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François Durpaire Michel Giraud Guy Numa Pascal Perri Stéphanie Melyon-Reinette Serge Romana Sous la direction de Luc Laventure QUELLE PLACE POUR L'OUTRE-MER DANS LA RÉPUBLIQUE ? La révolution antillaise

[EYROLLES] La Révolution Antillaise

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François DurpaireMichel Giraud

Guy NumaPascal Perri

Stéphanie Melyon-ReinetteSerge Romana

Sous la direction de Luc Laventure

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QUELLE PLACE POUR L'OUTRE-MER DANS LA RÉPUBLIQUE ?

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En janvier et février 2009, la « révolution antillaise » a bousculé

le compromis républicain construit sur la départementalisation

et convoqué les vieilles douleurs. Peu habituée à tant de colère,

l’opinion publique s’est demandé alors ce qui se cachait derrière

la carte postale des plages de sable blanc et les doudous créoles

en robes colorées que photographient les touristes.

Pour mieux comprendre la crise qui a eu lieu aux Antilles

françaises, en Guyane et à la Réunion, France Ô, chaîne du

groupe France Télévisions, et les Éditions Eyrolles ont rassemblé

les expertises d’économistes, de géographes, d'historiens et de

sociologues reconnus.

L’objectif d’un tel ouvrage n’est pas d’alimenter la repentance

permanente, ni l’oubli éternel. Il s’appuie sur la réalité et mobilise

des idées nouvelles pour développer des richesses locales

durables et bâtir une relation neuve et équitable entre la République

et ses anciennes colonies de l’arc caraïbe.

Avec les contributions de François Durpaire, historien ; Stéphanie

Melyon-Reinette, civilisationniste ; Guy Numa, économiste ; Michel Giraud,

sociologue ; Serge Romana, médecin ; Pascal Perri, économiste et

géographe. Sous la direction de Luc Laventure, journaliste.

Antilles françaises :« maintenant, rien ne sera plus

comme avant »

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Groupe Eyrolles61, bd Saint-Germain75240 Paris cedex 05

www.editions-eyrolles.com

Le Code de la propriété intellectuelle du 1

er

juillet 1992 inter-dit en effet expressément la photocopie à usage collectifsans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’estgénéralisée notamment dans l’enseignement, provoquantune baisse brutale des achats de livres, au point que la pos-sibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelleset de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée.

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégrale-ment ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sansautorisation de l’éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de copie,20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

© Groupe Eyrolles, 2009ISBN : 978-2-212-54378-0

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François Durpaire, Michel Giraud,Guy Numa, Pascal Perri,

Stéphanie Melyon-Reinette, Serge Romana

Sous la direction de Luc Laventure

La révolution antillaise

Quelle place pour l’Outre-merdans la République ?

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Les points de vue exprimés dans cet ouvrage n’engagentque leurs auteurs.

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Sommaire

Introduction

...................................................................1

Les ferments historiques d’une révolution

............... 7

(Stéphanie Melyon-Reinette et François Durpaire)

La résistance à l’esclavage, point d’appui symbolique aux luttes syndicales actuelles...............12

L’ancrage des luttes sociales dans le mouvement anticolonialiste...................................15

Musique et conscience identitaire ............................ 20

Les départements d’outre-mer : des économies sous tutelle

...................................... 29

(Guy Numa)

Des dépenses de l’État peu efficaces.........................31

Le poids de la fiscalité : l’échec du protectionnisme

... 35

Le niveau des prix mis en accusation........................ 37

Monopoles, oligopoles et positions dominantes ...... 42

Conclusion................................................................ 45

Un nouveau départ

..................................................... 49

(Pascal Perri)

Commerce, distribution : faire respecter la loi et actualiser les règles de concurrence..................... 50

Le courage de la vérité.............................................. 54

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Des îles franches ...................................................... 57

Le retour aux fondamentaux : cultiver la terre pour se nourrir.......................................................... 59

Prendre l’initiative d’un marché commun des États de la Caraïbe ............................................. 62

Tourisme contre une vision quantitative de la défiscalisation.................................................. 64

Énergie : objectif solaire à une génération ............... 67

Pour la fondation d’un modèle d’économie politique pour les Antilles......................................... 68

Les crises antillaises et le double fond de l’identité

..................................................................71

(Michel Giraud)

Mémoire de l’esclavage,la République en échec !

........................................... 83

(Serge Romana)

Crise dans les DOM et mémoire de l’esclavage......... 83

Mémoire de l’abolitionnisme, mémoire assimilationniste ....................................... 87

Grandeur et décadence de la mémoire abolitionniste républicaine .................... 95

L’échec de la politique mémorielle abolitionniste de la république ......................................................103

Républicains et nationalistes, «

menm bet menm plèl

» ?.......................................106

Français descendants d’esclaves.............................109

Français descendants d’esclaves : un combat pour une nouvelle République................................. 114

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Sommaire

VII

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La diaspora antillaise de France

............................. 117

(Luc Laventure)

Le terme « diaspora » est-il idoine, approprié, adéquat ? ................................................................120

Index des noms propres

...........................................143

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Introduction

La révolution antillaise méritait bien un livre. Unlivre est un objet qui dure, qui fixe dans le temps lefilm de l’actualité, mais aussi tout ce que l’actualiténe dit pas.

Au début de l’année 2009, le public françaisdécouvre avec étonnement et curiosité l’envers de lacarte postale antillaise. La Martinique, la Guade-loupe, la Guyane, où le mouvement a commencé endécembre 2008, et la Réunion, dans l’océan Indien,sont des sociétés où s’expriment des revendicationscomplexes contre la vie chère, contre la

pwofitasyon

et les monopoles et où se construisent des identitésmal connues, issues de notre histoire commune etd’histoires particulières. Pour comprendre ce qui esten jeu dans ces territoires de la République, nousavons mobilisé toutes les disciplines : l’histoire, lagéographie, l’économie, la sociologie qui permettentde décrypter et de trouver un sens à ce qui s’estpassé devant les caméras de télévision pendant plusde deux mois. C’est bien peu de dire que les événe-ments sociaux et politiques aux Antilles et à laRéunion ont passionné l’opinion. Des millions deFrançais du continent qui connaissent d’autres Fran-çais de la dite « périphérie » se sont interrogés sur

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ces citoyens du bout du monde, sur cette France desextrêmes géographiques. Ils ont voulu en savoir plussur les non-dits et dépasser les représentationssimplistes des plages de sable blanc et des doudouscréoles en tablier coloré. Nous sommes membres dela même communauté nationale, mais nous n’avonspas grandi à l’ombre des mêmes arbres.

Cette révolution a également bousculé en profon-deur la société antillaise elle-même. Responsablespolitiques, partenaires sociaux, mouvances associa-tives, églises, opinion publique sont à la recherchede nouveaux repères. C’est un véritable tremblementde terre. Cette révolution peut-elle être une chancede mieux se connaître et de se comprendre en frater-nité humaine ? Dans ses déclarations, notammentsur France Ô, le chef de l’État, M. Nicolas Sarkozy, alui aussi admis que la République ne traitait pas tousses enfants de la même façon. C’est une despremières fois qu’un président français le reconnais-sait et appelait à construire une relation nouvelle. Ilest vrai que d’autres présidents de la V

e

République,notamment le général de Gaulle, dans son discoursde Brazzaville, Valéry Giscard d’Estaing, FrançoisMitterrand et même Jacques Chirac en Nouvelle-Calé-donie, ont évoqué la possibilité de nouveaux typesde relations. Mais aucun n’était allé aussi loin dansla concrétisation de cette idée.

Les textes que nous présentons ont pour objectifde servir une meilleure compréhension des sociétésde l’outre-mer et des Français qui y vivent. Ces textes

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s’adressent à toute la communauté nationale. Quel-ques mots clés peuvent servir de balises pouréclairer la route.

D’abord le mot « Histoire ». François Durpaire,professeur agrégé, biographe du président Obama etmembre du Comité pour la mémoire et l’histoire del’esclavage, et Stéphanie Melyon-Reinette, civilisa-tionniste, proposent un voyage dans le temps quiexplique comment les sociétés d’outre-mer se sontconstruites et comment leur histoire éclaire lesconflits du présent.

Guy Numa, enseignant-chercheur à ParisDauphine, donne du sens au mot « économie ». Lescollectifs contre la vie chère ont placé les économiesdes départements d’outre-mer sous une loupe. Quen’a-t-on entendu à ce sujet : économie de plantation,économie de rente, économie coloniale. Avec lesérieux d’un universitaire, Guy Numa sait mettre desmots et des chiffres sur la réalité économique desterritoires concernés. Quel est le rôle de l’État,comment les monopoles, oligopoles et groupesdominants ont-ils placé les Antilles, la Guyane et laRéunion en coupe réglée ? La colère des manifes-tants s’est cristallisée sur le panier de la ménagère.Dès lors, quelles solutions mobiliser pour sortir de latutelle par le haut et construire dans la durée dessociétés économiques plus justes et plus durables ?Pascal Perri, professeur d’économie à l’école decommerce Advancia-Negocia, suggère des pistes dereconstruction : un dispositif antitrust pour libérer le

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secteur de la distribution et l’import-export dans dessociétés qui importent la presque totalité de leurconsommation, l’extension des zones franches, larecherche de la souveraineté alimentaire et une poli-tique énergétique autonome misant sur lesressources solaires, enfin le développement d’untourisme de contenu, à forte valeur ajoutée, s’ados-sant à un vaste programme de formation de lajeunesse.

Mais, pour comprendre la crise antillaise, il fautaussi rentrer dans l’intimité des âmes. Serge Romanaa cherché l’immatériel en interrogeant les notions demémoire et d’histoire. Selon lui,

« la République doitaccepter de reconsidérer sa politique mémorielle.Elle doit renoncer à

l’autoglorification

et au mythed’une mémoire partagée »

. C’est dans le secret destêtes, que se trouve ensevelie une partie du conflit.

Avec Michel Giraud, directeur de recherche auCNRS, nous nous interrogeons sur la fabrication desidentités, sur le rôle et la pensée des élites dans lacrise. M. Giraud rappelle la sympathie d’un RaphaëlConfiant pour la Martinique qui travaille contre cellequi consomme et cherche à expliquer la distanceprise par une partie des élites vis-à-vis du mouve-ment.

Enfin, ma contribution s’efforce d’éclairer la conti-nuité du mouvement né aux Antilles sur le territoirede la France hexagonale et la mobilisation desAntillais résidant sur place, en résonance puis enconcordance avec le mouvement populaire des

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départements d’outre-mer. Elle montre comment cesFrançais nés aux Antilles ou originaires de ces terri-toires sont désormais légitimés par leur participa-tion, fût-elle immatérielle ou lointaine, aux événe-ments de début 2009.

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doit beaucoup aux« experts » réunis sur les plateaux de France Ô et deRFO qui, aux côtés des journalistes de la chaîne, ontrendu compte et décrypté ce conflit auprès de tousles publics.

Pour beaucoup d’observateurs avisés, lesquarante-cinq jours de la Martinique et de la Guade-loupe ont durablement et profondément changé lareprésentation que les ultramarins ont d’eux-mêmeset de leurs territoires. Plus rien ne sera comme avant,proclament ceux qui connaissent les Antilles. Il restemaintenant à construire une nouvelle place auxdépartements d’outre-mer dans la République.L’ambition de ce livre est de mobiliser quelquesidées nouvelles pour y parvenir.

Luc Laventure

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Les ferments historiquesd’une révolution

Stéphanie Melyon-Reinette

Docteur en civilisation américaine, consultante

François Durpaire

Docteur et agrégé d’histoire,membre du Comité pour la mémoire et l’histoire,

directeur de publication de pluricitoyen.com

Des discours anticolonialistes, empreints de réfé-rences raciales, ont cours encore aujourd’hui, alorsque le

XXIe

siècle est déjà bien entamé. Ils dénoncentune République française qui favorise et privilégie lesectarisme, les inégalités sociales, perpétue unféodalisme hérité de la période esclavagiste. Ilsmettent en lumière les dysfonctionnements et lesaccords passés entre un État – qui se dit partisan dela liberté, de l’égalité et de la fraternité – et des chefsd’entreprise, descendants des derniers colons desîles à sucre des Petites Antilles. Ils trahissent un ras-le-bol face à des abus qui subsistent depuis dessiècles, abus d’une classe coloniale dominante surun colonisé dominé.

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Si certains ont dénoncé les propos d’Élie Domota,affirmant qu’il ne laisserait pas «

une bande debékés rétablir l’esclavage

1

», d’autres ont rappeléqu’Aimé Césaire, en 1950, n’était pas moins sévère,lui qui vitupérait : «

Moi aussi, je parle d’abus, maispour dire qu’aux anciens – très réels – on en a super-posé d’autres – très détestables. On me parle detyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu’engénéral ils font très bon ménage avec les nouveauxet que, de ceux-ci aux anciens et vice versa, il s’estétabli, au détriment des peuples, un circuit de bonsservices et de complicité

2

. »

D’autres dénoncent un autre type de violenceverbale, qui use d’une psychologie collective rele-vant du préjugé : «

Quand leurs concitoyens du loin-tain ont besoin d’aide, les contribuables de l’Hexa-gone ferment rarement leur porte-monnaie. AuxFrançais des tropiques qui veulent travailler àl’antillaise et consommer à la métropolitaine, rappe-lons qu’il faut labourer la terre arable pour qu’ellelève d’autres moissons que celle du songe et que,hors de la France, les Antilles seraient au mieux uneusine à touristes américains, au pire un paradis fiscalrongé par la mafia, ou un Haïti bis ravagé par des“tontons macoutes” moins débonnaires qu’YvesJégo

3

. »

1. Propos tenus à Télé-Guadeloupe le 6 mars 2009. 2. Aimé C

ÉSAIRE

,

Discours sur le colonialisme

, Paris, Présence africaine,1989 (réédition), p. 20.

3. Christophe B

ARBIER

, blog de L’Express.fr, 18 février 2009.

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Le 5 décembre 2001, le préfet Carenco, lors d’unconflit touchant l’ANPE de Guadeloupe, traitait lesagents grévistes de « fainéants ». Ces propos d’unpréfet blanc à l’encontre de salariés guadeloupéens,descendants d’esclaves, avaient déjà été ressentiscomme une marque de mépris raciste.

Dans les rues de Pointe-à-Pitre, les voix ontcommencé à s’élever entonnant des chants que l’onpourrait qualifier de « révolutionnaires » et de« nationalistes ». À travers ces chants, les syndica-listes crient leur acrimonie : une amertume liée àl’illusion qui est donnée depuis des décennies auxpopulations antillaises d’une égalité – qu’ils diraientfantasmatique – avec la « métropole ». L’incongruïtéde cette égalité est mise en exergue par les prixexcessifs, qui sont appliqués dans ces îles, fixés entoute impunité par les chefs d’entreprise et par ceuxqui régulent le marché, de l’acheminement à lagrande distribution. L’ire collective qui a provoqué lamobilisation de milliers d’Antillais, dans les îles maisaussi dans l’Hexagone, au sein de la diaspora, a finipar gronder jusqu’au palais de l’Élysée. Enfin, leprésident Sarkozy a entendu l’appel des ultramarins.Ce n’est pas un appel au secours, mais un appel à larébellion contre un gouvernement que d’aucunspensent « répressif » et guidé par une politiquepaternaliste et colonialiste.

Dans le contexte de crise qui ébranle les placesfinancières et les économies mondiales, des crisesplus localisées éclatent un peu partout. Celle qui a

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bouleversé les Antilles ces dernières semaines n’estpas purement économique. Sous des requêtes appa-remment sociales et salariales couvaient des reven-dications relevant de problématiques beaucoup plusprofondes, et fortement en relation avec le colonia-lisme. Une véritable reconquête identitaire sembleêtre à l’œuvre en Guadeloupe, et ce, plus que dansles autres départements concernés – même si enMartinique se faisaient également entendre desslogans que l’on pourrait qualifier de« nationalistes ». La nature des manifestations est,elle aussi, révélatrice de l’assentiment des popula-tions, et de leur volonté de se réapproprier un terri-toire. Une certaine ambivalence caractérise les rela-tions entre les ultramarins et l’Hexagone : entreantillanité et francité, que choisir ? Ne faut-il pasréinventer la relation, en réaffirmant avec la mêmevigueur l’exigence d’égalité en citoyenneté et lareconnaissance d’une identité, d’une histoire etd’une culture qui interdisent de penser ces payscomme un simple prolongement lointain de ladite« métropole ».

En investissant les rues, en érigeant des barrages,les manifestants montrent leur mainmise sur un terri-toire qu’ils jugent leur appartenir de plein droit. Ilsredéfinissent les frontières entre l’État et le peupleen prenant le contrôle de la rue, verrouillant à leurtour l’espace social. Cette crise, qui a débuté commeune simple grève, s’est transformée en un mouve-ment révolutionnaire, emportant la population

via

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les discours, les forums sur le Net, des sites commu-nautaires antillais ou de Facebook, les conférences,les manifestations de rue.

Élie Domota, porte-parole du collectif LKP (

LyannjKont Pwofitasyon/

Rassemblement contre l’exploita-tion abusive), a développé un réquisitoire fondé surle désir de mettre en œuvre un projet garantissantune société plus équitable pour les Guadeloupéens.Alors que beaucoup y voient, sous cape, un projetlibertaire avec pour finalité l’indépendance. Cemouvement de grève qui a secoué les Antillespendant près de deux mois n’est pas la résultanted’une éruption spontanée, mais d’une longue« fermentation ». La fermentation qui, en biologie,renvoie à la pourriture de la matière organiquetraduit parfaitement l’idée d’un phénomène qui s’estgangrené au cours des siècles.

Dans cet article, nous nous attacherons à définirquels ont été les ferments de cette crise, en mettanten perspective les périodes qui lui donnent du sens.Comme l’affirme Patricia Braflan-Trobo, la mémoirecollective est un ressort essentiel de l’action syndi-cale revendicative. Il y a, dans les conflits contempo-rains, une «

valorisation des anciens pour laconquête des droits actuels […] Cette lutte sembledès lors relever plus du combat pour l’honneur quepour un simple avantage sectoriel

1

».

1. Patricia B

RAFLAN

-T

ROBO

,

Conflits sociaux en Guadeloupe, Histoire,identité et culture dans les grèves en Guadeloupe

, Paris,L’Harmattan, 2007, p. 112.

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LA RÉSISTANCE À L’ESCLAVAGE, POINT D’APPUI SYMBOLIQUE AUX LUTTES SYNDICALES ACTUELLES

Notons tout d’abord que les révoltes aux Antilless’inscrivent dans un cycle ponctué de deux typesd’événements : les phases de rébellion alternentavec des phases de retour au calme, avec des solu-tions apportées par le gouvernement français, qu’ilait été provisoire ou pas, et quelle que soit la Répu-blique sous laquelle les conflits se produisaient.

En second lieu, il est à noter que les troubles quise sont produits aux Antilles ont pris effet alors quel’environnement géopolitique de ces îles, la Caraïbe,était propice à l’insurrection. Depuis l’indépendanceque les nègres d’Haïti avaient arrachée aux colonisa-teurs, le prestige de la puissance coloniale françaiseétait largement entamé. Les gouverneurs, les colonset la France elle-même étaient précautionneux de nelaisser sous aucun prétexte les esclaves rêver à deschimères de liberté, ou de permettre les mutinerieset les insurrections des nègres libres ou en marron-nage

1

contaminer toutes les plantations. Toutefois,comme l’avait dit Toussaint Louverture, on pouvaitcouper la tête de la révolution des nègres, mais passes racines. Des émissaires d’Haïti cherchaient à

1. Les nègres en marronnage sont les esclaves qui réussissaient à fuirles plantations et se retranchaient dans les montagnes ou dans laforêt. Ils se constituèrent en sociétés organisées et fomentaient desrébellions contre le régime colonialiste.

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semer les graines de la discorde sur les plantations.Les libres de couleur

1

, notamment, nourrissaient desambitions de liberté et contribuaient à fomenter desséditions dans les îles de la Martinique, de la Guade-loupe et de la Guyane. En Martinique : la révolte duCarbet en 1822, la polémique autour de CyrilleBissette, libre de couleur, entre 1823 et 1827, ou larévolte de Grand-Anse en 1833. Quant à la Guade-loupe, elle connut de nombreux soulèvements en1830 et 1831.

Dès la fin du

XVIIIe

siècle, des révoltes avaientéclaté en écho à la révolution qui grondait en Haïtientre 1791 et 1793. En 1794, les insurrections enGuadeloupe sont imputables à des émissaireshaïtiens venus prêter main-forte aux nègres sédi-tieux de l’île. Après le rétablissement de l’esclavageen 1802 – la Guadeloupe aura connu deux abolitions–, les nègres s’organisent en marronnage ou en grou-puscules armés – des libres de couleur notamment –et se soulèvent contre le système esclavagiste. Cesrévoltes s’expliquent par le rétablissement del’esclavage, qui avait démenti l’article 1

er

des Droitsde l’homme, que les hommes naissaient – mais aussidemeuraient – «

libres et égaux en droits

». Et c’est làque l’on trouve un autre élément constitutif de cecycle : face à la colère des habitants des plantations,

1. Les esclaves affranchis ou descendants de pères maîtres de planta-tion et de mères esclaves (au début ceux-ci étaient affranchis direc-tement par rapport au statut du père. Par la suite ils suivront lestatut de la mère. Mère esclave, enfant esclave ; même mulâtre).

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les institutions françaises répondent toujours par larépression ou par des mesures dictées par desappréciations conjoncturelles ou à courte vue. Aprèsl’esclavage, selon Nelly Schmidt, «

l’organisation dutravail et la revendication des droits sociaux destravailleurs figuraient parmi les préoccupations prin-cipales du gouvernement provisoire de 1848 quis’était engagé à “garantir le travail à tous lescitoyens”

1

». Garantir le travail, c’est assurer lapérennité de ces greniers de France, de ces planta-tions cannières. Nelly Schmidt ajoute : «

Les mots del’émancipation furent pourtant

ordre, travail, famille,oubli du passé, réconciliation sociale

et

reconnais-sance

à l’égard de la

République émancipatrice.

Lesproclamations des gouverneurs, des commissairesgénéraux de la République, les instructions qu’ilsreçurent regorgeaient d’un vocabulaire tout aussicoercitif, autoritaire que paternaliste

2

. »

Ainsi, abolir l’esclavage conduisait à maintenir unsystème paternaliste et mercantiliste, de dominant àdominé, dont certains affirment qu’il a cours encoreaujourd’hui. L’un des socles de l’émancipation est lapréoccupation du rétablissement de l’ordre

dans

et

par

la République Française. À chaque tentative deremise en cause de la logique post-esclavagiste, le« retour au calme » reste l’un des mots d’ordre de laRépublique. Face à ce champ lexical, les syndica-

1. Nelly S

CHMIDT

,

La France a-t-elle aboli l’esclavage ? Guadeloupe,Martinique, Guyane (1830-1935),

Paris, Perrin, 2009, p. 143.2.

Ibidem

, p. 138-139.

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listes antillais réactivent, quant à eux, l’esprit

negmawon

1

(nègre en marronnage). Patricia Braflan-Trobo a observé avec justesse dans les tracts etslogans syndicaux la référence à l’héroïsme desancêtres en lutte pour leur libération.

L’ANCRAGE DES LUTTES SOCIALES DANS LE MOUVEMENT ANTI-COLONIALISTE

C’est au lendemain de la guerre, en 1946, que laloi sur la départementalisation des colonies fran-çaises est votée. Aimé Césaire, qui est le rapporteurde cette loi, y voit une réparation pour des sièclesd’esclavage dans les colonies. L’accès à ce statut dedépartement devait permettre l’égalité de tous lescitoyens français dans le cadre de la République. Au-delà du simple principe, les Antillais espèrent alorsune amélioration du quotidien, suivant l’octroi desmêmes lois sociales ayant cours en « métropole ». Ladépartementalisation n’a pas porté les fruitsescomptés, comme le précise Georges-AristideLouisor : «

La loi du 19 mars 1946, transformant lesdeux Antilles, la Guyane et la Réunion en départe-ments d’outre-mer, ne fit pas pour autant évoluer lasituation précaire des îles. Si sous la V

e

République,les lois, les règlements et les institutions des DOM

1. Esclave ayant réussi à sortir de la plantation pour échapper à l’escla-vage.

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vont se rapprocher de ceux de la métropole, cetteassimilation n’entraînera pas le développementéconomique tant attendu

1

. »

En 1950, quatre années après le vote de cette loi,Césaire publie

Discours sur le colonialisme

, qui est laplus vive critique de la logique colonialiste. Alorsdéputé, il avait dénoncé la répression des manifesta-tions de Fort-de-France, revendiquant que soit appli-quée la loi relative à la sécurité sociale dans lesdépartements d’outre-mer :

« Nous vous avonsdemandé l’assimilation des Droits de l’homme et ducitoyen. Celle que vous nous offrez, c’est celle de lamatraque et des gardes mobiles. Ce ne sont pas lesmeilleurs ambassadeurs de la France

2

.

»

Déjà, le combat de Césaire pour l’égalité desdroits lui vaut d’être taxé d’ingrat et d’« insulteur dela patrie ». Et, comme aujourd’hui, la demande dereconnaissance à la France pose l’asymétrie encitoyenneté entre « métropolitain » et « Antillais » :

« Que seriez-vous sans la France ? »

lui lance ledéputé Marcel Poimbœuf. Et la réponse de Césairede fuser :

« Un homme à qui on n’aurait pas essayéde prendre sa liberté

3

. »

1. Georges-Aristide L

OUISOR

,

L’Europe tropicale

, Paris, L’Harmattan,1994, p. 40.

2. Propos tenus à l’Assemblée nationale le 4 mai 1948, cité par ErnestMOUTOUSSAMY, Aimé Césaire, député à l’Assemblée nationale 1945-1993, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 37.

3. Le dialogue, consigné dans les Annales de l’Assemblée nationale (15mars 1950) est rapporté par Roger TOUMSON, Aimé Césaire – Le nègreinconsolé, La Roque-d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2002, p. 134.

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Pendant cette période de décolonisation, laplanète entière est en ébullition. La répression dusoulèvement à Sétif, en Algérie, date du 8 mai 1945.C’est dans le contexte de soulèvement des peuplesdu Sud contre la domination ancestrale de l’Europeque les insurrections se multiplient en Guadeloupe.En janvier 1952, des ouvriers agricoles se mettent engrève. Le mois suivant, ils mettent en déroute lesgardes de la Compagnie républicaine de sécurité(CRS), qui ripostent le 14 février 1952. Ces derniersarrêtent Abouna, un jeune homme habitant lacommune du Moule, puis se retrouvent face auxbarricades établies par la population sur le boule-vard Rougé. Lors de l’affrontement qui s’ensuit,quatre personnes sont abattues par les forces del’ordre.

Les années 1960 ne sont pas moins revendica-tives. Les Antillais installés en France hexagonale –étudiants pour la plupart – commencent à s’orga-niser. Albert Béville, Édouard Glissant, Cosnay Marie-Joseph et Marcel Manville lancent le Front desAntilles-Guyane pour l’autonomie (Faga), les 22 et 23avril 1961.

Mais ce sont les émeutes de 1967, durementréprimées, qui sont les plus prégnantes dansl’inconscient collectif. Tout commence par l’agres-sion dont est victime un ouvrier guadeloupéenhandicapé, molesté par un Français d’origine polo-naise le 20 mars 1967. La population s’insurge ets’ensuivent des émeutes entre le 20 et le 23 mars. Le

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26 mai, une grève des ouvriers est organisée pourune revalorisation des salaires. Les CRS ont ordre defaire feu sur la population dans les rues de Pointe-à-Pitre. Le lendemain, des lycéens défilent dans lesrues afin de marquer leur solidarité avec les ouvriers.Jean-Pierre Sainton et Raymond Gama analysent Mai1967 à la fois comme une « révolte de la classeouvrière contre une misère et une exploitation deve-nues insupportables » et une « rébellion contre lesattributs et les symboles du pouvoir blanc1 ».

C’est en 1974 que la Martinique connaît sonévénement le plus marquant. Suite à un mouvementde grève, des ouvriers martiniquais sont fortementréprimés le 14 février 1974. C’est à l’habitation FondBrûlé, au Lorrain, que des ouvriers agricoles tombentdans une embuscade tendue par les forces armées.Une dizaine de camions militaires sont mobilisés, lesouvriers sont attaqués par jets de grenades lacrymo-gènes jetées par hélicoptère, on déplore alors denombreux blessés par balles (Guy Crétinoir, OmerCyrille, Rasroc et François Rosaz) et un mort, EdmondIlmany, âgé de 55 ans, abattu par les gendarmes àChalvet. Deux jours plus tôt, la Martinique avait déjàdéploré la mort d’un jeune gréviste, Georges Marie-Louise, qui avait été tué par des forces de répression.

Depuis les années 1960, les mouvements révolu-tionnaires s’intensifient. De nombreux Antillaiss’insurgent contre « l’impérialisme français », au

1. Jean-Pierre SAINTON et Raymond GAMA, Mé 67, Société guadelou-péenne d’édition et de diffusion (Soged), 1985.

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moment où les îles de la Caraïbe anglophone obtien-nent leur indépendance : la Jamaïque en 1962,Guyana en 1966, Antigua-et-Barbuda en 1967,Grenade en 1974, La Dominique en 1978, Sainte-Lucie en 1979. Les organisations de libération natio-nale se multiplient. L’Organisation de la jeunesseanticolonialiste martiniquaise est créée en 1963. Sonpendant guadeloupéen est fondé un an plus tard. Le23 juin 1963, le Groupe pour l’organisation nationalede la Guadeloupe, créé à Paris, revendique un Étatsouverain. Le 10 octobre 1974, c’est la création duMoguyde (Mouvement guyanais de décolonisation).En décembre 1978, c’est la fondation de l’UPLG(Union populaire pour la libération de la Guade-loupe). Toutes ces organisations mènent des opéra-tions pour discréditer l’État français. Leurs opéra-tions tiennent en des séquestrations, en des prisesd’otages, en des attentats contre les symboles de laRépublique (mairies, bâtiments d’Air France, etc.).Les premières arrestations importantes, les procèsdes révolutionnaires emprisonnés et le démantèle-ment des organisations révolutionnaires commen-cent vraiment dans les années 1980. En 1989, LucReinette, Bernard Amédien, Henri Pératout etHumbert Marbœuf affirment, dans une « Déclarationd’intention envers le peuple guadeloupéen », qu’ilsveulent « s’impliquer résolument dans la lutte poli-tique : une lutte ouverte et dynamique qui privilé-giera, dans le respect de nos différences, la coopéra-tion avec les autres formations autour d’un

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programme politique, économique et social capablede rassembler notre peuple sur le chemin de sonémancipation […] Nous voulons œuvrer durablementaux côtés de tous les démocrates et patriotes de laGuadeloupe pour faire en sorte qu’avant la fin dusiècle et de ce millénaire, notre pays émerge enfin àla souveraineté tant désirée ».

La dernière grande organisation est créée enGuadeloupe en 1997 par Luc Reinette : le KLNG(Konvwa pou Liberasyon Nasyonal Gwadloup/Convoipour la libération nationale de la Guadeloupe). Cetteorganisation a pour ambition de préparer la Guade-loupe à sa partition d’avec l’État français et l’Europedans son entier. L’esprit révolutionnaire n’est doncjamais mort en Guadeloupe. Il n’est pas né – mais aresurgi – lors de la récente crise.

■ MUSIQUE ET CONSCIENCE IDENTITAIRE

La musique antillaise est un élément importantdans l’émergence d’une conscience politique au seindes peuples guadeloupéen et martiniquais. Lamusique est un média de masse qui a depuis l’escla-vage permis de transmettre des messages à la popu-lation. Aux Antilles, comme aux États-Unis, lestambours et les chants permettaient aux esclaves decommuniquer d’une plantation à l’autre, de donnerdes indications sur des plans d’évasion. Le konpa1 en

1. Musique traditionnelle haïtienne née dans les années 1950 et trèsappréciée dans la Caraïbe.

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Haïti a permis aux musiciens de se moquer de ladictature. Par la parabole, l’hyperbole ou encore lamétaphore, le message politique avance masqué.Les arts contribuent à forger les mythes fondateursde la nation. Des émeutes qui avaient été tuesdepuis des années sont pour la première fois exhu-mées par des chansons qui honorent la mémoire desmartyrs. En 2004, le Martiniquais Kolo Barst sortl’album Lot Bo So, sur lequel figure une chansonhommage à « Févriyé 74 ». Cette dernière fait retoursur les événements : grève, action répressive desgendarmes, victimes à déplorer du côté desinsurgés :

FÉVRIER 74

Manman, Manman kouté

Maman, maman écoute

Kouté sa ki pasé

Écoute ce qui s’est passé

Sé té an févriyé, févriyé 1974

C’était en février, février 1974

Sé té an févriyé 1974

C’était en février 1974

Adan chan zannana/tou pré komin’ baspwent,

Dans un champ d’ananas, tout près de la commune de Basse-Pointe

Asou bitasyon Chalvet, ké béké ni pou tayo (x2)

Sur l’habitation Chalvet, appartenant aux békés (x2)

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Ouvriyé agwikol té ka manifesté

Des ouvriers agricoles manifestaient

Pou béké ogmanté la jouné bannan’ la (x2)

Pour que les békés augmentent la paye quotidienne pour labanane (x2)

Maléré byen owganizé té ka rèvandiké

Les malheureux bien organisés revendiquaient

Déjà twa jou yo ka lité, negosyasyon bloké (x2)

Déjà trois jours de lutte, les négociations sont rompues (x2)

Nèg di sa pé pé diré, fo yo ni sa yo lé

Les nègres se disent que ça ne peut pas durer, il faut qu’ilsaient gain de cause

Genyen sa yo mérité jusk alité san rété (x2)

Obtenir ce qu’ils méritent quitte à lutter sans discontinuer (x2)

Lespri té ka chofé mouvman ka bat douvan

Les esprits s’échauffent, le mouvement s’amplifie

Pèp’ té ni dwa kriyé lanvi ba ich yo manjé (x2)

Le peuple avait le droit de crier son envie de nourrir sesenfants (x2)

Vérité pété tèt’ kolon ki préféré resté séré

La vérité a éclaté à la tête des colons qui préférèrent restercachés

Olé yo négosyé yo kriyé polysyé (x2)

Au lieu de négocier ils ont appelé la police (x2)

Polysyé ki fèt épi nèg kalkilé avan alé

Les policiers qui sont martiniquais y ont pensé à deux fois

Alow pou ramplasé yo voyé mitrayèt (x2)

Alors à leur place ils ont envoyé des mitraillettes (x2)

Mitrayèt kip a ni kè aksepté misyon a

Des mitraillettes qui n’ont pas de cœur ont accepté cettemission

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Pi nèg té ka vansé, pi bal réyèl ka tiré (x2)

Plus les nègres avançaient, plus les balles réelles fusaient (x2)

Ouvwiyé pran kouri sere, bal réyèl kontinyé tiré

Les ouvriers se sont enfuis en courant, les balles continuaientde pleuvoir

Dé kanmarad tonbé, Ilmany épi marilwouiz (x2)

Deux camarades sont tombés, Ilmany et Marie-Louise (x2)

Ilmany tonbé Chalvet, Marilwouiz tonbé apré

Ilmany est tombé à Chalvet, Marie-Louise est tombé après

Sété an févriyé, févriyé 74 (x2)

C’était en février, février 74 (x2)

En Guadeloupe, le slameur Ti Malo sort l’albumPawol Funk-ké quelques jours avant le déclenche-ment du conflit. Un morceau – « Blow Man » – retracel’histoire d’un ouvrier gréviste dont le seul but estd’améliorer le quotidien de sa famille. Blessé parballes, il se demande si réclamer une meilleure vieserait à ce point condamnable.

BLOW MAN

An pa endépandantis’, an pa nasyonalis pou otan

Je ne suis pas indépendantiste, ni nationaliste pour autant

Mwen sé on semp’ ouvwiyé batiman

Je suis un simple ouvrier du bâtiment

Ka monté pawpen si pawpen Qui monte parpaing sur parpaing

Mé pitit’ mwen ka mò fen Mais mon enfant meurt de faim

An ka konstwi tout’ kalté vila Je construis toute sorte de villas

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L’utilisation du carnaval, et du Mas1 en particulier,est un des éléments de la révolution antillaise. LeMas est une réappropriation de l’espace social par lepeuple. Les moun a Mas (les coureurs du Mas) utili-sent leur corps comme instrument de revendication.Le carnaval est une façon pour les descendantsd’esclaves de se moquer des maîtres, puis pour lapopulation guadeloupéenne de contester le régimede Vichy sous le général Sorin. Le Mas Kont Pwofita-

Mé fanmi an mwen an lari la Mais ma famille n’a pas de toit

An vini la trankilman mandé ti bwen plis lajan

Je suis venu tranquillement demander un peu plus d’argent

Yenki dé pouwsan, dé pouwsan sèlman

Rien que deux pour cent, deux pour cent seulement

Pou mwen té plen an bol Pour que je remplisse un bol

Pou mwen voyé gason an mwen lékòl

Pour envoyer mon enfant à l’école

Lè’w gadé mwen .. Blow ! Boum ! Ba! Ba!

Mais soudain … Blow ! Boum ! Ba! Ba!

Fizi si mwen an pa ka konpwan a kilé

Des fusils sur moi, je n’ai rien compris

Blow! Boum! Ba ! Ba ! Blow! Boum! Ba ! Ba !

Fizi an mwen an do an mwen Les fusils me tirent dessus

1. Le Mas est une des formes de carnaval pratiquées en Guadeloupe.Ce défilé est moins policé que le carnaval de parade. Les déguise-ments et costumes sont souvent porteurs de messages politiquesou permettent une revendication politique, identitaire ou culturelle.Empreint de sens et exprimant la révolte, le Mas est une revendica-tion totale qui passe par le corps. Le pas cadencé est rapide et déter-miné.

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syon a été particulièrement suivi lors de la crise defévrier 2009. Grâce à ces marches participatives, lesGuadeloupéens sont venus de plus en plusnombreux participer aux défilés du LKP.

Malgré des périodes de fragile quiétude, les deuxîles à volcan sont depuis longtemps au bord del’éruption. La colère gronde. Les peuples des Antilleset de la Guyane se sentent spoliés. Pour eux, laFrance est traditionnellement colonialiste etconserve un attachement paternaliste à ses dépen-dances ultramarines. Les propos d’Aimé Césaire sontde tragique actualité : « Entre colonisateur et colo-nisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimida-tion, la pression, la police, le vol, le viol, les culturesobligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, lasuffisance, la muflerie, des élites décérébrées, desmasses avilies […] Aucun contact humain, mais desrappors de domination et de soumission qui trans-forment l’homme colonisateur en pion, en adjudant,en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigèneen instrument de production1. »

Soixante ans après la décolonisation, c’est d’une« decolonialisation2 » de la République – sur lesplans économique, politique et culturel – que pour-rait procéder une égalité réelle. Au lieu de tenter de

1. Aimé CÉSAIRE, Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 19.2. Le néologisme provient de la langue anglaise, où le terme de

decolonialization signifie, au-delà de la simple decolonization, unprocessus de déracinement des structures et mentalités post-colo-niales.

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résoudre des problèmes structurels – tenant à l’équi-libre des sociétés antillaises – par des solutionsconjoncturelles – se limitant à la satisfaction de quel-ques revendications matérielles –, les acteursgouvernementaux devraient s’assurer decomprendre la réalité géohistorique de ces terri-toires. Il faut à la fois former les représentants del’État envoyés de « métropole », comme c’étaitd’ailleurs le cas – ironie de l’histoire – à l’époque dela colonisation. On ne peut pas penser les réalitéscaribéennes en tentant de les ramener à des« moyennes nationales » : n’en déplaisent auxrecteurs ou inspecteurs d’académie de Guadeloupeet de Martinique, l’absentéisme scolaire seratoujours plus important en février, du fait ducarnaval, que dans le reste de la France. À moins devouloir éradiquer l’essence même de la culture cari-béenne. Il est également urgent de mener une actionpositive destinée à s’assurer que les Antillais aienttoute leur place dans la gestion de leurs propresterritoires. Le slogan « La Gwadloup sé tan nou, sé pato zot » marque le désir d’appropriation d’un pays,après des siècles de mise en tutelle. Il entend rompreavec un « ancien régime » de domination exogène.L’une des priorités serait de faciliter le retour au paysdes jeunes diplômés guadeloupéens et martiniquais,venus se former dans l’Hexagone, et de renforcer lesformations endogènes post-bac, notamment dans ledomaine entrepreneurial.

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Les États généraux, pour qu’ils aient un sens,devraient repenser la situation des Antilles selon unetriple échelle. L’échelle de chaque territoire, prisdans sa singularité, permettrait de sortir de la visionpost-coloniale d’un ensemble homogène « outre-mer ». Selon le juste mot de Patrick Chamoiseau, ilconvient de pas déserter le « petit contexte » : « Onne peut exister au monde qu’à partir d’un lieu, d’uncontexte qu’il faut aussi traiter1. » La deuxièmeéchelle – celle de la Relation Hexagone-Antilles – sedoit de rompre avec la logique de la centralitéunique. Lorsque l’impensée historique peut conduireau dialogue de sourds, l’État se doit d’affirmer que leprojet d’aujourd’hui n’est plus de la même natureque celui d’hier, fondé sur la domination. Surtout, lerapport « racial » ne peut être assaini que par uneremise en question de l’homogénéité ethnique desreprésentants de l’État. Le fait que la quasi-totalitédes représentants de l’État soient des Blancs métro-politains, envoyés dans un territoire où la majoritéde la population est noire, ne peut manquerd’évoquer une mise en tutelle post-coloniale. Que lefait de réclamer que les représentants de l’État nesoient pas tous « blancs » puisse être assimilé à ducommunautarisme, entorse au principe républicain –« devrait-on aussi réclamer, nous objecterait-on, quedes préfets ou recteurs bretons soient envoyés en

1. Entretien de Patrick CHAMOISEAU, propos recueillis par SylianeLarcher, « Les identités dans la totalité-monde », Cités, n° 29, Paris,PUF, 2007, p. 121-134.

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Bretagne ? » – pose les limites d’un schéma républi-cain qui finit par se heurter au simple bon sens. Cesprincipes avalisent un statu quo qui n’a plus rien derépublicain, opposant deux groupes ethniques ; l’unconservant le monopole du pouvoir politique etéconomique et l’autre étant maintenu en sujétion. Latroisième échelle est celle de l’environnementproche. En effet, la clé du développement tient dansla possibilité pour ces territoires d’être pleinementinsérés dans leur bassin naturel – caribéen et améri-cain – en brisant le lien exclusif à la « métropole ». Lagéographie s’impose à l’histoire : du sud de la Marti-nique, au point Sierra, et par temps clair, ce ne sontpas les côtes françaises, mais bien celles de l’îleanglophone de Sainte-Lucie que l’on entrevoit…

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Les départementsd’outre-mer :

des économies sous tutelle

Guy NumaEnseignant-chercheur

Laboratoire d’économie de l’université Paris-Dauphine,pôle Stratégies et dynamiques financières (LEDa – SDFi)

« Il y a un problème de monopoles. Il y a un problèmed’organisation de l’économie. Il y a un problème d’uneéconomie insulaire qui est l’héritière des comptoirs de

l’époque de la colonisation, et qui fait qu’effectivementil y a quelques entreprises qui dominent au sens plein

du terme le marché de ces îles. »

Yves Jégo, France Inter, 16 février 2009

Largement soutenues par les sociétés civiles, lesrécentes grèves générales survenues en Guadeloupeet Martinique ont eu pour thème fédérateur la luttecontre la vie chère. Outre la dénonciation du niveauexagéré des prix (notamment ceux des denrées depremière nécessité), les collectifs LKP en Guade-loupe et du 5-Février en Martinique réclamaient desaugmentations salariales. Même s’il existe d’autresmotifs de mécontentement, la teneur économiquedes revendications est prépondérante, elle justifieune analyse globale des maux dont souffrent les

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départements d’outre-mer. Ces économies demeu-rent en réalité sous tutelle. Plus précisément, il s’agitd’une tutelle à deux dimensions étroitement liéespour des raisons historiques.

Tout d’abord, il existe une tutelle étatique quiprésente deux visages antagonistes qui nuisent àson efficacité et nourrissent rancœurs et sentimentd’abandon. D’un côté, l’État va dépenser 16,7milliards d’euros pour les DOM en 2009, lesdépenses spécifiques aux DOM s’élevant à 7milliards ; mais, de l’autre, il ne remplit visiblementpas une de ses fonctions régaliennes qui est derendre justice dans un domaine précis, le droit à laconcurrence. Il en va pourtant de la liberté ducommerce et de l’industrie qui a valeur constitution-nelle, ainsi que de la protection des consommateurs.Car dans le mot « tutelle », il y a un autre mot,« tutélaire », qui ne semble pas être de mise. Il fautcroire que, dans les DOM, la législation antitrustn’est pas appliquée. En outre, l’État entretient et/ouavalise des monopoles dans la production de carbu-rant et le fret maritime. Mais cette explication n’estpas la seule. Il existe également une tutelle d’unpetit nombre d’acteurs économiques composés enpartie de « békés », les descendants de colons escla-vagistes. En Martinique, par exemple, ces derniersreprésentent moins de 1 % de la population, ilsconcentreraient pourtant 52 % des terres et détien-draient 40 % des magasins1. Même si, depuis

1. Cf. Eddy MARAJO (dir.), « Békés. Puissance économique : mythe ouréalité ? », Business News, mars 2007.

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plusieurs années, leur pouvoir économique s’estquelque peu étiolé, ils demeurent toujours puissantsdans des secteurs comme l’agroalimentaire et lagrande distribution. Or ces secteurs sont fortementsuspectés de pratiques restrictives de concurrence.La concentration du pouvoir économique parcertaines familles, combinée à l’héritage historiquequ’elles portent deviennent des facteurs aggravantsde tensions sociales dans les Antilles françaises.

Notre analyse des économies des DOM porte surle peu d’efficacité des dépenses de l’État, un protec-tionnisme contre-productif, le niveau des prix et lesrestrictions de concurrence.

■ DES DÉPENSES DE L’ÉTAT PEU EFFICACES

En parlant des DOM, certains médias et observa-teurs ont coutume de mettre l’accent sur lesdépenses de transferts sociaux opérés par l’État :avec 12 % de personnes vivant en dessous du seuilde pauvreté, nul étonnement de voir que la Guade-loupe compte 8 % de RMIstes. L’État est aussi trèsgénéreux à travers sa politique de baisse descharges et de défiscalisation (appelée maladroite-ment « niches fiscales »). Selon le secrétariat d’État àl’Outre-mer, les montants sont respectivement de 1,2milliard et de 3,3 milliards d’euros. Pour quels résul-tats ? Le PIB régional par habitant des DOM enmoyenne s’élevait, en 2008, à 17 000 euros environ,contre 30 140 euros pour la France hexagonale

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(cf. tableau 1). En Guadeloupe, par exemple, 32 000entreprises bénéficient des aides sur un parccomposé de 40 000 unités de production. Seule-ment, en considérant que 74 % des unités deproduction sont des entreprises unipersonnelles(aucun salarié) contre un peu plus de 50 % en Francehexagonale, il est évident que le tissu productif localest faiblement créateur de valeur ajoutée.

D’ailleurs, cette faiblesse se traduit dans les chif-fres du chômage qui oscillent entre 22 et 25 % d’uneîle à l’autre. C’est à notre avis le plus éloquent et leplus alarmant de tous les indicateurs économiques,particulièrement celui des jeunes de 15 à 24 ans,deux fois plus élevé. Ainsi, les quatre DOM présen-tent le taux de chômage le plus élevé des régionseuropéennes. Plus alarmant encore, Guadeloupe,Martinique et Réunion se retrouvent en tête desrégions d’Europe pour le taux de chômage desjeunes. On ne peut donc pas dire que les dépensesde l’État sont efficaces.

Le secrétaire d’État à l’Outre-mer Yves Jégoqualifie lui-même l’outre-mer d’« économie héritièredes comptoirs ». Comment comprendre ce propos ?Un bref retour aux faits et à la théorie économiques’impose. Il serait plus précis de désigner les écono-mies ultramarines comme des pièces de choix dugrand puzzle mercantiliste orchestré par l’État fran-çais dès le XVIIe siècle. Le mercantilisme désigne uneconception de l’économie européenne qui s’étend duXVIIe siècle au milieu du XVIIIe siècle et dont le but estl’enrichissement par tous moyens, y compris la colo-nisation, pour disposer de matières premières.

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En France, la politique économique menée parColbert peut se résumer comme suit : favoriserautant que possible les exportations y compris ensubventionnant, et restreindre autant que possibleles importations en taxant. La politique mercantilistes’impose comme un jeu à somme nulle. À l’excédentcommercial de la « métropole » s’ajoute le déficitcommercial des colonies. À l’inverse, les écono-mistes classiques qui suivront, tels Smith et Ricardo,décriront le commerce international comme étantmutuellement bénéfique. Une analyse des échangescommerciaux entre les DOM et l’Hexagone révèleque ce schéma n’a que peu évolué depuis l’époquemercantiliste. Pour les DOM, l’export n’a jamais prisle pas sur l’import du fait de la faiblesse du tissuproductif, notamment pour les biens à valeur ajoutéeélevée. Le piètre résultat de cette politique est untaux de couverture qui ne dépasse pas 13 %1. Il fauttoutefois relativiser l’usage des concepts d’exporta-tion et d’importation pour des îles certes, mais quisont avant tout des départements français. Il ne vien-drait à l’esprit de personne d’utiliser ces outils pourla Creuse ou la Dordogne, par exemple.

1. Ce qui signifie que les exportations ne couvrent que 13 % des impor-tations. Ce ratio est équilibré lorsqu’il est égal à 100 %.

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■ LE POIDS DE LA FISCALITÉ :L’ÉCHEC DU PROTECTIONNISME

La meilleure preuve de réminiscence de l’èremercantiliste demeure l’octroi de mer. Cet impôtspécifique aux DOM remonte à 1670, dans ce quiétait alors la colonie de Martinique, sous la dénomi-nation de « droit de poids ». Il s’agit d’un droit dedouane qui frappe les biens à l’importation et –chose qui n’a étrangement pas été rappelée par lescommentateurs – d’un impôt indirect à la consomma-tion qui frappe donc la production locale1. La taxe vade 0 %, sur certains produits alimentaires comme lelait, à 50 %, sur le tabac. Le produit de cet octroi demer collecté par les douanes (250 millions d’eurosen Guadeloupe en 2008) est destiné aux communes.Ces dernières défendent son maintien en arguant dufait que le produit des autres taxes locales (parexemple, la taxe d’habitation, la taxe foncière) estfaible, ce qui s’explique par la faiblesse des revenusdes ménages. Les conseils régionaux fixent les tauxd’octroi ; en outre, ils bénéficient d’une recette issued’une taxe additionnelle, appelée « octroi de merrégional », dont le taux ne peut excéder 2,5 %. Lajustification de l’octroi de mer est l’aide au dévelop-pement insulaire, mais le législateur a oublié aupassage que cette mesure défensive ne crée pas

1. L’assiette de l’octroi de mer est soit la valeur en douanes desmarchandises pour les opérations d’importation, soit les prix horsTVA pour les livraisons de biens produits localement.

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d’activité économique, ce n’est donc pas une fin ensoi.

Pour résumer, il existe un octroi de mer et unoctroi de mer régional, les deux s’ajoutent à la TVA àtaux réduit1. Les économies des DOM constituentdes exemples d’échec des politiques protection-nistes. À l’heure de la globalisation, il serait plusnormal de voir les DOM échanger plus fortementavec les pays et territoires de leur zone économiquenaturelle. Mais pour échanger avec autrui, encorefaut-il produire un produit ou un service à prixcompétitif et/ou de qualité attractive. À ce titre, faut-il remarquer, à l’exception de la Guyane, que leséconomies ultramarines sont peu ouvertes parrapport à l’île Maurice par exemple (cf. tableau 2) ?On peut l’expliquer par l’effet d’éviction de la renteadministrative : celle-ci stimule les importations,mais ses effets découragent l’exportation. L’aide del’État s’avère être un substitut des exportations. Ellerend les exportations beaucoup moins indispensa-bles et beaucoup moins rentables que les importa-tions2.

1. En Guadeloupe, Martinique et Réunion, le taux normal est de 8,5 %et le taux réduit de 2,1 % ; en Guyane, il est de 0 %.

2. Cf. Bernard POIRINE, « Éloignement, insularité et compétitivité dansles petites économies d’outre-mer », AFD, série « Documents detravail », n° 52, novembre 2007.

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Tableau 2 – Taux d’ouverture en 2002(exportations + importations)/PIB (%)

Source : Bernard Poirine, op. cit.

■ LE NIVEAU DES PRIX MIS EN ACCUSATION

Les manifestations contre la vie chère doivent êtreanalysées en ayant à l’esprit que la moitié des foyersfiscaux domiens gagnent moins de 7 500 euros paran (contre 27,8 % en France hexagonale). Par consé-quent, les ménages domiens sont composés pourl’essentiel de personnes à bas revenus. Or, touteschoses égales par ailleurs, la propension àconsommer est d’autant plus élevée que le revenuest faible, et, comme l’enseigne la première loid’Engel, la part des dépenses affectées aux besoinsalimentaires est d’autant plus faible que le revenuest grand. Inversement, la proportion de dépensesaffectées aux besoins alimentaires est d’autant plusélevée que le revenu est faible. Les ménagesdomiens se trouvent dans ce dernier cas, ils sont

Guadeloupe 36

Guyane 158

Martinique 37

Réunion 37

France hexagonale 52,2

Île Maurice 120

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donc particulièrement sensibles aux prix trèssouvent exorbitants des produits alimentaires. Lerapport parlementaire du député Jean-Pierre Brard1

rappelle le schéma théorique de formation des prixdes biens produits localement (cf. figure 1).

Figure 1 – Structure théorique de formation des prixdes produits locaux

Pourtant, « il apparaît que les producteurs locauxfixent leur prix de vente non pas en fonction de leurprix de revient, mais en fonction du prix du produitimporté. Le prix de vente du melon produit locale-ment est ainsi systématiquement aligné sur celui dumelon importé […] Cette situation est évidemmentnuisible pour le consommateur qui ne peut choisirqu’entre des produits chers. Elle est également défa-

1. Jean-Pierre BRARD, Rapport d’information relatif à l’amélioration dela transparence des règles applicables aux pensions de retraite etaux rémunérations outre-mer, Assemblée nationale, n° 3780, mars2007, p. 84.

+ marge globale

de commercialisation + TVA ou taxe

sur la consommation

coût deproduction

+ autres chargesd’exploitation

Prix derevient

Prix deproduction

Prix devente TTC

+ margedu producteur

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vorable pour le développement des économieslocales, car les producteurs locaux ne sont pasincités à augmenter leur production. En consé-quence, le niveau anormalement élevé des margesdes importateurs et des distributeurs a égalementdes conséquences négatives sur le tissu économiquelocal et sur l’emploi1 ».

Entendons-nous bien. Il n’est point question ici deréclamer des niveaux de prix comparables à ceux quele consommateur trouve en France hexagonale. Lesménages domiens sont à même de comprendre quel’insularité et l’éloignement de Paris sont desfacteurs de prix plus élevés. Plus précisément, c’estle niveau des prix de certains produits pour le moinsexagéré qui est en cause, notamment celui des biensproduits localement.

À cet égard, le cas de la banane illustre très bienle problème. Il est en effet apparu, pour qui ne lesavait pas encore, que le prix de la banane produiteen Martinique ou en Guadeloupe pouvait coûter40 % plus cher que ce qu’elle coûte en France hexa-gonale. S’il est bien vrai que la banane antillaisesubit un désavantage par rapport à la « bananedollar2 » en raison de coûts de production bien plusélevés, il faut également rappeler que les produc-teurs de bananes perçoivent des subventions del’État français et de l’Union européenne. En admet-

1. Jean-Pierre BRARD, op. cit., p. 84-85.2. Bananes produites par des géants de l’agroalimentaire américains,

le plus souvent en Amérique du Sud.

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tant que les aides à l’exportation expliquent unedécote de 40 % du prix de vente en France hexago-nale, pourquoi les prix restent toujours aussi élevésaux Antilles ?

De deux choses l’une. Soit, en toute logique, lessubventions consistent à favoriser la bananeantillaise hors de son lieu de production, sansoublier les consommateurs locaux ; au total, lesconsommateurs hexagonaux et locaux bénéficient deprix préférentiels. Soit les aides perçues par lesproducteurs sont partiellement détournées de leursobjectifs, ces derniers ne pratiquant de baisse quesur les marchés européens et pas sur les marchéslocaux. Cette différence de prix est légitimementvécue comme une injustice. Quoi qu’il en soit, cetteanalyse remet en cause le bien-fondé et la pratiquedes subventions qui s’avèrent contre-productifs pourles consommateurs locaux.

Un autre facteur déstabilisateur est la forteproportion d’emplois publics, qui représentent prèsd’un tiers des emplois dans les DOM, contre 20 %dans l’Hexagone. Ces fonctionnaires bénéficientd’une majoration de rémunération équivalente à35 % du salaire à la Réunion, 40 % en Guadeloupe,Guyane et Martinique1. Ce surcroît de rémunérationdans le secteur public a pour double corollaired’alimenter l’inflation et de créer un sentiment

1. À l’origine destinée aux fonctionnaires métropolitains travaillant auxAntilles, cette prime a été étendue à tous les fonctionnaires en postedans les DOM.

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d’injustice auprès de la main-d’œuvre du secteurprivé qui ne bénéficie pas d’une telle sur-rémunéra-tion. Au passage, remarquons que si l’État octroiecette majoration de traitement aux fonctionnaires,cela signifie qu’il reconnaît un coût de la vie plusélevé par rapport à l’Hexagone. D’ailleurs plusieursrapports sur l’outre-mer ont souligné les effetspervers des sur-rémunérations des fonctionnaires1.Pour être tout à fait juste, il faut préciser que desfonctionnaires en poste dans d’autres parties dumonde reçoivent des sur-rémunérations bien plusélevées. Donc toute tentative de réformer ce systèmedans les DOM doit s’inscrire dans le cadre plusglobal de la réforme de la fonction publique.

Deux dispositions réglementaires confèrent unrôle crucial aux autorités publiques en matière derégulation des prix. En vertu des décrets nos 88-1046et 88-1047 du 17 novembre 19882, les prix decertains biens et services sont fixés par autorisationpréfectorale. C’est le cas de la farine, notamment.

1. Cf. Bertrand FRAGONARD, Les Départements d’outre-mer : un pactepour l’emploi, Rapport à M. le secrétaire d’État à l’Outre-mer, 1999 ;Marc LAFFINEUR, Rapport d’information sur la fonction publiqued’État et la fonction publique locale outre-mer, Assemblée nationale,n° 1094, septembre 20003 ; Anne BOLLIET, Gérard BOUGRIER et JeanTENNERON, Rapport sur l’indemnité temporaire de retraite des fonc-tionnaires de l’État outre-mer, Inspection générale des finances,n° 2006-M_054-02, 2006 ; Jean-Pierre BRARD, Rapport d’informationrelatif à l’amélioration de la transparence des règles applicables auxpensions de retraite et aux rémunérations outre-mer, Assembléenationale, n° 3780, mars 2007.

2. Modifiés par le décret n° 2003-1241 du 23 décembre 2003.

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Comment comprendre dès lors que le préfet avaliseun prix de la farine qui est de 167 % plus élevé quecelui de la France hexagonale ? De surcroît, la loid’orientation pour l’outre-mer (Loom) du13 décembre 2000 prévoit, en son article 75,l’instauration dans chacun des DOM d’un observa-toire sur les prix et les revenus dont les membresdoivent se réunir au moins une fois par an. Il a falluattendre le 2 mai 2007, soit sept ans après le vote dela loi, pour que le décret d’application de la Loomvoie le jour. Définie dans l’article 1er de ce décret, lamission de ces observatoires est « d’analyser leniveau et la structure des prix et des revenus et defournir aux pouvoirs publics une information régu-lière sur leur évolution ». Comment travaillent-ils etcomment peuvent-ils justifier le niveau des prix ?Dans son allocution du 19 février 2009, NicolasSarkozy a prévu une enquête sur les prix qui devrarendre ses conclusions « dans trois mois », autre-ment dit à la mi-mai. Gageons que les recommanda-tions qui suivront ne connaîtront pas le même sortque celles de la Commission de libération de la crois-sance français, dite « commission Attali », c’est-à-dire les oubliettes.

■ MONOPOLES, OLIGOPOLES ET POSITIONS DOMINANTES

Les restrictions de concurrence dans les DOMsemblent être un trait caractéristique des économiesultramarines. Deux problèmes illustrent le manque

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palpable de concurrence : les monopoles et les posi-tions dominantes. Le plus emblématique des mono-poles est celui détenu par la Société anonyme deraffinerie des Antilles (Sara). Ce monopole dans laproduction et la distribution de carburants remonteaux années 1960. À cette époque, l’État a vouluconvaincre les pétroliers de venir vendre de l’essenceaux Antilles. En contrepartie, la Sara, dont l’action-naire principal est Total (avec 50 % du capital), abénéficié d’un monopole légal. La tendance desmonopoles privés est de tarifer à des prix plus élevésen organisant, par exemple, la sous-capacité. Ensituation de monopole, la taille réduite du marché(comme c’est le cas pour les DOM) est moins contrai-gnante pour un monopole ou un oligopole. Ici, l’argu-ment de l’étroitesse du marché est peu recevable.Les coûts de production de la Sara sont-ils réelle-ment élevés ? Cette entreprise a néanmoins réaliséun bénéfice de 50 millions d’euros en 2007. Selonses dirigeants, le bénéfice annuel depuis l’année2000 a été de 12 millions en moyenne.

Ces chiffres appellent un commentaire sur la tari-fication. En première éventualité, la Sara reste unmonopole ; dans ce cas, il revient à l’État de régle-menter la production de carburants en supervisantles prix et les quantités produites. C’est ce qui sepasse puisque le préfet fixe les prix du carburant. Leproblème est de connaître les modalités exactes defixation des prix. En novembre 2008, en Guyane, lelitre d’essence valait 1,77 euro. À ce stade, on peut

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s’interroger sur la transparence des coûts. En unclaquement de doigts, les prix du carburant ont, eneffet, baissé en moyenne de 30 centimes d’euro enGuyane. Ce fait n’est pas de nature à rassurer lesménages domiens sur le niveau des marges de laSara. En deuxième éventualité, la Sara n’est pas unmonopole, elle doit donc être soumise à la concur-rence, ce qui devrait garantir des prix plus aborda-bles. Il faudra tout de même passer outre certainscorporatismes locaux qui soutiennent la Sara. Plusgénéralement, c’est toute la filière pétrolière qu’ilfaudrait revoir dans les DOM. Le « rapport Bolliet1 »sur les prix des carburants épingle un système« anticoncurrentiel, déresponsabilisant et inflation-niste ». Le symbole de ce système est l’usage del’effet dit « de dilatation ». Le carburant est facturéaux stations-service sur un volume donné à latempérature de 18 °C, mais il leur est livré à unetempérature de 30 °C, ce qui augmente son volume,et donc son coût.

Les restrictions de concurrence ont aussi un autrevisage, les positions dominantes dans la grandedistribution : l’article L. 430-2 du Code de commercestipulait que, dans les DOM, aucun acteur ne pouvaitvoir ses parts de marché excéder 25 %2. Comment

1. Anne BOLLIET, Rapport sur la fixation des prix des carburants dans lesdépartements d’outre-mer, La Documentation française, mars 2009.

2. Ce seuil de parts de marché a été remplacé par des seuils de chiffred’affaires par la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation del’économie.

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imaginer qu’en 2007 le groupe GBH (Groupe BernardHayot) remporte un appel d’offres pour la construc-tion d’un hypermarché en Guadeloupe alors que cegroupe détenait déjà un hypermarché sur quatre,soit le seuil prévu par la loi à cette date ?

■ CONCLUSION

En apparence, l’outre-mer est sous une doubletutelle, celle de l’État, d’une part, et celle d’un petitnombre d’opérateurs dans des secteurs clés commeles carburants, l’agroalimentaire et la grande distri-bution, d’autre part. Cette double tutelle est anti-économique et antidémocratique. En fait, la tutellede l’État n’est qu’apparente, les enquêtes sur les prixsont inexistantes ou trop rares, l’opacité sur laformation des prix également, la loi n’a pas été appli-quée en matière d’antitrust. D’où le sentimentd’abandon et de frustration des populations. On al’impression que la dépense publique sert à main-tenir un équilibre social fragile, à acheter une paixsociale.

Les récents événements survenus dans les DOMont montré les limites d’un système à bout desouffle. Si la revendication salariale peut semblerlégitime, il ne faut pas omettre que toute tentative deréforme du mécanisme de formation des prix doitprendre en compte les inégalités de revenus entre lepublic et le privé. Plus généralement, les facteurs deprix élevés identifiés sont : le poids de la fiscalité,

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l’organisation anticoncurrentielle des marchés,l’hypertrophie du secteur public en lien avec la sur-rémunération des fonctionnaires.

Au total, on peut synthétiser graphiquement lesconséquences sur les prix de ces trois facteurs (cf.figure 2). La sur-rémunération des fonctionnairesprovoque une élévation de la courbe de demandeglobale. Mais le haut niveau des prix résulte aussides taxes à l’importation (droits d’entrée, octroi demer), ce qui permet aux producteurs de pratiquerdes marges plus importantes sur les produits locaux,en s’alignant sur le prix des produits importés. Celaest renforcé par l’existence de marchés peu ou pasconcurrentiels qui permet de faire des profits plusélevés. Le tout élève la courbe d’offre globale. Finale-ment, le prix d’équilibre pour les DOM se situe à unniveau plus élevé que celui de l’Hexagone.

Figure 2 – Le différentiel de prix par rapport à l’Hexagone

D1

O1

O0

D0

Prix

Production

Prix DOM

Prix hexagone

Demande globaleOffre globale

Différentiel deprix/hexagone

Effets des taxes àl’importation +

marchés peu oupas concurrentiels

Effets des sur-rémunérationsdes fonctionnaires

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Tout l’enjeu est d’apprécier l’impact exact dechacun de ces facteurs sur le niveau des prix. Seuleune enquête sérieuse et approfondie des méca-nismes de formation des prix permettrait d’obvier àcette situation.

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Un nouveau départ

Pascal PerriProfesseur d’économie Advancia-Negocia,

docteur en géographie

Symboliquement, il y a cette année cinquante ansque le département français de la Martinique aprésenté pour la dernière fois un solde équilibré deses échanges commerciaux avec l’extérieur. Au coursde ces années, la dépendance des départementsfrançais d’Amérique (DFA) vis-à-vis de l’extérieurs’est considérablement renforcée, au point que lesterritoires des Antilles et la Guyane importent prati-quement 90 % de ce qu’ils consomment. Cettedépendance présente, de surcroît, la caractéristiquede l’exclusivité. Les départements de la Martiniqueet de la Guadeloupe consomment des produits venusde France « européenne » pour ne pas dire de métro-pole. Nous exclurons d’ailleurs le terme de« métropole » qui signifie dans le Larousse : « Étatconsidéré par rapport à ses colonies, à ses territoiresextérieurs. » Nous verrons en particulier que ledéploiement des économies locales impose de réin-terroger la notion de centralité.

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Les DFA souffrent notamment d’être considéréscomme les points extrêmes de l’étoile dans uneFrance encore organisée en hub and spokes, c’est-à-dire autour d’un moyeu, donc autour d’un centre. Lemodèle du centre polarisant est acceptable dans lecas d’un territoire continu. Il perd en revanche de sapertinence quand il s’agit de territoires discontinus.La seule façon de corriger les handicaps de lagéographie, c’est précisément d’en accepter lesrègles de polarité dominante. Or, les départementsde la Martinique et de la Guadeloupe ainsi que laGuyane appartiennent à l’ensemble naturel améri-cain. Ils en dépendent géographiquement, et toutdoit être fait pour que ces territoires vivent une rela-tion économique stable et durable avec cet environ-nement. Proposer des solutions novatrices pourrénover l’économie des DOM, c’est d’abord accepterde prendre une leçon de géographie.

■ COMMERCE, DISTRIBUTION : FAIRE RESPECTER LA LOI ET ACTUALISERLES RÈGLES DE CONCURRENCE

Lors de son intervention sur France Ô le 19 février2009, Nicolas Sarkozy s’en était pris aux« monopoles, surprofits, rentes de situation etformes d’exploitation », autant de mots que résumeassez fidèlement l’expression de pwofitasyonutilisée dans le sigle du mouvement LKP. Le premierdevoir de l’État, au-delà de la dénonciation de situa-

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tions exorbitantes du droit commun, devrait être defaire appliquer la loi. À la Guadeloupe, une plaintepour abus de position dominante dort sur le bureaudu juge depuis maintenant plus de trois ans.

En 2005, la Chambre de commerce et d’industriede la Guadeloupe publie un appel d’offres pour laconstruction d’un hypermarché supplémentaire. Legroupe vendéen Système U, représenté aux Antillespar M. Parfait, est candidat. Mais, c’est BernardHayot, déjà propriétaire d’un hypermarché surquatre, qui remporte l’appel d’offres, au méprisd’une disposition de la « loi Dutreil », laquelleprévoit qu’un opérateur ne peut pas posséder plusde 25 % des parts de marché dans le secteur de lagrande distribution. Le retard pris dans cette procé-dure engagée devant le tribunal administratif agit enréalité comme une barrière d’entrée supplémentaireet renforce les entreprises qui occupent déjà unesituation dominante. Dans le domaine économique,rien n’est tout à fait innocent. On peut agir par actionou par omission.

Une justice administrative trop lente, et une admi-nistration de la concurrence sans moyens : on pour-rait croire que toutes les conditions sont réuniespour laisser le marché aux mains des distributeurs.Quand l’État est absent, les producteurs et les distri-buteurs règlent la capacité pour contrôler les prix. Laconcurrence fonctionne quand de nouveaux entrantsont accès au marché. Les consommateurs antillaissavent bien que la présence de deux ou trois grandes

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enseignes sur un territoire fermé n’est pas un gagede concurrence. Les marchés de la distributionalimentaire et non alimentaire sont verrouillés ethistoriquement marqués par le phénomène connud’ententes concurrentielles.

La vigilance de l’État serait d’autant plus néces-saire que le modèle des économies locales est forte-ment marqué par sa verticalité. Les mêmes opéra-teurs contrôlent toute la chaîne, de l’importation desproduits jusqu’à leur distribution. Nous sommespresque dans une économie de comptoir. De grandesfamilles maîtrisent l’offre, du conteneur jusqu’auconsommateur. Dans la chaîne de valeur, cette situa-tion de monopole est pour beaucoup dans le niveautrès élevé des prix de vente sur les marchés antillais.Dans ce domaine, deux propositions peuvent êtrefaites dès aujourd’hui :

• sur des marchés captifs, dépendants des importa-teurs, les distributeurs ne peuvent pas être lesimportateurs. Une réglementation spécifique seraproposée pour limiter les phénomènes de mono-poles verticaux1 : les personnes physiques oumorales qui contrôlent, soit directement soit indi-rectement, plus de 20 % de parts de marché dans

1. À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. La Républiqueconsent à un certain nombre de dispositifs dérogatoires, notammenten matière de rémunération des fonctionnaires dans les DOM. Leprincipe d’égalité devant la loi doit être aménagé et substitué à celuid’équité devant la loi, au moins pour corriger les excès de l’égalita-risme républicain. Je propose ici des modes de régulation écono-mique dédiés aux seuls DOM.

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la distribution alimentaire ou non alimentaire nepourront pas détenir plus de 49 % des actionsdans les entreprises d’import-export ;

• les dispositions de la « loi Dutreil » sur la concur-rence des enseignes devront être renforcées. Unexamen attentif des situations de concurrencemontre que le marché est toujours fortementinfluencé par des phénomènes de polarité territo-riale. Les zones de chalandise reposent surl’attractivité commerciale, culturelle ou adminis-trative d’un point central qui entretient unecertaine forme d’assignation à résidence pour lesconsommateurs. Pour dire les choses plus simple-ment, ces consommateurs sont captifs de zonescommerciales souvent dominées par une seuleenseigne. Conclusion : le pluralisme des ensei-gnes sur un territoire comme la Martinique ou laGuadeloupe n’est pas un gage de compétition surles prix. Des dispositions propres à la situationinsulaire sont à prendre d’urgence. Un dispositifantitrust est à étudier. Je propose de durcir lesdispositions de la « loi Dutreil » et de ramener à15 % les parts de marché maximum autoriséespour une enseigne ou un propriétaire, personnemorale ou physique.

Pour résumer, l’État peut intervenir sur deuxleviers pour améliorer rapidement les conditions demarché. D’abord la négociabilité. La loi de moderni-sation économique (LME) en a fait un outil de baissedes prix. Mais la négociabilité ne fonctionne que

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lorsque le fournisseur et le distributeur ne sont pasla même personne. Il est urgent de casser l’organisa-tion verticale des monopoles aux Antilles. Ensuite, laconcurrence. C’est le levier le plus puissant pourfaire baisser les prix. Établir les conditions d’uneconcurrence sincère et durable, dans le respect desrègles de gestion, revient à déclencher un dispositifantitrust à partir de 15 % des parts de marché.

■ LE COURAGE DE LA VÉRITÉ

Les pratiques d’exception se multiplient auxAntilles. Elles sont non seulement contraires auxrègles d’équité qui devraient présider à l’organisa-tion économique, mais elles sont aussi très inflation-nistes et contribuent au sentiment de vie chère. Ledémantèlement des pratiques abusives est uneurgence sociale et plaide pour le déploiement trèsrapide des moyens humains et techniques decontrôle en matière de concurrence.

Prenons l’exemple du pétrole importé et soumisau monopole de la Sara, Société anonyme de raffi-nerie des Antilles. Les distributeurs de carburant seplaignent en coulisse des pratiques de cette entre-prise en situation de monopole. Ils expliquent que laSara procède à la livraison des stations-service enpleine chaleur « au moment où le pétrole se dilatesous l’effet de la température et occupe une placeplus grande dans les cuves de stockage ». Une fois latempérature redescendue, en soirée ou au petit

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matin, les jauges indiquent des quantités de produitstocké très inférieures. De nombreux pompistes ontcherché à protester contre ces pratiques. En jouantsur des réactions physiques connues dans les payschauds, la Sara livre de l’essence et… du vide, maiselle facture le vide au prix de l’essence. Les scientifi-ques seraient en mesure de fournir des solutionsclés en main, mais les professionnels de la distribu-tion d’essence évoquent leur dépendance vis-à-visdu monopole et préfèrent « se rattraper sur les autresproduits vendus aux automobilistes », comme lesproduits d’entretien et les accessoires automobiles.

Les importations stratégiques comme les sourcesd’énergie peuvent-elles être considérées comme desactifs classiques de marché ? Compte tenu des prati-ques en vigueur, il est urgent de placer le secteur del’importation et du raffinage de pétrole à l’abri desabus. Une structure de partenariat public-privé, souscontrôle de l’administration de la concurrence et dela répression des fraudes, pourrait être chargéed’administrer la production et la distribution depétrole à la Martinique et en Guadeloupe.

Dans le même esprit, les pratiques de ristournemises en place par les entreprises de fret maritimedevront être éclaircies et codifiées. À la Martinique,tout le monde sait que les producteurs de bananesn’ont jamais touché le moindre centime d’euro surles commissions-ristournes versées par les transpor-teurs aux intermédiaires sur le transport de bananesdes Antilles vers les ports français. Pour fonctionner,

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l’économie de marché a besoin de règles. Le libéra-lisme économique ne doit pas être confondu avec lelaisser-faire. Il s’adosse à l’idée d’un contrat libre-ment accepté par les agents économiques, entre-prises ou ménages, et à l’absence de situation demonopole. La théorie des monopoles naturelsrepose sur l’idée centrale de rendements croissants :plus on produit, plus le coût unitaire diminue. Or,dans le cas des Antilles, non seulement tous lesmarchés semblent contestables, y compris celui del’énergie, c’est-à-dire accessibles à de nouveauxentrants, mais l’expérience du passé montre que lessituations de monopole n’améliorent pas la producti-vité, mais renforcent au contraire la domination et lesprofits des entreprises installées.

Les monopoles antillais n’ont jamais été vertueux.Comment expliquer autrement que des entreprisesagroalimentaires installées sur place proposent desproduits frais aussi chers que ceux importés. Aurisque de se répéter, il faut rappeler que seule laconcurrence, une concurrence réelle et sincère faitbaisser les prix1. La tentation naturelle d’un acteurdominant est de les augmenter pour améliorer sesmarges. Sur des îles, où les consommateurs sontassignés à résidence, seule l’intervention de l’État,par la loi ou par le règlement, peut créer les condi-

1. M. Alain Huyghues-Despointes est propriétaire des licences desmarques Coca-Cola, Orangina, Yoplait, Miko et Candia sur les deuxîles.

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tions d’une compétition à armes égales entre lesopérateurs économiques.

■ DES ÎLES FRANCHES

Le tissu économique des Antilles est dominé pardes entreprises de très petite taille (94 % des entre-prises guadeloupéennes ont moins de neuf salariés).La proportion d’entreprises unipersonnelles est trèsélevée (74 %). Les entreprises des îles françaises dela Caraïbe sont tributaires d’un marché intérieurtraduisant une demande erratique et irrégulière, trèslargement abondée par les revenus sociaux et lacommande publique. Compte tenu de la taille dumarché et de la fragilité du tissu économique local,certains économistes proposent d’étendre lesystème dérogatoire des zones franches àl’ensemble du territoire des départements françaisd’Amérique. Cette idée mérite d’être approfondie.

Les zones franches se distinguent du reste dumarché par une fiscalité dérogatoire et allégée et parune simplification du formalisme des entreprises. Iln’est pas sain que des entreprises bénéficientd’exonérations totales de charges, car les entre-prises sont des agents économiques qui participentà la création de richesse et qui bénéficient des infras-tructures mises à disposition par la collectivité. Jeplaide en faveur d’exonérations progressives liées àla capacité contributive des entreprises.

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Quel rapport entre le Groupe Bernard Hayot, dontle chiffre d’affaires a doublé en six ans, passant de 1à 2 milliards d’euros, grâce à des situations domi-nantes et à des opérations de croissance externe, etune TPE du secteur des services ou du bâtimentemployant quatre salariés ? Les deux entreprises nepeuvent pas être éligibles aux mêmes règles.L’égalité républicaine y perdra ce que le pragma-tisme économique et le bien-être social y gagneront.Le dispositif des zones franches ne saurait toutefoisse suffire à lui seul. Les entreprises antillaises sontplus que d’autres confrontées aux problèmes definancement et les chefs d’entreprise manquent,pour certains, de formation. Un plan global de finan-cement des entrepreneurs par le micro-crédit estsouhaitable. Non seulement ce plan aidera le finan-cement des jeunes entrepreneurs qui n’ont souventd’autre choix que de créer eux-mêmes leur propreemploi, mais il permettra aussi, sur le modèle desplates-formes d’entreprises, de préciser les projets,d’amender les moins aboutis et d’encourager lesidées nouvelles.

Simultanément, il apparaît essentiel pour l’avenirde développer les filières de formation spécialiséedans l’entrepreneuriat, à l’image de l’école supé-rieure de commerce Advancia-Negocia, fondée par laChambre de commerce et d’industrie de Paris etdésormais membre de la conférence des grandesécoles. Le taux élevé de défaillance des entreprisesaux Antilles s’explique par l’exiguïté du marché, mais

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aussi par des erreurs de gestion imputables aumanque de formation des créateurs.

■ LE RETOUR AUX FONDAMENTAUX : CULTIVER LA TERRE POUR SE NOURRIR

Dans le monde complexe et ouvert que nousconnaissons aujourd’hui, on a tendance à oublier lesfondamentaux du développement. Le philosopheoriental Gibran Khalil Gibran, un des hommes lesplus lus aux États-Unis, écrivait au siècle dernier :« Malheur à un pays qui ne cultive pas ce qu’ilconsomme et qui ne tisse pas ce dont il se vêtit. » Lesdifférents paradigmes du développement reposentsur des invariants de base comme la question de lasouveraineté alimentaire. Tous les grands pays déve-loppés et stables ont été, à un moment de leurhistoire, en mesure de produire leurs propresbesoins alimentaires. L’objectif de réduire la dépen-dance alimentaire des départements françaisd’Amérique est un objectif stratégique pour ces terri-toires et pour leurs populations. Tous les spécialistesdu développement savent cependant que les politi-ques agricoles sont à moyen et long termes. L’auto-suffisance alimentaire des Antilles est un chantier àdeux générations.

Paul Luu, directeur de l’Office du développementde l’économie agricole des départements d’outre-mer, estime que la Martinique et la Guadeloupeproduisent environ 45 % de leur consommation.

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Encore faut-il entrer dans le détail : 50 % de laviande de bœuf et 90 % de la volaille – qui constituepourtant une base carnée de l’alimentation locale –sont importées. On aura beau jeu de rappeler, ici,que Cuba est un des producteurs dominants devolaille dans la région au moment où les Martini-quais et Guadeloupéens consomment régulièrementdes poulets élevés en Bretagne ou dans la Sarthe etvendus dans les supermarchés locaux. La souverai-neté alimentaire, pour reprendre l’expression duministre de l’Agriculture M. Michel Barnier, est doncloin d’être acquise. Les pistes de sortie de crisecombinent plusieurs axes de déploiement. Enpremier lieu, une politique agricole ambitieusetendant à l’autosuffisance, ce qui n’a jamais été lecas. Fortement marquée par les accords européenssur l’aide aux régions ultrapériphériques, l’agricul-ture de ces territoires a donné la priorité aux produc-tions exportées comme la banane ou la canne. Noussavons tous que les « bananes dollars » produitespar les géants de l’agroalimentaire américain commela société Dole bénéficient de coûts de productiontrès inférieurs, et ce en raison de l’indigence dessalaires versés aux ouvriers agricoles d’Amérique duSud. Faut-il persister dans cette voie et livrer unebataille des coûts par avance perdue ? Le pariengagé dans les Antilles françaises rappelle celuiproposé un temps aux agriculteurs africains : déve-loppez les cultures éligibles aux marchés spéculatifset gagnez là de quoi vous alimenter. Des régions

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entières ont ainsi été converties à une agriculture« financiarisée ». Toutes en reviennent, car la leçondes marchés spéculatifs sur les matières premièresagricoles est qu’ils profitent d’abord aux spécula-teurs et presque jamais aux producteurs.

À la Martinique et en Guadeloupe, les surfaces ausol consacrées à l’agriculture vivrière occupent unepart très marginale du territoire. Cultures vivrières etmaraîchères sont localisées dans la baie de Fort-de-France à la Martinique et sur la Basse-Terre enGuadeloupe, autour de Vieux-Habitants, de Pointe-Noire de la préfecture Basse-Terre et dans la régionde Capesterre-Belle-Eau. Le retour à la proximité et àla simplicité des modes d’alimentation impose doncde soutenir les productions vivrières et de promou-voir toutes les productions locales auprès desconsommateurs antillais. On trouvera pour le moinsétonnant que les consommateurs se plaignent desprix de vente des produits locaux frais, au momentoù les deux îles se sont mobilisées contre la chertédes produits importés ! Les écarts de prix de ventes’expliquent par l’inflation qui a frappé ces dernièresannées les engrais et fertilisants que les agriculteursantillais importent de France européenne. Lesengrais ont doublé et les semences ont subi uneinflation de 50 %.

De surcroît, les sols antillais ont été durablementpollués par les traitements au chlordécone, ce pesti-cide utilisé dans les bananeraies. En raison de cestrès graves pollutions, des terres agricoles ont été

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converties en terrains à bâtir. Du coup, les exploita-tions agricoles sont passées, en quelques années, de41 000 à 35 000 hectares en Guadeloupe et de45 000 à 26 000 à la Martinique. Moins de terrescultivables et des besoins croissants, comment sortirpar le haut d’une telle contradiction ? Les solutionssont multiples. Elles passent d’abord par la recon-quête de terres agricoles et par une meilleure mutua-lisation des forces des producteurs. Les agricultureslocales ont aussi les défauts de leurs qualités : d’uncôté, de très grandes exploitations et des produc-tions très spécialisées, et, de l’autre, de petitspaysans dans un paysage morcelé et frappé d’unclimat humide et tropical. Michel Barnier a raisond’appeler à « un très gros travail » pour réduire ladépendance des deux îles aux productions impor-tées. De tous les chantiers à mettre en œuvre, celuide l’agriculture locale est, à terme, le plus impor-tant… mais c’est aussi celui qui demandera le plus depatience ! 

■ PRENDRE L’INITIATIVE D’UN MARCHÉ COMMUN DES ÉTATS DE LA CARAÏBE

Les départements français d’Amérique sont desterritoires riches dans un univers globalementpauvre. Le PIB, c’est-à-dire la richesse produite parhabitant, est de quatre à cinq fois supérieure enMartinique que dans l’île voisine de Sainte-Lucie.

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PIB par habitant en dollars

Les pays de l’arc Caraïbe possèdent toutefois desatouts et présentent l’avantage de vivre dans unespace naturel proche. En élargissant le cercle, ondécouvre sur la carte des pays potentiellementriches : le Venezuela est un géant des hydrocar-bures, le Mexique produit les denrées alimentairesde base, le Brésil est le premier producteur mondialde café, enfin, et ce n’est qu’un exemple de plus,l’Argentine produit de la viande bovine. La Francepourrait prendre l’initiative d’un marché commun dela Caraïbe sur le modèle du marché commun euro-péen. D’abord un noyau dur de pays fondateurs et unpérimètre d’intervention limité aux secteurs les plusdéveloppés et les plus utiles aux populations. À cetégard, le cas de l’autonomie économique de la Poly-nésie-Française est instructif et constitue sans douteun modèle.

Antilles françaises 23 000

Sainte-Lucie 7 000

Trinidad et Tobago 6 923

Rép. Dom 2 535

Cuba 4 500

Haïti 514

Antigua 10 900

Barbade 9 037

Jamaïque 2 992

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Les stratégies de coopération régionale sonttoutefois à manier avec prudence et comportent aumoins deux limites :

• la coopération régionale n’est durable que si elleest équitable. On comprend la crainte des acteurséconomiques antillais qui voient par avance d’unmauvais œil le déferlement de produits à bas prixsur leur marché, en provenance de territoiressocialement moins-disants ;

• en second lieu, la proximité géographique ne faitpas tout. Encore faut-il s’assurer que les routes detransport maritime existent, à des prix accepta-bles, entre les Antilles françaises et les deuxAmériques. Dans le secteur du transport mari-time, comme dans beaucoup d’autres, ce sont lesvolumes qui font le prix.

■ TOURISME CONTRE UNE VISION QUANTITATIVE DE LA DÉFISCALISATION

Avec 9 000 emplois, 10 % du PIB et environ 400millions d’euros de recettes, le tourisme est une acti-vité importante en Guadeloupe. À la Martinique, lepaysage économique est comparable. Mais, dans lecas des deux îles, les investisseurs ont développé untourisme balnéaire de base, adossé à une situationgéographique et climatique exceptionnelle. Lesplages de sable blanc, les cocotiers, la carte postalea été très à la mode dans les années 1990. Le chic

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ultime était, à cette époque, de passer Noël auxAntilles.

Sur le terrain économique, les professionnelspouvaient se prévaloir de résultats remarquables :un million de visiteurs par île et par an. Rapidement,pourtant, le modèle a montré ses limites. Les îlesfrançaises ont été concurrencées par les destinationslow cost de Saint-Domingue ou de Cuba, où les coûtsde production étaient très inférieurs. Les produitsproposés étaient non seulement meilleur marché,mais ils étaient aussi plus lisibles et plus complets.Sur un marché fragmenté et dans un contexte dedéfense du pouvoir d’achat, les consommateurs ontacheté des prix et boudé la Martinique et la Guade-loupe, où l’accueil n’était pas toujours de très grandequalité. Pendant plus de vingt ans, le tourismeantillais a vécu sous perfusion de défiscalisation.

Mais la défiscalisation profitait surtout aux chefsd’entreprise habilités à défiscaliser leurs investisse-ments et aux Français les plus fortunés, soucieux deréduire leur contribution fiscale. Au tout début des« lois Pons », les opérateurs pouvaient même défis-caliser les déficits d’exploitation des hôtels et rési-dences de séjour. Stupide sur le plan théorique etcontre-productif en termes d’efficacité économique.Les lois d’exception fiscale n’ont pas tenu toutesleurs promesses. Il faut en finir avec ces défiscalisa-tions sans nuances et sans objet si ce n’est de favo-riser les plus riches des contribuables. Pourreprendre une formule appréciée des économistes,

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le modèle du tourisme antillais a basculé cesdernières années dans la logique d’une croissanceappauvrissante. Il faut renouer dans ce secteur avecdes logiques vertueuses. Passer progressivementd’un tourisme de masse peu rémunérateur à untourisme de valeur ajouté générateur de revenus.

Tourisme musical, poétique, culturel, littéraire,tourisme d’aventure et de nature ou tourisme agri-cole, tourisme de sports nautiques ou de sentierssous-marins, les richesses naturelles et culturellesdes îles françaises sont étendues et peuvent êtreassociées à la sécurité sanitaire et médicale de hautniveau offerte par ces territoires. L’économie deprojet doit sans attendre succéder à l’économie deguichet qui prévalait jusqu’à l’arrivée de Mme BrigitteGirardin au ministère de l’Outre-mer en 2002. Unplan de reconversion, de formation et de redéploie-ment stratégique du secteur touristique est urgent.Les pouvoirs publics et les professionnels auront àcœur d’offrir des formations qualifiantes et grati-fiantes aux jeunes de ces territoires pour développernon le tourisme, mais des produits touristiques dequalité. La défiscalisation peut être poursuivie, maisil faut modifier son assiette.

Pourquoi, en effet, ne pas défiscaliser les investis-sements réalisés dans des partenariats public-privéd’instituts de formation aux métiers du tourisme etde l’etourisme ? Pourquoi ne pas défiscaliser lesinvestissements destinés à assurer la mise en œuvrede nouveaux produits à haute valeur ajoutée ? Dans

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le même esprit, il conviendra, sur ces bases, derappeler que les Antilles françaises doivent vivreavec leur géographie. Les marchés américains duNord et du Sud sont à portée de moyen-courriers, etla qualité des infrastructures permet de courtiser lesclientèles américaines soucieuses de sûreté et desécurité. Emblématique et symbolique des écono-mies antillaises, le secteur du tourisme doit entre-prendre sa mue et se transformer rapidement, souspeine de devenir inexistant sur un marché mondialriche de propositions.

■ ÉNERGIE : OBJECTIF SOLAIREÀ UNE GÉNÉRATION

Les énergies nouvelles ont besoin de la naturepour produire l’électricité du monde de demain. Avecdes taux d’ensoleillement parmi les plus élevés etdes vents constants, les Antilles françaises devraientpouvoir développer de nouveaux moyens de produc-tion d’énergie. La mutation des centrales thermiquesn’est cependant pas à imaginer à très court terme. Àce stade, deux énergies naturelles devraient pouvoirêtre développées progressivement : les éoliennes etla filière solaire thermodynamique. On désigne par« solaire thermodynamique » les techniques quivisent à transformer l’énergie rayonnée par le soleilen chaleur à température élevée, puis celle-ci enénergie mécanique. Il ne faut pas attendre de miracledans un proche avenir. Cette technique, rodée

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notamment en Israël et aux États-Unis, est encore envoie d’expérimentation. En revanche, les travaux derecherche menés en France dans le cadre de cettefilière devraient profiter prioritairement aux terri-toires les plus exposés à l’ensoleillement. Il seraitjudicieux de développer aux Antilles des laboratoiresde recherche dans ce secteur et de former lajeunesse aux techniques de production d’énergiealternatives.

■ POUR LA FONDATION D’UN MODÈLE D’ÉCONOMIE POLITIQUE POURLES ANTILLES

La crise économique, sociale et politique qui s’estdéveloppée en Guyane et aux Antilles aurait sansdoute éclaté plus tard si la faillite de l’économiemondiale de l’automne 2008 et si l’élection deBarack Obama aux États-Unis ne l’avaient passuscitée. Je veux laisser aux politologues le soin deréfléchir au cadre institutionnel qui doit évoluer. Lesintéressés, c’est-à-dire les Antillais, ont sans douteleur propre idée. En revanche, je trouve un étrangecousinage entre la crise mondiale et celle qui adéferlé sur les territoires de l’outre-mer. Les causesne sont pas les mêmes, mais ces deux poussées defièvre ont en commun d’avoir suscité un mouvementde révolte contre les modes de gouvernance. La crisefinancière a montré comment la planète financièreavait perverti le fonctionnement du marché, et, aux

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Antilles, la crise a désigné un modèle qui avaitsurvécu aux processus historiques de l’abolition del’esclavage.

Dans les deux cas, l’économie politique doitreprendre le pouvoir. Ne laissons pas l’économie,autrement dit la vie des gens, entre les mains desmathématiciens ou de petits groupes qui défendentdes intérêts catégoriels ou familiaux, mais remettonsprogressivement aux Antilles, comme ailleurs, lepouvoir de la politique au centre du jeu.

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Les crises antillaiseset le double fond

de l’identité

Petit traité de« sociologite » élitaire

Michel GiraudCentre de recherche sur les pouvoirs locaux

dans la CaraïbeCNRS/Université des Antilles et de la Guyane

« Rien ne sera plus comme avant. » Durant la crisesociale d’une ampleur exceptionnelle qui vient desecouer les Antilles françaises, cette prédiction s’estfait entendre de toutes parts. Personne ne doitdouter qu’elle est inspirée à chacun de ceux qui serisquent à l’avancer par des attentes différentes,voire divergentes, et, en deçà de celles-ci, par desintérêts souvent contraires. Des espoirs et, derrièreeux, des soucis distincts, qui sont venus marquerdifféremment les analyses données de la crise et leurdonnent ce parfum, plus ou moins discret mais

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toujours sensible, de « prendre ses désirs pour desréalités ».

Rien que de banal à faire un tel constat. Et pour-tant, il semble déranger. C’est que – de manièreattendue, là encore – il vient nettement contredire laprétention de la plupart des analyses en question dedire ce qui serait dans l’intérêt du plus grand nombre– si ce n’est de tous – (le fameux « intérêt général »),prétention à laquelle les auteurs de ces analyses nesauraient aisément renoncer dès lors qu’ils veulentêtre entendus au-delà du cercle limité auquel ilsappartiennent. C’est cette nécessité pratique pourles discours singuliers ici considérés d’habiller lesvisions et les enjeux particuliers dont ils sontporteurs des atours d’une unanimité perçue commeincontestable qui fait de la référence à une identitéunificatrice – de peuple, de nation ou de race1 – leprocédé obligé de tous ces discours.

1. Comme on le sait bien, l’unification en question suppose ipso factoune démarcation forte avec d’autres identités du même type : onn’est guadeloupéen que dans la mesure où on n’est pas« métropolitain », martiniquais ou… persan ! De ce point de vue, et àne considérer que le seul critère « racial » d’identification, il fautconnaître et reconnaître que l’opposition aux békés (les Blancscréoles), qui est apparue forte dès le début de la crise, a été un puis-sant facteur de la coalescence de nombreux Guadeloupéens ouMartiniquais en une sorte d’identité commune de combat. Ainsi, lesfaits que tous les békés ne sont pas des « profiteurs » et surtout quetous les « profiteurs » ne sont pas békés n’auront pas été asseztêtus pour empêcher que la colère sociale ne se focalise surl’« ethnie » blanche créole, et ce fort opportunément pour d’autresresponsables – moins visibles – de la situation qui a provoqué lescrises antillaises.

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Nul ne devrait ignorer, au moins depuis la paru-tion de l’ouvrage fondateur de Benedict Anderson1

sur cette question, que, d’une part, les« communautés », notamment nationales, sontd’abord imaginées avant même d’exister en acte etque, d’autre part, ceux qui sont appelés aujourd’huiles intellectuels (les hommes de science et, encoreplus, de lettres), bientôt rejoints par des responsa-bles politiques, des journalistes et nombre d’acteurssociaux auréolés d’une certaine notoriété média-tique, tiennent une place centrale dans cette fabrica-tion des identités. Or, cependant qu’une foule crois-sante avait déjà entrepris de battre le pavé des ruesde Pointe-à-Pitre ou de Fort-de-France, les élitesintellectuelles et même politiques de la Guadeloupecomme de la Martinique continuèrent, dans leurensemble, pendant longtemps à garder un silenceprudent. Comme si elles étaient surprises par un telmouvement, par son ampleur et encore davantagepar son orientation fondamentale, et ce alorsqu’elles n’ignoraient certainement rien des élémentsobjectifs (chômage endémique, précarisation desconditions de vie des plus pauvres, passion consu-mériste des plus riches, déréliction de pans entiersde la jeunesse…) conspirant à bas bruit, depuis des

1. Benedict ANDERSON, Imagined Communities. Reflections on theOrigin and Spread of Nationalism, London, Verso, 1983 (traductionfrançaise : L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essordu nationalisme, Paris, La Découverte, 1996). 

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lustres, à la mise à feu d’une explosion sociale degrande ampleur aux Antilles.

Plus que de surprise, c’est, nous semble-t-il, dedéstabilisation qu’il convient en vérité de parler. Lesrécents mouvements sociaux antillais ont mis enavant de très nombreuses et très diverses revendica-tions dont la plupart sont, par leur nature même (qued’aucuns jugent hélas trop bassement matérielles),manifestement hors du cahier des charges que dres-sent les interminables débats statutaires ou identi-taires1 dominant depuis des décennies la viepublique aux Antilles. Dès lors les élites promotriceset actrices de ces débats étaient exposées à ungrand risque d’être prises à contre-pied par lesmouvements en question.

Ce risque est effectivement devenu réalité dansun certain nombre de cas, plus souvent en terremartiniquaise que sur le sol guadeloupéen (noustenterons un peu plus loin d’esquisser un débutd’explication à cette différence). Ainsi le président duconseil régional de la Martinique, leader de la princi-pale formation politique indépendantiste de l’île, apris très tôt des distances marquées avec le mouve-ment de grève que son homologue guadeloupéen,membre du Parti socialiste, n’a pas réellement mani-festé et a fait part de manière de plus en plus ouvertede ses désaccords avec le comité de grève martini-

1. Y a-t-il lieu d’ailleurs, concernant les Antilles, de distinguer radicale-ment ces deux types de débats ?!

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quais, arguant régulièrement que son action en vued’une évolution statutaire de la Martinique consti-tuait la seule bonne réponse aux questions poséespar le mouvement. Il a même fini par demander lacessation de la grève alors que les grévistesn’avaient pas encore obtenu la satisfaction définitivede leurs revendications.

La principale pierre d’achoppement des reprochesque certains membres de l’élite politique ou intellec-tuelle ont adressés au mouvement populaire résidedans la perception que les premiers ont de ce qu’ilsjugent être un « matérialisme » à courte vue dusecond, et en conséquence son indifférence audevenir du pays. Au point que, par exemple, un intel-lectuel martiniquais, pourtant remarquable, de nosconnaissances a pu, en privé, taxer de poujadisme cemouvement. Mais, une des paroles les plus révéla-trices de cet état d’esprit a été celle de l’écrivainRaphaël Confiant qui, avec la provocante franchisedont il faut souvent le créditer, a dit – à l’occasion dela journée d’émeutes qui en Martinique a défiguré,un temps, une lutte développée dans un calme relatifdurant plusieurs semaines – sa sympathie pour « laMartinique qui travaille » (celle de producteurs debananes, venus de leur campagne avec leurs trac-teurs à Fort-de-France, et encadrés par quelquesreprésentants de grands planteurs, pour réclamerune reprise des activités) et sa détestation de « laMartinique qui consomme » de manière parasitaire(dans l’esprit de l’auteur, les grévistes, nécessaire-

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ment de la ville). Dans un texte éclairant1, il a affiché,de manière détaillée, la priorité qu’il accorde à la« libération nationale » sur l’égalité en acte descitoyens et a même prophétisé, en des termes trèscrus, que dans la Martinique ainsi libérée les« faveurs » de l’État-providence cesseraient d’exister,confirmant au passage la crainte que la matérialisa-tion politique de ce que nous avons appelé ailleurs2

une « souveraineté identitaire » puisse s’accompa-gner d’une régression sociale marquée.

Il est vrai que les derniers mouvements revendica-tifs antillais, tout en poussant à l’éradication desfacteurs de l’inégalité de classe et de « race » et entravaillant ipso facto à la promotion sociale du plusgrand nombre, à commencer par les plus démunis,n’ont en effet accordé aucune pertinence à la ques-tion statutaire et, pour certains de ceux qui y ontparticipé, ont même explicitement refusé de recon-naître que la souveraineté nationale était leur but.Concernant l’affirmation identitaire, ils s’en sonttenu au service minimum de l’affichage d’un droitéminent de propriété sur la terre natale (la Guade-loupe ou la Martinique « est à nous »), esquissantainsi un premier pas fondamental mais qui, à

1. Raphaël CONFIANT, « Un tracteur qui brûle ou le boomerang del’histoire », Antilla, 5-18 mars 2009, p. 25-27.

2. Voir notre article « Revendications identitaires et “cadre national” »(Pouvoirs, n° 1132, avril 2005, p. 95-108). Globalement considéré,cet article tente d’analyser les revendications identitaires antillaisescomme des stratégies de prise de pouvoir par les élites locales dansun système social qui resterait fondamentalement inchangé.

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l’évidence, ne saurait cependant valoir garantie d’undésir définitif d’indépendance nationale. Et encore,ils ne l’ont pas fait dans la gratuité de l’expressiond’un sentiment identitaire que l’on pourrait dire allerde soi, mais en vue de s’opposer à un système de« profitation » dont ils se sont gardés de trop claire-ment identifier les acteurs (« Nous ne leur laisseronspas faire ce qu’ils veulent chez nous », sans direprécisément qui désignait ce « leur »). Dès lors,comment savoir accueillir une telle dynamique popu-laire quand on considère que la quête identitaire estl’alpha et l’oméga de la libération ou que, dans destermes plus traditionnellement politiques, on tientl’existence de la nation pour une vérité d’évangile etl’indépendance nationale comme un devoir sacré ?

La chose n’est certes pas aisée, mais elle s’estavérée possible. La preuve en a été apportée par ceque nous tenons pour l’intelligence stratégiqueexceptionnelle dont ont fait preuve les responsablesdu LKP en Guadeloupe en ne cessant pas, dans unmême souffle, de déclarer qu’ils appartiennent pourla plupart à un syndicat (l’Union générale destravailleurs de la Guadeloupe) qui a inscrit dans sacharte l’objectif de l’indépendance politique de l’îletout en reconnaissant, par ailleurs, que la grandemajorité du peuple guadeloupéen n’est pas (encore)favorable à une telle évolution. Et que, donc, pourl’heure, ils se contentent d’encadrer un mouvementporteur d’un formidable potentiel de transformationsociale, mais n’ayant nullement pour objectif, même

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lointain, une accession à la souveraineté nationale.Élie Domota, le charismatique leader du LKP, n’a eude cesse de répéter cette position et, encore trèsrécemment, il a déclaré à l’occasion d’un entretienaccordé au Monde (du 23 mars 2009) que c’étaientles adversaires locaux et métropolitains du mouve-ment qui reprochaient aux animateurs de celui-cid’avancer masqués et qui s’ingéniaient à mettre enavant une revendication statutaire que le LKP, poursa part, ne portait pas : « Les Guadeloupéens posentle problème de la ségrégation sociale et le gouverne-ment leur répond évolution statutaire. »

Nombre d’intellectuels guadeloupéens (nouspensons, au premier chef, à nos amis de la revueDérades ou à certains universitaires historiens) ontinscrit assez résolument leurs pas dans le chemintracé par le LKP, sans pour autant aligner leursanalyses sur les directives de celui-ci. Il ne semblepas qu’il en ait été exactement de même en Marti-nique, où les élites paraissent avoir témoigné globa-lement d’un bien plus grand embarras à soutenir lemouvement initié par le comité de grève du 5 févrierque leurs homologues de la Guadeloupe à appuyercelui lancé par le LKP, et où, après un assez longmoment de silence relatif, des voix se sont élevéespour revenir, dans une certaine ambiguïté, à la parti-tion connue du discours nationaliste ou identitaire.Nous faisons l’hypothèse que cette différence cons-tatée entre les événements survenus dans les deuxîles a à voir avec ce qu’est dans chacune la revendi-

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cation identitaire. Non pas que celle-ci serait pluspuissante à la Martinique qu’à la Guadeloupe, maisparce que, dans la seconde, les considérations rela-tives à l’identité y seraient, selon nous, porteusesd’une signification plus directement politique quedans la première. Ainsi, il nous paraît difficile d’envi-sager qu’à la Martinique une voix comme celle duphilosophe Jacky Dahomay, se tenant au-dessus toutà la fois de la vulgate assimilationniste et de lapassion « identitariste », ait pu se faire aussi forte-ment entendre que cela a été le cas en Guadeloupe,pour qualifier d’ « intégrationniste » – sur un ton quise veut objectif, éloigné de toute apologie comme detout dénigrement – le mouvement de grève dirigé parle LKP.

Pour assurer le retour à l’identitaire dont nousavons parlé, les voix martiniquaises que nous avonsévoquées ont pris appui – ou prétexte, comme onvoudra – sur l’argument selon lequel les revendica-tions des grévistes auraient été si nombreuses etd’un éclectisme si « foutraque » qu’elles nepouvaient manquer de cacher autre chose de plusfondamental que des seules considérations deniveau de vie. Cette autre chose ne pouvant être –mais bien sûr ! – que l’émergence hésitante etencore fragile d’une personnalité propre, et la crisesociale l’expression violente d’un profond malaiseidentitaire. À moins que cela ne soit une pousséenationale toujours empêchée, alors que pourtant –dit-on – la solution serait déjà à portée de main : le

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passage du régime politique qui régit la collectivitémartiniquaise du dispositif prévu à l’article 73 de laConstitution de la République française à celui envi-sagé par l’article 74 de cette même Constitution,dont le principe a été récemment voté par les deuxassemblées locales réunies en congrès. Et pourtantl’expérience pas si lointaine de la consultation réfé-rendaire du 7 décembre 2003 invite à plus deprudence : cette consultation qui portait sur uneévolution institutionnelle modeste (celle quiprévoyait, avec l’appui de nombreuses forces politi-ques locales, la mise en place d’une assembléeunique dans chacun des DOM) avait provoqué dansune large partie des opinions publiques antillaises lapeur d’un éloignement irréparable de la loi communede la République et avait finalement débouché surun rejet, dans chacun des départements antillais, dela modification proposée. Oublieuse mémoire !

Les faits sont têtus et ceux concernant les orienta-tions des récents mouvements sociaux aux Antilleset aussi l’esprit dans lequel ces mouvements ont étéconduits, tels que nous les avons rappelés plus haut,ne le sont pas moins que d’autres. Il ne suffira doncpas de détourner d’eux le regard, par exemple endisqualifiant les analyses qui, plus ou moins adroite-ment, tentent de démonter les rouages des méca-nismes sociaux et de dénouer les fils des dynami-ques sociales qui ont conduit aux crises que les deuxîles antillaises viennent de connaître pour être quittede leur évidence. Et il suffira encore moins pour cela

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d’ironiser sur ces analyses en parlant à leur proposde « sociologite aiguë » (l’expression est de PatrickChamoiseau1). En s’aventurant aussi avant dans latradition, qui vient de loin, d’abaisser la réflexionscientifique, aussi laborieuse qu’elle puisse parfoisêtre, au profit de la merveilleuse mais infalsifiableintuition poétique, on s’expose au risque d’ouvrir laporte à un nouvel obscurantisme. Tant il est vrai quece n’est pas dénigrer la poétique en elle-même quede reconnaître que ses essais peuvent avoir desopacités, des « obscures clartés », bien commodespour habiller des discours d’autant plus séducteursqu’ils se sont affranchis de la dure nécessité de fairel’administration de la preuve de ce qu’ils avancent.

Il est maintenant temps pour conclure de revenir,encore une fois, à la notion d’identité pour tenter des’assurer de son contenu. Car il est vrai que l’appré-hension correcte de bien des éléments de l’analyseque nous avons présentée à ce propos doit êtreconquise contre la conception fautive de cette notionqui en fait une réalité figée et qui toujours la rangedans l’ordre exclusif de ce qui est nommé la« tradition culturelle ». Or l’examen des identitésantillaises témoigne de manière exemplaire, selonnous, que ce n’est pas le cas.

Ces identités sont le produit d’une histoire parti-culièrement terrible, celle de la colonisation esclava-

1. À écouter sur http://www.madinin-art.net/affiche/chamoiseau_entretien_ telerama1.htm.

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giste. Et c’est dans l’effort titanesque des peuplesdes Antilles pour sortir de cette nuit et être deshommes libres, égaux en droit aux autres hommes,qu’ils ont constitué ce qu’ils sont profondément maisen le changeant, leur identité. Comme aime à lesouligner l’écrivain guadeloupéen Daniel Maximin,ils ne sont pas « nés de l’esclavage mais de la résis-tance à celui-ci ». Leur identité est donc avant tout lefruit d’une histoire de luttes et l’expression d’unchoix politique victorieux mais toujours à recom-mencer, celui de l’égalité républicaine (quelle quepuisse être la nation de cette République). De parcette double composante, elle ne saurait être réduiteà un état culturel et elle est adaptation permanente àune situation sociale et politique, d’une essentiellelabilité. Prétendre la fixer dans une tradition cultu-relle, c’est la trahir ; vouloir en faire dans son étattoujours provisoire le juge du présent et la boussolede l’avenir, c’est la méconnaître. Elle est toujoursplus loin que là où elle semble encore être.

Alors, bien sûr, les énormes – à l’échelle desAntilles et pas seulement à celle-ci – mouvementssociaux qui viennent de survenir disent « autrechose » qu’une protestation contre la vie chère.Alors, il est convenable de penser que ce qu’ilsdisent est de l’ordre d’une certaine identité. Pourvuque soit connu et reconnu que cette identité estd’une étoffe avant tout politique et qu’elle ne sauraitêtre dévoyée dans des combats douteux pour uneprétendue authenticité.

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Mémoire de l’esclavage,la République en échec !

Serge RomanaPrésident du CM98 (Comité Marche du 23 mai 1998)

■ CRISE DANS LES DOM ET MÉMOIRE DE L’ESCLAVAGE

La crise sociétale qui secoua les DOM durant lepremier trimestre 2009 a mis en exergue une criseidentitaire que l’on croyait enterrée depuis les réfé-rendums du 7 décembre 20061. En effet, à côté desrevendications salariales, se firent entendre, lors desnégociations ainsi que dans les immenses défilés,des mots d’ordre évoquant l’esclavage et l’identitédes peuples d’outre-mer. L’épicentre de cette criseayant été la Guadeloupe, c’est le mouvement socialdans ce département qui sera notre référence.

1. Le 7 décembre 2006, les Guadeloupéens et les Martiniquais refu-sent, à l’occasion d’un référendum, tout changement statutaire. Enparticulier en Guadeloupe, ils sont 72,98 % à voter « non » au chan-gement statutaire, mais seuls 50 % des inscrits se rendent auxurnes.

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« À l’occasion d’une séance de négociation, j’aipassé trois heures sur quatre à discuter del’esclavage », aurait déclaré Yves Jégo à l’occasion deson premier voyage en Guadeloupe en février 2009.Il est vrai que, dès les premières séances de négocia-tions, les termes employés par le représentant duLKP sont imprégnés d’esclavage. « Les Guadelou-péens, selon lui, seraient principalement des descen-dants d’Africains mis en esclavage et d’Indiens venuscomme travailleurs agricoles après l’abolition del’esclavage. » Lors de ces négociations, la ciblepatronale est principalement les békés – les descen-dants des esclavagistes. Devant l’arrogance duMedef, le représentant du LKP ne déclare-t-il pas :« Nous n’allons pas laisser une bande de békés nousremettre en esclavage. »

Par ailleurs, dans les rues de Pointe-à-Pitre, cen’est pas le texte « Les 200 euros, nous les aurons »qui fait un malheur mais bel et bien : « La Guade-loupe nous appartient, la Guadeloupe n’est pas laleur, nous ne leur laisserons pas faire n’importe quoidans notre pays. »

Manifestement, c’est avec l’esclavage commematrice de sens des injustices sociales que les syndi-calistes du LKP abordent les négociations. La théâ-tralisation est à son maximum lorsque les syndica-listes se retrouvent, en présence de toute la presselocale (et donc devant la Guadeloupe tout entière),en face de l’administration préfectorale, composéequasi exclusivement de métropolitains. C’est le

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moment attendu par Élie Domota pour déclamerl’histoire de la colonisation et de l’esclavage. Enrapport de force favorable, il devient alors le leaderde tout un peuple pétri dans la honte de l’esclavageet fier de tenir tête à cette administration« monoculturelle » vécue comme étrangère. C’est àce moment-là qu’Élie Domota devient l’Élu d’unpeuple cherchant sa liberté, non pas l’indépendance,mais la liberté de pouvoir dire enfin publiquement au« Blanc », à celui qui serait l’allié des békés – qui nesont même pas à la table des négociations – ce quiest refoulé depuis toujours. Il s’agit donc bien plusque d’une négociation syndicale. Du 20 janvier au4 mars 2009, des syndicalistes porte-parole d’unpeuple méfiant envers la République se sontretrouvés face à des patrons qu’ils considèrent deconnivence, dans la « profitation », avec des repré-sentants de la République.

Comment espérer, dans de telles conditions, uneréelle sortie de crise, une discussion constructive ?

La mémoire de l’esclavage serait-elle une barrièreinfranchissable pour espérer des rapports construc-tifs entre les peuples d’outre-mer et la République ?

Et pourtant, le 21 mai 2001, la République fran-çaise avait promulgué une loi dite « loi Taubira »,reconnaissant l’esclavage comme un crime contrel’humanité. De plus, suite à cette loi, avait été mis enplace, le 10 mai, une journée nationale commémo-

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rant les « mémoires partagées de l’esclavage et deleur abolition ».

Les esprits bien-pensants étaient persuadés queces initiatives allaient pacifier les esprits, calmer lesressentiments. C’est, en effet, Christiane Taubira elle-même qui, à la question de la revue Esprit sur l’effetde la « loi Taubira » en outre-mer, répondit : « Onpeut considérer que, dans les sociétés d’outre-mer,le compte principal de cette histoire a été réglé.L’impact de la loi s’y fait sentir dans le sentiment defierté et de légitimité qu’elle a provoqué1. »

À l’évidence, le « compte de cette histoire est bienloin d’être réglé ». Clairement, la mémoire de l’escla-vage et les ressentiments qu’elle charrie sont bienloin d’être pacifiés. Cent soixante ans après l’aboli-tion de l’esclavage, c’est toute la politique mémo-rielle liée à l’esclavage de la République qui sembleêtre en échec. L’électrochoc subi par le secrétaired’État à l’Outre-mer en est le témoin.

Quelle est la politique mémorielle de la Répu-blique vis-à-vis de l’esclavage. Quels en sont sagenèse et ses objectifs ? Pourquoi est-elle enéchec ? De même, quel est le choix identitaire desAntillais ? Entre négritude, identité créole, descen-dants de nègres marrons ou d’Africains, ils semblentêtre collectivement en pleine errance identitaire. Ilssont aujourd’hui à la croisée des chemins. Sanschoix identitaire clair, ils ne pourront pas effectuer de

1. Esprit, février 2007, p. 63.

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choix politique et économique dans lesquels ilspourront construire un avenir pour leurs enfants.Telles sont les questions abordées dans cet article.

■ MÉMOIRE DE L’ABOLITIONNISME, MÉMOIRE ASSIMILATIONNISTE

Civiliser les Antillais après l’abolition de l’esclavage, tel est l’objectif de la République en 1848

L’avènement de la République française en 1848entraîna non seulement l’abolition définitive etimmédiate de l’esclavage dans les colonies fran-çaises, mais aussi l’avènement du suffrage universelmasculin. Cependant, transformer une colonie àesclaves en « colonie industrieuse et paisible »,selon les mots de Tocqueville, et les anciens esclavesen citoyens français ne fut pas chose facile. Il fallutdans un premier temps « déconstruire lemonstrueux » et civiliser les Antillais. En effet,l’esclavage avait été durant dix générations le seulunivers et le principal destin des nègres des coloniesfrançaises d’Amérique et de l’océan Indien. Ces îlesfurent durant deux cent treize ans (sur trois centsoixante-quatorze années) un lieu de fabricationd’esclaves. La transformation de l’homme libre enesclave fut pensée et appliquée avec méthode. Ilexiste des textes de colons esclavagistes expliquantla méthode à suivre pour fabriquer des esclaves. Un

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certain Willie Lynch, planteur de la Barbade, profes-sait en 1712 à ses homologues américains commentfaire pour fabriquer des esclaves. Ainsi, après avoirexpliqué ses méthodes quasi scientifiques de divi-sion de la famille esclave1, il concluait que « l’esclavenoir, après avoir reçu cet endoctrinement, doit êtreen mesure de se réalimenter et de se régénérerpendant des centaines d’années, peut-être desmilliers2… » On peut pour s’en convaincre lire égale-ment les Conseils d’un vieux planteur aux jeunesagriculteurs des colonies3 que le préfet Lescalliers’est empressé de rééditer après le rétablissementde l’esclavage par Bonaparte en 1802.

1. « N’oubliez jamais que vous devez dresser les vieux mâles noirscontre les jeunes mâles noirs, et les jeunes mâles noirs contre lesvieux mâles noirs. Vous devez utiliser les esclaves à peau sombrecontre les esclaves à peau claire et les esclaves à peau claire contreles esclaves à peau sombre. Vous devez utiliser la femelle contre lemâle et le mâle contre la femelle. Vous devez aussi vous arrangerpour que vos serviteurs noirs et vos contremaîtres se méfient desNoirs, mais il est nécessaire que vos esclaves aient confiance etdépendent de nous. Ils ne doivent aimer, respecter et avoirconfiance qu’en nous. Messieurs, ce sont les clés pour les contrôleret les utiliser. Arrangez-vous pour que vos femmes et vos enfants lesutilisent, ne manquez pas l’opportunité. Mon plan est garanti, et labonne nouvelle, c’est que si ce plan est utilisé intensément pendantune année, les esclaves eux-mêmes resteront perpétuellementméfiants. »

2. Willie LYNCH, Letters, British West Indies, 1712. 3. Poyen SAINTE-MARIE, De l’exploitation des sucreries ou Conseils d’un

vieux planteur aux jeunes agriculteurs des colonies, Pointe-à-Pitre,Isle Guadeloupe de l’imprimerie de la République, An XI de la Répu-blique française (consultable aux archives de la Guadeloupe).

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Dès 1830, les abolitionnistes étaient conscientsde la construction sociale monstrueuse qui résultaitde plus de deux cents années d’esclavage. VictorSchœlcher lui-même en a fait largement état dansson ouvrage majeur, Des colonies françaises – Aboli-tion immédiate de l’esclavage. La société esclava-giste est « une société monstrueuse », concluait-ilaprès son dernier voyage dans les colonies fran-çaises en 1841. L’esclave est « un être moralmutilé1 », qui vit « dans l’abrutissement, au seind’une déplorable promiscuité, avec un tel oubli de sanature, qu’il [ignore] même son âge ». Il faisait ainsiécho à Condorcet qui pensait que « par l’abrutisse-ment contracté dans l’esclavage, par la corruptiondes mœurs, suite nécessaire des vices et del’exemple des maîtres, les esclaves des colonieseuropéennes sont devenus incapables de remplir lesfonctions d’hommes2 ».

Le défi posé aux abolitionnistes fut alors d’abolirl’esclavage tout en gardant les colonies viables etprospères. Si Tocqueville s’inquiétait en écrivant :« Ce qui est à craindre de l’émancipation, ce n’estpas la mort violente de nos colonies, c’est leur dépé-

1. Victor SCHŒLCHER, Des colonies françaises – Abolition immédiate del’esclavage, Pagnerre, 1842. Rééd : Société d’histoire de la Guade-loupe, Société d’histoire de la Martinique, 1976, p. 50-51.

2. CONDORCET (sous le pseudonyme de M. SCHWARTZ), Réflexions surl’esclavage des nègres, Neuchâtel, Société typographique, 1781,BNF Gallica, p. 15.

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rissement graduel et la ruine de leur industrie1 » ;Victor Schœlcher, lui, se voulait rassurant en expli-quant que « la fréquentation des hommes civilisésles initiera aux nécessités factices qui soutiennentl’industrie2 ».

Il fallait donc que la République trouve uneréponse à la difficile question du dispositif à mettreen place pour « civiliser l’esclave » et maintenir lacolonie :

• comment extirper de ces hommes et de cesfemmes la violence générée par le traumatismede l’esclavage, la vacuité de l’homme absent ouexclu de la famille matrifocale3, la divisionextrême liée aux conditions de vie sur l’habitationesclavagiste ?

• comment extraire de l’esprit de ces êtres ladouloureuse hiérarchie des couleurs ?

• comment guérir ces sociétés du ressentimenthérité de ces deux siècles d’esclavage ?

Devant cette tâche immense, Victor Schœlcherproposa d’organiser une « émigration tropicale parfamilles », émigration qui soulagerait la misèreouvrière en France et permettrait de « régénérer » les

1. Alexis de TOCQUEVILLE, Rapport fait au nom de la Commissionchargée d’examiner la proposition de M. de Tracy, relative auxesclaves des colonies, Chambre des députés, 2e session, 1839,Archives nationales, p. 26.

2. Victor SCHŒLCHER, op. cit., p. 283.3. Cf. Fritz GRACCHUS, Les Lieux de la mère dans les sociétés afro-améri-

caines, Éditions caribéennes, 1986.

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colonies : « La régénération des colonies françaises,par l’abondante infusion de jeune sang des émigrésdans les veines de ces corps plus malades que cadu-ques, se lie à l’affranchissement des Noirs, et viendralui porter un efficace secours1. »

Les mesures prises par le gouvernement provi-soire de la IIe République, sous l’impulsion de VictorSchœlcher, furent révolutionnaires pour l’époque.Outre l’abolition de l’esclavage – réalisée par tousles pays esclavagistes au cours du XIXe siècle –, lesex-esclaves de sexe masculin allaient devenir, sansphase d’apprentissage, des citoyens français, accé-dant ainsi à l’égalité civique immédiate avecl’ensemble des hommes français, dont leurs anciensmaîtres. La République, ce faisant, était en accordavec ses principes fondateurs.

L’accession à la citoyenneté s’accompagna d’unesérie de dispositions – l’instruction populaire, laconscription, la propagande pour la famille patriar-cale… – conçues pour tenter de réparer les dysfonc-tionnements de ces sociétés nées de l’esclavage.L’une de ces décisions prises par le gouvernementfut la mise en place d’un dispositif visant à organiserl’oubli de la période esclavagiste.

1. Victor SCHŒLCHER, op. cit.

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Oublier l’esclavage pour construire les sociétés post-esclavagistes

L’oubli fut le socle idéologique sur lequel devaitreposer la construction harmonieuse des sociétéscoloniales post-esclavagistes. Seul l’oubli pouvait,selon les abolitionnistes, permettre de guérir leshaines accumulées durant l’esclavage et aider àsublimer le monstrueux préjugé de couleur. Il ouvraitainsi la voie à la « fusion » des groupes socio-ethni-ques imaginée par Victor Schœlcher. L’oubli étaitprôné tant en France que dans les colonies :

• pour le gouvernement provisoire de la IIe Répu-blique, l’esclavage était un « attentat à la dignitéhumaine », une « souillure » dont il fallait« purifier » les colonies, mais aussi, et surtout, laFrance1. Pour Victor Schœlcher, « entre la Franceet l’esclavage, il y a un combat à outrance : laFrance ne quittera les armes que le jour où lesNoirs seront véritablement libres ». Il fallait toutfaire pour effacer cette « souillure » qui jetait lediscrédit sur le passé de la nation et les principesfondateurs de la République. Pour nombre deFrançais, l’esclavage pratiqué par leur pays, patriedes Droits de l’homme, était une honte. L’avis deXavier Tanc, juge de paix à la Guadeloupe en 1832,à ce sujet est édifiant : « Les lois ne doivent pointconsacrer des massacres, des mutilations, ou desassassinats politiques, et la nation, au nom de

1. Idem, p. 374.

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laquelle se commettent tant d’atrocités, amassecontre elle une éternelle ignominie1. » Qu’elleétait lourde, cette culpabilité qui persiste encore !La solution adoptée par le gouvernement françaisfut donc de « raturer l’esclavage » et d’« élever lescolonies à la hauteur de la métropole » ;

• l’oubli était aussi fondamental pour les hommesde couleur libres qui, avant 1848, formaient ungroupe intermédiaire, essentiellement mulâtre,entre les Blancs et les esclaves nègres. Ils conçu-rent l’oubli comme une « thérapeutique » quidevait leur permettre d’accéder à la civilisation.Après 1848, ces élites allaient tout faire pourprouver leur humanité en se démarquant de lamasse des nègres nouvellement affranchis,englués, selon eux, dans des pratiques culturellesdégradantes (familles matrifocales, languescréoles, musiques, cosmogonies…).

L’oubli de l’esclavage a donc été « posé commeun enjeu politique, comme un élément fondateur dela société issue de la servilité2 ». Pour la Républiqueet l’élite de « couleur », l’histoire de l’humanitédevait commencer aux colonies avec l’abolition del’esclavage. Les « fêtes Schœlcher » furent instituées

1. Xavier TANC, Les Kalmankious : des magistrats indésirables auxAntilles en temps d’abolition, Caret, 1998, p. 30.

2. Myriam COTTIAS, « L’“oubli du passé” contre la “citoyenneté” : troc etressentiment à la Martinique (1848-1946) », in 1946-1996. Cinquanteans de départementalisation outre-mer, Paris, L’Harmattan, 1997,p. 293-334.

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comme un rituel rappelant cette fondation. VictorSchœlcher, l’athée, allait être élevé au rang de divi-nité : « Gloire au plus haut des cieux à Victor Schœl-cher, le libérateur de la France et l’émancipateur de laRace noire ! Gloire au plus haut des cieux à la France,patrie de l’apôtre du Vrai, du Beau et du Bien ! Gloireau plus haut des cieux aux membres de la race noire,et à tous ceux qui, sans distinction de race et declasse, ont dans leur cœur le culte de Victor Schœl-cher et professent, peut-être sans le savoir, la belle etpieuse religion schœlchérienne, religion du Vrai, duBeau et du Bien ! Oui, Victor Schœlcher, nous telouons comme un Dieu ! Oui, notre âme te glorifiecomme son maître1. »

La politique mémorielle vis-à-vis de l’esclavage dela République française se basera donc sur les équa-tions suivantes : abolition de l’esclavage (liberté) =République française = civilisation = humanisation.L’humanité du monde antillais, guyanais, réunion-nais naissait donc avec l’abolition. Cette politiquemémorielle, liée à la nécessité de la francisation etdu maintien des colonies, n’avait de sens que dansles départements d’outre-mer. En France métropoli-taine, point de mémoire de l’esclavage, point decommémoration de l’abolition de l’esclavage, pointde mythe de Victor Schœlcher. Parce qu’il n’y avaitaucun enjeu mémoriel national autour de l’escla-

1. Discours prononcé à Basse-Terre le 21 juillet 1935, jour de la Saint-Victor, par Jean-Louis JEUNE et qui parut dans La Revue mondiale en1935.

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vage, il n’y eut, durant cent cinquante ans, aucunecélébration officielle de la mémoire de l’esclavage enFrance hexagonale.

■ GRANDEUR ET DÉCADENCE DE LA MÉMOIRE ABOLITIONNISTE RÉPUBLICAINE

Les premières commémorations de l’abolition del’esclavage furent décidées en 1983 par FrançoisMitterrand (en remplacement des fêtes Schœlcher).Elles s’inscrivirent dans la même logique assimila-tionniste pour aboutir en 1998, à l’occasion du centcinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, aufameux et désormais célèbre slogan : « Tous nés en1848 », proposé par le gouvernement aux popula-tions descendantes d’esclaves.

1980-1998 : répondre au nationalisme antillais

L’arrivée de la gauche en 1981 allait changer dansles DOM la politique française quant à la mémoire del’esclavage, du moins en apparence. En 1981, Fran-çois Mitterrand, lors de la cérémonie organisée auPanthéon à l’occasion de son élection, dépose unerose sur la tombe de Victor Schœlcher. Surpris, lesjournalistes et l’ensemble des téléspectateursdécouvrent, ce jour-là, le nom du grand abolition-niste dont on chante les louanges aux Antilles depuis1848, mais qui est totalement inconnu en métropole.

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François Mitterrand a de la suite dans les idées, car,deux ans plus tard, le 30 juin, il promulgue la loino 83-550 du 30 juin 1983 relative à la commémora-tion de l’abolition de l’esclavage. Selon cette loi, unjour férié sera accordé aux populations des DOMpour célébrer l’abolition de l’esclavage. Le décretd’application à cette loi1 fixa les dates de commémo-ration dans les DOM2. Fait nouveau, le décret ajoute« que le 27 avril de chaque année ou à défaut, le jourle plus proche, une heure devra être consacrée danstoutes les écoles primaires, les collèges et les lycéesde la République à une réflexion sur l’esclavage etson abolition3 ». Cette loi et ce décret furent uneréponse des gouvernants de la République à l’essordes mouvements nationalistes antillais (occupationsde terre, bombes…). Ces derniers avaient construit lageste nationaliste sur les actes de résistance desnègres marrons ou des commandants des arméesanti-napoléoniennes de mai 1802 (Delgrès, Ignace…)considérés comme des héros anticolonialistes. Cetteréponse envoyée aux nationalistes fut astucieuse :« Les luttes des esclaves contre l’esclavage ne furentpas des luttes pour l’indépendance. Bien aucontraire, elles font partie du combat républicain ;lutte antiesclavagiste et combat pour la République

1. Décret n° 83-1003 du 23 novembre 1983.2. En Martinique et en Guadeloupe, ces dates sont liées à des soulève-

ments : le 22 mai en Martinique et le 27 mai en Guadeloupe. EnGuyane et à la Réunion, le 10 juin et le 21 décembre, dates d’arrivéepar bateau du décret d’abolition, seront choisis.

3. Article 2 du décret n° 83-1003.

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ne forment qu’une seule et unique entité. » Cettestratégie éclatera au grand jour à l’occasion du centcinquantenaire de l’abolition de l’esclavage en 1998.

1998, « Tous nés en 1848 »

1848-1998 : cent cinquante ans. Lionel Jospin veutse saisir de cet anniversaire pour lancer une vasteopération sur les vertus intégrationnistes de la Répu-blique. Ainsi, 1998 sera déclarée année du centcinquantenaire de l’abolition de l’esclavage. Unemission interministérielle est créée pour l’événe-ment. Elle est dirigée par Daniel Maximin, romancierguadeloupéen bien connu. L’événement devait êtred’une ampleur nationale. Son apogée est fixé autourde la date anniversaire du décret d’abolition del’esclavage par le gouvernement provisoire de laIIe République, le 27 avril. C’est le président de laRépublique Jacques Chirac, en personne, qui ouvreles festivités à l’Élysée, le 23 avril. Il est suivi parLaurent Fabius, président de l’Assemblée nationale,qui inaugure, le samedi 25 avril, l’exposition« Déchaîne ta citoyenneté » (tout un symbole) avec,évidemment, un concert d’artistes antillais. Ledimanche 26 avril, le gouvernement effectue un pèle-rinage passant par Champagney (un petit village, enHaute-Savoie, de Français modèles ayant mis dansleur cahier de doléances le souhait que l’esclavagesoit aboli), puis par Fessenheim (village natal, dansle Haut-Rhin, du père de Victor Schœlcher) pour finirau fort de Joux, là où Bonaparte avait fait torturer à

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mort Toussaint Louverture. Le pèlerinage s’achève,comme il se doit, par un grand concert à Champa-gney organisé par les Francofolies. Le lundi 27 avrilest déclaré journée nationale. Deux plaques sontposées au Panthéon en l’honneur des deux plus célè-bres victimes caribéennes de Bonaparte : ToussaintLouverture et Louis Delgrès. Enfin, une séance solen-nelle se tient au Sénat le mardi 28 avril en mémoirede sénateurs, illustres combattants pour les Droitsde l’homme : l’abbé Grégoire, Victor Schœlcher etGaston Monnerville. D’autres manifestations natio-nales eurent lieu toute l’année. Différents parte-naires, privés comme publics, furent associés àl’initiative gouvernementale afin que l’événementpuisse avoir la dimension espérée. À titre d’exemple,citons Publicis, les afficheurs Dauphin, Avenir etGiraudy, L’Affiche européenne, Air France, les affré-teurs de bateaux, Sodexho Guyane, Les Bateauxparisiens, et la SNCF.

Le plan média associa en outre toutes les chaînesde télévision et les radios nationales. Dispositif puis-sant pour tenter de marteler un message principalexprimé dans la présentation de la manifestation dusamedi 25 avril à l’Assemblée nationale :« L’Assemblée nationale célébrera le 25 avrilprochain l’une des plus grandes dates de l’histoirede la République. À travers la commémoration dudécret d’abolition de l’esclavage, ce sont les valeursdémocratiques fondatrices de la République :l’égalité, l’intégration, la fraternité et les libertés que

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la représentation nationale, expression du suffrageuniversel né en 1848, choisit de célébrer. » Cettephilosophie fut résumée par le slogan : « Tous nésen 1848 » placardé sur 3 000 panneaux. Cettecommémoration de 1998 fut donc une vaste opéra-tion gouvernementale de propagande principale-ment en direction des originaires des DOM et despopulations émigrées originaires des ex-coloniesfrançaises d’Afrique qui commençaient à revendi-quer une place dans la République. Il fallait démon-trer que la République avait été capable d’intégrerses enfants ex-esclaves et avait réussi à les sortir dela barbarie. En 1998, séduit par les chantres de lacréolité, le gouvernement, par la voix du ministre dela Culture Catherine Trautman, n’hésitera pas à expli-quer que « l’esclavage des Noirs en Amérique a étéun crime contre l’humanité… Pourtant, ce crime n’apas accouché de la mort. L’histoire de l’abolition del’esclavage en Amérique et dans l’océan Indien, c’estl’histoire d’un crime qui a été vaincu. C’est l’histoired’une résistance qui n’a pas seulement préservé dessurvivants de la barbarie, mais qui se trouve àl’origine de Nouveaux Mondes qui, depuis un siècle,constituent l’un des ferments d’une culture métissequi apparaît bien, aujourd’hui, comme l’un des pluspuissants modèles d’avenir pour l’humanité ». LaRépublique avait donc été capable de donner nais-sance à de nouveaux peuples qui étaient, par leurmétissage dans le cadre de la République, l’avenir del’humanité. CQFD… Les Chinois n’ont qu’à bien setenir, les Antillais arrivent !

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Quant aux nationalistes, leurs héros avaient ététransformés en combattants de la République. LaRépublique les avait mangés, absorbés, digérés etintégrés. La messe était dite… en théorie. L’année1998 se devait d’être le triomphe de l’idéologie assi-milationniste. Esclaves, êtres déshumanisés (selonles expressions de Victor Schœlcher) devenussoudain des modèles de résistance, ayant, grâce à laRépublique, surmonté la barbarie pour devenir lefutur de notre Monde. Bref, des surhommes ! À coupsûr, des exemples à suivre pour les nouveaux Fran-çais issus de l’immigration africaine.

Et pourtant, l’initiative gouvernementale de 1998fut un grand flop, un gigantesque bide. Car il n’auramanqué à cette commémoration que… les descen-dants d’esclaves et leurs associations. Le centcinquantenaire fut une commémoration pensée etorganisée par la République pour célébrer, une foisde plus, la République et son œuvre bienfaitrice.Mais, étrangement, alors que la ministre de laCulture affirmait que « l’esclavage des Noirs enAmérique a été un crime contre l’humanité1 », lamémoire des victimes de ce crime ne fut pashonorée. L’État, qui trois ans plus tôt s’inclinait offi-ciellement devant la mémoire des victimes de laShoah2, ignorait subtilement les victimes de l’escla-

1. Conférence de presse du 7 avril 1998.2. Le 16 juillet 1995, date d’anniversaire de la rafle du Vél’ d’Hiv, le

président de la République Jacques Chirac reconnaît le rôle de laFrance dans la déportation des Juifs vers les camps d’extermination.

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vage. Il est vrai que l’on nous avait expliqué que leurlutte pour la liberté, l’œuvre abolitionniste et la poli-tique républicaine post-1848 avaient transforméleurs descendants en modèle pour l’humanitéentière : « C’est en ce sens que l’histoire de l’escla-vage et la constitution des identités créoles appor-tent un éclairage et un exemple précieux à la défini-tion et à l’exercice de la citoyenneté et des droits del’homme dans la France d’aujourd’hui1. »

Alors, pourquoi parler de victimes, pourquois’incliner en mémoire des victimes ? En fait, la majo-rité des Antillais présents en 1998 sur le territoiremétropolitain se seraient demandé, s’ils avaient étéprésents aux « grandioses manifestations célébrantl’abolitionnisme », si c’étaient d’eux dont on parlait ?Eux qui avaient été obligés de venir en France dansles années 1970 pour cause d’industrie sucrière enruine, eux qui étaient devenus des fonctionnaires decatégorie C dans les administrations de la régionparisienne. Mais, étaient-ce bien des Antillais quel’on désignait comme modèles d’intégration alorsqu’ils participaient peu aux consultations électoralesnationales (en métropole comme dans leur paysd’origine) ? Était-ce vraiment de nous dont CatherineTrautman parlait lorsqu’elle affirmait que notre iden-tité culturelle « avait comme matrice la résistance del’esclave » ? Il était vraiment difficile de nous recon-naître dans les envolées de la ministre de la Culture,

1. « Tous nés en 1848 », Cent cinquantième anniversaire de l’abolitionde l’esclavage, Dossier d’information.

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quand nous évitions de prononcer dans nos famillesle mot « esclavage », ce mot porteur de tant desouvenirs douloureux, de honte, de souffrance,d’humiliation ? Il fallait vraiment une bonne dosed’ignorance de ce qu’était le monde des descendantsd’esclaves pour prononcer de telles paroles sur leuridentité.

C’est cette totale méconnaissance du mondeantillais, en particulier des enfants du Bumidom, quientraîna le gouvernement à commettre une erreurmajeure lors de l’organisation des cérémonies ducent cinquantenaire : il écarta les associationsantillaises des préparations des célébrations del’année 1998. Les descendants d’esclaves étaientconviés à être des spectateurs aux festivités républi-caines célébrant une histoire dont ils commençaientà revendiquer la place principale : celle d’acteurs.Tout au plus, ils auraient le rôle de musiciens, deconteurs… bref d’amuseurs des Princes de la Répu-blique !

Pourtant, de 1998, seule une manifestation qui nefigurait pas sur le calendrier des manifestationsnationales resta dans les mémoires. Ce fut la Marchesilencieuse des 40 000 du 23 mai 1998 dans laquelleon pouvait lire sur des banderoles : « Tous nés en1848 = révisionnisme » ou encore : « Nous sommesdes filles et fils d’esclaves ». Après cent cinquanteans de honte, les Antillais osaient affirmer pour lapremière fois de leur histoire qu’ils étaient fiers deleurs aïeux, qu’ils étaient fiers d’être des filles et fils

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d’esclaves. Le mythe fondateur de 1848 proposé auxdescendants avait été contesté l’année même où ildevait faire un triomphe.

■ L’ÉCHEC DE LA POLITIQUE MÉMORIELLE ABOLITIONNISTE DE LA RÉPUBLIQUE

Le 21 mai 2001, suite à la marche du 23 mai 1998,la République promulgua la loi dite Taubira recon-naissant la traite et l’esclavage des nègres crimecontre l’humanité, et le 10 mai fut déclaré Journéenationale des mémoires de la traite, de l’esclavage.Pourtant, la loi continue d’ignorer les victimesguadeloupéennes, guyanaises, martiniquaises etréunionnaises de l’esclavage. De même, elle nereconnaît pas les préjudices liés à l’esclavage et, dece fait, refuse d’envisager des réparations. En fait, lamémoire de l’esclavage est utilisée pour tenter derenforcer l’unité nationale. Françoise Vergès, prési-dente de la Commission pour la mémoire de l’escla-vage, l’explique clairement : « Le choix politique dela commémoration d’un fait historique répond àdeux logiques complémentaires. Il s’agit, d’une part,de conforter la cohésion nationale autour de valeurscommunes à la majorité des citoyens… et, d’autrepart, d’intégrer à la nation des catégories decitoyens qui se considéraient jusqu’à présent endehors de son histoire. La loi dite Taubira réunit, ànos yeux, les deux logiques : elle conforte la cohé-sion nationale et intègre l’histoire négligée et margi-

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nalisée de citoyens issus des régimes esclavagistesqui est, pour nous, l’histoire de la France. Elle n’esten aucun cas l’histoire des ultramarins, ni mêmel’histoire des descendants d’esclaves ou desnégriers, mais l’histoire de toute la France1. »Mémoire assimilationniste durant cent cinquante ansdans les DOM, elle le devient aujourd’hui pour lespopulations issues de l’émigration. C’est la mémoirede la France universelle des Droits de l’homme quidoit montrer, toujours selon Mme Vergès, l’exempleau reste du monde2. Il y a ici une double erreur.Premièrement, on ne doit pas confondre histoire etmémoire. En effet, si l’histoire de l’esclavage est unehistoire nationale et internationale, la mémoire del’esclavage n’existe que chez les protagonistes decette histoire. En particulier la mémoire douloureuseet honteuse de l’esclavage n’est portée que par lesdescendants d’esclaves. En aucun cas le Breton n’estdépositaire de cette mémoire. C’est cette mémoirehonteuse qui est la source du ressentiment à l’égardde la République qui existe chez les descendantsd’esclaves. En ne reconnaissant pas spécifiquementla souffrance des victimes de l’esclavage dans les

1. Françoise VERGÈS, présidente du Comité pour la mémoire de l’escla-vage, Rassembler la Nation autour d’une mémoire partagée, Missiond’information n° 1262, Assemblée nationale, 2008, p. 365.

2. « À ce jour, la France est le seul État au monde à avoir voté une telleloi et pris un décret instituant une date de commémoration natio-nale des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurabolition. Cette loi a une très grande portée en Europe et dans lemonde, beaucoup d’États et beaucoup de peuples sont intéresséspar ce geste », Françoise Vergès, op. cit. p. 368.

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DOM, en n’honorant pas spécifiquement leurmémoire, nos dirigeants ne permettent pas auxdescendants d’esclaves de sortir d’une victimisationtoujours plus importante. C’est cette victimisationqui lui revient aujourd’hui avec le mouvement socialen Guadeloupe.

Deuxièmement, la question de l’esclavage nepeut être réduite à un problème mémoriel. En effet,l’esclavage étant le temps de fondation des sociétésdomiennes, l’identité des peuples des DOM en porteles stigmates. Et c’est cela qui est insupportable. Nejamais parler de victimes, de stigmates ou de préju-dice de l’esclavage, telle sera la logique de nosgouvernants et de nos intellectuels. Présenté parVictor Schœlcher comme un être mentalementmutilé, l’esclave donna naissance, grâce à la Répu-blique et à ces dispositifs mis en place en 1848 (lemariage, l’école, la citoyenneté…), à un citoyenmodèle, avenir de l’humanité, un vrai succès de lacolonisation française. Force est de constater queseule une minorité d’Antillais, héritiers des hommesde couleur libres, sortit de l’esclavage en s’affiliantet en s’intégrant aux valeurs de la République. Parcontre, une grande partie de la population de laGuadeloupe et de la Martinique (en particulier celledes campagnes, celle qui migra en France dans lesannées 1960) resta attachée à l’habitation et à sesdésordres. Elle se fracassa devant les dispositifs misen place en 1848 : « À la très grosse majorité de la

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population, l’école agit en force frustrante etculpabilisante1. »

Destinée à civiliser les Antillais, la politique répu-blicaine enkysta le ressentiment. Ayant peur de cedernier, craignant le séparatisme antillais, la Répu-blique s’arc-boute toujours sur ses principes. Elle ades difficultés à parler des « victimes del’esclavage ». Elle ignore, dans l’article Ier de la « loiTaubira », les victimes antillaises, guyanaises etréunionnaises de l’esclavage colonial. Elle refused’admettre que ces sociétés issues de l’esclavage enportent les stigmates (dysfonctionnement desfamilles matrifocales, trouble d’affiliation et, de cefait, trouble identitaire…).

Aujourd’hui, elle n’a plus le choix, elle doitaccepter de reconsidérer sa politique mémorielle.Elle doit renoncer à « l’autoglorification » et aumythe d’une mémoire partagée. Si elle ne le fait pas,elle accroîtra le fossé qui existe entre elle et les habi-tants des départements d’outre-mer.

■ RÉPUBLICAINS ET NATIONALISTES, « MENM BET MENM PLÈL2 » ?

À la décharge de la République, l’attitude desAntillais descendants d’esclaves vis-à-vis de l’escla-

1. Richard D.E. BURTON, La Famille coloniale – La Martinique et la mèrepatrie, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 111.

2. « Blanc bonnet bonnet blanc ».

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vage a toujours été durant de très nombreusesannées des plus confuses. Pour la grande masse desAntillais, l’esclavage est une période dans laquelle iln’y a rien de bon à prendre. La sagesse populaireveut qu’il faille oublier cela. Durant deux cent treizeannées, les esclaves ont tout fait pour sortir del’esclavage. Une minorité s’en est sortie par le métis-sage ou les bons services rendus aux maîtres1.L’esclavage est donc une horreur qu’il faut fuir. Quine comprendra pas qu’une mère qui s’est sacrifiéepour acheter sa liberté ou qui l’a acquise grâce auxliens qu’elle a su établir avec le maître puisse vouloirque sa progéniture fréquente des esclaves ? Quipeut sincèrement penser que la période esclavagisteaurait pu être après 1848 une référence dans laquellesera puisée de la fierté ? Divisés dans les famillesselon la couleur de la peau, selon la réussitescolaire, selon l’identité du père, montrés du doigtparce que leur « français pa ka monté monn2 », lesdescendants d’esclaves n’ont spontanément aucunefierté à dire qu’ils sont descendants d’esclaves. Il n’ya a priori aucun élément à ritualiser et, de ce fait,l’oubli jouera son rôle. Les grands-parents esclavesseront progressivement ignorés et il n’y aura aucunepossibilité d’affiliation à des ancêtres dont on pour-rait être fiers. Cette situation est aggravée par le

1. Frédéric RÉGENT, Esclavage, métissage, liberté – La Révolution fran-çaise 1789-1802, Paris, Grasset, 2004

2. Littéralement : « Leur français ne monte pas les mornes », c’est-à-dire leur français n’est pas correct.

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système matrifocal des familles antillaises, danslequel des X surgissent très rapidement lorsque l’ons’intéresse à la famille paternelle. Et c’est à cettepopulation sans affiliation à ses aïeux, ne connais-sant pas l’origine des noms patronymiques qu’elleporte, honteuse de son histoire, charriant uneatteinte de l’estime de soi considérable, que la Répu-blique professe l’universalité.

C’est avec l’éclosion des mouvements nationa-listes antillais qu’une mémoire de l’esclavage diffé-rente de celle enseignée par la République se faitentendre dans les DOM. En effet, à partir des années1970, sous l’impulsion des mouvements nationa-listes, le nègre marron, esclave rebelle, ainsi que leshéros des révoltes et des guerres anti-esclavagistessont érigés en emblèmes de la lutte anticoloniale.Leur mémoire est alors célébrée lors des journées decommémoration de l’abolition de l’esclavage accor-dées à chaque département français d’outre-mer, parle décret n° 83-1003 du 23 novembre 1983, sous legouvernement de Pierre Mauroy. Néanmoins, lamémoire de la résistance à l’esclavage, brandiecomme porte-drapeau d’un combat ou d’une iden-tité, ne permet pas de surmonter une répulsion quasicollective à évoquer un passé douloureux ethonteux, chargé de ressentiments et de violence.L’effort de mémoire est donc toujours contrebalancépar une volonté d’oublier.

Quant au fond, les intellectuels nationalistes toutcomme nos gouvernants républicains actuels

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mettent en exergue la figure du nègre marron et desrésistants pour espérer donner aux descendantsd’esclaves de la dignité. Nationalistes comme répu-blicains ne supportent pas l’esclave, tel qu’il est,c’est-à-dire l’être fracassé par l’esclavage. Ils necomprennent pas que les identités des sociétésantillaises sont profondément marquées par les stig-mates de l’esclavage et que toute tentative dedonner de la dignité à une population en dehors desa réalité anthropologique n’est que pure illusion etne peut que conduire à l’échec. D’un coté, il est telle-ment peu crédible pour un descendant d’esclave des’entendre traiter « d’avenir du monde » (d’oùl’échec de la créolité dans les milieux populaires et lepeu de considération populaire pour les commémo-rations officielles du 10 mai). De l’autre, présenterles Antillais comme des descendants de nègresmarron (ce qui ne correspond à aucune réalité histo-rique), c’est également faire preuve d’idéalisme. Celarisque d’augmenter le ressentiment et de rendreimpossible tout dialogue avec la République.

■ FRANÇAIS DESCENDANTS D’ESCLAVES

Des identités hors réalités

Descendants d’esclaves n’est pas une réalitégénétique. Les Antillais sont pour leur immensemajorité des métis. Mais nous sommes des « métisnés dans l’esclavage ». Quelle que soit la couleur de

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notre peau, nous portons en nous les stigmates decette société. Cela vaut autant pour mes grands-mères Juliette et Adélaïde nommées en 18481 quepour Marie-Aceline, la mulâtresse, qui déshérita sonfils Charles parce qu’il venait de se marier avec Zélie,la négresse, fille d’Adélaïde. D’une façon ou d’uneautre, nous sommes tous porteurs de cette honte den’être que des descendants d’esclaves, que l’on soitintellectuels ou non, nous sommes pour l’immensitéd’entre nous issus de familles matrifocales (mêmelorsqu’elles ont l’aspect de familles patriarcales),nous avons tous besoin de cette liberté intérieure,de cette fierté que nous confondons régulièrementavec l’indépendance.

Alors, nous nous inventons des identités magnifi-ques.

Pour certains, nous sommes créoles : « Agrégatinteractionnel ou transactionnel, des éléments cultu-rels caraïbes, européens, africains, asiatiques, levan-tins que le joug de l’Histoire a réuni sur le mêmesol. » Situation difficile à appréhender, car « seule laconnaissance poétique, la connaissance roma-nesque, la connaissance littéraire, bref la connais-sance artistique, pourront nous déceler, nous perce-voir, nous ramener évanescents aux réanimations dela conscience ». Nous attendons donc que les écri-vains nous révèlent cette identité parfois tourmentée

1. En 1848, les esclaves qui n’avaient comme identité qu’un prénom etun matricule ont reçu après l’abolition un patronyme, qui estaujourd’hui le nom de famille de la majorité des Antillais.

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avec des « moi » se battant entre eux ces derniersmois.

Pour d’autres, nous serions des descendantsd’Africains, voire des Africains directement enconnexion avec les pharaons. Ici également, on tentede gommer la réalité de la construction anthropolo-gique de l’esclave. L’esclavage ne serait qu’un détailde l’histoire considéré comme une période catastro-phique qu’il faudrait oublier pour pouvoir s’affilierdirectement à l’Afrique.

Pour la plupart des Antillais descendantsd’esclaves, ces identités sont à mille lieues de lesinfluencer, de les transformer, car elles sont telle-ment loin de ce qu’ils sont. Ces théories identitairesn’expliquent en rien ni comment ils vivent ni leursdysfonctionnements. Et de ce fait, ne leur donne pasde fierté, sauf lors d’un éphémère mouvement socialoù le nèg mawon resurgit. Mais il disparaîtra, commeà son habitude, car nous ne sommes pas, n’endéplaise à certains, des Saramaka, c’est-à-dire dessociétés issues de mawon.

Construire l’identité de descendants d’esclaves, l’expérience des Antillais vivant en France hexagonale

Le 23 mai 1998, 40 000 femmes et hommes, desAntillais dans leur immense majorité, venus enfamille de la région parisienne et de la province,inondent le boulevard Voltaire, marchent de Répu-

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blique à Nation sans clamer de slogan, sans appelerà la vengeance, et signent des pétitions pour quel’esclavage soit reconnu crime contre l’humanité.Cinq mille signatures sont recueillies. Ce jour-là, bonnombre de descendants d’esclaves ont eu le senti-ment de restituer à leurs grands-parents leur dignitéviolée et leur statut d’être humain. 

Cette expérience d’affiliation nous a démontré :

• qu’une stratégie d’affiliation des Antillais à leursaïeux esclaves est possible ;

• qu’elle est capable de générer de la dignité et del’unité dans ce groupe humain profondémentmeurtri et divisé ;

• qu’elle peut s’effectuer en dehors de toutcontexte des luttes politiques traditionnellesopposant départementalistes, autonomistes etindépendantistes.

Fort de cette expérience, le CM98 est créé enoctobre 1999. Sous l’impulsion de Viviane Romana,psychologue spécialisée en ethnopsychiatrie, l’asso-ciation organise alors plus d’une centaine de débatspublics sur le fonctionnement des sociétés issues del’esclavage1, met en place des groupes de parole,impulse la recherche généalogique. La méthode estde repérer des récurrences dans le fonctionnementdes familles antillaises. Ces récurrences repéréespermettent de pointer du doigt le système dont

1. Données disponibles sur le site du CM 98 : www.cm98.org.

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l’origine remonte à l’esclavage. Ainsi, des milliersd’Antillais se découvrent descendants d’esclaves,non par des cours d’histoire, mais par la compréhen-sion de leur souffrance actuelle. Cette identité estrenforcée par un travail d’aide psychologique etéducatif au sein du Centre d’aide aux familles matri-focales et monoparentales (Cafam) et par un travailgénéalogique de grande envergure effectué parl’Atelier de généalogie et d’histoire des famillesantillaises. Par ailleurs, comme il n’existe pas demémoire sans ritualisation, le CM98 impulse latenue, tous les 23 mai, d’une journée en mémoiredes victimes de l’esclavage colonial.

Il s’agit donc ici d’une démarche identitairenouvelle dont l’objectif est de s’affilier aux esclaves,ces êtres mutilés dont parlaient les abolitionnistes.Cette démarche en redonnant de l’Humanité auxesclaves en partant de ce qu’ils étaient, en leurpermettant d’être les parents de leurs descendants,permet de réaffilier les Antillais. L’Antillais ainsiaffilié sort progressivement de l’errance identitaire etapprend à valoriser ses aïeux esclaves en tant quesurvivants de crime contre l’humanité. C’est ce quedémontrent les rassemblements du 23 mai depuisl’an 2000, auxquels participent régulièrement de5 000 à 10 000 personnes.

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■ FRANÇAIS DESCENDANTS D’ESCLAVES : UN COMBAT POUR UNE NOUVELLE RÉPUBLIQUE

Mais l’aspect le plus important de ce choix identi-taire est qu’il permet le choix politique qui noussemble le plus approprié pour une période donnée.Fiers de notre identité de descendants d’esclaves,nous nous sommes battus durant dix ans pour que laRépublique accepte de reconnaître la mémoire denos aïeux esclaves. Du bout des lèvres, par une circu-laire, le Premier ministre a reconnu le 23 mai commedate commémorative de la souffrance de l’esclavagepour les associations d’outre-mer. Il s’agit d’unpremier pas vers une reconnaissance globale de lamémoire des victimes de l’esclavage. Dans le mêmetemps, ce combat contre les conceptions assimila-tionnistes républicaines nous a plongés dans lecombat citoyen. Nous avons alors fait le choix poli-tique de nous définir comme des Français, de toutfaire pour nous insérer au sein de la République etpour la transformer. Fiers de notre identité, nousdisons à la République que nous sommes prêts àcombattre sa conception uniciste de l’identité fran-çaise, de l’âme de la France. Nous sommesaujourd’hui prêts à nous battre pour une Républiquedont l’identité est multiple.

Les récents événements dans les Antilles ontdémontré combien les dirigeants de notre pays sontà mille lieues de comprendre ces sociétés issues de

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l’esclavage. Ils ne comprennent pas que le noyauidentitaire de ces peuples est l’esclavage. Ils n’ontaucune idée des dysfonctionnements sociétaux quicaractérisent ces populations. Ils vivent aujourd’huidans l’illusion du métissage qui ferait de ces peuplesdes exemples pour les autres peuples.

Mais ils n’auront dorénavant aucune excuse. Sidurant cent cinquante ans aucune théorie n’existaitpour venir contrer leur vision du monde antillaisaprès l’esclavage, depuis 1998, ils savent qu’un puis-sant mouvement identitaire s’est développé enFrance hexagonale. Continuer à biaiser, à éviter devoir la réalité telle qu’elle est conduira à plonger lespays d’outre-mer dans une crise de plus en plusprofonde.

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La diaspora antillaisede France

Son rôle dans la crisequi a secoué les DOM-TOM

Par Luc LaventureDirecteur des antennes France Ô, RFO

Plus de quarante jours de grève en Guadeloupe.La Martinique prend le relais quinze jours après ledébut de la mobilisation du LKP. Soubresauts à laRéunion et en Guyane : une véritable fièvre revendi-catrice a gagné les dépendances françaises d’outre-mer. Le 19 mars, l’Hexagone, en son cœur, tented’imiter ou d’emprunter le style des Antillais avecune manifestation aux sons des djembés et dutambour ka : la manifestation est rythmée par lesmusiques traditionnelles des Antilles : la France« bouge » aussi… Mais revenons à ce qui a secouéplus particulièrement les deux départements fran-çais d’Amérique : les Antilles.

Ce mouvement aux allures libertaires peut êtrequalifié de mouvement pacifiste et populaire avec un

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fort caractère identitaire. En effet, on peut y voir unbesoin vital de reconnaissance, une sorte de cons-cientisation d’un « fait antillais ». Mais de quel « faitantillais » s’agit-il ? Il y a déjà une grande complexitédans la différenciation entre la Guadeloupe et laMartinique. Les modèles de développement identi-taires et culturels de ces départements connaissentdes particularités très fortes d’une île à l’autre. Lesmouvements migratoires divers, les métissagesempruntent des voies très distinctes. Héritage de lapériode coloniale, une « classe » blanche dominanteexiste dans chacun de ces départements : les békésen Martinique (et en Guadeloupe) ou les créolesblancs (péjorativement appelés yabs/yabesses) à laRéunion. La constante de l’opposition Noir/Blanc,elle aussi héritée de l’esclavage, n’est pas expriméede manière identique d’une île à l’autre : en Marti-nique, en Guadeloupe, ni même à la Réunion. Descommunautés indiennes existent également sur cesîles. Une population plus mélangée à la Réunion(malbars [indiens], zarabs [musulmans]) avec laprésence de populations d’origines africaine (cafres)et asiatique, appelée, de manière générique, lesChinois. Mosaïques ethniques et culturelles dessi-nées en fonction des flux migratoires et des circons-tances historiques. Seulement, malgré des spécifi-cités, tous ces départements et territoires françaisd’outre-mer voient leurs espaces sociaux et leursclasses sociales définis selon des critères de couleuret de race, couplés à des critères économiques.

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Ainsi, les Blancs dominent la hiérarchie sociale et lesNoirs se retrouvent souvent au bas de l’échellesociale. L’idée de la « race » résulte en diverscomportements : assimilationniste ou intégration-niste chez certains ou pour certains ; ou encorefoncièrement antagoniste chez d’autres et pourd’autres. Que dire alors des Antillais de l’autre côtéde l’Atlantique ? Ceux qui se considèrent comme des« déracinés » depuis le Bumidom et ceux qui sontnés dans l’Hexagone (deuxième et troisième généra-tions) ?

Ce quatrième schéma identitaire est forgé en« exil ». À la fin des années 1960, après les premiersdéplacements de populations antillaises venuestravailler dans la capitale française : le Bumidom apermis le transfert et l’installation de milliers d’ultra-marins « en France », « en métropole » – comme ondisait à cette époque – et la création d’une commu-nauté à part. La communauté antillaise installée enFrance, devenue aujourd’hui la communautéantillaise de France. La nuance est grammaticale-ment infime, mais lourde de sens. Du sens quant àl’appropriation d’un espace social. Du sens quant àson inscription dans le paysage culturel français.

Quel est le positionnement de la diasporaantillaise dans ce conflit socioculturel et structurel,opposant le gouvernement français et des syndicatsà forte vocation nationaliste ? Pour le comprendre,déterminons d’abord la réalité de ladite diasporaantillaise.

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■ LE TERME « DIASPORA » EST-IL IDOINE, APPROPRIÉ, ADÉQUAT ?

Avant d’examiner plus avant la réalité de lacommunauté antillaise installée sur le territoirehexagonal, interrogeons la sémantique. Le terme« diaspora » convient-il pour définir la communautéantillaise de France ? « Diaspora1 » vient des motsgrecs speirein (disséminer, disperser) et dia (au-delà,par-dessus). Il signifie, en d’autres termes,« disperser au-delà des frontières ». Il désignait lesJuifs en errance, en exode. Aujourd’hui, ce termedésigne de nombreuses réalités migratoires. Sonsens s’en est trouvé dévoyé ; il est actuellement diffi-cile de désigner clairement les caractéristiquespremières d’une diaspora. Nombre de sociologuesont développé des définitions de cette réalité. Lesdéfinitions foisonnent, s’opposent souvent, maistrouvent, toutefois, des lieux communs. En effet, onpeut considérer qu’une diaspora, au sens tradi-tionnel, recouvre trois caractéristiques principales :

1. Christine CHIVALLON, « La Notion de diaspora appliquée au mondenoir des Amériques : l’historicité du concept », in Diaspora : identitéplurielle, Africultures, n° 72, 2007. Selon Chivallon ce serait unetraduction des termes hébreux galut (exil et esclavage) et golah(communauté en exil). Il renvoyait traditionnellement à la commu-nauté juive, ce peuple chassé d’Israël, errant à travers le monde à larecherche d’un pays accueillant, et qui fut dispersé sur plusieurscontinents, tout en conservant un lien inextricable avec la terred’origine.

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• l’unification autour du pays d’origine, symboliqueet la conservation d’un lien (économique et/oupolitique) avec celui-ci ;

• la dispersion de la population sur de multiplesterritoires ;

• la pérennisation d’une culture, originelle.

Christine Chivallon a construit une autre défini-tion, l’acception post-moderne, dont l’archétype estla diaspora des Amériques. Elle en souligne la flui-dité et la souplesse. Elle met en valeur la dynamiquedu social à travers syncrétisme et créolisation. Elles’est inspirée de Paul Gilroy et Stuart Hall, qui ontconceptualisé une diaspora dynamique qui évolueen fonction du milieu, mettant en jeu des stratégiesd’intégration et donnant une communauté hybride,métisse. Ainsi, le triptyque « identité-territoire-mémoire1 » de la définition classique est aboli par laconception hybride post-moderne « multiple,hybride, mobile, polyphonique, […] procède d’unealchimie du brassage, qui ne s’enferme dans aucuneidéologie exclusive » et est définissable « à travers ledésir de transcender à la fois les structures de lanation et les contraintes de l’ethnicité et du particu-larisme national2 ».

Ces définitions s’appliquent-elles à la commu-nauté antillaise en Hexagone ? Quel genre de migra-tion ? Bipolaire et très limitée. Les migrations, de

1. Christine CHIVALLON, op. cit.2. Paul GILROY, The Black Atlantic, Verso, 1993.

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longue durée, en provenance des DOM-TOM se fontexclusivement vers la France hexagonale. L’ouver-ture sur l’Europe : quelques-uns s’y aventurentdésormais. Hors des frontières françaises. Outre-Manche notamment, voire outre-Atlantique, dans lespays de la francophonie (Canada) ou anglophone(États-Unis). Mais encore de manière infime. Il n’y apas de réelle multipolarité de cette migration ni deréelle représentativité antillaise hors du territoirefrançais.

Autre point essentiel : il n’y a pas d’extranéitéterritoriale entre les points d’origine et le paysd’accueil. Selon ces critères, ce ne serait pas unediaspora, puisque, administrativement, les Domiensne sont pas des étrangers. Ils ne bénéficient pas d’un« accueil » à proprement parler, tels un demandeurd’asile, un réfugié ou un expatrié. Les DOM-TOM sontsitués dans la région américaine mais appartiennentau territoire français. La discontinuité territorialephysique est évidente au vu des quelques milliers dekilomètres qui les séparent de la métropole. Ce sontdes migrations dites « intérieures » malgré ce détaild’importance. Incontestablement, une atténuationde l’éloignement de ces territoires « périphériques »par rapport à leur centre.

La diaspora antillaise est une communautéplurielle. En fait, tout ultramarin sait les disparitésculturelles, si infimes soient-elles, que les habitantsdes départements d’outre-mer se reconnaissent. Neserait-ce qu’entre Guadeloupéens et Martiniquais,

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une attitude différencialiste subsiste depuis desdécennies. On se reconnaît une culture différente, unparler différent, un créole distinct (grammaticale-ment et lexicalement notamment), voire une créolitédifférente. L’être créole en Guadeloupe serait plusroots, moins « policé » qu’en Martinique. Unedistinction sociale et culturelle est nettement faiteentre les deux îles, malgré leur histoire commune etleurs caractéristiques démographiques très proches.Imaginons alors les divergences entre un Guadelou-péen et un Guyanais ! Ou un Martiniquais et unRéunionnais ! Les différents écosystèmes danslesquels ils évoluent sont séparés par des nuances,vues comme insignifiantes, infimes, insoupçonna-bles. Mais il y a tout un monde dans ces petiteschoses. Ces « peuples », comme d’aucuns s’appel-lent – on parle de peuple guadeloupéen, de peuplemartiniquais – se retrouvent une communauté detraits historico-culturels et, par conséquent, identi-taires : la caribéanité, l’antillanité, la négritude, lacréolité. Une créolisation de ces créolités. Or toutediaspora renvoie généralement à une culture unique.On parle de diaspora chinoise, et pas de diasporaasiatique. De diasporas jamaïcaine et barbadienne,et pas de diaspora « anglo-caribéenne ».

Enfin, la symbolique de l’île d’appartenance resteprégnante chez les Antillais installés en France hexa-gonale. La Guadeloupe, la Martinique, la Guyane etla Réunion restent le « pays » de chacun. LesAntillais l’évoquent comme un pays à part entière,

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avec nostalgie parfois. D’ailleurs, les Antillais nedisent-ils pas : « Mwen bizwen rantré an péyi anmwen » (je veux rentrer au pays), « Péyi an mwen »(mon pays), « Kaz an mwen », « Kay mwen » (mamaison). On parle du « pays » avec toute sa dimen-sion citoyenne. Toute sa dimension culturelle. Ce motest fortement connoté et renvoie à un sentimentd’appartenance par lequel ils s’excluent, volontaire-ment ou inconsciemment, de la grande nation fran-çaise. Un ultramarin installé en France, mais ayantgrandi aux Antilles (ce détail est d’importance), sesent étranger à cette France qui, pourtant, reste sapatrie sur le papier. Pas de drapeaux guadeloupéen,martiniquais, guyanais ou réunionnais à saluer. Il yaurait donc une diaspora antillaise : axée surl’émotion et le sentiment d’appartenance. L’identitédes ultramarins est forgée dans le terreau de terresfrançaises qui s’accommodent mal de leur francité,tant la distance est grande entre la patrie et ses« filles », anciennes colonies. L’ultramarin en Franceest un étranger.

Dans son sens post-moderne, la diaspora seraitune conséquence de l’esclavage. La diaspora afri-caine est l’ensemble des populations issues desmigrations forcées de la traite négrière. Les popula-tions des DOM procèdent de traite et font partie dece grand ensemble. Mais à l’échelle de la France,pouvons-nous considérer qu’elles constitueraientune diaspora post-moderne ? Évaluons cela à traversla perspective de Paul Gilroy. La diaspora antillaise

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en France est-elle hybride ? Certes. Polyphonique ?Elle est effectivement constituée de plusieurs créo-lités. Hybride ? Plus encore, à travers ces diversescréolités d’autres identités se forgent. C’est cettecréolisation des identités antillaises que nous nousferons fort de mettre en exergue.

Le dernier point à étudier est l’aspect économiqueet politique de la diaspora. C’est ce qu’on appelle ensciences politiques le « transnationalisme ». En effet,les populations en diaspora sont des« transnationaux ». Malgré le fait qu’ils aient quittéleurs racines, ils continuent de regarder vers leurpays d’origine, de s’intéresser à la vie quotidienne, àla politique et à l’économie du pays. À son évolution.Les juifs installés à l’étranger ou nés à l’étrangercontinuent de soutenir Israël, d’investir en Israël. LesAfricains installés en France – bien que beaucoupn’aiment pas ce terme générique ; ils proviennentd’États différents – envoient également de l’argentau pays. Certains quittent leur village pour fairefortune et aider la famille. C’est également le cas desHaïtiens ou des Chinois – qui mettent en place deschaînes de migration très denses et parfaitementorganisées. Un de mes amis, Pierre Biboum II,m’expliquait d’ailleurs comment les Maliens ou lesCamerounais envoyaient de l’argent au pays afin defavoriser la construction d’infrastructures, le défri-chage de parcelles de forêts afin de planter et dedévelopper l’agriculture ou encore de favoriserl’emploi en créant des (micro-)entreprises, ou encore

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en construisant des maisons individuelles. Existe-t-ilune forme de transnationalisme antillais ? Envois defonds ? Implication politique ? En fait, c’est un trans-nationalisme « intérieur » qui reste épisodique,conjoncturel et situationnel. Cette idée est déve-loppée plus avant dans la troisième partie de l’argu-mentation. Donc, bien que le terme « diaspora » nesoit pas le plus adéquat, il devra être utilisé danscette étude, faute d’une terminologie mieux circons-crite.

Environnement socioculturel et développements identitaires

La diaspora antillaise recouvre des réalités trèsdiverses. Donc, des identités très diverses. L’identitéet la culture sont changement, évolution. Elles ne sefixent pas. Comment s’est formée cette diaspora enFrance ? Par vagues successives.

La première vague concerne de jeunes étudiantsantillais avides d’assimilation. Dans les années 1910pour Gaston Monnerville, dans les années 1920 pourLéon-Gontran Damas, et 1930 pour Aimé Césaire, parexemple. Ces derniers étaient soit des enfants declasse moyenne, soit des enfants de nantis ou encorede familles dédiées à la France et à ses valeurs. Ilss’installent en France métropolitaine pour étudier etse rapprocher de cet idéal français. C’est un élanassimilationniste qui pousse les jeunes Antillais àpartir. Ils sont patriotes : tels les dissidents pendant

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la Seconde Guerre mondiale. Ils sont francophiles :ils parlent et écrivent le français dans un langagechâtié et hautement soutenu. L’instruction estl’unique porte de sortie vers un avenir meilleur,l’unique moyen de sortir des champs de canne,comme l’écrivait le philosophe guadeloupéen CyrilServa. L’identification avec la France était alors trèsforte. D’ailleurs, les grands intellectuels antillais, telsAimé Césaire (Martinique), arrivé dans les années1930, ou Léon-Gontran Damas (Guyane), arrivé dansles années 1920, n’étaient-ils pas les meilleurs héri-tiers du legs linguistique de la nation française ? Cesderniers étaient en concordance, en résonance, avecla nation française : la langue française n’a jamaisautant chanté qu’à travers les mots d’Aimé Césaire,le chantre de la négritude. Ces hommes, à traverscertains de leurs écrits, mais plus encore au traversde leurs comportements de « nègres civilisés »,portaient en eux un idéal d’assimilation – puis d’inté-gration. C’est d’ailleurs cela qui exhortera Césaire àproposer un projet de loi pour la départementalisa-tion des colonies françaises. Mais plus ils allaientvers cette volonté d’intégration et d’assimilation,plus leur image se trouvait pervertie par le miroirsocial français, le regard de ce Français duquel ilsdésiraient se rapprocher. Césaire, Damas et Senghor,de plus en plus – et tellement –, en décalage avecl’histoire de l’Europe, pensèrent, formulèrent etrevendiquèrent cette idéologie nègre : la« négritude ». Césaire se trouva également en déca-

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lage avec l’histoire du communisme : idéologie àlaquelle de nombreux hommes, les damnés de laterre, adhérèrent. Et comme par un tour de magie, cemouvement de balancier entre une appropriation,assimilation plus grande et une fierté nègre plusprofonde, plus fortement ce mouvement de va-et-vient, identificatoire, les ramenait vers leurs racinesafricaines et leurs réalités épidermiques et histori-ques. En somme, leur différence de couleur les a éloi-gnés peu à peu de leur idéal philosophique.

La seconde grande vague d’implantation arrive enmétropole dès la fin des années 1960 avec leBumidom (Bureau pour le développement des migra-tions des départements d’outre-mer), créé en 1963par Michel Debré, Premier ministre. De 1963 à 1982,le Bumidom a pour mission officielle de prévenir lasurpopulation qui menaçait le marché de l’emploi,d’améliorer la situation économique ainsi que lepouvoir d’achat dans les départements d’outre-mer.Cette société nationale a permis l’installation demilliers d’Antillais et de Réunionnais dans l’Hexa-gone. « Déportation » ? « Génocide par substi-tution » ? Misère culturelle mais aussi économique ?Ou alors opportunités de professionnalisation etd’expansion pour des populations antillaises qui ontpu sortir de leur insularité ? Marc Tardieu écrit à cepropos : « Officiellement, le Bumidom se proposesimplement de les aider, de canaliser un mouvementspontané. […] Dans les faits, la métropole et notam-

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ment la capitale ont besoin de cette main-d’œuvrepeu qualifiée et abondante, main-d’œuvre de natio-nalité française susceptible, entre autres, d’occuperles postes de catégorie C et D de la fonctionpublique. Ceux que les métropolitains, précisément,paraissent bouder1. »

Cependant, au lieu de sortir de leur insularité, desîlots culturels se sont formés. Une autre insularité :ces « migrants de l’intérieur », logés dans desbanlieues peu onéreuses, ont reconstruit une îleidentitaire. Une insularité socioculturelle. Unecommunautarisation. Une quasi-fossilisation cultu-relle. En effet, on constate que cette première géné-ration d’Antillais s’est retranchée derrière des fron-tières culturelles inébranlables. Dans certainesbanlieues parisiennes, les coutumes, les habitudesculinaires, les traditions se sont maintenues, grâce àla pérennisation du lien culturel qui les liait à leur« pays » d’origine.

Pourtant, un délitement de la culture antillaise,créole, se produit avec la seconde génération,descendants des premiers migrants. Mutation cultu-relle due sans conteste à l’environnement desenfants qui au contact de leurs parents, mais encoredes instances sociales, acquièrent un certain nombrede valeurs et de codes sociaux. Affaiblissementculturel, au détriment de la créolité, et en faveur de

1. Marc TARDIEU, Les Antillais à Paris – D’hier à aujourd’hui, Éditions duRocher, 2005.

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la francité. C’est le résultat à la fois de la parentèle etde l’école qui souvent exhortaient sa progéniture às’assimiler afin de devenir un « vrai » Français. Cesattitudes étaient autant la conséquence du change-ment d’environnement sociolinguistique que celled’un héritage de la colonisation : dans les écolesfrançaises aux Antilles, il était interdit de parler lecréole. Les débuts du Bumidom et de la décolonisa-tion seront marqués par une vigoureuse volontéd’intégration, voire d’assimilation, des Antillais enFrance, mais aussi en outre-mer. Donc, la socialisa-tion de cette seconde génération d’Antillais est tribu-taire, concomitamment, de la famille avide d’intégra-tion et de l’environnement socioculturel franco-fran-çais qui pousse l’individu à se conformer à desnormes, des codes, à une histoire française, civilisa-trice et déculturant l’individu d’origine antillaise. Cesderniers n’apprenaient-ils pas que leurs ancêtresétaient Gaulois, alors qu’ils étaient descendantsd’Africains ? Déracinement psychologique, à la fois,dans l’île d’origine et en France hexagonale. Mêmelà, leur sentiment d’appartenance à la nation fran-çaise était réduit à « peau de chagrin », confrontésqu’ils étaient à l’image que leur « obscur » épidermerenvoyait à l’autre Français, au Français autre, leBlanc.

Troisième génération. Renversement de situation.Réappropriation de la créolité. Revendication identi-taire. Revendication de leurs origines antillaises. Cesjeunes nés en France, de parents français d’origine

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antillaise, se perçoivent alors comme Antillais enFrance et plus comme Antillais de France commeleurs parents. Il y a rupture. C’est la théorie Fano-nienne. La différence de couleur de l’immigré enFrance le repousse dans son extranéité originelle. Dumoins celle de leurs parents ou de leurs grands-parents, immigrants en France. Ils sont Antillais deFrance, car nés sur le territoire hexagonal. Ils sontinscrits dans un contexte socioculturel a priori favo-rable à une intégration, puisque au plus près ducentre. Cependant, ils sont Antillais en France, laconjoncture sociale française leur interdisant touteintégration réelle. Désintégration de l’identité fran-çaise chez la troisième génération. C’est l’attitudeque le peuple franco-français – pour faire la partentre les Français d’origine étrangère et les Françaisque l’on pourrait dire « pure laine » – montre àl’égard de tous ceux qui ne lui ressemblent pas. EnFrance aussi, le social est investi par la pigmentation.

Enfin, un dernier groupe : les ultramarins installésen France, a priori, pour une durée déterminée (lesétudes, par exemple). Une différence fondamentaleles sépare des ultramarins nés en Hexagone : l’envi-ronnement de leur enfance : l’un est investi par lacouleur (métissage) ; l’autre feint d’ignorer lacouleur tout en lui arrogeant un espace social déter-minant et discriminant. Tous – troisième générationpour les premiers, première génération pour lesautres – ont intégré leur différence et leur non-fran-cité. Extranéité par rapport à un peuple qui les nie et

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les rejette dans une différence liée à la couleur. Leursréactions sont différentes, toutefois.

La crise aux Antilles : une solidarité conjoncturelle dans l’Hexagone

On pourrait penser que ce lien « inextricable » –évoqué plus haut – entre les immigrants et leur paysd’origine n’existe pas dans le cas des Antillais franco-phones. Et pourtant. Entre les ultramarins de l’Hexa-gone et les Antilles, il y a un attachement très fort.Implication quotidienne pour certains : informations(que les journaux régionaux permettentaujourd’hui), nouvelles de la famille (facilitées parl’Internet). Les médias de masse tels que la télévi-sion, la radio ou le monde virtuel de l’Internetrapprochent les départements d’outre-mer de sesenfants installés dans l’Hexagone1. Des interfaces etdes réseaux d’amis virtuels accentuent cela :photos, musiques, vidéos musicales, vidéosamateurs circulent entre les hexagonaux et lesîliens… le quotidien de chacun est affiché à traversces connexions. Journalières. Coutumières. Essen-tielles. Vitales presque. Certains laissent penser qu’ilexiste une coupure nette entre ces deux mondes. Caril est vrai que le phénomène de « diaspora », del’« exilé » se fait également sentir chez les Antillais :

1. France Ô, chaîne du groupe France Télévisions, diffuse chaque jourles journaux télévisés des régions ultramarines et propose uneédition constituée des faits saillants de l’actualité en outre-mer.

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celui qui est parti ne connaîtrait plus son île, n’appar-tiendrait plus à son univers en propre, puisqueinstallé dans un ailleurs qui le rendrait étranger àceux qu’il considère comme ses compatriotes. Etpourtant. Une solidarité existe sans conteste.Conjoncturelle certes. Solidarité liée aux circons-tances d’urgence qui pressent ou oppressent le« pays ». Par exemple, après le cyclone Hugo en 1989ou encore après le crash, au Venezuela, d’un aviondont les passagers étaient majoritairement martini-quais, les Antillais de France se sont fortement mobi-lisés pour venir en aide à leurs familles démunies.Envoi de fonds pour reconstruire les habitations ourelancer l’activité. L’affect, le cœur, l’âme de cesultramarins de France sont toujours dans leur îled’origine. « Le cordon ombilical n’est pas coupé »,confie Rosan Royan, secrétaire général du Gedfom(Groupement d’entreprises des Français d’outre-mer), au cours d’un entretien. D’ailleurs, cette asso-ciation créée en 2008 – bien que jeune – montrequ’un souci de s’organiser autour d’une identitéantillaise se fait sentir chez les ultramarins deFrance. Si la participation économique se faisaitauparavant rare et ponctuelle, liée aux circonstancesde catastrophe ou de crise, aujourd’hui elle se veutplus durable, avec la construction de ponts économi-ques entre les Antilles et ses nationaux installés enFrance. M. Royan n’a-t-il pas investi en Guadeloupeen y créant une entreprise ? Sa démarche étaitcitoyenne avant tout : favoriser la population locale.

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Il ne semble pas prématuré de dire que cette asso-ciation s’inscrit dans la continuité de la mobilisationdes Antillais : d’abord reconnaissance de l’histoire(esclavage, crime contre l’humanité), puis visibilitéidentitaire et culturelle. Le Gedfom œuvre à soutenirles initiatives des ultramarins à travers des partena-riats, des soutiens logistiques et autres expertises.Les ultramarins s’organisent. Ils ont réponduprésents encore pour aider les Antilles dans la crisesociale et politique qui les a secouées.

Récemment, un mouvement de solidarité s’estforgé entre les Antillais « au pays » (selon l’expres-sion consacrée) et les ultramarins de la France hexa-gonale. Ce qui a permis de réunir ces Hommesautour d’une seule cause : l’attitude délétère que laRépublique française a eue à l’égard de ses départe-ments. Le CLKP (Continuité Liyannaj Kont Pwofita-syon) est créé, relais du LKP en Hexagone. Àpremière vue, on voit une transversalité dans lemouvement. Ce sont les mêmes revendications : desrevendications nationalistes ? indépendantistes ?Mais, finalement, quel fut le rôle de cette diasporaantillaise dans le cadre de ce conflit aux Antilles ?

Le mouvement mené par le collectif LKP enGuadeloupe visait initialement à répondre auxproblèmes d’ordre conjoncturel que connaissent lesdépartements d’outre-mer : cherté de la vie, haussesalariale principalement. À ces griefs d’ordre socioé-conomique s’ajoutent des revendications politiques,identitaires, voire nationalistes. Lors des démonstra-

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tions dans les rues, on entend des slogans fortementconnotés : « La Gwadloup sé tan nou, La Gwadloupsé pa ta yo, yo pé ké fè sa yo vlé èvè péyi an nou »(La Guadeloupe nous appartient, la Guadeloupen’est pas à eux. Ils ne feront pas ce qu’ils veulent denotre pays). Sont-ce réellement des volontés d’indé-pendantisme qui s’expriment ? Élie Domota, porte-parole du collectif, certifiait que le mouvement nevisait pas à requérir un changement aussi radical dustatut de l’île. Toutefois, des velléités semblentpercer au sein du mouvement. La Martinique, dont lesyndicalisme paraît beaucoup moins virulent quecelui de la Guadeloupe, se mobilise également pourajouter ses propres revendications salariales avec leCollectif du 5-Février. Et suit l’île de la Réunion. Laparticularité en Guadeloupe est ce projet sociétalque le collectif LKP soumet aux représentants del’État, c’est aussi cette véhémence outrancière quiteinte parfois les propos des syndicalistes, ce sontégalement les affrontements verbaux entre lesdiverses parties en scène dans le conflit. Renforce-ment du mouvement par l’instrumentalisation d’unreportage documentaire de la chaîne Canal+ sur« Les derniers maîtres de la Martinique » : inégalitéssociales criantes existant dans les DOM-TOM, plusprécisément en Guadeloupe et en Martinique. Àleurs revendications salariales viennent s’amalgamerdes requêtes à l’encontre du « système féodal » enplace, héritage direct du colonialisme. La mainmisedes békés sur l’économie des îles révèle l’injustice

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structurelle qui y prédomine. Les discours à connota-tion raciale se font plus ouvertement et les affronte-ments sont plus durs.

Certains ont reproché à l’État son manque deréactivité lors des premiers mouvements contesta-taires contre les prix de l’essence en Guyane.Certains affirment que le mouvement a rebondi auxAntilles et s’est radicalisé parce que l’on avaitl’impression que l’État faisait la sourde oreille.

Ce sentiment a eu des échos non seulement avecla mobilisation aux Antilles, et particulièrement enGuadeloupe, mais aussi en Ile-de-France, plus parti-culièrement à Paris. Il y a eu des manifestations :8 février, 21 février, 28 février… Deuxième frustrationde la diaspora antillaise : le peu d’écho de ce mouve-ment dans les médias internationaux, hormis, biensûr, France Ô. Les ultramarins accusaient même lesmédias de rendre cette grève imperceptible, inau-dible, indifférente en somme, à la nation française. Ila fallu attendre la troisième semaine de grève pourvoir le représentant de l’État à l’Outre-mer sedéplacer en Guadeloupe. Nombreux sont ceux quiaccusaient l’État de laisser les choses « pourrir ». Ducoup, les enchères sont montées. La grogne aaugmenté. La mobilisation s’est durcie à mesure queles jours passaient. Les ultramarins de l’Hexagonedécidaient pour une grande part, de prendre parti :de se mobiliser. Pour reprendre l’expression de Jean-Claude Cadenet, « les ultramarins de la métropole

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avaient un désir ardent de savoir, mais aussi decontribuer1 ».

En dépit d’une hétérogénéité très forte au sein dela diaspora antillaise, différentes associations sesont organisées en collectif, donnant une suite favo-rable au mouvement dans les îles. La mobilisations’organisait dans l’Hexagone avec ce que l’on peutappeler « une propagande bien ficelée » : discoursnationalistes et dénonciateurs. L’Internet a joué unrôle important dans cette mobilisation moderne,avec la création de sites, de forums de discussion surl’identité guadeloupéenne, l’investissement deréseaux sociaux, tels que Facebook ou MSN, etc. LeLKP voyait fleurir de nombreux relais dans l’Hexa-gone, notamment chez les jeunes.

Le 10 février 2009, un CLKP voyait le jour dansl’Hexagone, à Paris, suite à l’envoi d’un émissaire duLKP, Jocelyn Lapitre. Les membres constitutifs de cecollectif appellent les hexagonaux à se mobiliser :« Nous, Continuité Liyannaj Kont Pwofitasyon,constitués dans l’Hexagone pour soutenir lesmouvements initiés en Guadeloupe contre la viechère et pour la suppression des inégalités entrel’Hexagone et les pays d’outre-mer, puis déclenchésen Martinique par le collectif du 5 février 2009, appe-lons tous les citoyens, artistes, associations, syndi-cats et partis politiques conscients et épris de justiceà se mobiliser pour faire aboutir les négociations. »

1. Entretien personnel, mars 2009.

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Ils explicitent la nature de leur mobilisation : « […] Lamission que nous nous sommes confiée est desoutenir les justes revendications de nos compa-triotes. C’est pour cela que nous avons pris le nom deContinuité Lyannaj Kont Pwofitasyon. Comme le LKP,notre collectif est apolitique et citoyen et son appels’adresse à l’ensemble de la population hexagonale.[…] Nous voulons que la France une et indivisibledans sa Constitution le soit au quotidien1. »

Ainsi, le CLKP voudrait que la France respecte sesengagements vis-à-vis de ses citoyens ultramarins.Pour cela, plusieurs manifestations ont eu lieu dansla capitale française, notamment :

• samedi 31 janvier 2009 : manifestation desoutien aux Guadeloupéens en grève généraledepuis plus de treize jours, marche citoyenne dela place de la République à la place de la Nation.Cette marche aurait rassemblé plus de 1 200personnes dans les rues de Paris ;

• samedis 21 et 28 février 2009 : marches desoutien à la mobilisation aux Antilles. Lesmembres du CLKP déclarent manifester dans lebut unique de voir les négociations aboutir dansun climat de paix.

Malgré les discours revendicatifs du LKP enGuadeloupe, les ultramarins se disent français et sepositionnent sur une politique intégrationniste. Ils

1. http://continuitelkp.new.fr/ (consulté le 1er mars 2009).

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ont fait le choix de vivre en France hexagonale etentendent bien s’incorporer durablement au tissusocial. Ultramarins au pays et en Hexagone ont tousun désir d’égalité ; bien que, selon Jean-ClaudeCadenet, les premiers axent leurs revendications surune reconnaissance, une demande de dignité, alorsque les seconds sont beaucoup en demande depromotion sociale et d’une citoyenneté accomplie.

Cette solidarité serait-elle seulement conjonctu-relle ? circonstancielle ? Il y aurait, selon moi, deuxlogiques claires dans cette mobilisation transatlan-tique : une logique identitaire et à vocation nationa-liste – opposition Guadeloupéens-Martiniquais vsFrançais – et l’autre mémorielle et à vocation intégra-tionniste – devoir de reconnaissance de l’esclavageet des descendants d’esclaves. La solidarité existantentre les divers départements et territoires d’outre-mer et leur diaspora montre qu’un réseau sociopoli-tique et culturel s’est forgé en quelques semaines,que la détermination à se faire entendre est grandechez les populations antillaises, îliennes et hexago-nales, que l’imposition d’une francité monochroma-tique ne doit plus perdurer.

Les ultramarins installés pour leurs études enFrance arrivent avec la conscience précise de leurdifférence culturelle (créole et français assumés etrevendiqués pour certains, épiderme différent etmétissage plus accepté, ils se mélangeaient déjàbeaucoup plus au lycée entre Indiens, Noirs etBlancs) ; ils ne cherchent pas à s’assimiler et créent

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au contraire leurs propres réseaux (le carnaval deBordeaux en est la preuve – ils y organisent mêmedes soirées Guyane, ou Martinique ou Guadeloupe,ou martinico-guadeloupéenne, mais jamais antil-laise), et s’ils ont souvent désapprouvé la violenceverbale en Guadeloupe et les discours anti-békéstrop « colorés », ils sont apparus parfois plusengagés que les jeunes de Guadeloupe vers uneexigence de respect, de solidarité et de justicesociale. Ils se sont sentis solidaires, parce qu’ils ontmal vécu le rappel à leur épiderme en arrivant enFrance alors qu’ils s’assumaient différents mais pasinférieurs. La peur qu’ils font naître chez certains lesétonnent, et ils se tournent encore plus vers un autrequi leur ressemble et qu’ils veulent imiter : le Noiraméricain, qui, par les vêtements, le parler, lamusique, les rassure et leur rend la fierté d’être Noir.Ils ont suivi le LKP pour ces raisons. Cet élan de soli-darité débouchera-t-il sur une légitimation de la dias-pora antillaise en tant que relais pérenne des préoc-cupations des îliens sur le territoire hexagonal ? Oui,cela sera pérenne, car leur besoin de respect etd’identification devient chaque année plus fort. Leurfrancité mise à mal cherche d’autres « autres », et,Français assumés, ils se tournent vers l’Amérique etpas encore l’Afrique. L’avenir ? Vont-ils s’imposer etimposer leur différence – car ils sont nombreuxcontre l’indépendance – ou s’identifier à unenouvelle diaspora « noire, antillaise », à l’aise enFrance, tournée vers l’Amérique et les autres mino-

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rités ? Mais totalement à part, comme les Asiatiquesdans le XIIIe arrondissement de Paris, dépassantainsi le clivage qui les divisait ? Il est certain, toute-fois, que les Antillais de France ou en France ont jouéun rôle prépondérant en termes de visibilité dumouvement. Et c’était là, la raison d’être de cettecontinuité des idées au-delà d’une discontinuitéterritoriale. Quant à l’avenir de cette diasporaantillaise : d’aucuns pensent qu’elle ne continuera às’exprimer qu’épisodiquement. D’autres y voient ledessein d’une réalité antillaise qui dépasserait sesfrontières naturelles : les DOM, l’Hexagone et, pour-quoi pas, la Caraïbe et l’Amérique, à travers desfraternisations et des identifications élargissant lesfrontières culturelles.

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Index des noms propres 143

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Index des noms propres

Nombre

5-Février 29

A

abbé Grégoire 98

Abouna 17

Air France 19, 98

Amédien, Bernard 19

Anderson, Benedict 73

Avenir et Giraudy 98

B

Barbier, Christophe 8

Barnier, Michel 60, 62

Barst, Kolo 21

Béville, Albert 17

Biboum II, Pierre 125

Bissette, Cyrille 13

Bolliet, Anne 41, 44

Bonaparte 88, 97, 98

Bougrier, Gérard 41

Braflan-Trobo, Patricia 11,15

Brard, Jean-Pierre 38, 41

Bumidom 119, 128, 130

Burton, Richard D.E. 106

C

Cadenet, Jean-Claude 136,139

Carenco 9

Césaire, Aimé 8, 15, 16, 25,126, 127

Chamoiseau, Patrick 27, 81

Chirac, Jacques 97, 100

Chivallon, Christine 120,121

Colbert 34

Collectif du 5-Février 135

Condorcet 89

Confiant, Raphaël 75, 76

Continuité Liyannaj KontPwofitasyon 134, 137, 138

Cosnay, Marie-Joseph 17

Crétinoir, Guy 18

Cyrille, Omer 18

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D

Dahomay, Jacky 79

Damas, Léon-Gontran 126,127

Dauphin 98

Debré, Michel 128

Delgrès, Louis 98

Dole 60

Domota, Élie 8, 11, 85, 135

Dutreil 53

E

Engel 37

F

Fabius, Laurent 97

Fragonard, Bertrand 41

G

Gama, Raymond 18

Gedfom 133, 134

Gibran, Gibran Khalil 59

Gilroy, Paul 121, 124

Girardin, Brigitte 66

Glissant, Édouard 17

Gracchus, Fritz 90

Groupe pour l’organisationnationale de la Guadeloupe19

H

Hayot, Bernard 45, 51, 58

Huyghues-Despointes,Alain 56

I

Ilmany 18, 23

J

Jégo, Yves 8, 29, 32, 84

Jeune, Jean-Louis 94

Jospin, Lionel 97

K

KLNG 20

L

L’Affiche européenne 98

Laffineur, Marc 41

Lapitre, Jocelyn 137

Les Bateaux parisiens 98

Lescallier 88

LKP 11, 29, 77, 78, 79, 84,117, 134, 135, 137, 138, 140

Louisor, Georges-Aristide15

Louverture, Toussaint 98

Lynch, Willie 88

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Index des noms propres 145

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lles

M

Malo, Ti 23

Manville, Marcel 17

Marbœuf, Humbert 19

Marie-Louise, Georges 18,23

Mauroy, Pierre 108

Maximin, Daniel 82, 97

Mitterrand, François 95, 96

Moguyde 19

Monnerville, Gaston 98,126

Moutoussamy, Ernest 16

O

Obama, Barack 68

Organisation de la jeunes-se anticolonialiste martini-quaise 19

P

Parfait 51

Pératout, Henri 19

Poimbœuf, Marcel 16

Poirine, Bernard 36, 37

Pons 65

Pwofitasyon 138

R

Rasroc 18

Régent, Frédéric 107

Reinette, Luc 19, 20

Ricardo, David 34

Romana, Viviane 112

Rosaz, François 18

Royan, Rosan 133

S

Sainte-Marie, Poyen 88

Sainton, Jean-Pierre 18

Sara 44, 54, 55

Sarkozy, Nicolas 2, 9, 42,50

Schmidt, Nelly 14

Schœlcher, Victor 89, 90,91, 92, 94, 95, 97, 98, 105

Senghor, Léopold Sédar127

Serva, Cyril 127

Smith, Adam 34

SNCF 98

Société anonyme de raffi-nerie des Antilles (Sara) 43

Sodexho Guyane 98

Sorin 24

Système U 51

T

Tanc, Xavier 92, 93

Tardieu, Marc 128, 129

Taubira, Christiane 86

Tenneron, Jean 41

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lles

Tocqueville, Alexis de 87,89, 90

Total 43

Toumson, Roger 16

Trautman, Catherine 99

U

Union générale des tra-vailleurs de la Guadeloupe77

UPLG 19

V

Vergès, Françoise 103, 104

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N° d’éditeur : 3870Dépôt légal : juin 2009

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François DurpaireMichel Giraud

Guy NumaPascal Perri

Stéphanie Melyon-ReinetteSerge Romana

Sous la direction de Luc Laventure

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QUELLE PLACE POUR L'OUTRE-MER DANS LA RÉPUBLIQUE ?

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78 •

ISBN

: 97

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En janvier et février 2009, la « révolution antillaise » a bousculé

le compromis républicain construit sur la départementalisation

et convoqué les vieilles douleurs. Peu habituée à tant de colère,

l’opinion publique s’est demandé alors ce qui se cachait derrière

la carte postale des plages de sable blanc et les doudous créoles

en robes colorées que photographient les touristes.

Pour mieux comprendre la crise qui a eu lieu aux Antilles

françaises, en Guyane et à la Réunion, France Ô, chaîne du

groupe France Télévisions, et les Éditions Eyrolles ont rassemblé

les expertises d’économistes, de géographes, d'historiens et de

sociologues reconnus.

L’objectif d’un tel ouvrage n’est pas d’alimenter la repentance

permanente, ni l’oubli éternel. Il s’appuie sur la réalité et mobilise

des idées nouvelles pour développer des richesses locales

durables et bâtir une relation neuve et équitable entre la République

et ses anciennes colonies de l’arc caraïbe.

Avec les contributions de François Durpaire, historien ; Stéphanie

Melyon-Reinette, civilisationniste ; Guy Numa, économiste ; Michel Giraud,

sociologue ; Serge Romana, médecin ; Pascal Perri, économiste et

géographe. Sous la direction de Luc Laventure, journaliste.

Antilles françaises :« maintenant, rien ne sera plus

comme avant »

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