[EYROLLES] De l_entreprise marchande à l_entreprise marquante

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  • 7/28/2019 [EYROLLES] De l_entreprise marchande l_entreprise marquante

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    Ce livre fait un pari.

    Le lecteur est intelligent.

    Le respecter se traduit

    par deux obligations dela part des auteurs : ne

    pas sadresser lui sur un

    mode infantile, ne pas lui

    raconter des histoires.

    Alors nous ne parleronsplus ni de marque, ni de

    march.

    de lentreprisemarchandelentreprise

    marquante

    Jean-Claude Thoenig - Charles Waldman

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    De lentreprise marchande lentreprise marquante

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    Chez le mme diteur

    Georges Chtochine, Le blues du consommateur

    Gilles Marion,Idologie marketingNicolas Riou, Peur sur la pub

    Kevin Roberts, Lovemarks. Le nouveau souffle des marques

    Gerald Zaltman, Dans la tte du client

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    JEAN-CLAUDE THOENIGCHARLES WALDMAN

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    Le code de la proprit intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet

    expressment la photocopie usage collectif sans autorisation des ayantsdroit. Or, cette pratique sest gnralise notamment dans lenseignementprovoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibi-lit mme pour les auteurs de crer des uvres nouvelles et de les faire di-ter correctement est aujourdhui menace.En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire int-

    gralement ou partiellement le prsent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisa-tion de lditeur ou du Centre Franais dExploitation du Droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

    ditions dOrganisation, 2005

    ISBN : 2-7081-2742-X

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    ditionsdOrganisation

    Sommaire

    Retour aux fondamentaux 7

    De quoi parle ce livre 8Do parle le livre 16 qui parle le livre 19

    1 Les dfaillances des constructions traditionnellesdu rapport au march 21

    Menaces et opportunits 22Les icnes dchues 32La vacuit du concept de besoin 33

    Approcher le march autrement 392 Le monde des artisans du btiment 45

    La chute dune grande marque 46La vrification du positionnement stratgique 50La reconnaissance du caractre distinctif de la cible 53Du ciblage stratgique au marketing mix 56Une mise en uvre rapide et puissante 61Marketing orthodoxe et consquences contingentes 62

    3 Le territoire des animaux 65Lhritage du vtrinaire, du chien et du sec 67Lavenir aux traditionnels 71Investir des segments qui nont jamais exist 74Changer le statut de lanimal et de son matre 78Un marketing vraiment peu orthodoxe 81

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    Mobiliser une communaut 84La prochaine tape 89

    4 Le marquage : un concept et ses composantes 93Ce quest et ce que nest pas le marquage 94Les types de marquage 104Deux applications 116La ncessit du marquage 121La contingence des types de marquage 125

    5 Un juste tat desprit 129Lcoute des mondes en mergence 132

    Une vue large et ouverte du monde extrieur 138La soumission la sanction de linformation adquate 142Une dfinition enrichie ou holiste du client 146La distanciation par rapport aux rgles du jeu 147Le client au centre de lentreprise 153

    6 Dtruire un marquage 157Les piges viter 159

    Les pratiques dvitement des piges 173Un pch mortel 1917 Le territoire de lentreprise 199

    Un mode de raisonnement 199Un projet daction 207Des fonctions et des dispositifs 213Les 6 composantes de la territorialit 223

    8 Lorganisation missionnaire 233

    Concilier des exigences contradictoires 233La coopration organisationnelle 238Les ressorts moraux dune pression consentie 240Lorganisation interne et lamnagementdu territoire externe 243Les fondamentaux de lorganisation communautaire 246

    La valeur du territoire 249

    Bibliographie 255

    Index des noms de personnes 261

    Index des noms dentreprises, de marques et dinstitutions 265

    Index des matires 269

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    Retour aux fondamentaux

    Ce livre nonce trois propositions pour laction.

    Le succs et la survie de lentreprise rsident dans sa capacit conqurir, marquer et dvelopper un territoire socital et co-nomique.

    Un territoire est constitu de parties prenantes multiples (clients,fournisseurs, salaris, associations civiques, milieux experts, etc.)que lentreprise fdre autour de son projet, par le biais de valeurscommunes, didentits partages, dintrts reconnus et de parte-

    nariats durables. La rfrence son territoire constitue son codede conduite.

    Lentreprise marquante met en uvre un mode de managementspcifique : une dfinition mticuleuse et pointue des prestationsoffertes, un suivi permanent et obsessionnel des vnements quipeuvent laffecter, lrection de protections contre les intrus etcontre les menaces, un modle organisationnel de type commu-nautaire.

    Trois constats militent pour une approche en terme de conqutede territoires. Le modle de lentreprise marchande est, sauf exceptions, moins

    performant et moins durable que le modle de lentreprise mar-quante.

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    Lentreprise marchande est prisonnire de visions appauvries deson environnement ainsi celle de march et de reprsenta-

    tions peu ralistes de la demande ainsi celle du consommateur.Elle a recours des solutions purement technicistes et desrecettes largement puises.

    Les stratges ont beau affiner leurs matrices, les marketeursapprofondir leurs mthodes, les communicateurs accrotre leursbudgets et les gestionnaires de marques multiplier les tudes : lesaut faire vers une approche par le territoire est quantique. Cesttout un systme de pense et de pratiques quil faut interroger etfaire voluer.

    DE QUOI PARLE CE LIVRE

    Ce livre parle de fondamentaux du management

    Positionner une entreprise dans un contexte conomique et socital,piloter son fonctionnement en tant quorganisation, sont des arts etdes manires qui renvoient ce quon appellera des fondamentaux.Le cur du management est gnraliste. Il consiste mettre enliaison des comptences, des logiques dattention et des savoir-faire,et rendre ces assemblages compatibles et efficaces par rapport unprojet de positionnement assurant une rente viable.

    En thorie, lvidence simpose tant elle parat simple. En prati-

    que, le bon sens laisse souvent dsirer. La pratique des affairesrvle un long cortge dcarts et doublis. Les bases du manage-ment gnraliste se diluent. Des demi-vrits ont force de loi. Desgestes relevant parfois de la magie pure saisissent les managers etfondent leurs actes. Pire encore, le management gnraliste devientune spcialit cantonne dans un coin de lorganisation.

    Une drive frquemment observe est celle de la centralisation.

    La comptence de gnraliste et dassembleur qualifierait les seulsdirigeants. Plus on descendrait dans la hirarchie de lautorit et desmtiers, moins on demanderait aux personnes dagir comme desintgrateurs leur niveau et des dpositaires du fonds de jeu collec-tif. En haut on compose le programme et on dirige lorchestre. Enbas on respecte les procdures et on excute sa partition.

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    Une drive pire est celle de la spcialisation corporative. Le bonmanagement consisterait recruter les meilleurs professionnels et

    experts : stratges issus des plus fameux cabinets amricains, logisti-ciens de pointe, marketeurs ayant t forms dans les multinationa-les les plus clbres de lalimentation et des lessives, contrleurs degestion bards de logiciels et frus de ratios, etc. Puis il faudrait lesparquer dans des services spcialiss et leur reconnatre une juridic-tion exclusive sur leur fonction. Bref, lentreprise coupe le manage-ment en rondelles. Elle fait le pari que la somme des mtiers assurelintgration et lassemblage, quitte riger un paysage de silos verti-

    caux ne cooprant plus entre eux et senfermant dans des bonnespratiques base de modles prtention scientifique et de procdu-res passe-partout. Ce nest donc pas un projet propre lentreprise,endogne car dvelopp en son sein et partag par chacun, qui ras-semble et fait sens. Ce sont des communauts professionnellesexternes les comptables, les marketeurs et dautres mtiers sri-geant en quasi-juridictions et des modles exognes imports pardes mercenaires qui sont censs assurer la cohrence et la mobilisa-

    tion dans lentreprise, de bas en haut et daval en amont.Les raisons de ces drives ne manquent pas. Ainsi la fauteincomberait aux cycles de la mode et du prt penser. Avec laidedes consultants et des gourous, les media du management alimen-tent une course la pharmacope universelle1. Certes les praticiens,qui ne sont par ailleurs pas plus idiots que dautres, restent prudentssinon mfiants. Nanmoins le mal est fait. On attend de linstru-ment en vogue une solution immdiate et mme un miracle quel

    que soit le contexte.Si les comptences gnralistes ont beaucoup de mal tre prises

    au srieux, la raison en incomberait aussi la formation des mana-gers. Ainsi le scientisme apparent serait aliment par le savoir acad-mique, par la prtention des professeurs et des chercheurs enmanagement vouloir naturaliser un domaine qui relve pourtantde lincertain et de lhumain. Quant lhyperspcialisation, elle

    serait alimente par des stratgies de promotion corporative qui per-mettraient tel milieu les marketeurs, les financiers, les commu-

    1. La posture des cabinets de conseil tend privilgier dans maints cas le statuquo des modles de gestion en vigueur dans les entreprises et perptuer lesprincipes tayloriens de gestion (Reynaud 1995)

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    nicateurs de construire une image outrancire de leur aptitude rsoudre les problmes et assurer le succs de lentreprise.

    On pourrait poursuivre loisir la qute de boucs missaires, exer-cice qui, pour tre complet, devrait aussi conduire se demanderpourquoi, alors que chacun en convient, tant de drives continuentde svir. Telle nest pourtant pas la vocation de ce livre.

    Le propos se veut rsolument constructif. Il est de mettre enlumire un ensemble de pratiques, les unes efficaces et les autresmoins, en matire de fondamentaux. Il est de montrer commentoprer des assemblages entre savoir-faire. Il est dinciter les prati-

    ciens et les sciences de laction relativiser la croyance dans des figu-res sacres comme le march et le consommateur. Il est de rappelerque le sommet ne peut pas grand-chose sans la base.

    Ce livre parle de pratiques surprenantes sinonhrtiques

    De belles russites contemporaines sont le fait dentreprises qui

    enfreignent de faon continue les principes de bonne gestion gn-ralement admis. Elles tournent dlibrment le dos aux mthodesconsidres comme orthodoxes. Elles ignorent toutes les recettesmanagriales qui ont fait la une des consultants et des revues demanagement. croire que les vrits universelles ne sont pas aussividentes, univoques ou tablies quon pourrait le croire.

    Est-il vraiment raisonnable pour un grand producteur de mar-ques notoires dtre en mme temps un grand distributeur ? Beau-

    coup dexperts avertis doutent des vertus de lintgration verticale,surtout dans un monde domin par le commerce concentr.

    Pourtant la Compagnie de Saint-Gobain, un gant mondial delindustrie des matriaux de construction, est aussi le principal dis-tributeur de ces mmes matriaux en Europe, par ses enseignescomme Point P en France et Jewson en Grande-Bretagne1. Lasynergie parat premire vue faible entre une culture dingnieursdu verre et une culture de vendeurs de supermarchs, les produitsmaison reprsentant moins dun dixime des ventes assures par lesmagasins en B to B destination des entreprises et artisans du bti-

    1. En 2004, le ple distribution assure 42 % des ventes totales de lentreprise(32 milliards deuros) et les ples industriels 58 %.

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    ment comme en B to C destination des bricoleurs et des particu-liers.

    Moins connue, mais tout aussi performante, Damart, qui est unleader des sous-vtements pour adultes, cumule depuis plus dundemi-sicle le mtier de fabricant et celui de dtaillant. Latelier et laboutique coexistent dans la mme hirarchie. Un tel choix dint-gration verticale se montre parfaitement viable, mme si de grandeschanes dhypermarchs coulent le mme type de produits et luiassurent mme un avantage concurrentiel durable.

    Est-il par ailleurs vraiment raisonnable pour une entreprise

    sadressant au consommateur de dtail et possdant une marque forte notorit de tourner le dos de faon dlibre au marketing ?Ne pas faire de marketing peut pourtant tre la faon de faire lemeilleur marketing.

    Herms fait le contraire de nombre de ses concurrents. Ce gantdu luxe ne commissionne aucune tude de march. Il nutiliseaucune communication mettant en scne des personnalits clbres.Ce que lentreprise dfinit comme appropri est ce qui est bon pour

    le march. Sa ligne de conduite est que ses produits parlent et doi-vent parler deux-mmes.

    Royal Canin na pas de service spcialis en marketing, nembauchepas de marketeurs patents et ne fait appel ni aux tudes de marchs nimme aux panels de consommateurs. Apparemment cette htrodoxiene la pas empche de devenir leader mondial de la nutrition pourchiens et chats. Mieux, le non-recours au marketing a permis unecollectivit demploys et de cadres dont aucun nest diplm dunMBAdinventer une approche marketing qui rvolutionne le secteur.

    La leon est simple. Le bon marketing et la bonne stratgie nontpas besoin dtalonnage, de benchmark. Ils peuvent rsolument tour-ner le dos aux recettes toutes chaudes sorties de limprimerie. Ilspeuvent se dispenser de faire appel des marketeurs classiques et des stratges brevets qui ne feraient que reproduire les modlesprexistants. Les apparentes exceptions sont trop nombreuses, et le

    prsent livre en prsente une slection, pour imputer leur succs auxcaprices du hasard ou au gnie intuitif de leur fondateur. Ces entre-prises ont deux points communs.

    Elles refusent lorthodoxie qui conduit trop souvent un mana-gement purement procdural, un prt penser o lon ne fait querpondre ses concurrents et copier peu ou prou ce quils font. Lors-

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    que ce management mcaniste se penche sur les consommateurs, ilvoudra rpondre la demande du moment, aux besoins formuls,

    donc ceux du pass ou au mieux du prsent.Elles optent a contrario et dlibrment pour un management deloffre anticipatrice, jouant donc sur la vraie diffrenciation et mmesur la rupture. Elles conquirent de nouveaux territoires. Ellescrent des valeurs. Ces valeurs refltent une vision quelles portenten elles. Par leur attitude proactive, elles se portent garantes des ter-ritoires quelles construisent et gouvernent.

    Ce livre parle de territoires

    Toute entreprise, cest une vidence, agit sur et au sein dun environ-nement. Plutt que de le dsigner par le terme de march, ce livrelui prfre celui de territoire. Car le territoire voque une configura-tion concrte qui ne se rduit pas aux seuls aspects de la dynamiqueconomique, de la concurrence, de la formation des prix ou des pr-frences des clients. Le territoire, et laction que lentreprise conduit,

    senchssent dans une socit donne, voire en modifient certainescaractristiques.Lentreprise entretient des relations dinterdpendances et

    dchanges avec de nombreuses parties tierces, en amont, au cur eten aval de ses activits propres. Elle coopte certains fournisseurs,usagers, prescripteurs et commerants plutt que dautres. Il arrivemme quelle contribue activement la transformation de rglemen-tations publiques et de codes thiques, lmergence de valeurs et demodes de vie alternatifs, la reconnaissance de parties prenantes,des actionnaires aux associations dfendant des causes morales. Leterritoire incorpore donc des lments relativement tangibles,comme, par exemple, des relations de transaction et des rapportsdaffinit, et des lments plus intangibles, comme des identits oudes normes culturelles. Lentreprise et ses produits les reconnaissent,les lgitiment, les aident se transformer.

    Ce capital socital, son exploitation et sa rgnration, permet-tent lentreprise de construire et de prenniser son gouvernementet sa lgitimit sur un espace distinctif. Assurer le contrle durablede ce dernier constitue donc un enjeu majeur de sa performance.

    Deux conditions sont ncessaires cet effet : que des territoirespertinents existent, qui se reconnaissent dans ses promesses distinc-

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    tives, et que ses prestations soient en ligne avec les promesses quelleaffiche. Car faute de territoire daction solidement construit, aucun

    modle conomique de businessne tient durablement.La problmatique du territoire permet aussi de mieux choisir lesapproches et de mieux combiner les comptences ncessaires ceteffet. Un territoire sadministre, sentretient, se laboure dans ladure. Le cas de figure qui est habituellement mentionn est celuidu territoire qui est en quelque sorte dj l. Cette niche ou ce seg-ment de march prexiste. Lentreprise veut mieux loccuper parcequelle lavait un peu perdu de vue ou parce quelle sen tait carte.

    Elle peut aussi vouloir carrment le conqurir au dtriment de sesconcurrentes. Le management aura pour fonction de spcifier com-ment adapter loffre la demande, de faire coller les prestations auxattentes et aux besoins. Il lit une carte gographique laide de saboussole et il trace la route.

    Un tout autre cas de figure est celui du territoire nouveau ou vir-tuel. Ici lentreprise cre quasiment ex nihilo partir dattentesinconscientes et de demandes encore informules. Elle reconnat et

    lgitime des valeurs et des modes de consommation autres. Ellefaonne mme des pans entiers de relations. Elle coopte des acteursnouveaux. Le management invente des tissus sociaux et politiques.Il redessine des territoires, il les colonise, il accompagne leur mer-gence au point de les civiliser conomiquement.

    Ce livre parle dentreprises marquantes

    Le qualificatif marquant renvoie des affaires qui font rfrence parleur notorit, par leur poids, par leurs rsultats. Pour autant, lechoix ne consiste pas parcourir le hit paradedes entreprises perfor-mantes pour en identifier les bonnes pratiques ou le commun dno-minateur. La perspective est diffrente. partir de quelquesentreprises qui se remarquent parce quelles marquent le temps pr-sent, elle est de reprer les fondamentaux du management quelles

    mettent en uvre et dont tout porte penser quils nourrissent leursperformances respectives.Car lentreprise marquante est une entreprise qui agit en fonction

    et partir dun choix dlibr. Elle marque le march et la socit ausens o elle construit un territoire spcifique, o elle laisse sonempreinte et lrige en rfrence. Se construire un territoire est une

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    exigence essentielle pour la survie terme. En grer lespace et engarder les frontires est son moteur. Le maintenir et le dvelopper

    est son critre de succs. Le projet de marquage reprsente donc lecur de sa dmarche.Comment assurer au quotidien ladquation entre la vision, la

    stratgie, le leadership, le marketing et lorganisation ? Quels typesde comptence doit-on privilgier chez les gestionnaires et lesexcutants ? Jusqu quel point faut-il ignorer le march et lasocit ? Quand faut-il lcouter et comment ?

    Lentreprise marquante combine deux talents. Elle dniche ou se

    taille un territoire prometteur. Elle en dcline le contrle par sesactes de management. Sactiver sans savoir en vue de quoi est dange-reux. Les erreurs se paient comptant. Dit autrement, jamais lesbeaux produits ou le matraquage publicitaire ne sauveront un terri-toire mal construit et mal marqu par ailleurs.

    Ce livre parle de marquage

    Le marquage est un concept pragmatique ou managrial. Il dfinitlart et la manire quadopte une entreprise pour mettre ses actes degestion et modes opratoires au service de son positionnement et deson action dans un environnement socital donn.

    Marquage ne traduit aucun terme quivalent dans le globish dumanagement, sinon inventer celui de marking. Un tel nologismepeut surprendre. Le lecteur sera tort tent dy voir un caprice

    dauteur, sinon une faon tortueuse de parler de choses familires.En fait le recours au terme de marquage ne traduit pas la vanit devouloir substituer un nouveau mot des concepts et des savoir-faire comme la stratgie, le marketing, la marque ou la communica-tion. Il rend compte dautre chose qui les englobe et les articule,mais que lon considre trop souvent comme vident : trouver sesmarques, affirmer son identit dans un monde htrogne et frag-ment.

    Le terme de marque renvoie au marquage du btail par des fers.Cette technique est utilise quand les terrains ne sont pas dlimitspar des cltures, ce qui tait le cas des grandes plaines amricaines.Le marketing moderne tel quil nat aux tats-Unis emprunte mta-phoriquement le terme de branding pour dsigner le fait pour

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    lentreprise de signaler le produit quelle propose au consommateur.Elle signe de son nom pour se diffrencier des concurrents.

    Or, du marquage, du brandingou du marking, on ne retient laplupart du temps et tort quune facette, et une seulement : le signeou le symbole qui figure sur le fer du propritaire, soit le nom ou lelogo quutilise lentreprise qui veut sapproprier les clients. Onoublie ou sous-estime lautre aspect, par rapport auquel la signaturenest quun moyen. En effet, le marquage cre un droit de propritau bnfice de qui appose le fer brlant sur la peau de lanimal aprslavoir plaqu au sol. Il dfinit quelles btes relvent de la proprit

    de quel leveur. Il identifie un territoire et dlimite des frontires.Le marqueur bnficie dun espace de juridiction distinctif, quifonde une assise de rente.

    beaucoup dgards, llevage de btail et loccupation de seg-ments de marchs relvent du mme art. Le marquage ne sarrtepas au fait de marquer lanimal singulier. Cest en gnral aprs coupque les ennuis commencent et que la vigilance et le savoir-faire dumanagement entrent en scne comme comptences. Le buf

    comme le client sont indisciplins. Leur loyaut est fragile. Lusagede la seule force ne suffit pas. Les frontires sont permables. Lesjuridictions sont controverses entre leveurs. Dautres acteurs peu-vent habiter sur le territoire. Rien nest jamais acquis dfinitivement.

    Le marquage rappelle que lentreprise a pour identit sa russiteconomique et pour lgitimit le fait de servir sinon de transformerdes besoins et des valeurs dans la socit. Dune manire variabledun cas lautre, elle assure une fonction de civilisation des aspira-tions, des comportements, des valeurs. Les disciplines du manage-ment, de la stratgie au marketing, ont toutes t construites autourde cette vidence. Elles rappellent que lespace conomique et soci-tal dans lequel la politique de lentreprise est encastre forme uneralit plutt complexe et volutive, qui ne se domestique pas ais-ment.

    Le problme est pourtant que, lusage, les managers finissent

    souvent par loublier. Leurs spcialits et leurs instruments leur fontngliger la question essentielle : le monde sur lequel ils prtendentagir est-il le monde tel quil est ? Parler de marquage oblige les op-rationnels dcoller le nez du guidon et les stratges du marketing sortir de leurs abstractions. Ni la stratgie ni le marketing ni la mar-que nassurent eux seuls la qualit du marquage et ne garantissent

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    le contrle du territoire. Parler de marquage oblige poser la ques-tion de lintgration entre les diverses fonctions du management.

    Le marquage rappelle aussi une autre vidence. Le monde nestpas un sujet passif. La population dun territoire est mobile et librede le quitter du jour au lendemain. Elle nest pas prte accepternimporte quelle promesse de nimporte quelle entreprise, mme sicelle-ci occupe une position dominante, offre une innovation reten-tissante ou pratique une communication envahissante. Car les figu-res canoniques du besoin du consommateur et du prix restentpauvres pour anticiper les opportunits et sauter les obstacles. Mar-

    quer un territoire suscite en retour la mobilisation de nombreusesparties prenantes sur des registres divers, du comportement delacheteur devant un rayonnage jusqu des associations dfendantdes causes morales.La vertu du marquage se manifeste par le fait quil obtient ladhsiondes parties prenantes la construction du territoire quil opre. Unmarquage pertinent cre donc des valeurs, et pas seulement pourlactionnaire. Le propos de ce livre est de recenser les formes concr-

    tes quil prend et quelles apportent. Pour chacune delles, il recenseles savoir-faire et les tours de main qui savrent les plus adquats mobiliser.

    DO PARLE LE LIVRE

    Ce livre est un essai si lon entend par l quil nadopte pas les

    conventions acadmiques de la dmonstration pointilleuse ou quilndicte pas de faon linaire une suite de prceptes mcaniquementapplicables laction.

    Il est aussi un hommage rendu aux praticiens qui, le plus souventsans le formaliser ou mme sen rendre compte, ne suivent pas lescanons professionnels du management. Lobservation du terrainreste le grand laboratoire. Nest-ce pas prcisment une des fonc-tions dvolues aux sciences de gestion que de conceptualiser autre-

    ment que par le sens commun les avances et les innovations quellesobservent sur le terrain ?La parole donne au marquage est le fruit de longues et minu-

    tieuses enqutes menes par les deux auteurs pendant trois annes.Au total, six entreprises de moyenne et grande taille auront t

    tudies en direct : Auchan, Carrefour, Club Med, Lafarge, Mono-

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    prix, Royal Canin. Vingt-quatre interviews en profondeur dunedure moyenne de quatre-vingt-quinze minutes auprs de dix-neuf

    de leurs cadres dirigeants ont t menes et compltes par de lana-lyse documentaire et par de lobservation directe de leur fonctionne-ment rel. Leur attitude fut un exemple de transparence et decoopration1.

    Par ailleurs il a t tir parti de la documentation amasse surdautres entreprises, franaises et trangres, dans le cadre de caspdagogiques les concernant aussi bien qu partir de la presse sp-cialise. Ainsi en est-il entre autres pour Benetton, First Direct,

    Tesco, Black & Decker, Damart et Ikea.Enfin la base dobservation a t complte par les activits deconseil et de formation en management menes par les deuxauteurs2.

    Le premier chapitre du livre plante le dcor et fixe le cap. Il rap-pelle quelques mutations qui sont autant de menaces et dopportu-nits pour les entreprises : le triomphe apparent du commerceorganis, la dsagrgation fine des marchs et la monte en puis-sance de nouveaux consommateurs mieux informs, plus impliquset plus singuliers, la nouvelle conomie de linnovation de valeur. Ilsouligne le caractre inexorable dun changement de modle demarquage de son territoire par lentreprise. Il en prsente deuxfacettes : la cration de valeurs, la gestion dun territoire socital.

    Les deux chapitres suivants illustrent deux cas rels exemplaires.Le chapitre 2, tout dabord, raconte le come back de la division des

    outillages lectriques pour professionnels de Black & Decker. Aprsavoir perdu son leadership sur le march amricain, qui plus est, aubnfice dune marque japonaise certes respectable mais sans plus,cette multinationale va russir comprendre les raisons de son

    1. Nous les remercions de leur confiance. Certains ont mme accept de lirenotre texte et de le commenter. Bien entendu nous revendiquons lentire res-ponsabilit de son contenu qui nengage que nous-mmes.

    2. Franoise Brachain et Sandra Kanel ont subi une avalanche ininterrompue denotes quelles ont transformes avec grce et efficacit en texte acceptable. Nospouses respectives, Catherine et Brigitte, ont accept avec lgance et intelli-gence que leurs deux auteurs de maris passent tant de temps pendant trois ans assouvir leur passion daccoucher ce quils portaient en commun. Guillaumede Lacoste Lareymondie et Catherine Paradeise ont assur un travail de relec-ture prcieux.

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    dclin puis uvrer pour mieux rpondre un consommateur quilavait quitte. Dun marquage catastrophique, elle se convertit un

    marquage qui en fait un excellent lve de la classe. Elle retrouve unterritoire quelle avait laiss piller par dautres.Pour sa part, le chapitre 3 rend compte dune aventure hors du

    commun, celle de Royal Canin. Cette moyenne entreprise franaisedorigine provinciale et rurale fait linverse des bonnes pratiquesrecommandes en matire de pet food. En moins de vingt annes,elle devient un leader mondial dans un secteur domin par des mas-todontes tels que Nestl ou Colgate Palmolive. Elle invente un type

    indit de marquage, promeut de nouvelles valeurs thiques tant ausein de lentreprise quavec ses partenaires et lgard des animaux.Elle fait entrer en scne de nouvelles parties prenantes.

    Le chapitre 4 est plus conceptuel et mthodologique. Il dfinit cequest ou nest pas le marquage. Il nonce ses deux principales dcli-naisons possibles : le marquage proactif, le marquage ractif. Il four-nit une grille des paramtres mettre en ligne pour assurer leurrussite.

    Les deux chapitres qui suivent traitent du marquage en action, deson mode de management au quotidien, des leons tirer de la pra-tique. Six entreprises fort diffrentes en termes de nationalit, taille,secteur dactivit, type de marquage et de territoire, sont prisescomme illustrations : Monoprix, Damart, Club Med, Ikea, Benet-ton, First Direct.

    Le chapitre 5 montre que le marquage ncessite ladoption duntat desprit dont les traits sont bien particuliers. Il mane certes enpremier lieu de limpulsion et de la volont de ses dirigeants, mais ilne se limite pas tre celui de son dirigeant ou fondateur. Il irriguetout le corps social de lentreprise tout instant et en toutes circons-tances pendant une longue priode de temps.

    Le chapitre 6 nonce la liste des erreurs managriales que lentre-prise doit commettre si elle veut coup sr affaiblir son marquage,perdre son territoire et, la limite, se suicider conomiquement. Il

    souligne notamment que les formes de marquage les plus ambitieu-ses, les plus cratrices de valeurs mergentes et de territoires nou-veaux, sont celles qui sont les plus vulnrables aux erreurs quellespourraient commettre.

    Le chapitre 7 est entirement consacr au territoire. Il le dfinitcomme un projet volontaire daction conomique organise qui ne

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    ressemble ni au march ni au rseau et certainement pas la hirar-chie. Il liste les fonctions et les dispositifs qui sont ncessaires sa

    construction et sa durabilit. Il modlise cette dmarche laidedexemples concrets.Le chapitre 8 passe en revue le style de management organisa-

    tionnel que lentreprise marquante met en uvre. Comment mobili-ser un ensemble de personnes et comment faire cooprer un ventailde fonctions autour dun projet de construction de territoire ?

    Le chapitre conclusif souligne combien la construction de terri-toires et leur marquage ajoute de la valeur pour les diverses parties

    prenantes de lentreprise et exige par ailleurs de la patience dans ladure.

    QUI PARLE LE LIVRE

    Le livre concilie un regard analytique mticuleux et rigoureux, quiprend appui sur les avances les plus rcentes de la connaissance, etune perspective plus prescriptive, qui inspire et guide laction demanire pointue.

    Les professionnels de lentreprise, sans exclusive de secteur, defonction, de mtier et de niveau hirarchique, sont tous concernspar le marquage qui nest pas une comptence rserve aux seuleslites dirigeantes de lentreprise. Il se construit ou se pervertit auquotidien, par les dcisions du sige aussi bien que par les actes desunits oprationnelles sur le terrain.

    Faisant appel un regard sociologique port sur les phnomnesconomiques (Steiner 1999), il sadresse aussi aux sciences socialesde laction, aux formateurs, aux chercheurs et, plus largement, toutesprit curieux de la dynamique des entreprises, des conomies et dessocits. Son argument principal est de dmontrer lexistence, ctdu march, de la hirarchie et du rseau, dune quatrime formedaction conomique organise : le territoire.

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    1Les dfaillances des

    constructions traditionnelles

    du rapport au march

    Est-il possible que des marques trop fortes occultent la visibilit dumarch par lentreprise et dgradent sa relation avec le consommateur ?La survaleur financire des entreprises, positive pour certaines etngative pour dautres, reflte-t-elle la qualit de leur managementet de leur positionnement ? Est-il vrai que plus les promesses faitesau march sont reconnues et font rfrence, plus leur non-respectentrane de consquences graves pour la survie de lentreprise ?

    Le cumul des faits est tel que ce qui tait tenu hier pour unevrit devient dsormais sujet caution. Plus prcisment, deuxconstats sont lorigine du prsent livre.

    Le premier porte sur la perte de foi lgard de dogmes enmatire de management. Nombreuses sont les approches et lesmthodes auxquelles les entreprises ont recours lheure actuelle,qui ont t labores pour affronter des situations qui ont disparudans lintervalle. On continue pourtant les appliquer comme si derien ntait. Les marchs et les socits voluent plus rapidementque les entreprises ne lanticipent parfois.

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    Cette dsaffection ne traduit pas ncessairement des tats dme.Les responsables daffaires qui sont des russites clatantes trouvent

    leur source dinspiration dans un jardin secret. Ils lisent ainsi desromans, des biographies et des traits traitant de la stratgie mili-taire et du leadership sur les champs de bataille ; Clausewitz, Napo-lon, Epaminondas, Sun Tse, Stendhal1. Les ides issues douvragesde management les frappent comme tant trop simplistes et troploignes des ralits du monde des affaires.

    Le second constat renvoie la vitesse spectaculaire des transfor-mations que connat ce monde. Ainsi les deux auteurs du prsent

    ouvrage avaient lorigine pour projet dcrire un ouvrage spcialissur la marque. La relecture au dbut des annes 2000 dun ouvragequavait co-sign lun dentre eux peine dix ans plus tt, suggreque les contextes de march et de socit ont, dans lintervalle, sirapidement et si profondment chang que lon peut se demander sila marque reste vraiment un levier toujours aussi essentiel (Kapfereret Thoenig 1989).

    MENACES ET OPPORTUNITS

    La globalisation, la gouvernance dentreprise ou encore la monte deproccupations environnementales sont souvent voques commeles mutations lourdes et durables qui seraient typiques de notre po-que. Le propos du prsent livre se place sur un registre un peu plusconcret et troit. Il privilgie les interactions entre une entreprise

    singulire et le consommateur.Des transformations peu spectaculaires de prime abord mais toutaussi dcisives par leurs consquences sont luvre, qui redistri-buent les cartes entre le monde de lentreprise et le monde de la con-sommation. Trois dentre elles seront ici rapidement rappeles : lecommerce concentr, la dsagrgation du march, la nouvelle co-nomie de linnovation. Elles reprsentent certainement des menaces surmonter. Elles offrent galement des opportunits saisir. En

    tout tat de cause, lentreprise peut difficilement les ignorer.

    1. Un des livres les plus stimulants parus sur le leadership se prsente comme unerelecture de grandes uvres de la littrature mondiale telles que Guerre et Paixde Tolsto, Don Quichottede Cervants et Othello de Shakespeare (March etWeil 2003).

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    La concentration de la commercialisation

    Les rseaux organiss de magasins sur grande chelle ne sont pas un

    fait rcent1. Les faits majeurs qui caractrisent le dbut du XXIe si-cle sont que le commerce concentr sous ses diverses formes atteintdsormais des proportions spectaculaires, et quil touche tous lessecteurs, les produits comme les services, le commerce business toconsumeraussi bien que business to business.

    Le commerce alimentaire sert, juste titre, de rfrence quand oninvoque lirrsistible emprise de la logique de grande distribution.

    Ainsi, en France, les cinq premiers acheteurs sont en 2004 cinq cen-trales dachat dont la part de march avoisine les 90 %. Lalimentairereprsente une part norme, mais la grande distribution venddautres produits que le seul food. Selon les chiffres de Nielsen, leshypers, supers, hard discounterset commerces de proximit organisscaptent 94,4 % de part de march en 2003. Des ordres de grandeuraussi impressionnants se retrouvent ailleurs, gographiquementaussi bien que par domaines. Si lon regarde la part de march des

    dix premiers distributeurs alimentaires mondiaux, on constate desphnomnes identiques. Lamricain Wal-Mart, le leader mondial,accrot son chiffre daffaires de plus de 12 % en moyenne annuellede 2001 2003. Son concurrent, le britannique Tesco, atteint lesmmes ordres de grandeur (Nielsen 2003).

    Le commerce nest pas ou nest plus un simple partenaire dor-mant du producteur. La concentration du commerce, qui se traduit

    parfois par le cumul des rles de grossiste et de dtaillant, engendredes effets majeurs pour la manire dont les entreprises produisentdes biens et des services et commercialisent leurs prestations leursacheteurs finaux. Le petit commerant, qui restait jusque-l unrelais ou un intermdiaire relativement faible et plutt dpendant,

    1. Avant les annes 1940 dj, des dtaillants de masse sactivent sur le march :grands magasins de centre ville, vente par correspondance, chanes de maga-

    sin. Ils font alliance avec les grands fabricants pour contourner les interm-diaires commerciaux. Ces dtaillants ne sont pas dorigine nationale ouinternationale, mais le plus souvent des locaux (grossistes, fermiers oudtaillants) qui croissent progressivement en taille. Les rares chanes nationa-les ou supra-locales portent une gamme de produits bien particuliers, se diff-rencient de la proximit par le seul facteur prix et nont pas dassortiments trstoffs.

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    laisse place de grands distributeurs autrement plus arms et puis-sants.

    Trois traits propres au commerce organis redistribuent plus sp-cifiquement les cartes et provoquent des impacts majeurs pour lesindustriels.

    Le commerce concentr prsente un assortiment de rfrencesqui est large et diversifi, sans commune mesure avec le commercedit traditionnel. Trujillo, qui en fut un pionnier aux tats-Unis dansles annes 1960, prconisait que le rayonnage couvre lensemble desrfrences disponibles sur le march. Certes, depuis le dbut des

    annes 2000, on observe, notamment dans lalimentaire, une lgrecontraction des catalogues. Il nempche que, dans le B to Bcommedans le B to C, loffre na plus grand-chose de commun avec lesassortiments troits qui rendaient le client captif de quelques rf-rences et le commerant prisonnier du crdit, de lassistance techni-que et de la qualit des produits dun ou deux fournisseurs.Dailleurs, et plus largement, la distinction entre le B to Bet le B to Csestompe rapidement, des principes de plus en plus voisins rgissant

    leur management. La consquence est manifeste et massive. Lecommerce concentr ou organis prend le march en main. Lesfournisseurs dpendent de ses politiques de rfrencement, de sespratiques de drive de produit ou de rayon, de son volume dachat.Le point de vente lemporte sur la signature du producteur (Kapfe-rer et Thoenig 1989). Le jeu est devenu beaucoup moins asymtri-que, lintermdiaire dicte le jeu.

    Par ailleurs la concentration du commerce provoque une aug-mentation du nombre de labels pour identifier les produits sur leslinaires comme dans les catalogues. Le recours la marque com-merciale comme instrument de reconnaissance et de distinctiondevient dusage courant. La marque ne distingue plus les seuls pro-duits de luxe, elle stend aux produits dits de bas de gamme. Quiplus est, ce quon appelle des commodities, soit des produits banalisset interchangeables, se diffrencient autrement que par leur prix.

    Ntant plus vendus en vrac, ilssaident dun emballage spcifiquepour afficher une signature destine les distinguer. La marque estdevenue un enjeu stratgique majeur entre le producteur et le com-merant. Mme lenseigne du magasin ou du site web acquiert lestatut de marque. Le producteur perd le monopole de lusage de lamarque comme vecteur dinfluence sur les choix du consommateur.

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    Le commerce organis brouille le jeu, par la signature des produitsquil vend, par des marques qui lui sont propres, mais aussi par la

    valorisation de son enseigne comme promesse associant le passagedans ses magasins un type de consommation, une ambiance, duservice ou de la convivialit. Le client est un champ de batailleentre deux logiques, le commerce organis et la production, qui con-tinuent tre associes tout en devenant plus rivales.

    De plus les cls de lecture du march par le producteur sont peuaccessibles et embrouilles. En revanche, tirant avantage de sa pro-pre concentration, le commerce se dote de ressources pour capter

    finement et en continu les comportements et les besoins de sesclients. Des techniques sophistiques existent, que sa proximitimmdiate permet dexploiter en temps rel (Darpy et Volle 2003).Ainsi les caisses enregistrent la composition dtaille des paniersdachat. Prolonges par les cartes de fidlit, elles donnent le moyende dsagrger les choix et les prfrences en segments dtaills, partype dacheteur ou par priode dans la semaine. Des observationsralises tout au long de lacte dachat, depuis lentre jusqu la mise

    en caddie des produits, compltent le dispositif. La dsagrgationpar zone de chalandise fait merger une photographie et une dyna-mique locales beaucoup plus riches et pertinentes. Le positionne-ment physique des produits sur les rayonnages et la variabilit desprix affichs dun jour lautre, entre autres, servent de quasi-expri-mentations pour mesurer llasticit des comportements et la fidlitaux marques.

    Le producteur fait ainsi face un commerce dont le capitaldinformation, la capacit dinterprtation et la facult danticipationse montrent autant sinon plus affts que les siens. Lintelligence dumarch est devenue une arme majeure sur le champ de bataille co-nomique. Le producteur peut tomber son corps dfendant sous ladpendance cognitive du commerce. Il adopte les catgories dintel-ligibilit qulabore le commerce, si bien quil finira par ne lire etnanticiper les volutions du march que dans les seuls termes qui

    sont ceux du commerce. Il ne peut penser autrement lacte dachat,le consommateur et le march, et peine imaginer des alternatives.Le commerce organis ressemble premire vue un rouleau

    compresseur. Face son expansion, les producteurs nauraient lechoix quentre deux rponses : stablir comme un leader en part demarch global grce des marques notoires et une innovation conti-

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    nue, ou devenir un sous-traitant anonyme grce des cots de pro-duction les plus bas possibles. Tmraires paraissent ceux qui osent

    imaginer des scnarios qui permettraient dchapper lemprise ducommerce et de ses centrales dachat : un arrt du succs sinon unrapide dclin du modle de commerce organis que sont le super-march et lhypermarch, lintgration verticale de la fonction decommercialisation par le fournisseur, le passage par des canaux dedistribution btis sur dautres principes. Pourtant la concentrationdu commerce atteint dsormais une telle ampleur quon voit malcomment elle pourra encore se prolonger la mme vitesse pendant

    une longue priode. On constate, par exemple, une stagnation sinonun lger tassement de la part des centrales dachat dans de nombreu-ses familles de produits, de type technique, de nature impliquante(type vtements ou meubles) et mme dans lalimentaire.

    Plus intressant cet gard est le fait que le commerce organisvoit poindre dautres formes de distribution qui le court-circuitent.Lascension du hard discount dsaronne. Ce type de distributiontourne le dos aux prceptes qui ont t ceux des grandes surfaces

    tablies en priphrie urbaine et des marques enseignes. Car ilnoffre ni des marques de fabricants ni un choix large, et il nutilisepas sciemment les rayonnages pour influencer les choix. Le hard dis-count se rvle dautant plus puissant lorsquil atteint comme enAllemagne une part de march de plus de 30 % qui lui permet grce sa puissance logistique autant qu sa puissance dachat de faire des coups sur des produits qui ne font habituellement pas partie deson fonds dassortiment.

    Le rveil du consommateur

    Une autre mutation significative se traduit par la dsagrgationgnralise de lapproche du march.

    La notion de march agrg, souvent appel march de masse,est un concept managrial pauvre et en voie dpuisement. Cette

    reprsentation largement technocratique, que symbolise la devise deFord selon laquelle le consommateur a le choix condition dacheterle seul modle que crachent ses usines, postule lindiffrenciationdes besoins et la passivit du march. La lgitimit du marketingpouvait juste titre reposer sur sa capacit persuader les treshumains que tels taient leurs besoins et que tel produit tait nces-

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    saire leur satisfaction. Lentreprise ressemblait un souverainabsolu. Elle construisait le march ou se taillait un territoire

    limage du produit (Laufer et Paradeise 1982 ; Cochoy 1999).Les marchs dsagrgs rendent cette mtaphore nettementmoins pertinente. Deux faits la contredisent massivement en prati-que. Dune part, les consommateurs finaux disposent de plus de res-sources. Dautre part, ils se montrent plus actifs dans la constructionde leur individualit.

    Le march concret ressemble un ensemble composite dexpres-sion de prfrences non homognes. Tout manager est prt admet-

    tre une telle vrit. Dans les faits cest une autre histoire. De faonparfois inconsciente et masque, le concept de march agrg rap-parat travers les actes de lentreprise.

    Le client sveille comme acteur conomique de deux maniresconcomitantes. Il sactive dans sa singularit. Il interagit aveclentreprise sans passer par un intermdiaire.

    Son arrive sur la scne est favorise par les technologies delinformation. Leur application rapide aux transactions conomiquesentrane des consquences irrversibles. Les ventes sur Internetcroissent une vitesse qui dpasse les prvisions les plus optimistes.Elles sont dores et dj gnralises, pour les petites comme pourles grandes entreprises, chez les jeunes urbains, mais aussi, quoiqueplus lentement, chez les seniors en milieu rural.

    Le-business, par exemple, accrot dans linstant la palette et latransparence des transactions et des informations. Que ce soit en B

    to Bou en B to C, il permet aux acheteurs potentiels de se montrerproactifs, en saffranchissant des cots daccs aux informations. Ilschappent au poids des distances gographiques. Dans nombre decirconstances, ils peuvent faonner sur mesure leur attente. Sibesoin, il leur est ais dexprimer leur insatisfaction. Les technolo-gies abaissent galement le cot de linteractivit entre lentreprise etle march dune manire spectaculaire. Cest ainsi que le marketingdirect de type lectronique et les centres dappel tlphonique dlo-

    caliss remplacent avantageusement lenvoi de catalogues papier parla poste et les dmonstrations sur les lieux de vente.La technologie accrot la palette dont dispose le consommateur

    pour exprimer ses dsirs singuliers et rend plus aise sa fuite hors desterritoires tracs par les entreprises. Cependant elle offre aussi lentreprise une contrepartie non ngligeable saisir. En effet, le

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    fournisseur peut sauter par-dessus lintermdiation du commerce.Une conomie de cots commerciaux est ainsi assure. Par ailleurs,

    le fournisseur peut tirer un avantage informationnel majeur, lui per-mettant de plus finement segmenter les marchs et de cerner plusrapidement des demandes nouvelles encore latentes ou peu rvles.

    La voix des consommateurs se manifeste aussi sur un registre pluspublic et civique. Le nombre et lexpression de parties prenantesreprsentant les intrts des consommateurs ou parlant au nom descitoyens croissent de faon continue.

    Ce rveil simultan de la demande sociale et de lopinion publi-

    que, trop longtemps craint et redout par les entreprises, peut aucontraire fournir des opportunits sur au moins trois registres :connatre les marchs de faon plus intime, anticiper lacceptabilitdes offres nouvelles, sinsrer dans la dynamique porteuse de valeurscitoyennes. Beaucoup de dirigeants ne sy trompent pas. Ils sortentde la tour divoire de leur entreprise la rencontre des tendances etmutations en cours. Ils multiplient les canaux dcoute du march etde la socit. Ils frquentent les crateurs artistiques et hument les

    modes de vie marginaux ou mergents qui peuvent prfigurer lave-nir. Ils participent des comits rassemblant des consommateurs etdes pouvoirs publics. Lenjeu pour lentreprise est moins de commu-niquer et de soigner son image que de saisir des occasions dcoute etde deviner les futurs possibles ou probables. Car lapparente globali-sation conomique cache une profonde individualisation de la con-sommation et une fragmentation du tissu social que nimaginaientpas les stratges et les marketeurs il y a encore quelques annes.

    La dsagrgation du march sacclre partout. Mme sur desmarchs qui ntaient pas de masse, on voit apparatre des segmenta-tions fines. Ainsi en est-il du secteur communment appel le luxe.

    Encore au milieu des annes 1990, il tait admis quexistait unespace ou un secteur homogne appel le march du luxe, et que sonexpansion paraissait vidente, appelant une concurrence accrue entredes joueurs plus gros sur le plan international. Les nouvelles classes

    moyennes, en effet, aspiraient partager la consommation des liteset scarter des produits du bas et du moyen de gamme. Cetteperspective indistincte poussait les entreprises grossir et globali-ser leurs portefeuilles de marques.

    Or ce nest pas exactement ce qui se passe. Les positionnementsdes concurrents et des marques tendent au contraire se diversifier,

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    refltant une dsagrgation du march du luxe. Lindustrie du luxeen tant que telle a fini dexister, si tant est quelle a jamais exist sous

    cette forme homogne. Les grands joueurs ne jouent plus dans lesmmes territoires.Herms, par exemple, joue la carte des objets de qualit produits

    par des artisans exceptionnels destination dun petit segment declientle trs haut de gamme prte accepter les prix les plus levs.Lentreprise tente de faire entrer le client, par lintermdiaire de sesproduits, dans le monde quelle cre (Friedman 2004). Le modleconomique de Louis Vuitton sadresse, pour sa part, un march

    plus large, moins fortun et qui soffre du rve, aspirant possderau moins un signe de statut social plus lev que le statut qui est lesien au quotidien. Dans ce cas, lentreprise essaie de comprendre ceque le client veut pour mieux adapter son offre de produits.

    Cartier et le groupe Richemont diffusent par des rseaux spcia-liss de revendeurs des produits qui sadressent une clientle pourlaquelle le luxe signifie un produit prenne et un prix lgitim par lacration artistique (Galinier 2004). Le groupe LVMH, pour sa part,

    joue les cycles de la mode et adopte une commercialisation sadres-sant un public plus large. Ses produits sont destins des consom-mateurs sensibles aux nouvelles tendances. Leur diffrentiel rsidedans le prix plus que dans le luxe. Leur valorisation est temporelle-ment plus courte.

    Linnovation par la valeur

    La valeur dont on parle ici est celle de prestations composes dl-ments qui ntaient pas offerts jusqualors.

    Le dernier tiers duXXe sicle a connu une extraordinaire acclra-tion de la mise sur le march de nouvelles technologies. De llectro-nique aux nanotechnologies, en passant par la biologie et parlespace, on avait fini par croire que linnovation pertinente pour lesuccs de lentreprise passait ncessairement sinon essentiellement

    par sa capacit tre pionnire en matire de biens et de servicesoffrant une valeur ajoute nouvelle sur le registre technologique.Pouvait-il donc exister un avenir pour celles qui navaient pas deportefeuilles technologiques de pointe ou dont les services de R&Dtardaient fournir des innovations techniques commercialementexploitables ? La lecture des faits montre que oui.

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    Certes, il est incontestable que linnovation est devenue, depuisdj belle lurette, une obligation pour la russite de lentreprise, afin

    de garder sinon daccrotre ses parts de march et son chiffre daffai-res. Une raison simple explique la prime linnovation, son poids necessant de samplifier selon une progression presque gomtrique.Beaucoup de secteurs, de marchs ou de territoires sont dsormaissurpeupls par des offreurs. Leurs barrires lentre sont faibles.Par ailleurs les consommateurs disposent de plus en plus de solu-tions alternatives pour satisfaire une mme demande. Pour cons-truire et dcorer leur maison, par exemple, ils ont le choix entre de

    multiples matriaux de base, de la pierre au bois, de la vitre au plas-tique. Bref la surabondance menace lentreprise qui ne met pas assezvite son offre labri. Les cartels et les protections tarifaires tant envoie de forte rduction, il ny a plus quune solution pour crer unespace conomique sans concurrence assurant une rente monopolis-tique : linnovation. La pression est dautant plus forte et le tempsplus court que les pays dits mergents ne se contentent pas de jouerde leurs seuls avantages en termes de cots de production.

    Demble, et de plus en plus souvent, ils adoptent des techniquesavances, et non plus qui ont quinze ans de retard, et leurs entrepri-ses fournissent de la qualit, non plus du bas de gamme.

    En revanche, le facteur technologique en tant que tel ne constituegure un moteur dcisif pour linnovation conomique. La percescientifique, la performance de la R&D nassurent pas en eux-mmes un avantage dcisif. Troublant est le constat que linnovationse fait sur un autre registre : celui de la valeur, et non celui de latechnologie, la premire tant souvent dcouple de la seconde.Ainsi lexamen de cas concrets de crations despaces innovants quisoient importants dans les trois secteurs de lautomobile, des ordina-teurs et de lindustrie cinmatographique, suggre une conclusionsans quivoque. Toutes sans exception ont t la traduction non pasdune logique de pionnier technologique qui cherche transfreraussi vite que possible une invention au march, mais la cons-

    quence dune logique de pionnier de valeur cre, qui raisonne enterme de valeur offerte au consommateur (Kim et Mauborgne2004). Cela ne signifie pas que le pionnier de valeur na pas recours des technologies. Mais les technologies quil mobilise cette fin sontdj largement utilises, que ce soit dans un secteur ou dans unautre.

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    Lenqute PIMS (Profit Impact of Market Strategies) que publie laHarvard BusinessSchooldepuis la fin des annes 1960 est trs clai-

    rante. Mene sur un chantillon de 635 grandes divisions dentre-prises amricaines et non amricaines, elle a pour objectif de vrifiersil existe une corrlation entre, dune part, leurs performances lacroissance de leur profit et, dautre part, des facteurs comme leurniveau dinvestissement industriel, celui dinvestissement de typemarketing ou publicitaire, leur degr dintgration, leur part de mar-ch, leurs investissements en R&D ou encore le niveau moyen deformation de leur management. Tous ces niveaux sont mesurs en

    valeur relative par rapport celui dautres entreprises concurrentesdu mme secteur dactivit.La conclusion est que les deux seuls facteurs rellement corrls

    en performance sont la qualit produite et la part de march occu-pe, par comparaison avec les concurrents les plus proches. Aucundes autres facteurs, et en particulier leffort de R&D, nest en soisignificativement explicatif. Car linnovation nest pas un facteurquantitatif, mais essentiellement qualitatif. Elle cre une aptitude

    prendre ou acheter des ides sur le march et les sublimer, ellesuscite la ractivit de la part de toutes les fonctions de lentreprise,elle traduit une trs forte implication de la direction. Lefficacit dela R&D et celle de linnovation rsultent de lalignement de chacunedes fonctions de lentreprise autour des mmes objectifs : leconsommateur et les clients, les produits, le territoire. La R&D etlinnovation, si elles restent isoles ou non alignes, tournent vite augaspillage. On mesure linanit des discours sur le lien entre pour-centage du PIB ou du chiffre daffaires consacrs la R&D et per-formance conomique. La vrit est quil ny a ni norme ni ratiomiracles. Il ne peut y avoir quun tout multifactoriel.

    Linnovation par la valeur cre un espace de march qui nest pascontest par des tiers. Elle gomme la dynamique de concurrence. Ellecre et attire une nouvelle demande. Elle est accessible la fois de nou-veaux entrants ou des entreprises dj en place. Elle se joue et est profi-

    table dans les mmes proportions dans des secteurs perus comme peusrieux le cirque , dans des secteurs considrs comme prestigieuxet srieux lautomobile , dans des secteurs anciens lacirie etdans des secteurs qui nexistaient pas jusque-l linformatique (Kim etMauborgne 2004). Elle tient des modes de raisonnement propres lentreprise qui rpondent deux caractristiques.

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    Dabord, linnovation par la valeur repose sur une approchemanagriale qui raisonne daval en amont, et non pas damont en

    aval. En dautres termes, le monde nest pas un rceptacle attendantavidement des solutions technologiques forges par des devins ta-blis dans des laboratoires pour tre simplement coules par desauxiliaires appels vendeurs. Cest au contraire du march vers laR&D que linnovation remonte et prend forme comme offre.

    Ensuite, linnovation par la valeur sadresse des besoins nonncessairement primaires et rvls au moment o elle est proposeau client. On verra plus loin que, dans un tel cas, lentreprise cons-

    truit ex nihilo un march indit, ce qui implique quelle construiseaussi le territoire socital joint dans lequel le march senchssera.

    LES ICNES DCHUES

    Si les mutations recenses ci-dessus avaient lieu sparment les unesdes autres, les entreprises pourraient se contenter doprer des ajus-tements disjoints et sectoriels pour les prendre en compte. Le faitquen peu de temps elles se manifestent en mme temps ncessitedes rvisions drastiques tant de leur mode de management que desoffres quelles font aux marchs. Les rponses en forme de bricola-ges la marge ne mnent pas loin. Est-ce un hasard si les vachessacres du management sont aujourdhui transgresses par un nom-bre croissant dentreprises et remises en cause par des revues rpu-tes srieuses ?

    Les marketeurs se sentent sous pression (Peters 2004). Les son-dages traduisent des tats dme qui manifestent la crise de leurfonction. Leur dsillusion salimente plusieurs sources : des inves-tissements trop court terme, des innovations au cycle trop court ouqui nen sont pas, des directions gnrales qui les tiennent lcartde la dfinition de la stratgie, des consommateurs trop versatiles.

    Une tendance malencontreuse de nombreux marketeurs estencore, ce jour, de dpenser des sommes faramineuses pour traiter

    ce qui, au regard de leurs hypothses, leur apparat comme un pro-blme plutt que de changer leur faon daborder la question pose.Qui plus est, cette dmarche simpliste est conforte par unecroyance aveugle dans leur sacro-saint bon sens qui leur fournit debonnes raisons de ne pas capitaliser sur les apports extraordinairesdes sciences humaines et des connaissances scientifiques pour dpla-

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    cer leur regard. La consquence est ladoration dun certain nombrede vaches sacres, au premier rang desquelles figure le besoin.

    LA VACUIT DU CONCEPT DE BESOIN

    Le vocabulaire commun du marketing fait du terme de besoin unusage si courant quon finit par croire quil va de soi, quil suffit rendre compte de la ralit. Lorigine du besoin tient en partie, ilfaut le rappeler, au fait quaucune interconnaissance directe nexis-tant entre le fournisseur et lusager final, faute de relation de proxi-mit locale, celui-l substitue la figure du client une figure duconsommateur.

    Le besoin donne lassurance au producteur ou au commerantmais aussi au client que chacun sait de quoi on parle. Le consomma-teur ressent et porte au fond de lui des besoins que lentreprise doitidentifier. Et cest leur satisfaction qui justifie les produits quellemet en vente.

    Le besoin est crdible dans la mesure o il peut snoncer par deschiffres, donc se mesurer. Le marketing moderne prconisant uneraison universelle travers le nombre et la mthode, le besoindevient ainsi un signal fort que peuvent contrler les membres duneprofession qui srigent en spcialistes de la gestion. Les marketeursinternalisent dans lentreprise le march. Sa pice matresse est leconsommateur (Laufer et Paradeise 1982). Donc ce dernier devientla proprit de la profession, et la seule, qui sache fabriquer des

    techniques dadministration du march1

    .La dfinition mme du besoin est dune extrme ambigut.Ainsi, la langue anglaise navigue entre deux termes pour le dcrire.Dune part, ce quelle appelle need renvoie un besoin biologiquefondamental. Ce dernier est prsum exister en soi et chapper toute vellit dinfluence de la part de la publicit et de lentreprise.Dautre part, elle nomme want le produit de la canalisation de ce

    1. On rappellera que ce sont des praticiens, et non des scientifiques, qui ontdcouvert avant les annes 1940 les instruments permettant de mettre le mar-ch sous le contrle de lentreprise, que ce soit la publicit, la segmentation, lastratgie de marque publique ou lusage du crdit (Hollander 1986). Les uni-versitaires interviendront postrieurement pour rationaliser, mettre en modleet universaliser la relation commerciale (Cochoy 1999).

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    besoin fondamental, donc du need, vers une famille de produits ouune marque spcifique, travers le double jeu des modles sociaux

    dominants et des actions de persuasion des acteurs conomiques.Ainsi le besoin de boire est un needalors que le besoin ressenti deboire des boissons gazeuses sucres est un want(Solomon 1999).

    Dautres analystes parlent non de besoins mais de dsirs. Undsir ne rsulte pas de facteurs biologiques mais de pressions socialesintriorises par les acheteurs et les consommateurs. Les dsirs nais-sent, persistent ou se transforment parce que les individus sont sou-mis aux regards et aux jugements des autres, donc de la socit

    (Bobcock 1993). Les armes de sduction et les activits auxquellesles entreprises ont recours trouvent donc leur rationalit et leur effi-cacit dans le renforcement de la nature sociognique du dsir. Ellestirent avantage des dynamiques dimitation et de distinction socialespour les renforcer. Elles rassurent ou valorisent les consommateursdans leur recherche de conformit ou de distinction dans la sociten gnral ou dans un groupe de rfrence en particulier.

    Cette reprsentation de lindividu et des moteurs de son compor-

    tement de consommateur est proche dune autre thorie qui avanceque les besoins sont par nature artificiels car totalement faonns parnotre environnement social. Leurs contenus seraient la consquencede processus de socialisation. Le besoin serait donc totalement mal-lable et contingent, et lindividu un sujet passif aux aspirations etaux buts construits par des tiers, par son environnement.

    Cette prolifration de dfinitions laisse pantois. Aussi les spcialis-tes du comportement du consommateur ont estim utile de classer lesdits besoins, par exemple en besoins utilitaires et besoins hdonistes.La plus clbre de toutes ces classifications est la hirarchie desbesoins par Maslow (2004). Elle nonce que le consommateur nechercherait ne satisfaire ses besoins appels symboliques besoinidentitaire, de satisfaction gotique ou daccomplissement quunefois satisfaits ses besoins fondamentaux, qui ont trait sa physiologieet sa scurit. Or cette classification a pourtant t trs conteste.

    Dune part, le processus squentiel dapparition des besoinsquelle postule est empiriquement fragile et fort discutable. Dautrepart, les besoins ou motivations sont supposs rester relativementstables dans le temps et lespace, donc insensibles aux intrts etenjeux que lindividu se donne ou cherche grer et satisfaire tra-vers son comportement. La sociologie montre ainsi que la motiva-

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    tion financire est un ressort trs faible pour influer sur lescomportements productifs des salaris dans une organisation

    (Morin et Delavalle 2000). Applique comme grille de lecture deleurs stratgies, cette hirarchie des besoins entrane beaucoupdentreprises jouer sur et avec les besoins symboliques avant derajuster leur comprhension des besoins fondamentaux.

    En dfinitive, le concept de besoin est rducteur. La connaissancedes besoins est souvent un leurre. La rponse aux besoins lestencore davantage, car il sagit souvent de les faonner ou de renfor-cer les conformismes.

    Ce qui caractrise de ce point de vue le marquage, cest quil per-met prcisment lentreprise dchapper une fixation cognitivesimpliste sur la satisfaction des besoins dans son projet de construc-tion de nouvelles contributions, socitalement fondes, lacte deconsommation. Les marquages se basent sur une tout autre inter-prtation, ils sont mus par une obsession fondamentalementoppose : celle de la recherche des gapstangibles dans les proposi-tions faites aux consommateurs. Ces gapssont de nature sociologi-

    que dans les marquages que nous dfinirons ultrieurement commeproactifs et sont davantage lis aux stratgies antrieures des entre-prises dans les marquages ractifs.

    La fragilit de la marque

    Une autre interrogation concerne la marque. La logique de la mar-que publique tire sa force du fait quelle remplace une chose ou unobjet par un signe ou un mot. Le client ne peut pas toucher le pro-duit, mais il sait qui le produit. Sa conviction est emporte par lepackaginget par la mention de lorigine du produit.

    La critique et la controverse sur la marque sont anciennes. Ellessexpriment ds la cration des marques publiques1. Quelques modi-

    1. Le cas est patent aux tats-Unis. La premire loi sur les marques est vote au

    Congrs en 1870. Une association nationale regroupant sous la houlette deKellog et Heinz de grandes entreprises industrielles est cre ds 1878 pourdfendre la marque publique et contrecarrer les critiques virulentes exprimespar le commerce de gros et de dtail et selon lesquelles la marque publiqueserait superflue, les biens seraient gnriques et le refus de fabriquer des mar-ques prives pour tel grossiste quaffichaient les producteurs de marque publi-que serait juridiquement condamnable.

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    fications sont cependant intervenues depuis quelques annes quichangent radicalement la donne, au point que la question se pose si

    la marque constitue encore lactif le plus prcieux, y compris enterme de valeur financire, dune entreprise.La chute des grandes marques sacclre. Dans le commerce ali-

    mentaire, elles subissent lattaquedes produits sans logo et sans rf-rence particulire qui sont vendus par le hard discount en Europe.Dans les produits lectroniques grand public, leur part baisse denvi-ron 10 % par an lheure actuelle. Par ailleurs, le dclin de la mar-que est aussi moral et culturel. En nachetant plus de marques, le

    client serait entr en dissidence silencieuse (Pons 2004). Les assisesmme de la marque de producteur, qui semblaient acquises et pren-nes, sont menaces par une conjonction de facteurs : lactivismeconsumriste, la monte en puissance des marques de distributeur, labanalisation de la marque et de lemballage (la disparition du vrac),lemprise exerce par la grande distribution voire son internalisationde la production, lefficacit et la gnralisation de la rglementationet des contrles publics sur lorigine et la traabilit des produits.

    En fait beaucoup des thurifraires de la marque semblent avoiroubli ladage selon lequel un client nest fidle votre marque quedans la mesure o il na pas encore trouv mieux sur le march.Mieux en valeur tangible, par le rapport qualit/prix, et mieux envaleur intangible, en termes de reconnaissance, de sentimentdappartenance, de proximit ou de bonne gouvernance de lentre-prise. Car le territoire dune marque est un espace ouvert touteintrusion, o seul un marquage rgulier et profond peut permettrede crer et maintenir le dsir dappartenance la communaut decette marque.

    Cest ainsi quun gant mondial de lalimentation comme KraftFoods, pourtant propritaire de dizaine de marques rputes, vientde changer totalement son fusil dpaule. Son approche des marchstourne le dos la marque et se veut dsormais largement dsagrge.Un de ses outils favoris est une revue trimestrielle et gratuite,

    envoye par la poste et appele Alimentation et famille. Elle diffuse11 millions dexemplaires, ce qui la place au troisime rang de lapresse aux tats-Unis. Outre de la publicit, elle contient des recet-tes de cuisine, des articles sur lalimentation et des articles de fond.La revue est hautement personnalise. Grce aux informationsdtailles fournies par le lecteur qui en fait la demande, chaque

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    numro lui indique, en lappelant par son nom, les rubriques danslesquelles il trouvera des rponses appropries ses intrts person-

    nels. Cette revue se complte dune gamme dautres vecteurs derelations avec les consommateurs comme des centres dappel oumme des coles de cuisine.

    Lefficacit de la marque dcoulait du fait quelle tait le principalmode de relation avec le consommateur. Son pouvoir reposait sur sacapacit agrger les consommateurs sous sa bannire, la publicitaidant. Elle taillait et civilisait un territoire tendu, en gommant leslocalismes identitaires de ses habitants, tout en traant des frontires

    nettes, par exemple en terme dcart de prix entre produits marquset produits non marqus. Les habitants de ce territoire se voyaientgarantir quelques droits ou promesses basiques : des prestationsdinnovation sans risque, une constance de la qualit. La marquevhiculait une information synthtique sadressant une masse peudiffrencie, dautant plus dcisive que les consommateurs dispo-saient de peu de sources alternatives dinformations dtailles.

    Lorigine de la marque est lie lemballage. Lentreprise amri-

    caine Quaker Oats ne voulait plus se laisser concurrencer par desproduits moins bons et moins chers produire que les siens. Et ellene voulait plus voir ses prix dicts par les grossistes. Donc elle dcidademballer ses corn-flakeset dinscrire son nom sur lemballage. Parce biais, elle rapporta la concurrence non plus au seul prix mais aussi la qualit du produit et la responsabilit de la marque.

    Cette dmarche conduit un paradoxe (Cochoy 2002). Lembal-lage coupe laccessibilit immdiate du produit en mme temps quilindique son origine par la signature quest la marque. lvaluationimmdiate du produit se substitue la responsabilit long terme dufabricant. Lopacit de lemballage construit aussi la traabilit duproduit. Le producteur sinvite sur les rayonnages du commerant.

    La rvolution de linformation, le recours par les entreprises aumarketing direct, au Customer Relationship Management, aux publi-cations cibles et aux sites web offrent dautres modes de relations.

    Ils accroissent la gamme des informations circulant entre lentrepriseet le consommateur. Ils rendent moins pertinent lintermdiairequest le lieu physique du rayon. En consquence, la marque appa-rat comme une solution chre, difficile manier et peu efficacecomparativement parlant dans une approche de plus en plus dsa-grge et individualise des consommateurs. Par ailleurs, les techno-

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    logies permettent des relations interactives l o la marque nefonctionne que dans un seul sens, de lentreprise au client.

    Ds lors quon peut joindre des acheteurs, individuels ou fine-ment segments, en jouant sur un ventail large de technologies dela communication, le marketing agrg perd de son efficacit(Dawar 2004). Son dclin se manifeste sur des dimensions aussidcisives que la confiance et la crdibilit, la capacit de faire con-natre aux consommateurs des avantages quils valorisent comme desenjeux personnels, la justification de diffrentiels de prix ou encorelinduction dachats rpts.

    Un dbat parfois vif sur le ton agite le petit monde des experts dela marque. Dans No Logo, Klein dresse un bilan journalistique delactivisme anti-marques (Klein 2001). Elle note son impact la foispositif et ngatif. Positif, car il contribue une mobilisation desconsommateurs et usagers pour un commerce plus juste, plus res-ponsable politiquement. Ngatif, car il est indment extrapol etperverti par des disciples rducteurs. Klein ne milite pas pour lasuppression des marques. Elle estime, au contraire, que les grandes

    marques constituent des adversaires, mais aussi des interlocuteursprivilgis pour les associations de consommateurs.

    Dans Pro Logo, Chevalier et Mazzalovo soulignent quun mondesans marque, cest--dire uniquement constitu de produits gnri-ques, naurait plus de sens (Chevalier et Mazzalovo 2003). les lire,un produit gnrique ne peut exister que par rapport un ensemblede marques. Sans elles, il perd sa raison dtre ou sa diffrenciation.Qui plus est, une enseigne de distribution, telle Aldi, qui ne vendque du sans-marque ou des marques totalement inconnues ouvolatiles, lexemple de Zara, affuble implicitement tous les pro-duits de sa marque-enseigne. Lunivers des marques est caractris travers les notions dchange commercial, de garantie impliciteofferte aux consommateurs et de communication sociale.

    Ces dbats plus gnralement sont souvent lassants par leur man-que de ralisme. Typique cet gard est le fait de sous-estimer le

    contexte dcisif quon appellera plus schmatiquement la socit. Eneffet lacheteur et lacte de vente nen sont que la faade la plus visi-ble. La vision de lchange rduit sa dimension commerciale esttrop restrictive. Les facteurs socitaux y restent priphriques parrapport aux facteurs commerciaux. Lchange prenne implique bienautre chose. Il repose sur un quasi-contrat, liant dune part un pro-

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    ducteur qui sengage sur la qualit de son offre et le respect dun cer-tain nombre de rgles commerciales, thiques, sociales, et dautre

    part ses clients, distributeurs, prescripteurs et consommateurs, quicertes consomment mais pas nimporte quoi et qui aussi ragissenten tant que citoyens en fonction de leur propre vision sociale oupolitique. Les checs ou drives de marque se produisent lorsquil ya ngligence ou dmission de la part de lun ou lautre des partenai-res de lchange face ses responsabilits. Une drive grave se pro-duit lorsque la marque nest plus que communication. Elle contientalors le principe de sa perversion et, probablement, terme, de son

    propre dclin. Car pour se diffrencier, il lui faudra de plus en plusprovoquer (ou, a minima, devenir plus sotrique), donc se distan-cier de la clart contractuelle, de la lisibilit des termes de lchange.

    APPROCHER LE MARCH AUTREMENT

    Le dclin de la marque et la fiction du concept de besoin ne consti-tuent que deux des facettes, certes les plus visibles, de la dsacralisationdes icnes du management. Que faire face une telle remise en cause ?

    Les solutions errones abondent. Lune consiste minimiser lesrajustements ncessaires, par exemple en prtendant faire face lavenir en faisant appel des mthodes dpasses. En baissant leprix quand le prix nest pas le moteur de lacte dachat. En investis-sant encore plus dargent dans le dveloppement de la marque etdans la communication agrge de masse. Bref, en collant des rusti-

    nes quand il faudrait changer le pneu. Faire endosser la responsabi-lit du renforcement de la marque par dautres que les experts dumarketing et de la publicit, en particulier par une culture de la mar-que partage par tous, reste une solution drisoire, un plaidoyer cor-poratiste des stratges de la marque, sinon un combat drisoire et contre-courant des ralits (Davis et Dunn 2002).

    Plus pernicieuse est la croyance dans la recette magique, qui se tra-duit par le recours au gurisseur providentiel. Lentreprise tend

    croire quune fonction en particulier, la logistique ou le marketing, ouquune mesure singulire, le centre dappel ou le service, peut elleseule garantir la solution l o en fait il faut reformuler le modle demanagement de faon la fois plus large et plus profonde.

    Le consultant et le formateur renforcent cette tendance saucis-sonner exagrment les savoir-faire et refuser une approche int-

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    gre. Cest ainsi que la division des business schools en disciplinesacadmiques spcifiques les conduit sviter sinon signorer

    mutuellement. Le corporatisme des dpartements et des recherchesnarrange rien ds lors que lon touche la mise en cohrence defonctions multiples et transversales. La transversalit toujours invo-que peine se traduire en actes de formation. La stratgie est con-sidre comme le terrain de jeu favori sinon exclusif des dirigeantsdu sige. Le marketing sadresse aux spcialistes du marketing,accessoirement aux gnralistes animant les business units. Le mana-gement de la marque, quant lui, sauf faire lobjet dune sance en

    fin de sminaire pour en suggrer la fragilit et la ncessit, est tropsouvent exclu des enseignements dits srieux. Il est de bon tondignorer la publicit laquelle il est, tort, associ.

    Des rponses plus adaptes aux circonstances prsentes passentpar une intgration beaucoup plus forte des outils et des mtiers dumanagement. Le management ne se coupe pas en rondelles. Ditautrement, aucun outil ne garantit lui seul une bonne fin. Mmeles livres de rfrence tendent cacher la fort par tel de ses arbres et

    font perdre de vue que le management reste dabord lart dassem-bler une collectivit humaine et organisationnelle autour dun projetdans la dure et au concret. Cest l un savoir-faire crucial et pour-tant largement sous-estim et peu partag. Lintgration drange lesroutines sectorielles et les baronnies. Elle ne doit donc pas treabandonne au hasard des circonstances ou confie au bon vouloirdes parties concernes.

    Par ailleurs, la mfiance lgard des icnes du management nejustifie pas pour autant le fait de tout vouloir remettre plat. Cestainsi que le dclin de la marque, les doutes quant au concept debesoin et la crise du marketing ne signifient en aucune manire leurdisparition et la mort de la publicit. On continuera habiller lesproduits. Croire que la cration de non-marques permettradaider le consommateur dans ses choix, de le fidliser, voire de lepousser la consommation, relve du vu pieux. Lemballage et la

    signature du produit restent des lments importants de la relationau consommateur. Mais cette relation se construira autrement dansses fondements. La critique symtrique du matraquage publicitaireet de la passivit coupable du consommateur face aux grandes mar-ques nest pas une contestation de la lgitimit des entreprises. Elletraduit et accompagne les mutations de lefficacit du management.

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    Les dfaillances que lon observe appellent plus gnralementune rvision radicale de la manire dont les entreprises construisent

    leur approche du march. Deux modifications majeures constituentdes prliminaires imposs.La premire conduit abandonner purement et simplement le

    recours au concept de besoin. Lentreprise doit chapper une fixa-tion cognitive simpliste sur la satisfaction des besoins dans son pro-jet de construction de nouvelles contributions, socitalementfondes, lacte de consommation. Une approche diamtralementdiffrente est adopte : la recherche desgapstangibles dans les pro-

    positions faites aux consommateurs. Ces gaps sont dune naturesociologique, ample et multidimensionnelle.

    Lentreprise construit un espace conomique et social et sy int-gre de faon durable. Cet espace, ce territoire, ne se rsume pas unmarch prsum dj l, comme un fait qui la surplombe et quellesubit. Elle ordonne ses changes avec la socit dans laquelle ellesenchsse sur un registre autre que le seul prix de march. Elle ne se

    contente pas dtre marchande. Elle se veut force de proposition,cratrice de nouveaux territoires.La seconde modification concerne la marque. Son statut savre

    rsolument plus politique en se situant demble par rapport unrseau multiforme de parties prenantes. Lentreprise rend au clientson caractre dusager et au produit la valeur de sa dimensiondusage. Elle sappuie sur une recherche dintimit avec ces usagerset, de ce fait, mme dans un march dit de masse, sur une logique

    naturelle de niche, voire dindividualisation de loffre. Elle redonneses lettres de noblesse la tangibilisation de loffre et elle relativise lerle des seules paillettes de la communication. Elle suppose unschma dinteraction troit, rigoureux et multiforme avec les partiesprenantes externes et internes de la construction du marquage. Lerapport au march se tisse travers une srie dinterfaces intensesentre des logiques htrognes et soutenant une interaction perma-

    nente entre de multiples milieux sociaux. Au quotidien, et de faonmtaphorique, on pourrait en faire un Dia Logo dont la marqueserait une des facettes instrumentales.

    On appellera marquage la rponse possible aux dfis et auxdfaillances rappels ci-dessus. Ce rapport au march se distinguenettement de constructions plus traditionnelles.

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    La seconde moiti du XIXe sicle voit merger une constructionmarchande ou de non-marquage. Le producteur fournit des pro-

    duits banaliss, fonctionnels et interchangeables travers un rseaude grossistes quil place sous sa coupe et qui tiennent les dtaillants.Sauf en cas de monopole, le march est compris comme une donnenaturelle, comme un contexte que lentreprise ne peut pas modifierde faon intentionnelle.

    Le XXe sicle, principalement partir des annes 1960, confie aumarketing une place prioritaire. Des marketeurs praticiens noncentun nouveau principe daction. Le march serait mallable par

    lentreprise (Strasser 1989). Le rapport au march que construisentses praticiens et ses thoriciens tablit des distinctions entre produitset segmente le march. Deux variantes coexistent dans son mode deconstruction.

    La premire approche se fonde sur le pari que le march est loca-lis par une demande suppose prexister lorganisation de la pro-duction et des ventes. Le march est une entit, un donn, unechose relle, tangible, dfinie, dnombrable, administrable, localisa-

    ble, dont les attributs prsentent une rgularit qui le structure. Ladmarche conduit examiner laide dtudes quantitatives lescaractristiques sociales et professionnelles qui affectent la consom-mation du produit. Elle en tire un profil qui est celui du clientmoyen. Les clients regardent les qualits objectives du produit. Lapublicit informe et duque en fonction des qualits objectives duproduit. Lacheteur thorique est rationnel. Il est aussi le sujet prin-cipal sinon unique qui peuple le territoire de lentreprise. La distri-bution est traite comme une activit indpendante et exogne.Puisque le consommateur manifeste une volont et exprime cons-ciemment un besoin, lentreprise ne doit jamais le perdre de vue.Elle doit ajuster sa production et sa diffusion la nature et la dis-tribution de la demande qui est rvle a priori.

    Une deuxime approche ne rvle pas des besoins plus ou moinslatents extrieurs, mais impose des produits au march quitte

    f