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FACULTÉ DES LETTRES Département d'histoire ÉTUDE DE L'ACTION. DE LA PENSÉE ESTHÉTIQUE ET DE LA DÉMARCHE PLASTIQUE DE FERNAND LEDUC DE 1953 À 1959 LOUISE DUPONT Mémoire présenté pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.) FACULTÉ DES ÉTUDES SUPÉRIEURES UNIVERSITÉ LAVAL AVRIL 1994 <£> Louise Dupont, 1994

FACULTÉ DES LETTRES Département d'histoire ÉTUDE DE … · 2020. 7. 24. · Raymond Abellio et chez le peintre Jean Bazaine qui ont marqué 1'artiste dans son orientation. C'est

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  • FACULTÉ DES LETTRES Département d'histoire

    ÉTUDE DE L'ACTION. DE LA PENSÉE ESTHÉTIQUE ET DE LA DÉMARCHE PLASTIQUE DE FERNAND LEDUC DE 1953 À 1959

    LOUISE DUPONT

    Mémoire présenté

    pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.)

    FACULTÉ DES ÉTUDES SUPÉRIEURES UNIVERSITÉ LAVAL

    AVRIL 1994

    Louise Dupont, 1994

  • i

    RÉSUMÉ

    Le peintre Fernand Leduc a développé une trajectoire unique dans

    l'histoire de l'art québécois. Depuis 1943, il suit une démarche

    qui l'a mené de l'automatisme aux microchromies actuelles. Entre

    1953 et 1959, durant son retour à Montréal, après un séjour de

    sept ans en France, Leduc vit une véritable révolution esthétique

    et plastique, celle du passage de 1'automatisme à l'abstraction

    construite. Les sources de cette révolution, de nature

    philosophique et spirituelle, se retrouvent chez le penseur

    Raymond Abellio et chez le peintre Jean Bazaine qui ont marqué

    1'artiste dans son orientation. C'est par son action au sein du

    milieu de la peinture montréalaise ainsi qu'à travers sa pensée

    esthétique et sa démarche plastique que Leduc effectue son

    passage. "Portes rouges", une oeuvre de 1955, nous a semblé

    représenter un moment charnière de cette période.

  • ii

    AVANT-PROPOS

    Bien que ce mémoire soit avant tout un projet personnel, son

    élaboration n'aurait pas été possible sans l'aide de quelques

    personnes.

    Je tiens d'abord à remercier ma directrice Marie Carani pour ses

    qualités de présence et d'écoute ainsi que pour la pertinence de

    ses interventions. Sa confiance et l'autonomie qu'elle m'a

    laissée ont été des facteurs déterminants pour mener à bien ce

    projet. Son envergure intellectuelle et sa connaissance de

    l'histoire de l'art ont été de puissants stimulants tout au long

    de ces deux années de collaboration.

    Je suis aussi profondément reconnaissante envers ma famille pour

    son support attentif, particulièrement mon conjoint qui a su

    comprendre les exigences du travail de longue haleine que

    représentent les études graduées, ainsi que ma mère qui m'a

    soutenue à sa manière si personnelle.

    Enfin, j'éprouve beaucoup de gratitude pour Fernand Leduc qui a

    bien voulu me recevoir. Sa disponibilité et sa simplicité ont

    rendu cette rencontre très agréable. Son témoignage a donné une

    dimension humaine aux informations livresques que j'avais

    recueillies à son sujet. Travailler sur cet artiste s'est avéré

    passionnant du début jusqu'à la fin.

  • Ill

    TABLE DES MATIÈRES

    RÉSUMÉ ............................................................ i

    AVANT-PROPOS .................................................. ii

    TABLE DES MATIÈRES......................................... iii

    LISTE DES TEXTES DE FERNAND LEDUC ANALYSÉS ................ vi

    LISTE DES ILLUSTRATIONS ET DES FIGURES..................... vü

    INTRODUCTION ..................................................... 1

    CHAPITRE 1 - LES SOURCES MAJEURES D'INFLUENCE SUR LA PENSÉE DE

    FERNAND LEDUC ENTRE 1947 ET 1953

    1.1. Raymond Abellio1.1.1. L'impact de la rencontre de Raymond Abellio

    sur Fernand Leduc................................ p. 81.1.2. Présentation de Raymond Abellio.............. p. 101.1.3. Les fondements de sa pensée ................ p. 101.1.4. Son essai Vers un nouveau prophétisme . . . p. il1.1.5. Influence d'Abellio sur Leduc .............. p. 14

    1.1.5.1. La correspondance (1948 à 1950) . . p.161.1.5.2. Les textes (1953 et 1954) ......... p. 29

    1.2. Jean Bazaine1.2.1. L'importance de la rencontre de Jean Bazaine p. 311.2.2. La pensée esthétique et l'art de Jean Bazaine p. 331.2.3. Liens entre Leduc et Bazaine................ p. 35

    1.2.3.1. Leur pensée........................... p. 361.2.3.2. Leur pratique artistique ......... p. 39

    1.3. Conclusion.............................................. p. 41

    CHAPITRE 2 - LA PENSÉE ESTHÉTIQUE DE FERNAND LEDUC ET SON ACTION AU SEIN DU MILIEU DE LA PEINTURE À MONTRÉALDE 1953 À 1959

    2.1. Retour ................................................ p. 44

    2.2. Contexte de la peinture à Montréal au début des années cinquante2.2.1. Contexte culturel général .................... p.452.2.2. Le champ de la peinture autour de 1953 . . . p.46

  • iv

    2.3. Distanciation de l'automatisme et ouverture aux différentes tendances (1953-1954)

    2.3.1. Implication de Leduc dans une action sociale "communicante"

    2.3.1.1. Réintégration de Leduc à Montréal:1'exposition du boulevard Saint-Joseph .... p. 472.3.1.2. Organisation de "La Place des artistes"en vue d'une ouverture aux différentes tendances...p.482.3.1.3. Participation à la dernière expositionautomatiste, "La matière chante".............. p. 49

    2.3.2. Évolution de la pensée esthétique de Leduc du monde psychique au domaine métaphysique

    2.3.2.1. Mise au point sur 1'automatisme ... p. 502.3.2.2. De l'art de refus à l'artd'acceptation .................................. p.522.3.2.3. La critique d'art comme éveil du publicet comme appel à la responsabilisation des pouvoirs publics ................................ p.59

    2.4. Le passage à l'art abstrait (1955)

    2.4.1. Au coeur du débat d'idées autour de 1'exposition "Espace 55": le différendBorduas/Leduc ..................................... p.63

    2.4.2. La conquête formelle de l'abstractionau fil des expositions de 1955 ................ p. 71

    2.4.3. La continuité intensificatrice de son évolution "de l'expressionnisme non-figuratifà l'art abstrait" .............................. p.72

    2.4.4. Réflexions sur l'intégration des arts à la sociétéet sur le rôle des organismes publics......... p.76

    2.5. Engagement pour la reconnaissance sociale de l'art abstrait et de ses artistes (1956-1959)

    2.5.1. Premier président d'un vaste rassemblement d'artistesen vue d'une action collective: l'AANFM (1956) ... p. 78

    2.5.2. Défenseur de l'art abstrait et de ses artistes p.79

    2.5.2.1. Porte-parole de l'art d'avant-garde dans le supplément "Beaux-Arts", Le Devoir.14 décembre 1957 ................................ p.792.5.2.2. Éveilleur des esprits au langage de

  • V

    l'art abstrait: le débat Leduc/Chicoine .... p.832.5.2.3. Défenseur des artistes abstraits face aux institutions culturelles:l'affrontement Leduc/Steegman.................. p.87

    2.5.3. Organisateur-exposant de la première expositioncollective d'art abstrait à Montréal................ p. 89

    2.5.3.1. L'exposition "Art Abstrait" à l'École desBeaux-Arts de Montréal, janvier 1959 ......... p. 892.5.3.2. Le texte-manifeste de Leduc

    pour l'exposition:"Vivre c'est changer", janvier 1959 ........... p. 902.5.3.3. Porte-parole des exposants :la conférence "Pour déséquivoquer l'art abstrait"..p.91

    2.5.4. Le départ ..................................... p. 96

    2.6. Conclusion: le rôle moteur de Leduc de 1953 à 1959 . p. 96

    CHAPITRE 3 - LA DÉMARCHE PLASTIQUE DE FERNAND LEDUCDE 1953 À 1959

    3.1. L'évolution plastique entre 1'automatisme et l'art abstraitconstruit

    3.1.1. Distanciation des valeurs plastiquesautomatisées.................................. p. 98

    3.1.2. 1954, période de transition................. p. 1003.1.3. 1955, le passage à l'art abstrait ........... p. 1013.1.4. "Apparition" de l'art abstrait construit . . p. 1043.1.5. Intégration des valeurs plasticiennes . . . p. 1063.1.6. Art abstrait, architecture et société .... p. 1083.1.7. La démarche entre 1953 et 1959 ................p. 111

    3.2. Analyse de "Portes rouges", huile sur toile de 19553.2.1. Description de l'oeuvre.................. p. 1143.2.2. Analyse syntaxique...........................p. 1173.2.3. Analyse sémantique...........................p. 1233.2.4. Conclusion....................................p. 130

    CONCLUSION................................................. p. 131

    ANNEXE 1 - ENTREVUE AVEC FERNAND LEDUC................. p. 135

    ANNEXE 2 - ILLUSTRATIONS D'OEUVRES CITÉES ..............p. 153

    BIBLIOGRAPHIE p. 162

  • VII

    CREDITS PHOTOGRAPHIQUES

    lllust. 1: "Guild House" (1961), Philadelphie. Rollin R. Lafrance, publiée dans Progressive Architecture, Mai 1967, p.134.

    lllust. 2: Maison Vanna Venturi (1961), Chestnut Hill. Rollin R. Lafrance, publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p.245.

    lllust. 3: Maison Vanna Venturi (1961), Chestnut Hill. Rollin R.Lafrance, publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown /Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p.246.

    lllust. 4: Colonne "ionique" de l'agrandissement fait au "Allen Art Museum" du "Oberlin College" (1973), Oberlin, Ohio. Stones Reprographies, publiée dans The Harvard Architecture Review,The M.I.T. Press, Vol. 1, Printemps 1980, p. 198.

    lllust. 5: Pilastres, "National Gallery" (Londres). Venturi, Scott Brown & Associates, publiée dans Architectural Design / Profile no 91 / Post-Modern Triumphs in London, 1991, p. 48.

    lllust. 6: "County Federal Savings and Loan Association" (projet, 1977). VRSB Office (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch &Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, 226.

    lllust. 7: "House in Northern Delaware" (1978). VRSB Office (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p. 276.

    lllust. 8: "House in Vail" (1975), Vail Village, Colorado. VRSB Office (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, [p. 273].

    lllust. 9: "North Penn Visiting Nurses' Association Headquarters"(1961), North Pennsylvania. Rollon R. Lafrance (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p. 149.

    lllust. 10: "California City Sales Office" (projet, 1970). VRSB Office, publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, 1987, p. 220. Dessin de W. G. Clark.

  • LISTE DES ILLUSTRATIONS ET DES FIGURES

    Illustrations

    Oeuvres de Jean Bazaine

    A. Le grand arbre au paysage d'hiver .... Annexe 2, p.153

    B. L'arbre au plongeur........................... Annexe 2, p. 153

    Oeuvres de Fernand Leduc

    Portes rouges................................................ p. 113

    C. La voie et ses embûches.......................Annexe 2, p. 154

    D. Signes........................................... Annexe 2, p. 155

    E. Ile de Ré, Cl.................................. Annexe 2, p. 155

    F. La dérive des continents.......................Annexe 2, p. 156

    G. Jardin d'enfance................................Annexe 2, p. 156

    H. Quadrature.......................................Annexe 2, p. 157

    I. Porte d'orient.................................. Annexe 2, p. 157

    J. Point d'ordre.................................. Annexe 2, p. 158

    K. Rayures......................................... Annexe 2, p. 158

    L. Lune de miel.................................... Annexe 2, p. 159

    M. Rencontre totémique à Chilkat .............. Annexe 2, p.159

    N. Delta........................................... Annexe 2, p. 160

    O. Strates solaires................................Annexe 2, p. 160

    P. Ville........................................... Annexe 2, p. 161

    vii

  • viii

    Figures

    Figure 1.......................................................p. 115

    Figure 2.......................................................p. 118

    Figure 3.......................................................p. 119

    Figure 4.......................................................p. 120

    Figure 5.......................................................p. 121

    Figure 6.......................................................p. 121

    Figure 7 p. 122

  • INTRODUCTION

    La trajectoire artistique de Fernand Leduc a commencé en 1943,

    année de sa participation à l'exposition des Sagittaires et de

    ses premières oeuvres surréalistes qualifiées d'automatisme

    psychique. Menée par une démarche intérieure continue et intense,

    elle se poursuit avec l'automatisme gestuel entre 1945 et 1949

    puis, de 1950 à 1954, s'oriente vers une construction plus

    formelle, pour en arriver à 1'abstraction construite et

    géométrique entre 1954 et 1969. Durant cette dernière période,

    les chromatismes binaires, les compositions, les passages et les

    érosions conduisent vers un plus grand dépouillement et une

    recherche de plus en plus poussée de la lumière. En 1970, la

    qualité de la lumière-énergie devient le sujet des microchromies.

    Ce travail continue actuellement.

    Ce sont au premier chef ces microchromies qui m'avaient fait une

    profonde impression lors de la "Rétrospective Fernand Leduc" au

    musée du Québec au printemps de 1989. Découvrir au-delà de la

    première impression monochrome, les pulsations lumineuses des

    microchromies, m'avait fascinée et m'avait initiée à cet univers

    de contemplation que peut être la peinture. L'univers de Fernand

    Leduc m'était apparu fondé sur une recherche spirituelle. Deux

    ans plus tard, guidée par mon désir de connaître et de fouiller

    plus à fond cet aspect hiératique de l'histoire de l'art au

    Québec, le choix de 1'oeuvre de Fernand Leduc s'est imposé.

    Ses cinquante années de démarche artistique font de cet artiste

    un des pionniers de la peinture vivante d'ici. Même si son

    travail plus récent m'interpellait, je souhaitais surtout saisir

    la naissance d'un tel cheminement. Moment de bascule, le passage

    aux microchromies est cependant préparé par et dans chaque

    tableau qui le précède. La démarche antérieure de Leduc avait

    déjà été marquée par deux moments révolutionnaires comparables,

    celui du passage de 1'automatisme à l'art abstrait construit, en

  • 2

    1955 et, au tout début, celui entre 1 'académisme étudié à 1'École

    des Beaux-Arts de Montréal et 1'automatisme. Cette première

    mutation s'était opérée en relation avec la rencontre capitale du

    peintre Paul-Émile Borduas. Par la suite, entre les années 1941

    et 1947, Leduc aura été un ardent protagoniste de l'automatisme

    tant par ses écrits que par ses oeuvres. Conséquemment, je me

    suis alors interrogée sur les raisons et les fondements de son

    passage subséquent de l'automatisme à l'art abstrait construit.

    Comment et pourquoi Leduc avait-t-il opéré cette conversion

    radicale?

    A cet égard, ce sont d'abord les textes esthétiques et critiques

    écrits par Leduc qui peuvent nous éclairer sur sa démarche.

    Ensuite, des informations clés se trouvent dans les notes et dans

    les commentaires exhaustifs d'André Beaudet sur les écrits de

    Leduc réunis sous le titre Vers les îles de lumière Écrits (1942-

    1980). Enfin, Jean-Pierre Duquette, dans sa monographie Fernand

    Leduc et dans son entrevue avec l'artiste, intitulée "Fernand

    Leduc: de l'automatisme aux microchromies", a apporté des

    précisions supplémentaires et importantes au parcours de

    l'artiste.

    De ces différents ouvrages et interventions, ressort d'entrée de

    jeu le rôle prépondérant du penseur français Raymond Abellio sur

    l'évolution de la pensée de Leduc entre l'expressionnisme de

    l'automatisme et l'ordonnancement de l'art abstrait construit.

    L'influence esthétique du peintre Jean Bazaine s'y fait aussi

    sentir. Par contre, si ces influences sont mentionnées, en

    passant, aucune analyse en profondeur du lien entre les

    fondements philosophiques de la pensée d'Abellio et son

    intégration par Leduc à ce moment de sa trajectoire n'a encore

    été menée en histoire de l'art québécois, ni celle de la relation

    entre la pensée esthétique de Bazaine et la pensée du peintre

    québécois. C'est ce que la présente étude entend développer afin

    d'éclairer par l'intérieur la cohérence du cheminement de cet

  • 3

    artiste.

    C'est pourquoi, dans la perspective générale de saisir les

    fondements philosophiques et esthétiques du passage de Leduc de

    1'automatisme à 1 'abstraction construite, nous nous penchons dans

    un premier chapitre sur les sources d'influence qui marquent la

    pensée de Leduc à la suite de la signature de Refus global. À

    travers 1'analyse de sa correspondance avec Borduas durant son

    séjour en France, nous saisissons 1'impact déterminant de deux

    rencontres, celle de Raymond Abellio pour sa pensée métaphysique

    et celle de Jean Bazaine pour sa pensée esthétique. Ces deux

    hommes, à des niveaux différents, orientent la réflexion de Leduc

    vers la recherche d'un ordre nouveau apte à apporter une réponse

    au désordre du monde moderne. Nous établissons les liens qui

    existent entre la pensée de 1'artiste québécois dans ses lettres

    à Borduas et la pensée d'Abellio développée dans un de ses

    premiers ouvrages, Vers un nouveau prophétisme, ainsi qu'avec

    celle de Jean Bazaine énoncée dans son recueil Notes sur la

    peinture d'aujourd'hui. Cette étude entend ainsi situer la pensée

    comme la démarche esthético-plastique de Leduc lors de son

    arrivée à Montréal en 1953.

    Nous étudions ensuite dans un deuxième chapitre les principaux

    types d'engagement de Leduc au sein du milieu montréalais des

    années cinquante. Nous suivons 1'évolution de son action entre

    son éloignement du groupe automatiste et son implication en

    faveur de l'art abstrait. Entre 1953 et 1959, Leduc joue ainsi un

    rôle très actif dans le milieu de la peinture par ses multiples

    interventions, publiques et engagées. Complétant ses expositions

    personnelles et ses participations à des expositions collectives,

    il organise notamment des manifestations rassemblant des artistes

    de toutes tendances de la non-figuration, joue un rôle de chef de

    file comme président de l'Association des Artistes Non-Figuratifs

    de Montréal (AANFM), écrit des chroniques radiophoniques de

    critique d'art et devient plastiquement parlant un des pionniers

  • 4

    de l'art abstrait au Québec. Nous faisons ressortir l'importance

    et la portée de son rôle d'embrayeur durant cette période.

    En relation étroite avec ces différentes actions, Leduc précise

    au même moment sa pensée éthico-esthétique sur l'art qu'il

    pratique et sur l'art de son temps dans de nombreux écrits,

    textes d'expositions, chroniques, articles, causeries. L'analyse

    qui est réalisée de ces différents textes dans ce second

    chapitre, nous permet donc de contextualiser et de mieux

    comprendre les fondements, l'articulation et les enjeux de

    l'évolution de Leduc depuis l'automatisme jusqu'à l'abstraction.

    Bien qu'elle soit influencée par la pensée d'Abellio et de

    Bazaine, cette démarche artistique s'avère aussi à la fois

    profondément personnelle. A ce sujet, notre étude permet de

    saisir les transformations profondes opérées dans le champ local

    de la peinture à travers l'expression et l'analyse de cet acteur-

    témoin de premier plan qu'est Leduc. Elle vise encore à situer

    l'art qui se pratique à Montréal en regard de grands courants

    nationaux et internationaux.

    Enfin, nous cernons dans un troisième chapitre l'évolution de

    l'oeuvre plastique de Leduc depuis sa première exposition solo du

    boulevard Saint-Joseph en 1953 jusqu'à ses dernières expositions

    d'art abstrait avant son retour en France, en 1959. Pour ce

    faire, nous nous référons aux principaux articles de la critique

    montréalaise, surtout à ceux de Rodolphe de Repentigny qui a

    suivi et analysé assidûment pendant les années 1950 les

    différentes expositions de Leduc. Cela permet de comprendre

    toujours davantage les transformations du langage plastique de

    l'artiste. Afin d'appréhender d'une façon encore plus profonde la

    mutation qui s'est produite au sein de cette expression

    artistique, nous procédons en fin de parcours à la description et

    aux analyses syntaxique et sémantique de "Portes rouges", une

    huile sur toile de 1955, peinte à un moment charnière du passage

    de frontière de l'automatisme à l'abstraction construite. Nous

  • 5

    pouvons ainsi percevoir toute la cohérence et 1'intégrité de la

    démarche de cet artiste, dans son action, dans sa pensée et dans

    son oeuvre.

  • CHAPITRE 1

    LES SOURCES MAJEURES D'INFLUENCE SUR LA PENSÉE DE FERNAND LEDUC

    ENTRE 1947 ET 1953

    A Montréal, entre 1953 et 1959, Leduc participe à des expositions

    collectives, joue un rôle de chef de file dans le rassemblement

    d'artistes non-figuratifs de toutes tendances et devient le

    premier président de l'Association des Artistes Non-Figuratifs de

    Montréal (AANFM). Par la suite, les peintres abstraits s'avérant

    les plus audacieux, Leduc organise une exposition d'art abstrait

    et prend la parole à diverses tribunes pour expliquer et situer

    cet art qu'il pratique et qu'il défend. Corollairement à cette

    action dans la collectivité, Leduc s'investit dans son travail

    d'artiste. Il présente de nombreuses expositions solo au cours

    desquelles son évolution plastique démontre son passage de

    1'automatisme à un art plus formel, pour atteindre ensuite la

    maîtrise de 1'abstraction construite.

    Parallèlement, cette action est sous-tendue par une réflexion que

    Leduc précise et développe dans de nombreux textes. C'est ainsi

    qu'on a pu comprendre comment cet artiste s'éloigne à ce moment

    de 1'automatisme, reconnaît la coexistence de deux pôles majeurs

    de l'art, "l'art de refus" et "l'art d'acceptation", et enfin

    s'engage dans l'art abstrait.

    Cette période majeure dans la trajectoire artistique de Leduc,

    marquée par sa propre révolution esthétique et plastique, trouve

    déjà sa genèse durant les années de son séjour en France entre

    1947 et 1953. Un tel changement de sens dans la pensée et la

    pratique de cet artiste repose tout d'abord, au premier chef,

    sur la personnalité exigeante de Leduc, cherchant toujours à

    repousser les limites des certitudes acquises. Ce passage s'est

  • 7

    aussi articulé à partir de fondements philosophiques dont les

    sources les plus importantes se trouvent dans la pensée

    métaphysique de Raymond Abellio et dans des conceptions

    esthético-plastiques inspirées de la pensée comme de la démarche

    de Jean Bazaine.

    C'est dans la correspondance suivie que Leduc entretient avec

    Borduas durant ses premières années parisiennes qu'il informe son

    ami et son premier Maître des activités de la capitale française,

    de ses démarches pour organiser des expositions automatistes, de

    ses rencontres, ainsi que de ses pensées personnelles. Dans les

    lettres de la fin de 1948 jusqu'à celles de 1952, à quelques mois

    de sa rentrée à Montréal, Leduc fait justement part de deux

    rencontres majeures pour lui: Raymond Abellio et Jean Bazaine.

    Dans la correspondance de cette période, Leduc explique, analyse,

    intègre les fondements de la pensée métaphysique d'Abellio,

    philosophie qui semble apporter des éléments constructifs à ses

    propres questionnements. C'est en regard de la découverte de

    cette pensée, découverte qui coïncide, à quelques mois

    d'intervalle, avec la signature de Refus global, que Leduc

    commence d'ailleurs à remettre en question l'automatisme.

    Parallèlement, sa démarche plastique va aussi s'en éloigner.

    Leduc souligne alors son intérêt, de nature esthétique et

    plastique celui-là, pour le peintre Jean Bazaine, donc pour son

    oeuvre picturale et surtout pour son ouvrage, Notes sur la

    peinture d'aujourd'hui. A plusieurs reprises, Leduc fait ainsi

    part de la communauté de pensée qui le lie à cet artiste

    français. Abellio et Bazaine, avoue Leduc, sont donc d'entrée de

    jeu les deux hommes qui représentent, pour des raisons

    différentes, ses rencontres les plus importantes avec la pensée

    comme avec la peinture durant son séjour en France.

    En nous fondant sur les lettres du 13 décembre 1948 au 24 mai

    1952, nous pouvons analyser comment la pensée de chacun de ces

    deux hommes a été une source d'influence majeure dans l'évolution

  • 8

    de Leduc pendant les années 1950 et même au-delà. Dans ce

    premier chapitre, nous entendons relever en conséquence 1'impact

    de la rencontre de Raymond Abellio sur Leduc. Nous présentons

    l'homme et nous étudions sa pensée philosophique, celle que ce

    penseur français a développée dans son ouvrage Vers un nouveau

    prophétisme. Nous observons ensuite comment Leduc intègre

    certains principes issus de cette philosophie abellienne à

    travers les lettres qu'il adresse à Borduas. Pour vérifier la

    persistance de cette filiation, nous scrutons encore quelques-uns

    des textes écrits à Montréal.

    Par la suite, nous voulons cerner de même quel type d'influence

    a Jean Bazaine sur Leduc. Nous présentons ce peintre et nous

    étudions brièvement son oeuvre et sa pensée esthétique durant la

    période où Leduc fait sa connaissance. Enfin, nous relevons les

    faits qui éclairent 1'impact de cette rencontre sur la pensée

    comme sur 1'oeuvre plastique de Leduc.

    1.1. Raymond Abellio

    1.1.1. L'impact de la rencontre de Raymond Abellio sur Fernand

    Leduc

    Durant le séjour de Fernand Leduc à Paris entre 1947 et 1953, la

    rencontre de Raymond Abellio s'avère la plus marquante pour lui.

    Elle l'ouvre à un monde qui trouve chez-lui des échos profonds

    et détermine son évolution subséquente. Comme Leduc le dit lui-

    même à Claude Gauvreau dans 1'interview qu'il lui accorde en 1950

    pour le journal Le Haut-Parleur: "La connaissance de Raymond

    Abellio a été et reste pour moi le contact le plus enrichissant

    de mon séjour en France. Je suis encore au seuil d'une aventure

    spirituelle qui m'apparaît d'envergure inépuisable.1,1 1

    1 Gauvreau, Claude. "Interview transatlantique du peintre Fernand Leduc", Le Haut-Parleur. 30 juillet 1950, reproduit dans Leduc Fernand. Vers les îles de lumière. Écrits (1942-1980). Présentation, établissement des textes, notes et commentaires par

  • 9

    Dès 1947, Leduc prend connaissance des premiers écrits de ce

    philosophe, le roman Heureux les Pacifiques et 1'essai Vers un

    nouveau prophétisme.2 En 1948, commence une correspondance qui se

    poursuivra jusqu'en 1952. Par la suite, Leduc rencontre Abellio

    à quelques reprises. Il lit aussi les ouvrages subséquents du

    penseur: Les veux d'Ezéchiel sont ouverts. La Bible document

    chiffré. L'Assomption de l'Europe.3 4 Dès les débuts, cette pensée

    soulève son enthousiasme. Leduc l'écrit à Borduas, le 13 décembre

    1948 : "Dans le désarroi actuel dont une vague frénétique de

    prophétisme, la joie de découvrir une véritable lueur d'espoir

    est aujourd'hui possible. Mêmes des feux de grande envergure:

    entre autres, l'oeuvre de Raymond Abellio mérite cet épithète.1,4

    Dans une autre lettre à Borduas, le 29 avril 1949, il en confirme

    l'impact sur sa réflexion: "Une oeuvre comme celle d'Abellio

    mérite qu'on la relise, et sa bouleversante synthèse nous oblige

    à notre tour à mettre de l'ordre dans nos idées."5

    André Beaudet. Ville LaSalle, Hurtubise HMH, 1981. (Cahiers du Québec, Collection Textes et Documents littéraires) p.263-265, n.275.

    2 Dans la lettre que Leduc écrit à Borduas le 25 avril 1949, il lui avoue : "Une oeuvre comme celle d'Abellio mérite qu'on la relise, (...) Personnellement j'ai mis près d'un an avant de vous en parler." Or, c'est dans sa lettre du 13 décembre 1948 que Leduc parle d'Abellio à Borduas pour la première fois. Il y a donc lieu de penser qu'il a lu Heureux les Pacifiques en 1947. Ce roman venait de recevoir le prix Sainte-Beuve.

    3 Duquette, Jean-Pierre. Fernand Leduc. Ville La Salle: Hurtubise HMH, 1980. (Cahiers du Québec, Collection Arts d'aujourd'hui) p.54-55.

    4 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi le 13 [19]48", op.cit. p.95.

    5 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 25 avril [19]49",

    op.cit. p.111.

  • 10

    1.1.2. Présentation de Raymond Abellio

    Raymond Abellio est le pseudonyme de Georges Soulès, né à

    Toulouse en 1907. Il reçoit une formation d'ingénieur, adhère au

    parti socialiste et mène une vie militante intense. Il étudie

    aussi les différentes philosophies positivistes et pousse très

    loin ses recherches dans les multiples mysticismes et

    spiritualismes: l'alchimie, l'hindouisme, le Talmud, la Kabbale,

    l'occultisme et l'ésotérisme. Durant la guerre, il se serait lié

    à des collaborateurs, puis, désillusionné, se serait tourné vers

    la Résistance. En 1945, il abandonne toute action politique et se

    réfugie en Suisse. Initié par un instituteur-guérisseur, Pierre

    de Combas, il s'intéresse à l'histoire invisible et se consacre

    dès lors à la recherche et à 1 ' écriture. Dans ses nombreux

    ouvrages, il intègre à sa pensée la philosophie, l'art, la

    politique, 1'ésotérisme et les sciences. Tout son travail

    cherche à concilier spiritualité et intellectualité de façon à

    proposer une voie de la sagesse pour l'homme et l'humanité.

    1.1.3. Les fondements de sa pensée

    Au moment où Leduc lit les premiers ouvrages de Raymond Abellio,

    celui-ci en est au début de 1 'élaboration de sa pensée. Les

    décennies suivantes verront le développement de son oeuvre qui se

    veut de nature essentiellement philosophique. Abellio intègre les

    connaissances des différents champs qu'il explore tout en posant

    le primat de la rationalité sur le symbole. Il s'inspire de la

    phénoménologie d'Husserl, mais il

    "transforme le mode descriptif de recherche des actes de conscience en une véritable génétique, c'est-à-dire (...) en phénoménologie génératrice de structures au sens où l'on est en droit de dire qu'une structure engendre des relations bien plus qu'elle n'ordonne des

  • 11

    actes ou des événements.1,6

    En recherchant la structure de l'intuition, ce penseur a débouché

    sur "une structure universelle en même temps que sur sa genèse

    qui est la genèse de toute conscience.1,7 II propose le postulat

    de 1'interdépendance universelle "qui se confond à la limite à

    1'intersubjectivité universelle:

    "Une compénétration universelle des consciences fait immédiatement ressortir que rien ne peut se produire en acte "quelque part" qui ne soit présent en pensée dans la totalité de l'univers, en sorte que le Moi cesse aussitôt, au moins en profondeur, d'être un point de départ, sinon un point d'appui, et que l'on ne pourra y revenir que par un long parcours de "transfiguration. . .1,8

    1.1.4. Son essai Vers un nouveau prophétisme

    Nous nous fonderons sur le premier essai de Raymond Abellio, Vers

    un nouveau prophétisme qui permet de saisir le développement

    théorique de sa pensée et de comprendre les fondements de cet

    ordre universel proposé par lui. Cet ouvrage est déjà paru

    lorsque Leduc parle d'Abellio à Borduas, de même que le premier

    roman de cet auteur, Heureux les pacifiques, première publication

    qui a marqué Leduc.6 7 8 9

    Dans Vers un nouveau prophétisme. 1'auteur part de l'a priori du

    déterminisme divin qu'il oppose au libre arbitre. Dans ses textes

    ultérieurs, il le reformulera en termes de postulat de

    1'interdépendance universelle dont l'admission entraîne la

    6 Lombard, Jean-Pierre. "Considérations théoriques à propos de la phénoménologie d'Abellio", Raymond Abellio. L'Herne. Paris: Les Éditions de 1'Herne, 1979. (Les Cahiers de 1'Herne) p.115.

    7 Ibid.

    8 Abellio, Raymond. "Le postulat de 1'interdépendance universelle", Raymond Abellio. L'Herne, p.24

    9 Beaudet, André. "Notes", op.cit. p.248 n.185.

  • 12

    renonciation aux notions de hasard, de limite, de causalité:

    "C'est remettre en question tout ce qui implique une idée de limite, de fragmentation en parties, de système clos, ce qui ne va pas sans bouleverser les notions d'ordre et de temps successif, d'origine et de fin, de naissance et de mort.1,10

    Dans cet esprit, la création et toutes les manifestations, dont

    celles du mal, font partie du plan divin. L'époque de l'après-

    guerre, souvent vue par les intellectuels comme l'échec de la

    civilisation, est caractérisée par Abellio de période

    "diluvienne" ou catastrophique. C'est hors des dualités

    habituelles, morale ou politique, qu'il propose de chercher une

    solution à 1'absurdité du monde. Il avance que seule la

    spiritualité ou le Sacré projeté dans le social peut amener

    l'humanité à évoluer. L'homme ne progresse que "tiré" par

    l'Esprit. Des guides spirituels ou prophètes modernes doivent

    rallier une minorité éclairée capable d'accéder à une

    compréhension métaphysique du monde. Cette minorité est

    constituée d'"hommes intérieurs",10 11 aptes à évoluer

    spirituellement, reconnaissables à leur besoin de communion et de

    responsabilisation et non de possession ou de domination vis-à-

    vis la société. De cette élite agissante émergera une humanité

    post-diluvienne.

    Abellio conçoit l'histoire de l'humanité et du monde, à 1'instar

    de l'histoire de chaque homme, comme une suite de cycles

    alternatifs d'involution (déspiritualisation corrélative à une

    évolution de la matière) et d'évolution (spiritualisation

    10 Abellio, R. op.cit. p. 24

    11 "Tout 1 'oeuvre se tend dans 1 'émergence de l'homme intérieur évoqué par saint Paul, autrement nommé par Husserl, le Je transcendantal. Pour l'homme intérieur, rien n'est extérieur à lui, rien n'est devant ni derrière lui, tout est en lui, il n'est que conscience présente au présent vivant." in Lombard, Jean-Pierre. Dialogue avec Raymond Abellio. Paris : Éditions Lettres vives, 1985 (Collection Nouvelle Gnose) p.7.

  • 13

    corrélative à une involution de la matière) . La fin d'un cycle

    d'involution est marquée par le Déluge (purge de la

    multiplicité). De là émerge un nouveau cycle qui pose le problème

    de l'homme en termes nouveaux et plus avancés. L'ensemble de ces

    cycles s'inscrit dans un cycle unique dit de "manifestation" dont

    la fin se traduit par un dernier Déluge ou Apocalypse.

    Dans cette cosmogonie, l'homme ne se réduit pas à la dualité

    corps/matière. Il est tripartite. Comme tout corps chimique, il

    accumule et transforme l'énergie appelée aussi amour universel.

    Il peut transmuer sa quantité et sa qualité d'énergie d'un niveau

    à un autre. Plus il est spiritualisé, plus sa force énergétique

    est grande et accentue 1'évolution de l'Esprit.

    Abellio utilise l'image d'un cône pour illustrer le parcours en

    spirale des cycles d'involution et d'évolution entre la matière

    (le bas du cône) et 1'Esprit parfait ou Dieu (le haut du cône).

    Il divise les êtres humains en trois groupes, divisions qu'il

    emprunte à la "Bhagavad Gîta"12. Les plus nombreux, les ignorants

    ou "tamas", attirés par les forces telluriques (du sol et du

    sang) ou dirigés par leurs pulsions, occupent la base du cône. La

    catégorie intermédiaire réunit les actifs, les "rajas", qui

    semblent libres mais ne voient historiquement qu'à court terme.

    Les esprits éclairés, les "sattwas", les moins nombreux, accèdent

    à la connaissance intégrale. Il ne faut pas confondre ces

    12 La "Bhagavad Gîta" ou "Chant du Bienheureux Seigneur" fait partie de la grande épopée indienne la Mahâbrârata. Elle expose 1'enseignement métaphysique et mystique de Vishnu sous la forme de Krsna à un prince guerrier. Ce texte, tout en exhaltant le dieu suprême, se veut un poème didactique bien que lyrique, sur les devoirs de caste et les moyens d'obtenir la libération hors du cycle des renaissances. L'enseignement original de la Gîta repose sur l'exaltation du devoir individuel, mais uniquement relié à celui de la caste, et sur le détachement du fruit des actes. Tiré de "Bhagavad Gîta" par Anne-Marie Esnoul in Encyclopaedia Universalis. Corpus 4. Paris : Encyclopaedia Universalis, 1989. p.62—64.

  • 14

    derniers avec les "lucifériens", des "rajas" supérieurs, qui

    passent pour éclairés à cause de leur intelligence et de leurs

    capacités intellectuelles mais qui ne peuvent être des sages

    n'ayant pas transcendé leur ego par la sublimation en Dieu.

    L'ordre nouveau proposé par cet auteur ne se fonde pas sur le

    pouvoir d'une théocratie et sur la peur, mais sur "la

    connaissance éclairée de la puissance, de la présence et de

    l'harmonie de Dieu, de notre appartenance à son plan, de notre

    participation à son être..."13 Cet ordre est d'un type qui n'a

    pas encore existé. Il veut abolir les frontières entre les

    diverses sciences et lier les acquis de la civilisation actuelle

    avec les sources de la Tradition sacrée issues des civilisations

    disparues. Il propose de "retrouver la science de la création des

    mots-clés qui créent le lien entre la vie humaine et la vie

    cosmique".14 * La science des Nombres est de ce type. "Les Nombres

    qui sont les Idées ou les Qualités proches de 1 ' essence,

    apparaissent comme doués d'un suprême pouvoir d'unicité ou de

    spécificité.1,15

    Cette connaissance ne peut être atteinte qu'au niveau du supra-

    conscient, domaine de 1 ' intuition, de la compréhension et du sens

    et plus haut de 1 ' Illumination. Elle n'est accessible qu'à

    1'"homme intérieur".

    1.1.5. Influence d'Abellio sur Leduc

    Lorsque Leduc mentionne le nom d'Abellio pour la première fois

    dans sa lettre à Borduas du 13 décembre 1948, il avait signé

    13 Abellio, Raymond. Vers un nouveau prophétisme. Bruxelles : La diffusion du livre, 1947. p.191.

    14 Ibid, p. 172 .

    Ibid, p.177.u

  • 15

    quelques mois auparavant, de Paris, Refus global. Son texte

    "Qu'on le veuille ou non", paru à la fin du Manifeste commandait

    "des oeuvres, soeurs de la bombe atomique, qui appellent les

    cataclysmes, déchaînent les paniques, commandent les

    révoltes (...)/ et préfigurent (...) l'avènement prochain d'une

    civilisation nouvelle. . .1,16

    Entre-temps, Leduc avait amorcé une réflexion, et lorsqu'il

    décide d'en parler à Borduas, il avoue:

    "De toute façon, nourri à des sources nouvelles, j'essaie de faire le point et de voir clair en moi.(...) Aujourd'hui une certaine confusion a disparu et j'éprouve le besoin de vous affliger d'un monologue à ce sujet."Vous ne serez pas étonné, mon cher Borduas, que ce soit à partir du Manifeste que je tente maintenant de me définir".16 17

    C'est d'abord en nous fondant sur cette lettre du 13 décembre

    1948 et sur la correspondance subséquente jusqu'en 1950, que nous

    pouvons faire ressortir 1'importance de 1'influence d'Abellio sur

    la pensée de Leduc à cette époque de sa vie. On peut en analyser

    les mots-clés, les concepts et le système qu'il expose à Borduas,

    données entièrement nouvelles dans ses écrits d'alors. On fera

    ensuite ressortir en quoi la pensée de Leduc se rattache à celle

    de Raymond Abellio.

    En deuxième lieu, nous nous pencherons sur les textes

    "L'automatisme" et "Art de refus...Art d'acceptation" écrits

    respectivement en 1953 et en 1954 pour saisir s'il y a

    persistance de cette influence sur la pensée et la démarche de

    Leduc et, si c'est le cas, pour cerner comment elle se manifeste.

    16 Leduc, F. "Qu'on le veuille ou non", op.cit. p. 89-90.

    17 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi

    13 [19]48". p.9 6.

  • 16

    1.1.5.1. La correspondance (1948 à 1950)

    Dans la lettre du 13 décembre 1948, Leduc avoue dès les premiers

    paragraphes, "la nécessité de poser en termes plus hauts le

    problème de l'homme", ce qui l'amène à rechercher "un point de

    vue supérieur". Ce point de vue se trouve dans la cosmogonie

    d'Abellio. Tout au long de sa lettre, Leduc en reformule à larges

    traits les principaux éléments qu'il explique à Borduas. Il relit

    le vocabulaire et la pensée automatiste, tels qu'exprimés dans

    Refus global, à la lumière de cette conception du monde, leur

    donnant ainsi une toute autre dimension.

    Une synthèse globale est rendue possible grâce à la "connaissance

    élargie des lois cycliques de la manifestation humaine". Il

    apparaît que l'homme n'est pas inscrit dans une histoire

    linéaire, mais davantage dans un cycle de manifestation marqué

    par des cycles d'involution et d'évolution. Leduc en expose les

    phases à Borduas:

    "Première phase: Involution-Evolution.Involution de l'Esprit: éloignement progressif dans la manifestation du principe spirituel primordial. Évolution de la matière: rapprochement du principe substantiel entraînant la multiplicité jusqu'à la minéralisation.Seconde phase: Evolution-Involution.

    l'Esprit: rapprochement

    progressive

    deÉvolution essentiel.Involution de substantiel."Le point d'intersection entre le moment le de la descente et le début de la montée est le moment du déluge (cataclysme) à la faveur duquel s'opère la synthèse des acquis positifs de la présente involution en vue de 1 ' évolution prochaine.1,18

    du principe

    la matière: éloignement du principe

    plus bas

    La vie de chaque homme, de chaque société, connaît aussi de tels

    cycles. Cette conception non-historique de 1'évolution est *

    18 Ibid, p.98,99.

  • 17

    exposée dans Vers un nouveau prophétisme.19

    Leduc affirme que les événements doivent être replacés dans le

    cycle de la manifestation et non analysés selon un "moment

    historique". Ainsi, le Manifeste est lié à une phase

    d'involution. "La perturbation générale et croissante de notre

    époque nous a amenés à nous définir avec des idées et une

    terminologie propre à son involution"20. Le vocabulaire utilisé:

    automatisme-surrationnel, désir, passion sensible, magie, ne

    dépasse pas le niveau de 1'involution. Même si le Manifeste

    propose un changement profond de la pensée et de la vie dont les

    nouveaux fondements sont la "magie", les "mystères objectifs",

    1'"amour", les "nécessités"21, il a confondu "au niveau psychique

    le reflet de la lumière spirituelle avec le foyer lumineux lui-

    même."22 Cette distinction rejoint le type de connaissance

    intellectuelle qu'Abellio attribue à la catégorie des hommes

    éclairés mais restés au niveau de 1'involution. Ces hommes nommés

    19 "La vie de tout être est constituée par une suite de cycles d'Involution-Évolution. En particulier, la vie de l'humanité comprend une série de cycles ouverts avançant en spirale, composés chacun d'une Involution et d'une Évolution. Chacune de ces Involutions est séparée de 1'Évolution du même cycle par une courte période de transmutation violente à caractère épigénétique, que la Tradition nomme Déluge. Par contre, chaque fin d'Évolution se raccorde sans heurt au début de 1'Involution du cycle suivant. L'ensemble de ces cycles ouverts s'inscrit d'ailleurs lui-même dans un cycle unique, commençant au chaos primordial et y revenant (cycle de manifestation). La fin d'un cycle de manifestation est appelé Apocalypse: c'est le dernier Déluge, instantané, intemporel, et total." Abellio, R. Vers un nouveau prophétisme, p.29

    20 Leduc, F. p. 96

    21 Borduas, Paul-Émile. "Refus global", Refus global et autres écrits. Essais. Édition préparée et présentée par André-G. Bourassa et Gilles Lapointe. Montréal: Éditions de l'Hexagone. 1990. (Typo:Essais) p.73.

    22 Leduc, F. p. 96.

  • 18

    "lucifériens"23 n'ont pas transcendé leur connaissance au plan

    spirituel. D'après Leduc, le Manifeste contient ce qu'il faut

    pour accéder à 1'"activité unificatrice", mais il "reste à nous

    dégager des ornières dualistes".24 25 26

    Ces dualismes, anarchie et révolution, morale et religion, "n'ont

    plus de sens". C'est l'accès à la connaissance spirituelle qui

    donne son sens à l'homme en le replaçant dans le "cycle de la

    manifestation". Cette connaissance est transmise par "la

    tradition une et principielle", dont "le christianisme n'est

    qu'un fruit après tant d'autres mais de caractère occidental." La

    "tradition" est la "tunique sans couture". Elle "est aussi le

    feu qui couve sous la cendre; vienne le grand vent et elle se

    remanifestera selon de nouvelles exigences humaines.1,25 Leduc

    reconnaît la présence de la connaissance spirituelle au sein de

    tous les textes sacrés, connaissance qui n'attend que le moment

    propice pour resurgir, trame de 1'évolution humaine. L'ordre

    supérieur proposé par Abellio offre cette occasion parce que la

    tradition en constitue la base. Le rôle de cet ordre est :

    "de retrouver et d'affermir, pour la souche de la future humanité, les bases de la connaissance symbolique et illuminative, c'est-à-dire de renouer, en y intégrant les apports positifs de notre civilisation actuelle, avec la Tradition sacrée telle qu'elle pût apparaître aux maîtres des continents disparus.1,26

    Leduc explique aussi que 1'accession à un ordre supérieur passe

    par "la reconnaissance d'un déterminisme supérieur (non

    historique...)" qui permet à l'homme de changer "sa notion de

    culpabilité" en une compréhension de sa "dépendance universelle."

    23 Étymologiquement "porteurs de lumière", reflet lumineux de l'Esprit, mais non lumière eux-mêmes.

    24 Leduc, F. p. 96 .

    25 Ibid, p. 97 .

    26 Abellio, R. p. 171.

  • 19

    Ainsi, l'homme peut replacer "le désordre relatif actuel" dans

    "un ordre plus grand" et orienter son évolution vers "l'harmonie

    principielle". Pour ce faire, il a la tâche "d'intégrer tous les

    apports positifs d'où qu'ils viennent".27

    Ce regroupement des forces positives est porteur d'une grande

    force de changement. Leduc oppose cette union au "nihilisme pur

    et simple des luttes sectaires et au fanatisme anticlérical à

    portée de crachat"28, et sans doute aux divisions qui surgissent

    au sein du groupe automatiste. Il ajoute que c'est le sens

    général de Refus global: "refus d'être complice de la

    catastrophe." Mais il ajoute : "Bien que témoignant de la force

    de l'esprit, cette attitude serait strictement négative si elle

    n'était renforcée d'un comportement social positif; actuellement:

    rassemblement des forces spirituelles, déblaiement des valeurs

    neuves d' édification.1,29

    Nous trouvons cette idée de communion chez Abellio. La communion

    est le besoin fondamental de l'homme et détermine son évolution.

    Le penseur l'explique de cette façon:

    "S'il n'était tiré par l'Esprit, l'homme n'avancerait pas: c'est justement près de la fin de sonInvolution,(...) qu'il sent le mieux que quelque chose lui manque. A ce moment, il a beau cultiver ses différences et ses ambiguïtés, (...) en lui un obscur besoin de communion proteste... Il signifie l'existence d'une intime vocation de l'homme à participer consciemment à une oeuvre plus grande que lui-même, où il se trouve grandi, mais intact, et qui donne un sens à sa vie. Le besoin de communion est le premier appel de l'Esprit, la première aspiration de nature mystique qui oriente l'homme vers l'intégralité; il prend un aspect créateur, conquérant, dynamique..."30

    27 Leduc, F. p. 97-98.

    28 Ibid, p. 98 .

  • 20

    Leduc accepte ce rôle de l'Esprit. Le "facteur premier

    d'unification" est "l'Énergie, l'amour universel" qui "à la fois

    unit et différencie, permet à 1 'esprit et à la matière de se

    transformer par interaction".31 32 Cela signifie que l'adhésion à ce

    principe procède au départ de la disparition d'une conception

    basée sur la dualité corps/esprit et ensuite de l'acceptation de

    la participation de l'homme à cette énergie universelle.

    Abellio attribue l'évolution de l'homme à ce principe premier:

    "Pas plus qu'aucun être, l'homme n'est une addition, une juxtaposition d'Esprit et de Matière, mais un accumulateur et un transformateur énergétiques, d'une puissance variable selon les individus, et capable de faire passer sa quantité d'énergie d'un niveau à un autre, vers le bas ou vers le haut. Toute conception strictement dualiste de l'homme obscurcit la notion même de son évolution.1,32

    Leduc précise que cette évolution spirituelle procède de

    1'"accomplissement de 1'individu dans ses deux modalités: a)

    grossière, corporelle, b) subtile, âme psychique, mental,

    discursif, pour accéder [à] la personnalité: le Soi. C'est

    "l'énergie [qui] unifie l'être à travers la multiplicité de ses

    états individuels".33 Les êtres humains n'atteignent pas tous le

    même niveau spirituel. Ils se classent en trois groupes

    hiérarchiques, divisions que Leduc emprunte à Abellio:

    "a) les spiritualisés: voie ascendante contre 1'involution, dirige l'évolution- conformité à 1'essence de 1'être-connaissance, sagesse.b) les demi-éclairés: - action, forces expansives -s'étendent sur un plan de rotation accélérée - donnent 1'impression d'avancer - se dispersent sur place.c) Les soumis: - ceux qui se laissent emporter par le

    31 Leduc, F. p. 98.

    32 Abellio, R. p. 23

    33 Leduc, F. p. 99.

  • 21

    courant, ignorance, obscurité - tendance descendante.1,34

    "Les périodes d'évolution" voient "la minorité spirituelle"

    reprendre "son rôle de guide de la masse. Le bas de 1'involution

    au contraire se manifeste par la multiplicité des pouvoirs".34 35 36 La

    compréhension de ces données précise la route à suivre. Par leur

    appartenance à la caste des "éclairés", les "prêtres, artistes et

    savants" ont "une mission sociale" à accomplir. Cependant, c'est

    une tâche difficile:

    "Aujourd'hui les pouvoirs sont dispersés. Le "profane" se venge.- La confusion est générale... Il appartient à ceux qui ont pénétré au coeur de l'homme de renouer les liens spirituels qui restituent le pouvoir, de semer sans compter ni regarder, il y aura toujours une parcelle de sol fertile pour recevoir la bonne semence.1,36

    Cette idée de mission sociale et spirituelle que propose Leduc

    aux artistes pour sortir de la période confuse du moment et qui

    se trouve en germe dans le Manifeste, est issue de la notion des

    guides spirituels développée par Abellio. Ces guides spirituels

    sont "tous ceux qui agissent avec détachement, et par référence

    au plan divin, à savoir, selon une échelle ascendante, les Sages,

    les Prophètes (...) , et les Saints..."37 38

    Pour cette "minorité sattwique" (éclairée)" d'aujourd'hui, pour la première fois dans notre Involution, le spirituel n'est pas évasion, mais délivrance, certitude d'accrochage dans le tourbillon des dualités. Et que 1'époque appelle le durcissement de cette minorité, et son action militante, dans des conditions de (...) précarité matérielle.1,38

    Leduc voit le Manifeste sous l'angle de ses "possibilités

    34 Ibid, p. 100.

    35 Ibid.

    36 Ibid.

    37 Abellio, R. p. 17 .

    38 Ibid, p. 188 .

  • 22

    d'unification (...), signe de l'unité réelle spirituelle."

    Il est vrai que c'est "sans (...) quitter le domaine de la chute (...) que nous nous sommes définis, sans toutefois préciser suffisamment s'il s'agissait pour nous de continuité (dans la descente) ou de changement de direction (continuité dans la tradition: ascension).Nous sommes déjà de la montée et n'avons rien en commun avec ceux qui perpétuent la descente et préparent le cataclysme.1,39

    C'est pourquoi le vocabulaire automatisée est réinterprété selon

    un sens d'aspiration vers la spiritualité. Ainsi les mots "désir"

    et "passion" ont été utilisés pour s'opposer à la morale

    étouffante du temps. "Il s'agissait plutôt que de désir et de

    passion d'une aspiration supérieure (un appel de l'esprit) de

    notre être vers l'unité."39 40 "Désir et "passion" ne dépassent pas

    le "courant d'une morale utilitaire, par conséquent involutive."

    Il en est de même pour "anarchie" et "révolution". "Il s'agit

    plutôt maintenant de hiérarchie et d'évolution (dans l'harmonie).

    Nécessité d'une élite sage, et du reclassement des valeurs

    personnelles."41 Leduc fait ici référence à la minorité éclairée,

    spirituellement évoluée, et à l'exigence de redéfinir les valeurs

    selon cet ordre supérieur.

    Leduc s'attaque ensuite à 1'automatisme-surrationnel. En premier

    lieu, il établit la distinction entre la connaissance et la

    science. La première relève du surrationnel, c'est-à-dire du

    supra-mental. Elle est personnelle. Elle appartient au spirituel,

    car la connaissance n'existe qu'en esprit, l'Esprit étant la

    connaissance suprême. "Les oeuvres" n'en "sont que des reflets,

    des manifestations dans l'ordre individuel". Mais par "leur

    pouvoir d'unification et de transformation", elles ouvrent la

    voie à la connaissance. "L'expérience spirituelle n'est

    39 Leduc, F. p. 101.

    40 Ibid.

    41 Ibid.

  • 23

    communicable que transformée.1,42 La seconde n'est pas la

    connaissance. Elle se définit en termes dualistes, non-

    rationnel/rationnel. Elle est donc involutive, elle ne peut

    accéder au surrationnel. Cependant, "ses acquis positifs"(...)

    serviront de renforcement aux sciences postdiluviennes

    (numérales, cycliques, cosmogoniques, etc.) dans l'édification

    d'une métaphysique pure (traditionnelle, ésotérique...)" qui

    permet "d'accéder à la connaissance."42 43

    Dans son essai, Abellio constate la limite atteinte par les

    sciences matérielles. "Les savants actuels seront conduits à

    dépasser le stade de la description des choses et à aborder

    l'explication de leur essence".44 Et plus loin, il résume l'une

    des tâches de l'ordre spirituel qu'il propose: "Au sein de

    l'Ordre, disparaît la frontière entre la métaphysique et les

    sciences dites exactes ou expérimentales, ainsi qu'entre la

    théologie et la philosophie. L'Ordre dépasse toutes ces

    disciplines en essayant d'intégrer leurs différents acquis."45

    Dans cet esprit, Leduc traite du surréalisme, comme "ne

    présentant] pas un cas exceptionnel". Sa valeur positive a été

    relevée justement par Borduas : "l'importance morale accordée à

    l'acte non-préconçu". Cependant cela reste incomplet. Leduc cite

    cet extrait de la "Bhagavad Gîta", "clef de voûte de toute

    démarche spirituelle [qui] semble mieux convenir à notre mode

    d'activité: "Agis l'acte à agir sans t'attacher à l'acte et en

    renonçant au fruit de l'acte".46 Le surréalisme a utilisé la part

    42 Ibid.

    43 Ibid, p. 102 .

    44 Abellio, R. p.169.

    45 Ibid, p. 171.

    46 Leduc, F. p. 103 .

  • 24

    positive à exploiter "les bas-fonds de 1'inconscient avec, il est

    vrai [une] tentative d'unification au niveau de la conscience

    mentale".47 L'effort de Mabille et de Breton pour créer une

    unification temporelle et spatiale sur le plan politique48 est une

    utopie proprement involutive car elle est "de la descente dans la

    multiplicité". "La seule vraie unité est spirituelle."49 Le

    surréalisme n'est pas de cet ordre car il reste au niveau mental.

    "L'état de rêve ou de veille, les actes conscients ou

    inconscients, automatiques ou dirigés, procèdent tous de

    l'activité mentale..." L'automatisme aussi est d'ordre rationnel:

    "...Agent d'exécution dans notre activité picturale, (...) "il" ne peut être qu'une manière de tenir le pinceau, la plume, etc., alors que le surrationnel est la qualité spirituelle organisatrice de 1'activité même. Le surrationnel est d'ordre supra- conscient, 1'automatisme d'ordre inconscient. Automatisme-surrationnel est donc impropre parce que dualiste. (...) Surrationnel se suffit; il nous conduit au domaine de l'esprit, de la connaissance, de la révélation.1,50

    Ces distinctions ramènent à la conception d'Abellio, qui ne

    restreint pas l'homme au conscient et à 1 'inconscient mais lui

    ajoute le niveau du supra-conscient :

    "Là s'ouvrent les domaines de 1'intuition, de la compréhension et du Sens et plus haut encore, de l'illumination. C'est 1'Esprit qui(...) n'est pas substance, ou forme; mais acte, champ de forces ; il ne supprime les frontières étroites de 1'individualité que pour dilater l'âme jusqu'à celles de l'universalité ou

    47 Ibid, p. 102 .

    48 Leduc fait référence à l'appui de Breton et des surréalistes au mouvement "Front humain" de Robert Sarrazac qui militait pour la reconnaissance d'une citoyenneté mondiale et à Garry Davis,"premier citoyen du monde", in Leduc, F. p.102 et Beaudet, A. p.249 n.209.

    49 Ibid, p. 102 .

    Ibid, p.103.50

  • 25

    de la personnalité.1,51

    Leduc termine sa remise en question par les mots sensible et

    pouvoir. Le véritable sens du premier c'est de réagir

    "généreusement aux perceptions "sensibles". Quant au deuxième, le

    pouvoir, il vient de l'Esprit. Le pouvoir de création est

    spirituel. Il se manifeste à partir de "l'homme intérieur."

    L'oeuvre est à l'image d'un cycle de manifestation. "Du pouvoir

    spirituel de son auteur, manifesté dans la matière, elle devient

    pour le spectateur-acteur, puissance formelle qui ramène à

    l'esprit. La qualité primordiale de l'oeuvre est spirituelle J1,52

    La lettre à Borduas du 13 décembre 1948 se termine par le mot

    "spirituellement". Leduc y a exposé sa vision de 1'évolution de

    l'homme selon les lois cycliques de la manifestation, de

    1'importance de la tradition, de l'ordre universel issu de

    l'unification dans l'Esprit, concepts empruntés à Raymond

    Abellio. Leduc les intègre en exposant comment cette pensée peut

    s'appliquer à la situation propre aux automatistes et à la voie

    proposée par le manifeste Refus global. Ici, il faut souligner

    que ce long exposé de Leduc est composé dans la foulée de sa

    découverte de la cosmogonie d'Abellio. Le parallélisme évident

    entre les conceptions de Leduc et celles du penseur français peut

    s'expliquer de cette façon. Avec le temps, 1'intégration sera

    plus personnelle. Comme le dit Leduc maintenant: "C'est quelque

    chose qui a été pensée, qui était tellement influencée, pas

    encore digérée complètement...".51 52 53

    Dans les lettres à Borduas de la fin décembre 1948 jusqu'en mai

    1950, Leduc souligne à quelques reprises 1'importance d'Abellio.

    51 Abellio, R. p. 66.

    52 Leduc, F. p. 104 .

    53 -------- Entrevue accordée à l'auteure. Paris, 25 mai

    1993. Annexe 1, p.136

  • 26

    Il précise plusieurs fois son engagement dans un vie spirituelle

    et son adhésion à des concepts fondamentaux de la cosmogonie

    abellienne, et surtout il tente de concilier cette pensée et

    celle de Borduas.

    Durant cette période, 1'influence d'Abellio sur Leduc reste

    constante. Dans sa lettre du 28 décembre 1948, Leduc affirme

    1'importance que revêt à ses yeux le commentaire positif sur

    Refus global venant de celui qu'il "considère l'homme le plus

    important de l'heure".54 Plus tard, le 18 juin 1949, il dit: "La

    seule amitié que je conserve est celle d'Abellio. (. . . ) Ses

    lettres (...) m'ouvrent chaque fois des univers de

    contemplation.1,55

    Au cours de ses échanges avec Borduas, Leduc continue d'affirmer

    son orientation spirituelle. Dans la lettre du 10 janvier 1949,

    aux critiques de Borduas concernant les distinctions apportées

    aux mots "automatisme", "surrationnel", "matière", "esprit"56 par

    Leduc, ce dernier rétorque: "Vous me rappelez le vieux dualisme

    matière-esprit; pour moi, il n'y a qu'une essence spirituelle,

    dont la manifestation est substantielle.1,57 Le 1er mars 1949,

    Leduc explique la mission d'Abellio pour qui il s'avère

    nécessaire de "concilier la spiritualité illuminative avec

    1'intellectualité la plus rigoureuse". Il ajoute pour lui-même,

    ce qui semble un engagement spirituel: "Combler la raison pour

    aboutir à 1 'exaltante illumination. Épuiser la passion jusqu'à la

    54 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 28 décembre

    [19]48". p.105.

    55 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 18 juin[19]49", op.cit. p.112.

    56 Borduas, P.-É. Lettre à Leduc du 4 janvier 1949 , citée dans Beaudet, A. "Notes", op.cit. p.251 n.219.

    57 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 10 janv.[19]49", op.cit. p.105.

  • 27

    "pacification" qui est l'état le plus aigu et le plus affiné de

    l'action.1,58 Cet objectif final de communion au principe spirituel

    s'atteint par une action sur soi et par une action sociale

    communicante. L'action intérieure procède de "la nécessité de

    faire l'unité en soi pour opérer par rayonnement".58 59 60 61 De la

    première, découle la seconde. "Seul un lien de communion établi

    sur la compréhension,(...) permettra un noyau solide d'action

    positive, rayonnement d'une autorité incontestable.1,60

    L'évolution de la correspondance de Leduc et de Borduas durant

    les années mentionnées dénote en outre la volonté de Leduc de

    rallier Borduas à sa nouvelle orientation. Ici, nous ne ferons

    ressortir cet aspect que par quelques exemples de façon à

    éclairer la profondeur de 1'engagement de Leduc dans sa démarche.

    Dans presque toutes les lettres de cette période, Leduc précise

    le sens du vocabulaire qu'il utilise et celui de sa pensée. A la

    suite de la réception du texte de Borduas, "Projections

    libérantes", il s'emploie dans sa lettre du 1er mars 1949 à

    démontrer comment leurs points de vue sont conciliables. "Je ne

    crois pas, mon cher Borduas, que votre "passion" et votre "raison

    historique" s'opposent réellement à mes espoirs, pas plus que je

    ne crois à 1'opposition réelle entre "conscience" et "vertige":

    ce sont les deux pôles nécessaires d'un même état, qui est celui

    de la vie spirituelle.1,61 De même, "la "tradition" que j'ai déjà

    invoquée et à laquelle je me rattache ne s'oppose pas non plus à

    votre "raison historique": elle est sur un autre plan la "valeur

    58 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 1er mars[19]49" , op.cit. p.109.

    59 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 26 avril[19]50", op.cit. p.125.

    60 Ibid.

    61 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas.

    [19]49" p.109.Clamart, 1er mars

  • 28

    morale" que vous avez retracée dans toutes les oeuvres de toutes

    les époques.1,62

    Lorsque Leduc prend connaissance des intrigues et des luttes au

    sein du groupe automatiste, dissensions aiguisées par la

    réception de "Communications intimes à mes chers amis" de

    Borduas, il fournit à son correspondant une analyse qui cadre

    avec sa philosophie. Il associe la révolte de certains des

    automatistes (les fils) contre Vautorité de Borduas (le père)

    à "la révolte des forces telluriques ! forces du sang, de la

    terre, de l'instinct".62 63 Cette comparaison réfère aux

    classifications d'Abellio entre forces telluriques et forces

    spirituelles, classes ou castes établies selon le degré

    d'évolution spirituelle. Dans le même esprit, Leduc ajoute que la

    faillite du groupe repose sur le principe d'unification qui en

    constituait le fondement, c'est-à-dire "la seule spontanéité"64,

    source d'anarchie. Pour endiguer ce désordre, il pose le problème

    de 1'autorité :

    "Reconnaissance d'un ordre, d'une hiérarchie, donc d'une autorité. - Tendre vers ce qui est plus élevé, élever ce qui est plus bas. - La spontanéité (...) appartient aux forces telluriques, (...) son efficacité est soumise au rayon d'intelligence (éclairée, ordonnatrice) sous le contrôle de laquelle elle se manifeste."

    Plus loin, il ajoute: "La fraternité réelle existe sur un même

    niveau d'évolution (d'intelligence); là il y entente,

    compréhension, aide mutuelle".65

    Il ressort de la correspondance analysée que la pensée de Leduc

    62 Ibid, p. 110.

    63 Idem. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 14 mai [19]50", op.cit. p.127.

    64 Ibid, p. 128 .

    65 Ibid.

  • 29

    est clairement marquée par la hiérarchisation du monde selon un

    ordre spirituel, modèle conçu par Abellio.

    1.1.5.2. Les textes (1953 et 1954)

    Leduc a aussi fait le point sur sa démarche dans des textes. Nous

    avons choisi "L'automatisme" et "Art de refus...Art

    d'acceptation", écrits en 1953 et 1954, pour discerner s'il y a

    alors persistance de l'influence d'Abellio et d'une orientation

    spiritualiste chez Leduc.

    Dans "L'automatisme", Leduc reprend la réflexion déjà élaborée à

    ce sujet dans la lettre du 13 décembre 1948. Il reconfirme ce

    qu'il en disait à ce moment. "Agent d'exécution, manière de tenir

    la plume, le pinceau, etc." Il ajoute : "Ce qui fait son

    importance, c'est la profondeur de la personnalité de celui qui

    l'utilise.1,66 II en constate aussi les limites: "Parfois, il est

    vrai, on peut assister à 1'éclosion de fleurs merveilleuses,

    (...)mais ces créations, si belles qu'elles soient, restent dans

    la sphère du "naturel", elles ne sont pas animées par un principe

    original de "profondeur spirituelle"..."66 67 Quant au monde

    psychique auquel l'homme occidental incorpore son moi, il est

    "considéré" selon Leduc "comme les autres phénomènes corporels et

    ne peut être métaphysiquement pris au sérieux.1,68 L'artiste reste

    fidèle à ce qu'il a expliqué à Borduas en 1948. Il rejoint aussi

    ce que lui avait écrit Abellio la même année, mais sous une autre

    forme: "Il y a le vertige surréaliste bienfaisant, (...) [m]ais

    ce n'est pas un état ultime, et je crois qu'il faut pousser la

    66 Idem. "L'automatisme" op.cit. p. 141.

    67 Ibid, p. 141.

    68 Ibid.

  • 30

    vie et la liberté à un degré supérieur.1,69

    Le texte "Art de refus...Art d'acceptation" que Leduc rédige en

    1954, fait le point sur deux démarches picturales opposées : la

    peinture "cosmique" ou art informe et l'art de la forme.

    L'analyse qu'il fait de l'une et de l'autre, rejoint la

    conception de la hiérarchisation du monde à partir de la

    matérialité jusqu'à la spiritualité, cette qualification étant

    attribuée au plus haut degré de spiritualité et à la communion à

    l'Esprit. Dans ce cadre, la peinture dite "cosmique" est "plongée

    dans la matérialité", "disparition de la forme dans la

    multiplicité". Elle "rejoint les doctrines de nihilisme et de

    désespoir (•••) de notre époque". Elle "participe de

    1'involution". Elle "glorifie le sujet.1,70 La deuxième tendance

    "effectue une plongée dans la conscience de l'être" et "poursuit

    la qualité symbolique de la forme, la forme la plus parfaite

    étant à la limite la forme la plus simple chargée du sens

    objectif du monde." Dans cet "art objectif, la personnalité tend

    à se fondre dans 1'anonymat d'une vision hiérarchique du monde.

    A la limite, véritable art sacré où l'homme se situe en relation

    harmonieuse avec l'univers.1,71 Cette description des deux

    tendances de l'art contemporain résume le cheminement de Leduc de

    1'automatisme à l'art abstrait construit. Elle illustre le choix

    et le sens de son orientation spirituelle. Les mots qui la

    composent, les concepts qu'elle sous-tend et la conception du

    monde qu'elle défend, identifient la filiation abellienne de sa

    pensée.

    L'analyse de la correspondance de Leduc avec Borduas du 13 69 70 71

    69 Abellio, R. Lettre à Fernand Leduc, 23 XII 48, reproduite

    dans Beaudet, A. p.250 n.217.

    70 Leduc, F. "Art de refus...Art d'acceptation", op.cit.

    p.144 à 146.

    71 Ibid, p.145-146.

  • 31

    décembre 1948 au 14 mai 1950, et de ses deux textes écrits à la

    veille de 1955, fait ressortir 1'influence marquante de la

    cosmogonie de Raymond Abellio sur la pensée de Fernand Leduc.

    Cette étude qui nous amène jusqu'à l'année 1955, "moment où ça

    bascule"72 73, permet de comprendre les fondements philosophiques à

    l'origine du passage de 1'automatisme à l'abstraction chez Leduc

    et de saisir ce qui anime son action de regroupement de "tous les

    apports positifs d'où qu'ils viennent"13 lors de son séjour à

    Montréal. Le mot "communion" utilisé à plusieurs reprises dans

    ses lettres, trouve aussi son sens. Dans un prochain chapitre,

    nous verrons comment ce cheminement influe sur sa démarche

    plastique.

    1.2. Jean Bazaine

    1.2.1. L'importance de la rencontre de Jean Bazaine

    Leduc établit une relation avec Jean Bazaine à partir de janvier

    1950. Il en fait part à Borduas dans sa correspondance entre le

    21 novembre 1949 et le 24 mai 1952. Il mentionne surtout les

    qualités du peintre, celles de son travail et la pertinence de

    ses écrits. Cette rencontre marquera l'art de Leduc durant

    quelques années.

    Dans la lettre à Borduas du 21 novembre 1949, Fernand Leduc

    mentionne le nom de Jean Bazaine pour la première fois. Il

    affirme que les toiles du peintre et ses écrits constituent sa

    première véritable rencontre dans le domaine de la peinture

    depuis qu'il est à Paris. Il reconnaît le caractère éminemment

    personnel de cet artiste, ainsi qu'une correspondance entre la

    pensée de celui-ci et la sienne. Voici ce qu'il en dit:

    "Un peintre mûr, Bazaine (coté paraît-il dans les

    72 Beaudet, A. "Présentation", op.cit. p.XXV.

    73 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi

    13 [19]48." p.98.

  • 32

    milieux parisiens) présente des toiles attachantes.C'est à mon avis la première manifestation d'un peintre français contemporain apportant une vue neuve et mettant l'accent sur la sensibilité plus que sur les spéculations en cours.(...) Enfin une rencontre! Une petite publication74 75 76 parue à cette occasion souligne

    l'oeuvre de façon bouleversante. Nous nous retrouvons en pleine communauté de pensée pour la première fois sur ce terrain depuis que je suis en France. Je fais quelques efforts en ce moment pour rencontrer le peintre Bazaine.1,75

    Une première rencontre laisse à Leduc une impression très

    positive. La description qu'il fait de Bazaine révèle des

    qualités qui font penser à celles par lesquelles on a déjà

    caractérisé Leduc lui-même. Dans sa lettre du 1er janvier 1950 à

    Borduas, Leduc livre en ces mots sa première impression :

    "Bazaine Jean; . . . homme d'une extraordinaire sensibilité, d'une simplicité engageante, chercheur tenace, travaille avec assiduité et acharnement dans le plus complet recueillement et suit avec sagacité la marche lente qui nous le fait trouver dans le voisinage proche de nos aventures.1,76

    A quelques reprises, Leduc fait allusion à l'appui que Bazaine

    peut lui accorder, soit pour l'aider à organiser une exposition

    74 II s'agit de ce que Leduc appelle les Notes et qui sont publiées en 1948 sous le titre de Notes sur la peinture d'aujourd'hui et rééditées en 1953 aux Éditions du Seuil. In Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas, Clamart, 1er janvier [19]50", op.cit. p.120 et Beaudet, A. p.258 n.254.

    75 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 21 novembre

    [19]49". p.119.

    76 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 1er janvier[19]50", op.cit. p.119-120. Cette description par Leduc de Bazaine fait ressortir des qualités qui ressemblent en partie à celles que Claude Gauvreau reconnaît à Leduc dans 1'interview que le peintre québécois lui accorde pour le Haut-Parleur le 30 juillet 1950. Voici ce que Gauvreau en écrit : "...Leduc, ce rigoureux et lent chercheur, si intransigeant, si méticuleux, si impitoyable envers lui-même". In Beaudet, A. p.263 n.275.

  • 33

    pour Borduas, soit pour lui prêter son atelier.77 78

    1.2.2. La pensée esthétique et l'art de Jean Bazaine

    Nous considérons surtout le parcours de Jean Bazaine durant les

    années quarante, décennie durant laquelle son art s'affirme et au

    terme de laquelle Leduc fait connaissance avec cet artiste. Jean

    Bazaine s'est d'abord illustré durant la période entourant la

    deuxième guerre mondiale en pratiquant une peinture qui est

    apparue comme une résistance culturelle à 1'envahisseur. Il a

    fait partie de ce qu'on a appelé la "Jeune Peinture" ou encore la

    "Nouvelle École de Paris". Son oeuvre "initie dès 1942 certaines

    des problématiques majeures de 1'après-guerre (un humanisme

    contesté, la mise en cause de l'objet et le procès de la figure,

    l'autonomie du fait pictural et le refus de toute idée

    préconçue) . . .1,78 Ses textes témoignent de sa connaissance profonde

    de l'histoire de la peinture et de la nécessité de plonger "au

    plus profond de soi, à la recherche de ses propres possibilités,

    c'est-à-dire de celles de son époque".79 Ce faisant, il reste en

    continuité avec ce qu'il appelle la tradition, ne la répétant pas

    mais la renouvelant. Il s'est fait "défenseur du renouveau

    religieux de l'art sacré en France...".80 Il se tient à l'écart

    des polémiques qui, dès 1945, vont opposer les partisans de l'art

    77 -------- "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 1er janvier[19]50", op.cit. p.120 et "A Paul-Émile Borduas. Paris, samedi le 24 mai 1952". p.137.

    78 Greff, Jean-Pierre. "Bazaine 1941-1947 : les années décisives", in Bazaine. Paris: Skira; Centre national des arts plastiques. 1990. p.139.

    79 Bazaine, Jean. "Recherches des Jeunes peintres", Formes et couleurs no 6. 1943 cité dans Greff, J.-P. op.cit. p.140.

    80 Carani, Marie. L'oeil de la critique. Rodolphe de Repentiqnv, écrits sur l'art et théorie esthétique 1952-1959.Sillery: Septentrion; Célat, 1990. (Les nouveaux cahiers du Célat1) p.28.

  • 34

    figuratif et ceux de l'art abstrait et, à 1'intérieur de celui-

    ci, les défenseurs de 1'abstraction construite et les tenants de

    l'abstraction lyrique. Il défend un art abstrait personnel dont

    l'influence initiale vient de la nature.

    La nature se régénère constamment alors que la culture,

    construction de l'homme, est détruite par la guerre. Cette ruine

    de la civilisation conduit à rechercher dans la nature, le sens

    profond de l'univers et du renouvellement de la vie. Pour

    Bazaine, l'homme prend conscience de lui-même lorsqu'il saisit

    qu'il fait partie intégrante de la structure de l'univers. Il

    écrit dans Notes sur la peinture d'aujourd'hui:

    "La vraie sensibilité commence lorsque le peintre découvre que les remous de l'arbre et 1 'écorce de l'eau sont parents, jumeaux les pierres et son visage et que le monde se contractant ainsi peu à peu, il voit se lever, sous cette pluie d'apparences, les grands signes essentiels l'univers.

    A l'instar de l'art primitif perçu comme le symbole de la fusion

    de l'homme avec la totalité de l'univers, Bazaine pose la

    nécessité d'un art qui serait "porteur de "valeurs universelles",

    déposées et tenues en réserve dans la mémoire collective, [qui]

    ne serait pas séparé de la vie et enfin [de] 1'émergence d'une

    pensée du "Sacré".81 82 Cet art doit pouvoir traduire le dynamisme de

    la nature. Chez Bazaine, l'eau, le vent, mouvement absolu,

    constituent des thèmes majeurs de sa peinture. C'est dans des

    lieux comme Saint-Guéno lé en Bretagne et en Beauce, là où ces

    éléments dominent, que Bazaine dessine très tôt d'après la

    nature. Il y recherche le lien sensible avec 1'"élémentaire"

    dans ces espaces "vides", mais jamais la référence à un paysage

    81 Bazaine, Jean. Notes sur la peinture d'aujourd'hui. Paris : Éditions du Seuil. 1953. p.72-73.

    82 Laude, Jean. "La crise de l'humanisme et la fin des utopies", "L'art face à la crise 1919-1929", in Greff, J.-P. op.cit. p.142

    qui sono, aIl 8? ia rois sa vente et ceiie ae

  • 35

    réel.

    L'évolution de son art l'amène vers 1943 à utiliser des moyens

    picturaux qui, tout en affranchissant ses tableaux de la

    représentation, transmettent cette "présence" vivante du monde.

    Une "grille" souple, réseau de lignes de force, traverse le plan

    pictural. Elle n'est pas un motif en elle-même. Elle déconstruit

    l'objet en prismes de couleur comme en un éclatement des

    apparences. Elle brise la distance entre le premier et l'arrière-

    plan et annihile le rapport entre la figure et le fond. Intenses,

    les couleurs créent une profondeur optique. Vers 1947, les taches

    de couleur se juxtaposent en un réseau plus lâche. Tout en

    rendant de la façon la plus fluide possible le mouvement de la

    vie, Bazaine veut "saisir au filet des formes ce qui échappe à

    toute forme."83 84 "Le dessein des grilles est en ce sens

    emblématique de tout l'oeuvre: articuler la forme sur 1'informe,

    tout le contraire d'un art informel.1,84

    La recherche qu'a entreprise Bazaine est un engagement total.

    C'est d'abord un engagement dans l'acte de peindre car l'oeuvre

    est conçue comme un geste, un acte, plus que comme un produit

    fini. C'est aussi un engagement existentiel car le peintre y

    investit sa vie et cherche à y retracer une structure commune de

    l'univers pour lui et pour le reste du monde.

    1.2.3. Liens entre Leduc et Bazaine

    Les mots qu'emploie Leduc pour qualifier Bazaine comme homme et

    comme artiste nous révèlent les liens spirituel et artistique

    qu'il partage avec le peintre français. Celui-ci a un impact

    notable sur le travail pictural de Leduc durant les années où ils

    83 Onimus, Jean. Jean Tardieu: un rire inquiet. Seyssel, Champ Vallon, 1985. in Greff, J.-P. p.145.

    84 Greff, J.-P. p. 145 .

  • 36

    se côtoient, entre le début de 1950 et la fin de 1952.

    Nous pouvons souligner les éléments communs de leur pensée

    concernant leur travail de peintre, leur recherche et certaines

    tendances en art. On fera un rapprochement entre leurs pratiques

    artistiques et on situera Bazaine en regard de 1'orientation de

    Leduc à ce moment.

    1.2.3.1. Leur pensée

    Un premier lien nous semble fondamental, celui de l'aventure

    intérieure. Comme nous l'avons déjà écrit, Leduc reconnaît

    d'abord la sensibilité de Bazaine, celle qu'il incarne dans ses

    oeuvres et celle qu'il vit comme homme. Cette qualité de l'âme

    rend l'artiste présent à lui-même et au monde. Pour y arriver, il

    doit entrer en contact avec son monde intérieur. C'est ce que dit

    Bazaine sur le processus intérieur qui fait surgir la peinture.:

    "On ne fait pas la peinture que l'on veut, il s'agit de vouloir

    la peinture que l'on peut, celle que peut l'époque. Et cela ne se

    fait pas à coup d'intelligence et de connaissances historiques,

    mais par le plus obscur travail de 1'instinct et de la

    sensibilité.1,85 Ce travail, Leduc l'exprime en faisant sienne

    cette citation de René Allendy qu'il inclut dans son texte

    "Persistance dans le refus": "L'action s'élabore dans les

    profondeurs de 1 ' instinct et dans les hauteurs de la vie

    spirituelle.1,86 Cette plongée en soi émerge sur la création vue

    comme nécessité. Leduc parle de 1'"étrange nécessité que celle de

    peindre ; absurde entêtement que de 1'opposer à la nécessité de

    subsister.1,87 Bazaine y voit un moyen de survie : "La peinture est

    moins que jamais par ces temps désespérés, un métier, une 85 86

    85 Bazaine, J. op.cit. p. 40-41.

    86 Leduc, F. "Persistance dans le refus", op.cit. p 130.

    87 p.137.

  • 37

    distraction, ou un vice. C'est une tentation d'exister malgré

    tout, de respirer dans un monde irrespirable."88 Ce recours aux

    sources profondes de l'individu, cet engagement personnel total

    comme seul moyen de survivre a rapproché Leduc de Bazaine et lui

    a fait dire qu'il sentait celui-ci "dans le voisinage proche de

    nos aventures" et "sensible à la source commune de nos oeuvres".89

    Depuis Refus global et la rencontre d'Abellio, l'orientation de

    la recherche spirituelle de Leduc vers un ordre universel,

    orientation précisée dans ses écrits et perceptible dans son

    oeuvre, rejoint la recherche chez Bazaine d'une structure

    universelle. Elle s'incarne pour eux dans des formes communes

    pour tous. Bazaine explique que l'objet n'existe pas pour lui-

    même, mais par son identité à une forme qui le dépasse:

    "Cette trame secrète qui arme toutes choses, cette géométrie vivante de cônes, de sphères, de cylindres dont, depuis Cézanne, nous avons quelquefois entendu parler, toute cette mécanique de signes ne vit que dans la mesure où elle est la structure commune à toutes les réalités, où elle est à la fois ceci et tout cela, où elle exprime l'unité profonde du monde:"All [the] world in a nutshell."90

    C'est ainsi que"la peinture contemporaine tend à reconquérir une nouvelle forme du Sacré. Le sacré, c'est le sentiment mystérieux d'une transcendance éclatant dans l'ordre naturel du monde, dans le quotidien... pour une forme, c'est la substitution de signes universels à chacun des signes particuliers qui la composent."91

    Quand Leduc, en 1954, dans son texte "Art de refus...Art

    d'acceptation", fait le point entre l'"art informe" qu'il associe

    à l'automatisme et l'"art de formes", il démontre que tous deux

    88 Bazaine, J. p.83.

    89 Leduc, F. p. 12 0.

    90 Bazaine, J. p.33.

  • 38

    recherchent l'unité par des moyens opposés. Il choisit le

    deuxième, "véritable art sacré où l'homme se situe en relation

    harmonieuse avec l'univers. Art de formes appelées à témoigner

    de la présence non pas d'un homme en particulier, mais de l'ordre

    reconnu des mondes où il se situe". "La forme la plus parfaite "

    est "à la limite la forme la plus simple chargée du sens objectif

    du monde.1,92 Dans cette "filiation", Leduc situe Bazaine. Leurs

    démarches poursuivent un but semblable.

    Cette parenté spirituelle et artistique rapproche leur opinion

    concernant les tendances de l'art contemporain, bien que leur

    origine et leur expérience diffèrent. A la fin des années

    quarante et au début des années cinquante, Leduc fait le point

    sur sa démarche automatiste. Il la rejette désormais parce que

    cette forme d'art est antithétique à sa recherche d'un ordre

    universel. Il reconnaît cependant que "la période automatiste a

    marqué pour [lui] un moment privilégié de connaissance de soi,

    d'accession à la liberté fondamentale ouvrant sur la

    créativité".93 Bazaine, au même moment, écrit que " 1 'automatisme

    s'il est 1'abandon total de toute intelligence lucide au profit

    d'une lucidité d'un autre ordre, n'est pas la désincarnation, la

    démission de l'opiomane, mais une présence extrême de notre être

    physique." Cependant,

    "l'écriture automatique elle-même, qui est l'une des plus fécondes découvertes du surréalisme, devient pour les mêmes raisons une sorte de duperie sur la spontanéité. Le geste immédiat, dit spontané, n'est plus forcément et tout de suite, il est même rarement celui qui correspond au plus profond, au plus vivant de nous-mêmes.,|94

    Pour Leduc, l'automatisme est limité, en ce qu'il est un

    92 Leduc, F. "Art de refus ...Art d'acceptation", p. 146

    93 "Automatisme", p. 140.

    94 Bazaine, J. p.25,26.

  • 39

    mécanisme d'ordre psychique et comme tel "ne peut être pris

    métaphysiquement au sérieux.1,95 Pour Bazaine, le processus

    automatique utilisé par les surréalistes se trompe d'objet: il

    rejoint peu souvent l'être profond du créateur.

    1.2.3.2. Leur pratique artistique

    A quelques reprises, Leduc mentionne 1'existence d'un lien entre

    son travail de peintre et sa relation avec Bazaine. Il a accès à

    1'atelier du peintre français, rue Monsieur. Cet aménagement

    favorise le développement de sa peinture. Il le confi