituelle dela ville. C’est dans ce sens qu’il affirme que celui qui entreprend un travail comme lesien

« doit être sincère et exempt de toute passion ; il doit s’éloigner de tout ce qui pourrait le conduire au mal ; il doit mettre en évidence le but qu’il poursuit,

affirmer la vérité entre deux parties, rester impartial entre eux [...] ; il fautenfin qu’il ait la pleine possession des textes qu’il cite. »218 

Or, la vocation du  Nashr al-mathānī   semble être d’ordre pratique. Mais s’ils’agit d’un ouvrage de consultation, écrit par un historien, l’auteur n’a pas pus’empêcher d’inclure des considérations d’ordre religieux. Et encore, si son intentionétait de ne pas mettre en avant le point de vue spirituel dans un ouvrage à vocationhistorique, la grande majorité des biographies concerne bien des adeptes du soufismeet des saints. Comme les hagiographes, Muḥammad al-Qadirī espère s’attirer la

 bénédiction des saints en rédigeant son livre et ce dernier se lit en effet comme undictionnaire hagiographique. Pourtant, cette contradiction entre l’introduction et lereste de l’ouvrage est seulement apparente, car elle ne fait que montrer qu’histoire

 profane et histoire sacrée ne sont point considérées comme incompatibles par lesauteurs des ouvrages hagiographiques.

Grâce à cette association d’historicisme et d’hagiographie, le  Nashr al-

mathānī  a inspiré la plupart des biographes et des historiens postérieurs et quelqu’un

comme al-Kattānī   y puise largement pour sa Salwa. Pour l’historien de la tradition

217 Cf. op. cit ., vol. III, p. 82.218 Traduit par GRAULLE, A., MAILLARD, P., loc. cit ., p. 17.

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spirituelle de Fès, l’ouvrage offre un tableau détaillé et  précieux d’une époquecruciale dans l’histoire spirituelle de la ville. 

Ces quelques exemples montrent comment les Qādirī assument pendant plusieurs générations une fonction de premier plan pour la tradition spirituelle de Fès,notamment dans l’écriture de son histoire. En associant, grâce à l’autorité de leurorigine, de leur profession et de leur spiritualité, de manière crédible le chérifisme, lesoufisme et l’historiographie, ils ont donné un élan important à l’écriturehagiographique et montré la voie aux écrivains à venir. Ayant joué à Fès un rôleconsidérable pour la continuité de l’héritage naturel et spirituel du Prophète, lesQādirī contribuent également, grâce à leur compétence intellectuelle, à réhabiliter lasainteté en dehors des cercles souf is. Si le contexte politique a pu favoriser l’activitélittéraire des Qādirī, le rattachement profond de ces derniers à la zâwiya Fāsiyya,centre de la vie spirituelle de Fès de l’époque, apparaît comme étant tout à fait décisif.Porte-parole fidèles des saints et des descendants du Prophète, les écrivains Qādirī

sont enterrés auprès de leurs maîtres à côté du sanctuaire des Fāsī et des Ma‘an sur leshauteurs de Bāb al-Futūḥ.

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8. Une hagiographie de Mawlāy Idr ī s –  La perle précieuse  d’al-Ḥalab ī  

Ce n’est qu’au XIe/XVIIe  siècle qu’une monographie relative à Idrīs  II, lefondateur de Fès, voit le jour. De plus, l’auteur n’est pas d’origine fâsie. Aḥmad b.‘Abd al-Ḥayy al-Ḥalabī 219 (m. 1120/1708), un syrien, s’établit à Fès en 1080/1669-70,

où il est très respecté pour sa poésie. Al-Kattānī   le surnomme « le laudateur duProphète » et lui attribue dans sa biographie des titres illustres. Le répertoire de sesouvrages consacrés à la figure prophétique est effectivement considérable. Les saintsfont également l’objet de ses éloges, notamment les saints de souche idrisside. Al -Yūsī, impressionné par les qualités poétiques de notre personnage, le pourvoit d’uneaide matérielle nécessaire pour son installation à Fès, dont les raisons sont d’ailleursinconnues. Il n’est réprimandé par son bienfaiteur que lorsqu’il rédige un poème où il

fait parler Dieu (‘alā lisān al -Ḥaqq).Mais al-Ḥalabī   n’est pas seulement un lettré. Il est rattaché à un maître

spirituel illustre, un descendant du saint irakien Aḥmad al-Rifā‘ī   al-Ḥusaynī 220

  (m.578/1182). Ce dernier est connu pour un miracle qui s’est produit durant sa visite dela tombe du Prophète à Médine. La vénération du Prophète a surement fait partie del’enseignement qu’al-Ḥalabī a reçu de son maître, un certain Abū ‘AbdallāhMuḥammad al-Rifā‘ī al-Ḥusaynī 221, et c’est cela qui explique peut-être la prédilectionde notre auteur pour l’éloge du Prophète et de ses descendants, ce qui d’ailleursl’amènera à épouser une Kattānī, comme il lui a été prédit dans un rêve.

En tout cas, al-Ḥalabī  rédige son ouvrage hagiographique sur Mawlāy Idrīs, le

 Durr al-nafīs wa al -nūr al -anīs fī manāqib al -imām Idrīs ibn Idrīs222, pour combler

une lacune. Il dénonce les « historiens ignorants » qui privilégient dans leurs ouvragesles biographies des hommes du pouvoir en négligeant celui qui est le plus digned’intérêt. L’ouvrage comporte une partie généalogique qui débouche sur Idrīs I, puisune partie sur les vertus d’Idrīs II et à la fin une autre sur les miracles de ce dernier.

Par rapport au Rawḍ al-qir ṥās, où l’on peut trouver des informations généalogiques et

 biographiques, la nouveauté consiste dans les chapitres consacrés aux manāqib  etsurtout dans ceux consacrés aux karāmāt . Al-Ḥalabī vise visiblement à mettre envaleur la sainteté du fondateur de Fès en l’inscrivant dans une version sacrée del’histoire. Les événements de la vie d’Idrīs II comme la fondation de Fès et tout ce qui

219 Cf . Salwa, vol. II, p. 184 ; LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 286-287 ; SEBTI, Abdelahad,

op. cit ., p. 80-82.220  Cf. POPOVIC, Alexandre, « La Rifâ‘iyya »,  Les Voies d’Allâh, VEINSTEIN, Gilles, POPOVIC,

Alexandre (dir.), Paris : Fayard, 1996, p. 492-496 ; TRININGHAM, Spencer J., op. cit ., p. 37-38.221 Cf. Salwa, vol. II, p. 185.222 AL-ḤALABĪ, Aḥmad b. ‘Abd al-Ḥayy, al-Durr al-nafīs wa al -nūr al -anīs fī manāqib al -imām Idrīs

ibn Idrīs, Fès : litho., 1300 hég. (1882-23). L’ouvrage a fait l’objet d’un article par A. Sebti

(« Hagiographie et enjeux urbains au Maroc : Une biographie d’Idrîs II »,  La religion civique à

l’époque médiévale et moderne, VAUCHEZ, André (dir.), Rome : Ecole Française de Rome, 1995, p.

77-88) qui est reproduit dans son Ville et figures du charisme, p. 79-91. Cf. aussi BECK, Herman L., L’image d’Idris II, ses descendants de Fās et la politique sharīfienne des sultans marīnides , Leyde :Brill, 1989, p. 1-4.

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touche à sa personne post-mortem comme la sainteté de certains de ses descendants, lesort tragique du persécuteur des Idrissides Mūsā Ibn Abī al-‘Āfiyya, la redécouvertede sa tombe et autre, acquièrent le caractère de grâces miraculeuses. Il s’agit d’allercontre l’image d’Idrīs II telle qu’elle apparaît dans les annales dynastiques comme un

 personnage purement historique. Les miracles qui se produisent après sa mort,notamment ceux qui concernent la protection de Fès et la sacralité du sanctuaireidrisside, visent à montrer que la figure de Mawlāy Idrīs dépasse celle d’un fondateuret ancêtre. Comme les plus grands parmi les prophètes et les saints, sa fonctionspirituelle continue à s’exercer après la fin de son existence terrestre. 

Dans un opuscule peu connu, al-Ḥalabī   raconte, comme il a fait sa propreexpérience de la fonction initiatique, que Mawlāy Idrīs continue d’exercer presque

mille ans après son décès. Le Ḥulal al- sundusiyya fī al -maqāmāt al -aḥmadiyya al-qudusiyya223  relate les vingt-cinq stations (maqāmāt ) des vérités muḥammediennesqu’Idrīs II aurait communiquées à l’auteur dans un rêve. Le traité reste encore à être

étudié, mais on ne peut pas s’empêcher de rester émerveillé de la façon dont lefondateur de Fès, la doctrine de la réalité spirituelle du Prophète et la saintetéinspirent les écrivains et les saints de Fès.

Malgré son mérite d’avoir mis par écrit une conception sacrée du fondateur deFès, il serait faux d’attribuer à al-Ḥalabī   l’origine du culte de Mawlāy Idrīs224. Le

mérite de l’auteur du  Durr al-nafīs est d’avoir fait d’une réalité vécue comme telledepuis fort longtemps, un monument écrit. La vénération d’Idrīs II ainsi que la valeursymbolique et sacrée de sa personnalité ont ainsi trouvé une expression décisive et la

 place qui devait lui revenir dans la tradition hagiographique.

Comme hagiographe du saint fâsi par excellence, laudateur du Prophète etdéfenseur des Idrissides, la personnalité d’al-Ḥalabī   jouit d’un prestige particulier.Bien que son rattachement soufi ne soit point mis en avant, le fait d’avoir bénéficié de

la baraka du Prophète et des shurafā’  suffit pour qu’on lui voue quasiment le respectdû à un saint. Enterré dans la proximité de Darrās Ibn Ismā‘īl, sa tombe est encorevisitée jusqu’au début du XIVe/XXe  siècle selon le témoignage d’al-Kattānī   et lesinvocations y sont réputées être exaucées.

223 Ms. : BG, n° 2557 d. Cf. ḴQALLĪ, Khālid, « Min ‘ulamā’ al-‘aḵr al-‘alawī al-awwal - Aḥmad b.

‘Abd al-Ḥayy al-Halabī  »,  Maqālāt tārī khiyya, Fès : Majlat Kulliyyat al-Ādāb wa al-‘Ulūm al-Insāniyya, 1425 hég. (2004), n° 13, p. 223-238.224  Nous allon traiter de cette question dans notre ch. « Renouveau spirituel et l’émergence duchérifisme –  al-Jazūlī  et ses adeptes (IXe-Xe/XVe-XVIe siècles) ».

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9. Hommage érudit à un savant et saint –  la Rawḍat al - maqṣūda  d’al-Ḥawwāt

Les monographies à propos des saints apparaissent relativement tard à Fès.

 Nous avons vu que le  Mir’āt al -Maḥāsin  instaure ce registre hagiographique auXIe/XVIIe siècle. Depuis, maints écrivains ont consacré un ouvrage à un saint, dans la

 plupart des cas il s’agit de leur propre maître. Si l’hommage à Abū al-Maḥāsin al-Fāsīest celui d’un disciple et d’un descendant, la monographie hagiographique développeau fur et à mesure d’autres aspects et prend dans certains cas une allure plus savante.

La  Rawdat al-maqṣūda  représente sans doute le chef-d’œuvre de ce type demonographie qui dépasse le cadre de la biographie d’un personnage. On y trouve parexemple une typologie des confréries soufies, des références généalogiques auxdescendants d’Ibn Mashīsh et des renseignements biographiques assez abondants quiseront réutilisés par quasiment tous les hagiographes fâsis. On sent que l’auteur a mistout son savoir dans la rédaction de cet ouvrage dédié à son maître.

Originaire du Rīf, Abū Rabī‘ Sulaymān al-Shafshāwanī al-Ḥawwāt225

  (m.1231/1816) est un chérif ‘alamī et descendant de ‘Abd al-Salām Ibn Mashīsh. A Fès,élève de Muḥammad al-Qādirī, de Muḥammad b. ‘Abd al-Salām al-Fāsī, d’al-Bannānīet d’Ibn Sūda, il acquiert la réputation d’un étudiant surdoué. Les revenus qui luireviennent de son pays natal le dispensent des fonctions publiques et lui permettent dese consacrer à la recherche et à l’écriture. Cependant, à la fin de sa vie il doit accepterla charge du représentant (nāqib) des  shurafā’   et c’est à cette occasion qu’ils’intéresse à la généalogie. Il a composé pour cette raison des ouvrages sur quelques

 branches chérifiennes de Fès, mais aussi une histoire de la zâwiya dila’ite226.

La  Rawḍat al-maqṣūdat wa al -ḥulal al-mamdūdat fī ma’āthir banī Sūda227

 contient neuf chapitres qui concernent tous le fameux maître de l’auteur, Muḥammadal-Tāwdī Ibn Sūda  (m. 1209/1795), un des « plus grands savants que le Maroc ait

 produit »228. Dans le premier chapitre, al-Ḥawwāt  retrace l’histoire des Banū Sūdamettant en œuvre ses vastes connaissances généalogiques et historiques. Il offre ainsiun parcours de l’histoire de l’Andalus et du Maroc à travers le destin d’une famille.La lettre d’un sultan, le sort des Dila’ites et autres sujets sont abordés et font ainsi del’ouvrage une ressource importante pour l’histoire du Maroc. Le deuxième chapi treconcerne la naissance d’al-Tāwdī. L’auteur intègre de nombreuses références pour

montrer que les événements qui marquent les premières années de son maîtreindiquent déjà son futur prodigieux. Il se sert pour cela de notions soufies et abordemême la doctrine de la lumière prophétique qu’il explique à travers l’exemple d’Idrīs

225 Cf. BERQUE, Jacques, Ulémas, fondateurs, insurgés du Maghreb, Paris : Sindbad, 1982, p. 83 sq. ;

LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 336-340. Al-Ḥawwāt a rédigé une autobiographie, le

Thamarat Unsī fī ta‘rīf bi-nafsī  (AL-ḤIMYAR, ‘Abd al-Ḥaqq (éd.), Chéfchaouen : Markaz al-Dirāsātwa al-Buḥūth al-Andalusiyya, 1996).226  Cet ouvrage a été étudié par Jacques Berque (voir supra). Pour la bibliographie d’al-Ḥawwāt  cf.

l’introduction de la Rawḍat al -maqṣūda  par ‘Abd al-‘Azīz Tiylānī, op. cit ., vol. I, p. 74-75.227 2 vol., Fès : Mu’assasat Aḥmad Ibn Sūda, 1994.228 LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 332.

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II229. Dans un passage concernant la prédilection d’al-Tāwdī pour la visite des tombesdes saints, al-Ḥawwāt se lance dans la biographie d’Aḥmad al-Shāwī 230. Le troisièmechapitre traite des sciences islamiques maîtrisées par al-Tāwdī. Ici on trouve desconsidérations assez intéressantes sur l’histoire et le mérite des différentes disciplinesislamiques, ainsi que sur l’évolution de leurs manuels. Al-Tāwdī apparaît commel’héritier de toutes ces sciences et de ses représentants dont il est ques tion dans le

chapitre suivant. A la manière des  fahāris, al-Ḥawwāt passe en revue soigneusementles biographies des enseignants de son maître et les ouvrages que ce dernier a étudiésavec eux. Après un chapitre sur les chaînes de transmission, les voies soufiesauxquelles s’est rattaché al-Tāwdī forment le sujet du sixième chapitre. On y trouve le

nom, l’origine et la méthode initiatique de quarante ṥuruq, le nombre ayantévidemment aussi une valeur symbolique. Ici encore al-Tāwdī est présenté commel’héritier de la science, mais dans ce cas de la science intérieure. Dans le prochainchapitre, l’auteur réunit diverses litanies et poèmes soufis et aborde les biographies

des certains adeptes et maîtres de diverses confréries marocaines. Les élèves et lesécrits ainsi que les disciples d’al-Tāwdī sont traités respectivement dans les deuxderniers chapitres. Al-Ḥawwāt aborde ensuite la dimension plus initiatique de la

 personnalité de son maître dans le cadre de sa responsabilité au sein de la zâwiya Nāḵiriyya de Fès. Le titre de ce chapitre compare al-Tāwdī à un océan donts’abreuvent ses disciples et parle des «  lumières de son secret intime » dont ils se

revêtent « extérieurement et intérieurement ». Dans cette partie la Rawḍat al-maqṣūda adopte le langage et le style des biographies des maîtres soufis. L’ouvrage se conclut

 par les biographies des fils d’al-Tawdī et d’autres membres de sa famille, peut-être

 pour confirmer la succession familiale du grand savant.La  Rawḍa  contient relativement peu de mention des vertus ou miracles.

L’élément hagiographique consiste à mettre en valeur les qualités intellectuelles prodigieuses, « ce qui lui arriva comme ouvertures de compréhension »231  selon

l’expression d’al-Ḥawwāt. L’énumération détaillée des asānīd   vient ainsi pourillustrer ces manāqib intellectuelles. La r ichesse et l’éclecticisme du livre mis à part,son intérêt réside dans le fait qu’il illustre à travers le personnage d’Ibn Sūda l’harmonie entre la science érudite et le soufisme. Le protagoniste de la  Rawḍā apparaît ainsi comme la personnification d’un idéal qui réunit les paradigmes de

l’élite religieuse de Fès du XIIe/XVIIIe  siècle. Il faut remarquer aussi la référenceconstante à Ibn Khaldūn et, en général, la variété des sujets abordés. L’ouvrage d’al-Hawwāt montre comment l’hagiographie peut devenir le support d’une culturesavante où s’interpénètrent la science islamique, les disciplines littéraires ethistoriques et l’écriture soufie. Elle surpasse ainsi sa fonction originale et spécifiqueoù l’hagiographe s’efface devant le saint et elle finit quasiment par constituer unnouveau genre indépendant de littérature savante.

229 Vol. I, p. 209-210.230  Ibid., p. 215-218.231 C’est le titre du troisième chapitre de l’ouvrage. 

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10. Le testament hagiographique de Fès –  La Salwat al- anfās  d’al-Kattān ī  

Quand al-Kattānī   commence en 1302/1885 à rédiger sa Salwat al-anfās wa

muḥādathat al -akyās bi-man ‘uqbira min al -‘ulamā’ wa al -ṣulaḥā’ bi- Fās232, leMaroc se trouve depuis quelque temps dans une crise politique qui aura pour

conséquence le Protectorat français en 1330/1912. Le milieu soufi réagit à sa manièreà la situation. Parmi les plus actives est la confrérie Kattāniyya 233  qui intègre lesdifférents courants de la tradition spirituelle de Fès et s’appuie sur le chérifisme, lessciences islamiques et le soufisme pour lutter contre ce que ses représentantsressentent comme le danger de l’emprise occidentale sur la politique, l’économie, laculture et la société marocaines. L’engagement politique des Kattāni ne les empêche

 pas d’être les protagonistes de la vie spirituelle de Fès. Adeptes de la pensée d’Ibn al-‘Arabī, les Kattānī contribuent à l’essor de la renaissance akbarienne et c’est grâce àeux que la ville de Mawlāy Idris devient un de ses centres au Maghreb.

La Salwa  porte visiblement l’empreinte de tous ces paramètres. Son auteur,Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī 234  (m. 1345/1927) baigne depuis sa tendre enfance

dans le milieu savant et soufi de Fès. Son père Ja‘far b. Idrīs est le shaykh al-islām duMaroc, régulièrement consulté par le sultan Ḥasan I (1290-1311/1873-1894). Ayantlui-même atteint, après un parcours intensif d’études, une certaine autorité commesavant, Muḥammad adresse un opuscule235 au prochain sultan, Moulay ‘Abd al-‘Azīz(1312-1326/1894-1908), pour attirer son attention sur le danger que court lacommunauté musulmane si elle consent à des compromis avec les puissanceseuropéennes. Préférant quitter le Maroc, il s’établit en 1907 à Médine où sa demeure

devient un point de rencontre pour les savants et les soufis du monde entier 236

. Ayantentendu parler de la révolte du frère du sultan auquel participe son cousin Abū al -Fayḍ  Muḥammad b. ‘Abd al-Kabīr al-Kattānī, le fondateur de la Kattāniyya-Aḥmadiyya, il retourne au Maroc. La tentative d’une « révolution idrisside » ayantéchoué, Muḥammad al-Kattānī  décide de repartir pour Médine où il est apparemmentexpulsé par les autorités turques et finit par s’établir à Damas. Dans la capitalesyrienne il continue à s’engager dans la défense du monde musulman contre lecolonialisme, notamment en soutenant le mouvement Sanoussi de la Libye. Malgréson activité politique, on lui attribue 83 écrits qui traitent de toutes sortes de sujets, de

232  3 vol., Casablanca : Dār al-Thaqāfa, 2004. Un quatrième volume d’index (2006), ainsi qu’uncinquième volume contenant une collection d’articles (2007) ont été ajoutés.233  Voir notre chapitre « Activisme idrisside, renaissance akbarienne et perpétuation de la traditioninitiatique  –   le rayonnement des Kattānī et les ordres initiatiques à l’aube du Protectorat (finXIIIe/XIXe- début XIVe/XXe siècles) ».234  Cf. LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 379 sq. ; AL-FĀSĪ, ‘Abd al-Ilāh, « al-‘Ālim

Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī wa kitābuhu Salwat al-anfās wa muḥādathat al -akyās bi-man ‘uqbira

min al-‘ulamā’ wa al -ṣulaḥā’ bi- Fās », al- Manāhil , Rabat, 1997, n° 54, p. 116-162.235  Naṣīḥat ahl al -islām bi-mā  yadfa‘u ‘anhum dā’ al -kufrat al-la’ām, Amman : Dār al-Bayāriq, 1999.236 On trouve dans son al- Riḥlat al -Sāmiyyat ilā al - Iskandariyya wa Miṣr wa al -Ḥijāz wa al - Bilād al -Shāmiyya (Casablanca : Dār Ibn Ḥazm, 2005) le récit de ses voyages et une liste des personnages qu’ila rencontrés.

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la jurisprudence, au soufisme, à la politique, la poésie, la science des Hadith et les biographies. Il remanie entre autres la biographie de Mawlāy Idrīs par al-Ḥalabī 237 etconsacre un ouvrage à la science du Prophète238 visiblement inspiré par Ibn al-‘Arabī .Ses écrits prouvent que l’engagement politique se nourrit d’une immersion profondedans l’enseignement soufi, surtout dans la doctrine de la réalité muḥammedienne et lasainteté. Il est effectivement connu pour son amour des saints et l’humilité dont il fait

 preuve à leur égard. Retourné à Fès à la fin de sa vie, il enseigne à la Qarawiyyīn etdécède suite à un malaise cardiaque. L’enterrement est selon certains témoignages239 

 parmi le plus grand qu’on aurait jamais vu à Fès.

Comme chef-d’œuvre de la tradition hagiographique de Fès, la Salwa  a étéanalysée par les chercheurs occidentaux240  et marocains241, ce qui nous dispensed’entrer dans les détails du contexte historique, des sources et des caractéristiquesformelles de l’ouvrage. Ce qui nous intéresse ici par contre c’est le fondement

doctrinal soufi qui n’a pas été analysé suffisamment242 et la place que la Salwa revêt

dans la tradition hagiographique de Fès.La première partie constitue à elle seule un manuel de la  ziyāra, la visite des

saints243. L’auteur y montre la légitimité, le mérite et les convenances de cette pratique en puisant généreusement chez les auteurs dont l’autorité est unanimement

reconnue. On voit déjà quelle est la vocation de l’ouvrage. Dans la tradition du Rawḍ 

al-‘aṥir al-anfās d’Ibn ‘Ayshūn, il s’agit d’offrir un guide pour la visite des tombes

des saints personnages de Fès244. La structure même de la Salwa  suit cet objectif,comme l’explique l’auteur dans l’introduction :

« J’ai mentionné en premier les tombes à l’intérieur de la ville et de ses

remparts, puis je me suis déplacé vers ceux qui sont enterrés dans les

237  Al- Azhār al -‘āṥirat al -anfās bi-dhikr ba‘ḍ maḥāsin quṥb al - Maghrib wa tāj madīnat Fās, Fès : litho.1307 hég. (1889).238   Jalā’ al -qulūb min al -aṣdā’ al -ghayniyya bi-bayān iḥāṥatihi ‘alayhi al - salām bi-l-‘ulūm al -

kawniyya, 3 vol., ZAKĀ, Ḥisān ‘Abbās (éd.), Le Caire : sans édit., 2004.239 Cf. l’introduction de Ḥamza al-Kattanī dans al- Riḥlat al - sāmiyya ilā al - Iskandariyya wa Miṣr wa al -

Ḥijāz wa al - Bilād al -Shāmiyya, op. cit ., p. 99-100.240 BASSET, René, « Recherches bibliographiques sur les sources de la Salouat al-Anfas »,  Recueil de

mémoires et textes publié en l'honneur du XIV Congrès des orientalistes, Alger : 1905, pp. 1-47 ;

LÉVI-PROVENÇAL, Évariste, op. cit ., p. 379 sq. Récemment, l’aspect politique a fait l’objet d’unarticle : BAZZAZ, Sahar, « Reading reform beyond the state: Salwat al-Anfās, Islamic revival and

Moroccan National history »,  J  NAS , 2008 (mars), n° 13/1, p. 1-13.241 Une présentation forte utile nous semble celle de Ḥamza al-Kattānī dans le volume rajouté en 2007

à l’édition de la Salwa (« Kitāb Salwat al-anfās : al-qīmat wa al-minhaj », Salwa, vol. V, p. 165-192),quoique l’auteur ne fait aucune référence aux études occidentales. Dans le même volume on trouve unecollection d’articles des chercheurs marocains qui analysent divers aspects de l’ouvrage, notammenthistoriques, littéraires, topographiques et anthropologiques.242 Cf. en arabe AL-FĪLĀLĪ, ‘Abd al-Wahhāb, « al- Naz‘at al-ḵūfiyyat fī kitāb Salwat al-anfās », Salwa,vol. V, p. 145-155.243 Voir notre chapitre « La pratique de la sainteté » où cette partie de la Salwa est analysée en détail.244 Pour tout ce qui concerne la structur e topographique de l’ouvrage cf. BINMALĪḤ, ‘Abd al-Ilāh,

« Amākiniyya madīnat Fās min khilāl kitāb Salwat al-anfās », Salwa, vol. V, p. 237-261.

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nécropoles (rawḍāt ) qui se trouvent à l’extérieur de la ville. L’ordre de présentation suit les endroits, les contrées et les lieux, sans prêter attentionaux critères chronologiques. Le premier dans le chemin est évoqué en

 premier, car cela est plus aisé pour le visiteur qui cherche à vérifier [lesendroits des tombeaux].

Cela dit,  j’ignore l’identité de nombreux tombeaux et c’est pour celaque j’ai renoncé à aller jusqu’au bout. Dans ce cas, j’ai évoqué ce qui estconnu et j’ai rapproché les endroits selon les indices [de gens]. De certains,

 je connais la contrée de manière générale sans connaître l’endroit précis. J’aialors évoqué les détails connus. J’ai clos le livre en ajoutant l’évocation deceux dont je sais qu’ils sont enterrés dans les environs habités, sans avoirtrouvé dans les livres des informations concernant l’emplacement exact,

 pour que le livre soit exhaustif. »245 

La structure topographique de la Salwa  vise en effet à constituer un plan de latopographie sacrée de Fès246. Ce plan est ordonné selon les hommes et les lieux. Ainsion trouve les tombes des saints, mais aussi des zâwiyas, des retraites spirituelles, dessalles de prière fréquentées par un saint, un magasin où le Prophète est apparu247, la

mosquée où fut enseigné pour la première fois le manuel de  fiqh d’al-Khalīl etc. Ces

« lieux de visite » (mazārāt )248  conservent le souvenir d’un événement spirituel et

sont de ce fait porteurs d’une baraka  spécifique249. Ainsi, l’hagiographie rendhommage aux saints, mais aussi aux lieux. Elle décrit les supports de la sainteté, quiest essentiellement proximité divine250, retrace ses manifestations historiques et

géographiques.A la différence du  Rawḍ  al-‘aṥir 251, l’auteur affirme vouloir recenser non

seulement les tombeaux de saints notoires, mais l’ensemble des tombeaux de saints,même ceux dont seulement le nom est connu. En plus, l’ouvrage d’al-Kattānī  inclutde nombreux savants qui ne semblent pas être rattachés au soufisme. Le projet d’al -Kattanī est donc plus vaste que celui de son prédécesseur et dépasse celui d’unenouvelle anthologie biographique des soufis de Fès. Il s’agit, semble-t-il, de

245 Salwa, vol. I, p. 10-11.246 Cet aspect a été exploité par Faouzi Skali dans sa thèse doctorale (Topologie spirituelle et sociale dela ville de Fès, 4 vol., thèse de doctorat, Université de Paris VII, 1990). L’auteur a tenté de reconstituerla « topographie spirituelle » de Fès en identifiant les saints de chaque quartier selon leur rang dans lahiérarchie initiatique.247 Cf. Salwa, vol. I, p. 245.248 Cf. p. ex. Ibid., p. 186, p. 238.249 Voir notre chapitre « Les traces du saint dans la ville –  Les lieux et les temps de la sainteté ».250 CHODKIEWICZ, Michel, Le Sceau des saints –  Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî ,Paris : Gallimard, 1986, p. 34.251 Dans l’édition critique on trouve en annexe le supplément du Rawḍ al -‘aṥir  concernant les tombes etsanctuaires connus et visités par les habitants de Fès à propos desquels l’auteur n’a pas pu trouver des

informations biographiques certains (al-Tanbīh ‘alā man lam yaqi‘ bihi min fuḍalā’ Fās tanwīh , p.331-363).

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constituer, dans une époque annonciatrice de changements sociopolitiques graves, untestament écrit du patrimoine spirituel de Fès. Dans l’introduction al-Kattānī  déploreeffectivement l’oubli dont font objet les saints, c’est-à-dire ceux qui font de la ville deMawlāy Idrīs un centre spirituel252, « grâce auxquels l’état de celui qui la visite ou y

séjourne se rectifie (ṣalaḥa) »253. Naturellement, dans le même passage l’auteur lie lemérite de la ville à son saint fondateur. Le testament de Fès et de ses saints est dans cesens aussi un testament de Mawlāy Idrīs et des valeurs dont il est le symbole, commel’autorité politique des Idrissides, la sainteté, l’indépendance vis-à-vis des forces

étrangères, la sharī‘a comme Loi ainsi que le Coran et le modèle prophétique commeles seules références sociales et culturelles du Maroc. C’est là que se rejoignentl’écriture hagiographique et l’engagement politique de l’auteur, bien qu’on ne puisseaccorder trop de poids, comme parfois a tendance à le faire la recherche

contemporaine254, à cet aspect dans la rédaction de la Salwa. Al-Kattānī   s’inscritexplicitement dans la tradition des hagiographes fâsis et c’est avant tout en tant que

soufi, désireux de bénéficier de la baraka et de transmettre un héritage spirituel auxfutures générations, et, en tant que savant et historien fâsi, qu’il transcrit la vie dessaints et le lieu de leur dernier repos.

La valeur de la Salwa  réside enfin aussi dans la maîtrise avec laquelle sonauteur intègre la variété des registres du discours hagiographique dont on a essayéd’analyser les modèles principaux dans ce chapitre. L’ouvrage d’al-Kattānī  représenteune véritable synthèse de l’écriture hagiographique fâsie où généalogie, données

 biographiques et bibliographiques, anecdotes initiatiques, considérations doctrinales,topographie sacrée, histoire, et références littéraires sont mises en œuvre pour former

un tout cohérent, polyvalent et toujours intéressant. Le côté technique, qui traite desdétails de la formation savante des personnages et rend la lecture de certains ouvrages

comme la  Jadhwat al-iqtibās  quelque peu lassant pour les non-spécialistes, esthabilement raccourci et intégré dans la description de la personnalité. La volonté deconstituer une somme de la vie spirituelle de Fès apparaît lorsqu’al-Kattānī   fait casdes diverses confréries et familles chérifiennes. On trouve par exemple dans le

 premier volume un passage sur la zâwiya al- Nāḵiriyya255, la zâwiya Ḥamdūshiyya256 un autre sur la Wazzāniyya257 et plus loin il est question des Tāhirites dans la demeuredesquels se trouve une sandale du Prophète258. Aḥmad al-Azmī 259 a pu recenser huit

252 Cf. AL-FĪLĀLĪ, ‘Abd al-Wahhāb, op. cit ., p. 148 : « L’idée (hūwiyya) de Fès dans le livre est celle

du "Fès de la bénédiction" ( Fās al -baraka), notamment grâce à ses savants et leurs sciences, ses dévotset leur dévotion, ses saints et soufis et leur richesse spirituelle ».253  Ibid., p. 3-5. L’auteur donne aussi une raison pour cet oubli en expliquant que les saints évitent delaisser des traces écrites ou autres par scrupule et souci d’anonymat.254 Cf. BAZZAZ, Sahar, loc. cit .255 Salwa, vol. I, p. 297.256  Ibid., p. 404.257  Ibid., p. 107 sq.258  Ibid., p. 391 sq.259 « Salwat al-anfās ka-maḵdar li-kitābat tārīkh al-Maghrib », Salwa, vol. V, p. 214-216.

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familles soufies auxquelles l’auteur de la Salwa a consacré des passages importants.Al-Kattānī  inclut également dans son répertoire les saints qui ne sont pas enterrés àFès, mais qui ont marqué par leur séjour ou leur influence la tradition spirituelle de laville, comme Abū Madyan, al-Shādhilī, Ibn ‘Āshir , Maḥammad Ibn Nāḵir et al-Darqāwī   et même ‘Abd al-Qādir al-Jīlanī, qui n’a jamais mis le pied au Maghreb.Intégrant l’histoire du soufisme, des confréries, des saints ainsi que le fond familial dela vie spirituelle de Fès, al-Kattānī  met les diverses approches et registres de l’écriture

 biographique, historique et spirituelle au service de l’hagiographie qui atteint ainsi undegré de perfectionnement rarement acquis.

Sur le plan méthodologique, on peut remarquer une véritable volonté dedécouvrir la « vérité historique »  260 et de vérifier des informations et des traditionsorales, si nécessaire, sur « le terrain ». Ainsi, en se rendant personnellement sur place

 pour faire ses enquêtes, al-Kattānī arrive à résoudre quelques équivoques, commel’identité du sanctuaire connu comme « Sidī Bū Ghālib  » et autres. Les recherches

 personnelles de l’auteur sont entérinées par son érudition qui lui permet de puiserdans un riche répertoire de littérature juridique, géographique, théologique, historique,

 biographique et, bien sûr, hagiographique.Un élément particulièrement digne d’intérêt réside, de notre point de vue, dans

le fondement doctrinal soufi de la Salwa. Michel Chodkiewicz261 a attiré l’attentionsur le fait que l’ouvrage d’al-Kattānī s’appuie sur la terminologie de la saintetéformulée par Ibn al-‘Arabī. Ainsi, le fait d’identifier divers types spirituels aux

 prophètes coraniques est visiblement inspiré par le Shaykh al-akbar 262. Aḥmad b.

‘Abdallāh Ma‘an (m. 1120/1708) est qualifié comme musāwī en référence à Moïse

alors que son maître Aḥmad al-Yamanī   (m. 1114/1702) est identifié comme ‘īsāwī ,c’est-à-dire comme représentant une spiritualité de type christique263. Al-Kattānī  relate son témoignage personnel à ce propos :

« Il nous fut rapporté que certains grands saints de Tripoli ont rendu

hommage à al-Yamanī   et ont attesté de son degré d’élection suprême (al-

khuṣūṣiyya al-kubrā). Ils ont évoqué sa station spirituelle en disant : "Certes,

sa station est de type ‘īsāwī  ; il est un sage (ḥakīm) qui met les choses à leur place". »264 

Les allusions à la hiérarchie initiatique des saints sont également très fréquentes. Al-Kattānī rapporte tous les renseignements relatifs aux rangs spirituels des saints qui lui

sont connus. Dans un passage consacré aux pôles (aqṥāb) enterrés à Fès265  il estégalement question du Khātim al -awliyā’ , titre attribué à Ibn al-‘Arabī . Les références

260 Cf. AL-AZMĪ, Aḥmad, loc. cit ., p. 195-221.261 Un océan sans rivage –  Ibn Arabî, le Livre et la Loi, Paris : Seuil, 1992, p. 25.262 Cf. à propos de la typologie akbarienne dans l’hagiographie GEOFFROY, Éric, «  Hagiographie et

typologie spirituelle à l’époque mamelouke », loc. cit ., p. 94.263 Salwa, vol. II, p. 328.264  Ibid., p. 379.265  Ibid., vol. I, p. 145.

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constantes à la hiérarchie initiatique constituent une sorte de structure sous-jacente à

la Salwa  et suggèrent l’idée que ce sont les saints qui régissent la ville et sa viespirituelle. L’auteur semble faire écho à la doctrine akbarienne des pôles qui régissentles diverses stations et sciences initiatiques266.

Un autre élément doctrinal nourri de l’enseignement du maître andalou

apparaît dans la partie sur la ziyāra et à maintes re prises dans les biographies. Il s’agitde l’idée que l’être spirituel du Prophète constitue la source de toute sainteté et qu’enconséquence la bénédiction que les saints dispensent correspond à l’influence

spirituelle prophétique. C’est là que la doctrine rejoint la portée pratique de la Salwa.Guide pour la visite des sanctuaires, l’ouvrage d’al-Kattāni devient ainsi le supportd’une pratique initiatique permettant l’accès à la lumière muḥammedienne.

D’autre part, il convient de remarquer la dimension éducative de la Salwa267.D’abord, il s’agit d’inciter le lecteur à la visite des saints et à lui inspirer de lavénération pour la ville de Fès et sa tradition spirituelle. Les anecdotes et les parolesdes saints reproduites abondamment par al-Kattānī représentent évidemment aussi uneforme d’enseignement :

« Le souvenir des saints, de leurs anecdotes, états et belles qualités ainsi que

de leur conduite englobe le bien tout entier. Par cela le cœur de l’aspirant (al-mūrīd ) se renforce et son aspiration est suscitée vers la recherche d’unsurcroît de grâce spirituelle. C’est pour cela que les soufis remplissent leurslivres avec [ces souvenirs]. »268 

Dans cette optique, la Salwa assume l’héritage initiatique des saints de Fès et transmet

l’enseignement qu’il contient sous une forme hagiographique. Certes, une analyse profonde de la Salwa mériterait une étude à part et il n’est

 possible ici que d’indiquer quelques éléments qui nous semblent importants parrapport à l’histoire et à la caractéristique de la tradition spirituelle de Fès. Le fait quel’ouvrage d’al-Kattānī représente notre source principale suffit pour comprendrel’intérêt de cet ouvrage et saisir sa fonction comme testament spirituel de la ville deMawlāy Idrīs269.

266  Cf. CHITTICK, William, « Towards sainthood: states and stations », The Meccan Revelations,CHODKIEWICZ, Michel, (dir.), New York : Pir Press, 2002, vol. I, p. 189 sq.267 Cf. AL-FĪLĀLĪ, ‘Abd al-Wahhāb, op. cit . p. 146.268 Salwa, vol. I, p. 16.269 Cela ne veut évidemment pas dire que la Salwa soit le dernier ouvrage hagiographique consacré àFès, mais après Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī aucun auteur n’a plus essayé  de se lancer dans un

 projet d’écriture qui concerne la tradition spirituelle de Fès dans son ensemble. Pour les ouvrages

 postérieurs à la Salwa, voir l’annexe.

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III. Conclusion : l’hagiographie, la sainteté et la ville 

Comme le montre l’étude de ces quelques exemples, à Fès l’hagiographieaccompagne, témoigne et influence l’histoire de la sainteté. Informant sur la sainteté,façonnant ses modèles, s’en faisant la médiatrice270, l’hagiographie revêt diversesfonctions vis-à-vis de la tradition spirituelle. C’est elle qui « canonise », pouremployer une expression de l’Occident latin, la sainteté dans la mémoire collective271.Le mérite de l’hagiographie par rapport à la ville consiste dans le fait de montrercomment les saints assument la fonction des « interprètes du sacré »272 par excellence.Les miracles, l’enseignement initiatique, les expériences contemplatives, en sommetout ce qui constitue la vita du saint consignée dans les manāqib, ne font qu’actualiser,en quelque sorte, « l’irruption [perpétuelle] du sacré »273  dans la ville. Ainsi,l’hagiographie permet de comprendre le saint comme « une figure qui distille dansune forme concrète et accessible des valeurs centrales »274, voire les idéaux spirituelsd’une société urbaine comme celle de Fès.

En tant que foyer de saints et centre de sciences islamiques, la ville de Fès joue un rôle actif dans ce processus qui va déterminer l’évolution de l’histoirespirituelle du Maroc. Étant un des centres de la transmission et du rayonnement del’héritage d’Abū Madyan, c’est elle qui donne naissance à l’hagiographie marocaine.Véritables traités narratifs du soufisme, les premiers ouvrages hagiographiqueslégitiment la sainteté face aux élites locales et mettent en valeur, face à l’Orient, saforme maghrébine en tant que tradition initiatique de haut niveau. A la fin duVIIIe/XIVe siècle, l’hagiographie prend sa place parmi les principaux genres littéraires

du Maroc. La science des hadiths, auparavant source d’inspiration de l’hagiographie,laisse la place à une approche plus historique et analyste, inspirée parl’historiographie fâsie, ou bien à des recueils purement hagiographiques qui visent àrendre hommage et à perpétuer le souvenir des saints. Dans les siècles qui suivent,l’hagiographie prend, selon E. Lévi-Provençal275, « au Maroc, une importance qu’ellen’avait jamais eue jusqu’alors ». Fès continue à déterminer l’évolution des courantsinitiatiques et ne cesse de constituer le sujet privilégié des nombreux hagiographes.L’émergence de la zâwiya Fāsiyya au XIe/XVIIe  siècle favorise un nouvel essor de

270  On doit ces trois notions à Nelly Amri (« Ecriture hagiographique et modèles de sainteté dansl’Ifriqiya Ḥafḵide (VIIIe-IXe/XIVe-XVe siècle) d’après trois recueils de manāqib », loc. cit ., p. 24).271  M. Chodkiewicz remarque à ce propos : « Je retiens donc provisoirement un critèreintellectuellement peu rigoureux mais pratique : la « canonisation » par la littérature. Sont saints les

 personnages identifiés comme tels par la tradition hagiographique  –  et plus particulièrement, ceux dontles noms reviennent toujours dans les grandes compilations » (« Le saint illettré dans l’hagiographie

islamique », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 1992, n° 9).272  Loc. cit ., p. 13.273  Nous devons cette expression à l’historien des religions Mircea Eliade (cf.  Le sacré et le profane,Paris : Gallimard, 1964).274 BROWN, Peter, « The saint as exemplar in late antiquity », Saints and Virtues, HAWLEY, John S.(dir.), Berkeley : University of California Press, 1987, p. 9.275 Op. cit ., p. 218.

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l’hagiographie soufi où se croisent la généalogie, la biographie savante etl’historiographie. Parallèlement, un nouveau type d'écrivain s’intéresse à la vie dessaints, sans forcement être rattaché directement au soufisme, ce qui élargit le public etla portée de la littérature hagiographique. Le fondateur de Fès et ses descendants, dontla fonction spirituelle est revalorisée par les adeptes du mouvement jazulite, attirentl’intérêt des écrivains et marquent depuis le XIIe/XVIIIe siècle les ouvrages consacrésaux personnalités religieuses. Les élèves des savants et les disciples des saintscontinuent à rendre hommage à leurs maîtres et à les défendre face à leurs critiques,es pérant également inciter le lecteur à la visite de son sanctuaire. L’hagiographiedevient porteuse d’un idéal d’équilibre entre science et sainteté dont la ville idrissideest le symbole. Notoire pour le grand nombre de tombes de saints et de zâwiyas, Fèsdéveloppe une littérature de sainteté avec une forte connotation topographique. Lerôle de la ville de Mawlāy Idrīs comme capitale de la tradition hagiographique

marocaine s’exprime enfin dans la Salwat al-anfās d’al-Kattānī.

Quelques remarques concernant les caractéristiques de la tradition

hagiographique de Fès

Vu la diversité des écritures, des styles et des approches de la productionhagiographique fâsie, une interrogation s’impose  : Est-il possible de parler d’unetradition hagiographique propre à Fès ayant des traits distincts ? Il est vrai que sonhagiographie partage des caractéristiques avec les hagiographies des autres villes etrégions du monde musulman. Ainsi, la vocation initiatique et édifiante est au cœur detoute hagiographie, ainsi qu’une certaine dimension apologétique. D’autre part, il est

 possible de distinguer des traits particuliers qui reflètent la particularité de Fès et de savie spirituelle. Ce sont ces derniers qui nous intéressent ici, car ils nous révèlent deséléments qui ont joué un rôle important dans l’évolution historique et doctrinale de latradition spirituelle de Fès.

Or, ces traits particuliers ne se manifestent véritablement qu’à partir duXIe/XVIIe  siècle, c’est-à-dire suite au deuxième grand mouvement hagiographiqueque Fès a connu grâce à l’essor de   la zâwiya Fāsiyya. Avant cela, c’est la figured’Abū Madyan qui domine l’écriture hagiographique marocaine, autrement dit celled’un saint qui n’a pas seulement marqué la vie spirituelle de Fès mais celle du

Maghreb tout entier . La ville de Mawlāy Idrīs apparaît dans ces premiers ouvragescomme un des foyers du soufisme à côté des autres métropoles maghrébines. Ainsi, le

 Mustafād , bien qu’il témoigne de la fonction capitale de Fès par rapport au soufismemaghrébin, est immédiatement suivi du Tashawwuf   et d’autres hagiographiesconcernant diverses villes et régions.

Il est intéressant de remarquer que jusqu’au moment où la fondation de lazâwiya al-Fāsiyya inaugure une tradition spirituelle propre à Fès, les ouvragesconsacrés aux vies des saints traitent toujours d’un collectif et jamais d’un saintindividuellement. C’est sans doute une des particularités de Fès276  par rapport aux

276 Au Maroc, la ville de Sabta (Ceuta) fait également l’objet, durant les VIII e-IXe/XIVe-XVe siècles, de

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autres villes du monde musulman où les manāqib  d’un de ses saints, les« hagiographies individuelles »277, apparaissent assez tôt278. Cela traduit peut-être latendance à envisager la sainteté comme un phénomène « collectif » lié à un lieu, àsavoir la ville, plutôt qu’à un personnage représentatif. La sainteté, a-t-on l’impressionen lisant les hagiographies fâsies du Moyen Âge, forme à Fès un tout. Elle estcontinuellement présente et ses acteurs sont, pour ainsi dire, interchangeables. Du

 point de vue de la doctrine soufie, cela traduit le fait que le « pôle » de la ville, c’est-à-dire le personnage qui incarne pour son époque la sainteté dans sa plénitude, restecaché, alors qu’il semble devenir plus visible à des époques ultérieures, ce quiconcorde d’ailleurs avec le type de spiritualité prévalant alors. Le témoignage d’Ibn

al-‘Arabī   nous montre que le quṥb  de son temps est complètement inconnu par sescontemporains et il tient à ce qu’il en soit ainsi. L’exemple des quatre piliers de Fès

dont parle le Mustafād  ou encore celui d’Abū Khazar al-Awrabī   (m. 572/1176-77) etd’Abū al-Ḥasan Ibn Ḥirzihim (m. 559/1164), considérés respectivement comme les

deux « bougies » qui « illuminent » les deux rives de Fès, montre bien que l’idéed’une fonction initiatique liée à la topographie urbaine existe assez tôt, mais quel’hagiographie ne le met pas encore vraiment en valeur.

Avec le  Mir’āt al -Maḥāsin  le saint commence à devenir le protagoniste del’hagiographie, bien que la tendance collective continue à se développer

 parallèlement, notamment en intégrant d’autres registres et c’est elle qui, avec la

Salwa, aura le dernier mot. On a vu que les lettrés commencent à s’intéresser à la viedes saints. Comme capitale des sciences islamiques, la ville de Fès est naturellementmarquée par la culture savante et cela se reflète dans l’écriture hagiographique. Ainsi

les saints sont intégrés dans les traités biographiques visant originalement à recenserde manière assez technique les grandes figures de la tradition savante. La formesavante que prend donc à partir du XIe/XVIIe  siècle la plus grande partie del’hagiographie fâsie semble particulièrement caractéristique. Si les premiers ouvragesimitent, à l’instar de leurs modèles orientaux, la structure et la méthodologie desrecueils de hadith, les versions plus tardives ressemblent, dans des ouvrages comme le

quelques ouvrages hagio-biographiques consacrés aux savants et aux saints (ṣulaḥa’ ) de la ville (cf.

BENCHEKROUN, Mohamed, op. cit ., p. 444-445).277 Cf. AIGLE, Denise, « Sainteté et miracles en Islam médiéval : l’exemple de deux saints fondateursiraniens », loc. cit ., p. 55-58.278 Cf. p. ex. pour Tunis : IDRIS, Hady Roger,  Manâqib d'Abû Isḥâq al -Jabanyânî par Abû l-Qâsim al-

 Labîdî et Manâqib de Muḥriz b. Ḧalaf par Abû l -Ṥâhir al -Fârisî , Paris : PUF, 1959, et AMRI, Nelly,« Écriture hagiographique et modèles de sainteté dans l’Ifriqiya Ḥafḵide (VIIIe-IXe/XIVe-XVe 

siècle) d’après trois recueils de manāqib »,  Les Cahiers de Tunisie, Tunis : Faculté des Sciences

Humaines et Sociales, n° 173, 1996, 2e sem., p. 12-31. Pour Damas on peut mentionner le Ghāyat al -

bayān fī tarjamat al-shaykh al- Arslān al - Dimashqī (cf. GEOFFROY, Éric, Le Soufisme en Ègypte et enSyrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans, orientations spirituelles et enjeux

culturelles, Damas : Institut Français de Damas, 1995, p. 30) de Muḥammad Ibn Ḷulūn (m. 953/1546).

Pour Bagdad, Ibn al-Jawzī   (m. 597/1200) a rédigé le  Manāqib Ma‘rūf Karkhī wa akhbāruhu  (cf . l’édition du texte dans la revue al-Mawrid , Bagdad, 1982, n° 4, p. 609-680) où il rapporte entred’autres les anecdotes des habitants de la ville à propos du saint.

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 Jadhwat al-iqtibās  d’Ibn al-Qāḍī   (m. 1025/1616), à des dictionnaires biographiquesdestinés à l’usage des spécialistes. L’hagiographie gardera cet aspect savant et

 presque technique, assumant ainsi une forme qui correspond au fait que Fès est la

ville des savants par excellence. A l’exception du Rawḍ al-‘aṥir  et de quelques autresouvrages destinés spécialement à l’usage des adeptes d’une zâwiya ou d’uneconfrérie, on trouve de ce fait dans les recueils hagiographiques, de nombreux savantset lettrés dont l’affiliation au soufisme n’est pas du tout certaine. Si l’hagiographieconstitue essentiellement une littérature de la sainteté, elle assume à Fès également lerôle de rendre hommage à tous ceux qui représentent la sainteté de la ville dans unsens plus large. Les savants, en assurant la continuité de la science religieuse,

 participent à leur manière à perpétuer la fonction de Fès comme centre spirituel telqu’elle fut définie dans l’invocation de Mawlāy Idrīs279.

Les  shurafā’   participent évidemment aussi à cette continuité. Comme probablement nulle autre hagiographie urbaine, la tradition fâsie est marquée par

l’élément chérifien. Or, ce n’est qu’à la suite du mouvement jazûlite que le chérifismeest associé au soufisme et conséquemment à la sainteté. On a vu que dans ce cas aussila zâwiya Fāsiyya joue un rôle considérable, les premiers grands généalogistes soufisétant rattachés à un de ses représentants. L’hagiographie s’adapte ici encore à la

spécificité de Fès comme capitale des shurafā’  et, en effet, à un autre paradigme de savocation originelle telle qu’elle fut formulée par son fondateur. En fait, la figure

 prophétique est présente depuis les débuts de l’hagiographie fâsie, d’abord commemodèle normatif de la sainteté et ensuite, à partir du XIe/XVIIe  siècle, comme son

 principe même. L’élément chérifien s’insère dans cette orientation prophétique de

l’hagiographie. Il prend d’ailleurs une forte connotation idrisside, la descendance dufondateur étant naturellement la branche la plus représentative de Fès et c’est danscela que réside peut être la spécificité de la littérature fâsie par rapport au reste du

Maroc. Cela dit, l’immigration des  shurafā’   orientaux et andalous n’est pas moinsconsidérée comme une preuve de la valeur spirituelle de la cité. Étant considérécomme une expression de la bénédiction prophétique, il est normal que le chérifismeoccupe une place importante dans une littérature qui se veut un hommage aux

héritiers du Prophète. C’est pour cela qu’on trouve dans la Salwa  de nombreux passages portant sur les familles chérifiennes et que Mawlāy Idrīs constitue le premier

 personnage de la série biographique.A la figure de Mawlāy Idris est liée une autre caractéristique de la tradition

hagiographique de Fès. Nous avons vu que la ville idrisside, considérée comme le premier germe de l’empire marocain, a intéressé les historiens et que l’hagiographie aintégré cette écriture historique afin de souligner le rapport entre la fondation parMawlāy Idris et l’idée de Fès comme ville des saints. La symbiose de l’hagiographieavec une historiographie urbaine est à Fès particulièrement marquante et assez rare.En Orient on ne trouve pas, à notre connaissance, des hagiographies consacrées

279  Nous rappelons que dans cette invocation la science (al-‘ilm) constitue une des éléments quicaractériseront Fès jusqu’à la fin des temps.

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explicitement aux saints d’une ville280. Cette particularité fâsie ne fait que traduire, eneffet, la volonté d’associer les saints au caractère sacré de Fès et de son fondateur. 

D’ailleurs, la généalogie n’est pas, comme nous l’avons vu à propos des

ouvrages comme les deux Buyūtāt Fās, le monopole du chérifisme. Elle est égalementmise au service des familles qui forment les Ahl Fās dont sont issus des grands clanssavants et soufis comme les Ibn Ḥirzihim, les Fāsī, les Banū Sūda etc. Cettegénéalogie urbaine trouve une place importante dans l’hagiographie fâsie où ellemontre la cohérence entre structure sociale et tradition spirituelle. C’est enfin aussi

une façon d’illustrer «  le caractère héréditaire de la baraka  au sein de certainesfamilles »281.

La continuité remarquable de l’écriture hagiographie de Fès, qui se prolonge jusqu’au XIVe/XXe  siècle282, mérite d’être soulignée. A  l’exception de l’époquezénète, où seulement quelques saints nous sont connus, nous disposons jusqu’auProtectorat pour toute époque des ouvrages hagiographiques qui contiennent des

 biographies portant sur les saints de Fès. Cette abondance extraordinaire, qui n’a pasencore été étudiée dans le détail, n’est qu’un autre témoin de l’importance que revêt àFès l’hagiographie. 

Un aspect de l’hagiographie f âsie qui nous semble central par rapport àl’identité spirituelle de Fès est le fait qu’elle traduit une vision de la ville comme cité

de saints (madīnat al -awliyā’ )283. La notion du taṣrīf   que l’on rencontre dans la

280 Cf. PELLAT, Charles, « Manāḳib », EI 2, vol. VI, p. 333-341. Une littérature urbaine existe bien sûren dehors de Fès dès le début du Moyen Age, mais généralement ces ouvrages ne peuvent pas être

considérés comme étant des hagiographies. Ainsi, un ouvrage comme le  Manāqib Baghdād  d’Ibn al-Jawzī  (m. 597/1201) traite des mérites et des caractéristiques de Bagdad. Quant au reste du Maghreb, le

 Iftikhār fī manāqib fuqahā’ al -Qayrawān  de ‘Atīq al-Tujībī (m. 422/1030) et le  Ma‘ālim al -īmān fī

manāqib al -mashhūrīn min ‘ulamā’  al-Qayrawān d’al-Dabbāgh (m. 699/1300) sont essentiellement desouvrages biographiques portant sur des savants malikites, bien qu’ils contiennent des élémentshagiographiques (cf. MACKEEN, A. M. Mohamed, « The early history of Sufism in the Maghreb prior

to al-Shādhilī  »,  JAOS , 1971 (jul. - sep.), vol. 91, n° 3, p. 407) comme tous les ouvrages de ce genre.Une exception est le Riyāḍ al -nufūs  fī ṥabaqāt ‘ulamā’ al -Qayrawān wa al - Ifrīqiyya (2 vol., Beyrouth :Dār al-Gharb al-Islāmī, 1981) d’Abū Bakr al-Mālikī   (m. 541/1047) où l’on trouve entre d’autres des

sections consacrées aux biographies des ascètes (‘ubbād  et nussāk ) tunisiens. Toutefois, selon ‘Īsā Luḷfī

( Maghrib al-mutaṣawwifa min al -qarn 10 ilā al -qarn 17 , Tunis : Markaz al-Nashr al-Jāmi‘ī, 2005, p.

52) cette littérature, qui est même marquée par une forte connotation juridique, est avant tout destinée àdéfendre la version malékite du sunnisme face à l’influence fatimide et kharijite. Il  ne s’agit donc pas

d’un ouvrage hagiographique stricto sensu.281 VAUCHEZ, André, « Préface », Saints orientaux, Hagiographies médiévales comparées 1, AIGLE,Denise (dir.), Paris : De Boccard, 1995, p. 13. Le médiéviste français parle ici d’une descaractéristiques de l’hagiographie musulmane, notamment celle du Maroc et du Khorasan, par rapport àl’hagiographie chrétienne. 282 Un cas analogue représente peut-être la ville de Damas pour laquelle on dispose d’un dictionnaire

 biographique contemporain portant sur les savants du IVe/XXe siècle, le Tārīkh ‘ulamā’ Dimashq fī al -qarn al-rābi‘ ‘ashar al -hijrī  de Muḥammad al-Ḥāfiẓ (Damas : Dār al-Fikr al-Mu‘āsir, 1986).283  Cf. GEOFFROY, Éric,  Le Soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les

 premiers Ottomans, IFD, Damas, 1995, p. 111-114, 135-143 ; AMRI, Nelly, « Le pouvoir du saint en

Ifriqiya aux VIIIe-IXe/XIVe-XVe  siècles : le "très visible" gouvernement du monde »,  Politique et

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 plupart des hagiographies fâsies exprime l’idée du gouvernement ésotérique de laville par la communauté des saints  présidée par Mawlāy Idrīs284. Nous allons revenirsur cela plus tard, mais ce qu’il convient de souligner ici c’est que l’importance del’hagiographie réside dans le fait d’avoir exprimé et propagé cette idée, qui traduit dela façon la plus explicite la vocation de Fès comme centre spirituel et initiatique.

Pour conclure, il reste à remarquer que l’orientation urbaine représente sansdoute la caractéristique la plus spécifique de la tradition hagiographique fâsie, ainsique le fait d’intégrer l’historiographie, la généalogie et la biographie savante,autrement dit d’associer l’histoire profane à l’histoire sacrée. L’hagiographie dépasseainsi le cadre strict du soufisme et son écriture assume une vocation éclectique qui, endernier compte, ne fait que refléter les divers aspects à travers lesquels se manifeste àFès la sainteté.

Les hagiographes –  témoins de la sainteté

Les ouvrages et les auteurs étudiés montrent que l’hagiographe est une desfigures essentielles de la vie spirituelle de Fès. Il accompagne, participe et influenceles grands mouvements de son histoire et est un de ses acteurs principaux. Commetémoin et porte-parole de la sainteté, il occupe une fonction de premier plan dans laformation et le développement du soufisme, ainsi que dans la conceptualisation de lasainteté. Étant souvent impliqué personnellement et à la fois se positionnant commeobservateur ou historiographe, l’hagiographe est un véritable médiateur entre le saintet les hommes « ordinaires », un interprète de la sainteté vis-à-vis de la société.

Si la typologie de ces gardiens de la mémoire sacrée est variée, c’est toujoursune profonde vénération qui les anime dans leur entreprise, ainsi que le désir de sevoir associés dans l’au-delà à ceux dont ils ont si soigneusement consigné les vies.Enfin, dans certains cas, il s’agit véritablement de l’intention de prendre les

 protagonistes de leurs ouvrages comme modèles pour leur propre expériencespirituelle. On ne saurait souligner assez cet aspect de la personnalité del’hagiographe qu’une recherche purement historique de l’hagiographie tend à négligerau détriment des considérations sur les enjeux idéologiques ou sociaux. En effet, lasainteté et la volonté d’en rendre témoignage forment le véritable moteur de l’activitéhagiographique, au-delà des questions d’ordre historique ou individuel285 qu’elle peutimpliquer.

religion en Méditerranée,  Moyen Âge et époque contemporaine, BRESC, Henri, DAGHER, Georges,VEAUVY, Christiane (dir.), Paris : Éditions Bouchène, 2008, p. 167-196.284 Le  Dīwān al -awliyā’ , tel qu’il est décrit par ‘Abd al -‘Azīz al-Dabbāgh (cf. IBN AL-MUBĀRAK

AL-LAMĀḶĪ, Aḥmad,  Kitāb al -ibrīz min kalam sayyidī ‘Abd al -‘Azīz , Beyrouth : Dār al-Kutub al-‘Ilmiyya, 1998, p. 278 sq.) est présidé par le Prophète. Il faut donc distinguer entre l’assembléeuniverselle et l’assemblée locale spécifique à la ville de Fès. 285 Il faut sans doute relativiser la thèse d’É. Lévi -Provençal selon laquelle ce sont « bien souvent [...]des descendants du saint lui-même qui écrivent sa vie, ou, s’ils ne s’en sentent pas capables, la font

écrire par un lettré » (op. cit ., p. 48). Les exemples étudiés auparavant suffisent pour démontrerl’infondé d’une telle remarque.

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Or, les hagiographes, notamment ceux qui traitent des descendants duProphète, jouissent d’une vénération particulière. Il serait difficile de ne voir en euxque de simples historiens et biographes, comme l’ont fait des chercheurs comme É.Lévi-Provençal286, car ils participent de manière active et consciente à la transmissiond’un héritage spirituel. Ils sont souvent disciples d’un saint comme Ibn ‘Askar , Ibn‘Ayshūn et les Qādirī et dans certains cas ils sont eux-mêmes des maîtres comme al-Tamīmī   ou des représentants éminents de filiations initiatiques comme l’auteur du

 Mir’āt   et al-Kattānī . C’est dans cette participation de l’hagiographe que réside,comme l’a souligné É. Geoffroy287, la subjectivité de son témoignage. Cette dernièrelui permet de dévoiler des aspects qui seraient dissimulés dans un exposé simplementhistorique et de présenter le récit hagiographique comme le fruit d’une expérience

 personnelle. Néanmoins, l’hagiographe est quelqu’un qui sait s’adapter aux paradigmes de

son temps et à les utiliser pour ses fins. C’est là que le contexte socio-historique

exerce son emprise sur les circonstances et les modalités de l’écriture hagiographique.En effet, c’est précisément la fonction de l’hagiographe que d’« expliquer » le saint àses contemporains et aux générations futures dans leur « langage ». Dans ce but il sesert des références universelles de l’islam, à savoir le Coran, les Hadith ainsi que latradition savante, pour interpréter, expliciter et défendre le saint par rapport à ceux quine l’ont pas connu ou qui, tout en le connaissant, n’ont pas saisi sa véritable nature.L’hagiographe révèle ainsi au grand jour ce qu’il gardait pour lui ou pour sesdisciples288. Pour cela l’écrivain doit nécessairement s’approprier le « discours » et lesinstruments intellectuels de l’époque. Si les premières hagiographies emploient le

style plutôt sobre de leurs prédécesseurs orientaux, l’émergence du  jadhb  etl’élaboration doctrinale du soufisme maghrébin entraînent une écriture plusexpressive. Le vocabulaire s’inspire de l’enseignement et des ouvrages soufis del’époque. Si al-Tamīmī  insiste sur le war‘a et le khuluq, au Xe/XVIe siècle Ibn ‘Askar  

 parle du  sukr   (« l’ivr esse spirituelle ») en se référant à la poésie d’Ibn al-Fārid et

souligne le rôle du maître spirituel comme intermédiaire (wasīla) entre l’aspirant et

Dieu. Ibn ‘Ayshūn caractérise un siècle plus tard maints saints comme  sāqiṥ al-taklīf ,alors qu’al-Kattānī  se réfère à la typologie akbarienne. D’autre part, historiographie,

 biographie, généalogie, bibliographie, jurisprudence et rhétorique sont autant

d’instruments pour insérer le saint dans les rangs de l’élite religieuse fâsie. Par rapportà la tradition spirituelle de Fès, ce rôle de l’hagiographe, consistant à rendre manifestece qui était caché et seulement accessible au cercle initié des proches du saint, est toutà fait crucial.

286 Op. cit .287 « Hagiographie et typologie spirituelle à l’époque mamelouke », loc. cit., p. 83.288  É. Geoffroy analyse les différentes manières grâce auxquelles l’hagiographie «  manifeste lasainteté » et remarque dans ce sens que « l’hagiographie a pour vocation de mettre en relief la sainteté,et donc de souligner son aspect tangible et manifeste ». Il s’agit de l’« extérioriser de façon optimale »

(loc. cit., p. 86-89). Mais en même temps, une certaine prudence a toujours été observée, ce qui

transparaît dans « la relative pauvreté des textes de manāqib en matière de typologie » (loc. cit., p. 97).

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Cela étant dit, peut-on constater une évolution historique de l’hagiographe ? Siune schématisation trop rigide risquerait d’aboutir à une vision plutôt artificielle, il estvrai que certains traits sont pourtant prépondérants dans des époques données. Lafigure de l’hagiographe subit donc un certain développement et des tendances sontreconnaissables. Nous avons vu que la figure de l’hagiographe soufi-muḥaddithreprésentée par al-Tamīmī   et al-Tādilī   correspond aux premiers hagiographes duKhorasan. Pour les siècles qui suivent les hagiographes restent dans les cercles dessavants, juristes ou spécialistes des hadiths, rattachés au soufisme. A la fin du règnemérinide, certains hagiographes entretiennent quelques contacts avec les autorités

 politiques. Ainsi un auteur comme al-Ḥaḍramī intègre l’actualité politique de sontemps et insiste sur la bienveillance des Mérinides à l’égard des saints. La figure del’hagiographe  qui côtoie la cour se perpétue avec les lettrés du XIe/XVIIe  sièclecomme Ibn al-Qāḍī  et al-Ifrānī . Ces derniers ne se présentent pas comme des soufisrattachés à une voie. L’hagiographe non-soufi reste pourtant une rareté à Fès. Avec

l’auteur du  Mir’āt al -maḥāsin, Muḥammad al-‘Arabī al-Fāsī , l’hagiographe se fait le biographe de son maître spirituel et, en même temps, de son saint ancêtre, tendancedéjà annoncée avec al-Ḥaḍramī et Ibn ‘Askar , bien que ces derniers ne consacraient

 pas leur ouvrage à un saint en particulier. Ibn ‘Ayshūn, gagnant son pain dans unesoierie, constitue la rare exception d’un hagiographe qui n’est pas un savant notoire.

A Fès, la règle est plutôt du genre des Qādirī, issus de l’élite religieuse de Fèset spécialistes dans plusieurs disciplines traditionnelles. Avec eux, le généalogisteétablit sa place parmi les hagiographes, place qu’il va garder. Nous avons déjà eul’occasion de constater l’importance de l’élément généalogique dans la tradition

hagiographique de Fès et l’hagiographe-généalogiste sont sans doute unecaractéristique fâsie. Or, ces personnalités s’inscrivent dans la tradition savante qui estune des marques de la ville idrisside. Chez un auteur comme Sulaymān al-Ḥawwāt,ainsi que chez tous les grands hagiographes tardifs de Fès, cet aspect transparaît assezclairement. L’hagiographe s’efface alors moins devant celui dont il transcrit la vie etincorpore tout son savoir dans ce qui prend l’allure d’encyclopédies savantes. On voitque l’hagiographe a désormais acquis une certaine importance et indépendance àl’intérieur du milieu savant fâsie ce qui lui permet de transformer l’hagiographie enune écriture savante considérée comme performance intellectuelle de haut niveau.

Mais ce n’est pas seulement chez les oulémas qu’il devient un personnage éminent.Le service que l’hagiographe rend au saint lui permet de participer à la sainteté. Ainsi,al-Ḥalabī , hagiographe du tout premier saint de Fès, est particulièrement vénéré parmiles descendants de ce dernier. Curieusement, le dernier grand hagiographe de Fès,Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī, étant issu de la tradition savante des Kattānī, est denouveau un muḥaddith, rejoignant ainsi al-Tamīmī, premier hagiographe marocain.