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LUC FERRY avec le Conseil d’analyse de la société FACE À LA CRISE Matériaux pour une politique de civilisation Rapport au Premier ministre

FACE À LA CRISE · 2019-06-12 · LUC FERRY avec le Conseil d’analyse de la société FACE À LA CRISE Matériaux pour une politique de civilisation Rapport au Premier ministre

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LUC FERRY

avec le Conseil d’analyse de la société

FACE À LA CRISE

Matériaux pour une politique de civilisation

Rapport au Premier ministre

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© ODILE JACOB, MAI 200915, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-7381-2338-1

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2°et 3° a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privédu copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyseset les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation oureproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayantsdroit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction,par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par lesarticles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

« PENSER LA SOCIÉTÉ »

Collection dirigée par Luc Ferry, président délégué du Conseil d’ana-lyse de la société.

« Penser la société » publie les essais et les rapports écrits par desmembres du Conseil d’analyse de la société ou par des auteurs qu’il asollicités sur les questions de société de toute nature qui fontaujourd’hui débat : des transformations de la famille moderne auxenjeux bioéthiques, en passant par les défis du développement dura-ble, de l’éducation ou de la mondialisation. Les ouvrages de la collec-tion s’attachent à présenter des synthèses originales, claires et appro-fondies, associées à des propositions de réformes ou d’initiativespolitiques concrètes.

Le Conseil d’analyse de la société a pour mission d’éclairer les choixet les décisions du gouvernement dans tout ce qui touche aux faits desociété. Il est composé de trente-deux membres, universitaires, cher-cheurs, artistes, représentants de la société civile de toutes sensibilitéspolitiques, dans les domaines des sciences humaines.

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Contrairement à l’opinion un peu partoutmise en avant aujourd’hui, la crise actuelle n’est pasd’abord une crise financière, mais une crise écono-mique

1

– ce qui, en un sens, est beaucoup plusgrave, plus profond, et implique des réponses plusfondamentales. L’image d’Épinal selon laquelle il yaurait une « bonne » économie, l’économie réelle,

1. Sans vouloir nullement l’engager dans les propos qui vont suivre,nous reprenons ici à notre compte l’idée avancée par Patrick Artus lorsde l’excellente intervention qu’il a bien voulu faire devant les membresdu CAS en mars dernier. À la fois profonde, intelligente et claire, ellenous a beaucoup impressionnés. Que Patrick Artus en soit ici chaleu-reusement remercié. Que soit également remercié, sans davantagel’engager, Jérôme Fournel, ancien responsable du budget à l’Éducationnationale, puis à Matignon, dont l’intelligence et la compétence sontincomparables.

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et une « mauvaise », l’économie « casino », imagepopularisée dès les années 1980 auprès du grandpublic par le film

Wall Street

, ne résiste pas à l’ana-lyse. Il y a du vrai en elle, bien entendu, mais fina-lement assez peu. La thèse selon laquelle ces deux« économies » seraient tout à fait séparables estinexacte et même absurde. Elle rencontre pourtantun large écho parce qu’elle est en un sens rassu-rante : il « suffirait » (toujours ces bons vieux « y aqu’à »…) de « moraliser » le capitalisme, de mettreici ou là quelques garde-fous, quelques « cliquets »pour empêcher les audaces inconsidérées desbanquiers et, hop, le tour serait joué, on reviendraità la bonne pratique de banques destinées à financerl’industrie et non à faire de l’argent avec l’argent aunom d’une avidité aussi insensée que sans limites.

Le problème, c’est que la vérité est assez dif-férente. C’est bel et bien l’économie réelle, et nonau premier chef la cupidité de quelques financiersfous, qui est à l’origine du dérapage de la fameusecrise des

subprimes

– dérapage que nul, bienentendu, ne conteste, comme nul ne contested’ailleurs la nécessité impérative d’y mettre unterme, mais dont il est essentiel de percevoir qu’ilest second et non premier dans le déclenchementde la crise. En effet, si le problème ne réside pas

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principalement dans les dérives de certains acteurs(les banques américaines), mais plonge ses racinesau cœur même du système de l’économie moderne,les solutions qu’il convient d’envisager changentde nature et impliquent d’ouvrir de nouvellesperspectives sur la dynamique qui nous a conduitsà de telles difficultés.

Tel est l’esprit qui anime ce rapport – dontles propositions audacieuses n’engagent évidem-ment que ses auteurs, le politique restant, cela vasans dire, totalement libre de l’usage qu’il jugebon d’en faire. Dans ce cadre, nous nous sommesvolontairement abstenus d’évoquer les mesuresdéjà prises par le gouvernement ou celles surlesquelles il y a consensus (relance par l’investis-sement, régulation confiée au G20, meilleureindemnisation du chômage partiel, etc.), pournous concentrer sur des propositions autant quepossible nouvelles. Dans le même esprit, nousavons pour l’essentiel limité notre propos, confor-mément aux missions qui sont celles de notreconseil, aux questions « sociétales ». Ce rapport neprétend donc nullement épuiser tous les domainesde réponses à la crise, mais seulement mettre aujour un axe de réflexion trop souvent négligé etpourtant porteur de sens.

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Mais commençons d’abord par expliquerpourquoi c’est bien au cœur de l’économie que gîtla difficulté et non seulement dans des déviationsde l’univers « maléfique » de la finance. Nous nousen tiendrons ici, bien entendu, aux grands traitsde l’analyse qui suffisent à la poursuite de notreraisonnement.

Une crise d’abord économique, après coup seulement financière, sociale et politique

Depuis les années 1980, comme l’a montrénotamment l’économiste Patrick Artus, les paysoccidentaux les plus industrialisés, et en particulierles États-Unis, ont connu une bipolarisation crois-sante du monde du travail, avec, d’un côté, des tra-vailleurs très formés bénéficiant de fortes rémuné-rations, et de l’autre, au contraire, une masse desalariés faiblement rétribués parce que moinsqualifiés. En clair, la mondialisation a laminé cequ’on pourrait nommer le « milieu de gamme »dans l’éventail des emplois, elle a conduit, si l’onveut dire les choses plus brutalement, à un formi-dable tassement des classes moyennes. Or ce sont

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elles qui tiraient la croissance, elles qui consom-maient le plus. D’où la nouvelle équation àrésoudre pour que le développement économiquecontinue : comment faire de la croissance malgrécette bipolarisation, malgré cet affaiblissement desclasses moyennes ? Réponse : grâce à l’endettementmassif des ménages tout à la fois les plus nombreuxet les moins riches. Conséquence : ce ne sont plusdésormais les salaires qui vont porter la croissance,mais les crédits. En d’autres termes, on va faire dela richesse, non plus avec de la richesse, mais avecde la dette. De là, dans les quinze dernières années,la mise en place aux États-Unis de systèmes de prêtà très haut risque, accordés non sur les revenusdes intéressés mais sur les biens qu’ils vont acheter– en l’occurrence, de l’immobilier. De là aussi,par voie de conséquence, la fameuse crise des

subprimes

, c’est-à-dire de ces clients de « secondchoix » qu’on a fortement incités à s’endetter bienau-delà du raisonnable.

La crise est ainsi liée, non seulement à lachute de l’immobilier, mais plus fondamentale-ment encore au fait que les capacités d’endette-ment sont saturées – la France, où, en gros, on neprête qu’aux riches, étant de ce point de vue uncas assez particulier (le taux d’endettement des

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Français restant relativement faible). Cela expliqueaussi le fait qu’aux États-Unis, les secteurs les plustouchés y soient ceux, comme l’automobile, où ilest dans la majorité des cas nécessaire de recourir àun crédit dont les limites sont désormais atteintes.Notons encore que c’est à partir de l993 que legouvernement américain met en place le

CommityReinvestment Act

, qui va contraindre les banques àprêter davantage aux moins fortunés – ce pourquoic’est sur la valeur des biens achetés que les prêts sonthypothéqués, alors qu’en France ils sont en généralaccordés en fonction des revenus des ménages.

Si l’on admet le raisonnement qui précède– et que les chiffres de l’endettement américaincorroborent sans faille –, on comprend en quelsens c’est seulement dans un second temps, surfond de cette nouvelle logique économique, quela crise financière va se greffer. Car c’est bien aprèscoup qu’on va titriser les crédits à risque, puis lesdisséminer à l’ensemble des banques de par lemonde en les dissimulant, avec la complicité desagences de notation, dans des produits financierspeu lisibles – auxquels, à ce qu’on dit, les ban-quiers eux-mêmes ne comprenaient pas grand-chose… Qu’il ait fallu également, pour menercette opération à bien, la collaboration active de

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certains banquiers ne fait évidemment aucundoute, notamment s’agissant de la banque centraleaméricaine qui ne pouvait pas ne pas comprendreet approuver activement ce qui se passait. Mais iln’en reste pas moins que le monde de la finance,pour coupable qu’il soit, n’est pas à l’origine pre-mière de la crise, qui est d’abord issue de l’écono-mie réelle. C’est sur fond de cette logique quel’excès d’endettement a alimenté une bulle spécu-lative immobilière et financière, bulle dont l’écla-tement produit, comme toujours dans ce cas defigure, des effets négatifs de perte de confiance quiaffectent en priorité le système bancaire, puisrejaillissent sur l’économie réelle en rendant lecrédit difficile d’accès, avec les conséquences quetout le monde connaît aujourd’hui, d’abord surl’emploi, puis sur la consommation et, demain,sur le pouvoir d’achat.

Il y a bien entendu d’autres dimensionsencore dans cette crise – notamment un bascule-ment, que tous les observateurs ont pour le coupnoté, de l’Occident vers l’Asie. À vrai dire, troisévénements se télescopent dans les années 1990 :l’enclenchement d’une logique d’endettementmassive que nous venons d’évoquer, l’apparitionsur la scène économique mondiale des grands pays

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émergents et l’augmentation délirante des exigencesde rémunération du capital (ce qu’on appelle engénéral le « court-termisme »). Nous ne prétendonsnullement analyser ici tous ces aspects – ce quidépasserait de loin le cadre de notre propos. Unefois encore, ce qui est essentiel à nos yeux, c’estde bien comprendre que c’est d’abord l’économieréelle qui a été à l’origine de la crise financière etbancaire, puis de la crise de confiance qui, enretour, rétroagit sur l’économie réelle.

C’est évidemment beaucoup plus embêtant.Même si les taux d’endettement des Français

sont deux à trois fois moindres que ceux desAméricains, il serait hasardeux de chercher unremède à la crise en s’engageant sur la même voieque ces derniers, puisque c’est elle qui a conduitau désastre. Il y a sans doute un peu de marge,mais le chemin n’est pas le bon. Quant à la« solution » qui consiste à trouver de nouveauxmarchés, par exemple l’économie verte, pourjudicieuse qu’elle soit dans l’optique de renoueravec une croissance fondée sur la richesse et nonsur la dette, elle risque de n’être à nouveauqu’une fuite en avant. Nécessaire et même sou-haitable d’ailleurs, mais qui ne changera pas,comme nous allons le voir dans un instant, la

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nature intrinsèquement problématique et pro-fondément frustrante du système de la mondia-lisation libérale. Car ce n’est pas la « mauvaiseéconomie casino » qui est en cause, mais bel etbien la « bonne économie réelle », et ce pour desraisons de fond qu’il faut maintenant analysersi l’on veut rendre compte de la part de non-sensqu’implique la mondialisation, quels que soientpar ailleurs ses bienfaits

1

, et tenter si possible d’yapporter remède.

De la mondialisation comme système destructeur de sens, ou pourquoi la politique tend à perdre le contrôle sur le cours de l’histoire

Qu’est-ce, en effet, que la mondialisation – ou,comme on dit dans toutes les langues autres quele français, la « globalisation » ?

1. Que nous ne cherchons pas à nier : en gros, les inégalités ont sans douteaugmenté dans le monde du fait de la mondialisation, mais il n’empêcheque les plus pauvres tendent malgré tout à être moins pauvres qu’avant.Surtout, la mondialisation implique une ouverture des pays les uns auxautres qui est en soit plus qu’une bonne chose. Il s’agit donc ici de dévoilerses effets pervers intrinsèques, pas de la condamner globalement.

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D’abord et avant tout, il s’agit de deuxmoments cruciaux dans l’histoire de l’Europe, dedeux événements qui font époque chez nous avantde s’étendre au reste de la planète.

La première phase de la mondialisation seconfond tout simplement avec la gigantesque révo-lution scientifique qui va commencer au

XVI

e

siècle,marquer le

XVII

e

et littéralement « exploser » au

XVIII

e

, avec les Lumières. Cette révolution, c’est biensûr celle des génies qui rompent avec les visionsanciennes du monde, qui liquident l’alchimie etl’animisme du Moyen Âge, pour inventer lesprincipes d’une compréhension enfin rationnelle etscientifique de l’univers – Copernic, Kepler, Galilée,à certains égards Descartes, et par-dessus toutNewton, que l’on peut considérer comme le premierphysicien moderne. Pourquoi cet événement est-il siimportant et quel lien entretient-il avec « notre »mondialisation d’aujourd’hui ?

Disons, là encore, les choses simplement :avec la science moderne, ce qui apparaît pour lapremière fois dans l’histoire de l’humanité – etcette nouveauté est si radicale qu’elle mérite à l’évi-dence réflexion –, c’est un discours, celui de la rai-son expérimentale, qui va enfin pouvoir prétendrede manière légitime et crédible

valoir pour l’huma-

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nité tout entière

. Jusqu’alors, toutes les visions dumonde, toutes les cultures, les arts, les littératures,les philosophies, toutes les religions aussi nevalaient que de manière locale, régionale. Malgréson nom, la religion catholique elle-même – catho-lique, en grec, veut en effet dire « universel » – nevalait que dans un petit coin du monde. Il fallaitavoir l’arrogance des Européens pour s’imaginerqu’au fin fond de l’Inde ou de la Chine, le nom duChrist devait être connu. La vérité c’est que, au

XVIII

e

siècle, il ne signifiait rien pour un paysancantonais ou indien (nombreux sont ceux quil’ignorent aujourd’hui encore). En revanche, lesprincipes de la science moderne vont pouvoir serépandre dans l’univers entier, être enseignés peu àpeu,

via

les écoles, à tous les enfants du monde.Pourquoi ? Tout simplement parce que le principed’inertie ou celui de la gravitation valent pour lesriches comme pour les pauvres, pour les puissantscomme pour les faibles, pour les aristocratescomme pour les roturiers, pour les Chinois commepour les Indiens, les Français, les Allemands, lesItaliens ou les Anglais ! Ils sont par essence« mondiaux », universels. Et c’est bel et bien avecla science moderne que, pour la première fois, untel miracle, si l’on ose dire, se produit.

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Or, pour comprendre ce qui va séparer notremondialisation actuelle de ce premier âge, il fautbien voir ceci : au moment où elle prend son essor,notamment avec le siècle des Lumières, ce fameux

XVIII

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siècle de Hume, de Kant et de nos ency-clopédistes, Voltaire, Diderot, d’Alembert et leurspairs, la première mondialisation, celle qu’on peutidentifier pratiquement à la révolution scientifique,apparaît portée, pour ne pas dire englobée, par ce quel’on peut pour le coup désigner à juste titre commeun formidable « projet de civilisation ». Il n’est passeulement question de comprendre l’univers, depercer ses mystères, de le maîtriser pour le maîtriser,mais il s’agit bel et bien de construire une civilisationnouvelle, d’édifier un monde moral et politique,celui qu’entendra bientôt engendrer la Révolutionfrançaise, où les hommes seront enfin plus libres etplus heureux. En d’autres termes, l’histoire possède,aux yeux des esprits « éclairés » de l’époque, une

fina-lité supérieure

, un sens commun. C’est alors bel etbien une « politique de civilisation » qui se met enplace dans la mesure où l’on vise, par les Lumièreset le progrès des sciences, un double objectif :

libertéet bonheur, émancipation des hommes et bien-être enfindémocratisé

– ce bonheur dont Saint-Just dira un peuplus tard qu’il est « une idée neuve en Europe ».

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Double finalité de l’histoire humaine, donc,que l’on regroupera bientôt sous le beau nom de« progrès » : voilà bien les Lumières et l’essence,avec elles, de la première mondialisation. Elles’adosse alors à la croyance, optimiste, dans l’idéed’une amélioration lente mais inéluctable de l’huma-nité par la politique, dans la conviction qu’un idéalest né, qui doit l’animer, la guider et qui englobela science elle-même, dans le sentiment quel’histoire possède enfin un sens et que ses avancéespeuvent se mesurer à une aune bien établie :l’émancipation progressive de l’espèce humaine etson cheminement, difficile mais certain, vers lebien être – ce qu’on nommera, pris ensemble,l’humanisme, la démocratie, la république…

Comme on va voir, la deuxième mondialisa-tion, celle dans laquelle nous baignons aujourd’huiet qui émerge vraiment dans la seconde moitié du

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siècle, avec la naissance des marchés financiersmodernes, liés à la communication instantanée surInternet, représente tout à la fois un produit de lapremière et une rupture totale avec elle. Ce qui va,en effet, caractériser la deuxième mondialisation,c’est une « chute », au sens biblique ou platoniciendu terme. Pour le dire simplement, la révolutionscientifique que nous venons d’évoquer va « chuter »,

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en quelque sorte « perche son âme ». Elle va tom-ber dans une structure, celle du capitalisme pourl’appeler par son nom, où elle va être soumise à uneéconomie de compétition tous azimuts, au sein delaquelle elle va changer radicalement de signification.

De quoi s’agit-il ? Tout simplement de ceci :sous l’effet de la compétition généralisée entre lespays, les entreprises, les laboratoires de recherche,les universités, etc., l’univers dans lequel nousentrons va tendre non seulement à nous échapperde toute part, mais à s’avérer de plus être dénué desens, dans la double acception du terme, privé toutà la fois de signification et de direction.

Pour bien comprendre cette rupture radicale,considérons un exemple simple, dont tout un cha-cun est témoin. Chaque année, chaque mois, pres-que chaque jour, nos téléphones portables et nosordinateurs changent. Ils évoluent. Les fonctions semultiplient, les écrans s’agrandissent, se colorent,les connexions avec le Net s’améliorent, les vitesseset les mémoires augmentent, les dispositifs desécurité progressent… Ce mouvement, directementengendré par la logique de la compétition, esttellement irrépressible qu’une marque qui ne lesuivrait pas se suiciderait. Il y a là une contrainted’adaptation qu’aucune d’entre elles ne peut ignorer,

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que cela lui plaise ou non, que cela ait ou non unsens. Ce n’est pas une question de goût, un choixparmi d’autres possibles, mais un impératif absolu,une nécessité indiscutable si l’on veut tout simple-ment, survivre.

Le constat est banal. Ses conséquences le sontmoins. Car, dans cette nouvelle mondialisation, quimet aujourd’hui toutes les activités humaines dansun état de concurrence incessante, l’histoire se meutdésormais hors la volonté des hommes. On dirapeut-être que ce fut toujours le cas et on aura enpartie raison. En partie seulement car, justement, lapromesse républicaine par excellence résidait dansl’idée que nous allions pouvoir enfin, en quittantl’Ancien Régime, faire ensemble notre histoire,prendre part collectivement à son élaboration : laconcurrence devait, autant que possible, être miseau service d’un projet et d’idéaux communs qui latranscendaient. Cette promesse commençait à pren-dre forme au lendemain de la guerre, par exempleavec le volontarisme gaullien, dans un cadre quiétait encore largement celui de l’État-nation.Aujourd’hui, elle est manifestement trahie commejamais. Pour prendre une métaphore parlante :comme une bicyclette doit avancer pour ne paschuter ou un gyroscope tourner en permanence

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pour rester sur son axe et ne pas tomber du fil où onl’a posé, il nous faut sans cesse « progresser », maisce progrès mécaniquement induit par la lutte en vuede la survie n’est plus situé au sein d’un projet plusvaste. Il n’est plus en quoi que ce soit intégré dansun grand dessein, mais il relève de la seule nécessité– en quoi il est devenu tout à la fois mécanique,automatique, anonyme et aveugle.

Avec la mondialisation de la compétition,l’histoire change ainsi radicalement de sens : au lieude prétendre, ne fût-ce qu’en principe, s’inspirerd’idéaux transcendants, le progrès ou, pour mieuxdire, le

mouvement

des sociétés tend à n’être plusque le résultat mécanique de la libre concurrenceentre ses différentes composantes. Il suffit, pourbien comprendre cette césure avec le temps desLumières, de réfléchir un instant à ceci, qui estdirectement lié à l’exemple que nous évoquionsplus haut : au sein des entreprises, mais aussi deslaboratoires scientifiques, des centres de recherche,la nécessité de se comparer sans cesse aux autres – cequ’on désigne aujourd’hui sous le nom de

bench-marking

–, d’augmenter la productivité, de dévelop-per les connaissances et surtout leurs applicationsà l’industrie, à l’économie, bref, à la consommationest devenue un impératif tout simplement vital.

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L’économie moderne fonctionne comme lasélection naturelle chez Darwin : dans une logiquede compétition mondialisée, une entreprise qui neprogresse pas chaque jour est une entreprise vouéeà la mort. De là le formidable et incessant déve-loppement de la technique, rivée à l’essor écono-mique et largement financée par lui. De là aussi lefait que l’augmentation de la puissance des hom-mes sur le monde est devenue un processus tota-lement automatique, incontrôlable et même aveu-gle puisqu’il dépasse de toute part les volontésindividuelles conscientes.

Les altermondialistes s’imaginent que, der-rière les marchés financiers, il y a des « gros », despuissants, avatars des « deux cents familles » chèresaux années 1930, qui, tels des marionnettistes,tirent les ficelles par en dessous. S’ils avaient rai-son, ce serait la meilleure nouvelle du siècle ! Il yaurait au moins des responsables, fussent-ils malé-fiques (puisque c’est ainsi qu’ils les imaginent) ! Lavérité, évidemment, est tout autre : derrière lesmarchés financiers, comme d’ailleurs derrière lavie de la presse, il n’y a rien, ni personne, seule-ment la puissante et mécanique logique de l’audi-mat ou, pour parler leur langage, de la « marchan-disation du monde ». L’histoire n’est plus que le

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résultat quasi inévitable de la compétition. Enquoi, contrairement à l’idéal de civilisation héritédes Lumières, la mondialisation technique estbel et bien un processus définalisé, dépourvu detoute espèce d’objectif défini : nul ne sait plus oùnous mène le cours d’un monde mécaniquementengendré par la concurrence et non pas dirigé parla volonté consciente des hommes regroupéscollectivement autour d’un projet, au sein d’unesociété qui, au siècle dernier encore, pouvaits’appeler «

res publica

», république (étymologi-quement, « affaire » ou « cause commune »). Ausein de cet univers, il ne s’agit plus, comme on sel’imaginait encore au temps des Lumières, dedominer la nature ou la société pour être plus libreet plus heureux, mais de maîtriser pour maîtriser,de dominer pour dominer. Pourquoi ? Pour rienjustement, ou plutôt, parce qu’il est tout simple-ment impossible de faire autrement.

Dans cette perspective, la politique tend évi-demment à se vider de son sens. Tout d’abord parceque le sens de l’histoire, justement, s’est tout àfait obscurci. Nous avançons de plus en plus vite– Daniel Halévy parlait déjà, au siècle dernier,d’une « accélération de l’histoire » –, mais dans unbrouillard de plus en plus dense, et ce, pour des rai-

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sons structurelles tout à fait fondamentales : lesfoyers de compétition qui forment comme autantde petits moteurs de l’histoire sont disséminés sur laplanète en nombre potentiellement infini et nul nepeut en avoir une vue globale. Les mêmes causesentraînent une perte de contrôle des politiques surun cours du monde qui leur échappe manifestementde plus en plus. Au reste, si tel n’était pas le cas, ilserait incompréhensible qu’il y ait encore du chô-mage, de la récession, de la dette, des déficits, etc.Si la politique avait gardé son emprise sur l’histoire,tous ces problèmes seraient réglés depuis longtemps,ou en voie de l’être. Or c’est peu de dire qu’ils nele sont pas, alors que d’évidence, la bonne volontéde nos gouvernants n’est pas en cause. CQFD…

Voilà pourquoi il faut avoir le courage de direque, dans un monde « globalisé », dans un mondeoù la crise fait apparaître au grand jour la menaceréelle du dumping social liée à l’émergence de nou-veaux acteurs tels que l’Inde et la Chine, le problèmepolitique numéro 1 n’est plus un problème droite/gauche, mais, bien plus en profondeur et avant toutechose, un problème de marge de manœuvre : com-ment les retrouver dans un univers qui nous échappede toute part ? Voilà l’affaire républicaine par excel-lence aujourd’hui, affaire qui doit préoccuper tout

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autant la droite que la gauche et pour les mêmesraisons. Au reste, dès qu’on quitte l’échiquier politi-que national, la chose apparaît évidente : les débatsqu’entretiennent entre eux les principaux dirigeantseuropéens aujourd’hui n’ont qu’un rapport trèslointain, c’est le moins qu’on puisse dire, avec leursappartenances politiques nationales.

Mais il faut aller plus loin encore dans l’ana-lyse, même si elle doit nous écarter un instant desseules considérations économiques et politiques.Car la montée en puissance de cette logique nou-velle de la mondialisation possède des conséquen-ces morales et culturelles si impressionnantes quela politique ne peut pas ne pas en tenir compte.Et il en est au moins trois qu’il est indispensabled’avoir présentes à l’esprit si l’on veut reconstruireun projet d’envergure. Les voici :

A - Une déconstruction sans précédent desvaleurs traditionnelles liée à l’impératif absolu del’innovation.

B - Les nouvelles contradictions intellectuel-les et morales du capitalisme.

C - Une sacralisation paradoxale de l’humainau sein de la famille moderne.

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Les trois effets historiques de la mondialisation

Il nous semble que ces trois conséquences dela mondialisation doivent d’autant plus être prisesen compte et bien comprises par les politiquesqu’elles dessinent, comme en creux, le cahier descharges d’un nouveau projet politique. Elles cons-tituent, en effet, des évolutions de fond, desmoments d’une histoire de longue haleine, et c’estseulement en les considérant comme telles qu’onpourra tracer les pointillés qui peuvent la prolonger.

A. DU CAPITALISME COMME RÉVOLUTION PERMANENTE

Sous la déconstruction des traditions, il y avaitl’impératif absolu d’innovation, sous les pavés, nonpas la plage, mais la mondialisation libérale !

Même si nous n’en avons plus tout à faitconscience tant nous sommes habitués aux chan-gements et aux innovations en tout genre, nousavons vécu un

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siècle à nul autre pareil, un sièclequi, du point de vue de la « déconstruction » des

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valeurs et des autorités traditionnelles, ne ressembleà rien de connu jusqu’alors, une époque, donc, quine possède à notre connaissance aucun précédenthistorique. Il suffit d’adopter une vue cavalière surl’histoire de la « haute culture » pour mesurerl’ampleur de cette permanente révolution dontnotre continent européen fut le théâtre : nousavons, en à peine un siècle, déconstruit la tonalitéen musique, la figuration en peinture, bouleverséles règles classiques de la littérature, du théâtre oude la danse et, bien au-delà encore, révolutionnétoutes les figures traditionnelles du « surmoi », desmorales conventionnelles, religieuses ou « bour-geoises », comme on disait en 1968. Il ne s’agit pasici de porter des jugements de valeur pour oucontre, encore moins de jouer sur le registre de lanostalgie. Ce que nous voulons souligner, c’est àquel point, en un laps de temps incroyablementcourt – quelques décennies à peine –, les principestraditionnels d’une culture classique qui valaientpour certains depuis des siècles se sont effondrésavec la naissance, au sens large, du « modernisme ».

Pour le dire de manière plus directe encore etprendre des références cette fois-ci dans la vie detous les jours et non dans une sphère dont on pour-rait objecter qu’elle reste encore élitiste, les campa-

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gnes qu’ont connues dans leur enfance ceux quisont aujourd’hui aux affaires et qui ont, disons,entre 50 et 70 ans, ont changé peut-être davantageen ce laps de temps qu’en trois siècles ! Qui n’a pasconnu les lavoirs encore en fonction, les foins faitsà la faucille ou le café moulu dans des moulins àbras qu’on ne trouve plus aujourd’hui que chez lesantiquaires ne peut pas savoir ce que nous évo-quons ici – non par nostalgie, mais seulement pourreprendre un tant soit peu la mesure de la brutalitéde ces ruptures. Certains historiens ont même à cetégard parlé de la « fin des paysans ».

Pour en appeler à un autre indice encore,c’est aussi la condition féminine de cette époque,pourtant pas si lointaine, qui a été bouleverséecomme jamais peut-être dans l’histoire. La situa-tion des femmes a sans doute changé, du moinsen Europe, davantage en cinquante ans qu’en cinqcents ans. Et elle a changé de manière si brutaleque les jeunes générations ne peuvent pas mêmes’en rendre compte. Rappelons que, jusqu’enl975, en France, une épouse devait demanderl’autorisation à son mari pour ouvrir un compteen banque – voire pour prendre la pilule, laquelle,du reste, n’est légalisée que depuis 1967 ! –, cequi, avouons-le, évoque davantage le monde des

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Pierrafeu que la vie contemporaine. Dans le mêmestyle, lorsque nous disons à nos enfants que le der-nier canton de Suisse à accorder le droit de voteaux femmes, ne l’a fait qu’en avril l991, ils ris-quent fort de tomber de leur chaise… Souvenons-nous aussi, toujours pour ceux qui sont nés dansles années 1940 ou 1950, de la façon dont étaitaccueillie dans nos lycées la malheureuse jeunefille qui avait, comme on disait alors sans sour-ciller, « fauté » et qui était enceinte sans êtremariée ! Les « grandes personnes », pour parlercomme le Petit Prince, la désignaient comme la« fille mère » avec dédain, sinon avec dégoût.Inutile de dire que c’était un drame absolu dansles familles et, bien entendu, un motif d’exclusiondans la plupart de nos établissements scolaires.Il n’est pas certain que nous mesurions assezaujourd’hui la formidable rupture où nous som-mes désormais engagés par rapport à des valeurstraditionnelles encore tout récemment perçuescomme quasi sacrées par une immense majorité denos concitoyens.

On pourrait donner mille autres exemples deces bouleversements et chacun pourra compléterle tableau à sa manière. Ils peuvent aller du chan-gement de regard sur l’homosexualité à celui de

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l’atmosphère de nos écoles, en passant par telleou telle révolution scientifique ou politique.Souvenons-nous, pour l’exemple, du fameuxTopaze de Pagnol incarné au cinéma par Jouvetau début des années 1930, avec la célèbre dictéedes « moutonsssses paissaiennnnttt

dans le pré »,énoncée dans un silence de cathédrale, devant desuniformes religieusement penchés sur des pupitresen bois troués d’encriers en porcelaine blancheemplis d’encre violette, où se trempaient des plu-mes Sergent Major. Comparez l’atmosphère desclasses de cette époque avec celle que rend un filmd’aujourd’hui comme

Entre les murs

: là encore, ilest presque impossible de mesurer l’abîme d’uneampleur inimaginable qui sépare les deux scènes.S’il revenait dans une salle de classe, Topaze auraitsans doute une syncope. Une fois encore, chacund’entre nous pourra à sa guise allonger la listedes exemples illustrant ce siècle de ruptures. Onpourra même y ajouter d’autres révolutions, plus« objectives » et techniques, moins liées aux menta-lités, à commencer bien évidemment par celles del’audiovisuel et, un peu plus tard, du numériqueet de l’Internet.

Ce qui est clair, à tout le moins, et c’est là oùnous voulons en venir, c’est que le

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siècle aura

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été un siècle d’innovations et de table rase, dechangement et de déconstruction des valeurscomme des autorités traditionnelles, à un degréabsolument inédit dans l’histoire des hommes. Ilaura fonctionné sur ces dernières comme un acidesurpuissant et leur érosion est aujourd’hui si pro-fonde que nous n’en avons, à la limite, plus mêmeconscience. Cela, bien entendu, et même si, unefois encore, le propos n’est pas à la nostalgie, neva pas sans conséquences lourdes sur le sentimentde « perte de repères » et de sens que l’on entendsi fréquemment évoqué par nos concitoyens lesplus âgés.

Or il est important de noter que, pourl’essentiel, du moins si l’on s’en tient aux premiè-res apparences, ces mutations semblent avoir étéintroduites ou assumées par des « bohèmes », pardes jeunes gens plutôt de gauche que continuait àinspirer l’idée révolutionnaire, dont la structure– table rase/innovation – est omniprésente dansle modernisme d’avant-garde. Si l’on en prenait letemps, on pourrait aisément montrer comment le« geste bohème », porté par des « contestataires »,n’a cessé à la fois de se répéter et de s’élargir toutau long du siècle dernier. À vrai dire, il commenceà se mettre en place dès les années 1830, avant de

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s’incarner dans une série de groupuscules divers,puis, avec le succès que l’on sait, dans le fameuxBateau-Lavoir, où Picasso et ses amis vont enfininventer l’art moderne. Il se prolongera dans biend’autres mouvements encore, dans ces « ismes »qui vont scander l’histoire de l’avant-garde : ledadaïsme de Tristan Tzara, le surréalisme desannées 1930, le situationnisme des années 1950,etc., jusqu’à Mai 68 qui marque, dans tous lesdomaines, la démocratisation ultime, du moinsjusqu’à ce jour, de l’avant-gardisme bohème.

Mais il faut savoir, ici comme ailleurs, dépas-ser les apparences.

La première clef du XXe siècle, celle qui ouvrele plus de portes et nous en offre la compréhensionla plus pénétrante tient à ceci : les bohèmes – mal-gré leur opposition féroce aux bourgeois, malgréaussi, en retour, la haine ou le mépris dont ces der-niers vont pendant longtemps les gratifier – n’ontété paradoxalement que le bras armé de l’épa-nouissement du monde capitaliste, l’instrumentde la réalisation parfaite de ce qu’on appellerafinalement la « société de consommation ». End’autres termes, les bohèmes, loin d’anéantir lemonde des philistins, loin d’inventer un ordrenouveau sur le plan économique et politique, ont

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en réalité servi comme nul autre groupe l’essor,l’épanouissement et la prospérité des bourgeois.L’idée, même si elle peut paraître provocante, estaujourd’hui évidente. On pourrait la résumer dela façon suivante : il fallait que les valeurs et lesautorités traditionnelles fussent déconstruites par lesbohèmes pour que nous puissions entrer dans l’ère dela grande consommation sans laquelle le capitalismemondialisé ne serait tout simplement pas possible.Pour que le renouvellement incessant des valeursde la mode et de la consommation triomphe augrand bénéfice de ceux qui lancent de nouveauxproduits, il faut, en effet, que les idéaux tradition-nels de la morale, du patriotisme, de la religion neleur fassent plus obstacle et leur cèdent le premierrôle dans la structuration de la vie tant individuelleque collective. En d’autres termes : si nos enfantsavaient les mêmes valeurs que nos arrière-grands-mères, ils n’achèteraient certainement pas le dixièmede ce qu’ils convoitent aujourd’hui ! Du reste, laréciproque est vraie aussi : si nos arrière-grands-mères voyaient un de nos grands centres commer-ciaux, il est fort probable qu’elles trouveraient cenouveau temple édifié aux dieux de la consom-mation dégoulinant de bêtise et d’obscénité. Ellespenseraient à coup sûr qu’on n’a pas besoin de

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tout ça, que ces gadgets loufoques débordant desétals nous éloignent des vraies valeurs, à savoir, engros, les devoirs envers autrui, mais aussi enverssoi-même.

Il fallait donc que la vision traditionnelle dumonde fût déconstruite de toutes pièces pour que,enfin débarrassés des vieilles lunes qui freinent laconsommation, nous puissions nous y livrer sansretenue… du moins, bien sûr, dans la limite denotre pouvoir d’achat ! Ainsi, les déconstructeursaccomplirent-ils, sans le savoir ni le vouloir biensûr, l’œuvre de bourgeois qui, du reste, eux nonplus, ne voyaient rien venir et s’offusquaientmême à longueur de temps des innovations intem-pestives des artistes maudits, avant d’en deveniraujourd’hui les principaux soutiens. Sans la tablerase des valeurs anciennes, le monde moderne, lemonde de la consommation eût été tout simple-ment impensable – en quoi aussi, il faut bien ledire, les bohèmes furent un peu, et même parfoisbeaucoup, les cocus de l’histoire ou, comme onpréférera, les dindons de la farce. Ils voulaient enfinir avec le monde bourgeois, ils n’ont fait quel’épanouir et le renforcer.

La preuve ? D’abord le fait qu’au terme pro-visoire, mais déjà bien visible, de cette histoire de

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l’individualisme révolutionnaire à quoi s’est fina-lement résumé l’avant-gardisme du XXe siècle, auterme de cette opposition entre bourgeois et bohè-mes, les frères ennemis se sont largement réconci-liés. Qui soutient et achète aujourd’hui les œuvresd’art moderne naguère encore honnies par les phi-listins… sinon les plus bourgeois d’entre nous ?Ce n’est pas une critique, simplement un constat.Ce sont aujourd’hui les grands capitaines d’indus-trie qui adorent littéralement l’art contemporain,qui achètent les œuvres jugées les plus innovanteset créent des fondations. C’est d’ailleurs GeorgesPompidou, le plus bourgeois sans doute, de tousnos présidents, qui fut le fondateur du plus grandmusée d’art contemporain d’Europe, lequel ported’ailleurs à juste titre son nom. C’est lui aussi quiprit la décision de faire entrer Picasso de son vivantau Louvre, ce qui, sauf erreur, ne fut le cas pouraucun autre artiste. Picasso, un authentique com-muniste de la grande période stalinienne, intronisépar un ancien banquier devenu leader de la droitefrançaise ! Pour être amusante, l’image n’en est pasmoins hautement symbolique de la réconciliationfinale, pour ne pas dire de la connivence involon-taire au départ, mais structurelle en son fond,entre le bourgeois et le bohème. L’« ouvrier »,

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comme on disait naguère encore, ne s’intéresseguère à l’art abstrait. Il est d’ailleurs à mille lieuesd’avoir les moyens de s’offrir un Rothko ou unBasquiat. Les auraient-ils, qu’il serait sans doutecomme quelques-uns d’entre nous (pas tous, notreconseil diverge largement sur ce point) : il préfé-rerait, quitte à investir dans l’art, que ce soit,comme on dit dans les familles, « bien peint » etque l’œuvre possède un minimum de liens avecl’idée qu’il se fait de la beauté… Dans le mêmesens, la figure du « bobo », qui fait son apparitionà la fin du XXe siècle, n’a rien d’anecdotique ni decontingent : elle est une façon de vendre enfin lamèche, de marquer la fin de la guerre qui opposasi longtemps bourgeois et bohèmes, mais qui estaujourd’hui largement éteinte.

Est-ce dire pour autant, parce qu’elle a portéla société de consommation au lieu de l’anéantir,que la déconstruction fut catastrophique, que Mai68 fut un lamentable échec et l’art contemporainune impasse ? Nullement : sans doute l’érosion destraditions fut-elle calamiteuse sur certains plans, àl’école notamment, et plus largement dans tous lesdomaines qui supposent, comme la civilité et lamaîtrise de la langue, le respect des héritages et despatrimoines. Il suffit de réfléchir à ceci pour le

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comprendre : aucun d’entre nous n’a inventé lesrègles de la politesse, pas plus que celles de lagrammaire. Ce sont, à 100 % ou presque, destraditions, des héritages, des patrimoines. En lamatière, la déconstruction des traditions associéeà la survalorisation de la créativité si chère aux« modernistes » et autres « rénovateurs pédagogi-ques » a légitimé ce que tous déplorent aujourd’hui :la montée des incivilités et le retour de l’illettrisme.L’école paiera et paie encore le prix de la décons-truction des traditions. Mais soyons justes, parbien d’autres côtés, ce siècle d’innovation et d’éro-sion aura aussi libéré, et ce d’un même mouve-ment, mille choses précieuses en l’être humain, desdimensions de l’existence que les siècles passés nevoyaient pas ou refusaient largement de prendreen compte : la sexualité, l’irrationnel, le corps,l’enfant en nous, certaines formes inédites ou ina-vouées d’affectivité et d’amour, la part de féminitédes hommes ou de virilité des femmes, la pluralitédes points de vue, nos incohérences et nos faibles-ses intimes… bref, des éléments de la vie humaineque seule la déconstruction des bohèmes pouvaittout à la fois émanciper et introduire dans l’art,dans la littérature, puis dans la politique, et plussimplement encore, dans la vie quotidienne.

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Bref, derrière la déconstruction des traditions,il y avait l’émergence du capitalisme globalisé ; ou,pour parodier une formule célèbre de Mai 68, sousles pavés, il n’y avait pas la plage, mais la mondiali-sation libérale. Ce qui nous conduit naturellementà notre second point : les contradictions culturelleset morales qui naissent, non plus chez les bohèmes,mais maintenant chez les bourgeois eux-mêmes,de ce formidable retournement de situation.

B. LES NOUVELLES CONTRADICTIONS CULTURELLES ET MORALES DU CAPITALISME

Est-il permis de sourire un peu dans unrapport rendu au Premier ministre ? Qu’on nouspardonne d’imaginer un instant que la réponsesoit positive. Comme Molière nous avait dresséle tableau du Misanthrope, du Tartuffe ou duMalade imaginaire, il nous faudrait, pour saisirplaisamment les nouvelles contradictions du capi-talisme, imaginer le portrait de l’homme de droiteidéal-typique des années 2000.

Imaginons-le pour l’occasion en chef d’entre-prise de 60 ans ou 70 ans. En 2002, il a voté pourle président Chirac, mais il s’en mord encore les

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doigts. Son champion, inégalable dans la conquêtedu pouvoir, l’a déçu dans son exercice : les 35 heu-res sont toujours en place, l’ISF aussi, les chargesdes entreprises n’ont fait qu’augmenter, comme ladette et les déficits publics ! Chaque fois que lesétudiants sont descendus dans la rue, on a retiréle haut d’abord, et puis le bas. C’est bien simple,s’il y avait eu un championnat du monde de mar-che arrière, la droite l’aurait remporté haut lamain ! Ainsi pense en tout cas notre homme dedroite. Seule consolation, mais elle est mince à sesyeux, on a fait un bout de chemin dans la réformedes retraites. Du reste, signe des temps, cela n’apas porté bonheur à ses principaux artisans quis’en sont trouvés « remerciés » au plus mauvaissens du terme… Notre chef d’entreprise est doncsatisfait qu’un jeune président, dynamique et cou-rageux, ait pris la suite. Il espère seulement qu’ilva « tenir bon » et il attend de voir avec circons-pection. Chat échaudé craint l’eau froide…

Dans sa vie privée, tout n’est pas rose nonplus. Par exemple, lorsque sa fille a le malheurd’inviter chez lui ses petits-enfants et leurs cama-rades de classe dans son bel appartement pour ungoûter d’anniversaire, il est effaré. Ces jeunes, malattifés, sont incapables de dire bonjour, merci ou

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au revoir convenablement. Avez-vous le malheurde parler avec eux littérature, musique ou his-toire ? C’est le désert ! Si jamais ils vous écriventune lettre – mais il n’y a aucun danger… –, ellesera bourrée de fautes d’orthographe. D’ailleurs,c’est normal, l’école est en panne et le mammouthirréformable. Plus tard, c’est tout vu, ces gamins-là chercheront un emploi, mais à coup sûr pas untravail ! Pas étonnant que le commerce se portemieux à Londres, voire à Bruxelles ou à Madridqu’à Paris ! Bref, notre chef d’entreprise trouve quetout fout le camp et que le déclin menace (il a luNicolas Baverez avec une délectation morose…).J’exagère à peine, d’autant moins, à vrai dire, quele diagnostic porté par notre ami est loin d’êtreintégralement faux. Il est sans doute un peu brutde décoffrage, comme tous ses jugements sur lapolitique et l’histoire, mais il contient des élémentsfactuels peu contestables.

Le seul hic, nous le lui disons fraternelle-ment, d’autant plus d’ailleurs que plusieurs d’entrenous sont proches de lui et appartiennent aussi àla droite républicaine, c’est qu’il est le seul et uni-que responsable de cette situation. Voici pour-quoi : qu’il vende des téléphones portables, desfripes ou des « temps de location de cerveaux

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disponibles », notre chef d’entreprise n’a qu’unobjectif, du moins dans son métier : que nosenfants deviennent d’ardents consommateurs. Onne peut d’ailleurs pas lui en vouloir : c’est sonmétier, voilà tout. Mais il faut bien toutefoisreconnaître qu’étudiée en laboratoire, à l’état chi-miquement pur, la consommation s’apparente àl’addiction. La définition du drogué ? Un être quine peut s’empêcher d’augmenter les doses et derapprocher les prises. Soit le client idéal de notreami ! Il faut donc plonger nos enfants dans la logi-que du manque. En quoi nous faisons remarquerà notre chef d’entreprise, toujours amicalement :« Tu ne peux pas avoir le beurre et l’argent dubeurre, l’enfant bien élevé, cultivé, fort en gram-maire comme en savoir-vivre, et l’enfant zappeur-consommateur. Cela ne coexiste pas dans le mêmecerveau. » Comme disent plaisamment les Italiens,« on ne peut pas avoir le tonneau plein et la femmeivre ». Plus simplement encore : si nos arrière-grands-parents revenaient en ce monde, ils juge-raient à coup sûr avec la plus grande sévéritél’hédonisme qui écarte des devoirs, l’avidité carrié-riste qui éloigne du civisme, l’individualisme quiprivilégie le chacun pour soi sur toutes les formeséprouvées de civilité.

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La vérité, c’est que, sans en mesurer ni encomprendre la portée, notre bourgeois est passé ducôté des bohèmes. Dans la sphère professionnelledu moins, car, à la maison, il reste un ultraconser-vateur. Du côté de son métier, en effet, il poursuità coups de campagnes publicitaires – toujours cesfameux « temps de location de cerveaux disponi-bles » – l’accomplissement du programme d’éman-cipation des individus et de libération des mœurssans lequel l’épanouissement du monde de laconsommation tous azimuts est impossible.

Mais il y a plus encore : il adhère désormaisde toutes ses forces au projet de l’avant-garde ; ladéconstruction des valeurs traditionnelles estdevenue pour son entreprise un impératif absolu.Comme Picasso ou Duchamp, il pratique la tablerase. Car, au nom du benchmarking, il veut, quoiqu’il en coûte, que l’innovation continue. Sanselle, il est fichu. Il ne cesse de motiver ses troupes :ne vous encroûtez pas, leur dit-il en permanence,trouvez des idées, des solutions nouvelles, bref, nevous embourgeoisez pas ! En quoi Marx avait, dumoins sur ce point, évidemment raison : le capi-talisme, c’est la révolution permanente. Dans lacompétition mondiale, celui qui n’innove pas sanscesse est tout simplement voué à la mort. Notre

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chef d’entreprise est donc un nouveau converti :c’est lui, désormais, qui achète les tableaux d’avant-garde, crée à tout va des fondations d’art contem-porain. Il est fasciné par ces bohèmes que sessemblables, un siècle plus tôt, méprisaient cordia-lement et qui, de leur côté, mangeaient du bour-geois chaque matin au petit déjeuner !

La mondialisation libérale s’avère être ainsi lecreuset d’une étrange alchimie, d’une transmuta-tion sans pareille : en son sein, le conservateur estdevenu révolutionnaire. C’est désormais lui qui,au nom de la liberté, de l’individualisme démo-cratique, bouscule sans cesse les traditions. Cequi le plonge dans une contradiction intellectuelleet morale majeure : il déplore ainsi d’un côté,comme père de famille conservateur, voire réac-tionnaire, ce qu’il fabrique de l’autre comme chefd’entreprise innovant, voire révolutionnaire, sanscomprendre que le monde qu’il contribue à façon-ner s’avère aujourd’hui de moins en moins sensé.Car il suscite une progression géométrique desdésirs de consommation, tandis que le pouvoird’achat stagne ou n’augmente qu’au rythme del’escargot. Rappelons-le : sept millions de Françaisvivent aujourd’hui avec moins de 800 euros parmois, soit à peu près le prix d’un netbook ou d’un

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smart phone hors abonnement, et ce n’est pas enrevalorisant leurs maigres revenus de 10 ou 20 %que l’on changera le fond du problème (mêmesi c’est hautement souhaitable quand même,précisons-le…). Car la pauvreté, qui est chose rela-tive, n’est guère supportable quand les séductionsdu consumérisme forment le fond et l’horizon del’existence, quand le travail n’est plus une fin qui seconfond avec la vie même, comme ce fut le cas pourun paysan du Moyen Âge ou un pêcheur des îlesFidji, mais seulement un moyen de « gagner » cettevie. Au risque de la perdre… L’idée de révolutionest morte, mais les soubresauts sur place de lasociété, les émeutes de banlieue par exemple, n’ensont pas moins inquiétants.

Si cette contradiction majeure n’est pas levée,le modèle de développement de nos sociétés ne serapas tenable. Force est de constater que les plates-formes qui depuis des lustres portent les projetspolitiques de la droite comme de la gauche netémoignent d’aucune lucidité sur ce point. Engros, la droite qui défend plutôt la mondialisationest dans une contradiction permanente : conserva-trice sur le plan moral et éducatif, elle est révolu-tionnaire dans l’entreprise, où elle prône l’idéeque, face à la mondialisation et au changement

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permanent qu’elle induit, « c’est l’immobilismequi est dangereux ». De son côté, la gauche estprise à contre-pied : alors qu’elle incarnait jusqu’àune date encore récente le « parti du mouve-ment », elle se voit contrainte de freiner sans cessedes quatre fers pour « conserver les acquis », ce quila conduit à s’opposer systématiquement à toutesles réformes, même celles, comme ce fut le caspour les retraites, dont elle sait pertinemmentqu’elles sont indispensables et légitimes. Pire, ellerevient sans cesse sur la question du marché,qu’elle n’accepte que du bout des lèvres, sansjamais avoir vraiment le courage de rompre claire-ment avec l’extrême gauche. Bref, la droite est tropsouvent aveugle, et la gauche trop souvent demauvaise foi – situation qui n’est pas saine et quicontribue plus qu’aucune autre à jeter le discréditsur l’ensemble de la classe politique.

C. LA SACRALISATION DE L’HUMAIN OU COMMENT LES RAPPORTS ENTRE POLITIQUE ET VIE PRIVÉE VONT CONNAÎTRE UNE RÉVOLUTION DANS LES ANNÉES QUI VIENNENT

On pourrait être tenté de conclure hâtivement,d’après ce qui précède, que le capitalisme est bel

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et bien une « horreur », non seulement économi-que, mais aussi morale et politique : non seule-ment il conduit à casser, comme nul autre systèmesocial, les valeurs traditionnelles, mais en outre,avec son stade ultime qu’est la mondialisation, ildépossède les responsables politiques, et avec euxles simples citoyens, de tout pouvoir réel et efficacesur un cours du monde qui désormais leuréchappe de toute part. Trahison absolue des prin-cipes républicains ! Pour paraphraser le mot deChurchill sur la démocratie (« le pire des systèmes,à l’exception de tous les autres »), on voit bien enquoi la mondialisation est le pire des systèmes,mais, jusque-là, on perçoit mal en quoi il faudraità tout prix le sauver en ajoutant la fin de la phrase :« à l’exception de tous les autres ».

C’est ce qu’il faut maintenant expliquer, sil’on veut trouver un levier à l’aide duquel il seraitpossible de reconstruire une vision politique, pourne pas dire un projet de civilisation, qui tienneaujourd’hui mieux la route. Voici, à nos yeux, leparadoxe dont il faut partir : par-delà la décons-truction qu’il engendre sans cesse, le capitalismeva aussi induire l’histoire de la famille modernepuis, à travers elle, une sacralisation de l’humainqui pousse à la fraternité, une conception tout à

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fait originale de l’individu, sur fond de laquelle ilest possible, et même souhaitable à nos yeux, derepenser le collectif. Voilà du moins le socle surlequel il faudrait à nos yeux s’appuyer pour envi-sager à nouveau l’avenir de manière positive.

Qu’on nous permette à cette fin un bref rap-pel historique. Il est indispensable pour mesurercorrectement l’envergure du problème que noussouhaitons soulever et sa portée politique majeure.

L’une des plus grandes révolutions qui mar-quent l’avènement des Temps Modernes réside eneffet dans le passage d’un « mariage de raison », leplus souvent, organisé par les parents, voire, àtravers eux, par la communauté villageoise toutentière, à un mariage d’amour, choisi librementpar les partenaires eux-mêmes. La littérature et lethéâtre du XVIIe siècle résonnent des échos de cetterévolution de l’intimité. On la lit en filigrane, parexemple, dans L’Avare de Molière, où l’on voit misen scène des jeunes qui se révoltent contre lemariage forcé au nom du droit à l’amour. À nous,qui sommes les héritiers des romantiques, le prin-cipe de l’union sentimentale paraît la règle obligée.Il en va tout autrement dans l’Ancien Régime.Comme le rappelle un historien comme FrançoisLebrun dans son ouvrage intitulé La Vie conjugale

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sous l’Ancien Régime, le mariage n’y a, à la limite,aucun rapport avec la vie affective. Il vise avanttout à assurer la pérennité du lignage et de la pro-priété familiale par la prise en charge, partagéeentre époux, des nécessités de la production et dela reproduction. Aussi étrange que cela puisseparaître aux individus d’aujourd’hui, dans l’ancientemps, l’intimité n’existait tout simplement pas,que ce soit dans le peuple ou chez les élites. Enville comme à la campagne, l’immense majoritédes familles vivaient dans une seule pièce, ce quiexcluait, de facto, la possibilité d’une quelconqueforme de privacy. Mais ce qui donne à penserqu’elle n’était pas même encore un objet de désir,c’est qu’elle n’était pas davantage respectée dansl’aristocratie, alors même que les moyens écono-miques des classes supérieures la rendaient possi-ble. Il suffit par exemple de visiter les apparte-ments privés de Versailles pour mesurer à quelpoint l’intimité y est inexistante.

L’historien Philippe Ariès a montré, à traversses analyses de l’architecture des grandes maisonsnobles ou bourgeoises, comment les pièces, pour-tant nombreuses, n’y avaient aucune fonction par-ticulière et s’ouvraient généralement les unes surles autres en une promiscuité qui nous semblerait

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aujourd’hui insupportable. Il faudra attendre la findu XVIIIe siècle pour que naissent des cloisons etdes couloirs destinés à assurer l’autonomie etl’isolement des différents lieux.

Autre face de cette non-reconnaissance de lasphère privée, la communauté se permettaitd’intervenir dans la vie familiale d’une façon quinous semblerait aujourd’hui inconcevable. Entémoigne, parmi tant d’autres signes, la pratiquedu « charivari », dont l’étude est fort intéressantepour comprendre les évolutions de la famillemoderne. Cette étrange et bruyante cérémonie parlaquelle la communauté exprimait sa réprobationà l’égard d’un couple déviant, visait d’abord lesmaris cocus ou battus. Il nous arrive, aujourd’huicomme jadis, de croiser des maris trompés : il nenous viendrait évidemment pas à l’esprit d’évo-quer le sujet devant eux, encore moins de leur fairequelque remontrance que ce soit. Il n’en allaitpas ainsi au Moyen Âge. L’idée qui animait cettepunition publique qu’était le charivari, c’était que,par leur faiblesse et leur incapacité à établir l’auto-rité du chef de famille, les maris cocus mettaientla communauté en danger. Dans ces conditions,elle se devait d’opérer un rappel à l’ordre dans undomaine dont on comprend ainsi qu’il n’était pas

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encore considéré comme une affaire strictementprivée : on enfermait le malheureux avec sa femmedans sa maison pendant quarante-huit heuresd’affilée et on tapait sur les murs, avec pelles etpioches, poêles et casseroles, jour et nuit s’il le fal-lait, afin que le fautif n’oublie plus ses devoirs…

Comment est donc né le mariage d’amour enEurope ? Aussi paradoxal que cela puisse paraître,il est une conséquence directe du capitalismemoderne, en particulier de l’invention du salariatet du marché du travail. Voici en quelques motspourquoi : lorsque le marché du travail se met enplace, les jeunes quittent les villages pour « mon-ter », comme on dit, travailler dans les villes. Là,ils vont bénéficier d’une double liberté. Celle del’anonymat, tout d’abord, qui leur permetd’échapper au contrôle social du village, de lafamille, du curé, par lesquels ils étaient jusqu’alorsmariés de force, ou pour mieux dire, hors de toutelibre décision… Celle du salaire, ensuite, qui leurdonne pour la première fois une autonomie maté-rielle. C’est dans ces conditions que les individusvont commencer à vouloir décider de leur vie,qu’ils vont choisir de se marier – et non plus d’êtremariés, au passif – et, à tout prendre, de se mariersi possible avec quelqu’un d’aimé, pour qui on

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« éprouve du sentiment ». Cette révolution possèdedes conséquences abyssales car c’est d’elle, c’est-à-dire de l’émancipation des individus par rapport auvillage tout à la fois rural et religieux, que naîtront d’unmême mouvement en Europe la laïcité et le mariaged’amour. Ce dernier aura deux conséquences pres-que immédiates : l’invention du divorce, reversinévitable de la médaille, et la sacralisation del’enfant né de l’amour – le deuil de ce petit êtredevenant progressivement jusqu’à nos jours la pirechose qui puisse affecter une famille – alors que,les historiens nous le rappellent, la mort d’unenfant était souvent au Moyen Âge perçue commebeaucoup moins grave que celle d’un cheval.

Ce qu’il faut noter pour saisir l’impactconsidérable sur le plan politique et collectif decette révolution de la vie privée, c’est que, parallèleà cette montée des valeurs de l’intimité, on vaassister à l’effondrement inéluctable des motifs tra-ditionnels du sacrifice en Europe – et, derrière cetévénement fondamental, à une redéfinition du sacréentendu comme ce pour quoi on peut se sacrifier,et qui, par conséquent, donne du sens à la vie.

Disons, là encore, les choses simplement.L’Europe a connu dans son histoire trois grandsmotifs de sacrifice ou, ce qui revient au même,

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trois grandes figures du sacré : Dieu (avec les guer-res de religion), la nation (la dernière guerre mon-diale en est un monstrueux exemple) et la révolu-tion (le communisme fut lui aussi un désastrehumain qu’on n’est pas près d’oublier). Qui estprêt désormais, dans les jeunes générations, àmourir pour ces entités abstraites ? Personne oupresque et, disons-le franchement, n’en déplaiseaux extrémistes de tous bords, c’est une bonne,une excellente nouvelle. Cessons de pleurnicheravec les nostalgiques, à droite de la patrie, à gauchedes utopies. La dernière guerre mondiale fit, aunom des nations, plus de cinquante millions demorts : qui voudrait recommencer ? Quant aucommunisme, les meilleurs spécialistes estimentson bilan autour des cent vingt millions d’humainsanéantis, pour ne rien dire de ceux qui gisentencore au fond des geôles. De grâce, n’ayons à cetégard ni regrets ni remords, encore moins la ten-tation pour ces « restaurations » et autres « retoursà » : ils sont, dans le meilleur des cas, ridicules, leplus souvent odieux.

Qu’il y ait des croyants attachés à leur foi,des patriotes qui aiment leur pays et même, pour-quoi pas, des nostalgiques de l’idée révolutionnaire,cela se conçoit et même se respecte. Simplement,

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il est remarquable – et réjouissant – de constaterque nul, ou peut s’en faut, n’est prêt, du moins enEurope, à mourir pour ces entités abstraites. Il y ades « fous de Dieu », sans doute, mais la bonnenouvelle, c’est qu’ils ne sont pas (toujours) cheznous. Idem pour les patriotes, qui ne meurentplus contre les « Boches », ou pour nos gauchistes,vieillissants ou anachroniques, qu’on voit malsacrifier leur existence pour l’augmentation duSmic ou la suppression de la propriété privée.

Pour autant – et là est le point central à nosyeux, le point où il faut sans doute placer le levierqui permet de soulever la montagne –, le sacré, cepour quoi on pourrait, le cas échéant, sinondonner sa vie, du moins la risquer, n’a nullementdisparu. Contrairement à une idée reçue, nous nevivons ni le « désenchantement du monde » nimême l’« ère du vide ». Loin d’être anéanti, lesacré entendu comme motif collectif de sacrifice,donc des sens, d’action et de fraternité, a seulementchangé de place, sans que les observateurs n’enprennent tout à fait conscience. Au terme du pro-cessus qu’on vient d’évoquer, il s’est, tout simplement,incarné dans l’humanité. Il suffit d’y réfléchir hon-nêtement, en regardant en soi plutôt que dans lapresse ou même dans les livres : la vérité est que,

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pour l’immense majorité d’entre nous, les seulsêtres pour lesquels nous serions, le cas échéant,prêts à prendre un tel risque, si par malheur il lefallait, sont des êtres humains. Nos proches, biensûr, à commencer par nos enfants, mais aussi,parfois, nos seulement « prochains », c’est-à-dire,malgré la parenté des termes, le contraire desproches. C’est là ce dont témoigne à sa façon l’his-toire de l’humanitaire moderne, mais aussi laprogression croissante dans le discours public dufameux thème des « générations futures ».

Au rebours d’une idée reçue, ce n’est nulle-ment dans l’ère mollassonne et vide, égoïste etindividualiste, de la mélancolie démocratique quenous entrons. Pas davantage dans celle du maté-rialisme si souvent stigmatisé par les religionsmonothéistes ou marxistes, mais dans celle de lasacralisation de l’humain et de la redéfinition desobjectifs d’une vie bonne à partir de ce qui appa-raît chaque année davantage en Europe comme lefoyer principal du sens de l’existence, à savoir lasolidarité affective qui naît dans la famille ets’étend le cas échéant au-delà. Nous entrons ainsidans l’ère d’un nouvel humanisme : il n’est plus,comme au temps des Lumières, de Voltaire et deKant, centré sur la raison et sur les droits, mais bien

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davantage fondé sur le sentiment et le rapport àl’autre. Avec tout ce que cela implique de difficultésnouvelles, mais aussi de promesses. Voilà ce qu’il vanous falloir penser dans les années qui viennent sinous voulons du moins saisir les mutations que cesbouleversements de la vie privée auront inévitable-ment sur la vie publique.

L’effondrement des valeurs traditionnellessous les coups répétés et convergents des bourgeoiset des bohèmes ne laisse pas place à l’absenced’idéaux. Pour reprendre une métaphore chère àMax Weber, si l’on veut comprendre ce que furentles valeurs traditionnelles, les figures anciennes dusacré, il suffit de considérer le code d’honneur dela marine : le capitaine d’un vaisseau qui faitnaufrage se doit à la limite de couler avec lui,quand même l’équipage et les passagers ont étéévacués. Pour parler symboliquement : au termed’un siècle de déconstruction sans précédent, pluspersonne n’est prêt aujourd’hui – du moins enEurope et, encore une fois, cette histoire n’estpour l’instant, hélas, que celle de l’Occident – àmourir pour la coque du bateau. Mais pour ceuxqui sont dessus, peut-être. C’est de cette révolu-tion, toute récente en vérité à l’échelle de l’histoire,qu’il faut tirer parti sur le plan politique. De plus

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en plus, à l’avenir, la politique devra se mettre auservice de l’épanouissement de la sphère privée, aulieu que jusqu’à une date toute proche encore – lafin de la dernière guerre française ne date que del962 ! – ce sont les familles qui étaient soumisessans discussion aux objectifs de la raison d’État.Cela ne signifie nullement que la politique doiverenoncer aux grands sujets, au collectif, à lagéopolitique, à la macroéconomie, au souci desrelations internationales, etc. Mais cela signifieque, désormais, elle ne pourra plus s’épargner defaire le lien avec le souci des citoyens, avec unefinalité qui doit aujourd’hui être plus humainequ’impériale ou même nationale au sens tradi-tionnel du terme.

Tâche difficile s’il en est, mais aussi pleinede sens.

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PROPOSITIONSPROPOSITIONS

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Nous proposerons cinq axes fédérateurs pourune action s’inscrivant dans la perspective ouvertepar les analyses qui précèdent au sujet d’une éven-tuelle « politique de civilisation ».

L’expression mérite sans doute, maintenantque les grands traits de l’analyse du temps présentont été esquissés, d’être davantage définie, ne fût-ce que très brièvement. Par elle, nous entendonsdeux éléments forts : tout d’abord, bien sûr, unerupture politique claire avec le « court-termisme » ;ensuite, la prise en compte du fait que pour donnerou redonner de la hauteur, de la profondeur dechamp et du sens à la politique, il est indispensablede prendre en compte la dimension du « sacré » ausens où nous l’avons ici décrit comme lié à un

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double mouvement : d’un côté un effondrementincroyablement brutal des figures traditionnellesdu sacrifice ; d’un autre côté l’émergence, pluslente mais encore largement ignorée, d’un nouveauvisage du sacré né dans l’histoire de la vie privée etde la famille moderne. C’est en effet par rapport àcette histoire que la politique, comme prise encompte du collectif, doit à nos yeux se réorienter– le collectif ne devant plus être considéré commele contraire du privé, mais plutôt comme sa priseen charge publique.

Les mesures que nous proposons dans cequi suit ne sont de ce point de vue que des illus-trations, sans aucun doute parmi bien d’autrespossibles, de ce qu’il nous semble souhaitable defaire pour enclencher cette réorientation du sensde la vie commune et de l’action collective. Ilfaudra évidemment en chercher d’autres, s’ins-crivant dans le même esprit, car il s’agit biend’un changement de cap, voire de « civilisation »,dans la mesure où toute notre analyse repose surl’idée que la civilisation de la consommation esten crise structurelle durable et qu’il faut bel etbien changer de modèle de développement.

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I. Un axe double, tout à fait prioritaire : l’aide aux familles comme seul lieu véritable de solidarité, voire de « fraternité » réelle/affective ; l’aide aux entreprises comme seul lieu véritable de lutte contre le chômage

Il nous semble nécessaire de tenir en mêmetemps les deux bouts de la chaîne, de faire tout àla fois, autant qu’il est possible budgétairement,une politique de relance en direction des familleset en direction des entreprises – une telle relancedevant évidemment avoir une finalité non seule-ment sociale et politique, mais aussi économique.

A. L’AIDE AUX FAMILLES COMME LIEU DE SOLIDARITÉ RÉELLE

Disons-le franchement : dans les dernièresannées, on ne s’est plus aperçu qu’il existait enFrance une politique familiale. Ce n’est pas, bienentendu, un critère, mais il est tout de mêmesignificatif qu’aucun d’entre nous, ou peu s’enfaut, ne soit capable de se souvenir du nom d’unministre de la Famille qui ait marqué un tant soitpeu dans la période récente par son action. Ce

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n’est pas normal déjà en soi, mais si l’on partageles analyses développées plus haut, c’est mêmeune incongruité sur le plan politique et moral.Il est temps d’enregistrer les changements cru-ciaux des rapports public-privé ainsi que lesévolutions de la famille moderne que l’on vientd’évoquer.

Première mesure proposée : une allocationfamiliale dès le premier enfant. La naissance d’unenfant signifie en moyenne (au sens strict : pour lesrevenus français moyens) une baisse d’environ10 % du pouvoir d’achat des familles. C’est direque, dans les familles les plus modestes, cela peutreprésenter un véritable frein à la progression démo-graphique. Or nous savons aussi que cette progres-sion démographique est, à long et même moyenterme, un facteur essentiel de la croissance d’unpays. Pourquoi, dans ces conditions, et compte tenutout à la fois du poids croissant de la solidarité fami-liale et de la demande massive dans l’opinion publi-que d’une « relance par la consommation », ne pasmettre en place une telle allocation dès le premierenfant ? Elle aurait, en effet, à la différence d’autresmesures de relance par la consommation, du moinsun effet économique à terme en favorisant la crois-sance démographique de notre pays.

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P r o p o s i t i o n s

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Bien évidemment, le principal obstacle estd’ordre budgétaire. Pourtant, chacun reconnaîtqu’aider les familles et améliorer la redistributivitéde notre politique familiale serait une bonnechose. Une mesure d’extension des allocationsfamiliales aux familles comportant un seul enfantrenforcerait encore le dispositif incitatif en faveurdes naissances et accroîtrait la durabilité de nosrégimes maladie et vieillesse.

Examinons donc de plus près le côté budgé-taire du problème, puisque c’est là, manifeste-ment, que le bât blesse. Précisons pour plus derigueur, que les chiffres ici indiqués ne sont,comme d’ailleurs dans le reste de notre rapport,que des ordres de grandeur qui servent à fixer lesidées, mais qui resteraient bien évidemment àaffiner si ces mesures, comme nous le souhaitons,devaient être mises en œuvre. Compte tenu dunombre de familles concernées (environ troismillions six cent mille familles), la difficulté estdouble :

– coût à court terme (de 2,6 milliards d’eurospar an environ pour une allocation mensuelle à60 euros à 4,3 milliards d’euros pour une alloca-tion à 100 euros sans majoration en fonction del’âge) ;

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– le niveau devrait en tout état de cause êtrecalé en rapport avec le niveau actuel des allocationsfamiliales (environ 120 euros par mois pour deuxenfants hors majoration d’âge) pour ne pas appa-raître « insuffisant ».

Comme on le voit, la mesure semble budgé-tairement délirante… sauf si on accepte une autrevoie, à vrai dire même, un changement assez radicalde nos politiques familiales, qui accepterait enfinune mise sous condition de ressources des alloca-tions familiales (actuellement plus de 12 milliardsd’euros). Parallèlement à l’extension au premierenfant, elle serait de nature à respecter l’ensembledes contraintes à condition que cette mise souscondition de ressources n’affecte pas trop fortementles classes moyennes. Signalons que cette idée,défendue par Lionel Jospin, Alain Juppé, et plusrécemment, dès 2007, par Nicolas Sarkozy, a étéreprise dans le rapport Attali.

L’objectif pourrait être alors de caler autourde 70 à 80 euros mensuels l’allocation de premierenfant (sans majoration d’âge) et de fixer correcte-ment les paramètres (des simulations sont nécessai-res sur ce point mais, pour référence, une conditionde ressource autour de 25 000 euros annuels exclut

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environ trois cent cinquante mille familles du dis-positif), afin de limiter le coût net du dispositif touten le présentant comme une mesure d’aide auxménages (au total le montant des prestations ver-sées augmenterait).

S’il semblait impossible de rompre avec leprincipe d’égalité du montant des allocationsfamiliales quelles que soient les ressources de lafamille, on pourrait imaginer de les fiscaliser (rap-pelons qu’elles ne le sont pas aujourd’hui) : l’avan-tage des allocations serait alors maintenu pourtous, mais dégressif à proportion de l’augmenta-tion du taux marginal d’imposition.

Inutile de se dissimuler la difficulté politiqued’une telle mesure. L’opposition qu’elle susciterade la part des associations familiales (UNAF, etc.)et de relais de la majorité sera très importante(cf. le débat sur la carte famille nombreuse et lapolitique familiale de la SNCF). En effet, pour desraisons, certes honorables, mais qui ne sont plusde saison, notre politique familiale repose pourl’essentiel sur l’idée qu’il faut privilégier l’égalitémathématique plutôt que l’équité, qu’il faut créerimpérativement une parfaite égalité de droit sur ceterrain entre les Français – le but de cette égalitéétant notamment, du moins à l’origine, d’éviter le

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sentiment que les familles modestes sont desfamilles d’assistés tandis que ceux qui ont mieuxréussi seraient des vaches à lait. Moyennant quoi,les patrons du Cac 40 touchent exactement lesmêmes allocations familiales qu’un RMIste ! Est-ce juste ? Est-ce raisonnable ? Non, tout simple-ment : non. Cela n’a même aucun sens dans lescirconstances actuelles, et on peut parier que lacrise permettrait aujourd’hui de lever les résistan-ces à une réforme qui irait de l’égalité vers l’équité– et qui permettrait dès lors de financer l’alloca-tion dès le premier enfant, réconciliant ainsi lesimpératifs de l’économie à long terme (via l’inci-tation à la croissance démographique) et ceux del’augmentation du pouvoir d’achat. Dans unesociété où les valeurs de l’épanouissement indivi-duel deviennent chaque jour plus sacrées, l’idéeque tous les enfants puissent disposer de chanceséquitables de réussite, y compris et surtout dansune période de crise grave, devient une exigencecollective incontournable.

Une alternative à cette mesure pourraitprendre, sur le modèle anglais, la forme d’un« fonds autonomie et solidarité ». Cette mesure, quia déjà été évoquée par plusieurs organismes sousdes formes diverses qu’il faudrait étudier dans les

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détails1, produirait certainement et à juste titre untrès fort impact positif dans l’opinion – pourvudu moins qu’elle soit présentée comme un vérita-ble changement de cap, comme une réorientationde la politique vers le souci de favoriser, de res-ponsabiliser mais aussi de sécuriser les individusdans leur vie privée. Elle consisterait à doter cha-que enfant à sa naissance, indépendamment detoute logique de ressource parentale, d’un capital.Le montant pourrait être de quelques milliersd’euros (coût d’environ + 1,6 milliard/an pour2 000 euros par enfant à la naissance, + 4 mil-liards pour 5 000 euros). Ces fonds – qui pour-raient institutionnellement être abrités dans unefondation nationale (mais d’autres formules, ycompris avec des établissements financiers privés,sont envisageables) – seraient utilisables à comp-ter de la majorité. Une option consisterait à lesaffecter exclusivement au financement par lejeune adulte de sa formation supérieure. Uneautre option consisterait à les rendre réellementlibres d’emploi (y compris libres de rester sousforme d’épargne). Ajoutons qu’ils pourraient le

1. Cf. notamment la note du CAS n° 9 publiée à La Documentationfrançaise en 2007 portant sur les « dotations en capital pour les jeunes ».

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cas échéant être abondés par les parents dans desconditions fiscales avantageuses à étudier – l’éga-lité des chances y perdrait un peu en apparence,mais cela pourrait être en revanche un argumentpour « faire passer » la mise sous condition de res-sources des allocations. Encore une fois, les moda-lités pratiques d’un tel dispositif sont multiples etil faut les expertiser dans le détail – ce qui n’estpas l’objet immédiat de ce rapport.

En revanche, il est essentiel d’en saisir etd’en présenter correctement les enjeux de fondafin d’en faire ressortir tout l’intérêt et en vued’éviter qu’elle soit perçue comme un « gadgetsupplémentaire ».

– C’est une mesure de solidarité intergénéra-tionnelle : elle crée une solidarité des adultesenvers les enfants d’aujourd’hui, sans distinctionde naissance ou de fortune – attitude d’autantplus légitime qu’on connaît les charges quel’accroissement de la dette publique fera plus tardpeser sur eux.

– C’est une mesure de sécurité et de protectionà l’égard de tous nos enfants : un dispositif quidevrait faire apparaître l’État dans le rôle positifd’un parent bienveillant à l’égard de ses enfantsdans un contexte où la grande majorité des

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familles sont réellement inquiètes pour l’avenir deleur progéniture.

– Comme toute mesure de politique familiale,elle devrait avoir un effet incitatif sur la natalité.Elle peut de ce point de vue se coupler avec lamise sous condition de ressources des allocationsfamiliales.

– Ce n’est pas seulement une mesure de sécuritéet de protection mais aussi une mesure de responsabi-lité et d’autonomie. Elle responsabilise les futursadultes sur leur propre formation (cela pourraitautoriser à terme des droits de scolarité modulésdans l’enseignement supérieur) en les dotant exante de moyens de réaliser leur projet, plutôt quede compenser « au coup par coup » les difficultésqu’ils rencontrent, par des prestations ex post. Lacontrepartie devrait être, le moment venu (c’est-à-dire dix-huit à vingt ans après le début de cettemesure), une baisse ou un plafonnement desprestations (pas de RMI jeune, par exemple, nid’indemnités d’autonomie, le pécule remplissantcette fonction sur un mode de responsabilité).

– C’est une mesure d’indépendance et de finan-cement de notre économie : le fonds national qu’elleconduit à mettre en place permettra d’investir dansl’économie française (entreprises, recherche…) un

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capital appartenant réellement aux Français (dumoins aux jeunes générations). Il s’agit d’une sortede fonds stratégique, mais détenu par les jeunesmême s’ils n’en sont pas les gestionnaires.

– C’est une mesure d’équité qui favorise l’égalitédes chances, tous les enfants bénéficiant de la mêmedotation.

– C’est une mesure dont le coût est étalé dans letemps : son coût cumulé croît avec chaque généra-tion et se stabilise à horizon de dix-huit ans ; auterme de cette période, quand l’argent est dispo-nible pour les jeunes adultes, la formule ouvre, onl’a vu, des possibilités d’économies sur d’autresprestations.

La logique, bien entendu, est de passer – aumoins partiellement – d’une économie de prestationà une économie de dotation et de responsabilité.

Un dispositif analogue a été mis en place,semble-t-il avec succès, en Grande-Bretagne, sousle nom de Child Trust Fund : il serait sans douteutile de l’étudier de plus près in situ.

Afin de consacrer ce renouveau indispensablede la réflexion sur nos politiques familiales dansun monde où les valeurs privées et l’épanouisse-ment de chacun fondent désormais les idéaux col-

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lectifs, il serait bon de créer enfin un vrai ministèrede la Famille, un ministère plein avec un titulaireprésent à tous les Conseils des ministres. Il n’est pasnormal, après ce que nous avons dit plus haut, quela famille continue d’être traitée par un secrétariatd’État aux moyens et aux capacités d’initiativenécessairement restreints : nous n’en sommes plusaux temps où le général de Gaulle brocardait l’idéed’un « sous-secrétariat au tricot ». Cela ne corres-pond plus aux évolutions historiques que nousvivons aujourd’hui et qui tendent à faire de lafamille, et plus généralement de la sphère privée,le seul véritable lieu de sens et de solidarité réelle,la sphère politique étant de plus en plus vouée àse mettre au service de l’épanouissement de viesprivées qui, du reste, sont, par-delà les apparences,elles-mêmes éminemment collectives en tant quetelles, dans la mesure où elles se ressemblent etposent les mêmes problèmes (qui du coup, ne sontpas aussi privés qu’on pourrait le croire…).

Dans le contexte actuel, il nous semble ensuiteque les réflexions touchant la réduction du congéparental et, plus encore, celles qui concernent le statutdes beaux-parents, pour légitimes qu’elles soient peut-être en soi, doivent être abordées avec beaucoup decirconspection, car elles ne doivent en tout état de

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cause pas aller à contre-courant de ce qu’il fautfaire en temps de crise : non pas enregistrer lesbrisures de la famille, mais au contraire aiderautant qu’il est possible à renforcer sa cohésion1.

Quatrième suggestion (après celle sur les allo-cations, celle sur la création d’un « fonds autonomieet solidarité » et celle sur la création d’un ministèreplein) : il faut regrouper les mesures annoncées enfaveur de la famille, faute de quoi elles seront aussitôtbrûlées sur le grand bûcher médiatique. Il sera enoutre important de bien distinguer les niveaux decommunication en précisant ce qui relève du prési-dent de la République, du Premier ministre ou desministres. Les annonces isolées, fragmentées, quine sont pas insérées dans un projet global et cohé-rent sont vouées, quels que soient leur légitimitéet leur intérêt intrinsèques, à passer rapidement àla trappe. À quoi bon annoncer, ici, une mesureen faveur des mères célibataires (chèques emploiservice), là une autre en faveur des personnesaccompagnant un proche vers la mort, un autrejour une décision touchant les crèches, les beaux-

1. Ce qui n’exclut nullement qu’on avance sur des sujets nécessaires,tels que le statut de l’homoparentalité auquel le CAS a d’ailleursconsacré l’un de ses rapports. De ce point de vue, les réflexions enga-gées par Nadine Morano vont clairement dans le bon sens.

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parents ou les congés parentaux si tout cela n’estconnecté à rien de central dans la politiqued’ensemble du gouvernement ? Dans la périodeactuelle, qui plus est, tout cela paraît anecdotique,dilatoire, mesures de diversion… Il faut tout à lafois regrouper les annonces dans une politiquefamiliale d’ensemble, mais aussi situer cette poli-tique au sein d’un projet de civilisation où toutesles mesures anticrise seraient regroupées.

Cinquième suggestion : c’est dans la perspec-tive ici ouverte qu’il faut mettre en place le servicecivique volontaire en se fixant comme objectif de par-venir à 10 % d’une classe d’âge. Budgétairement, lachose est faisable : il suffit de prendre sur le budgetdes trois cent cinquante mille emplois aidés que legouvernement a annoncés. Attention : il ne s’agit sur-tout pas de réduire le service civique à des emploisaidés, de l’assimiler aux anciens emplois-jeunes, maisseulement d’utiliser une petite partie du budget de cesemplois pour créer un dispositif nouveau qui auraitbeaucoup d’avantages dans la période actuelle : enpermettant aux jeunes de s’engager utilement enfaveur de missions d’intérêt général, il donne dusens à leur vie. Il leur offre en plus une possibilitéde reconnaissance et de valorisation de leurs effortsnon négligeable, une « validation des acquis de

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l’expérience », que ce soit d’ailleurs dans un cadreuniversitaire ou dans celui de la vie professionnelleet de l’entreprise (cf., pour plus de détails, le travailaccompli par le CAS sur le service civique). Maisd’un même mouvement, il soulage les familles préoc-cupées pour l’avenir de leurs enfants. Il serait essentieldans la perspective ouverte par le présent rapport quece service civique soit orienté, au moins dans unpremier temps, le plus largement possible vers desmissions d’aide aux familles (ruptures de solitudedes seniors, missions para-éducatives auprès despetits, etc.).

B. L’AIDE AUX ENTREPRISES COMME LIEUX RÉELS DE LUTTE CONTRE LE CHÔMAGE

En parallèle à l’aide aux familles, nous plaidonsici pour une mesure aussi courageuse que massivequi consisterait en une simplification radicale desimpositions aux entreprises. L’objectif serait derefonder l’imposition des entreprises en supprimantl’ensemble des petites taxes et contributions diversestouchant les entreprises dans une logique de baissedes coûts et de compétitivité (notamment ensupprimant toutes les taxes prises en compte dansle coût de production – la taxe professionnelle en

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est une – par opposition aux taxes liées auxrésultats1). La simplification qui en découleraitaurait des effets bénéfiques non-négligeables.

Au-delà des décisions prises concernant lataxe professionnelle, la mesure devrait respecterdeux critères :

– être absolue : il s’agit d’une refondation dela fiscalité (hors contributions sociales) des entre-prises visant à simplifier radicalement non lesmodalités de perception mais bien les impôts eux-mêmes ; l’objectif est que ne demeure plus quel’impôt sur les sociétés, la TVA, les accises et lestaxes générales sur les activités polluantes ;

– être préparée : il faut qu’au moment del’annonce le principe, mais aussi la modalité decompensation des pertes de recettes ou des res-sources versées aux différents organismes et collec-

1. Ce sont en effet les taxes entrant directement dans le coût de pro-duction – et comparables de ce fait à un écart de salaire ou à un écartsur les prix des entrants dans le processus de production (cf. la com-paraison faite par C. Ghosn sur le coût de production d’une voitureen France et en République tchèque) – qui affectent le plus la com-pétitivité des entreprises françaises. Ce coût est en effet intégré dès ledépart comme une charge fixe dans le calcul de rentabilité des inves-tissements, d’où des choix d’allocation des investissements qui peuventdéfavoriser notre pays et conduire à des localisations alternativesd’entreprises françaises ou étrangères.

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tivités (certaines de ces taxes sont affectées) soitégalement précisée.

La manière la plus simple de compenser cespertes de ressources serait de simplifier égalementl’impôt sur les sociétés en faisant disparaître desexonérations ou exemptions. Un calcul fait parChristian Saint-Étienne en 2006 montrait que lemême rendement de l’impôt sur les sociétés pou-vait être obtenu avec un taux d’IS de 14 % contre33 % aujourd’hui simplement en supprimant lesabattements, exonérations et exemptions. Sansaller jusque-là et en maintenant le taux d’impôt surles sociétés à 33 %, la suppression de multiples exo-nérations pourrait sans difficulté financer l’abandonde quelques dizaines de petites taxes.

Il faudrait en contrepartie accepter soit a) definancer directement sur le budget de l’État lesorganismes qui en vivent (si la question de l’auto-nomie n’est pas cruciale), soit b) d’affecter unepetite part de l’impôt sur les sociétés aux collecti-vités ou organismes bénéficiant antérieurement detaxes ou contributions. Mais répartir un mêmeimpôt entre plusieurs affectataires est d’une sim-plicité sans comparaison avec la gestion de multi-ples assiettes et contributions fiscales de sorte quel’opération doit permettre également une moder-

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nisation et des gains de productivité pour lesadministrations fiscales.

Dans la perspective où c’est évidemment à nou-veau l’emploi qui devient la priorité des priorités,avant même le pouvoir d’achat, une telle mesure,véritablement « révolutionnaire », aurait des effetssans doute considérables. Elle représenterait non seu-lement une formidable bouffée d’oxygène pour lesentreprises, mais aussi un effet enfin réel de simpli-fication qui serait en outre incitatif en matière decréation d’entreprises. Elle serait sans doute préfé-rable à d’autres mesures de relance. C’est doncune question de choix politique qu’il faut faireétudier.

Deux autres mesures pourraient être exami-nées dans le même sens (celui de la réduction duchômage) :

– Favoriser le réinvestissement dans les entre-prises en diminuant le taux de l’impôt sur les sociétéspour les bénéfices réinvestis (taux abaissé comme enAllemagne) et en ne maintenant le taux de 33 % quepour les bénéfices distribués aux actionnaires ; ilfaut préciser que les Allemands ont finalementabandonné cette mesure qui ne va pas, il est vrai,dans le sens de la simplification que nous défen-dons par ailleurs. Reste qu’elle devrait malgré tout

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à nos yeux être étudiée de près car elle semble apriori cohérente avec une incitation au partage entrois tiers quand c’est possible (salariés, réinvestis-sement, distribution).

– Supprimer les charges pour de nouvellesembauches pendant un an. Cette mesure tempo-raire d’exonération complète des charges patro-nales (quel que soit le niveau de salaire) aurait lemérite de cibler directement l’emploi. Seules lesentreprises s’efforçant d’embaucher (y compris enrenouvelant les départs en retraite) en bénéficie-raient. Le caractère temporaire et la simplicité(caractère absolu) de la mesure évitent en revanchede mettre en danger le financement à moyenterme de la protection sociale ou de créer une« usine à gaz » (des formules du type « défiscaliserles deux prochains emplois », par exemple, posent,de ce point de vue, problème : que se passe-t-il siun chef d’entreprise embauche deux personnes maisen licencie trois ?). L’honnêteté oblige à reconnaîtreque le coût de l’absence de charges patronales surles nouvelles embauches sera élevé – mais, a contra-rio, il existe déjà un dispositif dégressif d’allègementsur les bas salaires ce qui limitera le coût du nouveaudispositif, tandis que le caractère temporaire enlimite le risque budgétaire dans la durée.

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II. Un axe « équité » : à quelles conditions tous nos concitoyens peuvent-ils se sentir « dans le même bateau » ?

Là aussi, il faut savoir tenir les deux bouts dela chaîne : d’une part, certains excès des patrons etdes banquiers en matière de rémunérations sont,non seulement scandaleux sur le plan éthique,mais qui plus est calamiteux pour l’ensemble dusystème de la libre entreprise sur lequel ils jettentune lumière détestable en donnant au plus grandnombre le sentiment que, décidément, les privilè-ges de l’Ancien Régime ne sont pas morts. Il seraitbon, dans cette perspective, et ne fût-ce que pouréclairer l’opinion publique sur ce sujet si difficile, deconfier par un biais ou un autre au Parlement, ou àtout le moins aux conseils de la République (Conseild’analyse économique, CAS, etc.) plutôt qu’à unecommission ad hoc, un travail sur le thème de larémunération juste. C’est d’abord au Parlementd’éclairer l’opinion publique – en tout cas, ceserait souhaitable qu’il puisse le faire. L’enjeu desolidarité et de justice est ici considérable. Car ilest clair que l’employé qui, après quinze années detravail dans une entreprise où il gagne, disons, le

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Smic + 30 %, se voit en outre licencié ne peutressentir aucune solidarité d’aucune sorte ni avecson patron, ni avec son gouvernement, ni mêmeavec son pays ! Quand il lit de surcroît dans lapresse que tel banquier s’octroie un bonus de deuxmillions d’euros en plus de son salaire après avoirpourtant fait quelques bêtises mémorables, il nepeut plus croire si peu que ce soit à l’idée mêmede justice sociale. Il y a donc une réflexion àmener, parallèle à celle sur le partage des richesses,touchant la question des écarts de rémunération.

D’un autre côté pourtant, il faut aussi avoirle courage de dire – car c’en est un par les tempsqui courent – que les critiques des « patrons et desbanquiers », pour pleinement légitimes qu’ellessoient dans certains cas bien précis qui ne doiventpas être occultés, trouvent assez rapidement leurslimites sur le plan économique global. Si l’on veutbien s’écarter un instant du prisme médiatiquedéformant qui veut qu’on ne s’intéresse qu’auxchefs d’entreprise du Cac 40 ainsi qu’aux neuf oudix plus grandes banques européennes ou améri-caines, si l’on regarde en face le tissu réel des entre-prises françaises, force est de constater que lesscandales éthiques qu’on se plaît à dénoncer ici oulà sont dans leur cas à peu près inexistants.

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Rappelons quelques réalités. Il y a en Franceprès de trois millions d’entreprises qui n’ont aucunrapport avec le cas, en effet scandaleux, des revenusdémentiels, de « golden hello » hallucinants, deparachutes et autres bonus insensés que la presseévoque à satiété – encore une fois à juste titre, maisen produisant inévitablement néanmoins des effetsdéformants. Car on finit par croire que ces exem-ples extrêmes donnent le « la », que toutes les entre-prises, ou du moins une bonne partie, sont à leurimage, ce qui, évidemment, est absurde. Il suffitpour s’en convaincre de rappeler que le salairemoyen des chefs d’entreprise français est d’environ4 300 euros par mois et que, dans leur immensemajorité, ils se battent autant qu’il est possible pourmaintenir les emplois. Rappelons aussi que, fin2008, le nombre de faillites a augmenté de 18 %par rapport à fin 2007, ce qui conduit évidemmentà une forte augmentation du chômage. Pour êtreplus précis et donner là encore quelques chiffresqui peuvent servir de repères, rappelons que, sur lesdeux millions neuf cent mille entreprises françaises,environ un million sept cent mille… n’ont pas desalarié ! Un million supplémentaire est constituéd’entreprises de moins de dix salariés. Il n’y a doncen France qu’environ deux cent mille entreprises

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comptant plus de dix salariés, et seulement trente-trois mille de plus de cinquante salariés (vingt-quatre mille entre cinquante et deux cents, quatremille sept cents entre deux cents et cinq cents, deuxmille entre cinq cents et deux mille, et seulementquatre cent cinquante de plus de deux millesalariés1).

Même dans les entreprises de plus de cin-quante salariés où les salaires des chefs d’entreprisesont les plus élevés, leur moyenne était en 2007de 127 000 euros annuels, ce qui certes, n’est pasnégligeable, mais n’a aucun rapport avec les reve-nus des patrons du Cac qui se partagent à euxseuls, hors salaires, environ un milliard d’euros destock-options. Il faut donc se méfier du discoursgénéral sur « les patrons », comme s’ils formaientune classe homogène. Les disparités sont immen-ses entre eux et les solutions que l’on peut apporterà la crise doivent en tenir compte… De même,lorsqu’on cite aussi en abondance les profits deTotal – 14 milliards d’euros cette année –, ce chif-fre faramineux doit être mis en regard d’un autre,encore plus impressionnant : 19 milliards d’eurosd’investissements annuels. Certains ont proposé

1. Chiffres de l’année 2007 fournis par l’INSEE.

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que l’on gèle les dividendes des actionnaires (envi-ron 40 % des bénéfices), mais c’est oublier que,sans les actionnaires qui apportent le capital,l’économie réelle n’existerait tout simplementpas ! C’est en outre faire l’impasse sur le fait quel’immense majorité des entreprises françaisesn’ont tout simplement pas d’actionnaires – horsle patron lui-même, souvent entouré de quelquesproches qui touchent zéro dividende ! La règledes trois tiers – un tiers pour les actionnaires, untiers pour les investissements, un tiers pour desbénéfices à partager – n’a donc qu’un sens limitéau niveau global : elle ne s’appliquerait en tout étatde cause qu’à un tout petit nombre d’entreprises.Il faut donc réfléchir autrement à la question del’intéressement et de la participation, comme nousle suggérons plus haut.

Mais, bien évidemment aussi, on ne peut pass’en tenir à une simple réflexion théorique surl’équité. Il faut aussi agir, comme le gouvernementa d’ailleurs commencé à le faire, notamment enproposant à juste titre une meilleure rémunérationdu travail partiel. Il va falloir aller plus loin dansl’aide à ceux qui sont le plus frappés par la crise.L’argent public étant dramatiquement limité, ilfaut d’abord avoir le courage d’identifier clairement

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ceux qui sont, d’abord et avant tous les autres,les principales victimes de la situation actuelle : lesintérimaires, les CDD, ceux qui font faillite, leschômeurs, les jeunes qui cherchent à entrer sur lemarché du travail. En revanche, les CDI, les fonc-tionnaires et les retraités ne voient pas, en général,leur situation remise en cause. Il faut même avouerque leur pouvoir d’achat augmente en proportionde la baisse de l’inflation. Comme nous le disionsplus haut, la crise a bon dos, et il ne faut pas céderaux arguments de ceux qui se présentent commedes victimes alors qu’ils n’en sont pas. Si l’on veutaller dans le sens de l’équité, ce sont les catégoriesles plus touchées qu’il faut bien sûr aider enpriorité.

Enfin, il nous semblerait utile, dans lecontexte actuel, ne serait-ce que pour des raisonspédagogiques (mais pas seulement bien sûr), dereprendre à nouveaux frais la question de l’intéres-sement et de la participation. De ce point de vue,il est regrettable que la loi de 2008 soit, sur ce planà tout le moins, presque totalement passée ina-perçue. La vérité est qu’elle ne va pas assez loin,par un manque d’audace sans doute compréhen-sible, mais qui nuit à l’appréhension même dudossier. L’idéal serait de passer une partie assez

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significative du salaire en intéressement pour quele patron l’accepte et que l’employé s’y retrouve.Pour des raisons évidentes, cette idée, en périodede crise, est particulièrement difficile à faire passer.Il n’en reste pas moins que, sur le fond, elle méri-terait elle aussi d’être soigneusement étudiée. Cequi est clair, c’est que les exemples abondent d’unpartage trop inégal des richesses et que le patronatfrançais aurait singulièrement intérêt à ouvrirenfin sur cette question une véritable réflexion. Lesidées de participation et d’intéressement doiventêtre explorées à nouveaux frais car elles semblentbien être les seules qui, face à ce qu’il faut biennommer une crise du capitalisme, offrent la pos-sibilité réelle d’une troisième voie.

III. Un axe éducation : repenser de fond en comble l’éducation civique, la voie professionnelle, les programmes d’économie et la place des grandes œuvres dans nos enseignements philosophiques et littéraires

Nous serons très brefs sur ces points essentielspour une raison simple : le CAS s’est déjà expriméà plusieurs reprises sur ces sujets et il est prêt à s’en

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saisir à nouveau de manière opérationnelle pourvuqu’on le lui demande. Disons donc simplement etbrièvement à titre programmatique ce qui noussemble essentiel.

Il nous semble d’abord urgent d’entreprendreau plus vite une refonte complète de nos enseignementsd’instruction civique à partir d’une réflexion qui ailleà rebours de l’idéologie actuelle – en gros, une idéo-logie qui continue de sacraliser sans réflexion lescours de droit constitutionnel pour enfants et deleçons de morale, les deux étant à peu près aussiinefficaces et inutiles l’un que l’autre. Il nous paraîtindispensable de changer de braquet et de fairereposer pour l’essentiel l’enseignement du civismesur un ensemble de grandes œuvres littéraires, phi-losophiques, mais aussi cinématographiques quisuscite réellement l’intérêt des élèves et permette deleur faire saisir concrètement les enjeux de l’éthiquecollective aujourd’hui. Encore une fois, le CAS estprêt à travailler à une telle réforme si on le souhaite.

Qu’attend-on par ailleurs pour mettre enfinen œuvre les mesures qui permettraient d’améliorersensiblement la formation professionnelle initiale ?Elles sont pourtant simples, et infiniment plusefficaces que la plupart des stratégies de soutienhabituelles dont les échecs sont patents depuis des

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décennies : classes en alternance au collège et écolesd’excellence dans la voie professionnelle post-bac.Nous renvoyons sur ce point aux différents rap-ports que le CAS a déjà consacrés, au moins par-tiellement, à ces sujets sur lesquels aussi nous som-mes prêts à nous exprimer très concrètement. Ilserait fâcheux qu’une énième réforme des lycées etdes collèges ne tienne pas compte de ces impératifsd’amélioration de la voie professionnelle, commetoujours oubliée au profit de la seule voie noble,celle des études générales.

Il faut ensuite entreprendre une refonte, elleaussi assez radicale, des enseignements d’économie. Ilfaudrait même en faire, dans le contexte actueld’incompréhension générale des contraintes impo-sées par la crise et par sa mondialisation, une véri-table cause nationale. Le temps n’est plus aux demi-mesures, aux études préalables sur les manuels, auxcommissions de réflexion plus ou moins vagues surle long terme, etc. Il faut mettre en place un groupede travail débouchant au plus vite sur une réformehardie des programmes. Ce groupe devrait êtreassez peu nombreux – au plus une quinzaine de per-sonnes et il devrait être composé, pour une partd’économistes de très grand renom, pour une autrede praticiens de l’enseignement afin que sa légi-

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timité ne soit pas aussitôt mise en cause (elle lesera de toute façon, mais plus ou moins quandmême…).

Enfin, malgré tous les efforts menés par ledéfunt Conseil national des programmes, les pro-grammes actuels de français et de philosophie n’accor-dent pas une place suffisante à l’étude des grandesœuvres et de leur histoire. Trop centrés sur des exer-cices formels – la dissertation, le commentaire etl’explication de texte, l’étude des genres et desregistres, de la rhétorique, l’analyse de notions abs-traites, etc. –, ils ne font pas une place suffisanteau contenu des œuvres, à leur message substantiel,à l’expérience humaine, intellectuelle, morale,philosophique, esthétique, historique, etc. qu’ellesrecèlent. Or il nous semble que, face à l’universde la consommation universelle que nous avonsdécrit ici, seules les grandes œuvres sont réelle-ment en mesure de donner aux enfants et auxjeunes gens la distance critique qui convient. Làencore, le CAS est prêt à faire des propositionsconcrètes en ce sens.

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IV. Un axe réduction des déficits : la question de la solidarité entre les générations

Rentrant de Chine, Erik Orsenna racontaitun jour cette anecdote : un ami chinois lui avaitdit que la France était un pays formidable…n’était le fait qu’on y maltraite les enfants ! EtOrsenna de protester, jusqu’à ce que le Chinoiss’explique : il y a maltraitance caractérisée quandles adultes choisissent collectivement de plomberl’avenir de leurs enfants en leur laissant unegigantesque ardoise, celle de la dette et des déficitspublics !

De fait, la crise actuelle conduit à un formi-dable transfert de la dette privée vers la dettepublique, transfert que nos enfants auront bientôtà éponger si, comme c’est hélas probable, nouscontinuons à ne pas pratiquer clairement larigueur… Dans la période actuelle, on comprendqu’il faille bien « faire de la politique » et du socialpour éteindre, comme on dit, l’incendie. On répètevolontiers que quand la maison brûle, on ne regardepas à la facture d’eau. Soit. Mais est-ce une raisonpour provoquer à la place de l’incendie une inonda-

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tion tout aussi funeste ? Pour le moment, le trans-fert massif de la dette privée vers la dette publiquen’a aucun équivalent dans l’histoire récente denotre pays. Il va à rebours de toutes les politiquesbudgétaires réclamées par la droite dans les derniè-res années. Disons-le clairement : le plus inquié-tant peut-être, dans la période actuelle, c’est queles hypothèses de sortie de crise ne sont pasréjouissantes. À vrai dire, on n’en voit guère quetrois possibles, toutes trois assez calamiteuses.Dès que la crise commencera de s’estomper (sijamais…), trois scénarios semblent en effetenvisageables :

– Un retour drastique – aussi brutal que letransfert de la dette privée vers la dette publiquel’aura été – vers une vraie politique de rigueurassumée comme telle avec un plan de réductiondes déficits et de la dette comme on n’en aurajamais connu non plus dans notre histoire. Peuprobable politiquement…

– Une inflation acceptée par la BCE pourannuler la dette et repartir sur des bases assainiesquitte à ruiner les rentiers. Peu probable aussi : laBCE ne l’acceptera jamais et, à vingt-sept, il y apeu de chances que l’Europe se mette d’accord surune telle politique (qui serait pourtant très proba-

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blement, sinon la meilleure solution, du moins laseule réaliste…).

– Enfin, le troisième scénario est celui,catastrophique, de la défaillance pure et simpledes États qui ne peuvent plus payer (certainspays européens vont d’ailleurs, comme on sait,être déclassés prochainement par les agences denotation)…

Dans tous les cas de figure, il est clair queles difficultés sont devant nous et le prochainquinquennat risque d’être encore beaucoup plusdifficile que l’actuel ! À l’évidence, il faut donctout faire dès maintenant pour contenir autantque possible les déficits. Les intérêts de la dettevont augmenter d’environ 6 milliards d’eurosl’année prochaine. Admettons que, dans l’urgence,il faille faire de la politique, mais admettonsaussi qu’à plus long terme, il va falloir réfléchirautrement.

C’est donc un devoir absolu que de continuer àréduire les dépenses structurelles de l’État et des admi-nistrations. Ce devoir est d’autant plus impératif,pour ne pas dire catégorique, qu’il n’est pas besoind’être grand clerc pour prévoir que les problèmesposés par le financement des retraites, de la santé

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et de la dépendance ne feront que s’aggraver demanière exponentielle dans les vingt ans qui vien-nent ! De ce point de vue, l’échec de la réformedu lycée, qui aurait permis au bas mot de faire uneéconomie de quatre-vingt mille postes, est trèsregrettable : le simple non-redoublement en secondereprésentait près de vingt mille postes, le passagede trente-quatre élèves à vingt-sept représentaitprès de trente mille postes et la rationalisation desoptions avec l’organisation en module pouvaitpermettre d’en gagner encore largement autant.D’autant que cette réforme était légitime et mêmeutile sur le plan pédagogique. L’erreur initiale estde ne pas avoir entamé d’urgence, dès le début duquinquennat, cette excellente réforme – au lieu dese perdre dans des mesures touchant le primairetout à la fois inutiles budgétairement et contesta-bles pédagogiquement. Il faut reprendre le dossier.

Les autres voies de la réduction des déficitssont connues. Elles ont été explorées par unepléiade de rapports depuis belle lurette. Mais ce quimanque pour pouvoir les mettre en œuvre, ce n’estpas (ou en tout cas pas seulement) le courage, commeon le dit partout, mais c’est une pédagogie de l’opi-nion publique – comme ce fut le cas pour laréforme des retraites par exemple –, ce que le poli-

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tique ne peut malheureusement pas faire lui-même, parce qu’il est toujours juge et partie et quele système démocratique implique la contradictionpolémique permanente. Nous suggérons à cette find’attribuer cette mission principale d’éclaireur auConseil d’analyse stratégique, voire, pour marquer lecoup, de le rétablir dans son ancien nom de Com-missariat au plan. Il faudrait qu’il travaille quasi àtemps plein dans cette perspective tout en réflé-chissant aussi, en termes de communication, aumeilleur moyen de faire passer les messages sur unsujet aussi ingrat. Si nul ne se colle à la tâche, il ya gros à parier que le problème se repose sans cesse,de quinquennat en quinquennat, jusqu’à ce qu’ildevienne réellement insoluble.

V. Un axe Europe qui la présente enfin comme le bon niveau pour reprendre la main sur un cours du monde que la mondialisation nous dérobe en permanence

Il faut bien se rendre à l’évidence : depuisdes années le discours proeuropéen a échoué àconvaincre parce qu’il est, à de très rares excep-

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tions près, tout à la fois creux et lénifiant. Parti-culièrement en période de campagne électorale.À quoi bon promettre la paix et les droits del’homme aux nouvelles générations, alors qu’àleurs yeux ils vont de soi ? Par quel miracle leurfaire croire que l’écologie, l’économie ou le socialvont passer par une politique européenne… alorsqu’il n’y a pas d’Europe politique – sauf, quasi-ment par miracle, pendant le court moment de larécente présidence française – et que nul ne la voitjamais en acte ? Comment même mobiliser lesétudiants les plus éclairés autour de projets du typeErasmus si le nombre de bourses est infinitésimalet les difficultés pour les obtenir quasi insurmon-tables par le commun des mortels ? Commentmobiliser sur la compréhension des institutionsalors qu’elles sont objectivement incompréhen-sibles pour quiconque (et encore !) n’a pas eu parprofession l’obligation de les pratiquer ? La vérité,tout le monde le sait, c’est que l’Europe politique,l’Europe puissance n’attire pas… parce qu’ellen’existe pas ! Comme le dit Hubert Védrine dansl’excellent rapport qu’il a remis au président dela République sur la mondialisation, l’Unioneuropéenne est aujourd’hui davantage comparableà une vaste Suisse qu’aux États-Unis : c’est un

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espace de droit, de paix et de prospérité relatives,certes, mais pas une entité politique capabled’influer sur le cours du monde – ce qui seraitpourtant nécessaire étant donné le fait que nousne sommes pas précisément dans un mondeamical, pacifié, ni entourés exclusivement dedémocrates bienveillants. Bref, pour des individusqui, dans leur immense majorité, malgré tout,trouvent la liberté et la prospérité (relative) dès leberceau dans leur propre nation, tout cela n’a riende mobilisateur…

Pour relancer autant qu’il est possible le désird’Europe, et pour englober les projets particuliersdans une perspective plus générale, qui permettraittout à la fois de donner enfin plus de sens visible auprojet européen, mais aussi de faire le lien entre laprésidence française et les élections européennes quivont lui faire suite, il faut partir de ce qui fâcheaujourd’hui les Européens, à savoir la mondialisa-tion. Toutes les enquêtes confirment combien lesEuropéens, et en particulier les Français, perçoi-vent la mondialisation comme une menace. Sansdoute ont-ils en partie tort, mais il faut, commeon dit, « faire avec », et tenter tout à la fois de com-prendre cette réaction et d’y répondre : car d’évi-dence, pour le moment en tout cas, l’Union euro-

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péenne est vue – par ses opposants comme par sesdéfenseurs d’ailleurs – davantage comme un brasarmé de l’adaptation de nos vieux pays à la mon-dialisation libérale que comme un facteur de résis-tance. Et c’est cela, le plus souvent qu’on lui repro-che : elle serait un « machin » peu démocratiquechargé de livrer pieds et poings liés les vieillesnations à la barbarie mondialisatrice, à la flexibilitéet au dumping social… Même à droite, le thèmeest sensible, ou pour mieux dire sans doute : s’ilconvainc peu les élites, il fait fortune ailleurs. Ilfaut donc y répondre, d’autant que c’est l’enjeumajeur d’une « politique de civilisation » : c’est auniveau européen que le projet, pour la France, desortir d’une politique réduite à la seule technique degestion du quotidien peut trouver son expression véri-table et achevée.

Cela suppose qu’on ait quelques vues surdeux questions fondamentales : 1) D’où provient,à sa racine, la réticence française à la mondiali-sation et, par là, à l’Europe (car les deux sontlargement liées) ; 2) Que proposer pour répondreà ces réticences ? La réponse à ces questionsdevrait être centrale dans la campagne électoralequi vient, elle devrait y être débattue à droitecomme à gauche, et c’est dans cette optique qu’il

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nous a semblé nécessaire de l’évoquer en fin dece rapport.

Sur le premier point, trois raisons doiventêtre prises en compte au premier chef, en allantdu plus factuel au plus profond :

– D’abord, si l’on garde à l’esprit les chiffresévoqués plus haut – plus de sept millions de nosconcitoyens vivant avec moins de 800 euros parmois, un Smic net autour de 1 000 euros, et unrevenu moyen autour de 1 300 euros –, on doitbien constater qu’il y a pour ainsi dire deuxFrance, animées chacune par des peurs inverses :la première, « riche, éclairée et libérale », pensequ’il faut s’adapter au monde, toucher au code dutravail, à l’ISF, réduire les déficits, les dépenses del’État, etc. C’est la France des élites et des chefsd’entreprise, celle qui a peur que, faute de réfor-mes, ce soit le déclin qui se profile à l’horizon.Pour l’autre France, de plus en plus nombreusedans la période actuelle, l’adaptation à la mondia-lisation apparaît au contraire comme l’horreuréconomique : elle signifie plus de précarité, plusde flexibilité, moins de protection par l’État, plusde dumping social, etc. Il ne sert rigoureusement àrien de jouer une France contre l’autre et la politiquea pour mission première de recoudre les deux mor-

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ceaux pour tirer le tout autant qu’il est possible dansle bon sens. À cela s’ajoute le fait que la façon dontl’euro est entré en vigueur – comme un moyen decontraindre la France à une vertu dont les politi-ques et les partenaires sociaux étaient incapablespar eux-mêmes – a accrédité l’idée que l’Europen’était que le bras armé de la mondialisation libé-rale et dérégulatrice. Résultat : 60 % des Euro-péens (et pas seulement des Français) pensent quel’Europe ne protège pas contre la mondialisation.

– Une seconde raison, historique et culturelle,explique plus profondément encore la réticence sin-gulière et spécifique des Français à la mondialisationqui reste à leurs yeux d’essence « anglo-saxonne ».L’idée républicaine, qui est notre héritage politiquele plus important, à droite comme à gauche, s’estconstruite, à l’époque de la Révolution française, surl’idée que la société civile était par nature « corrom-pue » (c’était l’Ancien Régime) et que la grandeurde la politique (de l’État moderne) était de luttercontre cette corruption. Le volontarisme, ce que lesgrands révolutionnaires nomment le « gouverne-ment de la vertu », est indissociable de notre tradi-tion républicaine et, pour des raisons de fond quiplongent leurs racines jusque dans le classicismefrançais (jusque dans le jardin géométrique de

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Versailles ou les pièces de Molière), il répugne àtoute politique libérale : pour les républicains,l’honneur de la réforme n’est jamais d’aller de basen haut (comme dans la jurisprudence anglo-saxonne), mais toujours de haut en bas (commedans le code Napoléon). De là la résistance presqueviscérale à l’idée libérale et la puissance des relentssouverainistes à droite comme à gauche : même sil’idée européenne est globalement acquise, ils sonttoujours prêts à refaire surface.

– Enfin, la naissance des marchés financiersautonomes comme celle de l’Internet ont donné,non sans raison comme nous l’avons montré plushaut, le sentiment profond d’une « dépossessiondémocratique », la conviction à juste titre partagéepar une grande majorité de nos concitoyens que« le monde nous échappe » et que le problèmepolitique numéro 1 n’est pas que les politiques onttrop de pouvoir (comme on disait en 1968) maisau contraire qu’ils n’en ont pas assez et quel’impuissance publique menace face à la montéedes forces non maîtrisables de la finance interna-tionale. Et ce ne sont ni la crise des subprimes ni leshésitations actuelles de l’Europe sur une éventuellepolitique commune de relance qui vont contre-carrer cette opinion. Il est donc urgent de donner le

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sentiment qu’on peut reprendre la main, que lapolitique n’est pas morte pourvu qu’elle devienne, eneffet, non une gestion à court terme, mais uneauthentique « politique de civilisation ».

Tout plaide donc aujourd’hui pour l’élabo-ration d’une vision non platement techniciennedu politique. La prochaine campagne pourrait àcet égard mettre en valeur trois arguments qu’onn’entend pas assez dans le débat public :

– Le premier est qu’il faut défendre et pro-mouvoir dans le monde le modèle européen.Autant l’idée d’un « modèle social français » estcontestable, autant celle d’un modèle économiqueet démocratique européen ne l’est pas. C’est iciqu’il faut enraciner le projet d’une politique decivilisation et il faut le faire autour d’une idéesimple et forte, idée fort bien développée par notreconfrère Michel Foucher dans un rapport surl’Europe que le CAS lui a commandé et qui paraî-tra bientôt : celle de « protection sans protection-nisme ». Le protectionnisme, voire le « patriotismeéconomique » sont en général des idées simplistesquand elles font bon marché de la réciprocité. Enrevanche, elles sont impératives dans certains casbien précis. Il faut ici prendre des exemples par-lants, tel le fameux « ballon de foot pakistanais » :

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il n’y a aucune raison pour que nous l’achetionss’il reste fabriqué par des enfants, hors de touteprotection sociale, etc. Où l’on voit à nouveaucombien la question de la régulation, comme cellede la lutte contre le dumping social, passe par desrapports de forces plus que par des discours abs-traits sur les droits de l’homme !

– Le second argument à faire valoir pourraitse formuler ainsi : c’est parce que nous sommessouverainistes que nous sommes proeuropéens ! Ilest nécessaire, pour ne pas jouer en défense et nepas se laisser imposer les thèmes de campagne parles antieuropéens, d’être d’entrée de jeu très offen-sifs par rapport aux souverainistes eurosceptiques.Il faut faire comprendre à nos concitoyens, en pre-nant là aussi des exemples adaptés, que c’est parcequ’on souhaite redonner plus de marge politiqueà la nation qu’il faut aller vers l’intégration euro-péenne. Le paradoxe est assez simple à faire com-prendre : dans le contexte de la mondialisation,comme nous l’avons vu, de nombreux processuséconomiques, financiers, mais aussi écologiques,et même sociétaux échappent à l’emprise des États-nations de sorte que les représentants politiquesnationaux sont infiniment plus limités qu’on ne lecroit dans leur marge d’action. Il est évident que

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si la croissance et l’emploi ne dépendaient que duministre français des Finances, le problème auraitété réglé depuis belle lurette. Dans bien d’autresdomaines, les limites de l’État national sont toutaussi évidentes : à quoi bon une législation françaisesur les OGM si nos voisins n’adoptent pas lamême ? Pourquoi interdire le clonage en Frances’il est autorisé en Grande-Bretagne et en Belgique ?Comment faire en sorte que nos universités etnotre recherche françaises relèvent les défis de laconcurrence américaine si nous ne faisons pasalliance avec les autres pays européens, etc. ? (Onpourra multiplier et développer ces exemples dansd’autres domaines selon le public concerné.)

Il est évident que, face à la mondialisationqui nous dépossède en partie de notre pouvoir decontrôle sur le cours du monde, face aussi à lapuissance américaine, la France seule mais toutautant l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou l’Italiene peuvent plus « faire le poids ». C’est parce quenous souhaitons que la France garde ou retrouvetoute sa puissance, que nous la voulons intégrée àl’Europe, seule entité politique susceptible le jourvenu d’être au niveau des défis de la mondialisation.Sinon ce sera inévitablement un déclin tragiqueet irréversible. Voilà pourquoi, contrairement à

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l’analyse hâtive et superficielle des souverainistes,qui sont des faux amis de la nation, « plus d’Europe,c’est plus de France ».

– Enfin, il faudrait ajouter un troisième axe– mais nous l’avons déjà largement évoqué dansun précédent rapport : pour mobiliser la jeunesseautour de l’Union européenne, il faut lui fairevaloir l’intérêt pour elle de s’engager dans des pro-jets européens. Le service civique pourrait trouveraussi ici sa place, pourvu qu’on lui donne bien sûr,comme il est plus souhaitable, une réelle dimensioneuropéenne. Nous renvoyons sur ce point essentielà notre rapport consacré au service civique.

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CONCLUSIONCONCLUSION

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Nous conclurons par deux constats d’actua-lité que les analyses et les propositions quiprécèdent permettent de mettre en perspectivedifféremment.

Le premier est évident, mais doit restercependant présent à l’esprit : face à la crise écono-mique et financière, puis sociale et politique quenous traversons, les marges de manœuvre budgé-taires du gouvernement sont limitées. Il est impos-sible d’annoncer chaque semaine des mesuresnouvelles de relance et les milliards d’euros déjàmis en place en faveur de l’investissement ne sontpas extensibles à l’infini. Réclamer un nouveauplan de relance par la consommation semble peuapproprié, pour ne pas dire plus : outre qu’il

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conduirait à exploser encore davantage les déficits,mettant ainsi en danger la crédibilité du pays etlaissant une ardoise insupportable aux générationsfutures, rien ne laisse penser qu’il aurait des effetsbénéfiques sur les entreprises françaises et, parconséquent, sur l’emploi. Il n’en est pas moins vraiqu’on doit, dans les circonstances actuelles et dansla perspective plus que probable où la crise devraittout à la fois s’aggraver et persister plusieursannées, se préoccuper de savoir comment aidervigoureusement les plus démunis sans pour autantle faire de manière antiéconomique et antibudgé-taire : c’est évidemment une nécessité sociale etpolitique dans l’urgence, mais il serait plus quesouhaitable que cela aille en outre dans le bon senssur le plan économique sans grever pour autant lebudget de l’État. C’est dans ce sens que s’inscri-vent nos propositions – en particulier celle quitouche les allocations familiales et le fonds de soli-darité/autonomie.

Le second constat, c’est que, face à cette criseet compte tenu de nos remarques sur la faiblesserelative des marges de manœuvre budgétaires,seule l’affirmation d’un projet de civilisation sin-cère, équitable et cohérent peut permettre de faireface au risque, non seulement d’une montée des

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extrêmes, mais, beaucoup plus grave, d’une mon-tée du sentiment que nous vivons dans un universéconomique, social et politique tout à la foisinjuste et dénué de sens. Le capitalisme est encrise, et cette crise, loin d’être anecdotique et pas-sagère, est, comme nous l’avons montré, essen-tielle et structurelle, donc sans issue prévisible àcourt ou moyen terme. La vérité est que nous nepouvons plus vivre dans le modèle de développe-ment qui fut celui des années 1960. C’est désor-mais impossible aussi bien sur le plan économique,qu’écologique et même moral.

Pour des raisons que nous avons analysées iciet qui sont rarement perçues dans le débat public,l’horizon de la consommation infinie et illimitéen’est plus tenable. Il est donc indispensable de pro-poser un nouveau modèle de développement, voireun nouveau projet de société, une autre vision dudestin commun, bref, une « politique de civilisa-tion » si l’on veut reprendre cette expression désor-mais consacrée, faute de quoi ceux qui sont associéspolitiquement, dans l’esprit de nos concitoyens, ausystème capitaliste et qui sont perçus par l’opinionpublique comme ses défenseurs « naturels » serontmis hors jeu. Il est inutile d’insister sur le fait quenombre des thèmes de campagne qui ont conduit

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à l’élection du président de la République sont prisà contre-pied aujourd’hui : le libéralisme enfin deretour, la rupture avec le « modèle social français »,l’argent décomplexé, la référence aux États-Unis, lavolonté de faire reculer l’État, et même le fameux« travailler plus pour gagner plus ».

Il ne s’agit nullement de dire que ces idéessont fausses sur le fond. Mais, quel que soit le juge-ment qu’on porte sur elles en tant que telles, il estpeu douteux qu’en termes de communication, ellessont devenues en quelques mois tout à fait obsolè-tes. Or il est essentiel de percevoir clairement dansle contexte actuel les raisons de ce retournementqui n’a rien d’anecdotique. Du reste, la présidenceeuropéenne de la France a déjà largement tenucompte de ce changement d’atmosphère. Elle s’estmême déroulée dans une ambiance politique pro-tectrice et régulatrice, voire si interventionniste etsi peu « libérale » qu’elle nous a valu d’être consi-dérés comme des « cryptocommunistes » par nosamis tchèques… Un tel jugement est évidemmentcomique, il n’en témoigne pas moins d’un change-ment de cap idéologique dont il faut maintenanttirer les conséquences si l’on veut du moins que lapolitique retrouve une cohérence sans laquelle elledevient illisible.

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Bien entendu, nous avons parfaitement cons-cience qu’il peut paraître aujourd’hui follementambitieux, voire tout à fait utopique, de prétendres’engager dans la voie d’un « nouveau projet desociété » – d’autant qu’à l’évidence, face à la criseéconomique et sociale, nos concitoyens, boostés pardes syndicats dont la puissance symbolique est sansrapport avec la représentativité numérique, atten-dent, comme on peut le comprendre sans peine,des actes et des faits, du concret bien tangible, dela relance par la consommation par exemple, avecdes mesures immédiates touchant l’emploi et lepouvoir d’achat, et pas, du moins pas dans un pre-mier temps, des idées abstraites et des projets à longterme.

Dans ces conditions, toute proposition deplus longue portée risque d’apparaître, surtout sielle émane du gouvernement, comme une mesuredilatoire – ce pourquoi il faut sans doute attendreque la crise s’installe davantage encore pour queles vraies questions surgissent et que l’on puisseproposer un nouvel horizon de sens et un nouveauprojet politique. Il est bien entendu indispensabled’imaginer, en parallèle à l’élaboration d’un telprojet de société et d’un nouveau modèle de déve-loppement, une série de mesures concrètes en

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l’absence desquelles les discours portant sur laconstruction d’un grand dessein, si légitime soit-il, seraient aussitôt disqualifiés. Mais d’évidence,c’est déjà ce que le gouvernement s’est employé àfaire de toutes ses forces avec ses diverses mesuresde relance et, encore une fois, on voit mal com-ment il pourrait faire beaucoup plus dans l’étatactuel des finances publiques.

Notre conviction est donc qu’il faut aller plusloin, beaucoup plus loin dans la voie d’un nouvelhorizon de sens pour la vie en commun. Bienentendu, nous disons cela avec la plus grandehumilité, en pleine conscience que nous n’avonsévidemment pas toutes les clefs du problème,encore moins toutes ses solutions. Il n’empêche :il est urgent de commencer à le poser correcte-ment. C’est ce que nous avons tenté de faire ici,en sachant bien que, pour aller plus loin, il faudrafaire un travail plus collectif et plus approfondi.Il va de soi, notamment, que le choix de soutenirtoujours davantage une économie de création àhaute valeur ajoutée dans nos grandes villes et nospôles de compétitivité sera sans doute décisif pournous donner les moyens de cette nouvelle concep-tion de la politique. D’autres que nous ont mon-tré, mieux que nous ne saurions le faire, combien

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ce redéploiement de notre économie vers l’inno-vation était décisif pour assurer notre croissancedans une économie mondialisée : car le position-nement dans la position « milieu de gamme » d’unetrop grande partie de nos entreprises les expose àla concurrence toujours plus conquérante des paysémergents.

La crise que nous traversons n’est pas néces-sairement une catastrophe en soi, même si elle l’est,bien entendu, pour ceux qu’elle jette à terre et aux-quels il faut impérativement venir en aide. Pourl’ensemble de la société, elle peut même être unechance d’ouvrir les yeux. Du reste, pour l’instant,seules deux catégories, malgré tout minoritaires, ensont les vraies victimes : disons, pour aller vite, les« relativement riches » et les chômeurs, ceux quiavaient des actions en Bourse et qui les ont vuess’effondrer d’un côté et, de l’autre, ceux qui perdentleur emploi où voient leur entreprise faire faillite.L’augmentation du chômage est dramatique – etelle risque de l’être plus encore dans les mois quiviennent, mais, pour le reste, rien n’a en véritéchangé : ceux qui ont conservé leur emploi n’ontpas vu jusqu’à présent leur pouvoir d’achatbaisser le moins du monde depuis le début de lacrise.

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La vérité est qu’elle a bon dos et qu’on metaujourd’hui volontiers à son compte toutes les dif-ficultés de la vie en général, même quand ellesn’ont aucun rapport avec la situation présente entant que telle. La baisse de la consommation, pourêtre réelle, n’en est pas moins largement influencéepar des motifs psychologiques et subjectifs, motifsdans lesquels l’univers médiatique, en martelantchaque jour depuis des mois que tout va mal, pos-sède une très grande part de responsabilité – cequi, malgré l’apparence n’est pas d’ailleurs unecritique, mais un constat. Encore une fois, pourl’immense majorité de nos concitoyens, rien n’achangé et le pouvoir d’achat est rigoureusement lemême que l’année dernière.

Ce qui laisse penser que le malaise est plusprofond et que la crise proprement dite ne faitqu’accélérer la prise de conscience du fait quel’univers de la consommation illimitée, induitmécaniquement par la logique même de la mon-dialisation, n’est pas tenable. Si la question dupouvoir d’achat est devenue primordiale, ce n’estpas fondamentalement pour des raisons objecti-ves, mais subjectives : objectivement, en effet, lepouvoir d’achat des Français est, crise ou pas, plusélevé que jamais. Il suffit de se souvenir des années

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1950 pour voir à quel point le niveau moyen aprogressé ! Et si l’on veut en avoir le cœur net, onn’a qu’à remonter encore un peu plus en amontdans notre histoire. En relisant Dickens ou LesMisérables de Hugo, on pourra se faire une idéede ce qu’était la réalité de la misère dans l’Europedu XIXe siècle. Et si l’on n’aime pas l’histoire, lagéographie peut suffire : qu’on aille donc voir àBombay, à Salvador de Bahia où même dans lesfaubourgs de Pékin ce qu’est la vraie pauvreté !Quoi qu’on en dise ici ou là, nous en sommes infi-niment loin.

En revanche, subjectivement, la souffrancesociale est tout à fait réelle. Une société qui semblen’attribuer à la vie humaine comme seul horizonde sens que celui de la consommation, du « tou-jours plus », est intrinsèquement insatisfaisante. Etce pour une raison de fond : le décalage entrel’augmentation exponentielle des désirs et l’évolu-tion relativement lente des pouvoirs d’achat nepeut qu’engendrer des frustrations irrémédiableset de plus en plus grandes, surtout si cette sociétéa en plus l’indécence d’exposer sans la moindrepudeur le fait massif et bien visible d’inégalités,qui pour être l’apanage d’un tout petit nombred’individus, n’en sont pas moins des plus criantes.

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Le « toujours plus ! » implique, comme son doublemaléfique, le « jamais assez ! ». Quand la vie encommun a un sens, la question du pouvoird’achat, du moins passé le seuil de la misère, estloin de prendre l’importance qu’elle revêt dansune société dont nous avons vu comment et pour-quoi elle organise à proprement parler le non-sens.

C’est là que le bât blesse, et ce pour des rai-sons économiques et morales structurelles tout àfait fondamentales. Et ce n’est évidemment pas endonnant cent cinquante ou deux cents euros deplus ici ou là que l’on changera quoi que ce soitau fond du problème. Les aides, pour bienvenuesqu’elles soient dans l’instant, seront toujoursjugées insuffisantes par les catégories qui les reçoi-vent et ceux qui ne les perçoivent pas se sentironten plus oubliés, pour ne pas dire négligés, voireinsultés. Montée de l’insatisfaction garantie ! Ilfaut mettre cette logique enfin à nu si l’on veutavoir une chance, sinon d’en sortir, du moins dela dépasser en l’englobant dans des perspectivesplus vastes, comme nous avons tenté de le faire ici.

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ANNEXE

Lettre de saisine adressée par le Premier ministre à Luc Ferry,

président délégué du Conseil d’analyse de la société

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TABLE

Une crise d’abord économique, après coup seulement financière, sociale et politique . . . . . . . .

10

De la mondialisation comme système destructeur de sens, ou pourquoi la politique tend à perdre le contrôle sur le cours de l’histoire . . . . . . . . . . . .

15

Les trois effets historiques de la mondialisation . . .

27

Propositions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59

I. Un axe double, tout à fait prioritaire : l’aide aux familles, l’aide aux entreprises . . . . . . . .

63

II. Un axe « équité » : à quelles conditions tous nos concitoyens peuvent-ils se sentir « dans le même bateau » ? . . . . . . . . . . . . . . . . . .

81

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III. Un axe éducation : repenser de fond en comblel’éducation civique, la voie professionnelle,les programmes d’économie et la place des grandes œuvres dans nos enseignements philosophiques et littéraires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

87

IV. Un axe réduction des déficits : la question de la solidarité entre les générations . . .

91

V. Un axe Europe qui la présente enfin comme le bon niveau pour reprendre la main sur un cours du monde que la mondialisation nous dérobe en permanence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

95

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

Annexe : Lettre du Premier ministre à Luc Ferry . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119

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Cet ouvrage a été composé et mis en pageschez N

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C

OMPO

(Villeneuve-d’Ascq)

N° d’impression : XXXXN° d’édition : 7381-2338-X

Dépôt légal : mai 2009

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