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Extrait Les Cahiers de l'Idiotie - Baseball

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E xe m p l a i r e n ° / 1 2 5

B A S E B A L L

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Comité scientif ique antidisciplinaire :Angela Cozea (Toronto), Robert Hébert (Maisonneuve), Jean Morisset (UQAM), Lawrence Olivier (UQAM), Robert Pfaller (UaK Vienne), Jean-Marc Piotte (UQAM), Avital Ronell (NYU), Clément Rosset (Nice), Georges Sioui (Ottawa)

Comité de rédaction :Jean-Pierre Couture, Jérôme Dubois, Dalie Giroux (directrice), Ève Lamoureux, Frédéric Lebas, Sébastien Mussi, Michel Nareau, Darren O’ Toole, Julie Perreault

Révision linguistique : Sara-Lise Rochon

Graphisme et mise en page : Frédéric Lebas

Dépôt légal :Bibliothèque du QuébecBibliothèque du Canada

ISSN : 1916-4297

© les Cahiers de l’ idiotie, 2011 http ://www.cahiers-idiotie.org

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« Idiot », n. m.1. Du grec idiotès, simple, singulier. Ce qui se suffit à soi-même, ce qui n’a ni reflet, ni double.2. Médical : personne dont le QI est inférieur à 50. L’idiotie ne peut faire l’objet d’une guérison.3. En Occident, première moitié du XXème siècle : personne dont la vie est indigne d’être vécue et dont on peut la priver sans dommages ni conséquences.

L’idiotie, en tant qu’elle est un certain regard sur le monde, génère aussi une forme de connaissance, mais une connaissance qui ne préjuge pas du sens du réel, plus encore, qui ne préjuge pas que le réel a un sens ou serait doublé par un sens qui le dépasse. Cette forme enseigne que si chacun parle déjà son idiolecte, sa langue orale individuelle et unique, cette oralité singulière est porteuse de pensée. L’idiotie est une incitation aux auteurs à parler avec cette voix, à voir avec ces yeux.

Ajoutons de la valeur aux choses : nous les rendrons ainsi insignif iantes. Toute réalité est ainsi susceptible de s’enrichir d’une valeur ajoutée qui, sans rien changer à la chose, la rend néanmoins autre, disponible, capable de s’ intégrer aussi bien dans un circuit de consomma-tion quelconque que dans une philosophie, dans une circulation intellectuelle du sens.

Clément RossetLe réel. Traité de l ’ idiotie

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TA B L E D E S M AT I È R E S

Introduction :le baseball, objet d’étude singulier ..................... 11

Michel Nareau

Résister sur le terrain.Entretien sur le baseballavec David Homel .................................................. 23

Du côté des tribunes.Supporter une équipe de baseballprofessionnelle à Taïwan ....................................... 65

Jérôme Soldani

« You have to fill the daily soap opera. »Dire et redire le baseball ..................................... 117

Michel Nareau

Belle-maman, le baseball et le tricot :de la lecture et de l’écriture ............................... 163

Renald Bérubé

Bible, barbarie et baseball .................................. 207Georges Desmeules

Notes sur les auteurs ............................................ 245

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Introduction : le baseball, objet

d’étude singulier

Michel Nareau

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L orsque les Expos de Montréal ont quitté la ville pour s’établir à Washington, le senti-

ment de perte ressenti par les partisans a été vif. En ce sens, le dernier match de la concession s’est déroulé sous le signe de l’émotion et de la tristesse. Or, dans les journaux du lendemain, ce ne sont pas les articles et les chroniques qui ont le mieux exprimé ce deuil, mais bien une photographie, qui présente Youppi, la mascotte de l’équipe, en berne, sur la ligne du premier but, la main sur le cœur, le regard défait pointé vers le sol et cette démarca-tion qui file vers le champ extérieur, vers l’étranger, vers la capitale états-unienne. Il y avait dans cette image une charge de désarroi qui ne trouvait pas à s’exprimer autrement dans le discours nostalgique qui a accompagné le départ de l’équipe et les rémi-niscences de la grandeur des Expos depuis 1969. La mascotte, objet de commercialisme, projet de divertissement bête élaboré par Roger D. Landry pour occuper la foule durant la joute, en était ve-nue à incarner l’équipe et cette masse orange de mauvais goût s’imposait dès lors comme le tru-chement entre la formation et le public.

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Introduction

Si j’ai évoqué cette anecdote, c’est pour montrer que la compréhension du baseball passe moins par les discours institués qui galvanisent la passion sportive et les identifications des par-tisans, que par ses objets les plus terre à terre, quotidiens. Le baseball a une longue histoire, bien conservée et mise en évidence au Temple de la renommée à Cooperstown, mais quiconque s’y étant rendu le dira, la mémoire du jeu passe par des artéfacts singuliers. Priment dans ce musée des cartes de baseball, des gants, des bâtons, des photos, de l’équipement, des objets usuels qui scandent le sport et son évolution.

Il nous est apparu pertinent d’interroger le baseball sous l’angle de sa faculté à dire un uni-vers à travers ces éléments premiers qui en ma-nufacturent la signification, de manière à éviter le biais trop commode des discours institués, qui cachent souvent des projets idéologiques nationa-listes ou conservateurs. Dans ce dossier, l’objec-tif poursuivi a été de décortiquer le sport, dans ses manifestations tangibles, dans ses éléments constituants, afin de cerner ce qui s’y passe réel-lement, pour comprendre de ce fait la popularité du jeu, son appel auprès d’un large segment de la population. À travers le baseball, il est possi-ble de reconfigurer des espaces de sens sociaux, des interactions qui échappent aux seuls enjeux sportifs pour intervenir sur l’organisation même de la vie contemporaine, que ce soit par le loisir, le divertissement, la virtualité des expériences, la

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politique du signe, l’identification collective ou par la construction symbolique que le baseball rejoue constamment.

Le baseball est pratiqué dès l’enfance, souvent sous la férule d’un père qui inculque un savoir, une passion et des valeurs par cet échange spor-tif. Le baseball est de plus un sport profession-nel, une activité régulée, payante, suivie par une foule importante. Il occupe donc un large spectre des pratiques de loisirs, ces moments de moin-dres contraintes, que ce soit comme joueurs ou comme spectateurs. Y est sous-entendu un effort physique, de la compétition, des règles précises et reconnues. De plus, le baseball est une action réitérée selon un calendrier professionnel de 162 matchs, ce qui le rend quotidien pour nombre de partisans par les médias. Jouer au baseball, c’est ainsi faire partie d’une équipe, être dehors, or-ganiser l’espace, participer à des échanges très concrets où la balle, les buts, les bâtons dictent un quotidien, mais surtout toutes sortes de discours qui intellectualisent la pratique. Le baseball est une collection d’artéfacts, de joutes, d’objets qui sont dédoublés en discours idéologiques, en cli-chés commerciaux, en phraséologies nationalis-tes, en clameur journalistique.

Il y a donc lieu de s’interroger sur l’intérêt produit par ce sport, sur la vénération que lui voue son public enthousiaste. Qu’y a-t-il dans son organisation, sa structure, sa pratique effective, sa spatialité qui rejoint ses adeptes ? Le baseball

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Introduction

instaure certes une expérience concrète de la mé-moire, des filiations, des reconnaissances socia-les, mais il le fait en cernant d’abord un enjeu fort simple : gagner, qui provoque une manifestation d’allégresse rarement égalée. Ce sport commu-nique de facto des passions, un engouement, une participation qui prennent plusieurs formes : de l’identification à la collection d’autographes ou de cartes, de la consultation des classements et des sommaires dans les journaux à l’écoute de lignes sportives. Le baseball, comme les autres sports, est rejoué au quotidien, dans ses menues mani-festations, dans ses objets usuels, intégrés à la ba-nalité journalière. De ces « usages du quotidien » (De Certeau), le baseball, par sa pratique, ses objets, sa présence coutumière et suivie dans les médias et dans la rue, perfore le social, le culturel.

S’il est intéressant d’aborder la manière dont s’élaborent de tels discours sociaux préformés, véritables topoï qui nous insèrent dans la nostal-gie du baseball, il est encore plus stimulant de revenir à ce que cette pratique engage du réel. Le baseball n’arrive jamais innocemment ; il est déjà façonné par des préconstruits. Il importe donc de déconstruire ces discours. Il s’agit surtout de faire parler le baseball et non pas parler à travers lui à partir de préjugés socialement énoncés. À partir de ses éléments les plus spécifiques (balles, bâtons, gants, uniformes, stade), de ses pratiques connexes (métiers apparentés, collectionneurs, etc.), le baseball sera ici étudié dans ses fonctions

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concrètes, de telle manière que soit saisie la por-tée de ses artéfacts mémoriels.

Le présent dossier sur le baseball met en évi-dence de multiples manières d’envisager cet objet mouvant. Que ce soit par les partisans, les écri-vains, les annonceurs, les sommaires des matchs, le baseball est lu comme une pratique significative par elle-même, capable de sécréter ses propres valeurs et codes. C’est pourquoi il nous a semblé intéressant de débuter par l’entretien accordé par David Homel, romancier montréalais qui se sert du baseball dans son œuvre et qui est un fervent joueur amateur. Dans cette entrevue, Homel re-late son rapport singulier au baseball, construit autour d’une mémoire familiale à Chicago et d’un lieu montréalais contemporain, le parc Jeanne-Mance, qui occupe dans son esprit le centre de sa géographie actuelle. L’entretien signale ainsi la manière dont le baseball peut s’inscrire dans la trame urbaine, autour d’un parc qui témoigne de résistances locales et de négociations culturelles.

Jérôme Soldani, dans son article intitulé « Du côté des tribunes. Supporter une équipe de baseball professionnelle à Taïwan », poursuit ce type de réflexion sur les modalités d’adapta-tion du baseball en tournant son attention vers les pratiques spécifiques des partisans taïwanais. En se concentrant sur la manière dont le public interagit durant un match, non seulement il présente le rituel du baseball, mais il évoque le

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statut taïwanais accordé au sport, aux joueurs, à la langue et à la tradition dans un contexte récréatif nouveau, où les apports étrangers sont réintégrés à une trame locale, pour mieux la servir. Une telle perspective anthropologique et excentrée permet de saisir ce jeu dans un contexte autre que nord-américain, ce qui est peu présent dans le discours usuel du baseball au Québec, où les références à l’usage asiatique du baseball se limitent au film Mr. Baseball avec l’inénarrable et moustachu Tom Selleck.

Des gradins aux tribunes, le déplacement est limité dans un stade, mais dans l’ordre de la mise en discours, l’écart est important, du fait de l’auto-rité attribuée aux descripteurs des matchs, qu’ils travaillent pour la radio ou la télévision. Michel Nareau, dans « “You have to fill the daily soap opera”. Dire et redire le baseball », montre que le rôle des descripteurs est à la fois historiquement situé et tributaire de la structure d’alternance du sport, où la lenteur, les temps morts et le recom-mencement sont rois. Il en résulte un besoin de raconter, de meubler le temps médiatique, ce qui accorde aux descripteurs une fonction narrative et nostalgique majeure. Dès lors, la compréhension du baseball est directement liée à un récit qui s’imprime sur le jeu du haut des tribunes et qui répercute des clichés véhiculés depuis les débuts du jeu, dans une logique de la continuité propre à la fonction sociale de cette profession.

L’article de Renald Bérubé, intitulé « Belle-

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maman, le baseball et le tricot : de la lecture et de l’écriture », poursuit cette réflexion médiatique, en circonscrivant un élément essentiel de nombreux partisans dans leur appréhension du baseball : la lecture assidue des sommaires des matchs dans les journaux. Véritable code langagier et sémio-tique, qui permet de déplier une histoire et de la transvaser dans des images connues et familières, le sommaire statistique résume certes un match, mais l’encapsule encore plus dans un réseau de sens, de chiffres, de codes partagés, qui incarnent une mémoire et une référence communes aux partisans. À travers un texte ludique, qui s’appuie sur une analogie avec le tricot, Bérubé explicite une forme de lecture du jeu qui amalgame la récitation, le calcul, la projection et la mémoire, pour mieux asseoir le monde dans quelques co-lonnes de chiffres. Le baseball, comme tous les éléments culturels complexes, devient un moyen de lire l’univers et notre position dans celui-ci. Le sommaire est un révélateur de cosmogonie !

La transition du baseball vers le symbolisme atteint, avec le texte de Georges Desmeules inti-tulé « Bible, barbarie et baseball », un degré sup-plémentaire, dans la mesure où l’analyse s’attarde ici à la suture entre la configuration du terrain (et du jeu) et les manifestations d’éléments my-thiques. Desmeules postule, par l’examen de ro-mans, entre autres, ceux de Philip Roth, de Don DeLillo et de William Patrick Kinsella, que le baseball présente de nombreuses analogies avec

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Introduction

une tension structurante de l’imaginaire améri-cain, le conflit entre le home et la frontière, entre la civilisation et la barbarie, entre le sédentarisme et le nomadisme. Il indique par là que ce sport configure, autour de sa géométrie, l’idée même de la chute et de la régénération, montrant ainsi la dimension sacrée de la lecture du baseball, véri-table mythe qui négocie les ambivalences propres aux Amériques.

Les propositions présentées dans ce dos-sier n’épuisent d’aucune façon le riche sujet que constitue le baseball, tant sa portée est considé-rable. Ce sport, en tant que pratique renouvelée constamment, réitérative et cyclique, médiatisée et configurée, physique, intellectuelle et cultu-relle, se reproduit en de multiples formes et sous diverses composantes à chaque instant, que ce soit dans son circuit professionnel ou dans ses appropriations et braconnages, en Amérique ou en Asie, aujourd’hui ou il y a cent ans. Sans même avoir abordé son ample artisanat, ses collections historiques, ses mascottes, ses objets promotionnels, son équipement, ce dossier dresse quand même un portrait intéressant d’un sport qui fonctionne comme un espace populaire, quo-tidien, investi. À travers ce jeu, par le biais de ses composantes tangibles, les chercheurs peuvent procéder à un examen du « petit », du « peu », où se révèlent les « mythologies contemporaines », les « ruses » de la vie postmoderne et les diverses stratégies employées par chacun pour se consti-

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tuer un monde habitable à l’intérieur duquel les signes du monde retrouveraient un sens ouvert et sensible. Le baseball n’est pas refermé sur son champ intérieur, son home, mais percute l’univers en franchissant ses limites extérieures, comme le coup de circuit qui ouvre à la découverte et suscite l’enthousiasme et la ferveur de tous.

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Résister sur le terrain. Entretien

sur le baseball avec David Homel

Michel Nareau

David Homel est un écrivain anglo-québécois né à Chicago en 1952, installé au Canada depuis 1975. Il réside actuellement

à Montréal, où il écrit et traduit vers l ’anglais les œuvres, entre autres, de Réjean

Ducharme, de Dany Laferrière et de Monique Proulx. Il a aussi été chroniqueur

de littérature de langue anglaise pour le journal La Presse. Il est l ’auteur de huit romans et le directeur d’un essai collectif,

Mapping Literature : The Art and Politics of Literary Translation (1988). Homel s’est

intéressé, dans ses récits, aux années 1960 états-uniennes (Electrical Storms, 1988), à la guerre en ex-Yougoslavie (The Speaking Cure, 2003), au rêve socialiste soviétique (Sonya & Jack, 1995) et au baseball (Rat

Palms, 1992). Avec sa conjointe Marie-Louise Gay, il a fait paraître Travels

with my Family en 2006 et On the Road Again ! en 2008. Il a gagné le Prix du

Gouverneur général en 1995 pour sa traduction de Why Must a Black Writer

Write About Sex ? de Dany Laferrière et en 2001 avec Fred Reed pour leur traduction

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de Fairy King. Il a été finaliste à d’autres occasions. Son œuvre littéraire est traduite

en plusieurs langues. Il vient de faire paraître le roman Midway. Dans Rat

Palms et dans certaines interventions et collaborations1, David Homel s’est intéressé

à la signification culturelle du baseball. Dans cet entretien, nous aborderons le

rôle joué par ce sport dans sa démarche, la place du jeu depuis son enfance, de même

que sa lecture des liens sociaux à travers le baseball.

1 Dans le collectif sous la direction de Marc Robitaille, Une vue du champ gauche, il a fait paraître « Le salut par le jeu » (Montréal, Les 400 coups, 2003, p.55-58). De même, il est intervenu dans le débat public montréalais en envoyant des lettres à La Presse sur le baseball (« Aimer une équipe qui perd », La Presse, 17 octobre 2004, p. Plus-8 ; « L’art de ne rien faire », La Presse, 25 mai 2002, p. 41 ; « La bataille de Chicago », La Presse, 1er juin 2005, p. S-11 ; « Le baseball, c’est nous… Je dis à monsieur Selig et al. que le baseball ne leur appartient pas », La Presse, 8 novembre 2001), de même qu’à The Gazette (« New Fight for Field of Dreams : Soccer vs. Softball at Jeanne Mance Park », The Gazette, 5 juillet 2003, p. A-1). Il a aussi parlé du baseball dans ses chroniques littéraires pour La Presse.

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Le baseball et l’enfance

Michel Nareau : Vous avez souvent parlé du base-ball, que ce soit dans votre œuvre ou lors d’in-terventions ponctuelles. Or, ce qui lie chacun de ces textes, c’est la place accordée aux sou-venirs d’enfance tributaires de ce sport. Est-ce que l’intérêt du baseball passe nécessairement par la jeunesse puisque vous avez déjà affir-mé que le baseball vient de l’enfance ? Com-ment qualifieriez-vous votre expérience de ce sport ? Comment a-t-elle commencé, par la pratique, par la partisannerie ?

David Homel : Le baseball est arrivé dans ma famille par mes frères, moins comme joueurs que comme spectateurs. À Chicago, où j’ai grandi, il y avait les Cubs, que tout le mon-de dans le quartier encourageait. Mes frères suivaient les joueurs, le sport, les statisti-ques, mais ils ne jouaient jamais. C’étaient des joueurs par procuration et ils n’étaient pas très doués physiquement pour le sport. Leur manque d’athlétisme était surpassé par le manque de mon père qui pouvait à peine

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Michel Nareau

lancer une balle. Finalement, la seule sportive de la famille, c’était ma mère. Donc, le seul intérêt de mes frères était d’être spectateurs. Mais quand même, ils suivaient beaucoup le jeu. Moi, par la grâce de Dieu ou je ne sais pas quoi, l’hérédité, j’avais plus de talent athléti-que, ce qui n’est pas beaucoup dire dans cette famille-là. Et j’ai joué comme dans les petites ligues, jusqu’à peut-être 10 ou 12 ans.

M. N. : Donc, votre pratique du baseball s’est faite dans le circuit organisé. Elle ne se faisait pas dans la famille, entre frères, ou avec vos pa-rents ? Ce n’était pas une activité partagée en famille ?

D. H. : Non. Ça n’avait rien à voir avec ma famille. D’ailleurs, dans mon nouveau livre2, il y a une chicane de frères et l’aîné dit au cadet : « Mais pourquoi tu t’occupes de notre père ? Il s’est jamais préoccupé de nous, il est jamais allé voir tes maudits matchs de baseball quand t’étais une vedette des petites ligues. » Et c’est vrai. Je m’en foutais à l’époque et je m’en fous encore, mais le baseball n’était pas une activité valorisée à la maison. C’était assez curieux, c’est-à-dire que mes deux frères et mon père lisaient le cahier des sports et les sommaires de tous les matchs, surtout ceux des Cubs de Chicago, et s’intéressaient aux déboires des joueurs, mais jamais ils n’ont joué. Et j’ai trou-

2 David Homel, Midway, Montréal, Cormorant, 2010.

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vé ça, même jeune, un peu bête. Pourquoi sui-vre les résultats, si on ne joue pas ? Alors j’ai commencé à jouer dans le baseball organisé. J’étais lanceur et assez bon. C’était à l’époque où tu n’avais pas le droit de lancer ni de côté ni des balles courbes, parce que c’était mau-vais pour le bras. Je pense qu’avec mes frères, par moments, on a joué dans un vacant lot, un « terrain vague » en français, mais j’ai toujours trouvé que « terrain vague » était plus glauque que vacant lot. On jouait parfois avec une balle de tennis, mais entre mes deux frères et moi, c’était toujours rempli de mauvais sentiments, de concurrence, de coups bas, surtout entre mes deux frères aînés. Moi, j’étais un peu trop jeune pour participer à leurs chicanes.

M. N. : Vous avez déjà dit que c’était avec votre mère que vous vous échangiez la balle. Que signifiait cet échange ? Il semble néanmoins que le baseball a été une activité sociale, pra-tiquée hors du giron familial. En quoi votre contexte culturel singulier a-t-il eu un rôle à jouer dans votre prédilection pour le base-ball ? Surtout, pourquoi avoir abandonné si tôt ce sport ?

D. H. : Je me rappelle que, dans le baseball organi-sé, les équipes étaient parrainées par des com-merces locaux. Notre équipe jouait pour Dick Chess Dodge qui était un concessionnaire Dodge, fournissant les uniformes, toujours désagréables à porter, parce qu’ils grattaient.

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Les joutes étaient organisées les week-ends. J’ai constaté, quand je suis arrivé au secondai-re, que le sport entrait dans une étape quasi professionnelle. Le sport y est très important. Le football et basketball ont leurs équipes qui jouent dans les compétitions partout dans l’État. Notre high school avait une population d’à peu près 5000 étudiants ; il y avait donc un grand bassin d’athlètes. Il m’était impossi-ble de faire l’équipe. En plus, s’y ajoutait des raisons politiques. C’était assez curieux, parce que je pense que je suis passé par un moment où tout ce qui était sport organisé était vu po-litiquement comme de droite. Au secondaire, j’ai arrêté de jouer, parce que c’était péjora-tif. Les jocks, les sportifs, étaient de droite. La contre-culture s’affirmait alors contre ce type de culture.

M. N. : L’abandon n’a pas été définitif. Vous évo-quez souvent dans vos écrits que vous êtes toujours un joueur actif, que vous prenez plai-sir à jouer. Quand avez-vous recommencé à jouer ?

D. H. : Il y a une autre raison qui explique mon retrait du baseball. Je me suis blessé sérieuse-ment à la jambe en décembre 1970. Pendant longtemps, j’étais vraiment incapable non seu-lement de jouer, mais quasiment de marcher. Donc, il n’était pas question de poursuivre la compétition sportive. Il m’apparaît mainte-nant qu’à 58 ans, le fait de jouer constitue un

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peu une revanche sur une blessure grave que j’ai eue plus jeune. Ce n’est que rendu à To-ronto vers 1977 que j’ai repris contact avec le baseball, sans beaucoup de satisfaction parce que je cherchais toujours un terrain où jouer. À un moment donné, j’ai joué avec des juifs, si vous me passez l’expression ; c’était une équi-pe organisée par le Young Men’s Hebrew As-sociation. Après chaque jeu, il fallait s’arrêter pour ramasser sa kippa, perdue entre les buts dans la poussière. C’était amusant, mais pas très concluant sportivement. Une fois arrivé à Montréal, autour de 1981 peut-être, j’ai tout de suite compris que le parc Jeanne-Mance, c’était le centre du monde et j’y joue depuis.

M. N. : Ce que vous indiquez jusqu’à maintenant, c’est que votre compréhension du baseball est liée quasi exclusivement à votre expérience compétitive de ce sport. C’est par la pratique directe du jeu que s’est fait votre apprentis-sage et non pas en suivant les matchs à la télévision, à la radio ou dans les stades avec votre père, avec vos frères. Aviez-vous aussi une expérience de partisan ?

D. H. : Les deux manières allaient de pair. J’ai parlé plus tôt de la manière de jouer par pro-curation de mes frères. Ça existait dans la conversation. Mais, pour moi, il y avait aussi la compétition physique. L’été, par contre, il n’y avait pas d’école et les parents travaillaient. On ne savait pas quoi faire avec les petits

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merdeux, les jeunes comme nous. Alors, des organismes comme Sun Youth avaient un programme pour empêcher les enfants de se mettre dans le trouble : The Park District. Les parcs locaux, qui étaient une compétence municipale, organisaient des programmes d’activités dans le jour, où on faisait des jeux les matins avec des moniteurs. Une part du programme consistait à aller voir, pour un dollar, un match des Cubs, transport et billet inclus, ce qui est pas mal. Je m’en souviens bien parce que – j’en ai parlé dans Une vue du champ gauche3 – d’arriver et de voir le terrain pour la première fois après avoir entendu des descriptions à la radio, ça crée un choc. C’était aussi la première fois où je constatais que les Noirs et les Blancs étaient ensemble. C’est étonnant parce que les quartiers de Chicago étaient extrêmement compartimentés eth-niquement. Il existait une ségrégation, mais elle n’apparaissait pas aux matchs parce que la Ville devait offrir le même programme à tous

3 « Lorsque j’ai assisté à mon premier match profession-nel, au stade des Cubs de Chicago, ce fut l’émerveillement. L’herbe si verte, si bien soignée. Je n’avais jamais vu d’herbe comme ça. Elle m’hypnotisait plus que le jeu. Le stade des Cubs, le Wrigley Field, est reconnu comme le plus beau du circuit. À l’époque, pas de réflecteurs, pas de baseball la nuit, car le stade se trouvait – et se trouve toujours – dans un quartier d’honnêtes travailleurs, qui avaient besoin de leur sommeil avant d’entamer une autre journée au service des grandes usines. » (David Ho-mel, « Le salut par le jeu », op. cit., p. 56.)

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les jeunes. C’était la première fois que j’ex-périmentais le contact, la proximité entre les deux groupes, parce que la différence, on ne la retrouvait pas à l’école primaire, parce qu’elle était située dans le quartier. Ce n’est qu’au secondaire que le contact s’est fait. Alors, j’ai été, je crois, fasciné par la population noire. Je devais donc avoir 8 ans quand je suis allé pour la première fois au Wrigley Field. C’était d’abord une expérience esthétique. Le stade peut être fabuleux. Quand tu n’as jamais vu de baseball à la télé, tu t’en fais une idée à par-tir du langage à la radio et dans les journaux : des « chandelles », des balles frappées « dans le trou », je ne sais pas le terme en français pour in the hole, le « monticule », les « flèches » et plus encore. A can of corn, qui est un pop-up, une chandelle. Tu arrives ensuite au stade et tu constates qu’il n’y a pas de boîte de maïs ni de flèches ou de chandelles. Surtout, je pense que je n’ai jamais vu de l’herbe comme ça.

M. N. : En plein cœur de la ville de Chicago, les espaces de verdure sont rares. Le terrain de baseball incarne en effet très bien ce que James L. Machor4 nomme l’« urban pastora-lisme ». Le stade est lié à un enclos protecteur, à une image furtive de la beauté au sein de la

4 James L. Machor, Pastoral Cities. Urban Ideals and the Symbolic Landscape of America, Madison (WI), The University of Wisconsin Press, coll. « History of American Thought and Culture », 1987, p. xi.

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ville. Leo Marx5 parlait du garden in the city, effet, transposé au stade, permettant d’amé-nager l’espace extérieur, une expérience d’être dehors, de participer avec plusieurs person-nes, avec des communautés culturelles, en contact autrement que dans la ville ou la cité, à une joute au cœur d’un lieu refuge. Il y avait ce sentiment, narré par Philip Roth, par Paul Auster, par d’autres aussi, d’accéder à un lieu magiquement vert et paisible dans cette pre-mière expérience du Wrigley Field ?

D. H. : Oui, c’est une pastorale, exactement. C’est très frappant pour quelqu’un vivant en ville et qui ne voit que quelques pieds carrés d’herbe qui luttent pour survivre. On allait assez sou-vent au stade. Bon, les Cubs jouent à la mai-son et sur la route, mais quand l’équipe était à domicile, on y allait pendant chaque séjour, ce qui veut dire peut-être une demi-douzaine de fois pendant l’été. Et le plaisir visuel demeu-rait, avec l’ambiance particulière des matchs à Chicago.

M. N. : Le baseball est directement relié à une pratique de la mémoire, à des images du passé, et souvent dans vos textes, le baseball passe beaucoup par la sonorité, par la radio. Dans Une vue du champ gauche, vous évoquez

5 Leo Marx, The Machine in the Garden. Technology and the Pastoral Ideal in America, New York/Oxford, Oxford Uni-versity Press, 1970 [1964].

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les sons du baseball, du bâton sur le ciment : « Aujourd’hui, le bruit d’un bâton de ba-seball en bois contre le pavé en ciment fis-suré d’une rue, en plein été, a le pouvoir de me faire fondre en larmes. Je revois l’enfance qui a donné naissance aux malheurs de l’âge adulte. Proust a eu son petit gâteau. J’ai mon bâton de baseball en bois contre le ciment, au crépuscule, dans ma ville natale. » 6 En quoi un tel sport est-il une pratique sensorielle ? Il s’agit d’un sport joué dehors, au soleil, dans la verdure, alors nécessairement, il y a là un ap-pel des sens. Vous avez employé quand même une image à mon avis très parlante en disant que Marcel Proust avait sa madeleine et que vous aviez votre bâton de baseball. L’image est belle. Il y a quelque chose d’un tel ordre mémoriel, le baseball étant associé à un passé, à une tradition, à des rituels aussi. De quelle façon cette expérience-là peut-elle cheminer dans le temps, sans se figer ?

D. H. : Le narrateur de Proust mangeait, jeune, des madeleines et le fait de la croquer plus tard, en une seule occasion, le transporte. La différence entre Proust et moi, à part le fait qu’il écrit des phrases très longues, c’est que j’ai poursuivi et reproduit cette expérience, en jouant au moins à chaque semaine. On n’a dorénavant plus de bâtons de bois, mais dès

6 David Homel, « Le salut par le jeu », op. cit., p. 55.

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que quelqu’un frappe la balle, les joueurs sur le banc remarquent le bruit. Les gens discute-ront du bruit que ça fait.

M. N. : On sait immédiatement si la balle est frappée loin.

D. H. : Oui. Est-ce que le bâton a été brisé, ou est-ce que ce tir menotte le frappeur ? Et puis moi, je ne suis pas le seul. En plus, les sensations mémorielles sont partagées. Je ne joue pas seul. Mes coéquipiers n’exercent pas forcément un métier lié à l’expression de soi, mais ils ressentent ces sonorités, ces images du passé. Certaines semaines, je suis sur le terrain quatre jours sur sept. Il y a l’humidité, la chaleur estivale, puis les réflecteurs. Durant les après-midis chauds, il y a ce sentiment d’être trempé à l’os, couvert de poussière, mangé par des moustiques. C’est à peu près la même chose que je ressentais quand j’étais jeune dans les petites ligues. C’est une expé-rience qui, du point de vue sensoriel, conti-nue. Évidemment, je suis moins innocent, parce que je ne parle pas juste d’expérience, mais aussi parce que j’ai un passé. Je ressens ça quand même dans le présent, mais sous le coup de la vocation. Je peux relier ça à des expériences d’il y a près de 50 ans.

M. N. : C’est une mémoire renouvelée, mais qui indique aussi, malgré des périodes où vous n’avez pas joué, quelque chose de constant dans votre vie. Parce que j’imagine que, ne

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serait-ce qu’à distance, vous avez continué à suivre les Cubs, de voir de saison en saison s’ils allaient un jour gagner, sortir de la dé-faite éternelle depuis 1908. Est-ce que vous vous définissez encore comme un partisan des Cubs ? Parce que vous avez écrit des articles sur l’expérience du Wrigley Field, de la fête qu’il y a dans les estrades.

D. H. : Oui, mais différemment. Je ne l’ai pas vrai-ment exploré en détail, mais puisque j’ai eu un accident assez catastrophique et que j’ai dû arrêter toute activité physique, outre celle obligée par la physiothérapie, j’ai l’impression de ne pas avoir vécu beaucoup par le sport dans la vingtaine. Je pouvais à peine marcher, étant incapable de plier mes genoux. Est-ce que je m’intéressais à l’équipe professionnelle durant cette inactivité ? Sans doute. C’est cu-rieux, parce que cette année et la saison pas-sée, j’ai l’impression que j’ai perdu un peu de mon enthousiasme. Je ne suis plus un fan. Il y a encore quelques années, j’allais sur Internet pour voir si les Cubs avaient perdu ou gagné. C’est vrai que j’ai encore Internet. Je pourrais me réveiller le matin et vérifier ce que cette équipe a fait la veille. Mais je ne fais plus ça. Est-ce parce que l’équipe est médiocre ? Pour-tant, les autres fois, je la suivais, mais elle ne gagnait pas.

M. N. : Vous avez quand même gardé votre atta-chement pour cette équipe-là. Même si vous

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avez passé plusieurs années à Montréal avec les Expos, votre attachement allait plus pour l’équipe de l’enfance, de la première identifi-cation. Pourquoi ? Est-ce en raison de la dif-férence d’ambiance entre les deux expériences au stade ? Le béton intérieur montréalais était à l’opposé complètement de ce que vous avez vécu à Chicago.

D. H. : Je ne me suis pas beaucoup attaché aux Expos, et je pense que la faute en est le stade. De toute manière, le sport appartient à ceux qui y jouent. Des gens me taquinaient vers la fin des Expos : « Ah, ben, baseball is dead !, tu sais, les Expos s’en vont. » Je leur répondais : « Les Expos peuvent aller sur Mercure, Vé-nus ou Mars, les gens continuent à jouer. » Le sport, c’est la propriété de ceux et celles qui y jouent et c’est tout.

M. N. : Pour vous, qu’est-ce que ça veut dire exac-tement ? Est-ce que ça signifie la capacité de garder ce sport-là vraiment contemporain ? De ne pas sombrer dans la nostalgie puis de pouvoir faire ce qu’on veut d’un tel jeu ? De lui donner le sens, le plaisir qu’on veut lui at-tribuer ?

D. H. : Je pense que le plus important, surtout en ville, c’est de s’approprier du paysage citadin et de l’espace urbain. C’est vraiment frappant ce qu’on voit depuis des années au parc Jean-ne-Mance, sur notre terrain qui longe la rue Mont-Royal. Ce n’est pas le terrain clôturé, mais celui sans frontières

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L’expérience du parc Jeanne-Mance

M. N. : Si je me fie à la chronologie évoquée plus tôt, ça fait donc une trentaine d’années que vous jouez de façon continue au parc Jean-ne-Mance ? Vous avez écrit un article pour défendre le baseball dans ce parc. Cette ex-périence du baseball montréalais semble in-carner pour vous davantage qu’un loisir. Pou-vez-vous nous décrire cette expérience parti-culière au sein « du centre du monde » ?

D. H. : Je joue au parc Jeanne-Mance depuis très longtemps et, maintenant, j’ai une autre li-gue en semaine, davantage organisée. Le parc fait partie de l’arrondissement historique du Mont-Royal. Il appartient à un ensemble qui est une partie protégée de la montagne. Mais la Ville s’en fout. La partie nord du parc est devenue la propriété d’un groupe très dispersé de gars et de quelques filles aussi. Les joueurs, nous nous occupons du nord du parc. L’es-pace sportif est utilisé tous les week-ends et tous les soirs en semaine. Par exemple, on a de l’outillage qu’on garde au dépanneur chinois au coin de l’Esplanade et de Mont-Royal. Les outils sont là pour entretenir le terrain : des râteaux pour racler l’herbe, des pelles, un râteau qui est fait pour aplanir l’avant-champ. L’équipement est en haut des frigidaires. Les joueurs savent que s’ils arrivent les premiers et qu’il a plu, il y aura des dommages causés par la pluie à réparer. Il y a même une pom-

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pe pour assécher le terrain. Les joueurs vont chercher les outils au commerce et arrangent l’avant-champ. Le terrain nous appartient, et c’est important pour les citadins que nous sommes. En ville, qu’est-ce qui nous appar-tient ? L’appartement ? L’étage ? La cour, les murs extérieurs qu’on a en copropriété avec le voisin ? Je ne sais pas, ça dépend. Mais là, il y a des milliers de mètres carrés de terre et de gazon qui appartiennent à un groupe de gens qui n’a pas d’identité autre que celle du base-ball et celle liée à préserver cet espace. C’est de l’autogestion en quelque sorte.

M. N. : L’organisation semble souterraine. Le parc rassemble une communauté disparate, qui parvient à créer une certaine cohérence parce qu’elle se fonde sur les éléments les plus concrets : jouer, organiser l’espace, gérer les positions et les règlements implicites. Les joueurs semblent connaître un certain code propre au sport et surtout à la culture du parc.

D. H. : C’est très concret et c’est organisé malgré le manque d’organisation, c’est-à-dire que les outils sont là, l’équipement est là, il y a des masques, des protège-tibias, le plastron, les bâtons, les balles. La coopération de ces propriétaires de dépanneur chinois est cen-trale. Parce que ce dépanneur, toujours tenu par des Chinois, même s’il y a beaucoup de changements de personnel, fait partie de ça. On ne peut pas utiliser leur espace sans leur

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consentement. En fait, on y remise même le barbecue. Chez eux, c’est un peu chez nous. À chaque changement de propriétaires, on se présente, et petit à petit, ils vainquent leur peur de l’étranger et acceptent l’entente. Au début, ils voient arriver des gens qui ont l’air « déglindé ». Ils apprennent de ces négocia-tions comment être Montréalais. Ils nous font un service parce que c’est un entrepôt, mais je pense que nous leur en faisons un par-ce qu’on leur apprend à parler les deux lan-gues officielles et la manière de vivre avec la multiplicité, comment commercer, c’est-à-di-re comment trouver des terrains d’entente. Si un joueur, client régulier, arrive et qu’un jour il n’a pas assez d’argent, le propriétaire pourra dire : « Bon, ça va. Tu me paieras la prochaine fois », parce qu’il aura appris à faire confiance aux joueurs. Aussi, les joueurs cultivent le sens de l’humour des propriétaires successifs, tout comme ce que c’est que la soûlerie et l’excès. Ce n’est pas toujours beau à voir, mais je crois que même si grâce à nous la caisse chante pour eux, ils reçoivent de cette entente da-vantage que des profits.

M. N. : Donc, il se crée autour de ce terrain-là un espace communautaire, fondé sur une cama-raderie, des rires, de la compétition, souvent saine, mais corsée à l’occasion. Des gens de partout à Montréal, avec des parcours très différents et des bagages culturels multiples

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s’y rencontrent et doivent apprendre à négo-cier. J’imagine que vous connaissiez des gens quand vous avez commencé, c’était alors un peu sur invitation ? Dans le lot, il y en a très peu que vous connaissiez avant de jouer avec eux. Depuis, la diversité n’a fait que prendre de l’ampleur.

D. H. : Oh non, je ne les connais pas. C’est ce qui est intéressant. À un moment donné, on a as-sisté à l’arrivée des Latinos, des Dominicains. On a alors compris qu’il fallait parler espa-gnol, au moins un peu. Parce qu’il y a eu une collision entre deux joueurs, un gars qui ne parlait pas espagnol et l’autre qui ne parlait ni anglais ni français. Enfin, un des joueurs fondateurs était blessé. C’était un problème de communication. Un gars criait un truc et l’autre criait un autre truc et ils ne se com-prenaient pas. On n’a pas fait une réunion, en réunissant le comité central, mais on a un peu compris que là, il y avait certains mots que tout le monde devait connaître en espagnol. Maintenant, par exemple, on regarde autour et puis les gens disent : « OK, toi, c’est... » En-fin, on s’assure qu’il y ait une langue commu-ne pour les situations.

M. N. : Et la langue qui rassemble cette diversité, est-elle fixée ? Est-ce nécessairement l’an-glais ? Est-ce que le français est employé ? La plupart des joueurs, qu’ils soient hispanopho-nes, francophones ou anglophones ont quand

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même déjà eu une expérience de ce sport en anglais, ne serait-ce que par l’histoire de ce jeu et le rôle des médias. Au Québec, la tra-duction a été un enjeu de ce sport pendant près de 100 ans. Parce qu’avec le vocabulaire du baseball anglais qui est assez partagé, cette langue pourrait apparaître comme naturelle.

D. H. : Ça circule en fait constamment entre les trois langues. C’est sûr que l’anglais prime à certains moments. Les Québécois franco-phones vont davantage jouer en anglais, mais les Dominicains, les Cubains, les quelques Panaméens et les deux Colombiens veulent jouer en espagnol, parce qu’ils ont tout tra-duit. Il faut qu’on se comprenne. Moi, je par-lais déjà espagnol, ce n’est pas un problème pour moi. Un de mes amis, qui joue au base-ball depuis longtemps, vient du Nicaragua et il a dit : « Si tu veux jouer dans le champ gau-che ou le champ droit, tu peux parler anglais ou peut-être français. Mais si tu veux jouer champ centre, tu dois parler anglais, français, espagnol. » Tu sais, le champ centre, c’est le chef et c’est là que tout converge.

M. N. : Habituellement, le joueur champ centre, c’est celui qui a le plus de mobilité. Au parc Jeanne-Mance, c’est celui qui a le plus de mo-bilité linguistique qui joue à cette position.

D. H. : Tu ne peux pas avoir un unilingue au champ centre. D’ailleurs, il y a pas d’unilin-gue, ça existe pas autour du terrain.

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M. N. : Ce qui se passe au parc Jeanne-Mance, c’est l’incarnation dans un lieu précis de ce que j’ai étudié dans ma thèse. Des identités continentales ouvertes se négocient par le baseball et le discours littéraire participe à ce projet discursif. Ce qui se met en place à travers le baseball, c’est à la fois la nécessité de s’adapter et la capacité de s’approprier une pratique pour la transformer. La dynamique autour du parc et du jeu semble aller en ce sens. Les joueurs arrivent avec leur manière de pratiquer, avec une culture locale du ba-seball et ils la fondent dans l’ensemble, tout en préservant des éléments. Il se crée au final une façon de jouer qui est propre au terrain. Autrement dit, les joueur s’adaptent, s’organi-sent grâce à la culture élaborée au fil des ans sur ce terrain pour faire fonctionner ce loisir.

D. H. : Oui. On a parfois tenté de faire des équi-pes en disant : « OK, on va jouer les vieux de la vieille du parc contre les Latinos. » Parfois, ce n’était pas un truc « racial ». Premièrement, les Latinos sont plus que métissés. À l’occa-sion, on essayait de jouer le parc contre les Latinos, mais certains Latinos sont ici de-puis longtemps, ou d’autres en provenance, par exemple, du Nicaragua, disaient : « Moi, je ne suis pas latino. » On a tenté de faire des équipes ethniques, simplement pour rire, un peu comme au hockey, les parents contre nos enfants. Mais c’est fait avec beaucoup de tact

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et d’humour, amicalement. Ça donne aussi la possibilité à certaines personnes d’affirmer : « Moi, je suis Latino, mais je joue avec le parc, parce que je suis ici depuis longtemps. » On a décidé de prêter quelques-uns de nos joueurs à l’équipe latino.

M. N. : Qu’est-ce qui est le plus important dans cette expérience de jouer au parc ? Est-ce que c’est la compétition sportive recomposée à chaque semaine, à chaque partie ou est-ce l’ambiance composite, festive, ritualisée ? Est-ce la dépense physique après une journée à écrire, à traduire, assis sur votre chaise ou est-ce la possibilité, après des séances de solitude, de rencontrer des copains ?

D. H. : Les deux sont nécessaires. L’ambiance est vraiment bien. Du strict point de vue verbo-moteur, surtout « verbo », c’est assez extra-ordinaire. Il y a un niveau de langage qui est vraiment féérique. Ce n’est pas toujours très propre. Ce n’est pas forcément pour les oreilles délicates. L’imaginaire construit, l’image du mélange bigarré, la moquerie entre amis, le fait d’aller fouiller dans les faiblesses les uns des autres et tout ça, c’est assez fabuleux. Donc, il y a cette verdeur de la parole qui participe de la rencontre. Mais il y a surtout l’idée que ce terrain est à nous. C’est très important, et ce l’est davantage depuis dix ans, parce que la Ville voudrait qu’on disparaisse. C’est assez clair. Autour du terrain, il existe un sentiment

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de communauté. Les joueurs s’occupent les uns des autres. J’ai parlé plus tôt de la capacité de se taquiner, d’aller chercher le point faible. Mais les gens s’occupent aussi beaucoup les uns des autres. Je fais assez d’argent, je peux payer mon loyer, je ne suis pas dans la rue, ma femme n’est pas prostituée ou elle ne fait pas de drogue. Je ne suis pas alcoolique, je ne suis pas sur le B.S., je ne passe pas une crise de schizophrénie ou de paranoïa, etc., mais certains joueurs arrivent sur le terrain avec ces problèmes, ces inquiétu-des. Ces joueurs dépendent beaucoup de l’en-traide. Pas de Centraide ou Sun Youth, mais de leurs copains qui sont là. Et j’ai vu beaucoup d’entraide entre les hommes qui y sont. Moi, j’ai toujours joué mes matchs en disant à la fin « OK, ça suffit, je rentre » et je retourne dans mon existence ordinaire. Mais mon fils qui a commencé à jouer passe ses soirées là-bas. Quand je rentre, lui reste jusqu’à la dernière goutte. Il connaît les histoires personnelles de chacun, les problèmes, les inquiétudes, ce qui advient de la femme d’un tel, qui s’est remise à faire de l’héroïne. Beaucoup de ces hommes élèvent leurs enfants seuls. Ils ont donc une vie compliquée, plus complexe qu’on aurait pu penser à les regarder.

M. N. : Donc, jouer au baseball, c’est aussi sentir la réalité montréalaise, mais à travers un ré-seau d’entraide, de coopération, où le sport est un aimant qui ouvre à de nouvelles perspec-

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tives sociales, notamment celles propres aux classes et aux identités linguistiques. Main-tenant, pour sortir un peu de cette expérience, j’aimerais aborder la question de la nostalgie. Vous avez mentionné dans Une vue du champ gauche, et j’aurais pu trouver des remarques similaires dans votre roman Rat Palms : « Le baseball, c’est riche en symboles, riche en souvenirs. »7 Mais lesquels, d’après vous, sont les plus marquants, ceux qui vous intéressent davantage ? L’idée que le baseball incarne un passé mythique ou un temps antérieur appar-tient aux clichés de ce sport, au discours social qui vient avec la pratique sportive. Dans les circonstances, quels sont les risques que vous voyez à cet égard, surtout avec la montée d’un certain conservatisme qui s’appuie sur la nos-talgie des années 1950, incarnée entre autres par le baseball ? Comment travaillez-vous ce discours-là dans vos interventions littéraires, comment vous situez-vous par rapport à ce poids de la mémoire ?

D. H. : Je pense que les gens se sentent détachés du sport professionnel. Je crois donc qu’il y a un grand degré de cynisme par rapport à cette innocence du baseball. Par exemple, un joueur du parc est allé à Cooperstown, au Temple de la renommée, et il a acheté le t-shirt d’Alex

7 George Bowering, Baseball Love, Toronto, Talon, 2006.

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Rodriguez, qui porte le numéro 13. Le 1 était remplacé par une seringue et le O du nom de Rodriguez par un astérisque, signalant que ses records seront entachés. Je pense qu’on ne peut plus vraiment regarder le sport profes-sionnel dorénavant et ressentir grand-chose à part le fait qu’il s’agit d’une industrie.

M. N. : Mais les symboles sont réitérés, sont re-dits, brassés à nouveau, même si ce n’est plus par le biais du baseball professionnel. C’est peut-être ailleurs que ça se situe dorénavant, dans la Classique mondiale, par exemple. Dans cette compétition, les équipes nationa-les revalorisent un nationalisme, que ce soit celui des États-Unis ou celui de la Républi-que dominicaine.

D. H. : Il me semble dorénavant plus intéressant d’aller voir un match de ligue mineure aux États-Unis qu’un match de ligue majeure, parce que les stades sont plus chaleureux, l’at-mosphère est conviviale. Je me souviens que j’ai vu les Savannah Cardinals à Savannah, en Géorgie. L’équipe avait une grande terrasse barbecue derrière le troisième but où on fai-sait cuire des cochons. Quand la pluie mena-çait, les gens sortaient des bancs et couraient sur le champ pour couvrir l’avant-champ avec des toiles. J’ai vu une telle connivence entre l’équipe et le public à Albuquerque, New Mexico, avec les Dukes, propriété des Dod-gers de Los Angeles. Et même à Bangor au

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Maine. Ce sont des joueurs professionnels, mais ils en sont à leurs tout débuts. C’est beaucoup plus sympathique de voir ça que d’aller voir, je ne sais pas, les Yankees de New York.

M. N. : George Bowering8 a fait un récit de voya-ge où il raconte ses ballades en voiture, ponc-tuées de traversées fréquentes de la frontière canado-états-unienne, pour assister à des matchs des ligues mineures. Ce type de récit finalement décrit la géographie personnelle de l’écrivain à travers le baseball où l’intérêt est justement dans les rencontres dans les gradins des stades.

D. H. : Ce niveau de jeu, c’est professionnel au sens propre, mais sans le grand cirque mé-diatique. Il y a là une réelle expérience. C’est un peu comme assister à la Série mondiale des Caraïbes, où des équipes du Venezuela, de Porto Rico, de Cuba s’affrontent. J’ai déjà vu des matchs à Santo Domingo, en Répu-blique dominicaine. C’est imbattable comme ambiance. Si on veut regarder le sport profes-sionnel, il faut sortir des ligues majeures. C’est sûr qu’il faut réinventer les mythes. Hier, par exemple, j’étais au parc Jeanne-Mance. J’y suis allé pour voir ce qui se passait là-bas, même si je ne jouais pas. Il n’y avait pas grand-chose,

8 Donald Hall, Fathers Playing Catch with Sons, San Francisco, North Point, 1985.

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mais j’ai vu une amie, une collègue, qui lançait des balles en plastique à ses deux filles, de 4 et 6 ans, munies d’un bâton en plastique. C’est une forme de communication parent-enfant.

La mythologie du baseball

M. N. : Et là ce n’est pas le cliché du père et de son fils, mais bien une version féminine, mère et filles.

D. H. : Tout d’un coup, d’autres enfants du quar-tier arrivent. Pour nous, le parc Jeanne-Man-ce, c’est un monument, mais c’est aussi un parc local du Plateau. Les enfants couraient dans tous les sens, voulaient frapper et attrapaient les balles. Tant que continuera cette forme de communication parent-enfant, il y aura de la mythification, des mythes autour du jeu.

M. N. : Mais il y a quand même chez vous un cer-tain malaise par rapport aux mythes déjà ins-titués, parce que dans Rat Palms, la scène où, justement, vous voulez représenter la commu-nication entre le père et le fils, achoppe, en ce sens qu’ils ne sont même pas capables de se lancer la balle. C’est une façon aussi d’indiquer comment le contact entre eux est en partie bri-sé, malgré les efforts de chacun pour le rétablir.

D. H. : Oui, parce que c’était un livre triste. Rat Palms est un livre sur l’alcoolisme, sur la dé-chéance d’un individu et la manière dont un fils renoue avec son père. J’ai délibérément

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fait achopper l’échange. J’ai repris ce symbole, qui me semble lumineux.

M. N. : Il y a là l’image classique de la continuité des liens entre les générations, ce que le poète Donald Hall9 nommait « Father playing catch with sons ». Il y a dans l’échec de l’échange de la balle entre Timmy et son père dans Rat Palms le constat d’un lien défait, à retisser. Le baseball semble vouloir constamment rejouer la continuité du groupe. Chacun semble rêver de cette communion père-fils, comme la dé-peint Hall.

D. H. : Exactement. Et dans le roman, c’est brisé. Si je parle des mythes ainsi, c’est qu’ils conti-nuent d’opérer. Sans l’apport d’une ligue pro-fessionnelle, sans l’apport des modèles pro-fessionnels, mais parce que les gens aiment compétitionner et faire des activités avec leurs parents. Pour revenir au parc Jeanne-Mance, on voit la même chose. On voit des pères-fils. Je joue avec mon fils, qui est évidemment meilleur que moi. Les pères s’entraînent avec leurs jeunes enfants de 8 ou 10 ans. Tous les joueurs s’occupent de l’enfant pour s’assurer qu’il ait sa place et qu’il n’est pas en danger. Une famille se crée.

M. N. : C’est que dans le sport, peu importe le-quel, il y aura toujours un processus de socia-

9 William Patrick Kinsella, Shoeless Joe, New York, Bal-lantine, 1991 [1982].

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lisation. On ne joue pas seul. J’habitais aupa-ravant près des rues Christophe-Colomb et Jean-Talon. Il y avait un terrain où de nom-breux membres de la communauté latino-américaine jouaient au baseball. J’y allais avec mon garçon jouer. Il est encore trop petit pour pouvoir frapper, mais sur un T-ball, il est ca-pable. Les jeunes enfants latino-américains se mêlaient à notre petit noyau. C’est assez rare, les situations dans la vie sociale où on peut interagir comme ça aisément avec des in-connus, avec les enfants d’inconnus, avec des membres d’une autre communauté culturelle, au moment même où elle pratique un sport qu’elle affectionne et qui la détermine dans une perspective identitaire. Le sport participe d’une certaine mythification, qui est célébrée à outrance, mais il y a quand même quelque chose de concret dans cette expérience de jouer avec des inconnus ou avec des membres de sa famille.

D. H. : J’ai évoqué cet échange pour contrer le cy-nisme du sport professionnel et le fait qu’on suit plus ou moins ce qui se passe à la télé parce qu’on n’a pas le même sentiment d’exal-tation que durant l’enfance. Tant qu’il y aura des échanges de ce type-là, on va continuer à bâtir le mythe sur une base personnelle ou familiale.

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Le baseball dans l’œuvre de David Homel

M. N. : J’aimerais revenir maintenant sur votre œuvre, sur Rat Palms, parce que c’est celle qui traite de manière directe le baseball. Mais je vais commencer par un détour par Sonya & Jack, où une scène de baseball se passe dans la neige en Russie soviétique. Pour poursuivre le détour, je vais évoquer le film L’ange de gou-dron de Denis Chouinard. Ce film actuel sur l’immigration commence par une scène de soccer dans la neige, où des Algériens jouent avec un ballon dans un contexte totalement étranger à ce sport usuellement. Il y a là une adaptation au pays d’accueil qui passe par la préservation des activités culturelles et sporti-ves et par la modification du contexte de leur pratique. C’est un peu ce qui se passe dans So-nya & Jack lorsque des protagonistes se met-tent à jouer au baseball en plein hiver russe. Jouer dehors au baseball, c’est une image idyl-lique en Floride, au soleil et au chaud, mais la coloration contextuelle est différente lorsqu’il y a de la neige.

D. H. : J’ai fait cette scène dans Sonya & Jack un peu pour faire chier ma traductrice. Mais c’est aussi important parce que j’ai trouvé que c’était comme jouer avec des patates conge-lées. Cette scène a été inspirée – si je peux utiliser un mot que je n’aime pas – par un ami

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qui a été en Tchécoslovaquie et qui un jour croise des gens dans un parc. Ceux-ci font des gestes curieux. Mon ami ne comprend pas, il comprend à demi ce qu’ils font. Ces gens-là avait mis la main sur un livre du type Comment jouer au baseball et ils essayaient de jouer au baseball selon le livre des règlements. C’était quelque chose d’assez saisissant. J’ai pensé à cette scène-là pour Sonya & Jack, où le baseball est transposé dans un lieu très in-habituel.

M. N. : Il y a quelques scènes de baseball qui par-sèment votre œuvre. C’est le cas d’Electrical Storms. Mais, à ce propos, Rat Palms occupe une place à part. Vous avez écrit ce roman à la fin des années 1980 ou au début des années 1990. Vous êtes aussi critique littéraire, vous avez beaucoup lu la littérature états-unienne. Vous savez donc qu’il y a une tonne d’œuvres littéraires sur le baseball. Vous l’avez écrit après une décennie, celle des années 1980, marquée par l’usage conservateur du baseball. Dans les années 1950, 1960 et 1970, avec Ro-bert Coover, Bernard Malamud, Philip Roth et autres, les œuvres étaient plus critiques. Les romans se servaient du baseball pour contester une mythologie nationale. Comment écrire à partir de ces traditions ? Comment s’y pren-dre quand on est un écrivain à la frontière de trois corpus (États-Unis, Canada, Québec) et qu’on traite d’un sujet aussi chargé, à la fois

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critique et nostalgique ? Comment advenir à la scène littéraire du baseball après William Patrick Kinsella, autre auteur à cheval entre le Canada et les États-Unis, et si conservateur ? Comment en êtes-vous venu à traiter du ba-seball, considérant, justement, cette tradition d’écriture-là ?

D. H. : Kinsella, avec Shoeless Joe10 : ça, c’était full nostalgie ! La tradition d’écriture du baseball, je la connaissais peu. J’avais lu Shoeless Joe, en me disant : ça n’a rien à voir avec moi. C’était un roman extrêmement sympathique, impos-sible à ne pas aimer. Mais je voulais parler de ligues mineures et non de ligues majeures, parce que j’avais un personnage qui était plu-tôt de ligues mineures. Dès qu’on parle des grandes ligues, on est dans l’argent, dans la gloire, avec des filles, tout ce qui entoure la gloire. La famille que j’avais en tête et que j’ai décrite n’appartenait pas à cet univers. J’avais ce cadre de Savannah, Georgia, parce que le livre est un peu à la mémoire de quelqu’un qui vient de là-bas, mort d’alcoolisme. C’est une triste histoire de dépendance et de sui-cide lent. Rat Palms était un livre assez triste, je trouve. Après ça, je me suis dit : ça suffit. La vie est trop magnifique pour écrire des livres tristes tout le temps. Mais j’étais en face d’un

10 Mark Winegardner, The Veracruz Blues, New York, Penguin, 1997 [1996].

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sujet qui m’avait beaucoup secoué, celui de la mort d’un ami par alcoolisme. C’est facile d’être vedette. Quelqu’un triomphe, en litté-rature, au baseball, au cinéma, mais on ne sait pas qu’un tel ou une telle a bûché pendant 25 ans ou 30 ans avant. Qui va parler de ces années avant le vedettariat ? Qui va parler des ligues mineures ? Bon, la réponse, c’est moi. Parce qu’il y a une relation particulière entre les joueurs d’un club de ligue mineure, parce qu’ils appartiennent à la ville et sont dispo-nibles à tout le monde, je voyais des possibi-lités narratives nouvelles. Tandis que Vladi-mir Guerrero ou Tim Raines menaient une existence de vedettes à Montréal, sans contact avec les gens.

M. N. : On ne les hébergeait pas non plus. Des fois, les joueurs de ligue mineure sont héber-gés au sein même de la communauté, qui les accueille ainsi directement et personnelle-ment.

D. H. : Tout ça pour dire qu’il y avait ce rapport très proche avec la communauté, comme si le joueur de ligue mineure appartenait à la po-pulation locale. Je cherchais cette ambiance dans mon roman. Je voulais saisir le base-ball comme théâtre, comme scène plutôt, où quelqu’un qui a des problèmes peut exprimer ses problèmes en public, devant tout le mon-de, en se servant du sport et en le trahissant du même coup.

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M. N. : C’est intéressant que cette expérience so-ciale, publique et communautaire du baseball, vue telle une forme de théâtre, passe par le point de vue du fils. Le théâtre du sport ne passe pas par celui qui vit concrètement l’ex-périence du jeu, mais par Timmy, celui qui s’identifie à la figure de son père et qui vit un choc du fait de la crise de son père. Est-ce que, pour vous, d’y aller avec un roman d’ap-prentissage pour traiter du baseball, c’était un passage obligé étant donné tout l’attache-ment, l’expérience de l’enfance qui passe par ce sport ?

D. H. : Passage obligé, je ne sais pas. C’était le roman d’apprentissage du fils, mais celui-ci y avait un point de vue très critique envers le père. Le fils est horriblement déçu et se sent trahi. Et le père pervertit aussi le sport, en quelque sorte. Il trahit les codes du sport. Il fait du gambling. Bon, c’est une histoire triste et finalement le baseball est là pour être com-pris par tous. Il s’agit d’une scène de théâtre pour faire son passage à l’acte devant un pu-blic fasciné comme si on était captivé par un accident de la route.

M. N. : Nous avons parlé plus tôt de l’idée de l’ap-propriation du baseball, que ce soit par le parc Jeanne-Mance ou par la scène de la neige dans Sonya & Jack. Dans Rat Palms aussi, il y a une transposition ou une migration qui pas-se par le baseball, par le biais du personnage

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de Zeke. Il y a là quelque chose d’habituel et d’inhabituel. Des francophones qui sont allés jouer aux États-Unis, il y en a beaucoup. Phi-lip Roth dans un de ses romans met en scène un personnage originaire du Québec qui s’ap-pelle Frenchie Astarte, nom qui joue avec ce-lui de Jean-Paul Sartre. Mark Winegardner, dans The Veracruz Blues11, a mis en scène un francophone qui vient jouer aux États-Unis. Donc, il y a quelque chose de l’ordre d’une tradition culturelle que vous reprenez, liée aux Franco-Américains, à Nap Lajoie. Mais vous innovez en faisant de ce personnage un pro-tagoniste central du récit.

D. H. : Oui, j’aime ces déplacements par le sport, ces jeux d’identités. Il y avait aussi tous ces joueurs juifs comme Hank Greenberg et Moe Berg qui m’ont intéressé. Koufax également. Ces joueurs des années 1930 ont eu des car-rières remplies. Greenberg est devenu espion pour les États-Unis pendant la guerre parce qu’il parlait allemand. Il a travaillé contre les nazis.

M. N. : Il a été le premier joueur du baseball ma-jeur à s’engager dans l’armée comme volon-taire durant la Seconde Guerre mondiale. Il y en a eu beaucoup, mais Greenberg a été le premier.

11 Mark Winegardner, The Veracruz Blues, New York, Penguin, 1997 [1996].

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D. H. : Devant le YMCA du parc, où je passe tous les jours, il y a la statue de Jackie Robinson, qui rappelle l’essor des Afro-Américains. Les Frenchies ont eu ça aussi. Maintenant, le ba-seball est devenu une affaire de Latinos, mais j’imagine que la prochaine vague sera celle des Coréens et des Japonais.

M. N. : Quelle réception a eu Rat Palms aux États-Unis ? Est-ce qu’il y en a eu une ?

D. H. : J’étais dans l’État d’Indiana, à Blooming-ton, devant un groupe mixte. Je me deman-dais comment des étudiants noirs allaient re-cevoir le portrait des relations raciales à cette époque-là. Évidemment, eux, les Noirs, ont compris tout de suite que Marster était un vieux nom des Noirs pour le Master. Enfin, ce n’est pas très difficile, mais tout le monde dans la classe a compris. Il y a ça dans les contes folkloriques de Br’er Rabbit, dans Uncle Re-mus Stories. Le Noir donne toujours le change au marster qui est le Blanc, qui est le mas-ter. Je pense à l’instrumentalisation des Noirs faite par Zeke Justice et je constate que ces étudiants l’avaient comprise. Quand un Blanc veut s’encanailler, il va de l’autre côté de la track, se rend dans un club black and tan, avec les Noirs. C’est une façon que certains Blancs ont d’exprimer leur révolte un peu sur le dos des Noirs. Ça m’apparaît dangereux pour tout le monde.

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M. N. : Mais dans Rat Palms, ce rapport me sem-ble plus nuancé. En fait, Zeke semble apprécié de la communauté afro-américaine. Il reçoit entre autres une balle de granit sur un trophée qui affirme, à propos de Zeke : « To the kindest white man in Savannah. »12 Il y a quand même une reconnaissance qui se réalise.

D. H. : Oui, mais Zeke vient du Nord. Ces jeux de repositionnement social m’ont été inspirés par ce que j’ai vécu dans le Sud, lors des deux étés passés sur une plage à l’extérieur de Savannah. Ma femme est Québécoise et elle ne compre-nait pas comment on joue avec la question raciale. On est arrivé sur un quai et, tout d’un coup, elle regarde autour et dit : « On est les seuls Blancs. Est-ce que ça va ? Est-ce qu’on peut être ici ? » J’ai dit : « Ça va, ça va, on est les bienvenus. » Elle a dit : « Bien, comment tu sais ça ? » J’ai dit : « Bien là, on est arrivés sur le quai et puis un gars quittait le quai et je lui ai demandé si la pêche était bonne. » Elle a dit : « Bien, so what ? La pêche, elle est bon-ne. » Il m’a dit : « Bien, ça mord bien. » J’ai dit à ma femme : « Tu comprends donc rien ? J’ai dit : «Est-ce que nous sommes les bienvenus ici ?» et il a dit : «Oui, vous êtes les bienvenus», mais je n’ai pas dit ça. J’ai dit : «Est-ce que la pêche est bonne ?» et il dit : «Oui, ça mord

12 Pour plus de détails sur l’histoire du baseball à Taïwan, voir Yu (2007), Morris (2010) et Soldani (2010).

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bien.» Alors, apprend à écouter ma chérie, c’est comme ça que ça marche ici. » Dans ce type d’échange interracial, il y a un code à res-pecter. C’était un peu ça qui était derrière la manière dont Zeke Justice joue avec les cou-leurs. Zeke est un peu faussement naïf parce qu’il vient du Nord ; il peut être ami avec les Noirs du fait qu’il ne fait pas partie des sudis-tes, mais en même temps, il se tient avec des Noirs pour faire chier la famille de sa femme. J’ai quand même l’impression que les choses ont beaucoup évolué depuis 20 ans.

M. N. : Dans ce contexte-là, est-ce que le base-ball participe du code commun partagé entre les Blancs et les Noirs ? Est-ce que ce sport transcende la coupure entre les communau-tés ?

D. H. : Oui, depuis l’arrivée de Jackie Robinson et compagnie, il y a peut-être une zone de communication qui s’est établie par le sport. Robinson n’était pas le seul, mais le premier. La plupart de ces joueurs-là ont transité par Montréal, pas seulement Robinson, mais les autres, Junior Gilliam et Roy Campanella qui était un plus problématique encore, parce qu’il était mixte, mélangé. Le sport créait une cer-taine intégration entre les races. Mais il faut lire les chroniques de ces premiers joueurs, de ces pionniers, où ils indiquent qu’ils ne pou-vaient pas rester dans les mêmes hôtels que leurs équipiers pour saisir les limites de ces

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rapports et échanges. Bon, cette rupture ap-partient au passé. Les joueurs des Caraïbes, qui sont de toutes les couleurs, ne semblent pas devoir se préoccuper autant de ces ques-tions.

Dire le baseball

M. N. : Dans les Caraïbes, le baseball a été une des premières activités interraciales, si on peut dire. Vraiment, les dirigeants des clubs s’en servaient aussi pour attirer, par exemple, des joueurs noirs des États-Unis qui ne pou-vaient pas jouer dans le baseball majeur. Ils ont créé des ligues mixtes notamment parce que le baseball était surtout pratiqué dans les plantations de canne à sucre, où la majorité des travailleurs étaient noirs. J’aimerais main-tenant aborder un autre élément. Dans votre roman, dans certains textes sur le baseball, ce sport est lié à une certaine culture du jeu, où il n’y a pas seulement le match qui importe. Le rituel y apparaît comme une donnée centrale, d’importance. Le rituel passe beaucoup par la parole, vous l’avez dit. Un des plaisirs, c’est le côté « verbo » de verbomoteur qu’il y a dans le jeu, le son qui est lié à la mémoire. Dans votre roman, il y a une scène fabuleuse qui est celle du match de baseball improvisé à la radio qui emporte l’adhésion de Zeke alors même qu’il sait qu’on parle de lui sans qu’il ait à réaliser

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les exploits qu’on lui attribue. La radio a son importance aussi dans votre texte Une vue du champ gauche. De quelle façon l’imaginaire du baseball passe par la voix, passe par le fait de raconter ? Suivre le baseball, c’est aussi se faire raconter des histoires, un récit de suspense. J’écoutais les matchs à la radio lorsque j’étais jeune et j’ai constaté que la voix radiophoni-que me racontait le jeu, me racontait les anec-dotes des villes visitées, me racontait l’histoire du sport, avec les grands noms. C’est quand même fabuleux dans votre roman, un per-sonnage qui rajoute une histoire en inventant un match à la radio et les personnages em-barquent, s’enthousiasment. Que voyez-vous dans cette scène, dans cette idée de raconter une partie à la radio ?

D. H. : Je suis un gars de la radio, j’ai travaillé à la radio. Je dois remercier Radio-Canada d’avoir mis mon accent sur les ondes natio-nales pendant longtemps. La radio marche avec le ton de la voix. Duke Snider et Dave Van Horne pouvaient créer cette ambiance. Les commentateurs ont leur importance dans le jeu, ils ont même leur place au Temple de la renommée, maintenant. Bob Shephard, des Yankees, qui vient de mourir, était vrai-ment reconnu comme « la voix », ou parmi « les voix » du sport. La voix installe une inti-mité, une histoire se raconte. Les annonceurs donnent l’impression de tout savoir. Je ne sais

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pas s’ils inventent un peu, mais ça crée une intimité. C’est ça la magie de la radio. Tu as l’impression que ce gars-là à la radio te parle à toi et à toi tout seul. Quand tu arrives au stade, tu dois remplir ce vide en parlant avec tes amis ou avec les voisins de la rangée. À l’époque, des gens apportaient leur radio. Je ne ferais pas ça, parce que je dis : « Si je veux X expérience, je reste à la maison ou je lave mon char, je mets la radio et puis j’écoute le match en lavant mon char. » C’est vraiment typique de laver la voiture, avec un match et une bière. C’est vrai que c’est un peu décon-certant au début d’arriver au stade et de ne pas avoir de guide.

M. N. : Un match de baseball raconté à la radio, c’est aussi une histoire, un conte. Il y a un cri-tique qui disait que le commentateur de ba-seball, c’est un peu comme le griot dans les sociétés africaines, c’est celui qui transmet les nouvelles d’un peu partout. Les Expos jouent contre les Cards, on parle de la ville de St. Louis, puis on apprend une géographie nord-américaine de cette façon-là. Je trouve que ce rapport au baseball semble très différent de celui du football ou du hockey, parce que le hockey va tellement vite qu’on ne peut pas ra-conter. Au baseball, il y a vraiment du temps à combler.

D. H. : C’est le sport littéraire par excellence, par-ce qu’il tient plus à la parole. Il y a beaucoup

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de méditation, de temps – je ne veux pas dire « temps mort » mais – de temps de médita-tion qu’il faut remplir avec la parole et puis avec l’improvisation. J’en ai entendu de bons descripteurs, à l’époque. Par exemple, Duke Snider et Dave Van Horne, deux gars vrai-ment doués. La dynamique entre les deux est stimulante. Il y a souvent un gars qui parle moins bien, un peu folklorique, mais qui a déjà joué. C’était Duke Snider. Van Horne était un peu la prestance, le Jos Connaissant de l’affaire. C’est savamment construit, de tels duos. C’est sûr que beaucoup ont été séduits par cet aspect de la description. Regarder un match à la télévision donne l’impression d’avoir un trop-plein d’information, avec le visuel et le montage de l’évènement autour d’une histoire singulière. Il y a moins d’anec-dotes parce qu’on s’appuie sur le visuel un peu plus. Les purs et durs préfèrent écouter ça à la radio que regarder à la télé. Hélas, cette quo-tidienneté est disparue en raison du départ des Expos. Je fais quand même de la voiture aux États-Unis. Bientôt, avec ma mère, je prendrai la route. On mettra la radio et puis on va espérer un match, en souhaitant autre chose que les Yankees !

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