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KENJAH ESSAI SUR LA VIOLENCE ANTILLAISE Identité, mimétisme et logique sacrificielle aux Antilles Editions de la Lettre Noire Collection noir sur blanc Décembre 2011

Essai sur la violence antillaise

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Page 1: Essai sur la violence antillaise

KKEENNJJAAHH

EESSSSAAII SSUURR LLAA VVIIOOLLEENNCCEE AANNTTIILLLLAAIISSEE

IIddeennttiittéé,, mmiimmééttiissmmee eett llooggiiqquuee ssaaccrriiffiicciieellllee aauuxx AAnnttiilllleess

Editions de la Lettre Noire

Collection nnooiirr ssuurr bbllaanncc

Décembre 2011

Page 2: Essai sur la violence antillaise

2

AAllii BBaabbaarr KKEENNJJAAHH

EESSSSAAII SSUURR LLAA VVIIOOLLEENNCCEE AANNTTIILLLLAAIISSEE

IIddeennttiittéé,, mmiimmééttiissmmee eett llooggiiqquuee ssaaccrriiffiicciieellllee aauuxx AAnnttiilllleess

II.. AAvvaanntt--vveennttss.. LL’’AAppooccaallyyppssee oouu llaa ttrraaggiiqquuee gguueerrrree ddeess MMêêmmeess pp.. 44

IIII.. LLaa vviioolleennccee eett llee ssaaccrréé ccoommmmee ffoonnddaattiioonnss.. PPrréésseennccee ddee RReennéé GGiirraarrdd pp.. 77

IIIIII.. LLaa llooggiiqquuee ssaaccrriiffiicciieellllee ddaannss lleess ddiissccoouurrss aannttiillllaaiiss ((CCééssaaiirree,, FFaannoonn,, GGlliissssaanntt)) pp.. 1155

11)) CCééssaaiirree,, oouu llaa ppeerrmmaanneennccee dduu ttrraaggiiqquuee pp.. 1155

22)) IIbbrraahhiimm FFaannoonn,, oouu ll’’éécchheecc ddee llaa vviioolleennccee llééggiittiimmee pp.. 2233

33)) GGlliissssaanntt oouu llaa rreeffoonnddaattiioonn mmyytthhoollooggiiqquuee pp.. 3377

IIVV.. LLaa ttrraaccee dduu vviiddéé.. SSoocciiééttéé mmaarrttiinniiqquuaaiissee eett vviioolleennccee pp.. 5511

Page 3: Essai sur la violence antillaise

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Au sortir d’un nième débat sur « la violence », où j’avais été invité en commune par une association familiale,

je me fis à moi-même un constat affligé. En dépit de la prétendue qualité formelle de nos prestations de

« spécialistes », mes camarades et moi n’avions réussi qu’à enrober de langage technique et de vérités éculées le

constat banal d’une violence quotidienne que n’importe qui pouvait « interpréter » aussi légitimement que nous. Si on

est en droit d’attendre d’un intellectuel qu’il éclaire et ouvre l’accès, alors nous avions échoué à justifier ce statut car

jamais nous n’avons réussi (jamais nous ne réussissons, en général) à sortir du cercle clos de nos représentations

communes des phénomènes de violence. Nous prétendons à la vérité objective, mais la vérité est que dans nos

pratiques - en quelque bord d’où vienne la parole - nous trouvons toujours à légitimer une forme de violence en

retour. Comme si le feu qui consume la maison changeait de nature selon celui qui l’a allumé. Je choisis ici,

délibérément, d’envisager les choses sous l’angle de la maison qui brûle plutôt que sous celui de la culpabilité …

S’agissant d’affronter intellectuellement la réalité de la/notre violence, pour l’essentiel, nous en restons au

voyeurisme et nous comptons les morts. Une fois réinvoquées les mannes esclavagistes, le racialisme sexuel et la

pwofitasyon coloniale, comment aborder avec pertinence, par ex., la violence à l’école ou celle faite aux femmes ?

Comment lier ces deux aspects du problème, ainsi que tous les autres, dans une perspective globale et opératoire ?

D’où faire levier pour agir ? Une part manifeste de notre échec vient du fait que nous traitons toujours la violence de

l’intérieur même de la société qu’elle a contaminée. Nous sommes toujours-déjà dans la violence, par insuffisance de

recul par rapport à l’épaisseur de pratiques sociales que nous endossons plutôt que mettre à nu. Il m’en vint la

réaction déterminée d’établir un inventaire argumenté de ce que je croyais pouvoir dire – en tant qu’

« anthropologue Rastafari» – sur la violence… Car s’il nous faut prendre ce recul dans l’échange et la discussion, cela

ne peut se faire dans la posture, sous le masque, du « spécialiste » mais dans l’exigence de l’exposition. Je ne crois pas

à l’objectivité, mais à l’exposé. Corps nu, crucifié, de la pensée vivante ; de l’expérience de vie qui informe nos idées

d’une épaisseur de vérité indicible. L’énergie que déploie Guillaume Suréna pour maintenir les braises d’une auto-

analyse collective, authentiquement fondée sur l’expérience de la parole intime, relève de cette exigence fanonienne

de rapporter le verbe à la pratique assumée. Que lui soient reconnus les mérites qu’on accorde à ceux qui s’exposent,

Pharmakos de l’exil intérieur… Le pré-texte de cet essai fut une contribution au séminaire organisé par l’association

freudienne Forum à Fort-de-France. Cette contribution, nourrie d’échanges fructueux et d’intimations personnelles,

n’a pu échapper à l’inflation des « convergences éclairantes » et à la surcharge pondérale de mes attentes. Que tous

soient d’avance remerciés pour leur indulgence...

S’inscrire ainsi dans la première personne du singulier c’est comme passer du jeu au je. Eprouver la dimension

risqué du héraut, sa dimension tragique. C’est dénouer son raccord quotidien à la chair souffrante du pays. C’est

prendre sa part du drame et peser sa réplique. C’est, aussi, soulager l’amitié fidèle qui interroge, sans jamais déchoir

de sa présence fraternelle : s’écrier (bien plutôt que s’écrire) peut être partage fécond ; écriture en suspension, sans

filet, mais habitée… C’est donc bien de cette posture revendiquée1 (« anthropologue Rastafari ») que je porte

témoignage et suggère hypothèses concernant la question de la violence aux Antilles. En m’appuyant sur l’idée de

« l’inventaire », j’ai essayé de dresser un feed-back de mes lectures, rencontres intellectuelles et influences sur le

chemin passionnel de mon identité martiniquaise et caribéenne… En profiter pour rendre hommage à la trilogie

fondatrice de mes trois maîtres disparus… Or, très vite, il m’est revenu une véritable empathie avec les thèses et la

synthèse de René Girard, celles d’une fondation sacrificielle de toutes les cultures humaines, dont il s’agit ici de

proposer la féconde singularité comme point de départ d’une plus large, et nécessaire, investigation collective…

Ali Babar KENJAH

1 Revendiquée, puisque certains me la conteste…

Page 4: Essai sur la violence antillaise

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I. Avant-Vents. L’Apocalypse, ou la tragique guerre des Mêmes

Les rares « mythes » du monde moderne, en somme, ne

sont pas de vrais mythes en ceci qu’au lieu de se

refermer sur des solutions sacrificielles épousées sans la

moindre restriction mentale, comme les vrais mythes,

au lieu de refléter la vision persécutrice, ils refusent ce

genre de sacrifice, ils y dénoncent toujours une

abomination.

René GIRARD, Le bouc émissaire

La peste est de retour. La vraie, la noire, la maudite. Après avoir ravagé le monde, la peste est dans nos murs

et nul ne saurait en conjurer le sort, car nous avons aboli les rituels. La peste est contagion, envahissant et

contaminant l’espace comme un gigantesque incendie incontrôlable. Tous sont égaux face au fléau. Aucune

différence ne triomphe de cette malédiction : riche ou pauvre, belle ou laide, noir ou blanc, tous en tombent

victimes. « Tous n’en mourraient point, mais tous étaient frappés » (J. de Lafontaine, Les animaux malades de la

peste)… La calamité est totale et menace la Cité d’effondrement. Un sacrifice s’impose. Mais aucune victime

potentielle ne s’impose plus à l’unanimité, toutes sont trop marquées d’une manière ou d’une autre pour soulager, à

la fois, toutes les attentes. Or l’efficacité du meurtre rituel (conjurer la violence contagieuse) dépend de l’unanimité

qui désigne et lapide le pharmakos, bouc émissaire. Cette unanimité permettra, in fine, le retournement qui

transmutera le sacrifié en divinité. Divinité consentante à verser son sang, « pour le pardon de nos péchés ». Ce

retournement du meurtre originel en paix retrouvée, est au cœur de ce que nous instituons comme « le sacré » ;

c’est-à-dire le système organisé des totems et tabous par lequel nous mettons à distance les motifs les plus

fréquents de déclenchement de la violence la plus contagieuse : celle des frères ennemis…

Il revient à René Girard d’avoir, en réhabilitant la valeur archéologique des textes mythologiques, identifié

sous la figure tragique de « la Peste » la réalité historique, préhistorique et psycho-analytique de la violence en acte.

La violence sacrificielle ; le sang versé pour l’apaisement ; le sang des vierges, des nègres ou le sang du bouc

qu’Abraham immola en lieu et place de son fils… La « Peste » de Sophocle et d’Euripide, c’est la propension des

hommes et des sociétés humaines à succomber à la violence réciproque. Et quand la Cité, la Grande Babylone

urbaine, s’arroge les limites du monde (ainsi que le pressens Clauswitz, dès l’entame du XIXème siècle), alors la chute

des Tours jumelles menace jusqu’aux extrémités de toute humanité. Des déserts de sable au cœur des grandes

Métropoles…

« Gémellité » et « montée des extrêmes » sont deux thèmes majeurs de la perspective dégagée par Girard.

En fait, le thème de « la montée des extrêmes » est donc emprunté à Clauswitz qui, le premier, en témoin des

guerres napoléoniennes, pressens une possibilité désormais latente d’embrasement total de l’humanité dans un

affrontement ultime et sans recours. La fin de la guerre en dentelles des aristocrates déchus, et la mobilisation

générale de Valmy, ouvrent l’ère des guerres totales de partisans, qu’illustrera l’instrumentalisation en profondeur

de la nation allemande par l’hubris nazie, totalitarisme dont la masse critique a été atteinte le 11 septembre 2001…

Désormais la guerre est partout et dans tout. La guerre c’est le réel. L’intuition angoissante de Clauswitz, que rien

n’arrête les vendettas historiques ni la propension des « violences légitimes » à réquisitionner toute forme de

socialité en guise de combustible, cette épée de Damoclès qui menace en permanence la modernité issue des

Lumières, c’est la violence exponentielle mondialisée, sans cesse alimentée par l’agressivité réciproque des frères

« jumeaux », la pire et la plus humaine des violences (cf. les Balkans, le Rwanda, la Palestine, le Caucase,

Page 5: Essai sur la violence antillaise

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l’Afghanistan, la Somalie etc.) Tout comme la société post-édénique fut structurée à partir du (de la) geste de Caïn,

Rome s’élèvera à même le sang du meurtre fratricide, tel que transmis par le mythe fondateur des jumeaux de la

Louve, Rémus et Romulus…

Pour relatif que soit l’espace culturel martiniquais, la prégnance de la question de la violence généralisée y

fait écho au constat relevé globalement pour la Caraïbe, comme pour les métropoles occidentales ou des pays

émergents. Alors, qu’assez exceptionnellement, pratiquement aucun conflit régional ne menace nos îles-Cité d’une

revendication de voisinage, la zone figure aux premiers rangs mondiaux de la violence urbaine endémique, menaçant

en permanence et en maints endroits de dégénérer en guerre civile (Jamaïque, Trinidad, Haïti etc.) Le parapluie

social de la dépendance politique et économique des îles françaises ne les met pas à l’abri du processus de

mondialisation, qui dissout les solidarités et favorise le repli individuel. Bien au contraire. Nous posons, à la suite de

Girard, que la dévitalisation du soubassement oral qui accompagnait l’organisation « traditionnelle », consécutive à

la rationalisation et à la marchandisation de la société, rend désormais caduques les procédures rituelles de mise à

distance de la violence contagieuse. Je tenterais, plus loin, d’illustrer ce propos à partir d’une analyse sur l’évolution

du Carnaval martiniquais.

La Martinique offre aujourd’hui le cliché d’une société menacée de la peste. Tous les jours la violence trouve

l’opportunité de s’exprimer là où on ne l’attendait pas, là où jamais elle n’aurait dû « prendre », si les procédures

rituelles (fussent-elles « laïques »), si nos totems et nos tabous avaient conservé leur efficacité et leur légitimité.

Tous les membres de la société partagent le même constat d’un effondrement des valeurs anciennes, sans

qu’aucune réponse suffisamment globale ne vienne prendre le relais de ce qui n’est plus. C’est l’anomie de

Durkheim. Un feu menace qu’on ne sait plus circonscrire. Ce constat populaire s’exprime à travers la corrélation

établie entre la violence généralisée et le phénomène repéré comme celui de la «perte des repères » ; c’est-à-dire le

constat d’un nivellement progressif des valeurs, qui arase toute différence et transforme le vivant en machine à

cloner le même. « Pen-an menm pri zakari-a », tout se vaut, tout est confus, il n’y a plus de certitudes liées à l’âge et

aux générations, au sexe, au genre et à la parenté, au statut social, aux règles de voisinage, au langage, à l’argent

(voire, depuis Michael Jackson, à la race !)… Bien évidemment, à l’ère d’Internet la perte des repères n’exclue pas la

surabondance des repères, et tout un chacun mesure à son niveau basique que tout cela est « poussé » par une

marchandisation croissante du vivant. Biznès sé business… Et que c’est la compétition financière mondialisée qui

place précisément le vivant sous un régime de violence généralisé, sous la menace apocalyptique d’un krach

imminent, sous l’égide des agences de notation, des oracles de Wall Street et de la City. Le marché seul fait la Loi,

l’argent (Mammon) en est l’idole…

La monétarisation généralisée a contaminé ce que nous tenions auparavant pour sacré : l’intime, le plaisir, le

foyer, la famille, l’utilité sociale, l’image de soi… Mais cette marchandisation violente du vivant ne s’érige-t-elle pas à

notre corps désirant ? Pouvons-nous encore maîtriser la compulsion consumériste qu’il nous arrive souvent de

dignifier en « avantages acquis » ? Pouvons-nous encore stopper la course aux armements qu’est devenue

l’affirmation individuelle dans l’espace social antillais ? Ceux qui dans nos îles ont connu le tournant culturel où, au

lendemain de la Guerre – et pour la première fois – l’en-Ville s’est imposé à « la campagne », savent que la

monétarisation a étouffé de vieilles solidarités pour ensoucher la convoitise et la compétition. La société issue des

lois sociales de la départementalisation fut une société de l’abondance inégalitaire, en permanence traversée de

tensions partisanes pour un partage équitable de la manne étatique. Nous avions depuis si longtemps partagé toute

la misère du monde, qu’il nous était insupportable que la fortune nouvelle ne soit pas également répartie entre tous.

A même-parts égales. Egalité mathématique et fantasmée d’un modèle lointain, Tout-puissant, qui peut promettre

jusqu’à « la continuité territoriale » (c'est-à-dire d’abolir l’océan !). L’égalité républicaine comme mesure de la

civilisation et du Progrès ! L’égalité formelle comme standardisation revendiquée et optimisation systémique des

masses grâce à la « croissance » à l’infini des transferts de l’Etat-providence... Idéal, vertigineux et aveugle, de la

flèche que seule porte son énergie. Idéal bourgeois, en fin de compte, du mimétisme et de la production en chaîne.

Ainsi la juste revendication d’égalité est-elle pervertie par l’illusion d’une conformité vitale aux normes et au

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productivisme de la modernité occidentale ; pervertie également par une logique de déliaison collective. Un

processus d’individuation systémique qui porte en lui-même le retour à la guerre du tous contre tous, le mimétisme

consumériste se révélant la cause fondamentale de la violence sociale générée par le libéralisme mondialisé. A ce

niveau, le « Tout nonm sé nonm » républicain est surinvesti par le « nèg kont nèg », hérité de l’habitation

esclavagiste (athanor de notre violence, déjà travaillée de matières caraïbes). Nous voici ainsi paré pour justifier

toute pwofitasyon, pourvu qu’elle émarge à notre profit singulier (Tous créoles !). Car c’est-là un ressort essentiel de

cette atomisation égotiste qui produit les clones de la guerre des Mêmes : elle nécessite notre consentement actif…

Je partirais donc de ce chaos des valeurs, et d’une de ses causes les plus fondamentales : la revendication

d’une égalité absolue (la « mêmeté », bwabwa du mimétisme), illusoire régression in illo tempore (à l’Age d’Or

présocial), indifférenciation qui mène toute société à l’anomie décrite par Durkheim dans Le suicide : privé de tout

système de différence, de références, une société s’effondre violemment… Quel prix payons-nous réellement au

désir d’être un autre ? Comment allumer les pare-feu de la différence fondatrice là où l’égalité se fourvoie dans les

illusions de la mêmeté et se prévaut des arguments juridiques de la légitimité ?

S’il s’est renforcé de nouveaux champs de conflictualité (l’homosexualité, l’évangélisme américain et les

sectes religieuses, l’urbanisation anarchique, les centres commerciaux « ma-ville-à-moi » etc.), les thèmes liés au

mimétisme, souvent opacifiés par toute une rhétorique sur le Divers et la créolité, sont au cœur de la problématique

violente aux Antilles, comme au mitan obscur (la fameuse aliénation de Fanon) de la psychologie culturelle des aires

coloniales. Dans un premier temps, je tracerais l’éventuelle présence des éléments constitutifs de la lecture

sacrificielle au sein du corpus intellectuel produit par Césaire, Fanon et Glissant, afin d’en mesurer les

« compatibilités » avec ma propre lecture de René Girard. Il s’agira bien de mesurer la place qu’occupe une telle

interprétation des faits de violence sociale dans la fondation intellectuelle antillaise. Je tenterais ensuite d’articuler

cette logique mimétique à la perte d’efficacité des procédures rituelles traditionnellement destinées à contenir la

menace permanente de violence sociale, à travers – notamment – une analyse de la dévitalisation symbolique et

mythologique du carnaval martiniquais.

Mais qu’il me soit d’abord permis de fonder ma propre parole et d’exposer sans gloire ma sainte violence,

dans la traque identitaire, dans la trace arborescente de toute renaissance…

Page 7: Essai sur la violence antillaise

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II. La violence et le sacré comme fondations. Présence de René Girard.

A la fin des années 1980, j’ai développé une forme grossière de familiarité avec l’œuvre de René Girard à

l’occasion d’un mémoire universitaire2. Il s’agissait de formalisation théorique d’hypothèses de recherche sur le

terrain des mangroves urbaines de Fort-de-France3. Centrées sur l’émergence du discours Rastafari (identité dont

je me revendique moi-même) et son impact sur l’évolution du système discursif martiniquais, ces hypothèses

tentaient assez naïvement d’articuler le puzzle d’une expérience sociale frappée par l’exclusion persécutrice.

Jusqu’à ce que la lecture de La violence et le sacré (1972) de René Girard, vienne éclairer mes intuitions de

l’épaisseur archéologique de douze mille ans d’humanité, compressée dans la mémoire tragique des mythes de

fondation de toutes les cultures dont nous conservons le témoignage.

Je fis pendant longtemps un usage « définitif » de cet ouvrage séminal. Instrumentalisation de la logique

victimaire, raccourcis méthodologiques, transversalité épistémologique et fermeture argumentative dans un-

système-qui-marche, telles furent (trop) souvent les « bavures » de l’enthousiasme intellectuel que suscita en moi

cette puissante synthèse. J’en vins à ressentir la nécessité d’une discussion élargie et transdisciplinaire sur ces

propositions. Je repense souvent à cette réflexion que me fis Guillaume Suréna, un jour où nous envisagions de

porter l’œuvre de Girard à la réflexion collective, «Méfies-toi, c’est précisément quand ça a réponse à tout que

c’est louche ! »… De fait, à mes yeux, la synthèse de Girard est magistrale, éclairante ; potentiellement

bouleversante, parce qu’elle bouleverse tout. Oh, non pas dans tel ou tel détail qui nous serait inconnu, mais dans

la mise en relation dynamique, dans l’agencement signifiant de tous ces éclats de la mémoire humaine qui,

soudain, laissent entendre les leçons subliminales de la violence socialisée. La mémoire des origines de ce

« sacré », qui éloigne de tous ses rituels la violence de nos désirs réciproques. Il me fallut, malgré tout, du temps

pour dégager le « sacré » du « Divin » et de la spiritualité. Cette maturation fut précieuse, elle contribua à clarifier

la problématique de l’« objectivité du chercheur », de son recul nécessaire vis-à-vis de son « objet » d’étude et –

accessoirement – de ma légitimité (en tant que Rastafari) à parler « scientifiquement » sur Rastafari…

Que celui qui débarque de Mars me lance la première pierre. Que tout postulant censeur jette d’abord bas

les masques ! Qui peut se prétendre objectif ? Dans l’espace anthropolinguistique du discours antillais il n’y a

qu’enjeux, positions et points de vue… J’assume mon identité, qui exprime un point de vue sur l’histoire et la

géographie de mon pays-archipel – partagé par les uns, combattu ou ignoré par les autres : un point de vue dont

j’ai hérité l’expression de la communauté stigmatisée de mes ancêtres Africains, déportés ici en esclavage. C’est

un point de vue dont le rhizome a capillarisé à tout va, mais dont une différence essentielle, une des expressions

classiques était perçue et désignée par les Créoles comme étant l’expression des vieux-nègres (qui ne renvoie pas

au qualificatif « petit-nègre » de la dérision raciste). Le terme « vieux » est ici à prendre dans sa matière insulaire.

Contrairement à ce que laisse entendre la stigmatisation mulâtre, ni vieux-nègre ni vieux-blanc ne sont des

termes péjoratifs qui pointeraient la vieillesse ou la laideur. Dans l’épaisseur archéologique de la colonisation des

îles, ils désignent des formes d’antériorité sur lesquels il faut faire silence, des états précédents de la société,

incompatibles avec l’hagiographie et l’historiographie imposées par les états successifs du Pouvoir. Le terme

« vieux-blanc » fait référence à la classe des « petits blancs » (béké griyav, blanc matignon en Guadeloupe) qui, à

la Martinique, fut réprimée après le Gaoulé autonomiste de 1717 et fit les frais de l’émergence de l’habitation

sucrière « aristocratique ». Ce terme évoque également l’institution de l’ « Engagement », essentielle à la

2 Philippe Alain Yerro, Identité et exclusion à la Martinique. Prolégomènes à une approche anthropolinguistique de la dynamique sociale des

mangroves urbaines de Fort-de-France ; mémoire de DEA ; GEREC, UAG, 1991 3 « mangrove urbaine » désigne les quartiers populaires d’habitat spontané des villes-capitales antillaises. Sur ce concept voir Tanic et Letchimy

in revue Carbet n°

Page 8: Essai sur la violence antillaise

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première phase de colonisation des îles ; phase durant laquelle la force de travail des esclaves noirs est limitée,

l’essentiel de la charge de défrichement étant supportée par les engagés européens. C’est l’époque où on parle

encore de blancs marrons…

Du fait que notre recherche historique reste globalement tributaire des limitations coloniales de l’histoire

académique, le terme vieux-nègre est, pour l’heure, laissé à la libre invocation des penseurs libres, poètes et

résistants. Ce que les faits établissent en certitude, c’est que la relation des premiers européens à avoir effectué

un séjour de quelques mois à la Martinique (L’Anonyme de Carpentras et l’équipage du capitane Fleury, en 16104)

mentionne la présence d’Africains des deux sexes au sein des communautés Amérindiennes. Certaines maladies

infectieuses observées sur les Caraïbes sont même soupçonnées d’être originaires de Guinée. P. Régent et T.

L’Etang documentent le naufrage d’un galion espagnol, avec une cargaison de près de deux cent esclaves

trouvant refuge sur l’île (1605 ou 1606). Certains individus proviennent également des razzias lancées sur les îles

espagnoles et les communautés arawak urbanisées du nord de l’archipel. Les réfugiés ont semblent-ils un statut

de « captifs », bien que l’Anonyme note un traitement privilégié distinguant ces Africains, affectés aux tâches

agricoles, des autres captifs et notamment des ennemis jurés, les Inibis : les Africains – ne relevant d’aucune

vendetta en cours – ne sont jamais, à l’inverse des Inibis, l’objet de rituels anthropophagiques (même s’il

peuvent, rituellement, accompagner leur « maître » dans la mort). Les femmes noires enfantent des enfants

Kalinago, qu’une simple visite dans la réserve Caraïbe de Dominique permet parfaitement d’imaginer. Le modèle

« pur » de la culture négro-caraïbe disparaît de l’espace insulaire avec la défaite des résistants Blacks Karibs de

Saint-Vincent (Seconde Guerre Karib, 1795-1805), dont l’héritage survit à travers les communautés Garifunas de

la côte caraïbe hondurienne…

Rien ne vient documenter une solution de continuité quant à la présence négro-caraïbe tout au long de la

construction de la société martiniquaise. Le métissage martiniquais originel ne naît pas de l’arrogante créolité de

l’habitation. Il est déjà à l’œuvre avant même la présence française sur cette terre. Il traverse, invisible, improbable,

omniprésent, notre histoire et notre réalité. Il y a parmi nous la présence « Batoutos » (silencieuse et légendaire) de

cette rencontre fondatrice qui féconda un certain rapport à la terre, à ces lieux-dits. Co-naissance dont s’emparèrent

ultérieurement les nègres marrons (le jardin négro-caraïbe de survie alimentaire, requalifié folkloriquement de

« jardin créole »), mais aussi la science madrée de la dissimulation et du camouflage (discursif autant que

stratégique). C’est ainsi que le Nègre Marron de Khôkhô René-Corail, sur la place éponyme au Lamentin, est un

« arbre ». Un arbre sacré. L’homme-plante qu’avait chanté Suzanne Césaire. Que nous retrouverons dans

l’exploration romanesque de Glissant… Les vieux-nègres cultivent le retrait, et les microcosmes abreuvent leur

curiosité philosophe. Leur fatalité apparente se transforme en pouvoirs, lorsqu’on entend l’harmonie de leur frappe

dans la polyrythmie de la vie. Les vieux-nègres rechignent à jeter leurs perles aux pourceaux, qui plus est

domestiqués au Purina ! Les vieux-nègres sont invisibles ; antimatière et trou noir bienveillant des Monsieur

Médouze de notre enfance. Ils sont la réalité de notre héritage caraïbe. Beaucoup de Martiniquais, à tort ou à raison,

se revendiquent de ce lignage secret, trahissant ainsi le pacte ancien sous le ricanement anba fèy des masses

ignorantes (qui garantissent ainsi le secret, malgré tout, par leur incrédulité et leur soumission à l’Histoire officielle).

Tous ces développements de la connaissance culturelle n’auraient, somme toute, que peu d’importance dans

le champ de nos problématiques contemporaines, si ce n’est leur pertinence à invalider les Créoles comme

historiquement détenteurs de cette forme de légitimité à laquelle ils réfèrent leurs prétentions intellectuelles et

politiques : le monopole de l’Autochtonie… Car il est faux de prétendre que l’autochtonie martiniquaise procède

exclusivement de l’habitation. Cette perspective nouvelle, de l’antécédence et de la permanence négro-caraïbe,

interdit à jamais que l’expression du « Nous, les Martiniquais, enfants de cette terre », « Nous, les habitants », ne se

construise sur l’exclusion du Nègre revendiquant sa négritude, ainsi que l’envisage la vision créole depuis MM. De

4 In Jean-Pierre Moreau, Un flibustier français dans la mer des Antilles, Seghers 1990, Petite Bibliothèque Payot, 2002

Page 9: Essai sur la violence antillaise

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Saint-Méry et Gobineau jusqu’à ceux qui s’affirment dans la triple négation du « Nous, ni européens, ni africains, ni

amérindien »…

Il y a, dans l’archéologie culturelle martiniquaise, un état précédent les camps de concentration de

l’Habitation, une strate historique plus ancienne, dans le rapport collectif à cette terre. Vieux-nègre laisse également

entendre qu’avant le Gaoulé, et la concentration foncière des habitations, les relations entre les races n’étaient pas

enfermées dans la stricte prophylaxie du Code Noir. Bien que déjà opacifiée par la perspective colonisatrice, la

présence séminale du vieux-nègre se laisse entendre dans la qualification même du mouvement autonomiste de

1717 : d’où vient le terme « Gaoulé » ? Si la plupart des commentaires inclinent vers une « incompréhensible »

étymologie caraïbe, dans son essai éponyme5 J. Petitjean-Roget avance que c’est le nègre-annonceur de M.

Latouche qui, par sa fonction médiatique de lyannaj, répandit partout une synthèse circonstanciée des événements,

qu’il résuma d’une expression héritée du patrimoine négro-caraïbe (auquel il devait avoir accès), et qui signifiait

certainement « agitation (liée aux bagarres collectives, omniprésentes chez les Kalinagos) », « tohu-bohu », « grand

bordel dans la société ». Opacifiée par la mobilisation des colons, la présence silencieuse des vieux-nègres (et des

esclaves) se révèle dans la parole qui nomme et qui fait trace dans la mémoire…

A distance d’un mépris souvent féminin, et toujours plein d’urbanité, la souche vieux-nègre s’est bien-

malement maintenue à travers quelques résidus patrimoniaux de la ruralité délaissée. Elle s’est déployée dans une

variété de pratiques progressivement sorties de leur marginalité (et du folklorisme touristique) par la construction

identitaire du nationalisme « autochtone » dans son opposition au patriotisme colonial français. Certes les pratiques

des vieux-nègres étaient unanimement réprouvées (y compris dans les campagnes, où on redoutait l’occulte), mais

on aurait tort, cependant, d’en espérer des contenus « révolutionnaires » ou « libérateurs ». Pour ne prendre qu’un

exemple : il y a certainement un contenu politique implicite et explicite dans le bèlè ; mais d’un point de vue

politique, l’essentiel est plutôt dans le rapport de notre pratique du bèlè au réel que nous voulons changer (ce en

quoi le bèlè, aujourd’hui, véhicule une énergie transformatrice qu’il n’a jamais eu auparavant. Qu’on songe un

instant à la place des femmes au cœur de la ronde)…

La parole des vieux-nègres ne s’énerve pas de la convoitise consumériste ni des affres de l’accumulation

matérialiste. Elle « chante » l’équilibre de la présence naturelle, entre les rythmes de la grâce providentielle et

l’ascèse du corps face aux limitations et aux pwofitasyon de la vie. La référence au vieux-nègre n’est pas tant une

question de contenus et de substance qu’un rapport à nous-mêmes, noué, enté à un rapport à cette terre-archipel.

En ce sens, les réflexions et le travail créatif initiés par le groupe Fwomajé, puis plus récemment, les

conceptualisations et les confrontations animées par Monchoachi et Alen Légarès, à travers le pitt et la revue

Lakouzémi, me semblent actuellement, les relais les plus féconds de la perspective existentielles des vieux-nègres

historiques…

Le mouvement identitaire Rastafari relaie également la perspective des vieux-nègres par son affiliation

discursive aux complexes historiques du marronnage et de l’éthiopisme. Le marronnage ne doit pas être considéré

comme relevant exclusivement de la période esclavagiste, mais comme une structure discursive, une trace,

composante à part entière du système discursif antillais ; à ce titre, confrontée à la métamorphose permanente des

différentes ethnicités cofondatrices (le Maître blanc de l’habitation, le vieux-blanc de la ville, la classe intermédiaires

des Mulâtres en col blanc, le vieux-nègre invisible, le nègre à talent des bourgs et le commandeur des hauteurs, le

nègre de champ mutant en nègre des villes, l’Indien silencieux et persécuté, plus marginalement les Orientaux

commerçants et les Métros de passage). Sans compter que la nature d’un discours-souche est de capillariser en

arborescences infinies… Le marronnage des petites îles Caraïbes ne bénéficie d’aucune profondeur stratégique pour

imposer aux Puissances européennes (comme ce fut, a contrario, le cas au Brésil, dans les Guyanes ou en Jamaïque)

la reconnaissance d’une organisation culturelle et politique collective, autonome. Les marrons des petites Antilles

sont toujours restés dans une proximité de nécessité avec l’habitation. C’est pourquoi il est nécessaire de considérer

5 Jacques Petitjean-Roget, Le Gaoulé, Société d’histoire de la Martinique

Page 10: Essai sur la violence antillaise

10

que la présence du nègre marron « joue » historiquement au sein même de l’habitation, et non pas exclusivement

dans l’imaginaire d’une impossible autarcie collective dans les mornes (voire le personnage de Gani, dans Mahagony

d’E. Glissant). Le discours du marronnage, qui refuse la créolisation et l’effacement de la mémoire africaine, s’est

maintenu jusqu’à Marny, la Panthère Noire, dernier des nègres marrons historiques et premier « bad boy » de notre

modernité départementale…

Face aux accusations néocoloniales de nos élites, de n’être qu’une importation jamaïcaine vide de contenus,

j’ai analysé le discours des Rastafari de Martinique comme une tresse de trois pratiques discursives lui préexistant,

attestant de la filiation « autochtone » de son expression, et de la légitimité de son point de vue : 1°) le marronnage

historique (à partir, notamment, des cas de Pierre-Just Marny et du diamantinois Médard Aribo6) ; 2°) la Négritude

césairienne (envisagée comme pensée de notre modernité et comme praxis évolutionnaire de l’urbain foyalais) ; et

3°) l’éthiopisme (ou christianisme noir), courant exprimé par différentes figures prophétiques ; ainsi celles d’un

Evrard Suffrin ou du mystique Baghioo (Me Jean-Louis Jeune, père de Moune de Rivel)…

Haïlé Sellassie est un personnage historique. Aimé Césaire a rencontré Haïlé Sellassie à Addis Abeba, avec la

direction de Présence Africaine, en 1965. Frantz Fanon, ambassadeur du FLN algérien à Accra, a rencontré Haïlé

Sellassie, en 1960… La tentative d’une partie des élites martiniquaises de disqualifier le discours Rastafari en

ridiculisant la personnalité d’Haïlé Sellassie relève de la plus pure aliénation idéologique à la pensée unique « white

spirit »… Nous ne tirerons pas sur l’ambulance maoïste des donneurs de leçon marxiste-léninistes, qui ont beaucoup

trop à faire avec la défense de Mengistu et des pires années de l’histoire millénaire de l’Ethiopie : les 17 années de la

Terreur Rouge qui menèrent aux charniers et à la guerre civile. La perspective nationaliste nous interpelle

également, du point de vue de la leçon éthiopienne : en brisant l’unité panafricaine et culturelle, en renvoyant

chaque ethnie à son ultra-nationalisme chauvin, en reniant la ferme diplomatie impériale face à la stratégie

occidentale d’ériger à son profit des nationalismes opportuns (comme se fut le cas en Erythrée, à Djibouti, à Mayotte

ou au Katanga sous Lumumba), l’idéologie ethniquement orientée du nationalisme a manifesté sa puissance de

nuisance dans le conflit qui continue d’opposer l’Ethiopie à l’Erythrée. Des milliard de dollars envolés pour la

souveraineté d’arpents de sable et de roches… Deux des pays les plus pauvres de la planète, parlant la même langue,

partageant la même histoire et les mêmes lignées familiales, s’affrontent dans la fureur sacrée des frères ennemis…

Rastafari n’est pas nationaliste, il est panafricain. Il recherche l’Unité de l’Afrique comme fondement d’une

nouvelle phase de l’humanité. Rastafari ne croit pas au nationalisme insulaire, il est caribéen (le panafricanisme est

né dans la Caraïbe). Il est pour un Etat caribéen, non pour la parodie de coûteux gouvernements de poche, véritable

racket organisé au profit des classes intermédiaires, prolongements discursifs des Mulâtres d’avant-guerre. Le choix

du Ras Tafari Makonnen, il y a près d’un siècle, de promouvoir une occidentalisation adaptée pour l’empire dont il

assurait la Régence, répond à une problématique qui reste, ici, sans réponse. Certains idéologues, adversaires de la

négritude, ont cru pouvoir reprendre la propagande fasciste du « potentat cupide, exploitant son peuple jusqu’à la

famine pour nourrir ses lions de viandes fraîches »… L’autobiographie de Nelson Mandela exprime une toute autre

appréciation du rôle de l’Empereur dans l’organisation panafricaine de la résistance armée au colonialisme et à

l’apartheid… En fait, cette défense des élites sur le front de la « vérité historique » (notamment de la part des

« maîtres » de l’institution scolaire, co-animateurs de l’« échec scolaire »), s’est prolongée parallèlement sur deux

autres fronts de l’ordre postcolonial, autour de l’interdit ethnique du cannabis : celui de la mise en délinquance

d’une frange importante des la jeunesse (avec l’institution judiciaire importée et la police) ; et celui du diagnostic de

« folie », socialement porté sur tout ce qui déborde la raison laïque (avec l’ordre médical hérité de Vichy, la Famille

et l’institution asilaire). Ainsi justifiée de toutes parts, l’unanimité persécutrice s’est déployée avec application à

partir des événements de contestation urbaine d’avril à juillet 1979, puis de l’affaire Niki (1981), qui liquida les

derniers relents marrons du souvenir de Marny pour plonger le pays dans la traque xénophobe, et expulser le

« rasta » semeur d’herbes, comme alien à cette société. Cette victimisation spectaculaire, dramatisée par la

6 Voir sur le cas de Médard Aribo l’essai de Richard Price, Le bagnard et le colonel, PUF, coll. Ethnologies, 2000

Page 11: Essai sur la violence antillaise

11

rhétorique reggae des dreadlocks de la rue, authentifié d’un nom révélé (« Jah », que les marrons pratiquaient dans

l’échange : (cri) « Abobo ! » / (répons) « Dia ! ») conféra à la figure du « rasta » la valeur discursive de l’ « exclu

passionné », du rebelle qui rejette l’asservissement commun et paie parce qu’il pose les questions centrales que les

élites, européocentrées et marginalement intéressée à la gestion du au Système, refusent de considérer parce

qu’attentatoires à leur conception de l’identité et de l’Ordre (la terre et le droit du sol, la sagesse de la décroissance

par la créativité culturelle et l’équilibre environnemental, la justice sociale et l’idéal de la méritocratie face à la

corruption des préférences organisées, l’africaphobie des élites découlant directement de leur négrophobie, la

ressource de la perspective caraïbe face à la morbidité de l’européocentrisme etc.) La figure du rasta concentre une

convergence de problématiques cruciales, qui s’affirment dans le contexte d’une évolution politique et sociétale.

Après quarante ans de blocage, l’accession au pouvoir du socialiste François Mitterrand offre à la Martinique la

timide avancée des lois de décentralisation…

Dans ce passage où pour le pays rien n’est clair, où les vieux équilibres seront remis en cause, où certains

crient « au loup ! », dans cet entre-deux du début des années 1980, la vieille Martinique, avec ses relents provinciaux

et son manque d’ambition, va manifester de sérieuses lézardes. Et voir sa jeunesse lui échapper, quant à la

possibilité à saisir d’un projet à partager. Cette fracture générationnelle minera l’unité nécessaire au décollage, et

sera le véritablement fondement de l’échec de la vision engagée par Camille Darsières, qui dans la tempête (Air

Martinique, Semair, institutions culturelles etc.) ne fut soutenu d’aucune espérance populaire… Durant cette phase,

la figure du rasta parvient à rassembler sur son dos toute une martinicanité politiquement correcte, couvrant l’île de

Rivière-Pilote au Marigot en passant par le Morne-Rouge. L’unanimité persécutrice anti rasta, mise en place avec le

soutien de leaders politiques opportunistes, renforce en fait l’attractivité symbolique et les modalités discursives des

frères. Plus l’injustice de leur exclusion est comptabilisée par la jeunesse en panne d’intégration, plus il, devient

possible qu’une masse sensible s’identifie à Bob Marley ou à Peter Tosh. Rastafari n’ignore rien de la stratégie

victimaire qu’on lui impose, elle correspond parfaitement aux enseignements messianiques de Sa Majesté Impériale

et de la Bible… Cette stratégie victimaire traversa la structure familiale martiniquaise de part en part du pays,

stigmatisant l’inadéquation des modes de régulation hérités de l’habitation face à la bétonisation stérile des

générations urbaines. La montée exponentielle de la crise générationnelle (que la menace du balata n’a pas stoppée)

est l’expression majeure de l’incapacité martiniquaise à s’inventer un avenir collectif à partir des ressources de son

patrimoine, de son environnement et de l’énergie de sa jeunesse.

L’unanimité persécutrice anti-rasta s’est lézardée sous le poids de deux facteurs, essentiellement : l’irruption

de la roche (le crack) dans les ghettos de la Caraïbe (1983-1985), qui relativisa dans nombre de familles affectées le

crime des rastas d’avoir introduit et justifié l’herbe dans le pays; mais surtout, et de manière plus profonde, la

résistance d’une partie éclairée des élites qui (tout en gardant ses réserves quant à l’appréciation de la divinité du

Négus), proclama le droit à l’expression des différences et tint un discours alternatif sur le corps, l’esthétique et

l’éthique, la santé, le végétarisme, la spiritualité. Il me faut ici saluer la mémoire de Théo Tally qui, un des tous

premiers, organisa à la PJJ (sous la suspicion de sa hiérarchie) un groupe de travail qui initia un partage respectueux

(V. Permal, J. Corentin, F-L Fanon-Rojas, N. Nelzy etc.) De telles initiatives, soutenues par la proximité affichée de

grands noms de la Culture (Mona, Joby Bernabé, le populaire animateur radio Albè Ti-Sirè etc.) cassa l’unanimisme

anti-rasta, personne n’ayant pu véritablement « prouver » qu’un Rastafari était un bad boy… Il s’avéra bientôt que

les rastas ne fumaient pas la moitié de l’herbe consommée localement, cette pratique étant devenu un trait culturel

de toutes les mangroves urbaines de la Caraïbe. C’est un trait partagé qui atteste notre ancrage dans

l’environnement archipel (a l’opposé de l’européocentrisme dominant). Aujourd’hui un grand nombre de

personnalités médiatiques non rasta, ou de simples quidams, arbore des locks tout à fait « laïques », qui mesurent la

nette évolution de la conscience ethnique semée par Rastafari au sein des représentations culturelles…

L’unanimité violente s’est, depuis la tolérance marginale du Rastafari (qui est maintenant distingué du bad

boy), réorientée – en apparence – contre les djonmpis et autres SDF hantant les trottoirs de nos en-villes de leur

nudité crasseuse. En fait c’est la jeunesse et la fracture générationnelle qui persiste à miner le pays. Le rejet et la

Page 12: Essai sur la violence antillaise

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crainte des jeunes s’est opacifiée et massifiée, au fur et à mesure que s’affirmait les caractères individualistes et

consuméristes de la modernité postcoloniale. L’architecture s’est hérissée de grilles, de fers forgés et de barbelés ;

l’espace public urbain s’est dénudé de tout confort pour décourager la présence indésirable ; un repenti, labellisé

ONG canadienne et financé par des commerçants, exhibe le scalp des victimes de ses expéditions « humanitaires »

tandis qu’il les nettoie au Karcher…

La crise de la société martiniquaise, révélée par les événements de février-mars 2009, se déploie dans tous

les horizons d’une mutation sans direction. Le fait que cette crise s’alimente, en partie, d’une crise mondiale plus

globale, en brouille davantage les perspectives. Nul ne saurait, ne pourrait, du tenant d’une seule parole, dire la

complexité et le chaotique qui nous gouvernent sous la loi des « marchés ». J’ai pourtant trouvé dans l’œuvre de

René Girard ce supplément d’ « âme savante » qui arme pour la compréhension des grands vidés, des grands

déboulés indignés de la crise mondiale. Cette force que j’ai trouvée dans l’œuvre de Girard (et qui ne s’est imposée

que dans une seconde approche de l’œuvre), cette dimension qui outrepasse l’excellence académique pour ouvrir la

connaissance sur l’être et sur l’étant, c’est précisément ce sur quoi l’analyse critique concentre sa fatwa d’hérésie,

pour plonger l’œuvre de Girard dans la suspicion : à savoir, sa lecture révolutionnaire (quoiqu’en tout point

académique) du texte des évangiles.

Tout au long de cet essai, je développerai un certain nombre des thèmes liés à la thèse sacrificielle de

Girard ; je ne me situe ici pas en exégète mais en agitateur provoquant la rencontre, l’échange et la proposition.

L’intérêt fondamental des thèses de cet auteur réside, selon moi, dans l’articulation argumentée des thèmes du

« mimétisme » et de la « violence », au double niveau psychanalytique et anthropologique. Cette question du

mimétisme hante la recherche antillaise, comme l’envers, la face inversée d’une identité malheureuse, fondée dans

la persécution de la différence. Je suis particulièrement sensible à la convergence des thèses de Girard sur

le mimétisme avec les développements de Durkheim sur l’état social d’anomie. L’état d’anomie (littéralement

« société sans normes ») est analysé par Durkheim comme un état transitoire résultant d’une crise sociale majeure

(dépression générale ou brusque accroissement de richesses) qui affaiblit toute norme dans une indifférenciation

généralisée qui figure le Chaos, dans l’attente ordalique du réamorçage d’un ordre nouveau, générateur de meilleurs

équilibres différenciateurs. Dans cet entre-deux sans perspective, les individus sont fragilisés dans leurs certitudes

habituelles ; les références sont ambivalentes ; les trajectoires familiales, professionnelles, affectives deviennent

aléatoires. L’espace public est de plus en plus sécurisé, pour un résultat sans cesse plus décevant face au

défoulement des appétits non régulés… C’’est la loi du plus fort de la jungle urbaine bientôt submergée de violences

barbares et de pogroms réparateurs (Rat race ina Concrete jungle, dirait Marley) …

Mais (pour en revenir à ma situation initiale d’intervenant frustré), à quoi me servent ces magnifiques

analyses, ces projections intellectuelles, si elles n’affectent ma vie que « théoriquement » et si je ne puis en dégager

aucune perspective opératoire ? Comment envisager la lutte contre l’esclavage mental et la question de la

décolonisation caribéenne sans se confronter à la question de la violence ? Cette question est au centre de la pensée

antillaise, au centre des œuvres de Césaire, de Fanon et de Glissant. Cette question taraude d’autant plus qu’elle

subit l’échec triste et naïf, le tabou tragique hérité de la tentative avortée de l’ARC, dans les années 70… Cette

question de la violence légitime traverse également les différents courants qui animent le « Mouvement » Rastafari

dans la Caraïbe, et l’obédience à laquelle j’appartiens (La Foi Orthodoxe Ethiopienne, qui n’est pas l’Eglise Orthodoxe

d’Ethiopie, basée à Saint-Martin) eut à mener de rudes confrontations à travers les îles sur les stratégies à privilégier,

notamment face à l’ordre guerrier originaire de Jamaïque qui prône le mot d’ordre de « Mort aux oppresseurs noirs

et blancs »… Dans notre organisation, nous considérons la Livity Nyahbingi comme une guideline de la vie

quotidienne. Une culture. Non un culte. Notre culte est spirituel ; il est fondé sur une promesse, sur une révélation et

sur une manifestation. La Foi Orthodoxe qui nous anime a été semée dans les temps historiques par l’eunuque

éthiopien dont le comportement est rapporté dans les Actes des Apôtres( 8:26- 38). Une des principales pierres

d’achoppement qui traverse la communauté des croyants porte sur la validité de la Bible et des Evangiles, accusés de

falsification et d’instrumentalisation au service de la pwofitasyon coloniale. Le terme « Jésus-Christ », rapproché du

Page 13: Essai sur la violence antillaise

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nom du premier navire négrier abordant la Jamaïque (le « Jesus of Lübeck »), est référé à une idole démoniaque

qualifiée de « battyman » (« pédé ») dont la croix sanglante exprime un culte vampirique de la mort. Au cours de nos

« reasonnings », j’ai approuvé, pour l’essentiel, cette version ; la rapprochant des interdits papaux frappant la lecture

et la traduction de la Bible par les peuple asservis ; soulignant que l’Eglise reconnaît forcément avoir traduit le nom

original du Messie historique (et qui donc ne s’est jamais appelé « Jésus » !) ; proclamant ma certitude dans

l’impossibilité anthropologique d’un Christ blond aux yeux bleus… Cependant, dans un des ses discours les plus

prophétiques (repris par Bob Marley dans son titre War) Haïlé Sellassie, tout en légitimant le recours à la violence

légitime de la Résistance panafricaine (we, African, will fight if necessary…), fixa un terme à cette légitimité de la

violence libératrice : l’avènement d’une société de justice sur l’ensemble de la planète (jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de

citoyen de seconde catégorie dans aucune nation… jusqu’à ce que la couleur de la peau d’un homme n’aie pas plus

d’importance que la couleur de ses yeux… Jusqu’à ce jour, ce sera la Guerre, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest…) Par

sa position de héraut de la cause des peuples opprimés (position qu’il incarna publiquement en 1936, à la tribune de

la SDN, à Genève) et la dimension du Paraclet promis de l’espérance messianique que lui reconnurent les sans-voix

de la diaspora africaine mondiale, la personnalité du Roi des rois oint (c’est-à-dire littéralement : massiah, messie,

christ), descendant de David et de Salomon, convoque forcément le texte biblique, de l’Ancien Testament aux

Evangiles…

L’organisation de la papauté, et de ses déclinaisons protestantes américaines, sont très certainement

d’obédiences sataniques (Satan étant L’Accusateur), mais cela n’enlève strictement rien à la valeur testamentaire de

la plus ancienne mémoire du monde à laquelle nous ayons couramment accès, mémoire dont l’origine plonge dans

les antiquités de l’Egypte Kemitique et de la Babylone des Nemrod Kushitiques… De manière plus pragmatique, le

message évangélique est porteur d’une dénonciation qui outrepasse l’inquisition papale, pour englober dans sa

condamnation tous les porteurs de violence : ceux qui – aujourd’hui encore – persécutent le Christ-Roi de la Tribu de

Juda au nom d’une version empruntée de l’histoire… Mais aussi ceux qui persévèrent à « voter » pour le chef

résistant des Talibans du talion, Bar Abbas le terroriste, au nom d’une vision chauvine et totalitaire de la libération

nationale. De telles pulsions collectives peuvent justifier le châtiment du « balata » dans la désignation unanime du

pharmakos à expulser… Ma foi christique est fondamentalement différente de celle revendiquée par la chrétienté

occidentale car, s’il a refusé de leur retourner ce qui aurait pu être sa violence légitime, le Christ auquel je crois n’a

jamais consenti à sanctifier l’injustice, n’a jamais cessé de dénoncer la cruauté et la corruption de ses accusateurs…

Que dit le grand prêtre aux conjurés du rituel sacrificiel ? « Vous n’y entendez rien. Vous ne songez même pas qu’il

est de votre intérêt qu’un seul homme meurt pour le peuple et que la nation ne périsse pas toute entière » (Jn 11:50)

Je crois que tous ceux qui affirment que « Christ a donné son sang (a pris l’initiative de) pour nous sauver de

nos péchés », tous ceux-là qui perpétuent l’accusation en hérésie, les rituels sanglants et la mortification, participent

de la foule persécutrice éternelle. Je crois que le message christique dénonce notre propre participation quotidienne

au lynchage victimaire, et que le Christ est précisément la seule victime émissaire de toute l’archéologie littéraire qui

dénonce la violence sacrificielle et propose une stratégie pour éteindre l’incendie de la violence réciproque des frères

humains : Aime ton prochain comme toi-même. Eteint la vengeance. Renonce au « bénéfice » de la loi du Talion…

Dans l’œuvre de René Girard j’ai puisé un profond soutien intellectuel à mes propres conclusions sur la

permanence des structures persécutrices de la société antillaise. Il serait injuste de voir en Girard un défenseur de

l’Eglise ou un mystique en mission. Son exégèse évangélique ne postule aucun a priori de l’ordre de la foi, mais

s’élabore à partir d’une perspective psychanalytique et anthropologique tout à fait « athéologique » (comme dirait

Françoise Proust de Walter Benjamin7). Il faut avouer que si cette œuvre dérange c’est, qu’au moment tendu où

toutes les autorités religieuses et politiques sacrifient à l’unanimisme œcuménique de la relativité absolue (chacun

maître chez soi à Kyoto ou au G20), revoilà une prétention transcendante de la raison chrétienne venue d’Occident!

Or il faut le dire, chez Girard l’analyse de la manière dont la mythologie chrétienne « travaille » nos quotidiens

7 Françoise Proust, Walter Benjamin et la théologie de la modernité, in Archives des sciences sociales des religions, n°89, 1995

Page 14: Essai sur la violence antillaise

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saturés de violence, n’ignore rien de la réalité génocidaire de la mondialisation idéologique judéo-chrétienne, ni des

manifestations de la violence urbaine contemporaine. Mais il souligne, en retour, combien l’usage persécuteur de la

passion christique était anticipé dans le texte évangélique. Cette lecture magistrale, qui établit la terrible singularité

de l’Evangile vis-à-vis de la violence victimaire, lecture stigmatisée, hystériquement taxée d’ambitions prosélytes,

propagandistes et catéchistes, doit, urgemment, être soumise à l’examen rigoureux de la réflexion collective. Il n’y

aura d’échec pour l’intellectuel organique antillais que dans le renoncement paré de certitudes…

Mais avant de confronter les propositions de Girard à la pensée antillaise, j’aimerais convoquer l’écho de son

plaidoyer, comme une invite (ou un aperçu disait-on), comme un challenge à nos prétentions :

L’esprit scientifique ne peut pas être premier. Il suppose un renoncement à la

vieille préférence pour la causalité magico-persécutrice si bien définie par nos

ethnologues. Aux causes naturelles, lointaines et inaccessibles, l’humanité a

toujours préféré les causes significatives sous le rapport social, et qui admettent

une intervention corrective, autrement dit les victimes.

Pour orienter les hommes vers l’exploration patientes des causes naturelles, il faut

d’abord les détourner de leurs victimes et comment peut-on les détourner de leurs

victimes sinon en leur montrant que les persécuteurs haïssent sans cause et sans

résultat appréciable, désormais ? Pour opérer ce miracle, non pas chez quelques

individus exceptionnels comme en Grèce, mais à l’échelle de vastes populations, il

faut l’extraordinaire combinaison de facteurs intellectuels, moraux et religieux

qu’apporte le texte évangélique.

Ce n’est pas parce que les hommes ont inventé la science qu’ils ont cessé de

chasser les sorcières, c’est parce qu’ils ont arrêté de chasser les sorcières qu’ils ont

inventé la science…

J’ai essayé de montrer que beaucoup de choses dans notre monde sont

déterminées par le coup d’arrêt porté au déchiffrement de la représentation

persécutrice. Depuis des siècles nous en lisons certaines, et nous ne lisons pas les

autres. Notre pouvoir démystificateur ne s’étend pas au-delà du domaine qu’il

définit lui-même comme historique (…) Nous essayons de protéger le mythe de

l’humanisme occidental, le mythe rousseauesque de bonté naturelle et primitive

de l’homme.

Déchiffrer la mythologie, découvrir le rôle des « boucs émissaires » dans tout ordre

culturel, résoudre l’énigme du religieux primitif, c’est forcément préparer le retour

en force de la révélation évangélique et biblique. A partir du moment où nous

comprenons vraiment les mythes, nous ne pouvons plus prendre l’Evangile pour un

autre mythe, puisque c’est lui qui nous les fait comprendre.

Etant bâti sur la représentation persécutrice, le monde forcément ne croit pas en

Jésus, ou il y croit mal (…) Aucun système de pensée ne peut vraiment penser la

pensée capable de le détruire.

Toute notre résistance est dirigée contre cette lumière qui nous menace.

Toute violence désormais révèle ce que révèle la passion du Christ, la genèse

imbéciles des idoles sanglantes, de tous les faux dieux des religions, des politiques

et des idéologies. Les meurtriers n’en pensent pas moins que leurs sacrifices sont

méritoires. Eux non plus ne savent pas ce qu’ils font et nous devons leur

pardonner. L’heure est venue de nous pardonner les uns les autres. Si nous

attendons encore, nous n’aurons plus le temps.

René Girard, Le bouc émissaire (1982)

Page 15: Essai sur la violence antillaise

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III. La logique sacrificielle dans les discours antillais (Césaire, Fanon, Glissant)

La victime est toujours divinisée après qu’elle a été

sacrifiée : le mythe est donc le mensonge qui dissimule le

lynchage fondateur, qui nous parle de dieux mais jamais

des victimes que ces dieux ont été.

R. GIRARD, Achever Clauswitz

Je pose que la logique sacrificielle et la violence persécutrice ont constitué la colonne vertébrale renforcée de

l’organisation psycho-anthropologique des sociétés issues de l’esclavage et de la colonisation aux Antilles françaises.

Je propose d’explorer cette hypothèse en traçant et en inventoriant la thématique victimaire au sein d’un corpus

majeur, produit du triptyque fondateur de la pensée antillaise : Aimé Césaire (Et les chiens se taisaient, 1946) /

Ibrahim F. Fanon (Les damnés de la terre, 1961) / Edouard Glissant (Le discours antillais, 1981)… L’arbitraire d’une

telle découpe est discutable, non sa pesanteur intellectuelle sur l’affirmation identitaire de nos pays, ni l’universalité

des problématiques culturelles qu’elle articule. Trois ans après Césaire, et un demi-siècle après Fanon, Edouard

Glissant a franchi le seuil de nos mémoires, refermant après lui le cycle du surgissement de notre parole blessée à la

face du monde, le cycle des Maîtres de nos consciences non sevrées. Il nous appartient désormais de hisser l’aube au

« grand midi » de nos idéaux et de nos rendez-vous ordaliques…

1. Césaire, ou la permanence de l’identité tragique

The apocalypse in Cesairian drama revives in symbolism and

movement the apocryphal scenario familiar to Westerners in the

Revelation of Saint John. Here in Césaire, we find again

revelation, through visions, of things to come, the prophecies,

heralds, signs of disasters, symbols of evil pestilence, stain,

plagues, and transgression of taboos. Here again are the divine

horses, the horror of the Beasts whose unholy scourge upon the

land finally dissolve into chaos and is eradicated by the cathartic

fury of lightning and fire.

Marianne Wichmann Bailey

The ritual theater of Aimé Césaire

Homme, prend garde, le feu est un langage qui demande à courir

Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient

Aimé Césaire conclut en ces termes ce que je considère être son texte politique fondateur (Panorama, publié

dans la revue Tropiques en février 1944):

Et c’est le sang de ce pays qui statuera en dernier ressort. Et ce sang a ses tolérances et ses

intolérances, ses patiences et ses impatiences, ses résignations et ses brutalités, ses caprices et

ses longanimités, ses calmes et ses tempêtes, ses bonaces et ses tourbillons.

Et c’est lui qui en définitive, agira

Ce sang là ne vote pas.

Ce sang là revigore ou étrangle.

Page 16: Essai sur la violence antillaise

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Ce sang qui agit, rétif à la rhétorique des notables, ce sang ambivalent, qui revigore ou étrangle « en dernier

ressort », et qui oscille dans la bipolarité des états humains de la violence, ce sang doué de vie comme un être de

sang, n’est pas sang humain. C’est le sang de ce pays. L’art et la matière du poète sont dans la portée des passerelles

qu’il jette par-dessus nos émotions les plus secrètes. Ce que Césaire évoque dans cette conclusion poétique à un

texte politique prophétique (où il annonce son renoncement à l’idée d’indépendance), c’est que toute politique se

trouve asservie à la logique sacrificielle. Non seulement il n’y a pas de renouveau sans Apocalypse, mais c’est de la

mort même qu’émerge la vie. La pulsion violente qui exprime le sang de ce pays, porte le rapport social à son point

d’incandescence maximum, là où la vie et la mort se rejoignent et se superposent comme les deux faces d’une même

pièce. Ce qui est la définition même du symbole. Chez Césaire l’homme-symbole par excellence, par son

ambivalence, sa double appartenance et ses capacités de retournement, c’est le héros sacrifié, le bouc émissaire

royal dont l’archétype est Œdipe, roi de Thèbes. Nul ne s’étonnera donc que chez Césaire ce soit la tragédie (et non

l’essai ou le roman, comme chez Fanon et Glissant) qui prolonge la poésie.

L’étymologie grecque de « tragédie » se décompose en « oidè » : chant, et « tragos » : « le sacrifice du

bouc ». Littéralement, la tragédie est donc « le chant du bouc émissaire ». La tragédie est l’évolution politique d’une

forme rituelle du culte de Dionysos. Le fait que, chez Césaire, la tragédie prolonge la poésie est physiquement signalé

par le choix éditorial qui place la matrice tragique césairienne (Et les chiens se taisaient) au final du premier recueil

de poésie publié par lui à la Libération, Les armes miraculeuses (1946). La structure de Et les chiens se taisaient est

dominée par les Archétypes. C’est la seule pièce de Césaire où ni les personnages, ni les lieux ne sont nommés ; où

l’arrière-fond historique est à la fois omniprésent et évanescent. Une tempête, qui présente également une forte

structure archétypale, constitue à nos yeux une étape intermédiaire vers une matière plus historique qui dominera

dans La tragédie du roi Christophe et dans Une saison au Congo. Au sein du corpus tragique césairien, Et les chiens se

taisaient constitue une matrice dans laquelle l’ensemble de l’œuvre viendra se mouler comme la redondance

cyclique (des Conquistadores à Lumumba en passant par les Jacobins Noirs d’Haïti) de la même structure historique

qui voit un ordre nouveau poindre et bégayer, entre la contamination de l’ancien monde et la révolution solaire

radicale. La prégnance de la logique sacrificielle chez Césaire s’exprime à travers la perspective messianique qui

structure, non seulement sa dramaturgie, mais l’ensemble de son intention poétique. Rapprochant, du point de vue

de ce messianisme, l’œuvre de Césaire de celle du philosophe allemand Walter Benjamin j’écrivais par ailleurs8 :

Pour Césaire comme pour Benjamin, le messianisme n'est pas un futurisme; ce n'est pas une projection spéculative sur l'à venir. Passé comme avenir ne sont que des figures, des spectres déterminés par le présent. (…). Ce n'est qu'aujourd'hui que le futur peut changer. Seul compte le présent, l'à-présent, comme disent Benjamin et la langue créole.

Dans son essai testamentaire publié à titre posthume en 1942, Sur le concept d’histoire (1940), Benjamin

introduit ainsi sa conception du messianisme :

… il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous

avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente,

fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une

prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser. (Thèse II)

À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au

conformisme qui est sur le point de la subjuguer. Car le messie ne vient pas

seulement comme rédempteur ; il vient comme vainqueur de l’antéchrist. Le don

d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe

intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en

sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher. (Thèse VI)

8 Ali Babar KENJAH, L’à-présent sismique des villes. Exploration des passages urbains entre A. Césaire et W. Benjamin,

contribution aux Journées Mondiales de l’Urbanisme GIP-GPV, Fort-de-France, novembre 2010,

Page 17: Essai sur la violence antillaise

17

Le sujet de la connaissance historique est la classe combattante, la classe opprimée

elle-même. Elle apparaît chez Marx comme la dernière classe asservie, la classe

vengeresse qui, au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de

libération (…) À cette école (du compromis social-démocrate, NdA), la classe

ouvrière désapprit tout ensemble la haine et l’esprit de sacrifice. Car l’une et l’autre

se nourrissent de l’image des ancêtres asservis, non de l’idéal d’une descendance

affranchie. (Thèse XII)

L’histoire des damnés de la terre souffre de l’illusion du Progrès. L’histoire n’est que répétition du même

cycle de violence. Fanon écrira : « Le peuple vérifie que la vie est un combat interminable »9… L’issue ne peut venir

de l’idéologie mais de l’embrasement à la fois imprévisible et inévitable. Les hommes, violentés par la domination

éternelle, entretiennent de générations en générations la même espérance éternelle d’un retournement du réel.

C’est le mystère de ce retournement et la fascination de son énergie, la violence sacrée, qu’explore l’expérience

psychanalytique, sociale, religieuse et politique de la Tragédie.

La tragédie césairienne est une actualisation de la tragédie grecque (et de la tragédie shakespearienne qui

s’y rattache). Elle introduit le point de vue oblitéré des opprimés dans la tension historique de leur accession au

Pouvoir, mais en maintenant la permanence de la perspective tragique. Sa matrice reprend la structure même de la

logique sacrificielle mise en scène par Sophocle autour du drame d’Œdipe roi. Tous les éléments de la crise

sacrificielle repérés par Girard y sont, mais nous n’examinerons ici que deux d’entre eux : la crise mimétique et le

sacrifice du héros dionysiaque…

a) la crise mimétique, qui abolit les différences dans la contamination de la violence généralisée, éclate dans

l’unanimité des retournements de la foule, approuvant et condamnant tour à tour le Rebelle. L’indifférenciation, qui

réduit le réel au manichéisme de la violence réciproque, s’exprime par la voix des « énergumènes » qui illustrent les

propos de Girard : « Comme dans la tragédie grecque donc, comme dans la religion primitive, ce n’est pas la

différence, mais bien sa perte qui cause la confusion violente. » (Vs, p. 81). Les énergumènes profitent du chaos et

s’opposent à toute résolution de la crise (par l’instauration d’un nouvel ordre différenciateur), au nom d’une égalité

de boutiquiers, au nom de la mêmeté…

PREMIER ÉNERGUMÈNE :

Pas de silence qui vaille. Nous sommes libres et égaux en droit. N’oubliez pas cela

DEUXIEME ÉNERGUMÈNE :

Et moi je dis : malheur à ceux qui n’ont pas lu inscrit sur le mur de nos honorables faces délicotées le

Mane Thecel Phares de la tyrannie.

Et voici, je sais des têtes qui rouleront comme des cabosses de cacao : mort aux blancs

LE CHŒUR D’ÉNERGUMÈNES :

Mort aux blancs, mort aux blancs.

Echos répercutants, vociférations et chants. Le vide et le silence retombent, lourds.

Aux vociférations la violence légitime et de la crise mimétique (où la tyrannie joue du miroir entre les uns et

les autres), succèdent un vide et un silence « lourds » de sens. Comment mieux signifier et anticiper cette « détente

assurément cathartique qui résulte du sacrifice » (Girard, Vs, p. 148) ? La dissolution des différences dans le

mimétisme violent est un ressort fondamental de la crise sociale dérapant en chaos anomique. Cette agressivité en

miroir convoque les archétypes des « frères ennemis » et du « double monstrueux » comme figures d’une mimésis

antagoniste, d’une violence dirigée aveuglément contre soi-même (ce soi-même renvoyant à l’homogénéité

première de la société, unité perdue de vue par l’hubris vengeresse). Et le poète volcanique ne cesse de dénoncer les

illusions d’une certaine violence « révolutionnaire » qui n’est que l’ombre de la maïeutique libératrice ; parodie

héritée des rituels traditionnels, où l’ancien se survit à lui-même et échappe au véritable retournement du temps.

9 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, éditions F. Maspero - La Découverte, 1961, p. 66

Page 18: Essai sur la violence antillaise

18

Loin, très loin, dans un lointain historique le chœur mimant une scène de révolution

nègre, chants monotones et sauvages, piétinements confus, coutelas et piques, un

nègre grotesque, le speaker gesticule. Le tout sinistre et bouffon, plein d’emphase et

de cruauté

Le Carnaval offre l’exemple d’une soupape de décompression essentielle à la pérennité sociétale. Nous

verrons que la ritualisation opère à se concilier la violence ; elle ne l’élimine pas, elle tente de cohabiter et de

contenir sa contagion mortelle.

L’efficacité de la violence ritualisée est relative ; elle peut échouer à apaiser les tensions et déraper en

incendie incontrôlable ; et s’étendre jusqu’à trouver la victime expiatoire adéquate, non plus de substitution mais de

refondation. La violence mise en scène par la résolution tragique déborde du rituel premier, conservateur, pour

envisager au contraire une Apocalypse, une rupture du cercle clos de la répétition, une issue ouvrant sur la

refondation nécessaire. Là où le rituel est forclos, la tragédie est messianique.

La description par Césaire de cette violence rituelle traditionnelle, marquée par la circularité fonctionnelle,

s’oppose à la violence messianique, au « coup de dés » ordalique qu’évoque G. Suréna10, caractérisé – dès lors que

« les jeux sont faits » – par le dévoilement, la révélation assumée dans l’à-présent qui impose son arbitraire. La

ritualisation vise à renouveler le pacte avec une divinité connue, tandis que la violence sacrificielle cherche son issue

dans l’oracle d’une divination insue. Il n’y a qu’une seule violence, omniprésente, mais plus d’un stratagème pour la

nier, la détourner, la transcender ou la regarder en face…

b) Le héros dionysiaque et son double. Homme marassa, homme double, ambivalent, Grand Ambigu, telles sont

les figures sous lesquelles se présente le héros césairien. A la fois libérateur solaire adoré et monstre nocturne honni.

A l’image d’Œdipe, « roi debout » victime d’une violence qu’il a convoitée, qui le désigne comme cause et remède

(pharmakos) de la contagion sanglante, sous les accusation les plus fortement frappées de tabous : blasphème,

homicide, parricide, matricide. Ce Janus nietzschéen alterne une face solaire (l’utopie politique), et un envers obscur

et trouble (les métamorphoses permanentes d’un désir de violence). Une affirmation positive (au futur) et une

résolution négative (passé aboli). Nous verrons que le « non » qui cofonde le héros (comme un pendant intime et

féminin à la positivité virile du parricide) répond, chez Césaire, au projet morbide et incestueux de la Mère, qui n’est

que désir rusé du Maître. La tragédie jette un pont entre la scène historique (où le Pouvoir est exposé) et l’intimité

psychanalytique (où s’éprouvent les émotions et la vie). Ainsi parlait Zarathoustra… Les mythes sont de formidables

mass médias. W. Benjamin ou S. Freud ont, parmi d’autres, reconnu la valeur opératoire de l’expérience humaine

comprimée dans la mémoire mythologique. Césaire écrit avec l’ensemble de cet arrière-fond, convoqué par la faillite

civilisationnelle de la Seconde Guerre Mondiale. Ses archétypes sont ceux du Politique s’affranchissant de l’ordre

rituel pour fonder, à partir des mystères de la mythologie antique, la démocratie et la ville moderne. Le héros

césairien articule la conscience qui se dévoile à la parole qui insémine. C’est d’ailleurs le rapprochement avec

l’œuvre de Freud et la pièce de Sophocle qui permet d’identifier le maître assassiné comme étant le père du Rebelle,

lui-même non pas nègre marron, comme souvent affirmé, mais « garde-chiourme commandeur » de l’habitation du

béké ( « c’est toi, me dit-il, très calme… C’était moi, c’était bien moi, lui disais-je, le bon esclave, le fidèle esclave,

l’esclave esclave… »). Au climax du tragos, la foule s’écrie, identifiant l'Œdipe nègre :

UNE VOIX :

Assassin, il a tué son maître

UNE VOIX

Assassin, maudit, il va tuer sa mère

10 Guillaume SURENA, Je or vent paix là. Vers mallarméen de Césaire, texte inédit communiqué par l’auteur

Page 19: Essai sur la violence antillaise

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UNE VOIX

A mort, à mort, crevez-lui les yeux

UNE VOIX

C’est ça qu’on lui crève les yeux

Le destin du héros tragique césairien oscille sans cesse entre l’ombre et la lumière, entre l’ascension et la

descente, entre la réprobation et l’adoration. Biface monstrueux, il cumule en lui-même toutes les différences qui

alternent dans la crise mimétique. L’ambivalence, l’ambiguïté et le retournement, autant de figures du double qui

caractérisent la destinée du Rebelle. « Je suis un roi qui ne possède rien (…) Je ne suis qu’un vaincu… Je ne suis

qu’un coupé, donné et rejeté… », oppose-t-il à l’invocation. C’est, illustrant l’intuition théorique de Girard sur les

racines sacrificielles de la royauté, son statut de victime émissaire qui, tout à la fois, le réduit aux ténèbres de son

intériorité et le positionne en roi-soleil, prophète luciférien (c'est-à-dire « porteur de lumière »), héros

monstrueux d’un processus émancipateur dont il est le germe offert à la terre. Il est seul à voir et à entendre

l’unité profonde de la réalité sociale et humaine, l’identité des frères ennemis que nul ne saurait admettre. Seule

sa parole peut désormais établir un ordre nouveau, c'est-à-dire un système signifiant de nos différences.

LE REBELLE

Et tu ne vois rien parmi l’herbe nouvelle… Rien dans la mer n’est-ce-pas ?... Je vois, J’entends… Je

parlerai… Ligotez-moi, piétinez-moi. Assassinez-moi. Trop tard… moi aussi je suis une flamme, je suis

l’heure

LE CHŒUR

Il est Roi… Il n’en a pas le titre, mais bien sûr qu’il est roi… un vrai Lamido…

Si le héros est monstrueux (si, en vérité, il peut faire l’unanimité des frères ennemis contre lui) c’est parce

qu’en lui sont présentes toutes les différences qu’on oppose, par ailleurs, religieusement. Il est monstrueux comme

Janus (comme un mulâtre ou un nègre gréco-latin) car, homme marassa, à tout moment, possiblement, dans un

tremblement, sa figure exprime la vérité simultanée de ses deux faces. A l’appui de cette importance, pour Césaire,

de la bivalence, de l’ambivalence, essentielle du héros tragique, nous nous référons au poème « Rabordaille », publié

dans le recueil Moi, laminaire (1982). L’extrait que nous citons ici présente l’intérêt de laisser affleurer le

messianisme au point de nous permettre d’entrevoir l’ombre du « messie » :

… alors vint un homme qui jetait comme cauris

ses couleurs

et faisait revivre vive la flamme des palimpsestes

alors vint un homme dont la défense lisse

était un masque goli

et le verbe un poignard acéré

alors un homme vint qui se levait contre la nuit du

Temps

un homme stylet

un homme scalpel

un homme qui opérait des taies

c’était un homme qui s’était longtemps tenu

entre l’hyène et le vautour

au pied d’un baobab

un homme vint

un homme vent

un homme vantail

un homme portail

le temps n’était pas un gringo gringalet

Page 20: Essai sur la violence antillaise

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je veux dire un homme rabordaille

un homme vint

un homme

Richesse, multiplicité et universalisme des symbolismes et des figures convoqués Mais traversons La jungle

(W. Lam) pour nous concentrer sur la seule épithète dont est ici qualifié « celui qui vint », épithète finale : « je veux

dire un homme rabordaille » ... Très généralement, et tout à fait correctement, ce vieux terme créole conservé en

Haïti est poétiquement référé à l’expression française « à l’abordage ». Le messie césairien, qui est homme et non

pas dieu, est celui qui monte à l’abordage. Mais cette lecture n’est que seconde. René Hénane précise ainsi le

terme :

RABORDAILLE : petit tambour cylindrique à deux peaux. Désigne aussi le rythme rapide

joué sur ce tambour, comme pour l’abordage.11

Petit tambour cylindrique à deux peaux ? Autant dire, en créole martiniquais, an tanbou dé bonda… C'est-à-

dire, chez nous, l’expression emblématique qui désigne l’individu ambivalent, le « traître », dont le discours zennzole

entre les positions tranchées des uns et des autres, qui – pour lui – reviennent au Même… Le héros tragique combat

à démystifier les différents obsolètes entretenues par les appareils et les théologies corrompus par la violence. Ainsi

que le souligne Walter Benjamin : « A chaque époque il faut arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est

sur le point de la subjuguer... »12. Le héros sacrifié est le double de tous les doubles confondus dans la masse

unanime, mais il est simultanément singulier, d’une singularité absolue et fondatrice. C’est un homme…

La richesse et la profondeur tragique du texte césairien vient du fait qu’il est en permanence saturé des

problématiques liées à la violence sacrée œuvrant au cœur du processus révolutionnaire. Girard propose d’originer la

structure anthropologique de la violence réciproque (la crise anomique de Durkheim) dans le modèle éthologique de

base posé par la situation de Rivalité. C’est ce que la tragédie césairienne nous permet de vérifier, dans cette scène

intense où l’intimité émotionnelle la plus profonde et l’ordre politique qui lui est invisiblement lié, se dénouent dans

la césure « ombilicale » du fiat révolutionnaire : la scène où s’opposent le Fils Rebelle et sa Mère, qui articule un

révélé psychanalytique à un dévoilé politique…

c) Psychanalyse culturelle antillaise. Dès l’introduction du dialogue, où la Mère vient tenter d’infléchir la

radicalité tragique du Rebelle, celle-ci est rejetée. Elle fait désormais partie d’un ordre rejeté. la Mère n’est plus

« La » Femme, dorénavant, le Rebelle « ne parle plus qu’à la plus ivre… », « celle qui fait… que le silex est

impardonnable ». La Mère est rejetée au « couchant », ce qui désigne autant la fin d’un cycle historique que sa

soumission sexuelle au Maître. Elle est accusée clairement d’appartenir au camp de l’ordre oppresseur (… Et ils t’ont

envoyée…) Pour sa part, la Mère ne voit que sang et violence sur la figure de son fils, tandis qu’elle-même s’exprime

du point de vue de l’humanisme des Lumières (Ma race : la race humaine. Ma religion : la fraternité…) Bien sûr, le

Rebelle rétorque qu’elle refuse de voir la violence première, ni l’unanimité persécutrice du lynchage, qui rend sa

propre violence légitime :

Et le monde ne m’épargne pas… Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché,

un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié

La Mère voit en lui un possédé, pharmakos monstrueux condamné à la Passion (Dieu du ciel, délivre-le… J’ai

peur de la balle de tes mots… Ce ne sont pas des mots humains… Hélas tu mourras…) Elle voit se dresser au loin le

11 René HÉNANE, Glossaire des termes rares dans l’œuvre d’Aimé Césaire, Jean-Michel Place éditeur, Paris, 2004, p. 112 12

Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Thèse VI, Paris, 1942,

Page 21: Essai sur la violence antillaise

21

gibet et la mort sacrilège. Ce sacrilège de la perspective maternelle ne fait qu’un avec le sacré de la perspective

tragique, qui est le choix assumé du Rebelle ; « Bien sûr qu’il va mourir le Rebelle » sont les premiers mots de la

pièce, inscrivant d’emblée celle-ci dans la trame sacrificielle. Tout est basé sur cette certitude de la mort sacrée et de

son impact sur le monde. Le Rebelle récuse l’humanisme à visières blanches de sa mère, qui ne sert qu’au

« désarmement » des opprimés. Sa « religion » se prépare à l’opposé du désarmement ; la violence légitime qu’il

incarne en est le carburant, il en est le fondement et la foi, « … moi avec ma révolte et mes pauvres poings serrés et

ma tête hirsute… »

Nous dressons ainsi la comptabilité de l’histoire sur le palimpseste du roman familial de notre expérience

collective. Dialogue de sourds de la violence réciproque; où la Mère porte la parole de l’ordre colonial et le Rebelle

postule, par sa mort annoncée, à fonder (féconder) un ordre nouveau. Le fossé est si profond entre ces deux-là qu’on

s’interroge sur son origine. De fait, il n’en a pas toujours été ainsi, et Césaire s’attache à explorer précisément le

moment de la rupture existentielle en développant, sous l’exposé des faits contingents, le schéma psychanalytique

de la Rivalité qui oppose le Rebelle à son Maître/Père, vis-à-vis de sa mère puis de son propre fils.

Résumons. Le texte introduit suffisamment d’éléments pour m’autoriser à identifier le Maître comme le Père

du Rebelle : le désir premier de la Mère, son parti pris contre son propre fils, et l’écho œdipien de la foule… il fut un

temps où le Rebelle était plus qu’un esclave, c’était « un bon esclave », un « esclave esclave », ce qui compose la

métaphore de l’esclave collaborateur et de l’esclavage mental. Le Rebelle n’est pas un nègre marron Africain ; c’est –

à l’origine du drame – un esclave privilégié, sans doute un commandeur mulâtre, un chef d’atelier (statut dont le

Maître lui fera la faveur de confirmer l’hérédité). L’ordre régnait dans sa double condition : l’ordre suprême de la

possession pour le Maître et l’ordre rituel d’un culte funéraire de la « déesse mère » pour les esclaves. A ce stade

(historique et psychanalytique), la soumission du Fils à l’ordre dominant implique un consentement incestueux au

culte de la Mère (J’avais rêvé d’un fils pour fermer les yeux de sa mère). Le culte de la mort organisé autour de la

Mère, symbole d’un certain matriarcat créole, est une stratégie coloniale de sécurité à laquelle s’oppose la Passion

révolutionnaire du Fils. C’est le culte d’une « mort vivace et somptueuse » dont hérite celle qui a trahi sa race, « pour

avoir trop aimé » (le Maître). Rituel d’une circularité anthropophage, incestueuse, où l’homme servile n’accèderait

au sens et à la maturité que dans et par une dévotion éternelle à la Mère. La Mère créole comme figure de

l’enfermement libidineux de l’Habitation ; la femme noire, gardienne des rituels – ainsi l’image de la femme poto-

mitan ne peut renvoyer qu’au seul espace circulaire de l’architecture populaire de la Caraïbe (avec poto-mitan,

donc) : le houmfor, le temple vaudou. La circularité du sacré matriarcal organise la violence ritualisée et la

canalisation de la violence esclavagiste, au bénéfice partagé d’une gestion de l’ordre dominant13. Cette inscription de

la Mère dans la répétition rituelle et la structure de l’éternel retour, enferme le Fils dans la soumission, mais résume

également le cycle de la déportation, de l’esclavage et de l’arbitraire victimaire : « Il te fallait un fils trahi et vendu…

Et tu m’as choisi. »

En contrepoint, en faisant le choix de la Passion tragique, le Fils rompt la circularité close du culte matriarcal

pour ouvrir une issue historique à l’espérance messianique. Le meurtre du Maître est impardonnable, c’est-à-dire

irréversible. Seul le sang versé ouvre sur l’aube nouvelle. Le Fils, en sortant du cercle de l’indifférenciation, s’érige en

singularité fécondante, véritable alien au milieu des aliénés. La violence ritualisée s’effondre, démystifiée, face au

bouleversement qu’amorce l’affirmation de cette différence. Le Fils soumis tranche son cordon ombilical, la société

tremble et oscille. La violence « libérée » se répand par la brèche ouverte, en quête d’une résolution introuvable.

Quand la Mère s’écrie, « O mon fils mal éclos », c’est bien l’éclosion qui est référée au « mal », à la maladie et à la

folie. Le consentement à l’hubris de la Passion par l’esclave modèle qui se rebelle, va chercher plus loin, plus

profondément, que la simple aspiration à la liberté du Nègre Marron archétypal (idéalement un Africain fraîchement

débarqué); ici le héros doit être habité des contradictions et des ambivalences de la société coloniale. Pour être

13

Voir à ce sujet Guy Cabort-Masson, Stratégies de la femme noire esclave américaine, AMEP

Page 22: Essai sur la violence antillaise

22

compatible avec le rôle qu’il ambitionne de jouer sur la scène tragique de la (re)fondation, pour être crédible aux

yeux de toutes les différences fondatrices, et incarner le retournement qu’implique la violence sacrée, le Rebelle – à

l’origine – doit être un antihéros soumis à la commune condition de l’aliénation généralisée. Un nègre créolisé.

Un événement va venir rompre l’équilibre de l’ordre esclavagiste « premier »: le Fils devient père à son tour

et, par ce biais mimétique, accède à une virilité, expérimente une potentialité démiurgique, qui restait jusque là

l’apanage du Maître. Il devient pour son fils ce qu’il s’imagine que son Maître devrait être pour lui, et aussitôt

ressentir combien ce qu’il éprouve pour son fils diffère de ce que son Maître exprime envers lui. Au moment où il

reçoit confirmation de cette différence, il comprend que dans la causalité qui lie son fils au Maître, il est le seul

maillon qui puisse briser ou conforter la chaîne de la filiation servile. Césaire va parfaitement décrire ce triangle

ontologique de la Rivalité créole, avec le fils du Fils comme enjeu d’un désir d’à-venir, support d’un double bind

déclenché par le désir du Maître. La rivalité d’où va sourdre la violence légitime est mûrie dans le triangle fondas des

générations mâles, qui exclue le compromis féminin :

…Il n’avait pas six mois et le maître est entré dans la case fuligineuse comme une

lune rousse14

, et il tâtait ses petits membres musclés, c’était un très bon maître, il

promenait d’une caresse ses doigts gros sur son petit visage plein de fossettes. Ses

yeux bleus riaient et sa bouche le taquinait de choses sucrées : ce sera une bonne

pièce, dit-il en me regardant, et il disait d’autres choses aimables le maître, qu’il

fallait s’y prendre très tôt, que ce n’était pas trop de vingt ans pour faire un bon

chrétien et un bon esclave, bon sujet et bien dévoué, un bon garde-chiourme de

commandeur, œil vif et le bras ferme. Et cet homme spéculait sur le berceau de

mon fils un berceau de garde-chiourme.

L’esclave possédé et dépossédé, par la proximité intime avec le « très bon maître », par contamination dirait-

on, devient conscient que la dimension paternelle dont on est en train de le frustrer est, à proprement parler, son

humanité. Mieux, avec la paternité lui vient une identité : celle qu’il partage (exclusivement) avec son fils. identité

que le Maître (son père) lui conteste, tout en l’instrumentalisant comme lignée servile. Jusque là il a été le fruit

bâtard de l’amour maternel dans le triangle complété par celle-ci et le Maître. Ce qui sous-tend que sa soumission et

son statut d’esclave privilégié participent de l’effacement permanent de l’homme noir qui aurait dû être son père. Ce

père nègre impossible, abandonné et humilié par la trahison de la femme créole, cet être rendu invisible par la

servilité, va surgir et réapparaître au moment où on l’attendait le moins. C’est-à-dire au moment où le bon-esclave-à

-sa-maman-chérie est appelé à parfaire et compléter définitivement sa soumission ontologique, en offrant/sacrifiant

son propre fils au Maître/dieu tout-puissant, et par là-même renoncer à son ultime chance d’humanité. Cette ultime

chance d’humanité, que pour saisir il devra féconder par un rituel de sang, c’est l’espérance messianique qu’incarne

son fils. L’espérance historique d’échapper au néant du nègre soumis. Cette espérance lui appartient dès ce moment

triangulaire où il entre en rivalité. Elle le pénètre d’une résolution farouche. Il sera Père (comme le Maître), à l’instar

du Maître il tracera l’à-venir. Et, acceptant de faire face à la mort (la sienne et celle du Maître, confondues par la

violence réciproque), il s’emparera du pouvoir de nourrir pour les siens une fondation. L’esclave subit le choix (sur la

place du marché) ; le Rebelle impose son choix au destin. « J’ai choisi d’ouvrir sur un autre soleil les yeux de mon

fils »…

En affirmant la permanence des enjeux du discours tragique, Césaire délie l’accession à la parole politique

(décolonisation) de l’accumulation trompeuse du temps. Le Progrès n’est ni comptabilité certifiée, ni enflure sans fin.

Le Progrès n’est pas à venir, il est dans le seul geste tranchant possible : celui qui perce le giron et libère du cordon

autrefois nourricier… Rompre dans l’à-présent les illusions de la répétition et du mimétisme par une poétique du

surgissement intérieur et l’impensé de la transgression. Si la liberté reste à conquérir, l’ombre ne pourra jamais

14

Les Kalinagos désignent le ciel où réside leur Xémi comme « la case où se tient la lune » (in J-P. Moreau, op cit. p. 183)

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23

empêcher qu’en son sein persiste la matière, subtile et lumineuse, qui sert à incarner le rêve. L’espérance a survécu

par le témoignage (littéralement, le martyr) de ceux qui ce sont exposés. Seules s’accumulent, dans l’enfermement

des bantoustans de la haine, les énergies de mort, le sang animal, de la violence humaine.

Au terme de cette première étape dans notre essai de confrontation des thèses de R. Girard à la pensée

antillaise, telle qu’elle s’organise entre Césaire, Fanon et Glissant, nous avons trouvé dans le corpus césairien une

convergence tragique qui actualise la problématique œdipienne et valide une grille de lecture particulièrement

féconde, du point de vue de l’analyse structurale de la violence dans les sociétés colonisées. La centralité de la

problématique victimaire dans l’œuvre de Césaire, le volcanisme de la violence intérieur de l’Antillais, contraste

radicalement avec le charisme apaisé et le rayonnement de sagesse qui émanait de lui dans son rapport au peuple

agité de mille exigences… il y avait là, à n’en pas douter, une longue réflexion et un puissant yoga !

Ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine…

2. Ibrahim Fanon, ou l’échec de la violence légitime

Le conquérant veut la paix, le défenseur veut la guerre.

R. GIRARD, Achever Clauswitz

La violence du régime colonial et la contre violence du

colonisé s’équilibrent et se répondent dans une

homogénéité réciproque extraordinaire.

F. FANON, Les Damnés de la terre

Avec Césaire, nous avons validé l’intérêt de la lecture sacrificielle, via la trame de la tragédie historique que

donne à voir et à entendre le poète, dans le prolongement mythologique des présocratiques et de la gnose

dionysiaque. Avec Fanon, il nous faut quitter la scène de la représentation pour aborder frontalement la réalité de la

violence sociale et politique des sociétés coloniales. Et questionner le mimétisme à partir d’un matériau d’autant plus

parlant qu’il s’agit, non plus de personnages et d’acteurs, mais de personnes et d’actants. Avec Fanon, et Les damnés

de la terre (1961)15, c’est le choix de l’essai qui prime, comme pour soumettre la forme à l’impératif politique de

l’histoire ; mais sans jamais renier l’expression d’une entière subjectivité qui, associée à la fluidité d’une écriture

magistrale, impose à l’analyse une force littéraire et poétique qu’on ne peut passer sous silence. Cette dimension

poétique de Fanon (et son intuition de la dimension tragique) éclairent, notamment, le fait que la seule citation du

« Traité sur la violence » que constitue le premier chapitre de l’essai, est un long extrait de Et les chiens se taisaient,

la matrice tragique de Césaire. Bien sûr, de manière archétypale, c’est la longue montée magmatique du Rebelle vers

le meurtre du Maître/Père blanc qui instaure l’ère nouvelle de la décolonisation. Il confirme : « La poésie de Césaire

prend dans la perspective précise de la violence une signification prophétique. » A partir du texte fanonien, nous

interrogerons la « modernité » de la violence sacrificielle qui, en tant que processus social, ne saurait échapper à

l’historicité pas plus qu’à l’actualité mondialisée de nos sociétés. Nous concentrerons donc notre analyse sur le

premier chapitre des Damnés de la terre, précisément intitulé « De la violence ». A lui seul ce chapitre constitue à

15

Frantz FANON, Les damnés de la terre, op. cit.

Page 24: Essai sur la violence antillaise

24

mes yeux un véritable « Traité », introduction phénoménologique, anthropologique et politique à la complexité des

ressorts de la violence légitime, au lendemain de la boucherie de la 2de Guerre Mondiale, de la Shoah et

d’Hiroshima… Et dans l’enfantement d’un nouveau monde dont les luttes de libération nationales sont l’une des

espérances. On le sait, ce texte majeur a été écrit dans l’urgence, alors que son auteur savait ses jours comptés. Cette

échéance de la mort prématurée le trouva il y a cinquante ans, luttant encore, dans un hôpital spécialisé de

Washington DC. Son acte de décès précise alors : « Ibrahim Fanon, de nationalité tunisienne ». Ce texte est dédié à la

mémoire de Mohammed Bouazizi, martyr du « printemps arabe »…

a) Strabisme et tremblement.

Le regard de Frantz Fanon sur le thème de la violence m’intéresse à double titre, car il théorise cette réalité

de la violence du double point de vue du scientifique psychiatre (en exil ?) et du militant radical de la décolonisation.

Disons d’emblée que nous ressentons, à suivre cette double perspective, un effet de strabisme (Glissant aurait

évoqué un « tremblement ») dû au chevauchement de ces deux-regards-en-un, qui ne se recoupent pas totalement,

et même se confrontent à travers une série de contradictions, dont l’analyse me permet d’affirmer que la réalité de

la logique sacrificielle, telle que décrite par Girard, sature en fait de part en part le texte fanonien. Entre

« l’Analyste », « objectif » et « extérieur », et le « Militant », « subjectif » et « engagé », il existe une dualité qui

jamais ne cède à un quelconque réductionnisme. Et dont le dépassement se trouve éclairé, dans l’action, par

l’expérience personnelle extraordinaire de ce jeune homme qui vient d’enfiler la Dissidence, la Guerre en Europe, un

doctorat en médecine et une spécialisation en psychiatrie, la désertion et la résistance armée (accessoirement, une

nouvelle patrie), sur les trois continents du triangle historique… Cette capacité de compréhension est, dans le Traité,

assumées par le regard « extérieur » de l’Analyste (regard qui n’est jamais objectivant, grâce à la vigilance d’Ibrahim,

qui ne tolère que la vérité du témoignage). Girard résume ainsi cette dualité des perspectives et la dissymétrie qui

favorise la complétude du regard « extérieur » :

De l’intérieur du système, il n’y a que des différences ; du dehors, au contraire, il n’y a que

de l’identité. Du dedans on ne voit pas l’identité et du dehors on ne voit pas la différence.

Les deux perspectives ne sont pourtant pas équivalentes. On peut toujours intégrer la

perspective du dedans à la perspective du dehors ; on ne peut pas intégrer la perspective du

dehors à la perspective du dedans (…) Seule la perspective du dehors, celle qui voit la

réciprocité et l’identité, celle qui nie la différence, peut repérer le mécanisme de la

résolution violente, le secret de l’unanimité refaite contre la victime émissaire et autour

d’elle16

.

La ligne de fracture essentielle entre l’Analyste Fanon et le Militant Ibrahim porte sur la question de la

légitimité (et de la vérité) de la violence révolutionnaire que mobilisent les insurgés du tiers-monde dans la phase de

décolonisation [« Le vrai c’est ce qui précipite la dislocation du régime colonial, c’est ce qui favorise l’émergence de la

nation » (p.52)]. Certes, mais dans le même temps l’Analyste repère parfaitement le cercle clos de la violence

réciproque et la mimésis antagonique qui structurent l’affrontement, à travers des constats comme :

Terreur, contre- terreur, violence, contre-violence, voilà ce qu’enregistrent dans l’amertume

les observateurs lorsqu’ils décrivent le cercle de la haine, si manifeste et si tenace en

Algérie. (p.85)

… Le Militant tente, en permanence, de justifier le recours des colonisés à la violence par l’imposition d’une

violence originelle infligée par les colonisateurs, effort visant à établir que ces deux violences seraient d’essences

différentes :

16

R. GIRARD, Vs, p.235

Page 25: Essai sur la violence antillaise

25

Dès sa naissance, il est clair (pour le colonisé) que ce monde rétréci, semé d’interdictions, ne

peut être remis en cause que par la violence absolue. (p.41)

Dans le dualisme fanonien, Ibrahim le Militant n’est préoccupé que par l’à-présent et le contexte de la

décolonisation. Ce cadrage historique de la réalité vécue lui permet d’affecter un sens et un axe de légitimité à la

violence : c’est la violence première des envahisseurs qui induit les autochtones à se battre pour y échapper. Mais

l’Analyste ne peut manquer de repérer que, déjà, la société précoloniale était travaillée par une violence interne.

Nous posons donc que le Militant s’inscrit dans la défense d’une légitimité historique, ramenée à l’état le plus récent

d’un procès qui touche, en réalité (et l’Analyste le pressent), à « ces choses cachées depuis la création du monde »17.

Au sein du peuple, de tout temps, la vérité n’est due qu’aux nationaux. Aucune vérité

absolue, aucune transparence de l’âme ne peut effriter cette position. Au mensonge de la

situation coloniale, le colonisé répond par un mensonge égal. (p.52,)

L’Analyste (abreuvé d’une longue expérience de la différence), s’appuie sur un champ de réflexion

anthropologique qui excède l’actualisation locale de la violence, pour accéder à la compréhension d’une réalité qui

précède, s’adapte et survit à la séquence historique colonisation/décolonisation/indépendance. L’Analyste perçoit,

en outre, combien la violence locale, celle qui se déploie dans le cadre « national » de la lutte de libération, n’est déjà

plus décisive, noyée et subvertie par une violence plus grande encore : celle qui se déploie désormais à l’échelle de la

planète. Ibrahim est honnêtement partial car il reste focalisé sur une réalité relative et partielle, quand Fanon, le

transfuge antillais exilé, exprime une condition planétaire. C’est dans la perspective de ce regard porté sur

l’embrasement violent de la planète que peuvent se lire les convergences analytiques entre Fanon et Girard. Dans

l’analyse, digne de Clauswitz, que fait Fanon sur la violence mondialisée, n’y a-t-il pas l’aveu anticipé d’un échec plus

ou moins relatif (l’espérance des masses opprimées) ? Aveu qui s’entend dans des séquences comme :

L’indépendance a certes apporté aux hommes colonisés la réparation morale et

consacré leur dignité. Mais ils n’ont pas encore eu le temps d’élaborer une société,

de construire et d’affirmer des valeurs. Le foyer incandescent où le citoyen et

l’homme se développent et s’enrichissent dans des domaines de plus en plus large

n’existe pas encore. (961, p.57)

Ibrahim peut croire au père Noel de la StatePropaganda (ou de la nécessaire utopie), Fanon sait parfaitement

que ceux qui feront tuer Lumumba et asphyxié la fière arrogance de Sékou Touré, ne laisseront jamais à leurs « ex »

colonies le moindre répit réparateur, la plus infime opportunité de desserrer l’étau, l’espérance la plus naïve « qu’un

jour ce sera notre tour »… Fanon, stratège des wilayas résistantes du désert et ancien combattant des fronts

européens, sait que le véritable champ de bataille est désormais la planète elle-même. Que la moindre étincelle dans

un bled improbable des djebels de Tunisie peut incessamment, sous peu (peut-être même avant ?), enflammer la

planète. La compétition engagée sous la Guerre Froide partage l’humanité toute entière de part et d’autre du fossé

de la guerre ultime. Armageddon, La Mère de toutes les batailles, l’Apocalypse nucléaire…

Cette compétition donne une dimension quasi universelle aux revendications les

plus localisées. Chaque meeting, chaque acte de répression retentit dans l’arène

internationale (…) Chaque jacquerie, chaque sédition dans le Tiers-monde s’insère

dans le cadre de la guerre froide. Deux hommes sont matraqués à Salisbury, et

voici que l’ensemble d’un bloc se met en marche… (961, p. 33)

17

Titre d’un ouvrage où Girard converse avec le philosophe Claude Lefort

Page 26: Essai sur la violence antillaise

26

Fanon l’Antillais sait qu’aucun peuple lucide ne paiera le prix du sang juste pour la « réparation morale » et la

« dignité ». Ce sont là émois d’intellectuels petits bourgeois. Le peuple se soulève pour mettre fin à la pwofitasyon. Il

laisse éclater sa colère ultime pour que « les derniers deviennent les premiers ». s’il peut comprendre la déception

d’Ibrahim, il sait que l’enjeu s’est simplement déplacé hors des limitations du « national » ; il est prêt à assumer que

la lutte sera longue encore, mais que le feu de la violence généralisée a atteint une masse critique décisive (que

notre contemporain Internet ne fait qu’amplifier). Puisque, dorénavant, la configuration même de la domination

impérialiste précipite l’évidence que le véritable renversement civilisationnel sera mondial ou ne sera pas…

Le Traité m’apparaît donc comme l’analyse de la métamorphose risquée de la violence légitime locale en

combustible potentiel d’une apocalypse mondiale. L’accession à l’indépendance n’éteindra pas le feu de la violence

messianique inassouvie. La rencontre, dans le bled, des espérance bafouées de l’intellectuel rebelle avec

l’irrédentisme populaire, rencontre que décrit Fanon et que j’interrogerai dans ses non-dits, anticipe-t-elle la réaction

islamiste à l’échelle planétaire (la croisade religieuse Nord-Sud relayant l’affrontement idéologique Est-Ouest).

Alerté de naissance sur la dynamique de la violence réciproque, Fanon introduit dans le Traité des éléments propre à

casser la binarité et le manichéisme. Le concept de Tiers-Monde en est le plus visible et le plus fécond, dans la

réversibilité de son destin, entre l’idéal humanitaire et l’insurrection inéluctable des damnés de la terre…

Mais un autre danger menace (le capitalisme international). Dans la mesure où le

Tiers-Monde est abandonné et condamné à la régression, en tous cas à la

stagnation, par l’égoïsme et l’immoralité des nations occidentales, les peuples

sous-développés décideront d’évoluer en autarcie collective (…) Il faut mettre fin à

cette guerre froide qui ne mène nulle part, arrêter la préparation de la

nucléarisation du monde, investir généreusement et aider techniquement les

régions sous-développées. Le sort du monde dépend de la réponse qui sera donnée

à cette question. (1961, p. 74)

Comment l’ouverture humaniste se concilie-t-elle la froide justification de la violence légitime ? A quel prix,

sous quelles conditions, un homme-médecine peut-il donner la mort ? Peut-on comprendre la violence chez Fanon

en dehors de la perspective sacrificielle ?

b) La violence fondamentale.

Dans la culture occidentale mondialisée la violence est aujourd’hui considérée comme une pathologie, un

dérèglement, une rupture d’équilibre, voire une atteinte à l’ordre. Ceci, tant aux niveaux individuel que collectif. La

norme est la croissance régulière, que seules la paix et la stabilité peuvent assurer. La violence est référée à un état

d’exception qui rompt l’harmonie préalable des hommes dans leur environnement. De ce fait, la violence est

toujours singularisée et contextualisée. Ce qui permet de lui apposer des jugements de valeur (ou des jugements tout

court), de la contenir dans un champ de compréhension suffisamment étroit pour qu’elle puisse répondre d’analyses

positives en termes d’acceptabilité ou de légalité. De fait, n’existe dans ce cadre qu’une violence événementielle que

documentent les comportements individuels ou collectifs, renvoyant à une archive clinique ou historique découpée

selon l’arbitraire des conventions méthodologiques : la Loi, la Sciences, l’Histoire, les contraintes techniques… Autant

de champs du Savoir/Pouvoir mobilisés pour contenir et surmonter l’omniprésence de la violence. Historiquement

produit par notre modernité depuis la Renaissance européenne, le cadre général de cette prophylaxie s’énonce en

termes de « Civilisation » et de « Progrès », et concourt à accréditer l’idée que la barbarie est révolue (voire que nous

connaîtrions une Fin de l’Histoire). Il n’est jamais postulé que la violence serait une dimension activement

permanente, variable mais continue, de toute société humaine. La violence dont on parle est toujours la violence

marginale, la violence de l’Autre ou d’un autre, cécité partielle et partiale qui autorise à occulter la dimension

totalisante du phénomène, tout comme sa propension dynamique à occuper le moindre espace où il trouve à

Page 27: Essai sur la violence antillaise

27

s’alimenter. En permanence nous constatons une « recrudescence » de la violence qui n’a jamais disparue. Or, insiste

Girard, le combustible de la violence, et son véritable objet, c’est le désir. Mais j’y reviendrais. Notons pour l’heure

que, du point de vue de sa nature intrinsèque, à la fois douloureuse et soulageante, la violence est une, toujours et

partout. Les différentes raisons de mettre le feu (toutes certainement légitimes) n’y change rien, le feu reste le feu :

il brûle ! La violence est notre patrimoine commun le mieux partagé. C’est ce que ne manque de repérer Fanon

lorsqu’il écrit :

C’est pourquoi même ceux qui tonnent contre la violence décident et agissent toujours en

fonction de cette violence planétaire (…) Entre la violence coloniale et la violence pacifique

dans laquelle baigne le monde contemporain il y a une sorte de correspondance complice,

une homogénéité. (p.78)

Cette lucidité de l’Analyste est relayée jusqu’à son terme par le Militant. S’agissant de justifier l’unanimité

violente, totalitaire et victimaire, implicite de sa perspective émancipatrice, il reconnaît le sang de l’holocauste qui

sert de lyannaj à la nation qui lève : « Aussi la deuxième phase, celle de la construction de la nation, se trouve-t-elle

facilitée par l’existence de ce mortier travaillé dans le sang et la colère… » (1961, p. 66) C’est la reconnaissance sans

émois de la violence légitime, de sa nécessaire mobilisation pour fonder l’ordre nouveau (au moment de livrer le

Christ à sa Passion, la foule des partisans de Bar Abbas – le leader des talibés zélotes – crie à Ponce-Pilate : « Que son

sang soit sur nous et sur nos enfants… », tout autant persuadés des vertus purificatrices de ce sang versé…)

La violence légitime de la décolonisation est le ferment de la nation en construction dans sa phase

négationniste et explosive. L’identité menacée des Mau-Mau dreadlocks, la sécurité du recrutement de la Résistance,

la solidarité des réseaux et des militants, l’unité même la lutte armée, dépendent du pacte sanglant qui lie ceux qui

ne peuvent plus, désormais, reculer. La violence « sacrée » oriente vers une issue. C’est dans l’exercice concret de la

violence légitime que le peuple en lutte forge son unité.

Cette praxis violente est totalisante puisque chacun se fait le maillon violent de la grande

chaîne, du grand organisme violent surgi comme réaction à la violence première du

colonialisme (…) la nation future est déjà indivise. (p.90)

Nous avons défini le Militant comme celui qui détermine une origine et un sens à la violence (violence

première et « légale » du colonialisme vs violence réactionnelle et légitime des insurgés), et l’Analyste comme celui

qui perçoit que la violence n’a littéralement pas de sens, dans l’effrayante réciprocité de ses excès et l’interminable

succession de ses retournements. Mais si l’engagement militant est fondateur, le propre de Fanon est de ne rien

céder du côté de l’analyse à partir de la perspective anthropologique ; et c’est cette honnêteté, cette vérité en

l’homme, assumée jusqu’à la contradiction, qui rendent son écriture si personnelle, et ses textes si inclassables. De

fait, et en dépit des œillères historiques du Militant, la perspective anthropologique ne peut manquer de faire

apparaître à l’Analyste la prégnance d’une violence autochtone qu’on ne peut référer à la colonisation qu’au prix

d’une certaine euphémisation du phénomène : la violence interne, propre à la société autochtone, serait une

violence résiduelle, court-circuit de la contre-violence libératrice qui n’a pas encore trouvé « la voie » d’être

retournée contre les colons. Si l’on suit cette analyse, le frère, le Même, serait un ersatz, un substitut de l’Autre !?!

Comment ne pas déjà y voir un des effets de double du mimétisme antagonique ?

Cette agressivité sédimentée dans ses muscles, le colonisé va la manifester d’abord contre

les siens. (p.53) (…) ces fameuses conduites d’évitement, comme si la plongée dans le sang

fraternel permettait de ne pas voir l’obstacle (…) Autodestruction collective très concrète

dans les luttes tribales, telle est donc une des voies par où se libère la tension musculaire du

colonisé. (p.55)

Page 28: Essai sur la violence antillaise

28

Il y a dans le Traité toute une anthropologie « girardienne » de la violence ritualisée, à laquelle le Militant

reproche précisément sa dimension de pare-feu. Toutes les hypothèses de Girard relatives à la logique sacrificielle

sont reconnues par Fanon ; mais Ibrahim souligne leur rôle dans la relativisation de la violence coloniale…

Le plan du secret, dans les pays sous-développés, est un plan collectif relevant

exclusivement de la magie. En me circonvenant dans le lacis inextricable où les

actes se répètent avec une permanence cristalline, c’est la pérennité d’un monde

mien, d’un monde nôtre qui se trouve ainsi affirmée. Les zombis, croyez-moi, sont

plus terrifiant que les zombis… (1961, p. 39)

Derrière les affirmations péremptoires où il prétend (en signalant implicitement la mutation des formes

sacrificielles) : « Le couteau sous la gorge, ou, pour être plus précis, l’électrode sur les parties génitales, le colonisé va

être sommé de ne plus se raconter d’histoires (…) Le colonisé découvre le réel et le transforme dans le mouvement

de sa praxis, dans l’exercice de la violence, dans son projet de libération. » (p. 41), nous entrevoyons la

métamorphose des mythologies, par laquelle les zombis d’hier sont historiquement remplacés par les Paras, les GI’s

et les casques bleus des armées d’intervention. L’écriture des Damnés de la terre , la personnalité même d’Ibrahim

Fanon, participe de cette maïeutique accouchant la mythologie moderne de l’émancipation des peuples. Dans

l’implicite de l’expression analytique, il y a le projet de soustraire l’individu colonisé du carcan totalitaire de la pensée

sauvage, de refonder le communautaire non plus sur la soumission terrorisée aux idoles de la violence, mais sur la

conscience active d’une supériorité de l’intelligence humaine fraternisant dans la construction d’une société plus

juste et plus féconde pour chacun. Mais le passage par la violence légitime est initiatique pour Ibrahim, trop

longtemps berné par la légitimité coloniale. La violence est le véritable Pouvoir du Maître. Pour le peuple insurgé, le

véritable Pouvoir (l’indépendance nationale) ne s’obtient que par la médiation de l’unanimité violente. « La violence

du colonisé (…) unifie le peuple ».

Tout ce qui intéresse fondamentalement l’homme d’action c’est de capter l’énergie « gaspillée » dans le

cercle clos de l’Eternel Retour. « Le problème se pose maintenant de saisir cette violence en train de se réorienter. »

Sur certains propos de Fanon semble même planer ce Dionysos invisible, toujours se jouant des Créon et de

Penthée modernes, en semant la confusion et le non-sens d’une violence rituelle qui déborde son efficacité

sacrificielle, obsolète, et devient incompréhensible en se retournant contre ceux qui, tentés par elle, ne peuvent plus

la contrôler:

Au niveau des individus on assiste à une véritable négation du bon sens (…) car la dernière

ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère. Les luttes

tribales ne font que perpétuer de vieilles rancunes enfoncées dans les mémoires (…) Un pas

de plus et nous tombons en pleine possession. Au vrai ce sont des séances possession-

dépossession qui sont organisées…

La société traditionnelle semble frappée d’hubris meurtrière. On tue pour un regard, pour un mot, pour un

vélo… Et l’Analyste (médecin psychiatre) reconnaît parfaitement que la soumission d’Ibrahim et de ses frères à

cette violence légitime est une folie, mais…

… ils savent que seule cette folie peut les soustraire à l’oppression coloniale » (p. 51).

… « Folies » encore que ces manifestations monstrueuses du paganisme indigène où le bestiaire conjoint à la

transe, et la violence légitime aux vendettas familiales… L’apparition des vampires, des bêtes gajé, des dowlis, des

monstres à mille têtes, la recrudescence du satanisme et des « messes noires », sont des mesures de la violence

libérée par le mimétisme et la fragilisation sociétale.

Page 29: Essai sur la violence antillaise

29

Evidemment, l’Analyste ne saurait ignorer que l’origine de ces « luttes tribales » n’est pas contemporaine.

Cette conflictualité ne date pas non plus de l’arrivée des colons. De fait, il rappelle la permanence et la prégnance

des mythologies précoloniales, reconnaissant que la violence est bien au cœur de la société pré-rationnelle. Même si

c’est aussitôt pour dénoncer ses modes de résolution magico-psychologiques.

Les forces surnaturelles, magiques se révèlent des forces étonnamment moïques. Les forces

du colon sont infiniment rapetissées, frappées d’extranéité. On n’a plus vraiment à lutter

contre elles puisqu’aussi bien ce qui compte c’est l’effrayante adversité des structures

mythiques. Tout se résout, on le voit, en affrontement permanent sur le plan

phantasmatique (p.57)

Le lien est nettement établi entre mythologie, violence et désir. S’appuyant sur l’étymologie sanskrite du

terme, Girard définit sommairement la libido comme le fait «d’éprouver un désir violent » et précise que « la libido a

le sens de désirer en général, et de subir la pente de ce désir ». En référant la gestion de la libido au groupe, et non

pas à l’individu comme dans le contexte occidental, Fanon semble établir un critère, une solution de continuité entre

société « traditionnelles » et société moderne. (Sans doute sommes-nous plus à même, cinquante ans plus tard, de

relativiser cette autonomie de l’homme moderne vis-à-vis du dressage comportemental, notamment sur les plans de

la sexualité et de la conformité aux lois du genre !) Pour le Militant, la gestion collective des énergies individuelles

dans le sens d’une homéostasie circulaire est un des principaux obstacles à la mobilisation révolutionnaire pour le

changement.

Cette superstructure magique qui imprègne la société indigène remplit, dans le dynamisme

de l’économie libidinale, des fonctions précises. L’une des caractéristiques, en effet, des

sociétés sous-développées c’est que la libido est d’abord une affaire de groupe, de famille

(p.56) Nous avons vu que cette violence, pendant toute la durée de la période coloniale,

quoiqu’à fleur de peau, tourne à vide…

Fanon relève parfaitement qu’il y a une violence précoloniale, qui investit les champs opératoires de

l’identité et du désir, articulant des modes de gestion tout à fait identifiables. De manière tout à fait

« traditionnelle », les colonisés continuent à opposer, sous la violence coloniale, les mêmes recettes qu’ils

opposaient, antan lontan, à la violence « interne ». C'est-à-dire la ritualisation d’une logique sacrificielle archaïque,

chargée de se concilier la violence sociale diffuse. L’effet prophylactique recherché étant toujours la baisse de

tension générale qui succède au sacrifice et à la transe de possession. Fanon résume de cette formule lapidaire le but

et l’efficacité universelle de la violence ritualisée :

A l’aller les hommes et les femmes étaient impatients, piétinants, « sur les nerfs ». Au

retour, c’est le calme qui revient au village, la paix, l’immobilité. (p.58)

Rien de nouveau sous le soleil ! En dépit de la rhétorique de la violence légitime, la violence généralisée n’est

pas qu’une affaire coloniale. La colonisation française n’est que la plus récente vague des invasions et des guerres

ethniques (ainsi les autochtones Berbères ont-ils subi la colonisation Arabe, bien avant que ceux-ci – à leur tour – ne

subissent celle des colons français). Toute communauté humaine est confrontée à cette violence généralisée, et le

colonialisme n’en est que le vecteur le plus récent : celui de la projection prédatrice de l’Occident sur le monde.

En ce qui concerne la violence interne, la violence exacerbée entre indigènes, ce que suggère la lecture

sacrificielle c’est une tendance « naturelle » vers la perte d’efficacité des rituels, qui débouche crescendo, via l’hubris

mimétique, sur une crise sociale généralisée dont la résolution ne se contentera plus de symbolisme et de

substitution, comme dans la violence ritualisée….

Page 30: Essai sur la violence antillaise

30

La problématique du mimétisme (de l’aliénation au désir du Maître, à l’effacement anomique des différences

et des valeurs) est ici centrale. Elle occupe dans le texte fanonien une large place, qu’une fois de plus il faudra

partager entre perspective anthropologique et engagement insurgent. Le mimétisme que met en scène la

décolonisation algérienne s’alimente au non-dit d’une certaine identité des arabes et des « Pieds noirs », identité

partielle occultée par la visibilité de la construction manichéenne. Cette part commune a été volontairement niée

pour mieux faire du colon une altérité référentielle. L’antagonisme algérien postcolonial (l’échec du FLN a incarner

l’espérance populaire) s’est ensuite nourrie de l’expulsion insuffisamment fondatrice du colon. Cette expulsion

n’étanche pas l’espérance révolutionnaire, en dépit des avancées réelles et de la propagande officielle.

L’indépendance sera minée par la violence non purgée d’une profitation qui perdure sous de nouvelles formes, en

attente de son bûcher des vanités… Déçue d’une violence légitime nationaliste corrompue par le compromis,

l’espérance messianique demeure, enceinte de mille Bouazizi potentiels, de mille et un martyrs capable d’embraser

le monde, dans l’attente d’une bataille plus décisive que finiront par déclencher les émirs du fondamentalisme

islamique. Car si le colon européen est d’une altérité trop monstrueuse pour jouer avec succès le rôle du héros

tragique, c’est donc parmi les Mêmes (les Nôtres) qu’il faudra chercher cet Autre émissaire, figure de la

métamorphose sociétale. Autrement dit : l’ambivalence anormative de certains membres de la société nouvelle

ouvre une possible alternative à l’incomplétude de l’indépendance. Il en sera bien ainsi de ces officiers et

intellectuels algériens qui, condamnant l’occidentalité corrompue du FLN au pouvoir, œuvreront patiemment, dans

l’ombre, à la victoire démocratique du courant islamiste aux élections de 1992, déclenchant une fraternelle tuerie de

vingt ans que les attentats du 11 Septembre 2001 sont venus mettre en résonnance avec les conflits en Irak, en

Afghanistan, en Iran, au Pakistan et dans l’ensemble du monde arabe. Qui a dit, nèg kont nèg ?

c) Le mimétisme antagonique

La structure de base du mimétisme antagonique est le schéma triangulaire de la rivalité. Rivalité ambivalente

du disciple et de son modèle vis-à-vis d’un tiers-objet, désigné par le désir premier du maître. Le moteur du

mimétisme antagonique est la violence réciproque, énergie alimentée par le combustible du désir, lui-même soutenu

par la propension de l’ego tyrannique à nier, euphémiser et légitimer sa propre violence. Traitant de la « crise

sacrificielle », qui caractérise l’échec dans la tentative rituelle de résoudre le mimétisme antagonique, Girard avance

que,

Au paroxysme de cette crise, la violence est à la fois l’instrument, l’objet et le sujet universel

de tous les désirs. C’est bien pourquoi toute existence sociale serait impossible, s’il n’y avait

de victime émissaire, si au-delà d’un certain paroxysme, la violence ne se résolvait pas en

ordre culturel. (p.215)

Le mimétisme antagonique se signale à l’observateur par la multiplication exponentielle, dans des

dimensions hétérogènes, d’une foultitude de manichéismes qui tendent progressivement à s’organiser, suivant un

axe privilégié, en opposition majeure et binaire. Redistribuant la totalité des Uns et des Autres de part et d’autre

d’une tranchée étanche clivant radicalement la société. Montaigu vs Capulet ou West Side Story,

Allemagne/Corée/Chypre/Jérusalem, Une saison blanche et sèche au Rwanda etc… Les exemples de l’insatiable

guerre des mêmes pullulent à la une de nos actualités. Au sein de la société coloniale en noir et blanc qu’observe

Fanon, cette ligne de fracture oppose (en apparence) symétriquement le monde des colons à celui des colonisés.

Jamais, dans le constat d’Ibrahim, n’apparaît le contre-jour d’une socialité partagée par les communautés

algériennes ; constat déjà contaminé par l’idéologique de la violence légitime. De l’ethnie à la structure urbaine, des

pratiques religieuses au rapport à la terre, du conflit linguistique aux formes de sexualité, il ya une répétition infinie

d’une même opposition magistrale : « Le monde colonial est une monde manichéiste » (p.44). Travaillée par le

principe du tiers-exclu, cette société duelle n’admet aucune autre position que celles définies par la violence

réciproque :

Page 31: Essai sur la violence antillaise

31

Le monde colonisé est coupé en deux (…) Ces deux zones s’opposent… régies par une

logique purement aristotélicienne, elles obéissent au principe d’exclusion réciproque : il n’y

a pas de conciliation possible, l’un des termes est de trop. (pp. 41-42)

Le texte fanonien surabonde d’énoncés soulignant la structure antagonique de la société coloniale ; dualisme

qui ne peut être dépassée que par un retour à l’unité originelle, que seule rend possible une véritable décolonisation,

c’est-à-dire l’exclusion du colon. La décolonisation désigne en propre la phase victimaire devant déboucher sur

l’émergence d’un ordre stable, rénové et réunifié : l’indépendance politique. Cette phase de violence nécessaire est

une transition que Fanon qualifie de « programme de désordre absolu ». C’est le Chaos de la révolution culturelle et

politique, nécessaire au surgissement de l’ordre nouveau. Cette transition de la décolonisation se doit, pour être

efficace, d’être aussi rapide et tranchante que la détermination du coutelas sur le cou du mouton (« Koupé tèt, brilé

kay », ordonna le général Dessalines) :

Le contexte colonial… se caractérise par la dichotomie qu’il inflige au monde. La

décolonisation unifie ce monde en lui enlevant par une décision radicale son hétérogénéité

en l’unifiant sur la base de la nation, quelques fois de la race. (p.48)

Selon Fanon, la preuve de la réussite du procès de décolonisation est faite lorsque « les derniers deviennent

les premiers ». Ce renversement terme à terme, inscrit dans la logique antagonique, n’est autre que l’expression d’un

mimétisme achevé par laquelle les figures du colon et du colonisé finissent par se recouvrir et se confondre dans une

forme d’identité superposable dans le temps, une « mêmeté différée », que la violence réciproque tend

constamment à masquer et à nier. Les Uns et les Autres échangent leurs rôles tour et à tour ; ils sont des Mêmes. On

ne peut lire autre chose dans ce constat de Fanon :

En fait (le colonisé) est toujours prêt à abandonner son rôle de gibier pour prendre celui du

chasseur. Le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur

(p.54) [c’est moi qui souligne, NdA]

Le renversement libérateur, obtenu par la lutte et le sang versé dans le cadre de la violence réciproque, nous

mène – en fait – droit au mécanisme de la Rivalité, tel que décrit par Girard ; mécanisme lui-même au fondement de

l’identité du désir et de la violence. Pour Girard, « le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir

modèle ; il élit le même objet que ce modèle » (VS p.217. L’objet du désir, pour Girard, n’est pas déterminé par sa

substance ou sa présence objective, mais est fondamentalement objectivé par l’orientation du désir de l’Autre, du

Maître. C’est ainsi que le triangle de la rivalité, dominé par le désir du Modèle, va imposer au Disciple une double et

contradictoire injonction, que l’auteur identifie au double bind cher aux théoriciens de Palo Alto : « imite-moi/ne

m’imite pas ». Pour Girard, rivalité et double bind constituent les fondamentaux universels de toute relation

humaine :

La position du disciple est la seule essentielle. C’est par elle qu’il faut définir la situation

humaine fondamentale (…) Loin d’être réservé à des cas pathologiques… le double bind, le

double impératif contradictoire, ou plutôt le réseau d’impératifs contradictoires dans

lesquels les hommes ne cessent de s’enfermer les uns les autres, doit nous apparaître

comme un phénomène extrêmement banal, le plus banal de tous peut-être et le fondement

même de tous les rapports entre les hommes. (Vs pp.218-219)

Quoique jamais formulés tels quels dans le texte fanonien, une lecture attentive permet d’affirmer que ces

éléments saturent – sous forme d’intuition – la perspective anthropologique développée par l’Analyste. S’agissant du

caractère fondamental du rapport de rivalité, de sa propension à contraindre le désir du Disciple et à l’aligner sur

celui du Modèle, nous en trouvons trace dans le Traité à travers l’articulation de deux propositions plusieurs fois

répétées. Tout d’abord, Fanon insiste lourdement sur le fait que « ce qu’exigent (les masses colonisées) ce n’est pas

Page 32: Essai sur la violence antillaise

32

le statut du colon, mais la place du colon (p.61)… Non pas de devenir un colon, mais de se substituer au colon » (p.

54). Cette proposition est répétée près d’une dizaine de fois. En tout cas, suffisamment pour attirer notre attention.

La spatialisation introduite par l’expression « la place du colon » force à s’interroger sur ce qui détermine

cette place. Par quoi se définit cette place ? Est-ce simplement la topographie du Pouvoir signifiant la dichotomie

fonctionnelle de l’urbanisme colonial ? Est-ce l’expression spatiale de la pwofitasyon matérielle et symbolique dont

jouit le colon ? S’agit-il, en s’emparant de « la place », d’une simple inversion du rapport de domination colonial ?

Nous ne le croyons pas puisque ni la décolonisation, ni l’indépendance n’ont pour projet d’asservir les ex-

colonisateurs. Même lorsqu’Ibrahim nie le rapport de rivalité (« Il ne s’agit pas pour eux d’entrer en compétition avec

le colon. Ils veulent sa place»), on ne peut comprendre le lieu du colon que dans une relation avec un terme absent.

Fanon repère parfaitement que le colonisé ne recherche pas à occuper le statut du colon (i.e. sa position dominante

dans le rapport de rivalité). Car se serait sciemment endosser le rôle du tortionnaire. Ce qui bien plutôt définit en

creux « la place » du colon, ce n’est pas la symétrie apparente de son antagonisme avec le colonisé mais bel et bien

son désir, qui est Toute-puissance sur un pays conquis. Affirmons ici, en suivant Girard, que ce n’est pas l’objet

« pays » qui est convoité par le colonisé, mais bien la Toute-puissance déployée (c'est-à-dire la violence elle-

même). Ibrahim Fanon oscille encore entre son engagement militant et sa rigueur analytique lorsque dans un

premier temps il désigne le substantiel (c'est-à-dire « le pays conquis ») comme objet ambivalent du désir :

Ce monde hostile, pesant, agressif, parce que repoussant de toutes ses aspérités la masse

colonisée, représente non pas l’enfer duquel on voudrait s’éloigner le plus rapidement

possible mais un paradis à portée de main que protègent de terribles molosses. (p.54)

Dans l’apparente logique de cette proposition (logique militante, de première instance), Fanon fait comme

s’il ne percevait pas que le désir du colonisé porte moins sur « ce monde » en soi, que sur ce qui le rend « hostile,

pesant et agressif » ; c'est-à-dire ce qui est capable de transformer un « enfer » en « paradis à portée de main »

(pouvoir que ne possède en soi aucun monde, pouvoir qui n’est que Pouvoir). Et là encore, il y faut toute la force

d’intuition de l’Analyste pour nous mener à une vérité plus essentielle, la prégnance du Modèle de la violence

coloniale sur l’expression même de l’insurgé /Disciple:

(Le colonisé) à qui on n’a jamais cessé de dire qu’il ne comprenait que le langage de la force,

décide de s’exprimer par la force. En fait, depuis toujours, le colon lui a signifié le chemin qui

devait être le sien, s’il voulait se libérer. L’argument que choisi le colonisé lui a été indiqué

par le colon… (p.81)

Posséder, être possédé… Fanon ne s’y trompe pas : dépossédé, l’indigène se fait quotidiennement posséder

par le colon, et appelle de son désir cette possession : posséder ce que possède le colon, c’est pour le colonisé

désirer (rêver avec envie) ce que son modèle désire. Et donc, l’installer en soi-même en attendant la réalité physique

et collective de sa Toute-puissance sur le pays reconquis. Désormais les esprits de la Modernité universelle

chevauchent le colonisé, comme autrefois Ogoun Féray, Dessalines. Comme le dit si bien Girard, « la possession n’est

que la forme extrême de l’aliénation au désir de l’autre » (p.244)

Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard

d’envie. Rêves de possession. Tous les modes de possession : s’asseoir à la table du colon,

coucher dans son lit, avec sa femme si possible. ( p.43)

Ici l’envie est l’antichambre de la violence, et la possession primaire se révèle un trompe-l’œil. Car la ferme et

la femme du colon ne sont que les attributs d’un Pouvoir plus désirable encore : la violence dont il use pour

conquérir et se maintenir.

Page 33: Essai sur la violence antillaise

33

Bien évidemment c’est la problématique complexe de l’aliénation du colonisé, amorcée avec Peau noire et

masques blancs, qui revient ici élargie. Avec, chez le colonisé, la mise en évidence, « dans un repli de son cerveau,

(d’) une sentinelle vigilante chargée de défendre le socle gréco-latin » (p.49).

Dès lors qu’il s’est emparé, par la pensée, du désir dominant, le colonisé est coincé dans un double bind.

Comme le répète Fanon, « le monde colonial est un monde hostile, qui rejette, mais dans le même temps c’est un

monde qui fait envie » (p.54). Cette ambigüité va culminer dans le processus de diabolisation qui alimente la

communication des camps opposés. Des deux côtés on nous décrit le même monstre sanguinaire et terroriste. « A la

théorie de ‘l’indigène mal absolu’ répond la théorie du ‘colon mal absolu’ » (p.89). L’antagonisme symétrique

s’exaspère jusqu’à la monstruosité. « La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et

se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire » (Girard ? non, Fanon p. 85). Néanmoins, la

supériorité médiatique des forces coloniales donne poids au discours dominant, qui insiste sur la régression animale

comme symptôme de la seule violence insurgente :

Parfois ce manichéisme va jusqu’au bout de sa logique et déshumanise le colonisé. A

proprement parler, il l’animalise… Cette démographie galopante, ces masses hystériques,

ces visages où toute humanité a fui, cette cohorte sans tête ni queue… (Fanon, p. 45)

L’émergence du bestiaire dans le récit des évènements marque une étape que ne manque pas de souligner

Girard. La fabrication du monstre participe de la théologie mise en œuvre pour instrumentaliser la violence et la faire

déboucher sur un retour à l’ordre. Le bestiaire est généralement mobilisé autour des manifestations rituelles de

domestication de la violence. C’est dans le chevauchement de la possession que surgit la face cachée, animale, de

l’homme. Et c’est le surgissement de cette animalité qui, précisément, absout l’humanité de l’homme du sang versé.

La Bête est un monstre collectif, et chacun doit se fondre dans sa masse indistincte, en portant sur son front la

marque qui évitera le châtiment… Mais que l’on ne s’y trompe pas, l’animalisation n’est pas l’apanage de la

propagande coloniale ; elle est réciproque. Elle renvoie, dans l’analyse du processus de crise sacrificielle, au thème

que Girard désigne comme celui du double monstrueux :

Sous le terme de double monstrueux, nous rangeons tous les phénomènes d’hallucination

provoqués par la réciprocité méconnue, au paroxysme de la crise. Le double monstrueux

surgit là où se trouvait, dans les étapes précédentes, un « Autre » et un « Moi » toujours

séparé par la différence oscillante. Il y a deux foyers symétriques d’où sont émises à peu

près au même moment les mêmes séries d’images. (Girard, p. 243)

C’est donc ce monstre jumeaux, aux deux cous et aux mille têtes, chimère idéal-typique et ambivalente de la

violence généralisée, qui va mettre en œuvre la séquence finale, qui se veut retournement de l’ordre dominant.

Cette phase de violence libérée, c’est la phase insurrectionnelle de la « décolonisation », que nous assimilons à la

crise sacrificielle, puisqu’il s’agit bien de la recherche d’un retour à une pureté originelle, l’intégrité précoloniale, par

l’expulsion d’un coupable désigné, l’« étranger », chargé de tous les maux. Les mots de Fanon sont explicites :

« Détruire le monde colonial c’est (…) l’enfouir au plus profond du sol ou l’expulser du territoire » (p. 44). Cependant

l’efficacité de la logique sacrificielle exige un certain de nombre de précautions dont le non-respect peut rendre

infertile le recours à la violence. Pour fonctionner, le processus doit, dans sa phase terminale, soustraire ses acteurs

au sempiternel retour de la vengeance, et donc rendre invisible la main qui tue ou qui déclenche l’incendie. Le

lynchage comme la lapidation n’ont qu’un auteur anonyme et collectif : la foule. Et c’est bien à cette opacification du

mythe en marche que participe Fanon lorsqu’il résume le déroulement factuel des événements nés de la crise

mimétique (notons la référence au climax tragique) :

Mais comment passe-t-on de l’atmosphère de violence à la violence en action ?... Une

atmosphère de drame s’installe, où chacun veut prouver qu’il est prêt à tout. C’est dans

ces circonstances que le coup part tout seul… (p.70)

Page 34: Essai sur la violence antillaise

34

Impersonnel, quasiment mystique, « le coup part tout seul » ; autrement dit, personne n’est coupable en

propre. La violence victimaire, n’offrant plus de prise aux cycles sans fin des vengeances singulières, peut déployer

son feu purificateur sur l’ensemble de la société. Il se pourrait bien que de ses cendres renaisse un monde nouveau

d) Echec de la décolonisation à purger la violence légitime.

Un des points importants que développe Girard quant à l’évolution historique de la logique sacrificielle au

sein des sociétés humaines, c’est celui d’une perte progressive d’efficacité. Essentiellement sous l’effet de

dévoilement qu’impose au monde le messianisme de l’Evangile, en dépit de son instrumentalisation par

l’impérialisme occidental. La puissance victimaire a reculé au fur et à mesure de l’avancée du rationalisme des

Lumières, qui rendait sans cesse plus immorales la désignation victimaire et la «folie collective» rituelle qui lui est

associée. Les Lumières éclairent et dévoilent ce qui a besoin d’ombres. Mais elles génèrent aussi leurs zones

d’ombre. Ainsi que l’illustrent les travaux de Michel Foucault ou d’Ivan Illitch, la Modernité instaure de nouveaux

paradigmes d’exclusion aux mécanismes plus subtils, tandis que les anciennes formes victimaires font l’objet de

dévoilement et de tacite obsolescence par leur mise à distance académique. Au gré de l’évolution historique de la

mondialisation Occidentale, à l’ère du Tribunal Pénal International et de la loi Taubira, il devient plus difficile de

justifier la désignation unanime de boucs émissaires, comme l’exprimèrent la Shoah ou le Klu Klu Klan américain (ou

persiste en résidus dans certaines communautés refermées sur elles-mêmes…) Même si Ibrahim (Le Rebelle) semble

parfois soumis aux pulsions romantiques de l’Idéologie révolutionnaire [la poétique du « faisceau de l’Histoire » (sic)]

Fanon (l’Analyste) repère parfaitement que le dévoilement rationaliste mondialisé contribue déjà (via la dynamique

impérialiste et la « Guerre froide ») à désamorcer les effets cathartiques espérés de l’opération « Coutelas

Sanglant » : c'est-à-dire une rupture radicale, au niveau de la nation, purgeant la totalité de la violence accumulée

pour tourner la société naissante vers le soleil de l’épanouissement et l’énergie positive de la construction.

Premier constat implicite que la violence légitime nationaliste ne suffira pas à engendrer le renversement de

« l’ordre du monde » : le Traité distingue un paragraphe singulier à la mondialisation de la violence : « De la violence

dans le contexte international ». C’est ici que, dans une convergence significative avec l’intuition « apocalyptique »

de Clauswitz (car liée à l’avènement de la menace d’Apocalypse nucléaire), l’Analyste – dépassant le cadre national –

fonde magistralement l’expression révolutionnaire universelle de l’homme colonisé, sans doute la première pensée

altermondialiste du Tiers-monde émergent :

La réparation morale de l’indépendance nationale ne nous aveugle pas, ne nous

nourrit pas. La richesse des pays impérialistes est aussi notre richesse (…) L’Europe

est littéralement la création du Tiers-Monde. Les richesses qui l’étouffent sont

celles qui ont été volées aux peuples sous-développés (…) Et quand nous entendons

un chef d’Etat européen déclarer la main sur le cœur qu’il lui faut venir en aide aux

malheureux peuples sous-développés, nous ne tremblons pas de reconnaissance.

Bien au contraire nous nous disons : « c’est une juste réparation qui va nous être

faite » (…) Cette aide doit être la consécration d’une double prise de conscience,

prise de conscience par les colonisés que cela leur est dû et par les puissances

capitalistes qu’effectivement elles doivent payer. (1961, p. 72) Le Tiers-Monde

n’entend pas organiser une immense croisade de la faim contre toute l’Europe. Ce

qu’il attend de ceux qui l’ont maintenu en esclavage pendant des siècles c’est qu’ils

l’aident à réhabiliter l’homme, à faire triompher l’homme partout, une fois pour

toutes. (p.75)

Fanon met l’Occident au défi d’achever, d’accomplir ce qu’il s’est proposé pour mission : l’homme. Il est

fondamental de comprendre pourquoi, chez Fanon, cet accomplissement passe nécessairement par une phase de

réajustement posée en terme de « réparations ». Il s’agit, en fait, de penser l’articulation de la révolution nationale

Page 35: Essai sur la violence antillaise

35

avec le procès de mondialisation impérialiste, en anticipant les illusions de la violence légitime nationaliste à pouvoir

véritablement renverser l’ordre des choses. Cet échec prévisible de la maïeutique nationaliste déplace le champ de la

violence révolutionnaire après l’indépendance formelle. Violence frustrée du peuple maintenu dans la misère,

violence de la culture traditionnelle marginalisée par la modernité des élites (qui prennent la place du colon),

violence de la culture urbaine des générations postindépendance, négociant son émergence… Violences pures en

quête d’exutoire (sur la place Thahir), essaimant de proche en proche en nouvelles flambées… Il y a dans, et entre

les lignes du Traité, une anticipation de cette violence messianique, apocalyptique, jusqu’à la désignation implicite de

la figure singulière qui servira de pivot à la critique postcolonial de l’ordre nationalitaire: l’intellectuel rebelle, le

militant intransigeant, le transfuge culturel de l’intérieur, qui deviendra le Grand Ambigu (tels, par ex., les figures

contrastées d’un Tarik Ramadan ou d’un Salman Rushdie). Ainsi, de l’expression universelle d’une attente de justice

chez les damnés de la terre (l’espérance messianique, au sens où l’entendait Walter Benjamin) à celle de la violence

légitime nationaliste, du « rituel » foiré de la décolonisation à la « Mère de toutes les batailles » de l’Apocalypse

planétaire, de la tradition tragique à la mythologie moderne (Bouazizi, Internet et « Le printemps arabe »), nous

voyons l’hubris de la violence humaine socialisée se recomposer mille fois la même trame victimaire…

Résumons :

1) L’espérance messianique et la violence légitime : « La violence assumée permet à la fois aux égarés et aux

proscrits de revenir, de retrouver leur place, de réintégrer. La violence est ainsi comprise comme la

médiation royale. » (1961, p. 60)… « Placés dans une sorte d’indétermination, ces hommes se persuadent

assez facilement que tout va se décider ailleurs, pour tout le monde, en même temps. » (1961, p.57)… « Mais

il se trouve que pour le peuple colonisé, cette violence, parce qu’elle constitue son seul travail, revêt des

caractères positifs, formateurs. » (1961, p.65)… Ou encore, « La décolonisation (…) porte sur l’être, elle

modifie fondamentalement l’être, elle transforme des acteurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés,

saisis de façon quasi grandiose par le faisceau de l’Histoire. » (p.26) [c’est nous qui soulignons]

2) La logique sacrificielle, appliquée à l’expulsion du colon, échoue – par excès de Lumières – à engendrer le

retournement mythologique civilisateur. La violence non transmutée, désormais incontrôlable (puisqu’elle

n’est même pas censée exister), s’accroit dans la société civile, en quête de pharmakos plus « exposé » :

« L’atmosphère de violence, après avoir imprégné la phase coloniale, continue de dominer la phase

nationale… les hommes d’Etat des pays sous-développés maintiennent indéfiniment le ton d’agressivité et

d’exaspération qui aurait dû normalement disparaître. » (p. 53)… « Les masses ne permettent à personne de

se présenter en ‘libérateurs’. Elles se montrent jalouses du résultat de leur action et se gardent de remettre à

un dieu vivant leur avenir, leur destin, le sort de la patrie (…) Illuminés par la violence, la conscience du

peuple se rebelle contre toute pacification (…) l’entreprise de mystification devient, à long terme, quasiment

impossible. » (1961, p.66)

3) Echec du rituel cathartique de la décolonisation radicale. Echec de l’indépendance : « Il est banal de

constater et de dire que dans la majorité des cas, pour 95% de la population des pays sous-développés,

l’indépendance n’apporte pas de changement immédiat (…) les masses vont très vite et comprennent, deux

ou trois ans après l’indépendance, qu’elles ont été frustrées, que ‘ça ne valait pas la peine’ de se battre si

ça ne devait pas vraiment changer (…) L’observateur averti se rend compte de l’existence d’une sorte de

mécontentement larvé comme les braises qui, après l’extinction d’un incendie, menacent toujours de

s’enflammer (…) On s’aperçoit déjà que la violence dans les voies bien précises au moment de la lutte de

libération, ne s’éteint pas magiquement après la cérémonie des couleurs nationales » (1961, p.52)…

« L’apothéose de l’indépendance se transforme en malédiction de l’indépendance. » (1961, p.68)

Page 36: Essai sur la violence antillaise

36

Les séquences suivantes pourraient s’intituler : 4) Déplacement de la violence victimaire. En quête du

jumeau ambigu. La mythologie officielle de l’indépendance, enfermée dans la logique unilatérale de la violence

légitime, est condamnée au ressassement de la Résistance ; cette violence légitime, qui a « réussi » l’expulsion des

colons, échoue à fonder le changement social espéré. On pourrait dire que la figure du colon comme « victime » est

trop uniformément négative, qu’il lui manque la part d’ambigüité qui aurait permis son retournement en saint

martyr fondateur par les ex colonisés. Pour Girard la fonction précise du mythe est d’organiser le retournement

civilisateur du « sacrifié » non plus en martyr (i.e témoin), mais en Père fondateur, c'est-à-dire en divinité (instaurant

l’ordre du sacré et de la théologie politique). Ce qui implique que la victime soit à la fois suffisamment Autre et

suffisamment Même pour se prêter au tour de passe passe du Ou wè’y… Ou pa wè’y…. Ah, si Camus avait renié sa

mère, à la manière du Rebelle de Césaire ! Mais puisque l’Autre (le colon) fut expulsé en l’amputant de sa part

d’identité commune, il ne peut plus contribuer à cofonder la nation à venir qu’en tant qu’épouvantail. En tant que

butin idéologique de la lutte pour l’indépendance, la gestion de la violence légitime ne permet au nouveau pouvoir

que de rester confiné dans le passé et l’hagiographie redondante de la Résistance. Cette violence prétendument

« légitime », partiale et partielle, n’éteint pas l’espérance messianique en un « véritable » renversement

apocalyptique de la réalité mondialisée du monde. Je prétends ici qu’en dépit de la déception anticipée du Militant

Ibrahim, l’Analyste Fanon a, non seulement, parfaitement lu l’échec relatif du processus de décolonisation en Algérie,

mais aussi bien décrypté le déplacement de l’enjeu de la violence (pour une refondation radicale de la société) vers

l’identification d’une cible bien plus efficace et pertinente que le colon, une victime autrement idéale qui, en plus de

cumuler les effets contradictoires de la mêmeté et de l’altérité, endosse manifestement la posture et le

comportement du saint martyr juste et pur, qui finira décapité par l’illégitimité d’un Pouvoir corrompu et asservi aux

intérêts qu’il prétendait autrefois expulser. Mais où trouver ce Jean-Baptiste en peau de chameau, ce Rebelle en

rupture et à la voix rauque, qui ose dénoncer l’imposture des dirigeants et maintenir l’espérance messianique du

peuple ? Comment Fanon exprime-t-il la trame moderne de l’éternel pharmakos tragique ? Sous quelle forme la

logique sacrificielle survit-elle à l’échec des mythologies de la Résistance et de la décolonisation, telles

qu’instrumentalisées par les élites postcoloniales, accumulant ainsi d’énormes quantités de violence frustrée, en

attente différée d’une inévitable résolution ?

e) Fanon, de l’affranchissement au franchissement ; ou l’intellectuel colonisé, enjeu de l’ambigüité tragique

J’ai développé l’hypothèse de la confrontation, au sein même du Traité fanonien, de deux perspectives

autonomes (nées de la juxtaposition d’expériences de vie non réductibles) : celle du Militant (Ibrahim) justifiant « la

violence légitime », et celle de l’Analyste (Fanon), dont la lucidité traque une machinerie plus réelle de la violence

sociale, qui déborde de partout la rhétorique chauvine de la violence légitime. Fanon reconnaît l’échec de la violence

légitime à « changer l’ordre du monde ». Cet échec, il le verse principalement au débit de l’aliénation opacifiée des

élites colonisées, notamment des intellectuels. Car Fanon repère parfaitement que la construction nationale

implique l’intégration stratégique des élites et du peuple. La stratégie du peuple c’est la violence légitime. La

stratégie des élites c’est la manipulation de la violence populaire à travers l’opportunisme du compromis. Les

intellectuels sont en première ligne de l’escamotage. L’ambigüité de ces derniers est rapportée à leur capacité

d’accéder à une certaine liberté dans un contexte resté globalement asservi. Le choix du terme d’« affranchi » qu’il

leur affecte n’est, bien sûr, pas anodin et exprime fortement son expérience de vie dans la Martinique coloniale de

l’entre-deux-guerres, au sein de la petite bourgeoisie de couleur. L’analyse qu’il fait de l’intellectuel colonisé est

manifestement articulée à une auto-analyse de sa propre trajectoire d’intellectuel martiniquais nègre face aux choix

que le contexte historique lui imposait. La première alternative, la première destinée s’offrant chronologiquement à

lui fut, « naturellement », celle du carriérisme et du larbinisme colonial. Le destin tout tracé d’un « géreur » ou d’un

« commandeur », cadre du Système, d’un futur notable. D’un « évolué », disait-on dans le Congo de Lumumba. Ce

choix qu’il ne fera jamais, il le traça dès les bancs du Lycée avec Marcel Manville… Mais il était bien placé pour

mesurer la charge de violence nécessaire à l’aliénation de celui qui collabore volontairement à l’asservissement de

ses frères :

Page 37: Essai sur la violence antillaise

37

L’intellectuel colonisé avait appris de ses maîtres que l’individu doit s’affirmer (…)

et l’on pouvait découvrir dans un repli de son cerveau, une sentinelle vigilante

chargée de défendre le socle gréco-latin (1961, p.33)… L’intellectuel colonisé a

investi son agressivité dans sa volonté à peine voilée de l’assimilation au monde

colonial. Il a mis son agressivité au service de ses intérêts propres, de ses intérêts

d’individu. Ainsi prend facilement naissance une sorte de classe d’esclaves libérés

individuellement, d’esclaves affranchis. (1961, p.42) (…) Ils utilisent l’esclavage de

leurs frères pour faire honte aux esclavagistes… jamais en vérité ils ne font appel

réellement aux esclaves, jamais ils ne les mobilisent concrètement. (1961, p.47)

L’affranchi est un pion de l’échiquier colonial. En tolérant le privilège d’une liberté individuel, il disqualifie toute

véritable solidarité avec le peuple asservi et sert les intérêts du Progrès occidental, qu’il incarne comme un miracle !

C’est ainsi que, confrontées à la violence révolutionnaire, les élites affranchies vont se faire chanteresses de la « non-

violence » et du « compromis historique » (qu’il soit clair que la « non-violence » des élites colonisées, leur lâcheté

opportuniste, ne saurait – pour moi – être comparée à la non-violence de Gandhi que je prône, ni à celle d’Haïlé

Sellassie, que je pratique). Le compromis est l’expression du « réalisme » des élites, confrontée à l’utopie de

l’espérance messianique du peuple. Le compromis a pour fonction de positionner les libres affranchis du côté de la

Raison Universelle, en dénonciation exorciste de la violence sacrificielle (« barbare ») des Mau-Mau, des marrons du

Bois Caïman ou des djihadistes kamikazes… Le compromis des bourgeoisies occidentalisées est la garantie offerte à

la l’urbanité occidentale, au FMI et à la manne de la coopération internationale, face à la menace d’embrasement

généralisé. Nelson Mandela refusa l’affranchissement, liant son sort d’homme noir à celui de son pays ségrégé. Il

sortit du bagne en homme libre, mais il accepta le compromis. Fanon rejette et le compromis et l’affranchissement.

Sa trajectoire est marquée par le franchissement…

L’engagement de Fanon pour un changement réel du monde signifie validation et endossement de la violence

légitime, même si sa verticalité n’est pas aveugle sur la future trahison des élites révolutionnaires, prisonnières du

double bind de l’aliénation au désir de l’Autre. A ce stade, le Militant aurait pu, comme nombre d’entre nous,

camoufler sa désillusion sous le silence d’une solidarité de principe. Mais la perspective victimaire permet de

comprendre ce moment d’intense révélation intérieure, où Fanon réintègre en toute cohérence les deux dimensions

de son analyse ; le moment du texte où la parole exprime à la fois les perspectives du Militant et de l’Analyste…

L’Analyste constate que la véritable violence transformatrice n’a pas été purgée par l’indépendance formelle.

Cette violence est donc en quête d’un rituel en puissance de mythe qui puisse refonder un ordre réellement en

faveur des parias. Mais une fois éliminé le colon trop monstrueux, où trouver un héros national « prêt-à-

persécuter » ? Un Ibrahim qui soit, à la fois, suffisamment identique et différent, suffisamment ambigu ?

Fort de sa trajectoire antillaise, c’est bien évidemment la compréhension historique du rapport de force

esclavagiste qui lui offre la réponse : c’est au sein de la « classe intermédiaire » des affranchis, ces champions de

l’ambigüité et … du franchissement, sa classe d’appartenance dans la société martiniquaise, qu’il trouvera le

potentiel dialectique d’une rupture existentielle ! Car le franchissement est aussi un privilège de l’affranchi.

L’affranchi est celui qui porte en lui le germe de la liberté, sa responsabilité historique est d’arbitrer le choix de

conserver ce germe égoïstement pour lui-même, ou de le faire multiplier en s’immergeant dans la cause du peuple

(en partageant sa violence légitime). C’est ce qu’il exprime lorsqu’il affirme : « Sur le problème spécifique de la

violence, les élites sont ambigües. » (1961, p. 42)

Et à ce moment précis du Traité, l’Analyste Fanon nous dépeint incognito, de l’intérieur, le Militant Ibrahim, tel

qu’il s’en trouve toujours quelques uns, connus pour leur intransigeance radicale et leur fidélité absolue à la

nécessité apocalyptique du renversement du monde. Ce Rebelle est capable de tous les franchissements en raison

même de son ambigüité fondamentale. Car l’ambigüité de l’intellectuel le prédispose autant à l’aliénation qu’à

Page 38: Essai sur la violence antillaise

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l’accomplissement révolutionnaire. Le choix passe entre affranchissement et franchissement. Par son renoncement

aux privilèges du Système, le franchissement place le Rebelle en position de rétablir une identité souffrante avec les

damnés de la terre. Ce parti pris de l’espérance messianique, cette clarification de l’ambigüité en ascèse

révolutionnaire, désigne l’intellectuel/artiste rebelle comme le bouc émissaire politique idéal de l’ère postcoloniale.

Un monstre de singularités, soupçonné de toutes parts (« un des nôtres mais aussi un autre »). Un porteur d’altérités

étranges, incompris des camarades embourgeoisés autant que de la base illettrée ; mais dont l’expression et le

charisme touchent, dans le « vertige », l’attente païenne des plus humbles. Ces lignes où l’Analyste nous révèle la

réalité menacée du Militant, éclairent les modalités de la logique persécutrice après l’accession à l’indépendance.

L’intellectuel rebelle (celui où conjoignent l’Analyste et le Militant) est le héraut, le parafoudre de la violence

révolutionnaire moderne…

Il se trouve évidemment au sein de ces partis, parmi les cadres, des révolutionnaires qui tournent délibérément le dos à la farce de l’indépendance nationale. Mais rapidement leurs interventions, leurs initiatives, leurs mouvements de colère indisposent la machine du parti. Progressivement ces éléments sont isolés, puis écartés. Dans le même temps, comme si il y avait concomitance dialectique, la police coloniale va leur tomber dessus (…) Ces indésirables au regard incendiaire vont échouer dans les campagnes. C’est alors qu’ils s’aperçoivent avec une sorte de vertige que les masses paysannes comprennent à demi-mot leur propos et, sans transition, leur pose la question dont ils n’ont pas préparé la réponse : « C’est pour quand ? » (1961, p. 47)

« C’est pour quand ? » magnifique résumé de l’espérance messianique qui fermente sous le silence

populaire. La question fondamentale d’une opacification de la violence non purgée est crûment posée dans cette affirmation d’une « farce de l’indépendance ». La scène tragique tourne au Grand Guignol de la mythologie de l’indépendance… Si ce n’est que la persécution se déplace, et avec elle la mythologie victimaire ! Qu’aurait pensé Ibrahim de la bureaucratie militaire actuellement au pouvoir en Algérie, de son écrasement du scrutin démocratique de 1992, et de sa gestion corrompue de la manne pétrolière, le tout au nom de la Lutte de Libération Nationale ? Quels liens Fanon entretenait-il avec ces futurs parias, désabusés de la première heure, au sein même du FLN ? Du point de vue de sa société d’origine (la colonie martiniquaise), n’est-il pas lui-même un de ces « indésirables au

regard incendiaire » ?

S’agissant de « lire » la dramaturgie tragique du franchissement, tout y est pour faire converger sur la figure de l’intellectuel rebelle, la Passion « rituelle » du héros persécuté : le « vertige » d’un dépassement de la raison positive, « le regard incendiaire » des prophètes retirés au désert ; l’opposition manichéenne des acteurs de la scène coloniale, qui trouve enfin – sur le dos du paria – l’opportunité d’un consensus de la pwofitasyon. Il devient le pivot du mouvement « dialectique » de la violence, dont il devient le monstre exhibé de toutes parts… Le Rebelle rétablit la circulation de la parole populaire (paysanne, précise Fanon). Se comprendre « à demi-mot » c’est, à suivre l’allégorie de la demi-pièce du symbolon grec, réintroduire dans la communication la dimension du symbolique et du code. De l’implicite et de son langage : poétique tragique… L’intellectuel paria réconcilie les campagnes avec la part communarde (qui n’est pas toujours communiste) de la Ville. L’intransigeance du Rebelle et l’espérance messianique du peuple ne font plus qu’un, tout comme – sur son ambigüité singulière – la violence nationaliste du pouvoir en place ne fait qu’un avec la violence postcoloniale des relais impérialistes. L’intellectuel dissident réinstaure, en partie à son corps défendant, l’unanimité perdue ; il est au cœur du maillage où identité et altérité sont en permanence travaillées par la propension explosive au mimétisme et la mondialisation du contrôle des hommes. C’est en renonçant au Pouvoir et à la Ville que le Rebelle, subsumant son affranchissement en franchissement, entre de plein pied dans la parole (l’espérance) secrète des peuples de la terre. Le discours de Patrice Lumumba, « l’évolué », lors des cérémonies d’indépendance du Congo, face au roi des Belges, fut un franchissement. Tout comme celui de Thomas Sankara, à Ouagadougou, en présence de François Mitterrand. Le poing levé de Tommy Smith et de John Carlos sur un podium des JO, à Mexico 68, fut un franchissement. Le choix de Rosa Park, de s’asseoir dans un bus de Montgomery là où on lui refusait de s’asseoir, restera à jamais un franchissement décisif. Le surgissement et la prophétie de Bob Marley sont un franchissement échevelé. Porter des locks est un franchissement. Le marronnage est le plus violent des franchissements…

Page 39: Essai sur la violence antillaise

39

Le franchissement est un acte individuel qui, ne serait-ce qu’à l’échelle du grain de sable, vise à impacter le rapport des forces ou l’équilibre global du Système dont il contribue au renversement. Franchir les check-points de l’aliénation et de la Collaboration coloniale, c’est rebattre les cartes des représentations, des valeurs et des « traditions » pour inventer, sans filet, un monde plus juste et fraternel. L’engagement du Dr Frantz Fanon dans le FLN algérien est un franchissement légendaire, comme était prémonitoire celui du jeune lycéen martiniquais dans la Dissidence à l’ordre vichyste de l’amiral Robert et la Résistance au péril nazi. Cet homme, ce nègre, ne cesse de franchir les limites imposées par l’ordre dominant. Il en sait l’exposition. Il en vit l’incandescence jusqu’au bout... Ce livre écrit in extremis, comme un testament, est un franchissement. La lucidité y confine à la révélation des contradictions de l’auto-analyse. Ainsi Fanon, l’intellectuel engagé et libre, se savait condamné. Autant par l’intégrité radicale de ses franchissements existentiels que par la maladie. Cette radicalité qui rejette le compromis, qui n’a plus rien à perdre que d’aller droit au but, que cela plaise ou non, nous parle du sacrifice. Et du prix à payer pour accéder à une véritable humanité. Ainsi parlait, il y a un demi-siècle, notre frère, le camarade Dr Ibrahim Fanon :

Disons-le, nous croyons que l’effort colossal auquel sont conviés les peuples sous-développés par leurs dirigeants ne donnera pas les résultats escomptés. Si les conditions de travail ne sont pas modifiées, il faudra des siècles pour humaniser ce monde rendu animal par les forces impérialistes. La vérité c’est que nous ne devons pas accepter ces conditions. Nous devons carrément refuser la situation à laquelle veulent nous condamner les pays occidentaux.

3. Edouard Glissant, ou la refondation mythologique

J’avais fait le rêve de cette Tragédie nouvelle, et il

m’étonnait comme elle était ardue à conquérir.

J’avais projeté une Tragédie de la Relation et qui

entre autres ne concevrait pas un sacrifice rituel

du héros communautaire.

Edouard Glissant, Le discours antillais

Des trois Maîtres de la pensée antillaise abordé dans cette étude, Edouard Glissant est le seul à évoquer

explicitement l’œuvre de René Girard. Le fait que cette citation tienne en une phrase minimale et lapidaire dans le

corps d’une note infrapaginale, ne doit pas nous arrêter dans l’appréciation exacte du rapport de Girard aux

problématiques glissantiennes. On a trop souvent reproché l’opacification de ses sources à l’auteur du Discours

antillais pour ignorer l’intérêt de tels renvois. C’est d’ailleurs à cette occasion que s’imposa à moi la nécessité

d’aborder La violence et le sacré… Il faut dire que cette fameuse note infrapaginale (1981, note 7, p.138) obséda un

long temps la réflexion de l’étudiant que j’étais alors, notamment du point de vue de la pertinence, ou de l’absence,

d’un mythe antillais des origines susceptible d’épauler la praxis émancipatrice. A ce stade de ma propre formation

intellectuelle, l’œuvre de Glissant était le seul véritable support pédagogique permettant une discussion

anthropologique fondamentale, toute à la fois « adaptée » (à nos réalités) et ouverte au monde sur un mode

encyclopédique, mais non académique. J’avais posé comme fondamentale la nécessité pour un peuple de disposer

d’une certaine profondeur historique pour pouvoir synthétiser, dans une élaboration mythologique originale, les

savoirs accumulés dans son rapport à la Nature et à travers ses propres turbulences. Je considérai qu’en tant que

jeune nation, nous étions en gésine de cet événement singulier qui, d’un simple « fait divers », nous projetterait dans

l’éruption apocalyptique d’où surgirait l’ordre nouveau de nous-mêmes. L’événement déclencheur du mythe

fondateur… Mais toujours l’utopie révolutionnaire butait sur le constat apparent de la défaite, de la faiblesse, de la

petitesse ou de la vacuité. Notre histoire me semblait inapte à élever son panthéon, frappée de dérisoire et de mal-

caduc… Jusqu’à lecture et relecture de cette petite note du Discours :

Page 40: Essai sur la violence antillaise

40

Je ne sais si c’est l’obligation de différer toute révélation (en même temps qu’elle

s’accomplit) qui détermine que dans le Mythe (comme dans la Tragédie qui pour

les grecs en procéda généralement) l’avènement d’une harmonie collective

suppose le sacrifice rituel d’un héros, à tout le moins son échec apparent. Ce

sacrifice est le voile derrière quoi la révélation se parfait ; c'est-à-dire une image-

leurre qui dérobe le sens de l’acte tragique ou mythique, tout en le vouant. (…) M.

René Girard a développé dans ses ouvrages une théorie du « victimaire » comme

fondement de l’histoire (La violence et le Sacré ; Des choses cachées depuis la

fondation du monde) (…) A ces définitions qui permettent à Gunkel de hiérarchiser

les rapports mythe-légende-histoire dans la genèse de l’Ancien testament, je

préférerais peut-être l’approche qui donnerait la légende comme expression

populaire et poétique d’une conscience collective et le mythe comme résumé (le

plus souvent rusé, savant d’une science non conçue) d’un contenu conscient ou

« affleurant » de la pulsion collective.

Dans cet énoncé sur la nature du mythe je retrouvai cette notion de « différé » qui m’avait précédemment

arrêté. S’y rajoutais la dimension de « résumé » plus ou moins conscient de « la pulsion collective ». Mais à quoi

référer cette « pulsion collective » mythologique qui semble s’opposer, chez Glissant, à « la conscience

collective » légendaire ? J’y ai perçu d’emblée une expression de la partition nietzschéenne entre positivité

apollinienne et « paganisme » dionysiaque, entre la volonté qui modèle le monde de sa parole conquérante et la

soumission extatique aux forces obscures du monde. Autant dire que la « pulsion collective » mène tout droit (via les

Ménades, le vidé carnavalesque ou les rituels de possession) à la scène sacrificielle et à l’éternel remake de la

Passion du « héros » victimaire…

J’en vins à proposer que notre mythologie introuvable souffrait d’un héros impossible parce que toujours

défait par la ruse ou la puissance des Maîtres (Zyé bétjé brilé zyé nèg !). Ce héros impossible étant bien entendu le

Nègre Marron, le seul acteur de notre histoire blessée à avoir refusé le « désarmement » face à l’asservissement.

C’est, encore une fois, l’œuvre et la réflexion multiforme de Glissant qui devait m’ouvrir les yeux, et sur le biais de

ma proposition et sur la véritable nature du marronnage aux Antilles. Non seulement la défaite du héros n’est pas un

obstacle à l’élaboration mythique, mais elle est même un passage obligé de celle-ci :

Le manque de grande figure populaire (d’un héros) n’est pas imputable à une

logique de la défaite. C’est la particularité d’un peuple assuré de son identité de

transformer en victoire mythique une défaite réelle (…) On est même en droit

d’affirmer que les défaites des héros sont nécessaires à l’unanimité des peuples. (p.

137)

Si ce n’est donc d’avoir été défait, de quel « manque » ontologique souffre donc notre héros antillais ? Plutôt

que de courir après l’éclat d’un mythe impossible, ne devrions-nous pas nous contenter de l’humble leçon du

Conte ? (Comment articuler le conte entre mythe et légende ?) Et quid du marronnage en tant que composante

discursive de l’identité antillaise, composante saturée de toutes les violences légitimes de l’histoire composite de la

Caraïbe? Comment Glissant aborde-t-il les problématiques de la violence coloniale et de la violence sociale

généralisée actuelle ? Quelle place ces problématiques occupent-elles dans le corpus glissantien ?

Page 41: Essai sur la violence antillaise

41

a) Du Nèg Mawon au « bad boy », l’effacement urbain du rituel

La problématique de la violence coloniale, l’émancipation de l’homme de toute forme d’asservissement, le

dépassement des atavismes antiques en consentements respectueux sont des thèmes centraux de l’œuvre de

Glissant. Intellectuel engagé dans le Paris de l’après-guerre, membre fondateur du Front Antillo-Guyanais pour

l’Autonomie qui entretenait de fraternelles relations avec le FLN algérien, Glissant ne pouvait s’abstraire de cette

urgence tiers-mondiste à penser la violence, avec l’Indochine, Madagascar, l’Algérie, le Congo et les Antilles pour

théâtres. Le titre de son premier essai, Soleil de la Conscience (1948), semble déjà porter, du point de vue du partage

nietzschéen, contre « la pulsion collective ». Pulsions ? «… ne voyant se dessiner devant lui aucune perspective

définie, le peuple martiniquais répond à l’alternative par des poussées de violence incontrôlée, à la périodicité quasi

métronomique, suivies de longs passages de prostration et de consentement passif » (1981, p. 172)

Son premier roman La Lézarde (Prix Renaudot 1958), porte la marque de la violence collective, de la violence dite

légitime. La marque de la violence encore plus légitime, qui est la violence animale et celle qui habite les paysages de

la Nature vivante… Tout cela convergeant vers l’estuaire de la quête maladroite d’un sang qui règlerait l’histoire (le

meurtre du béké), et qui échoue à fonder un nouvel ordre sur la dépouille de l’aristocratie déchue.

Avec ce que je considère comme son chef d’œuvre, Le quatrième siècle (1964), Glissant entame une magistrale

exploration de l’imaginaire de l’Habitation, en y réintégrant les parts d’ombre qui gisaient éparses dans la parole des

vieux-nègres, dans les gestes et les regards, ou dans les registres de plantation : le marronnage, dans ses diverses

variantes ; les lignages et les lignées ; les départs et les arrivées dans la géographie des relations ; la parole créole

avec ses gammes et ses dièses ; les paysages et leurs langages ; émotions, transmissions et omissions travaillées de

création… La trame de cette créolisation forcée s’enracine dans une Afrique ravagée par la peste esclavagiste. Toutes

les structures traditionnelles s’effondrent sous l’impact d’une violence inconnue, généralisée, venue d’ailleurs. Le

village doit désigner celui qui le guidera dans l’épreuve. Deux candidats imposent leur dimension, face à de tels

événements : l’héritier de la chefferie, jeune guerrier valeureux et arrogant, impatient d’exercer ce Pouvoir qui lui

est promis de naissance ; et puis l’autre, mystique et solitaire, un peu à l’écart, un peu sorcier. Puissant. Entre

l’héritier de la chefferie corrompue par le pouvoir et le roturier charismatique, le leader naturel que l’imprévisible

impose contre toute attente, les anciens n’ont pas longtemps hésité. Le pragmatisme est le dernier atout du

conservatisme. Et sans doute était-il l’homme qu’il fallait pour rendre ce village invisible aux chasseurs d’homme ; si

ce n’était la haine tragique (oui, digne d’une tragédie qui se noue alors) de l’héritier déchu qui révèle l’emplacement

du village aux chasseurs. Sa traîtrise est payée d’une plus grande traîtrise encore, puisqu’il est ajouté comme prise au

convoi des siens, longue file entravée qui rejoint la côte et ses comptoirs négriers. Dès cette instant, et jusqu’à ce

que mort s’ensuive outre-mer, et même au-delà de la mort, une haine vivifiante va opposer ces deux-là : l’Héritier

déchu et félon de l’Afrique vaincue vs Celui qui se sait élu et possède la vie… De cette Tragédie africaine naîtront en

Martinique les deux lignées ennemies des Longoué (auto désignation de l’Ancêtre marron) et des Béluse (à cause du

bel usage qu’on fit de l’Ancêtre, étalon désespérément bréhaigne, symbole de la décadence et du dérèglement

libidinal de la plantation.) Car l’un s’enfuira dès son arrivée sur l’île, marronnant dans les hauts bois ; tandis que

l’autre se soumettra à la plus humiliante des servitudes, non point celle des ateliers mais la chosification sexuelle des

pulsions maladives d’une femme créole que la société des siens a rendu folle…

Comment mieux dire l’histoire tragique des frères ennemis et du mimétisme antagonique ? Comment ne pas y

voir une des racines du nèg kont nèg ? Avec, cette fois, des raisons de comprendre que la violence a toujours-déjà

été là. Qu’elle est venue de toutes parts, avec l’imaginaire et le vécu de tous ceux qui ont été confrontés sur ce sol. Si

la violence esclavagiste est coloniale, c’est depuis l’Afrique, c’est depuis l’Europe qu’elle ravage les consciences et les

esprits. L’autochtonie revendiquée ne nous isole ni de l’Avant, ni de l’Ailleurs…

Tout au long des opus suivants (Malemort, La case du commandeur, et surtout Mahagony), Glissant va

poursuivre l’exploration de ces deux lignées, tressant l’histoire et la chair du pays dans la mémoire des filiations,

Page 42: Essai sur la violence antillaise

42

entre légende et chronologie officielle. Un fils Béluse de la nième génération, historien de vocation, tentera ainsi de

racoler les pièces du puzzle à travers les silences et le parler vieux-nègre du dernier des Longoué. Réconciliation.

Interrogations. Doutes et silences entre le chroniqueur et la mémoire vivante du vieux quimboiseur. Qu’a donc à

nous dire le vieux fût hermétique des Longoué, transmis de génération en génération ?

Mahagony (1987) prolonge plus spécifiquement la réflexion sur le marronnage entamée dans Le quatrième

siècle. Le projet du roman est de mettre en évidence l’évolution historique du marronnage en tant que pratique

discursive (entendue au sens de pratique culturelle, parole silencieuse d’une part de la mémoire collective). C'est-à-

dire que Glissant va illustrer un des titres de Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, en réécrivant, en

recouvrant de sa propre trame légendaire, le palimpseste de la geste historique des marrons, à travers trois d’entre

eux, dont les fameux Beauregard et Marny (qui deviennent Maho et Mani, dans le roman). De manière toute à fait

intéressante, la trame du roman est proposée dans une courte fiction d’à peu près une page, intitulée Traces et

présentée en « anticipation » dans le Discours (1981, p. 159).

Ce court texte se présente comme la double répétition d’une séquence initiale, avec un effet volontaire de

structure qui se délite ; ce que par ailleurs je repérai dans l’œuvre de Glissant comme une « poétique de la spirale

engouffrée »18. La structure proposée met en scène le marron pourchassé dans sa fuite circulaire et sa végétalisation

aux aguets. La répétition, qui marque la succession des cycles historiques, exprime littéralement (littérairement) les

signes d’une déperdition, d’un effacement du sens, d’un affaiblissement de la densité de la légitimité. Evidemment,

dans cette épure, à la limite du plan et de l’intention poétique, chaque détail qui s’effrite a son importance… Mais je

me focaliserai sur les aspects précis du texte qui expriment le sacré victimaire dans sa plus primaire dévotion…

Le marron initial, Râche-la-terre, fut un bon esclave mais un esclave impatient qui n’attendit pas l’Abolition.

Pour s’enfuir il a dû tuer un autre esclave, chef d’atelier, un collabo, un faux-frère… Il maîtrise le terrain et le

camouflage, « il lui semblait parfois être le chasseur ». Les motifs des frères ennemis et du chasseur chassé signalent

l’ambivalence mimétique de la violence généralisée ; de même que la circularité de son système de caches et sa

morpho-mutation végétale introduisent au rituel, à la magie et aux illusions du ou wè’y… ou pa wè’y. Mais le plus

déterminant est ailleurs : dans le fait qu’il dépende des femmes de l’habitation pour sa nourriture ; on devine un

geste qui pourrait facilement tourner en offrande votive. « Il sentait dans la nuit la veille de ceux des cases et

entendait le silence qu’ils faisaient à son approche. Il sentait qu’ils le soutenaient, le portaient, l’aidaient à traverser

la nuit. Il n’avait pas d’avenir… il mourrait bientôt. » Qu’imaginent ceux qui se taisent dans les cases lorsqu’une

ombre passe dans la nuit ? Le marron est un des leurs pourtant radicalement autre, il est celui qui concentre sur lui

toute la violence du système, y compris le sang de son frère sur les mains ! Il est craint, et s’il est porté, c’est sur le

pavois de leur peur mêlée d’espérance. Tout à la fois justifié et maléfique, comme un héros mythique qu’il pourrait

encore devenir, il est « un soleil noir »…

La première répétition de la séquence marronne initiale est postérieure à l’Abolition. Glissant s’inscrit ici à

contrepied de l’hypothèse qui ferait du marronnage un phénomène historique « techniquement » référé à la période

esclavagiste, un effet stricto sensu du Code Noir qui disparaîtrait avec l’affranchissement des esclaves. L’absence de

solution de continuité dans le rapport historique entre le pouvoir et la structure socio-ethnique des colonies

antillaises, n’offre aucune possibilité de résolution à la violence coloniale généralisée. Qui persiste donc à s’exprimer

à travers les codes massivement intériorisés de l’économie discursive héritée de l’habitation et de sa mutation

urbaine (le système des discours antillais.) Le marronnage a survécu au Code Noir et à l’esclavage parce que,

globalement, l’ordre de la violence y a également survécu. L’époque choisie n’est pas anodine, puisque c’est celle de

la parenthèse autarcique et vichyste de l’amiral Robert, qui connut une restauration fascisante de l’ethno-classe

béké. En outre, durant cette période l’île fut soumise à un double blocus qui priva la majeure partie de la population

de tout approvisionnement extérieur en nourriture. Violence de la famine organisée, violence politique des

collaborateurs, violence de la guerre mondiale et du départ en dissidence… Mais il est vrai qu’on ne fouette plus les

18

Philippe Alain Yerro, La trace de Gani, revue Carbet n°10, Fort-de-France, 1991

Page 43: Essai sur la violence antillaise

43

nègres sur les places publiques. Tout progrès est relatif, mais celui-ci est significatif et signifie la mutation qui rend

opaque que l’essentiel n’a pas bougé. Le modèle historique du second marron est Beauregard, dont la cavale rebelle

dans les halliers du sud de l’île anima toutes les conversations. Beauregard n’est pas un nègre issu des classes

populaires mais un mulâtre, cadre d’habitation, un « géreur » qui aurait dû se trouver du côté de l’ordre plutôt

que de celui des parias. Toujours cette interchangeabilité, cette ambivalence des rôles et des postures du mimétisme

antagonique. Il fuit car il a du sang sur les mains ; ses raisons ne sont, apparemment, pas « politiques » : il a tué un

béké qui courtisait sa femme. Il a donc tué pour l’honneur ; comme tous les héros de tragédie victime des humeurs

violentes de Dionysos/Bacchus, divinité de l’hubris violente et de la métamorphose…

Ce second marron du schéma n’a déjà plus la même maîtrise du terrain que son « modèle » du siècle

précédent, mais il en a conservé la stratégie circulaire et la folle détermination. Son destin est scellé et sa mort

certaine (il se suicidera). Mais le plus fondamental est dans le fait que Maho a investi la structure du marronnage à la

manière du bernard-l’hermite trouvant une forme à sa disposition. La pratique discursive du marronnage s’est

maintenue dans l’imaginaire populaire en conservant toute la force tragique du rituel victimaire : « Il trouvait sur le

pas des portes les canaris de manger que les femmes y laissaient à son intention. Parfois une bougie brûlait à côté

du canari, comme s’il eut été une divinité qu’on voulait se concilier. Il sentait pourtant que la peur grandissait chez les

habitants. »

Le troisième marron historique est Marny, en créole Mani. Le texte de la séquence est deux fois plus court

que celui de la séquence du premier marron. Signe de rétrécissement ; tout semble délabré et confus. La folie qui

côtoyait ses aînés, s’est maintenant installée. S’il tourne en rond avec du sang sur les mains, comme les autres, ce

n’est ni pour la liberté, ni pour l’honneur mais par pur violence réciproque : « Personne ne comprendrait sa

vengeance » lui fait dire Glissant. A l’instar de ses deux prédécesseurs, il envisage les îles voisines comme issue

possible mais sans y parvenir ; son seul horizon et sa seule envie désormais c’est de rejoindre la Ville. Le pays

profond lui est étranger, la végétalisation ne peut plus le protéger. Ce marronnage, qui n’en est presque plus un,

ressort pourtant bien de la même structure historique et pré-mythologique que les deux occurrences précédentes.

Et ce qui le prouve c’est la permanence d’une adoration des femmes (confusément mystique et charnelle) ; Ménades

silencieuses d’un culte dionysiaque épuisé où les lumignons ont disparu: « Soir après soir il retrouvait les casseroles

de poisson rouge, de morue frite et de fruit à pain que les femmes déposaient sur les bords des fenêtres, attendant

qu’il passe. »

Tout au long du déroulé de cette spirale engouffrée, où l’histoire qui tourne sur elle-même se lit dans la

permanence menacée de la structure, Glissant a inventorié les effets de la dégénérescence sur la profondeur

anthropologique du marronnage. La force rituelle s’est transmise sans jamais parvenir à la maturité volcanique de

l’apocalypse révolutionnaire. Ici pas de Bois Caïman, ni de Jacobins Noirs… De Râche-la-terre à Marny, en passant par

Beauregard, le champ de la violence légitime s’est dilué jusqu’à la plus incontrôlable, la plus menaçante des

violences : celle de la vengeance meurtrière. C'est-à-dire l’incendie d’une vendetta sans fin dont l’hubris peut

entraîner la société jusqu’à la guerre civile. Cependant Marny n’est pas un vulgaire assassin. Son discours historique

est celui du pharmakos, le bouc émissaire antique, qui est aussi un remède (une drogue) qui peut tuer comme le

discute quelque part J. Derrida…

Tout autant que la période de l’Abolition ou celle de l’antan Robè qui contextualisaient la geste des marrons

légendaires, Marny s’inscrit dans une conjoncture de crise généralisée. Cependant, il s’agit cette fois, non plus d’une

crise de la misère, mais d’une autre forme de rupture majeure dans l’équilibre globale de la société, rupture induite

par la modernisation, l’application des lois sociales et la monétarisation accélérée de l’économie domestique

insulaire. Emile Durkheim insiste longuement, dans Le suicide, sur le fait que – du point de vue cette crise mimétique

qu’il qualifie d’anomie – la dépression sociale généralisée est le seul et unique résultat de la confusion des valeurs ;

que cette confusion provienne de la dépression économique ou de l’accroissement subit des ressources… Marny

marronne entre 1964 et 1965. C'est-à-dire en plein basculement de la séculaire société rurale de l’habitation vers

Page 44: Essai sur la violence antillaise

44

l’urbanisation triomphante, marquée par la non-production et le moteur économique des transferts sociaux. Dans ce

court laps de temps la Martinique connaîtra l’apparition de la télévision et la parution du seul quotidien de l’île

(lancé médiatiquement par la cavale du fugitif) ; ses premiers HLM et son ersatz d’autoroute ; un aéroport

compatible avec les gros porteurs transatlantiques (fin de la prééminence historique des ports) ; l’application

effective des lois sociales induites par la départementalisation de 1946, en même temps que la mise en place du Plan

prôné par le général Nemo de désamorçage de la crise sociale exprimée lors des émeutes de décembre 1959, par la

création du BUMIDOM et l’exil organisé des forces vives du pays vers l’Europe. 1964 c’est le triomphe définitif de la

banane sur la canne, mais aussi… la visite officielle du général de Gaulle, héros mythique de la Résistance et de la

Dissidence, premier chef de l’Etat français à se rendre sur l’île ! Tous ces bouleversements créent des tensions,

impliquent des ruptures au sein des réseaux d’échanges et des rapports sociaux symboliques, réorientent des

équilibres traditionnels au profit d’une classe nouvelle de fonctionnaires et de techniciens, hérauts enviés et

(secrètement) détestés de la modernité.

Le jeune Marny, obscur comparse d’une bande de petits cambrioleurs, purge une peine de prison en

protégeant ses complices de son silence. A sa libération, il est ignoré par eux, désormais rangés. Il se venge, pris

d’une telle violence meurtrière qu’un nourrisson comptera au nombre de ses victimes. Pourtant la violence légitime

accumulée depuis les morts des émeutes populaires de décembre 1959, amplifiée par le ressentiment envers les

« faux-frères » embourgeoisés de la départementalisation, oublieux des vieilles solidarités, va investir la cavale de

Marny d’une épaisseur légendaire. Contre l’évidence positive de la monstruosité du fugitif et l’argumentation

criminelle de la Justice, des tenants de l’ordre et de la morale chrétienne, une autre parole – inouïe des élites, en

marge de la modernité – s’affirme pourtant sourdement, justifiant et légitimant le sang versé. Distinguant l’hubris

meurtrière « sacrée » de l’homicide normal. Cette parole convoque la conscience historique orale et organise

l’espace tragique où la mort violente du héros maléfique (le Marron) provoque un chaos porteur de tous les

possibles. Y compris le renversement des élites de la Cité.

Une fois vengé, Marny endosse complètement la mission de héraut des frustrations populaires. C’est

pourquoi, lors de sa première capture, il paraît face au juge français poitrail nu, la chemise attachée dans un look

rebelle à la James Dean, en affirmant « Je suis la Panthère Noire » (le mouvement radical de Huey Newton, Eldridge

Cleaver et Stockeley Carmichael, qui verra le jour quelques années plus tard, ne pouvant – à ce moment – lui servir

de référence). C’est pourquoi le Mani de Glissant est persuadé que « les gens le protégeraient »… C’est pourquoi les

conditions de son arrestation, sur une prétendue dénonciation, en plein quartier populaire de Sainte-Thérése furent

interprétées comme une volonté policière de l’éliminer. Et entraînèrent « inexplicablement » trois jours d’émeutes

et de libération des frustrations accumulées. Le commerce de celui qui porta le soupçon d’être l’informateur fut

brûlé…

Pourquoi le tragique marron échoue-t-il toujours, dans notre histoire, à déboucher sur le renversement

révolutionnaire ? Glissant répond que ce n’est pas la défaite du marron qui est en cause (elle est même une

condition du procès messianique) mais bel et bien le fait que « le peuple martiniquais n’a pas mythifié les défaites de

ses Nègres Marrons, mais les a entérinées purement et simplement … » (p. 136) Par « entérinées purement et

simplement » nous pouvons comprendre l’attitude des martiniquais vis-à-vis de Marny, le héros maudit déporté dans

l’oubli et la froidure des geôles d’Europe. Qui devait mourir en prison quarante six ans plus tard, en tant que plus

ancien détenu de France, sans avoir plus jamais (excepté une dérisoire parenthèse de six heures) eut droit au soleil

de la liberté. L’exceptionnelle sévérité de la Justice à son égard incarne exemplairement l’inhumain talion des

violences légitimes. Elle désigne à elle seule que Marny n’était pas un banal meurtrier. Le Mani de Glissant achève les

Traces du marronnage ; « Il ne savait pas qu’il refermait le cercle »… Marny est à la fois le dernier marron et le

premier « bad boy ». Mais nous n’en avons pas plus fini avec la violence coloniale, que notre oubli n’a réussi à

totalement oblitérer la réalité du corps torturé de Marny…

Page 45: Essai sur la violence antillaise

45

Je crois que, contrairement à ce qu’affirme Glissant, le long abandon de Marny n’a pas épuisé la disponibilité

discursive du marronnage en tant que réceptacle de l’espérance messianique du peuple. Autant les bad boys que les

Rastafari, confondus dans la figure du « rasta », prétendent aujourd’hui à l’héritage de Marny et à la violence

légitime des fils d’Africains déportés. Les bad boys et les Rastafari sont les frères jumeaux issus de la même violence

urbaine. Les uns, avides d’en être, s’appuyant sur l’antécédent des majors, s’autorisent la réciprocité vis-à-vis de la

violence institutionnelle quand les autres, s’imposant l’espérance, renoncent au miroir de la haine et prolongent les

vieux-nègres (Haïlé Sellassie, War : « Nous avons confiance dans la victoire finale du bien sur le mal… »). « Rasta » est

l’identité commune que le discours dominant affecte aux bad boys et aux Rastafari. La question de la délinquance et

de la marginalité aux Antilles, pose plus la question de l’exclusion, de la clôture et du pré carré de la pwofitasyon

coloniale que celle d’une prédisposition ontologiques de nos jeunes à une violence « injustifiée » Les « rastas » ne

jouent pas le jeu, ou le pervertissent en réclamant leur part. Ils ont, à la manière de l’intellectuel rebelle de Fanon,

focalisé sur eux la répression institutionnelle du Système (l’échec scolaire de l’Ecole de Jules Ferry, la geôle avec la

Justice d’importation, et le goulag psychiatrique de l’ordre des doctes) ; mais aussi celle, plus inattendue, des élites

politiques censées défendre les intérêts des quartiers populaires. A l’appui de cette focalisation sur l’exclusion

unanime et victimaire du « rasta » dans la conjoncture du réaménagement de la décentralisation (1983) cette

remarque que développe Glissant dans le Discours :

Epiloguant en 1979 avec l’historien haïtien Leslie Manigat, nous remarquions

comment l’intervention des rastafari dans la Caraïbe (crasse et drogue, fierté dans

le refus du travail, radicalités des rejets sauvages) correspondait à un moment où

leur « passage à l’acte » consacre l’œuvre de la Négritude. Leslie Manigat opposait

ce qu’il appelait ainsi la nécessaire « invasion des barbares » au rêve intellectuel

des lettrés, qui se sentiront toujours gênés (voire hostiles) devant ces extrêmes,

parallèles de leur théorie. L’invasion des barbares est pourtant nécessaire, c’est par

elle que le rééquilibrage des valeurs se pratique : l’affirmation dans le réel de

l’égale dignité des composantes d’une culture. Mais l’intellectuel bien mis qui a

théorisé la Négritude peut-il accepter le rasta qui l’impose dans le concret ? On

peut aussi voir dans ce phénomène un des avatars du passage de l’écrit à l’oral.

(p.200)

Il est important de mesurer combien ce « retour » de l’oral implique partiellement une réactivation

(éventuellement sous de nouvelles modalités) des dispositifs discursifs « traditionnels ». J’ai, par ailleurs, établi le

constat d’échec de la tentative de victimisation des Rastafari, et suivi le glissement du dispositif en direction des

djonmpis et autres SDF19… Cependant il s’agit, pour l’heure, de suivre Glissant dans son constat d’échec du procès de

mythification du Nègre Marron antillais. L’échec résidant en ce que le sacrifice, réel, du marron est inutile car

incapable de susciter l’unité d’une conscience collective en acte. Même la longue agonie pénitentiaire d’un Marny,

finalement transféré en Martinique, ne parvient pas à cristalliser en mouvement capable de le faire libérer ! Glissant

relie cette mise en retrait du Tragique à la mondialisation de l’individuation occidentale et note cette suspension des

procédures de résolution de la violence sociale. Etablissant le constat d’échec du marronnage, en même temps que

celui de l’universalité de la gestion tragique de l’histoire, le projet d’écriture de Glissant va explorer l’envers de la

violence légitime et ambitionner de refonder une pensée sur les décombres de l’Humanisme corrompu des

Lumières, pour ainsi redonner sens à la Relation. Traitant de la « vacance du Tragique », il dévoile le vide qui happe

son œuvre. Nous notons cet aveu intime de la centralité de la problématique victimaire dans son œuvre :

On comprend qu’en Occident la puissance tragique ait quitté l’aventure

collective pour se concentrer dans la fulguration de destins individuels (…) Le

Tragique reste ‘en suspension’ dans l’air du temps. Il ne se concentre que dans

l’irrémédiable des solitudes particulières. Un Tragique ‘planétaire’ reliera-t-il, à

19

Philippe Alain Yerro, La drive des djonmpis, in revue Tyanaba n°4, Fort-de-France, 2000

Page 46: Essai sur la violence antillaise

46

partir des zones d’expression non-occidentales et par une conception relativisante

de l’histoire des peuples, cette vacance ? (p.147)

Aussi bien le refus du tragique est-il pour l’Occident le signe évident d’un

renoncement à une espèce dépassée d’unanimité. Mais la victimisation tragique

n’est pas pour nous satisfaire non plus. (p. 200)

J’avais fait le rêve de cette Tragédie nouvelle, et il m’étonnait comme elle était

ardue à conquérir. J’avais projeté une Tragédie de la Relation et qui entre autres ne

concevrait pas un sacrifice rituel du héros communautaire. Une Tragédie de tant de

Nous, de tant de Je, impliqués dans un seul, ou donnés par tous. Mais il y faudrait à

chaque fois l’unicité sublimante de l’Histoire, un autre rapt, et le Mythe d’une

nouvelle filiation. (Ibid.)

b) Repenser l’Humanisme. Les Batoutsos, ou l’anti Tragédie de la Relation

Car nous ne maîtrisons pas la manière de

distinguer entre les gens. Nous réputons

batoutos les fiers, nous négligeons les

humbles et les inaperçus.

E. Glissant, Sartorius

Avec Poétique de la Relation (1990), et Traité du Tout-Monde (1997), Glissant va se concentrer sur une

réflexion autour des modalités d’existence et d’expression d’une conscience universelle, alternative à

l’européocentrisme de l’Humanisme des Lumières, en pleine montée en puissance de la civilisation de la

« mondialisation ». Le dépassement de l’unanimité accusatrice et du principe sacrificiel exige l’exploration de

modalités nouvelles, en germe dans la réalité même de la mise en contact de tous les imaginaires du monde. Le

Tout-Monde est ainsi pour Glissant l’expression de cette perspective inclusive de l’humanité du XXIème siècle, où la

polyphonie des cultures, en chacun de nous, écrirait la relation de chaque part du monde à égalité de parole et

d’espérance…

Alternative à l’alternance sans fin des vengeances, la pensée de la Relation est d’emblée, chez Glissant,

l’envers de la pensée tragique sacrificielle. Elle est affirmée dès les premiers écrits, et se déploie en contrepoint de la

critique mythologique jusqu’à venir couronner l’œuvre. Le point à partir duquel Mythe et Relation entrent en

dialectique repose sur la prétention du premier à révéler l’unique vérité quant à la création du monde. Tout mythe

de création affirme en vérité absolue l’unicité de son récit et la légitimité de son ordre (cultuel et culturel). Tout

mythe prétend à l’Unicité d’être le seul vrai mythe, d’être dépositaire de seule vraie Genèse. Tout mythe de création,

à l’instar du modèle biblique, légitime la filiation d’un pouvoir à travers l’articulation d’une Genèse et d’un inventaire

quantitatif du monde (les Nombres). Genèse et Dénombrement enferment toute forme mythologique dans la

prévalence d’une pensée unique qui s’autorise le gouvernement du monde. La mise en confrontation des

mythologies de la planète, dans la perspective occidentale d’une systématisation du monde, a produit une vision

hiérarchisée, une vision impériale et européocentrique : l’Humanisme. L’Occident n’a pas toutefois le monopole de la

pensée unique. La plupart des peuples premiers s’appellent originellement « Nous, les hommes », renvoyant

l’étranger à la non-humanité. Les fondamentalismes islamique, hindou ou panslave ne le cèdent en rien au

totalitarisme de la mission civilisatrice européenne. Glissant distingue cependant entre cultures « ataviques » et

« composites », pour souligner, qu’en retour des différentes vagues de mondialisation (d’Alexandre le Grand à Bill

Gates), un certain nombre de cultures échappent, dans leur expression et leurs pratiques, à l’affirmation d’une

origine unique. Cette plasticité des sociétés composites tend à devenir une caractéristique remarquable de la

civilisation de la mondialisation, aspect de la conscience universelle en voie d’émergence que Glissant qualifie de

Page 47: Essai sur la violence antillaise

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« mondialité »… Ainsi le champ ultime où se nouerait l’enjeu de la violence mondialisée serait celui de l’opposition

du Même et du Divers.

Le Même, qui n’est pas l’uniforme ni le stérile, ponctue l’effort de l’esprit humain

vers cette transcendance d’un humanisme universel sublimant les particuliers

(nationaux)… Mais, pour nourrir sa prétention à l’universel, le Même a requis (a eu

besoin de) la chair du monde. L’autre est sa tentation (…) Le Divers, qui n’est pas le

chaotique ni le stérile, signifie l’effort de l’esprit humain vers une relation

transversale, sans transcendance universaliste. Le Divers a besoin de la présence

des peuples, non plus comme objet à sublimer, mais comme projet à mettre en

relation. Le Même requiert l’Etre, le Divers établit la Relation. (1981, p. 190)

L’affirmation de cette relation transversale du Divers émerge du lent dévoilement de la réalité morbide de

l’impérialisme du Même. L’éveil des consciences a, dans le même mouvement, éclairé la nature de la domination et

démystifié les traditions obsolètes. Ce double dévoilement a d’abord été l’enjeu des littératures nationales puis celui

de pratiques politiques plus à l’écoute du rythme de la terre et de l’espérance des exclus, comme l’atteste la

dynamique exprimée par le mouvement des Altermondialistes. « Parodiant » Hegel, Glissant propose que « la

sacralisation serait le fait d’une fonction collective encore naïve, et que la fonction de désacralisation est le fait de la

pensée politisée » (p. 192). Et si, du point de vue de l’éveil politique, il y avait finalement plus à prendre dans le

conte, et dans sa dérision sans manières de la proximité sociale, que dans l’écriture ésotérique d’une mémoire

tragique impuissante ? Le conte est-il dans un rapport d’inachèvement (ou d’insuffisance) vis-à-vis du mythe ? Si la

poussée du Divers s’accompagne d’un passage de l’écrit à l’oral qui réhabilite l’alternative du conte face au tragique

sacrificiel altéré par la modernité, dans leurs fonctionnalités, le conte et le mythe s’opposent tant dans la forme que

dans la finalité:

Le mythe n’est pas symbolique, sa structure n’est pas ‘claire’, son projet ne se

donne pas d’emblée (…) Le conte est transparent dans ses structures comme dans

son projet ; sa symbolique est claire. Ce n’est pas une exploration de l’inconnu-

connu, c’est une lecture stylisée du réel (…) Le mythe non seulement préfigure

l’histoire et est parfois producteur d’histoire mais semble préparer à l’Histoire, par

généralisation. Le conte au contraire ne conçoit que des histoires non

généralisables… (p. 151)

En tant que stratégie d’expression populaire, parole du lakou et de l’entour, le conte antillais peut être vu

comme une alternative, voire un refuge, face à l’impossible mythification nationale (collectivement libératrice) du

Marron. Il intègre toutes les composantes de la société esclavagiste, sans se préoccuper de Genèse ni de légitimité

(ou même de moralité). Mais ses modalités opératoires comme sa portée critique, le ressort de la dérision et la ruse,

ne lui confèrent pas l’amorce qui enflamme le Grand Soir. Le conte établit le constat de la domination sans appel et

de l’inégalité « sur-naturelle » des chances individuelles de s’en sortir. Il implique que nul n’est dupe des ressorts

cachés de la pwofitasyon, et recense les positions relatives (les différents points de vue) du système discursif

antillais. Mais s’en tient là.

Les légitimités dominantes quant à la possession de la terre, ne sont jamais mises

en cause. La symbolique du conte ne va jamais jusqu’à cette éradication du droit

colonial, sa moral ne comporte jamais l’appel final à la suppression de ce droit. Je

n’y vois pas démission mais bien cette ruse extrême… par quoi le conte créole

signale qu’il a bien vérifié le système et sa structure. (1981, p.243)

Le conte antillais délimite un paysage non possédé : c’est l’anti-Histoire… Le conte

nous a donné le Nous, en exprimant de manière implicite que nous avons à le

conquérir. (1981, p. 152)

Page 48: Essai sur la violence antillaise

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Dans Sartorius (1999), Glissant écrit : « Les existences accumulées, dans leur quotidienne et fugace et

ordinaire course, produisent plus que ne font tant d'œuvres d'exception, effigies de dieux ou masques des ancêtres ou

contes débordant de héros ou de malins génies, qui prétendent porter à bien ou à mal ». Certes, la réalité dépasse

toujours la fiction du foisonnement de ses contingences, mais il y a dans la posture de l’écrivain l’aveu d’un

renversement souhaité : la reconnaissance de la primauté poétique du vivant sur la narration, de la matière

première de la présence sur la re-présentattion de l’écriture. L’écrivain renonce à l’absolutisme démiurgique et aux

extravagances scandaleuses des petits dieux de la littérature (il est littéralement l’anti BHL). Dans cette humilité

revendiquée il ya une remise en question fondamentale des prétentions de la littérature à armer les consciences, et

à changer le monde. Dès lors, il s’agit pour Glissant de dépasser l’enjeu historique de la littérature « moderne », à

savoir la grande aventure du Sujet découvrant le monde (au lieu de le partager), par l’influx incessant de la poétique

ouverte et des rythmes « en rafale » de la parole des contes créoles du monde entier, pour produire l’imprévisible

d’une épopée universelle, celle de nos vieux-nègres… Epopée d’une humanité de l’ombre, échappant à toute

tentation de domination, à toute Inquisition organisée, à toute revendication foncière. Ce sera, donnant chair au

projet d’une anti Tragédie planétaire, ultime ouverture de la part romanesque (la part du rêve), la légende des

Batoutsos. Ou plutôt, Sartorius, le roman des Batoutos…

Sartorius se présente sous une forme qu’affectionne particulièrement Glissant, qui culmine dans le Discours

mais travaille chaque opus de l’œuvre : une tresse à la fois poétique, autobiographique, philosophique et

romanesque. L’expression en errance de celui qui ne s’enferme dans aucun territoire, mais les revendique tous au

nom de sa propre complexité. La confusion formelle est ici une profusion des modes d’articulation de la pensée, qui

ne se prive d’aucun recours pour dérouler l’imprévisible de ses états. Dans une présentation de son éditeur, Glissant

introduit le synopsis de son roman multiforme dans ces termes :

"L'an cinq cent ou à peu près avant cette ère que nous vivons, des humains

apparaissent dans une région de l'Afrique suffisamment centrale pour être

indéterminée, ils y élèvent une ville, Onkolo. L'un d'entre eux, Oko, décide aussitôt

de partir dans le monde, non pas pour y posséder mais pour endurer avec tous. Ils

ont conçu Éléné ! qui résume pour eux le lieu du Temps où les humanités se

rencontreront enfin. Aux environs du dix-septième siècle de cette même ère,

Odono Odono, un autre à partir, se jette dans la souffrance de la Traite négrière et

court le périple des peuples outragés. Ni Oko ni lui ne furent les seuls. Quelle est

cette nation, invisible en tant que nation, et qui pourtant suit de si près nos

chemins tourmentés ? Nous les nommons Batoutos, d'après le récit qu'ils

contèrent à quelques-uns parmi nous. Dans les temps démultipliés d'aujourd'hui,

nous les voyons difficilement. Ils veillent, partout où nos espérances n'ont pas

rencontré nos actions. Ainsi les rêvons-nous, davantage que de les connaître."

Batoutos ? L’étymologie de ce peuple fraternel, peuple « non élu », suscite de nombreuses réflexions. « Et les

Bantous ? Et les Batwas pygmées ? Et les Batutsis, premier nom des Tutsis ? Et le voyageur arabe Ibn Battuta ? » s’interroge un commentateur. Je préfère y entendre un jeu de mot autour d’une résonnance de la langue créole désignant ce peuple ouvert au monde et à ses différences, un peuple « pour tous » (ba tout moun)… La terminaison sonore des noms propres en « O » pourrait évoquer le cercle clos du repli identitaire mais, tout au contraire, cette suffixation fréquente dans la langue créole (Edamise O !) est une bouche ouverte sur l’appel pacifique et sur la relation nue, sans a priori ni revendications… Glissant précise :

Ce son terminal des noms propres ne supposait aucune prééminence des personnes sur les choses et la terre et les bêtes, mais comme une béance à la fois claire et profonde, par quoi chacun s'établit sans régir et se nomme sans prétendre à dominer. (1999, p. 143)

Conte initiatique ? Fiction littéraire ? Probabilité inouïe de l’aventure collective de l’Homme ? Explorer l’envers de la violence sacrée et la possibilité en germe du Tout-Monde (Eléné) exige que soit posée une matrice

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générative qui, d’une intention (voire d’une intuition) proprement humaine, la beauté unique et fragile de la Relation à l’Autre, va dérouler la parole intérieure, mais partagée, de sa permanence. L’hypothèse Batoutos est indispensable à l’affirmation d’une alternative oeuvrant à la réconciliation des hommes avec leur destinée collective qui s’incarne dans la profusion de leurs rapports aux Lieux-dits. En fait l’épopée Batoutos prend le contrepied parfait des mythologies de la Puissance. Elle défie les chronologies hagiographiques et la monumentalité somptuaire des lignées conquérantes. La culture Batoutos se tient en deçà de la visibilité arrogante de l’Histoire et des protocoles érigés par la « défense nationale ». Elle semble n’exister qu’à travers la singularité encouragée de ses membres et l’absence totale de crainte vis-à-vis de la contamination du monde extérieur. L’initiation majeure de ses membres est de partir dans une errance, non pas contrainte mais quasi divinisée. L’aléatoire et le chaotique ne portent aucune angoisse et ne poussent jamais au soulagement de l’accusation victimaire.

La geste Batoutos émerge au moment où, en Europe, le « miracle » grec tourne le dos aux rituels présocratiques, amorçant la longue montée en puissance de la Raison… Il y a, dans l’insu de la profondeur humaine, cette double germination de la mise en Relation qui ne culminera avec la mondialisation : à la face solaire et aristotélicienne de la Polis imposant son idéal démocratique, fera face l’improbable et l’inaperçu d’une volonté poétique de douciner le monde sans le lanciner. Cette volonté de consentir au Divers, Glissant ne la réfère pas à une culture qui serait composite par essence (ce serait acquiescer à la vanité qui pose l’habitation antillaise comme modèle de la créolisation du monde), il l’origine dans la jungle sauvage de l’Afrique fantôme. Intention sans projet (Eléné, l’espérance non tragique du Tout-Monde, est une vision non une projection), l’épopée Batoutos modèle et informe l’errance de tous les chercheurs d’humanité, des poètes maudits comme des boat people de la faim, des déracinés du Progrès comme des peuples menacés. Leur présence parmi nous n’est secrète que par l’ignorance (et le détournement) que provoque en nous l’intérêt pour les éclats de la violence et du Pouvoir. Mais cette présence ne devrait pas prêter à dérision, car elle travaille profondément la chair du monde. Tout aussi réels que nos vieux-nègres persistant dans le retrait, les Batoutos portent dans leur parole apaisée toute l’harmonie possible entre les hommes et les sociétés. Toutes les promesses réchappées du feu de l’Apocalypse vers lequel nous mène la frustration du désir mimétique…

Filiation et légitimité ont tissé la toile de la durée. Elles ont garanti qu’aucun

discontinu ne viendrait rompre la certitude ni corrompre la croyance. Elles ont

établi le droit sur le territoire. Ce qui faisait tragédie, c’étaient les moments où elles

se trouvaient menacées, de l’intérieur ou de l’extérieur, par les fautes de leurs

tenants ou par les entreprises des usurpateurs. Les poèmes épiques et les chants

tragiques content cela. Mais comment faire désormais ? Le territoire de la

puissance est invisible et ne tient à aucune relation particulière avec une terre, un

sol, un foyer. Vous pouvez conquérir un lieu sans l’occuper. C’est ce qu’on appelle

un marché (…) La terre de la communauté est un comble d’errance, où parfois on

emporte sa maison avec soi, comme un wagon. La plupart s’obstinent pourtant à

cette légitimité dont ils supputent qu’elle assure encore leur privilège. On peut

supposer par exemple que l’une des carences des systèmes démocratiques

provient de ce que tout élu, fort de sa légitimité acquise, verse comme par un

entraînement fatal dans l’arrogance et la suffisance, ne pouvant concevoir que la

légitimité puisse être temporaire. Des Etats, des religions, des doctrines, des

nations, des tribus, des clans et des familles bâtissent leur irréductible

entourement sur une telle certitude… E. Glissant, Traité du Tout-Monde (1997)

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Premières résolutions.

Au terme de cette confrontation des thèmes de la logique sacrificielle à la pensée des maîtres antillais, nous

ne pouvons que conclure à l’intérêt d’approfondir la réflexion autour de l’influence des processus mimétiques sur

l’expression individuelle et sociale de la violence généralisée. Un certain nombre d’exigences intellectuelles semblent

imposer l’urgence d’efforts concertés afin d’épaissir le socle théorique de la connaissance de nos sociétés :

1) la nécessité de structurer et d’alimenter la recherche sur la mécanique des genres dans l’anthropologie

antillaise ; une approche différentielle débarrassée des préalables mimétiques importés par le renoncement à être

soi-même.

2) la réhabilitation théorique indispensable de la parole des exclus, lavée des prétentions formelles de la raison

coloniale. Renoncer à l’imposition des fatwas et des idéologies totalitaires ; souscrire à l’illumination finale du

poète résistant de tout son corps exposé : « Rien n’est vrai. Tout est vivant ! » (Glissant)

3) Le développement de stratégies de contournement de la binarité conflictuelle. Il y a dans la possibilité de l’inter-

médiation une rupture de l’enfermement manichéen, comme une réintégration du tiers-exclu qui contribue à

contenir les stratégies du mimétisme antagonique. Accompagner le développement des différentes pratiques de

médiation.

4) le décloisonnement méthodologique des registres du savoir sur le monde, sur l’expérience humaine et sur la

fabrication du social. Il est particulièrement inquiétant de voir les œuvres essentielles de la pensée antillaise livrées

à l’autodafé intellectuel de nos élites technocratiques. La poésie et le théâtre de Césaire, le témoignage engagé

de Fanon ou l’utopie littéraire de Glissant nous apprendront toujours plus sur nos réalités que la plus élaborée des

compilations statistiques ou que le plus définitif des « plans de développement »…

5) enfin, et surtout : démédicaliser nos approches des phénomènes de violence, endosser la lucide responsabilité

de nos choix, de nos désirs, de nos échecs comme de nos espérances. Habiter la non-violence du soleil de nos

consciences en partage...

Page 51: Essai sur la violence antillaise

51

III. Les traces du Vidé. Société martiniquaise et violence

Comment une société qui s’est si longtemps maintenue dans et par la violence, parvient-elle à gérer des

comportements, des habitus, des manières de dire et de faire directement émanés de ce bouillon de cultures… Et, de

ce fait, en permanence soumise à la menace de ruptures, de déchirures et de blessures, quand ce n’est pas à la

menace de mort ? La première réponse va pour reconnaître que, sans doute, la force de l’ordre a toujours su

dominer les agents du désordre. A quel prix ? Et jamais la domination n’élimine pas la violence ; elle l’exploite à son

profit. A supposer qu’un état de guerre traverse secrètement la société martiniquaise, qui oppose-t-il dans les faits?

Une fois mesurée la parodie du politique, quels sont les champs ultimes où véritablement se confrontent les

perspectives héritées de l’histoire ? Ils nous faut, bien entendu, dépasser les clivages trompeurs des joutes

idéologiques pour atteindre ce noyau de vérité qui supporte, depuis Christophe Colomb et la première

mondialisation, le plus décisif des affrontements planétaires, polarisant autour de ses enjeux de pouvoir les flux

ramifiés de la violence généralisée : je veux parler de la confrontation des mythes et de l’Histoire. Plus exactement de

la confrontation de la pensée mythique, dite « sauvage », et de la pensée historique, liée aux principes de « Progrès

Universel » et de « croissance économique ». Je réfère à ce champ de contradiction ultime l’ensemble du procès de

mondialisation orchestrée par la domination financière, au détriment des intérêts vitaux de la Terre-Mère et des

peuples de la planète. Trois systèmes de pensées sont ici confrontés, articulés à trois conceptions spécifiques du

Temps et du destin des hommes. Les deux premiers s’opposent frontalement, comme la flèche s’oppose au cercle. La

flèche de l’aventure prométhéenne et le cercle des cycles éternels de l’Eternel Retour. Le troisième système, plus

marginal, se positionne en synthèse et propose, à travers la figure de la spirale, une articulation synthétique des deux

thèmes précédents. Je propose de mettre en évidence ces lignes de fracture au sein même de la société

martiniquaise, notamment à travers une approche du Carnaval, considéré comme mémoire perdue d’une

ritualisation du Temps circulaire des énergies vitales (dont la violence est constitutive), et faisant l’objet d’une

désacralisation politique au nom du de l’ordre moral dominant, du Progrès (sécuritaire) et de la marchandisation

culturelle.

La colonisation de la Martinique consacre l’imposition d’un ordre social fondé sur l’esclavage et la

déshumanisation totale de la force de travail africaine, déportée au double profit de l’ethno-classe des planteurs

créoles et de l’essor économique global de la métropole coloniale. Plusieurs cadres sociaux et culturels se succèdent

et se superposent durant les trois siècles d’histoire qui voient la Martinique évoluer vers un destin de Région

européenne Ultra Périphérique. La strate la plus ancienne de la socialité martiniquaise hérite du métissage entre

Caraïbes et Africains, attesté par les premiers flibustiers français résidant sur l’île (cf. l’Anonyme de Carpentras),

strate qui va assurer la transmission d’une culture de la survie mise à profit par les nègres marrons et autres « vieux

nègres » de la parole créole. La seconde strate culturelle est constituée par la première colonisation qui, aussi brève

soit-elle, n’en offre pas moins le modèle de la société d’habitation. Ce modèle, ainsi que le souligne J. Petitjean-

Roget, ménage une place à la petite propriété paysanne (les vieux blancs ou vieux habitants) et à une production de

denrées coloniales diversifiée ; il est marqué par une tolérance générale des mariages mixtes et un sentiment

croissant d’autochtonie, qui s’exprimera historiquement, à travers l’épisode du Gaoulé, c’est-à-dire une

revendication d’autonomie vis-à-vis de la Métropole coloniale. Dans ce modèle, la population d’esclaves reste

contenue. Sans totalement disparaître et en s’adaptant, la société d’habitation fait place à la « société de

plantation », caractérisée par la monoculture de la canne à sucre, la concentration foncière en grands domaines

latifundiaires et des propriétaires plus souvent absents de la colonie que précédemment. L’importation de déportés

Africains explose et les Européens sont noyés dans une masse nègre. La séparation raciale est strictement organisée

à partir du Code noir, les mariages mixtes interdits et la langue créole stigmatisée. Les relations entre commerçants

français installés dans les ports de l’île et planteurs créoles se cristallisent en rapports de force. En dépit de cette

Page 52: Essai sur la violence antillaise

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pression des intérêts commerciaux des ports français, l’ordre social devient binaire, opposant blancs et nègres,

excluant de facto et de jure la classe « intermédiaire » des gens de couleurs libres, qui se constitue en force

progressiste pour l’égalité des droits entre libres. Cette classe intermédiaire relaiera plus tard, sur un mode quasi

théologique, le discours des Lumières et sa foi dans le Progrès Universel. A l’Abolition de 1848 succèdera une longue

période qui aura pour double enjeu la modernisation puis la fin de la monoculture de la canne à sucre, et

l’instauration d’une société démocratique dans la colonie, avec l’accession des anciens esclaves à la citoyenneté. Par

l’extension du champ politique au vote des masses nègres, l’ancienne classe intermédiaire des mulâtres et hommes

de couleurs libres a pu investir la dimension représentative du pouvoir et influencer l’organisation qui résulta, en

1946, des lois de départementalisation.

A travers ce rapide survol de l’histoire locale, nous voyons des formes de société se superposer les unes aux

autres sous le diktat externe de rapports de force qui imposent leur logique aux différents acteurs de la société

martiniquaise. Les apparences font la part belle à la linéarité et aux apparences de continuité entre ces différentes

étapes. Pourtant deux interrogations viennent questionner cette apparente fluidité de la logique historique. Peut-on,

par la seule force du décret visionnaire rédigé par V. Schœlcher, passer d’une culture esclavagiste à une culture

démocratique, et dans quelles conditions ? Comment le point de vue des mulâtres et des nègres affranchis mofwaz-t-

il l’expression sociétale de leur sentiment de supériorité dans le cadre d’une citoyenneté octroyée ? Quid de

l’expression culturelle, sociale et domestique de la majorité nègre de cette population qui, à partir de 1848, n’aura

pratiquement qu’une existence statistique ? Répondre à ces questions c’est invalider toute hypothèse de recherche

qui en resterait à nos apparences quantitatives et ignorerait la juxtaposition archéologique des différentes strates

historiques de la société martiniquaise, dont on peut encore, de nos jours, capter les résonnances. C’est également

invalider toute recherche qui s’appuierait sur le présupposé (nationaliste) de l’homogénéité culturelle martiniquaise.

Il nous apparaît vital de plutôt nous enquérir des modalités d’articulation des pratiques discursives portées par les

différents groupes identifiés au sein de la société martiniquaise. Du point de vue de la réalité des relations sociales, le

jeu des différences internes est ici plus significatif que celui des logiques d’intégration, dont l’insularité est une

donnée qu’il faut interroger sans fard (sans la contrainte de l’insularité, choisirions-nous de faire groupe ?).

Comprendre la conflictualité au sein de cette société, c’est entendre la cristallisation des points de vue à partir des

discours et autour des enjeux historiquement déterminés. En ce sens, nous partageons l’intérêt de Francis Affergan

pour une pragmatique de la société martiniquaise, c'est-à-dire, selon les termes de Cl. Calame, une approche

anthropolinguistique qui pourrait être entendue comme « …l’étude des relations entre énoncés langagiers, qui

représentent des usages particuliers d’une langue et la situation de leur énonciation, et plus particulièrement comme

l’étude des effets, interprétés en termes d’action, de ces énoncés sur la situation dont ils sont issus ». Dans

Martinique, les identités remarquables (PUF, 2009), Affergan justifie ainsi son propos : « La société postesclavagiste

et postcoloniale qu’est la Martinique est difficilement lisible dans les termes classiques de la sociologie des classes,

du travail, des organisations ou des entreprises. Elle s’incarne en effet dans des formes de vie et des jeux de langages

qui en fournissent en quelque sorte la grille de lecture. » (p. 118). Cette approche discursive que soutient Affergan

mène directement à identifier la prégnance « identitaire » de matrices discursives sous jacentes, matrices

originellement articulées aux origines ethniques des groupes en présence, qui – à partir de matériaux sémiotiques

communs – ont rhizomé en arborescence selon les règles génératives de la sémantique et la syntaxe propre à chaque

stratégie de groupe : pensée rationnelle historique des élites vs pensée rituelle mythologique du peuple. Dans la

confrontation des discours la parole de chaque protagoniste se positionne en répons à chacune des altérités qui lui

font face. Y compris lorsque cette parole se retire dans le geste et le silence.

Une étude fine du phénomène d’abstention électorale, depuis les premières élections de 1849, suffirait à

montrer que l’exercice démocratique est tenu en haute suspicion par une partie non négligeable du peuple

martiniquais. L’absentéisme contemporain n’est que l’écho d’un jugement qui date des premières joutes électorales :

« Politik pa ka fè ayen pou nou. Sa sé pa bagay nou… ». Il y a là un discours tenace, qui dénonce en sourdine

l’instrumentalisation des masses nègres par les héritiers de la classe intermédiaire, autrefois chargée de l’ordre sur

Page 53: Essai sur la violence antillaise

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l’Habitation, aujourd’hui incarnée par les fonctionnaires, la petite bourgeoisie libérale et le petit patronat local (hors

caste béké). Si on se penche sur ce discours abstentionniste, on met à jour tout un complexe imaginaire, dont il n’est

qu’une des déclinaisons, et qui atteste de la persistance à la Martinique d’une pensée pré-rationnelle qui s’articule,

d’une part, à la présence culturelle Afro-Caraïbe qui irrigue toute une tradition autarcique, et – d’autre part – à

l’opposition sourde que cette « tradition » de l’autochtonie objecte à l’imposition d’un universel de la pensée

dominante occidentale.

Entre mille archives disponibles, nous étayerons l’affirmation de cette opposition fondamentale par une

analyse sommaire du poème de Guy Tyrolien, « Prière d’un petit enfant nègre »… Ce poème met en scène toute la

réticence d’un enfant du peuple à consentir à l’ordre dominant. Cette réticence s’exprime par l’exposé d’un tableau

d’oppositions qui mettent en évidence l’existence d’un fort clivage entre la société urbaine dominée par l’Usine, son

organisation et ses représentations, et un monde rural encore imprégné d’animisme et d’oralité vivante. Le négrillon

résiste au modèle offert par « ces messieurs de la ville/ces messieurs comme il faut… », modèle symbolisé par l’école

et son entreprise de normalisation qui ne peut mener qu’à l’Usine. L’enfant veut suivre son père, soulignant une

filiation virile, une transmission rompue par l’imposition d’une modernité qui maintient le peuple à fond de cale

(l’Usine/…comme un bateau ancré/vomit dans la campagne son équipage nègre…) Même si, en renvoyant dans

l’enfance ce rejet essentiel, le communiste Tyrolien laisse augurer un retour à l’ordre progressiste de l’adulte qu’il

deviendra, son texte n’en présente pas moins l’affleurement d’un discours massivement rentré, rarement soutenu

publiquement (sauf par Monchoachi), un discours à usage interne dont la présence permanente ne se laisse pas

aisément surprendre, sinon par ses silences, sa gestuelle, son esprit et ses rituels…

La parole de la flèche est celle de l’Histoire triomphante et du Progrès Universel, tel que proclamé par les

expositions du même nom, et convenu par tout esprit cartésien, conforme à l’idéal scientifique et littéraire transmis

par l’Ecole française, laïque, gratuite et obligatoire depuis Jules Ferry . La parole de la flèche est celle du positivisme

historique des premiers chroniqueurs jusqu’aux tenants du matérialisme marxiste-léniniste. Le discours de la flèche

c’est celui de l’Histoire en marche, voire de la fin de l’Histoire ; c’est celui du mythe prométhéen de la croissance

pour la croissance ; celui d’une course en avant dans le sillage du cheval fou d’un Temps qui s’emballe. Le discours de

la flèche c’est Darwin, Karl Marx et Jules Vernes ; c’est le béton, l’autoroute, la Galléria et le satellite…

La parole du cercle est, elle, moins immédiate. Ses signes sont des traces que nous pratiquons encore

suffisamment pour en mesurer l’effectivité. En tant que figure, le cercle a été surinvesti par la culture nègre antillaise

comme symbole et principe régissant l’expression collective de ce que cette communauté possédait en propre. Le

cercle représente l’héritage africain au sein du système des discours antillais. Que ce soit autour du bèlè ou du ladja-

danmyé, dans l’organisation spatiale du lakou ou du conte, dans la voix-égale des sénats, partout la circularité établit

l‘égalité des pairs et la centralité de la divinité. Mais là où s’affirme sans égal le cercle c’est sous sa forme Ouroboros

du serpent qui se mord la queue, c'est-à-dire la représentation d’un temps social, naturel et culturel circulaire,

soumis cycliquement – sous peine d’entropie – à un processus de régénération. Le Martiniquais vivait, il y a encore

peu, dans un temps circulaire qui s’égrenait suivant un calendrier de fêtes religieuses et profanes, dont Pâques et la

Noël constituaient deux des étapes majeures. La description que fait Césaire des traditions populaires rurales en

temps de Noël, dans Cahier d’un retour au pays natal, n’a précisément d’autre but que de signifier cette circularité

rituelle du Temps nègre. Temps lié à la terre et à ses variations saisonnières. Antan griyav, antan mongo, antan prìn

Sitè, antan tjénèt, antan zaboka, antan friyapen…

Nous vivions les saisons, les une après les autres dans l’assurance de l’Eternel Retour. Au sec du carême

succédaient les pluies de l’hivernage ; les vacances étaient une pause et la Rentrée un retour ; après la passion des

cyclones s’appréciait la douceur de l’Avent. Lavi té ka roulé ! Notons que la plupart des rituels exigés par les

quimboiseurs sont basés sur les lunaisons. Sur les mornes, il n’est d’agriculteur qui ne médite son calendrier. Le

nègre des îles tire sa survie de la générosité de la terre, il l’honore dans le secret des choses interdites. L’homme de

la terre traite de ces choses ésotériques avec la sagesse de ceux qui ont été manchottés par l’Inquisition coloniale

Page 54: Essai sur la violence antillaise

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pour bien moins que cela. Les plus résistants au système dominant se sont fondus dans la nature. Ce qu’exprime

parfaitement la statue du Nègre Marron au Lamentin, telle que pensée par Khôkhô René-Corail. Dans un langage

hérité du romantisme allemand, Suzanne Césaire, alors qu’elle traite de ce caractère végétal de l’âme du peuple

martiniquais, en vient à qualifier l’homme de ce pays d’ « éthiopien ». Par d’autres voies, les Rastafari, ont conjugué

le thème de l’Ethiopie avec ceux de la résistance populaire, de la créativité langagière « traditionnelle » et du retour

à la nature. En tant que Rastafari, j’atteste avoir partout entendu dans le pays, des gens, souvent des aînés, en

situation volontaire de marronnage et de résistance autarcique vis-à-vis du « Système », protester (parfois avec

véhémence, en dépit de toute évidence) de leur appartenance au « Mouvement rasta ». C’est alors pour moi

l’occasion de leur proposer ce petit pététèt (casse-tête) : « tous les rastas sont des marrons ; mais tous les marrons

ne sont pas des rastas »… Il va sans dire que la réalité anthropologique du marronnage martiniquais n’a que peu à

voir avec l’imagerie d’Epinal du nationalisme (le nègre hirsute et buste nu, brandissant son coutelas). Le marronnage

de Médart Aribo20, comme celui de Marny qui introduit le thème des bad boys actuels, demeure comme trace

résiduelle d’un discours nègre qui s’inscrit dans la circularité.

Mircéa Eliade écrit, dans le Mythe de l’éternel retour, « L’homme ne fait que répéter l’acte de création ; son

calendrier religieux commémore dans l’espace d’un an toutes les phases cosmogoniques qui ont lieu ab origine ». Ce

rapport circulaire au Temps, propre à la quasi-totalité des sociétés pré-rationnelles, est, somme toute, relativement

bien documenté. Nous souhaitons attirer l’attention sur un effet de ce type d’organisation sociale du Temps : à savoir

la nécessité dans laquelle elle se trouve régulièrement de devoir se régénérer, par le fait même que, tout comme la

pile Wonder, les énergies collectives mises en œuvre pour maintenir le bon ordre des choses ne s’usent que si l’on

s’en sert… C'est-à-dire, en permanence (pour éloigner le mal, recouvrer la santé, gagner de l’argent ou rencontrer

l’amour… il faut bien vivre !) Il est intéressant d’examiner le moment stratégique où le serpent se mord la queue ;

c’est à dire le moment délicat où les énergies de l’année se sont épuisées et où il va falloir, rituellement, obtenir des

divinités l’énergie d’un nouveau départ pour un nouveau cycle d’un an. Cette phase de régénération peut être

également rapportée à la situation d’interrègne dans certaines royautés sacrées africaines, dans cette phase

d’incertitude où l’harmonie du monde est rompue par la mort du roi et où s’organise le passage vers un nouveau

cycle de prospérité. Nous notons un modèle récurrent qui propose la scénographie suivante : en lieu et place d’un

héritier légitime au trône, un esclave ou un membre de l’ethnie locale dominée est placé sur le trône, avec tous les

signes distinctifs de la fonction royale. Durant son règne, où littéralement tout est chamboulé, les derniers devenant

les premiers, toutes les règles sociales semblent s’affaisser, les événements incontrôlés tournent à la bacchanale sans

manman. Tout semble s’inverser, les hommes et les femmes échangent leurs rôles, les couples se forment sous

l’impulsion du seul désir, les pauvres se moquent ouvertement des puissants, des mouvements de foules se

transforment en transes collectives où apparaissent des dieux sous forme de masques, de costumes et de

pantomimes…

La régénération du corps social s’inscrit dans un entre-deux où tous les compteurs sociaux sont ramenés à

zéro. Entre la fin d’un cycle et le renouveau espéré il y a le chaos. Le retour au chaos primordial qui précédait les

premiers pas de l’homme en société. Ce chaos manifeste l’état présocial qui est dominé par le caractère

d’indifférenciation absolue. Là où aucune règle n’est venue séparer le Bien du Mal, établir l’interdit de l’inceste, là où

aucune connaissance ne distingue la partie du tout, règne le Chaos. Imprévisible, informe ou difforme, massique,

totalisant et unifiant dans l’indistinction, le Chaos est le règne de l’égalité parfaite sous la menace sans recours de la

violence libérée. Le rituel organise un mimétisme contrôlé, dérivé vers l’issue sacrificielle, là où la modernité subit un

mimétisme contagieux sans limites, ravageur pour l’équilibre social. Le règne des Mêmes déclenche l’anarchie la plus

absolue. Le Chaos c’est la violence nue ; la violence c’est le chaos qui tue. Or pour fonctionner, la société a besoin

que des différences soient établies, qu’un ordre polarisé organise les hommes de son étiquette et de ses

personnalisations. C’est alors, heureusement, que le Roi du monde revient du royaume des morts après trois jours de

20

Cf. Richard PRICE, Le bagnard et le colonel, op. cit.

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ténèbres, après avoir offert le sacrifice de sa vie pour le retour de la Vie et de la végétation, qui succède aux quarante

jours dans désert de la tentation (notre Carême). Le sacrifice vital, c'est celui de l’esclave fait roi, le roi de carnaval,

qui – au terme de la période rituelle – est mis à mort, et son sang répandu sur tous en témoignage de leur adoration

propitiatoire. Gilbert Durand, dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire, confirme l’entremêlement

signifiant des thématiques du rite sacrificiel, de la circularité du temps sacré, de la violence et du Carnaval.

Dans de nombreux cas le sacrifice lui-même s’euphémise, et ce n’est plus qu’un simulacre

que l’on maltraite et met à mort (…) Dans toute l’Europe de telles pratiques sont

courantes en Carnaval : l’effigie de Carnaval est soit brûlée, soit noyée ou pendue et

décapitée. Cette mort de Carnaval… constitue même une double négation sacrificielle : il

s’agit la plupart du temps de la « mort de la mort », du pouvoir fertilisant de la mort, de la

puissance de vie de la mort.21

A ce stade de la réflexion, je considère que l’institution du Carnaval, quoique marquée par sa récupération

chrétienne, relève pour l’essentiel d’archives plus anciennes, renvoyant à des états culturels archaïques pour lesquels

il faut postuler une ère civilisationnelle débordant les frontières de l’Europe (cf. par exemple le cas de l’Andalousie

Almoravide ou de l’influence égyptienne sur l’émergence de la Grèce). C’est dans l’imaginaire de cette roue

perpétuelle du Temps, élément décisif du vécu de la part nègre de ce pays, qu’il nous faut établir une approche

signifiante de la période de Carnaval ; approche que je limiterai ici à l’exposé des structures principales.

Dans l’imaginaire populaire les questions de la récupération des énergies positives dépensées, de la

régénération des énergies négatives accumulées sous forme de violence, de la circularité du Temps sacré, de la

mémoire symbolique préservée et de l’inversion des valeurs dominantes, trouvent précisément leur expression dans

la période du Carnaval. Trois principes généraux l’exposent dans le sens d’un chaos intermédiaire : a) la rupture

provisoire de toutes les conventions de bienséance et d’urbanité (auxquelles s’oppose le dérisoire pari d’un Carnaval

« propre ») ; b) la multiplicité des effets de mimétisme et des pratiques d’inversion (qui culminent notamment le

Lundi gras, avec les mariages burlesques) ; c) la charge sexuelle véritablement dionysiaque qui s’y libère,

impressionnante en dépit d’une permissivité générale habituelle. Le spectacle des malpwop, de même que la

violence nue des vidés en liesse exposent partout le même « défi » à l’ordre normal des choses. Tous ceux qui ont

vécu l’expérience de « courir le vidé » vous diront ce sentiment de fusion dans la masse, cette émotion charnelle du

corps collectif, accentuée par le code des couleurs et des symboles… Les masques, un temps relégués, retrouvent des

adeptes. Et partout ces tenues cérémonielles africaines recouvertes de la dérision, du drame de la Traversée : les

engungun de Ouidah mofwazés en Maryann lapo fig ; les dieux guinéens de l’abondance que Césaire croise encore

en Casamance, camouflés en « diables rouges », conservant, outre leur couleur rituelle, leurs cornes et éclats de

verre ; jusqu’à Caroline Zyé Koki, qui illustre si bien l’adepte chevauché par son loa… Tous les signes sont là pour qui

veut regarder. Le sens s’est perdu mais perdure dans l’accumulation des signes. Même si personne n’a remplacé le

grand prêtre du Dogme de Cham, défunt Evrard Suffrin22, le Carnaval martiniquais reste le conservatoire d’une

mémoire rituelle ésotérique, et renvoie au témoignage archéologique d’une conception du Temps qui marque

encore nos corps. Le sacrifice final du Roi Vaval, au milieu des gaies pleureuses, n’est que l’ultime avatar d’une

mémoire lointaine du sacrifice fondateur. Le jeu des pleureuses figurant, pour sa part, une parodie de cet étrange

phénomène que décrit longuement René Girard, par lequel la mécanique rituelle de la logique sacrificielle exige que

celui-là même qu’on vient de traiter en cause de tous les maux, devienne – du fait même de son sang versé – un

héros, voire un saint, en tous cas un être adoré après avoir été haï. Toute la subtilité du rituel tient dans la plausibilité

de ce retournement, de cette substitution sacrificielle comme la nomme Girard.

21

Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 11ème

édition, 1992, p. 355 22

d’Evrard Suffrin, lire en annexe du Discours antillais d’Edouard Glissant, les tracts messianiques

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Le roi est mort vive le Roi. Ainsi se survit la société à elle-même. Venons-en à examiner maintenant les

répercussions sur un corps social, marqué comme nous l’avons montré par la circularité du Temps, de procédures

normatives relevant d’un imaginaire opposé : celui qui anime la technocratie administrative, politique et sécuritaire

dans sa permanence historique pour imposer aux masses nègres récalcitrantes l’idéologie du Progrès Universel. C’est

ainsi qu’au détriment de sa structure « traditionnelle », le Carnaval voit progressivement se substituer une

organisation aveugle à l’oralité transmise qui gérait fonctionnellement ce passage. Ces mécanismes, en imposant au

Carnaval un formatage institutionnalisé, contribuent à en désamorcer l’efficacité rituelle et à imposer de nouveaux

acteurs dans une stratégie de pouvoir. La volonté d’ordonner et de « sécuriser » le Carnaval va à l’encontre de sa

signification fondamentale, qui a à voir avec une gestion mystique des énergies sociales dont la violence est l’énergie

principale. Vouloir purger le Carnaval de ses obscénités, de ses débordements ou de sa violence, c’est ignorer que

précisément il organise une ritualisation de la violence. Le fait par exemple que le choix du thème de Vaval soit

désormais soumis au filtre de l’autorité politique lui ôte une grande part de sa capacité à polariser l’agressivité

moqueuse du peuple. Ce fut notamment le cas, l’année où l’actuel Président de la République fut éconduit par Aimé

Césaire, et où manifestement il bénéficia d’un traitement de faveur qui laissa intactes des rancœurs légitimes, qui ne

trouvent plus ainsi la voie de leur exutoire naturel. Au risque de se reporter ensuite sur tout symbole de l’ordre

disponible. Préserver la susceptibilité présidentielle (ce qui n’est pas l’affaire du Carnaval) peut ainsi mener à plus

d’incivilité… La normalisation des vidés à partir des sonos électriques et des percussions de plastique les prive de leur

matière fusionnelle qui est le répons collectif de la foule en mouvement. Les chants se perdent et avec eux s’efface la

mémoire. Ainsi le « drapeau » tourna « crapaud » dans le fameux conseil donné à Mabèlo de s’abstenir de lever la

main…

Dorénavant le Carnaval martiniquais se doit d’être un produit touristique, calibré par les lois du commerce

international qui le mettent en concurrence avec les forces d’organisation d’autres destinations commerciales. Peu à

peu la tradition du cercle cède du terrain, et les mécanismes « traditionnels » de gestion de la violence sociale se

trouvent en situation d’obsolescence. Récupéré par la logique de consommation, le Carnaval ne marque plus le

Temps. Il démarre avec les chanté nowèl de décembre et leurs ritournelles alcoolisées et n’enfante plus le Carême

qui, jadis, imposait à tous la retenue, l’introspection et la nécessaire purification. La marque catholique des fêtes

religieuses masquent souvent un ancrage archéologique plus profond ; ils servent de supports rusés à la permanence

camouflée d’éléments rituels africains dont l’expression positive serait radicalement réprimée. Le conflit structurel

entre pensée sauvage et idéologie de l’histoire, ainsi que le rétrécissement des champs d’expression de la parole

nègre, plongent – de manière insue – le corps social martiniquais tout entier dans l’angoisse d’une perte de sens et

de maîtrise. Les modes archaïques de gestion de la violence sociale ne sont plus validés. L’ordre ancien est supplanté

par un mimétisme égalitariste inflammable, qui n’est plus canalisé vers le chaos contrôlé du rituel. Désormais tout

est égal, tout le temps. L’anomie règne et « tout le monde désire la même chose », comme le décrit si bien Durkheim

dans Le suicide. Si rien n’interrompt cette indifférenciation mortifère, entretenue par le consumérisme individualiste

et la gestion administrative de masse, aucune buttée ne vient entraver l’hubris dévorante du désir et de l’envie. On

entretient alors dans le corps social des énergies latentes qui, inévitablement, chercheront le moyen de s’exprimer.

Le mimétisme généralisé est un des moteurs les plus puissants de la violence contemporaine. Il est à la fois

produit et condition de la consommation de masse ; d’un autre point de vue, il s’organise à partir du désir individuel

et de la rivalité qui le dynamise. De fait, la frénésie consumériste et la marchandisation d’un nombre croissant de

champs d’activités humaine jusque là considérés comme privés ou sacrés, activent en permanence des mécanismes

de violence aussi bien domestiques que publics (l’offre et la demande). Il n’est pas rare que la mort d’un jeune soit

motivée par la possession d’un vélo ou d’un scooter. La « possession » d’une femme peut impliquer un droit de vie

ou de mort. En fait la montée générale de la violence s’accompagne d’une réduction générale des différences : les

différences sexuelles, générationnelles, professionnelles, résidentielles tendent à devenir homogènes et à brouiller

les codes établis. L’autorité est revendiquée par tous, en même temps que la jouissance de droits sans contreparties.

L’affaissement des différences rend également inopérants les recours familiaux traditionnels, tandis que les

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régulations institutionnelles s’imposent de plus en plus au cœur des foyers matrifocaux, avec l’illusion de suppléer

une carence qui n’est que la stratégie d’une organisation qui a tout son sens dans la réalité de la violence

généralisée. C’est-à-dire l’adaptation personnelle à une situation d’autonomie contrainte.

Le Carnaval fait peur parce que la violence et l’anti social (ou plutôt le présocial) y sont dangereusement

exposés au contact de chacun. Tout comme pour un lâcher de taureaux dans les ruelles pavées de Pampelune,

l’excitation se nourrit de la proximité même de la mort. Il y a, cristallisé dans ces expériences limites, des leçons sur la

communauté des hommes aussi vieilles que la communauté des hommes. La lutte des Lumières et de la Raison

bourgeoise pour imposer l’idéologie de la perspective à la trame circulaire de la pensée sauvage a chassé les zombis

et les chouval twapat, mais c’est pour inventer les figure du serial killer et du pédophile. Ce n’est pas parce que la

délinquance augmente durant le Carnaval que celui-ci est de plus en plus sécurisé et encadré ; c’est parce qu’il est de

plus en plus contrôlé que le Carnaval foyalais purgera, tôt ou tard, la matière volcanique qui travaille en infra le corps

social martiniquais.

Le Carnaval est ce temps initiatique où périodiquement nous conjurons l’Apocalypse, cette tragique guerre

des Mêmes. Ce qui se chante et se dit ici ne se répète pas ailleurs. Chaque Lieu-dit porte le chiffre de ses vivants ;

pierres, terre, ravines, végétaux et animaux, humains des deux sexes, tous liés dans la survie, ils savent la subtilité de

l’équilibre et la fragilité du devenir. Le moindre voisin bétonneur, le premier aventurier venu, la plus infime lubie du

maire ou le dernier cri en matière de 4X4 peuvent irrémédiablement dénaturer un Lieu-dit, réduire en déchets la

mémoire des gestes quotidiens et des beautés vécues. La violence antillaise exprime la faiblesse de nos recours face

au saccage de notre mémoire et de nos paysages. En abandonnant les voies partagées et balisées de l’éternel retour

pour l’aventure spatiale du Sujet libre, ce n’est pas seulement la « modernisation » de nos sociétés que nous avons

actée, mais aussi et surtout l’exposition de nos plus intimes espérances (émanées de la source de nos croyances) sur

l’autel de l’offre et de la demande. C’est ainsi que dorénavant les crabes de Pâques se chassent à la bombe Baygon et

que la zay « tchat » sur Badoo.com… Ce n’est pas sans effets que s’effacent toute relation à la Terre-Mère, toute

compréhension des cycles cosmiques, tout entendement de l’esprit des Lieux. La violence est bel et bien cet état qui

précède toute harmonie rêvée du monde, le feu intense de l’humaine condition qui se nourrit de l’innocence

qu’ouvre la parole partagée du poème. Les poètes furent les premiers expulsés de la cité platonicienne…

Fort-de-France, Le Verseau – Saint-Martin, Sandy Ground.