211

FAÉERIA

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Faéeria constitue un florilège des différentes nouvelles que j'ai publié dans plusieurs zines et prozines du fandom sf francophone, blogs (un, en fait) et maintes anthologies à l'émulation contagieuse. L'échantillonnage en est fort varié et va du rose bonbon au pourpre mordoré, avec de fugitifs éclats d'ambre et d'onyx par-ci par-là, comme vous ne manquerez pas de vous en apercevoir, j'en suis certain. J'espère que mes petits contes d'outre-temps et d'espace parviendront à vous distraire. Sachez que pour ma part j'ai retiré grand-plaisir à les rédiger et les peaufiner, je souhaite qu'il en soit de même pour vous. Bienvenue dans mon royaume !

Citation preview

Page 1: FAÉERIA
Page 2: FAÉERIA

FAÉERIAL.V. Cervera Merino

Publication: 2013Catégorie(s): Fiction, Anthologies, Fantasy, Humour, NouvellesTag(s): anthologie fantaisie humour

1

Page 3: FAÉERIA

L'illustration de couverture est de Tom Robberts.

2

Page 4: FAÉERIA

Faéeria est un recueil de mes nouvelles fantastiques, fantasy, ou oni-riques, publiées dans divers fanzines ou revues semi-pros à différentesépoques de ma vie, mais j'y ai placé aussi une nouvelle que j'ai publiéedans un blog et d'autres écrits qui l'ont été dans plusieurs anthologies. É-galement — last but not least — une nouvelle totalement inédite,« Schweezbee ». Il s'y trouve, je pense, une évolution naturelle, de la pre-mière à la dernière en date, et il n'est rien de plus naturel que cela à monsens. Je ne renie donc absolument rien de mes premiers récits, bien aucontraire : je les chéris tendrement, comme de petits enfants. Vous avezdevant vous un panel assez varié de mes écrits dans le domaine de lanouvelle, j'espère qu'elles vous conviendront autant que j'ai eu de plaisirà les rédiger.

3

Page 5: FAÉERIA

LES TROIS SORCIERES

Un jour que la Petite Princesse Coeur-de-Pomme et son amie Jezabelle,la tortue au caractère revêche et aux yeux bleus saphir, sur laquelle elleétait montée, s'en revenaient d'un lointain voyage et se trouvaient fortlasses, la fatigue finit par s'emparer de la Princesse de manière irrémé-diable et elle s'en ouvrit aussitôt à sa compagne aux traits ridés. Cettedernière en dépit de ses récriminations lui suggéra seulement une courtehalte, suffisante lui affirma-t-elle pour recouvrer les forces qui lui man-quaient. D'ailleurs, l'endroit n'était-il pas plaisant, en vérité ? luidemanda-t-elle.

Immédiatement la fillette juchée sur la carapace de l'imposante tortues'emporta en agitant ses petits poings roses : elle souffla bruyamment enmême temps qu'elle descendait sur l'herbe verte du royaume de l'Arkaal,au ciel opalescent éclairé de noires étoiles et au centre duquel flottait unsoleil sombre dégageant des flots d'obscure chaleur.

La Petite Princesse était aussi menue et ravissante qu'une poupée deporcelaine, avec des traits délicats et pâles à l'éclat marmoréen, des sour-cils arqués joliment sous une chevelure brun doré tombant en mèchesparfumées sur ses frêles épaules. Elle portait une robe au rose tendredont l'ourlet de tissu blanc lui arrivait aux mollets, des mocassins de cuircrème piétinant sans remords l'herbe douce qui ployait silencieusementsous elle.

La tortue massive qui l'avait transportée jusqu'à lors à une allure se-reine possédait un long cou ridé qui élevait sa tête grincheuse aux yeuxde saphir à hauteur des épaules de Coeur-de-Pomme. Sa carapace à labrillance du jais et de l'onyx était bombée et renflée, parcourue de sillonsd'or s'entrecroisant et s'entremêlant dans le désordre le plus harmonieux,le fouillis le plus esthétique qui se put concevoir. Ses griffes luisaienttelle de l'émeraude et mordaient l'herbe en même temps qu'elle écoutaitles remontrances et les plaintes de sa jeune maîtresse, la Petite PrincesseCoeur-de-Pomme.

Coeur-de-Pomme tempêta à tue-tête en faisant les cent pas sur l'herbefraîche de l'Arkaal, afin de se détendre d'un si long voyage. La fillette et

4

Page 6: FAÉERIA

la tortue qui l'accompagnait eurent une discussion agitée dans laquelleJezabelle ayant mis en avant la prudence et la sécurité nécessaires à touteentreprise, la Petite Princesse lui répliqua par le pressant désir qu'elleavait d'un bon lit et d'un repas consistant. Alors Jezabelle lui demandad'attendre un jour encore, car tel était le laps de temps nécessaire pourpouvoir rejoindre leur demeure qui était le Castel d'Armor. Mais la pe-tite fille s'y refusa, d'autant qu'elle venait de distinguer un toit dechaume perdu dans l'immense forêt recouvrant l'Arkaal.― C'est peut-être dangereux, Princesse, lui souffla la tortue qui

l'escortait en observant comme elle, à présent, la toiture de paille émer-geant d'entre les arbres. Nous ne connaissons en aucune manière ses ha-bitants, et s'ils se montraient agressifs à notre égard ?― Tu es trop méfiante, Jezabelle, lui assura la fillette en marchant vers

la demeure enfouie parmi la végétation. Je suis certaine que cela te renddésagréable, et t'aigris le caractère.

La tortue aux yeux bleus de mer se contenta dès lors de suivre la Prin-cesse avec une grimace maussade. Elle se dandina avec plus de lenteurencore qu'à son habitude, et à la suite de cela son cou plissé positionna satête presque aussi haut que celle de sa maîtresse. La forêt était téné-breuse et le ciel grandement assombri par l'astre noir et son cortèged'obscures étoiles l'aurait rendue d'une opacité stygienne si beaucoupd'arbres de la forêt, à l'image de toutes les sylves de l'Arkaal, n'avaientété dotés de baies lumineuses et rondes, ou bien ovales, en sus de leurspropres baies ou fruits. Il se dressait également à profusion des arbrestout à fait normaux, comme des chênes et des pins, des hêtres, mais lagrande proportion de ce qui était appelé des arbres-à-lumière rendait lavision de chaque chose aisée et naturelle.

C'est donc au sein d'une clairière dont les arbres, dans leur majorité,étaient nanti de douces luminescences, que la Petite Princesse et son cha-peron Jezabelle détaillèrent de plus près la chaumière isolée vers laquelleelles avançaient. Celle-ci n'était faite que de bois dans ses murs de ron-dins et même son porche d'entrée, dans la véranda sur laquelle couraitégalement le toit de chaume. Et une vive agitation s'échappait de la mai-sonnée, dont il provenait des cris perçants et des exclamations, des la-mentations geignardes.― Il semble que nous venons à un mauvais moment, murmura son-

geusement la Petite Princesse par-devers soi. J'espère qu'il nous sera faitbon accueil… Qu'en penses-tu, Jezabelle ?

5

Page 7: FAÉERIA

― Que pourrais-je dire qui ne puisse être entaché par mon mauvaiscaractère ? Maugréa cette dernière, qui était visiblement d'une humeurmassacrante. Je préfère encore me taire !― Jezabelle, tu es fâchée ? Lui demanda Coeur-de-Pomme avec de

grands yeux. Tu sais très bien que je t'aimerai toujours !Et pour se faire pardonner, car la petite fille voyait bien qu'elle avait

blessé son amie, elle avait serré sa tête à la mine austère contre son coeur.― Toujours, toujours, toujours ! avait poursuivi la Princesse en étrei-

gnant Jezabelle de toute la force de ses petits bras.― Il n'empêche ! lança son chaperon à présent quelque peu rassuré.

Désagréable, moi ! Voilà qui est blessant au possible !Et tandis que la fillette vêtue de rose frappait à la porte, la tortue aux

yeux bleus n'avait pu s'empêcher de poursuivre pour elle-même :― Si j'étais aigrie et désagréable, je le saurais, tout de même !Mais déjà la Petite Princesse avait donné des coups vifs sur la porte

vermoulue de l'entrée et une repoussante vieille femme s'était glisséedans l'entrebâillement. Celle-ci, aussi curieux que cela puisse paraître, nese montra aucunement surprise par l'apparition des deux amies et avecun large sourire ─ qui dévoilait d'infâmes chicots noircis ─ appela aussi-tôt celles qu'elle nommait ses soeurs. Autour des deux voyageuses, brus-quement envahies d'un léger malaise devant la désagréable déconvenueque constituait leur découverte, se placèrent Laiderette, Laideronne etLaiderosse, ainsi qu'elles se présentèrent. Ces dernières étaient toutestrois vêtues de noir comme il sied aux sinistres personnes de leur acabitet de lourdes capes les enveloppaient, certaines, deux d'entre elles dumoins, arborant des chapeaux pointus à large bord dès qu'elles sortirentà l'extérieur. Elles étaient fort laides avec des nez rouges identiques à descourges malsaines, des yeux petits et cruels et des cheveux dégoulinanten mèches sales sur leurs épaules. En bref, de véritables et authentiquessorcières, à n'en pas douter, assurément.― Une tortue ! s'exclamèrent-elles en choeur dès qu'elles eurent obser-

vé attentivement Jezabelle.― Et de belle taille, en plus ! précisa l'une d'elles.Elles ne se gênèrent pas pour informer la Petite Princesse que la pré-

sence de Jezabelle les arrangeait grandement, étant donné qu'ellesavaient justement besoin d'une tortue. Jezabelle prit alors la parole, lais-sant volontairement planer un doute inquiétant sur des amis imaginaireslancés à leur recherche, mais les trois sorcières semblaient être d'une plusgrande dureté de coeur qu'elles ne se l'imaginaient. Car elles ne parurentnullement indisposées, mais proposèrent plutôt aux deux amies de se

6

Page 8: FAÉERIA

reposer quelques instants, en attendant la venue des personnes en ques-tion. Et Coeur-de-Pomme qui n'avait plus aucune envie comme bien l'ons'en doute de demander le gîte et le couvert ─ sa fatigue et son appétits'étant brusquement envolée ─ fut très effrayée à la vision de l'antre dessorcières, qui était obscur et puant, enfumé comme un chaudron infernal.D'ailleurs dans l'âtre d'une cheminée il se trouvait sur un feu de bois unemarmite de cuivre, cabossée et noircie, dans laquelle bouillonnait unemixture malsaine. Des os y flottaient, parmi des ingrédients divers : et decurieux dessins ornaient le sol en carreaux de terre cuite.

Les sorcières proposèrent une chaise à la Petite Princesse, et cette der-nière malgré ses dénégations finit par se plier à leur volonté, subissant cequ'elle savait être un simulacre d'hospitalité. Et les regards de Laiderette,Laideronne et Laiderosse se tournaient à chaque fois vers la tortue Jeza-belle aux yeux de mer : elles étaient pénétrées, aurait-on dit à leur vue,d'une avidité sans fin et maléfique.

— Avez-vous faim, petite fille ? Interrogea d'un ton mielleux l'une dessorcières en direction de Coeur-de-Pomme.

— Merci, lui répondit d'une voix étranglée celle-ci, mais j'ai déjàmangé.

— Vous me paraissez épuisée, mon enfant, lui dit alors l'une d'elles enprenant sa petite main dans ses doigts maigres d'oiseau de proie. Pour-quoi ne dormez-vous pas chez nous ? s'enquit-elle en quêtantl'approbation de ses soeurs.

— Oui, oui, firent écho les deux autres sorcières, restez avec nous !— Votre tortue sera bien traitée ici, vous verrez ! lui affirma celle qui

s'appelait Laiderosse, et qui se différenciait de ses soeurs en ce qu'elleétait de plus grande taille.

— De cela nous ne doutons pas, articula Jezabelle d'une voix égale,mais il se trouve que nous devons dormir chez les amis, nombreux ettrès forts, dont nous vous avons parlé, justement. Aussi nous faut-il par-tir au plus vite, afin qu'ils ne s'inquiètent pas. Soyez remerciées pourvotre hospitalité, nous ne l'oublierons pas de sitôt. Allons, venez, Prin-cesse, ne tardons plus à présent.

La tortue aux yeux saphir releva la tête et suivie de Coeur-de-Pomme,qui n'en menait pas large, marcha vers la porte d'entrée. Aussitôt, l'unedes sorcières se plaça devant elle de façon à leur masquer la route. Et levoile de mensonge derrière lequel s'étaient dissimulées les trois sorcièrestomba.

— Bon, déclara simplement Jezabelle en reculant, prenant de l'élanavant de foncer comme une flèche vers la porte.

7

Page 9: FAÉERIA

Car bien qu'étant une tortue Jezabelle pouvait atteindre des vitessesexcessivement rapides, ce qui n'a rien d'extraordinaire puisque toutes lestortues du monde sont dans ce cas, mais peu de gens le savent : laGrand-Maman de toutes les tortues leur fit un jour promettre le secretsur leur vélocité incroyable, et de génération en génération elles ont tou-jours tenu parole. Il est d'ailleurs instamment demandé ici au lecteurd'observer lui aussi une pareille discrétion, destinée comme il le com-prendra à ne pas indisposer la vénérable aïeule. Qu'il n'en parle jamais àpersonne, qu'il ne fasse lire à quiconque ces lignes en dehors de sonusage personnel, qu'il oublie même cette information confidentielle s'il lepeut. Ainsi, donc, Jezabelle se catapulta vers la sorcière Laideronne quivoulait leur barrer la sortie, et elle l'aurait de sa carapace solide balayéecomme un fétu de paille si elle n'avait dû pour cela passer au-dessus dupentacle tracé sur le sol.

Aussitôt à la grande frayeur de la fillette elle y resta engluée sans pou-voir s'en dégager, et les trois sorcières laissèrent éclater leur ironie.

— Eh bien, la tortue, s'esclaffaient-elles devant les efforts rageursqu'elle faisait pour s'échapper des griffes de l'artifice magique. Notrepentacle te serait-il supérieur ?

— Que possède donc cette petite fille que tu désires protéger si fort ?gloussait une autre, Laiderette, la plus petite du groupe, en jouant avecune mèche soyeuse de Coeur-de-Pomme, qui était restée terrifiée sur sachaise de paille. Vos deux coeurs ne formeraient-ils qu'un seul amour ?

— Vos amis, riait à gorge déployée Laiderosse, si forts et nombreux,tarderont-ils encore longtemps à arriver ?

— Ils viendront, soyez sans crainte, lâcha entre deux hoquets la PetitePrincesse tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues. Etils vous puniront, et ils vous feront très mal !

Alors Laiderette se récria que les paroles des deux amies n'étaient quevantardises et forfanteries, car voici déjà un bon moment que les sor-cières les observaient grâce à leur miroir magique, et à aucun moment deleur conversation elles n'avaient fait mention de telles personnes. Elles serefusèrent à les laisser repartir, ainsi que les en supplia Coeur-de-Pomme, et affirmèrent que la présence de Jezabelle les tirait d'un bienmauvais pas. Elles étaient en effet sur le point de rejoindre d'autres sor-cières au sabbat, sur la lune, sans aucun présent pour la confrérie. Et déjàelles se voyaient descendre de leurs balais enchantés les mains vides, de-venant la risée de toutes au coeur des steppes lunaires désertiques. Maistout cela était oublié ! déclarèrent-elles en se congratulant l'une l'autre.

8

Page 10: FAÉERIA

Avec Jezabelle elles pourraient confectionner la mirifique soupe à latortue, dont les anciennes sorcières, édentées et reclues de sortilègescomme d'autres personnes de leur âge le sont de rhumatismes, disentqu'elle procure un rajeunissement et une beauté sans pareille. Voilà long-temps que les sorcières n'avaient pu profiter d'un tel repas. Le bénéficepersonnel de Laideronne, Laiderosse et Laiderette serait considérable.

— Moi, Laideronne, je deviendrai jeune et belle ! se réjouissait l'une.— Et moi je serai séduisante ! répliqua l'autre. Tous les hommes tom-

beront sous ma coupe sans besoin d'aucun charme !— Quant à moi, je deviendrai la plus ravissante sorcière de la confré-

rie, assura sérieusement Laiderosse, car je bénéficie dès le départ d'unebien moins grande laideur que la vôtre !

Et il est vrai en effet que son nez était moins long et rouge que celui deses soeurs, ses doigts n'étaient que peu crochus et à peine jaunâtres, sonodeur davantage supportable. Mais le spectacle qu'elle donnait était peuragoûtant quand même.

— Foin des bains de sang de jeunes filles virginales ! proclamaLaideronne.

— Foin des décoctions d'herbes rares cueillies au clair de lune ! renché-rissait Laiderette.

— Foin des sortilèges alambiqués ! conclut Laiderosse.— La soupe à la tortue, il n'est plus grande merveille ! affirmèrent en

choeur les trois sorcières en direction de la Petite Princesse.Alors la fillette sur sa chaise éclata en sanglots, car loin d'abriter la

peur d'être vendue à quelque marchand d'enfants comme les sorcièreslui en révélèrent la possibilité elle craignait par-dessus tout d'être sépa-rée de son amie Jezabelle : et le fait que tout cela soit arrivé par sa fauteravivait encore l'intensité de sa douleur et de son affliction. Elle les sup-plia d'épargner son amie et de ne pas l'emporter à leur sabbat, sur lalune, faisant tant et si bien à travers ses larmes que les trois sorcières,d'abord agacées par son insistance finirent par consentir à un accord,après s'être concertées. Si la Petite Princesse parvenait à les rejoindre lelendemain en leur apportant un anneau confectionné avec sept couleursprécieuses, une poignée de perles terrestres ainsi qu'une étoile rougeelles les laisseraient repartir libres toutes deux et s'envoleraient vers lesabbat avec les présents de Coeur-de-Pomme. Dans le cas contraire, Jeza-belle constituerait leur don à la confrérie des sorcières. Celle qui domi-nait ses soeurs par la taille et l'autorité, Laiderosse, congédia la Princesseen la pinçant cruellement tandis qu'elle l'accompagnait jusqu'à la porte.

9

Page 11: FAÉERIA

Et les sorcières ricanèrent en assurant à la petite fille qu'elle devrait êtreheureuse de s'en tirer à si bon compte.

— Même si je reviens avec tout cela, vous ne tiendrez pas votre pro-messe ! larmoya Coeur-de-Pomme en se retournant une dernière fois endirection de Jezabelle emprisonnée dans le pentacle.

— Tu te trompes ! grinça Laiderosse vers la Petite Princesse. Croix debois, croix de fer, si je mens… je n'irai pas en enfer ! termina-t'elle parmiun éclat de rire général.

Sans cesser de renifler abondamment Coeur-de-Pomme en tordantnerveusement l'ourlet de sa robe s'en alla au hasard dans le chemin quise perdait au sein de la forêt de chênes et d'arbres-à-lumière, jusqu'à ceque très vite il lui soit devenu impossible de s'orienter. Du reste, cela luiétait indifférent et seul le spectacle d'un cygne blanc emprisonné dans lepiège d'un chasseur, sur le bord d'un lac identique à un miroir d'eau par-vint à la distraire brièvement de son amertume. Et comme la Petite Prin-cesse était une enfant sensible et très généreuse, attachée aux bêtescomme aux gens elle entreprit de défaire le grand oiseau immaculé desliens qui l'entravaient. Mais ce faisant ses larmes furent les plus fortes etelles recommencèrent à couler sur le rose de ses joues.

Alors, il se produisit un grand miracle qui laissa abasourdie la Prin-cesse : le cygne blanc et majestueux se transforma en une très bellefemme vêtue d'une robe de neige et environnée de voiles évanescents, enmême temps que sa maison enchantée qui se trouvait sur le lac émer-geait du plan invisible dans lequel elle se cachait. La Compatissante —puisque telle était sa qualité — était la plus ravissante personne qu'il seput concevoir, et sa demeure un palais de féerie aux formes gracieuses,qui n'aurait trouvé place que parmi l'imagination des poètes.

— Petite fille, lui dit tendrement l'apparition, c'est une grande bontéque tu viens d'avoir à mon égard et ton bienfait ne restera pas longtempssans réponse, sache-le bien. Révèle-moi la raison de ton profond chagrinet je ferai tarir la source de tes larmes.

Entre deux sanglots Coeur-de-Pomme expliqua le malheur qui l'avaitfrappée, à elle ainsi qu'à son amie et la quête insensée que lui avaient im-posées les trois sorcières, si elle voulait sauver la vie de Jezabelle.

— Un anneau de sept riches couleurs, une étoile rouge et des perlesterrestres, mais j'ignore totalement ce que cela peut être, se lamenta laPrincesse en se prenant la tête à deux mains, et comment pourrais-jetrouver tout cela avant demain ?

La Compatissante s'accorda un court moment de réflexion avant des'adresser de nouveau à la fillette vêtue de rose.

10

Page 12: FAÉERIA

— Je ne peux t'apporter ce qui t'a été demandé dans les délais, c'est-à-dire avant demain. Mais je peux te donner une arme qui te permettra devaincre les méchantes sorcières et de les maîtriser. Cette arme, c'est uneformule magique que tu fredonneras en frappant à la maison des sor-cières, écoute bien la mélodie ainsi que l'intonation et veille à ne pasl'oublier !

Et la Compatissante dans son nuage de blancheur et de voiles bru-meux, quasi éthérés, chanta d'une voix fluide une mélodie aux accentstrès anciens.

Je suis une jolie petite filleVêtue de rose et très gentilleToc ! Toc ! Toc ! Méchantes sorcières !Je ne vous crains pas et j'en suis fière !Car mon nom est Coeur-de-PommeJe n'ai peur de rien, même de personne !

Puis la Compatissante et sa maison de cristal disparurent lentement,comme chassées par la brise légère qui venait de se lever. Agitant dansson esprit mille pensées toutes plus sombres les unes que les autres laPrincesse poursuivit sa route malgré tout, car en son for intérieur elle nevoyait pas très bien comment une simple chanson pourrait venir à boutdes trois méchantes sorcières Laideronne, Laiderette et Laiderosse. C'estavec de telles réflexions qu'elle découvrit par le plus grand des hasards,dans un de ces concours de circonstances que seule l'existence peut sepermettre de créer et que jamais aucun conteur ou rêveur n'oserait ima-giner, trois de ses meilleurs amis. Ces derniers à vrai dire étaient très loinde chez eux, comme elle l'était elle-même et ils ne furent pas moins sur-pris qu'elle de la rencontrer en ces lieux sinistres, que les lutins et lestrolls, les gnomes leur avaient dit être sous l'influence de noires sorcières.

Alors la Petite Princesse Coeur-de-Pomme narra par le menu la ter-rible mésaventure qu'il était survenu à Jezabelle et à elle-même par safaute, et tous trois se montrèrent très contrits des conditions imposéespar les sorcières à la libération de Jezabelle. Chacun promit de ramenerun des objets à la Princesse au plus vite, car eux non plus n'accordaientaucune confiance à la chanson magique de l'apparition. Ces trois amis,cela n'a pas encore été révélé, étaient respectivement l'elfe Zabello, le Gé-nie de l'Éternité, Mên, le Dieu-Lune et Iaô, le Chien Astral. Et jamais laPrincesse ne put savoir si le Destin leur avait permis de trouver ce qu'ilscherchaient au plus vite, en aplanissant toutes les difficultés, ou bien si le

11

Page 13: FAÉERIA

Hasard s'était révélé sur son rival d'une adresse supérieure, mais le faitest que bientôt les trois enfants étaient revenus vers la Princesse, chacunprovenant d'une direction différente.

— Un nain des Petites Gens m'a fait don d'un anneau d'améthyste, derubis et de diamant, de saphir et d'émeraude, d'autres gemmes encorejusqu'au nombre de sept ! lui lança l'elfe Zabello d'une voix essoufflée, enremettant son bonnet en place. Il n'a pas hésité une seconde lorsqu'il a sule malheur dans lequel vous vous trouviez.

— L'ondine d'une vive rivière a pleuré abondamment du sort de Jeza-belle, qu'elle aime beaucoup, lui assura le Dieu-Lune Mên en lui tendantune fine boîte de bois brillant. Voici de très rares perles de terre, ne lesperdez surtout pas.

— Moi j'ai marché et couru le plus vite possible jusqu'au septentrion,prétendit Iaô, le Chien Astral, jusque dans des pays froids et blancs où lanuit piquetée d'étoiles noires touche les terres de l'Arkaal. Je suis montésur la plus haute montagne de l'horizon et j'ai parlé aux étoiles de votregentillesse et de vos soucis. Les sombres dames vous ont souri et voicileur don, enveloppé de soie céleste, prenez-en grand soin.

Ce disant il lui avait tendu un minuscule paquet de soie carmin rouléen boule, dans lequel l'on aurait bien dit que quelque chose s'agitait etpalpitait sourdement. Coeur-de-Pomme fut transportée de joielorsqu'elle se retrouva en possession de tout ce qui lui était nécessaire, etelle remercia du fond du coeur ses sauveteurs, qui venaient ainsi de larapprocher de Jezabelle, dont la présence lui manquait tant. Elle courutvers la maison des sorcières, n'attendant même pas pour cela d'être aulendemain. Ses trois compagnons marchèrent derrière elle au pas decharge, bien décidés à lui venir en aide en cas de besoin, mais leur cou-rage retomba dès lors qu'elle frappa vivement à la porte de la chaumière.Laiderosse fit jaillir sa grande carcasse dans l'entrebâillement, et le Géniede l'Éternité, le Dieu-Lune Mên ainsi que Iaô, le Chien Astral se jetèrenttête première dans un buisson, tant la sorcière était repoussante d'aspect.

— Quoi qu'y-gna ? Grinça la sorcière à la chevelure maintenant éparse.Qui retarde notre départ pour le sabbat ?

La Petite Princesse Coeur-de-Pomme frémit intérieurement en com-prenant qu'elles n'avaient jamais eu l'intention d'attendre son retour, tantelles étaient certaines de ne pas la voir revenir avec ce qu'elles avaientdemandé, mais elle ne s'en formalisa pas et n'en affermit que davantagesa voix.

— C'est moi, Coeur-de-Pomme, énonça clairement la Princesse. Jevous ai apporté ce que vous désiriez pour libérer Jezabelle, mon amie.

12

Page 14: FAÉERIA

À ces mots Laideronne et Laiderosse, Laiderette, poussèrent une cla-meur de surprise cependant que la Princesse rentrait de nouveau dansleur chaumière sinistre, mais cette fois triomphalement avec ses présents.Et elle les montra fièrement à Jezabelle, qui était toujours prisonnière dupentacle.

— Qu'est-ce que c'est ? interrogea Laiderette en trépignant de rage.Quelle est cette farce ?

— J'apporte les objets précieux que vous m'aviez demandé, balbutia laPetite Princesse, qui ne comprenait goutte à la réaction des sorcières.Voici l'anneau aux sept pierres précieuses, l'étoile rouge dans son étui desoie et une poignée de perles de terre. Libérez Jezabelle, à présent.

Les sorcières vêtues de noir et à l'aspect le plus terrifiant qui soit hur-lèrent qu'il n'en était pas question, car le marché n'avait pas été respecté,en aucune façon. Et il y avait trois balais constitués de branches de ge-nêts sur un manche de bois noueux qui s'agitaient et tressaillaient à cha-cune de leurs paroles, et Coeur-de-Pomme comprit que ces balais étaientmagiques et que c'était en les chevauchant que leurs maîtresses comp-taient rejoindre le sabbat. Laideronne, Laiderosse et Laiderette jetèrentviolemment par terre les présents rapportés diligemment par la fillette,comme s'il se fut agi de babioles dénuées de valeur.

— L'anneau aux multiples pierres précieuses n'est pas celui-ci ! crachaLaiderosse au visage jaunâtre empourpré de fureur. C'est de l'arc-en-cielaux sept couleurs que nous parlions, qui ne survient qu'après les pluies !Car l'arc-en-ciel est l'anneau nuptial de la Terre, et celle-ci l'arbore àchaque fois qu'elle est fécondée par le ciel, son époux !

— Les perles terrestres ne sont pas des diamants vulgaires ! éructa enécho Laiderette d'une voix puissante, en dépit de sa plus petite taille.C'est des gouttes de rosée translucides et roses qu'il s'agissait,lorsqu'elles surgissent au petit matin des entrailles de l'Arkaal !

— Et l'étoile rouge ne provient pas du ciel physique ! siffla Laiderosseen piétinant brutalement le dernier don qu'il restait. C'est dans les pro-fondeurs insondables de ton être, dans ton ciel intérieur, qu'elle brille !C'est ton coeur ou bien celui d'un autre que tu aurais dû envelopper desoie !

— Tu nous as trompés ! grondèrent avec un bel ensemble les trois sor-cières, l'échange ne peut se faire !

Les scellés du pentacle furent brisés par celles qui l'avaient tracé et unelaisse d'argent fut placée autour du cou de Jezabelle, que sa réclusion for-cée avait épuisée au plus haut point. Coeur-de-Pomme eut beau arguerqu'elle était prête à donner son propre coeur en guise d'étoile rouge, les

13

Page 15: FAÉERIA

trois sorcières refusèrent avec la dernière énergie. Car l'anneau nuptialde la terre ne leur avait pas été amené, ni une seule goutte de rosée. C'estdans le plus noir des désespoirs que la Princesse observa les dernierspréparatifs des sorcières pour le sabbat, jusqu'à ce que tout étant fin prêt,elles ouvrirent largement la porte d'entrée, afin de permettre un envolplus aisé. C'est en voyant la-dite porte, vermoulue et bancale à n'en pluspouvoir, que Coeur-de-Pomme se souvint du conseil qui lui avait étédonné par la Compatissante du bord du lac, et qu'elle avait négligé parmanque de confiance. Aussitôt elle essaya de se remémorer le refrain en-chanté, et transie de peur, précipitamment, car à présent le temps luiétait compté, elle chantonna d'une voix pointue en tapant sur la table deson majeur replié, comme s'il se fut agi d'une porte à l'huis de laquelleelle aurait toqué. Déjà, les sorcières traînaient Jezabelle alanguie vers ledehors.

Je suis une jolie petite filleVêtue de rose et très gentilleToc ! Toc ! Toc ! Méchantes sorcières !Je ne vous crains pas et j'en suis fière !Car mon nom est Coeur-de-PommeJe n'ai peur de rien, même de personne !

Aussitôt les trois sorcières avaient poussé de stridents cris de rage, enmême temps que la Princesse se rendait compte que le fait de chantonnerà voix haute avait fait diminuer de beaucoup sa frayeur. Et les trois ba-lais magiques s'étaient dressés sur leur manche tordu et avaient sautillévers elle, lui faisant une grotesque révérence. Leur voix fluette et na-sillarde s'éleva unanimement dans la chaumière aux allures de cabane.

— Petite Princesse, vos paroles merveilleuses nous ont ouvert l'espritet fait reconnaître l'erreur dans laquelle ces méchantes femmes nousavaient placés : car elles nous avaient dit être toutes trois Coeur-de-Pomme, et c'est pour cela que nous les avions servis, et donnés de grandspouvoirs.

— Il est vrai qu'elles étaient bien méchantes, et que cela nous avaitétonnés, reprit un autre balai, au milieu du silence gêné de Laideronne,Laiderosse et Laiderette. Nous étions dans le doute jusqu'à aujourd'hui,mais à présent une telle confusion n'est plus.

— Car nous savons à présent que de Coeur-de-Pomme, il n'y en aqu'une, et c'est vous, jolie petite fille. C'est vous que nous voulons servir,

14

Page 16: FAÉERIA

déclara le dernier balai en s'inclinant vers elle à l'unisson des deuxautres.

La Petite Princesse se déclara ravie du revirement des balais magiques,qui pour être composés de bois et de genêts n'en faisaient pas moinsmontre d'un coeur loyal et généreux. Et elle remercia tout haut la belledame du lac d'eau dormante, s'excusant d'avoir dénigré dans son igno-rance le conseil qu'elle lui avait donné. Elle ordonna ensuite aux balaismagiques de punir les trois sorcières pour leur méchanceté et noirceur,ainsi que les maux qu'elles avaient infligés aux habitants de l'Arkaal. Etce fut un grand bonheur pour la Princesse que de voir Laideronne, Lai-derosse et Laiderette gémir et pleurnicher, jurer et pester sous l'assautdes balais qui s'abattaient sur leurs têtes et diverses parties de leur corpsen une pluie ininterrompue. Lorsque Coeur-de-Pomme estima que lessorcières avaient été punies assez, et qu'elles avaient suffisamment couruen tous sens dans la demeure pour échapper — en vain — aux coups debalai, la Princesse ordonna que les vieilles femmes soient emportées leplus loin possible de façon à ce qu'on ne les revoit jamais. Et elle deman-da aux balais magiques, lorsqu'ils se choisiraient un nouveau maître,d'agir avec plus de discernement qu'ils ne l'avaient fait.

Les trois sorcières poussèrent des cris d'orfraie lorsque les balais ap-prouvèrent avec joie les ordres qui leur étaient donnés, et ilss'engouffrèrent en un vol rapide sous les jupons crasseux de Laideronne,Laiderosse et Laiderette pour les emporter loin au-dessus de la forêtd'arbres-à-lumière, dans le ciel d'étoiles noires où le soleil ténébreux étaitsur le point de se coucher. Plus jamais l'on ne revit les trois sorcières.

— Jezabelle ! s'exclama Coeur-de-Pomme en serrant la tête ridéecontre son coeur. Tout ceci est de ma faute ! Je m'en voudrai toujours,toujours, toujours !

— N'en parlons plus, Princesse, puisque l'affaire a été résolue, sourit latortue aux yeux de mer tandis que les trois amis de la Princesse émer-geaient des broussailles dans lesquelles ils s'étaient dissimulés.

— Te trouves-tu fatiguée ? s'enquit Coeur-de-Pomme vers sonchaperon. Veux-tu que nous dormions dans la chaumière ?

— Il n'y a plus de danger, maintenant, assura l'elfe Zabello avec uneexpression gênée, car l'attitude de ses deux amis ainsi que de lui-mêmen'avait guère été brillante.

Mais Jezabelle s'y refusa et prétendit que sa réclusion forcée l'avait re-posée : elle voulut marcher sans défaillir vers le Castel d'Armor et cha-cun se joignit à la Petite Princesse et à la tortue vénérable. Car c'est le

15

Page 17: FAÉERIA

propre de ceux qui s'aiment, quelles qu'en soient les circonstances, qued'être ensemble toujours, toujours, toujours.

C'est aussi depuis ce jour et du plus loin que l'on se souvienne que lessorcières sont vieilles et laides, en dépit de leurs pouvoirs magiques. Leslecteurs savent maintenant aussi bien que moi pourquoi : c'est que lestortues ne sont pas seulement habiles à garder leurs secrets, elles sontaussi méfiantes, les bougresses.

16

Page 18: FAÉERIA

LA TÉNÉBREUSE SAGA DE NUDD LE CHAT

Il est des épopées et des périples héroïques qui de par le vaste mondemarquent les mémoires et les esprits de manière durable, en raison deshauts faits qui les animent ainsi que de la personnalité de ceux qui s'ytrouvent mêlés. Il est des odyssées qui abasourdissent et surprennent,étonnent même : il en est d'autres qui impressionnent et vont jusqu'àprovoquer une franche stupeur. Car certaines sont à ce point extraordi-naire que d'aucuns refusent de leur accorder crédit, et ils vont jusqu'ànier qu'elles aient pu se produire. Malgré ce préjugé défavorable ces pé-ripéties n'en sont pas moins réelles, et le grand nombre de menteurs etde fausses gens répandu dans l'univers ne change rien à l'affaire. De cesvoyages fantastiques auxquels les incrédules dénient le droit d'être, onpourrait bien dire qu'ils n'existent pas, et qu'en raison du halo brumeuxdont on les recouvre l'on peut le coeur léger se comporter comme s'ilsn'étaient pas. Mais ce serait vraiment agir avec une trop grande partialitéet insouciance que de faire ainsi, et bien des actions courageuses dontpersonne, à part le principal protagoniste, n'a été le témoin tomberaientdans un néant et un oubli immérité.

Immense et vaste est le champ où l'on abandonne les légendes per-dues, les contes très anciens et oubliés, les récits extraordinaires que tousont rejetés : et certaines histoires subissent un sort justifié car elles sontfausses, aussi trompeuses que le reflet de la lune se mirant à la surfaced'un puits ou que les louanges fielleuses d'un courtisan. Mais d'autressont véridiques et parmi les buissons de ronces luisent à l'image deperles d'or, attendant la vie que saura lui apporter une écoute ainsiqu'une attention sincère. L'aventure incroyable dont il va être questionici fait partie de celles-là, et comme toutes ses semblables, sa naissancefut des plus banales. Mais que l'on en juge plutôt.

— Chats et chattes, matous vénérables et chatons bruyants, vous tous,mes fidèles sujets, miaula un jour son auguste majesté, le Chamagnon Ti-gré du grand pays des chats, voici que mon règne s'avance et jem'aperçois que nul événement d'importance n'est venu ennoblir et

17

Page 19: FAÉERIA

embellir mon règne, pourtant long et prospère, vous en conviendrezavec moi.

Les chats qui avaient été interpellés — ceux d'entre eux en tout cas quiavaient accepté d'interrompre leur sieste — se regardèrent mutuellementavec une expression surprise, d'aucuns à voix basse insinuant à leur voi-sin que sa majesté très féline avait eu un réveil désagréable et que celaavait motivé chez lui un accès de mauvaise humeur, teintéd'insatisfaction. Dans la haute salle voûtée de marbre rose et blanc, avecdes colonnes torsadées vert jade, il se trouvait répandu une multitude decoussins et de poufs, de tapis somptueux et multicolores qui avaient étédisposés à la hâte par la cohorte de Petites Gens servant le monarque. Unocéan de chats de diverses races et couleurs, aux apparences quelquefoisextrêmement différentes les unes des autres, était couché sur ces litières,avec des sujets parfois accroupis ou même debout. Mais toujours atten-tifs aux paroles du Chamagnon Tigré, le monarque du grand pays deschats.

À travers les baies vitrées vert bouteille entrouvertes s'écoulaient lesrayons du soleil noir illuminant l'Arkaal, et un petit bois d'arbres-à-lu-mière éclairait les jardins entourant le palais aux toitures dotées de tou-relles en poivrières, parmi d'innombrables coupoles de nacre argentée.De sylvestres parfums s'exhalaient des massifs de marguerites et de bou-tons d'or, et passant par les ouvertures élancées s'en venaient chatouillerle museau rose et frais de Nudd le chat, encore tout englué de sommeilen dépit de sa bonne volonté. Celui-ci arborait une fourrure caramel tein-tée de rares tâches lactescentes, avec de sombres yeux verts pailletés d'or.Actuellement, son regard brillait d'agacement contenu.

Il avait en effet eu quelques heures auparavant la malencontreuse idéede s'assoupir sur la collection de coussins brochés d'or du ChamagnonTigré, non loin de là, et n'avait eu d'autre solution lorsque le monarques'en fut venu parmi la salle du trône énoncer sa volonté que d'acquiesceren soupirant, réprimant de son mieux ses bâillements, qui fusaient lesuns à la suite des autres.

— Oui, vraiment, reprit le monarque du haut de son trône d'ébène ser-ti de velours, car sa majesté estimait ce tissu davantage apte aux siestesque la soie, chacun se rappelle la mémorable geste de mon trisaïeul quimarcha avec les siens jusqu'à la Porte du Sud, où se trouve le Début duMonde Bleu. Lequel d'entre nous ignore l'aventure de Mistigri, qui par-vint à se lier d'amitié avec une Honnie, pourtant si effroyable ? Etlorsque le jeune chastrologue Khann au terme de son errance fut recueillipar un Héros des Temps Anciens, il vécut en sa compagnie bien des

18

Page 20: FAÉERIA

aventures. Le récit de toutes ces merveilles fait encore notre bonheur, ànous les chats, durant les veillées. Le prestige des monarques sous lerègne duquel de tels prodiges se sont produits n'en est que plus grand.Et ce n'est pas sans une certaine tristesse, ô vous mes fidèles sujets, que letemps passe et que je m'aperçois qu'aucune grande aventure n'est encorearrivée à l'un d'entre nous. Que penseront de nous les chats des généra-tions futures ? Quelle sera leur opinion sur les qualités de leur mo-narque ? Je vous avouerai que le problème me taraude, et me cause dessoucis depuis l'instant où cette constatation m'est venue à l'esprit.

Il se trouva alors aussitôt des chats, comme bien l'on imagine, pour as-surer que le pessimisme de sa majesté très féline était infondé et que sonrègne, assurément paisible et serein, passerait à la postérité des chatscomme le plus parfait qui fut jamais. Hochant de la tête à qui mieux-mieux, d'autres renchérirent qu'ils se chargeraient de faire savoir les im-menses qualités de leur monarque autour d'eux, et les chatons de leurschatons, promirent-ils, en feraient autant. Ce n'était pas tout : un chatprécisa que son prochain chaton se prénommerait Chamagnon, en signed'évidente estime pour son souverain, puis un second fit immédiatementune promesse identique, ainsi qu'un troisième, un quatrième. Mais celaaurait été assurément trop facile que de pouvoir ainsi berner le mo-narque pour ces amoureux du farniente et des promenades nocturnes, etd'une grimace rapide le Chamagnon Tigré balaya ces arguments d'un re-vers de patte, si l'on peut dire.

— Non, non, en vérité, je le dis haut et fort, s'exclama le monarque,notre royaume des chats de l'Arkaal actuellement traverse une grave pé-riode de paix et de stabilité, d'oisiveté, qui risque de nous faire passertantôt pour des pleutres ou des poltrons. Il nous faut réagir sans retardtous tant que nous sommes, du premier au dernier félin du royaume.

La multitude de chats formant la cour garda un silence anxieux, atten-dant la catastrophe qui s'annonçait peu à peu, et celle-ci ne tarda pas àfaire son arrivée, à l'image de nuages noirs qui après avoir longuementflotté au-dessus de l'assistance se seraient déversés à grandes eaux surles chats. Et même ceux qui paressaient en un demi-sommeil sur les toitsen pente douce du palais, les yeux mi-clos, furent éclaboussés par les pa-roles du Chamagnon Tigré.

— Que chacun de vous s'en aille à l'aventure, par monts et par vaux,proclama le Chamagnon Tigré, et qu'il cherche quelque épreuve à sur-monter, qui saura lui apporter la gloire et la renommée : lorsque tousceux qui s'en seront partis auront effectué leur retour, les plus braves se-ront ennoblis de titres divers. Sachez dès à présent qu'il y aura des

19

Page 21: FAÉERIA

Vaillants, des Courageux et des Astucieux. Et aussi un Intrépide. Maisun seul se verra attribuer ce grade.

— Un Intrépide ! avait chuchoté en coeur l'assemblée des chats avec ef-farement, car cette distinction était la plus haute qui pouvait se concevoirpour un chat et nul ne s'en était plus vu décorer depuis fort longtemps.

En écho chaque chat s'était comme enfermé en lui-même, car assuré-ment la gloire et le prestige de celui qui serait ainsi honoré par le Chama-gnon Tigré serait assuré durant ses neuf vies, puisque chaque chat dé-tient neuf existences, dit-on.

— Un Courageux ! répéta à voix basse un matou noir et blanc. Ainsiennobli, mon cousin Gaël ne pourra plus dire que je suis un imbécile…

— Et moi, si je pouvais devenir un Astucieux ! s'emportait un autre.Ma vieille mère serait si fière !

— Il n'est rien que je désire tant au monde que d'être considéré commeun Vaillant. Car j'estime avoir largement mérité ce titre, le remporter neferait que réparer une injustice, affirma un chat persan à la fourruresoyeuse.

Un temps de silence survint, que chacun employa à se bâtir un avenirle plus radieux et glorieux possible. Nudd le chat n'était pas en reste.

— Quelle joie serait la mienne que de devenir un Intrépide ! lança-t-ild'une voix aiguë. Et quelle satisfaction !

À ces mots toute la cour des chats éclata de rire, y compris le Chama-gnon Tigré du haut de son trône. Car la poltronnerie de Nudd était lé-gendaire dans le royaume, et nul ne croyait sincèrement que celui-ci putremporter quelque honneur que ce soit. Il était bien trop timide et réser-vé, respectueux des autres pour cela. En un mot comme en cent, il n'étaitpas assez méchant pour devenir un aventurier. Chaque chat présentdans la salle royale ne se gêna pas pour le lui assurer, tandis que le palaiscommençait à se vider car beaucoup ne voulaient plus attendre davan-tage pour amasser leur part de gloire. Chacun s'en allait en promettant àson voisin de revenir au plus vite avec moult merveilles à détailler. Àtous, le Chamagnon Tigré souhaita bonne chance, pour l'éclat duroyaume et le lustre de son règne. Puis d'une voix plus basse, il s'adressaà Nudd qui devant la piètre opinion que le reste des chats avait de luiétait resté prostré sur son coussin d'or, la mine positivement déconfite.

— Allons, Nudd, il ne faut pas te décourager ainsi, le consola le Cha-magnon Tigré. Tes amis ont simplement voulu te faire comprendre quetu n'as pas l'étoffe d'un héros, voilà tout. S'il devait t'arriver quelquechose et que tu ne puisses plus revenir au royaume des chats, tu leur

20

Page 22: FAÉERIA

manquerais terriblement. Crois-moi, Nudd. Mieux vaut que tu restes,mon discours n'était pas pour toi.

Et l'âme en peine Nudd le chat s'en alla du palais la queue basse, carles dernières paroles du souverain l'avaient meurtri davantage encoreque le reste. Il trottina par un chemin qui sous le couvert de la forêt, desapins noirs et de mélèzes, d'arbres-à-lumière, se faufilait vers un bancde bois vermoulu, près d'une source d'eau claire où il aimait à se reposeret rêver. Puis une fois là, il se laissa aller à une triste mélancolie, qui luiaffligeait le coeur et embrumait les yeux. Il était le chat le plus malheu-reux qui se put imaginer, son chagrin était infini : ses amis allaient accé-der, c'était certain, à une dignité nouvelle et lui resterait à jamais Nudd lechat. D'autant que la pauvre opinion qu'ils avaient de lui l'avait blesséeplus qu'il ne saurait dire. Non qu'au fond il en eut été inconscient, maisjamais la chose ne lui était apparue de manière si tranchéequ'aujourd'hui.

Il descendit de son banc et par la forêt décida aussitôt de se perdre, etde ne plus revenir jamais au royaume des chats qui l'avait traité de façonsi cruelle. Il passa sous les frondaisons obscures des arbres de la sylvequi dans son immensité recouvrait presque la totalité de l'Arkaal, et leschênes-lièges et les sapins lui faisaient de leurs bras noueux des lieux dehalte paisible, pour se reposer et dormir lorsque le désir lui en prenait.Le sol en bien des endroits était tapissé de fougères luisantes sous l'éclatdes arbres-à-lumière qui se trouvaient disséminés au sein de leurs congé-nères végétaux, et les hautes herbes et les fleurs sauvages, les souchesmoussues dépassaient souvent la tête triangulaire de Nudd le chat.

Ainsi il abandonna peu à peu tout repère connu loin du palais deschats, jusqu'à admettre finalement que parmi la forêt ténébreuse del'Arkaal, il s'était bel et bien égaré. Mais cela ne lui était aucunementdouloureux à admettre car il avait décidé de ne plus retourner chez lessiens, comme cela a été dit. À ce point de ses pensées, assurément fort lu-gubres et tristes puisqu’après cette douloureuse décision il ne savaittrop, en vérité, quelle suite lui donner, il s'assit sur son séant, au milieud'une vallée d'herbe sombre. Et le soleil noir était haut dans le ciel, desmontagnes couleur café encerclant la vallée, des montagnes dont Nuddn'avait jamais entendu parler. C'est alors qu'un chat écarlate aux yeuxd'or en fusion passa non loin de là et jeta à Nudd, fort désoeuvré à pré-sent qu'il s'était perdu, un regard étonné. Comme s'il ne s'attendait pas àvoir en un tel endroit la plus simple créature qui puisse exister aumonde, à savoir un chat. Mais Nudd n'était pas le moins surpris desdeux, qui n'avait jamais distingué un compatriote avec une telle teinte. Il

21

Page 23: FAÉERIA

le héla afin d'attirer son attention, mais le chat couleur de sang ne se re-tourna même pas et d'un air impassible se glissa sous un buisson obscur,non loin de là. Nudd qui se trouvait en proie au plus profond ennui quise put concevoir se releva puis hésita à le suivre, se décidant enfin àavancer silencieusement sur ses traces.

Peut-être ce chat exotique pourrait-il lui indiquer un pays où sont trai-tés avec égard les chats de son espèce, pleutres et délicats ? Nudd pressale pas sans toutefois vouloir encore crier, car l'étranger lui avait paru peucommode. Il trouverait bien le temps de l'aborder, pour l'instant un pru-dent anonymat lui était requis. Ce fut avec de telles dispositions que lechat Nudd s'en alla derrière le chat écarlate, et celles-ci furent lourdes deconséquences pour la suite des événements.

Peu après en effet Nudd repéra dans un sous-bois touffu les traces dufélin, et celles-ci après avoir suivi un sentier si étroit qu'il en prenait lesapparences d'un fil à coudre s'engouffrèrent tout droit en un tunnelétroit et sombre, dont l'ouverture était dissimulée par un rideau d'herbes.Le passage était à la taille d'un chat, il était visible que c'était par là quecelui qu'il cherchait était passé. Ni une ni deux Nudd ne réfléchit pas da-vantage pour se faufiler à son tour dans l'étroit boyau, et son couragetout neuf était motivé par l'immense tristesse affligeant son être. Letemps s'écoula au rythme de la lente progression de Nudd parmi le tun-nel minuscule, et seuls les quelques frottements que produisait devantlui son prédécesseur lui permettaient de comprendre qu'il se trouvait surla bonne voie. Le conduit monta puis descendit à plusieurs reprises,tourna de gauche et de droite sembla-t-il à Nudd égaré ainsi en ces té-nèbres opaques. Il lui parut même qu'à un moment le boyau décrivait uncercle complet avant de descendre vers des profondeurs abyssales, puisau terme d'une période de temps indéterminée, mais fort longue, Nuddréalisa qu'il avait été lâché.

Aucun frottement imperceptible ne se faisait plus entendre au-devantde lui. Aurait-il emprunté une mauvaise voie, qui le laisserait isolé parmile labyrinthe de la terre ? À dire le vrai, il n'avait vu à aucun instant lechemin se diviser en deux, ni même en trois. C'est avec de funestes pres-sentiments que le chat Nudd poursuivit sa route, car il ne pouvait bienévidemment rester immobile en un tel endroit, et après une marche qu'ilestima des plus courtes, il passa de manière impromptue à travers un ri-deau d'ajoncs et détailla un paysage singulier.

C'était un lieu dégagé, sous une voûte stygienne par bien des pointssemblable à l'Arkaal, mais la lune flottant dans les cieux n'était point obs-cure ainsi que Nudd avait coutume de l'admirer, mais de pur argent. Des

22

Page 24: FAÉERIA

étoiles, d'argent également et non de jais, mouchetaient les nues et don-naient à l'ensemble une coloration irréelle, qui ne laissa pas d'intriguer lechat Nudd. " Voici un pays bien curieux, miaula in petto le chat à la robecaramel, dont je n'avais jamais entendu parler. " Mais Nudd se dit qu'iln'avait encore jamais quitté le royaume des chats, et que peut-être était-ilnormal que sous d'autres cieux la lune et les étoiles — le soleil aussi ? —changeassent de cette façon de couleur.

Malgré tout surpris, et sourdement inquiet, car le chat écarlate qu'ilavait suivi bien imprudemment, il s'en rendait compte à présent, n'avaitplus fait son apparition, Nudd déambula au hasard en cette contrée in-connue. Et les arbres étaient comme des ombres avec des feuilles rondeset luisantes à l'image de l'obsidienne, aucun ne portait de ces baies lumi-nescentes qui permettaient à certains des arbres de l'Arkaal d'illuminerleurs alentours. Les épineux étaient touffus et épais, nantis de baies ar-gentées, et la terre arborait la teinte la plus sombre qui se put imaginer,le ciel de nocturne onyx et anthracite lui-même n'était point aussiténébreux.

Ses habitants n'étaient pas les moins singuliers, car il y en avait, assu-rément. Ils paraissaient flotter sur le sol davantage qu'ils ne marchaient,et tous étaient vêtus de voiles diaphanes masquant partiellement leurstraits, ils étaient en effet ainsi recouverts de la tête aux pieds. Ils s'entrouvaient de toutes tailles et de tous sexes, bien que la plupart fussentd'un âge avancé : surtout, il ne résidait là que des Êtres Humains, et au-cun chat avec lequel Nudd eut pu s'enquérir des coutumes de cet étrangeroyaume. Les demeures étaient arrondies et semblables à des sphères,avec des fenêtres irradiant une lumière douce et uniforme, toujours lamême d'une maison à une autre. Le plus grand silence régnait, car aucunde ces habitants n'ouvrait jamais la bouche, en dépit des tentatives in-nombrables que fit le chat Nudd afin d'engager la conversation.

Finalement Nudd se lassa d'errer ainsi parmi cette populace si peu lo-quace, et il entreprit par un sentier pavé de dalles rectangulaires de quit-ter cet endroit léthargique. Il laissa derrière-lui la vallée et lentement saroute le mena le long d'une montagne aux pics crochus, sur lesquels pa-raissait s'être fichée la lune d'argent, comme un croissant de lumière. Desrocs scintillants sous son éclat accompagnèrent son avance jusqu'à ce queNudd en arrive à ce qui devait constituer le col de cette voie. Et deuxcréatures monstrueuses gardaient la passe. Elles avaient de hautes sil-houettes voûtées et sombres, avec une tête porcine velue à l'image dureste de leur corps, et des crocs de blanc ivoire s'échappaient de leurslèvres violâtres. Leurs mains griffues tenaient un trident d'argent pour

23

Page 25: FAÉERIA

chacun, et leurs pointes saillantes désignèrent le chat Nudd lorsque cedernier parvint à leur hauteur.

— Où vas-tu, le chat ? grogna distinctement ce qui paraissait bien êtreun Vahéhuia, cet être surnaturel et maléfique que les vieux matouscraignent tant, mais que personne n'a jamais vu. Le Val des Âmes Noiress'étend par-derrière, et nul défunt sensé qui n'y serait pas obligé ne mar-cherait vers lui de son propre chef.

— Ton aura ne te contraint pas à hanter un pareil lieu, l'informa lacréature seconde, en se penchant vers lui. Fais demi-tour, voyons, etcomme tous les tiens, compte les siècles en attendant ton retour. La pa-tience est l'apanage des morts, souviens-toi.

— Mais je ne suis pas mort ! se récria le chat Nudd avec une expres-sion scandalisée. Je me suis perdu dans la forêt de l'Arkaal afin de neplus revenir chez les miens, c'est tout. J'ai suivi un chat à la robe écarlatequi m'a mené jusqu'ici, et je vais mon bonhomme de chemin où il meplaît. Sachez que votre plaisanterie est du plus mauvais goût, et que vousne m'impressionnez pas le moins du monde.

Nudd le chat, qui n'était point si sûr de lui que cela, releva la tête enfranchissant sans plus d'encombre la passe et les deux Vahéhuias,puisque telle était en vérité leur qualité, le laissèrent poursuivre sa routeen se fixant l'un l'autre, le front plissé.

— Pauvre chat… laissa échapper l'un. Il ne s'est toujours pas renducompte, laissons-le aller, il réalisera vite ce qui lui arrive. Il reviendra.

— Certainement, acquiesça son compagnon, avec cependant une ex-pression intriguée. Je trouve cependant ce chat un peu curieux, pas toi,Zamorg ?

— Mais non, articula celui-ci, alors que Nudd était déjà à l'angle duchemin, loin devant, et ne pouvait plus en aucune façon les entendre. Ilest décédé récemment, sans s'en apercevoir. Cela se produit quelquefois,tu sais.

— Tu as sans doute raison, consentit son compagnon. Il n'empêcheque ce défunt, même de fraîche date, me parait bizarre.

Voilà bien en effet quel était le fin mot de l'affaire : Nudd le chat avaitpénétré par mégarde dans les Enfers, et ne l'avait pas encore découvert.Ce qui, on en conviendra, n'est pas une mince bévue. Pourtant toutd'abord alla pour lui le mieux du monde, et c'est par une pente douce,sur un chemin blanc, que Nudd accéda au Val des Âmes Noires. Il se le-vait de temps à autre sur les bords du sentier des arbres obscurs et taci-turnes, tourmentés tels des êtres qui seraient restés plongés en de fu-nestes chagrins depuis une éternité. Des fleurs aux pâles coloris

24

Page 26: FAÉERIA

parsemaient ce qui ressemblait à une prairie sans fin, observa Nuddlorsqu'il parvint à la plaine se situant de l'autre côté des montagnes gar-dées par les Vahéhuias. " Vraiment, ces deux gardes étaient peu ai-mables, se prit à songer en lui-même le chat Nudd, leur humour étaitmacabre et des plus déplaisants : lorsque j'y pense, il me fait encore froiddans le dos ! "

D'autant que les environs étaient curieusement agencés, observa-t-il demanière véritablement attentive, pour la première fois depuis le début deson aventure. Une herbe noire et non plus verte telle qu'il s'en trouvaitde l'autre côté des montagnes défilait sous ses pattes, et l'onde qui cou-lait en un mince ruisseau n'avait strictement aucun goût. Voilà qui étaitsurprenant, s'étonna-t-il sans cependant y accorder davantaged'importance. Car un autre détail autrement plus curieux venait d'attirerson attention. Des flambeaux se dressaient en nombre sur des trépieds debasalte noir, et derrière les arbres immobiles ponctuant la prairie, et ausein des clairières, sur les bords des rives, car il y avait quantité d'autrescours d'eau et même des maisons mais celles-ci étaient de forme pyrami-dale et ne paraissaient abriter nulle lumière. Pourtant, des Êtres Hu-mains habitaient l'endroit. Mais il était malaisé de les fixer car contraire-ment à ceux qui résidaient par-delà les monts, ils étaient environnésd'une brume volatile et sombre, positivement opaque.

L'on ne pouvait distinguer que leurs yeux, à l'image de minces fentesd'argents qui auraient reflété la lueur ténue de la lune : ou bien qui au-raient été de manière perpétuelle voilées de larmes. En effet il se déga-geait d'eux, d'ailleurs tout aussi muets que leurs voisins, une impressionde tristesse et de nostalgie, de peine infinie. Et pourtant, le chat Nuddqui les côtoya brièvement ne ressentit nulle pitié à leur encontre car uneintense froideur se dégageait de leur être, comme si toute chaleur hu-maine les avait quittés. Au fil de sa marche, à chaque instant plus hési-tante et maladroite, car véritablement Nudd le chat se demandait enquelles étranges contrées il avait pu s'égarer de la sorte, il en vint à dé-laisser le lieu éclairé de flambeaux et hanté d'êtres taciturnes et froids,pour rejoindre une colline qui n'était pas d'une hauteur démesurée, maisse trouvait constituée d'étages concentriques s'élevant les uns au-dessusdes autres jusqu'au sommet. Là, environné de flambeaux, sommeillait lechat à la robe écarlate et aux yeux d'or. Cette fois-ci, la curiosité de Nuddfut à son comble et il ne tint plus en place. Il allait pouvoir interroger songuide — bien involontaire, à vrai dire — sur les particularités de ce pays,et pouvoir lui demander la route vers la sylve de l'Arkaal. L'atmosphèrede l'endroit lui pesait en effet, il lui tardait de retourner chez lui. Afin de

25

Page 27: FAÉERIA

pouvoir se perdre et se dissimuler jusqu'à la fin de ses neuf vies, assuré-ment, mais se perdre en un environnement qui lui serait tout de mêmeplus familier.

Ainsi une fois sa décision prise Nudd le chat poltron et timide entre-prit de la mettre en application en grimpant les marches de la colline,toutes noires et blanches alternativement. Plusieurs fois il lui fut néces-saire de stopper son ascension dans des portions de voie s'élargissant, etil bénéficia alors d'une vue circulaire sur le paysage du lieu, qui n'étaitqu'une immense plaine de nuit éclairée d'un océan de flambeaux, parse-mée d'arbres songeurs ainsi que d'habitations de pierre plongées dansl'obscurité, avec des habitants silencieux marchant de façon raide àl'image de fantômes.

Au terme de ce qui lui parut être une marche épuisante, véritablement,Nudd le chat fut près de rejoindre le sommet où il avait entr'aperçu lechat à la fourrure écarlate, en une plate-forme de marbre blanc éclairéecomme le reste de torches. Elle comportait sur son pourtour une balus-trade de pierre grise ouvragée, rongée par le temps et le passage deséons. Là grande fut la surprise de Nudd qui en lieu et place d'un félin àla robe de sang et aux yeux d'or se retrouva nez à nez, si l'on peut dire,avec une authentique monstruosité. Un chien épouvantable et repous-sant d'une taille effrayante, nanti de trois têtes auréolées d'un nuage deserpents gris-bleu et agités, qui crachèrent de rage dès lors qu'ilsl'aperçurent.

— Un vivant ! sifflaient les serpents environnant de toutes parts lestêtes du chien infernal, ce dernier arborant une couleur rouge vive etintense. Chassons-le de parmi les morts !

Nudd le chat ouvrit la gueule pour répliquer, ne serait-ce qu'un hurle-ment, mais sa frayeur l'en empêcha, qui l'avait pris de court. Il ne putque rester coi. Avec un retard conséquent, il venait enfin de comprendreque les deux Vahéhuias gardant la passe n'avaient aucunement voulul'effrayer par une plaisanterie sinistre, et la nature du lieu qu'il foulait luiapparut sans fard. Ses pattes se dérobèrent sous lui, il se laissa tombersur le sol de marbre blanc, littéralement.

— Que fais-tu ici, petit chat ? l'interrogèrent d'une voix grave et pro-fonde, caverneuse, les trois têtes de Cerbère, gardien des Enfers.

— Je voulais me perdre dans l'Arkaal et j'ai suivi un chat rouge, sei-gneur, miaula Nudd d'une voix pitoyable. J'ignorais jusqu'où cela pou-vait me mener ! J'avais cru le voir ici…

26

Page 28: FAÉERIA

Les trois têtes de Cerbère, sinistres avec leurs angles saillants et leursoreilles pointues, leurs crocs d'une blancheur immaculée, rirent alorsbruyamment.

— Un chat rouge sang, dis-tu ? grogna Cerbère. Un chat comme celui-ci ?

La stupéfaction de Nudd le chat ne connut plus de bornes, car à songrand effarement Cerbère aux trois têtes venait de se métamorphoser ence chat écarlate dont le comportement l'avait intrigué si fort.

— Ne t'étonne donc plus, car sache que quelquefois lorsqu'il me prendl'envie de me mêler aux mondes des Êtres Humains et de l'Arkaalj'endosse une telle enveloppe, et je redeviens ce que j'étais autrefois.Alors, les souvenirs affluent en moi et les choses des vivants me rajeu-nissent l'âme et ravissent le coeur. Es-tu satisfait ?

— Qui est ce petit chat ? s'enquit alors quelqu'un qui jusqu'à mainte-nant était resté dans l'ombre, et le chat Nudd, qui avait réussi à ne pasdéfaillir, manqua cette fois-ci échouer.

Sur une chaise haute en os ciselé et luisant, au dossier stylisé mais nonpoint macabre comme l'on aurait pu s'y attendre, se tenait l'Ange de laMort, aux ailes de cygne noir et au teint de peau marmoréen, à la robeobscure lui tombant sur les pieds. Il fit un signe vers Nudd, l'appelantd'un geste et ce dernier sans rien y comprendre se sentit poussé à venirsauter sur ses genoux. L'Ange de la Mort le caressa pensivement sur latête et sous le menton, cependant qu'en bâillant machinalement le ter-rible Cerbère à la fourrure sanglante, sur ce qui devait être un lieud'observation, comprit Nudd, venait se placer à leurs côtés.

— Pourquoi désirais-tu te perdre dans l'Arkaal, petit chat ? lui deman-da d'une voix douce l'Ange des Ténèbres, qui apparemment n'avait rienperdu de sa discussion avec Cerbère.

En quelques mots Nudd, malgré la peur intense qu'il ressentait à se re-trouver en un pareil lieu, en présence de si terribles personnages, racontace qu'il en était, et le peu de considération que ses proches avaient de lui,et la réaction qui avait été la sienne. Cerbère aux trois têtes et son maître,l'Ange de la Mort, s'esclaffèrent alors tour à tour.

— Nudd, mon petit, lui révéla l'Ange de la Mort, et la familiarité deton qu'employait ce dernier à son égard fit frissonner le jeune chat, ap-prends qu'il n'est bon en aucune circonstance de modeler son comporte-ment sur celui des autres. Car si ceux qui nous entourent sont placés parle sort plus haut que nous, nous serons tirés vers les sommets, cela estvrai, mais de manière artificielle et donc peu durable. Dans ce cas de fi-gure le bénéfice n'est qu'illusoire. Et dans l'autre ?

27

Page 29: FAÉERIA

— Nous descendrons plus bas que ce que nous étions, poursuivit avecune voix rauque l'une des trois têtes de Cerbère, cependant que les deuxautres la fixaient en clignant des yeux, et nous aurons perdu une fois deplus. L'existence est une pente glissante, qu'il est aisé de dévaler mais ar-du de remonter. Sache qu'il ne réside d'autre vérité dans la vie qu'ennous-mêmes, et que c'est au coeur de notre être qu'il nous faut l'allerchercher. Pas chez les autres. Jamais.

Cerbère montra de ses trois têtes mouvantes cerclées de serpents gris-bleu les enfers qui se déroulaient là.

— Le Lieu des Morts en Paix, le Val des Âmes Noires, les Abysses, cesendroits sont emplis de gens qui pensaient trouver leur Trésor et leurLumière, leur Force, chez les autres.

— Mais ils se trompaient, déclara d'un ton serein l'Ange de la Mort.Regarde ton univers intérieur, redeviens ce que tu es vraiment et tu at-teindras la paix et le bonheur auquel chaque être vivant aspire. Mais jesais que cela n'est pas facile, termina en souriant l'Ange Noir, l'opiniondes autres déstabilise et bouleverse.

— J'aurais tant aimé être un Intrépide, pleurnicha Nudd.— Intrépide, Courageux ou Vaillant, Astucieux, renchérit Cerbère, cela

n'a en définitive que peu d'intérêt, car il est des timorés qui par craintedes périls se tapissant dans leur être, préfèrent affronter d'autres dan-gers, en pleine lumière. Mais ce ne sont point ceux-là qui importent pourleur croissance intérieure. Au fond d'eux-mêmes, ces derniers le saventbien.

— Sois toi-même, Nudd, lui dit en le fixant droit dans les yeux l'Angede la Mort. Lorsque tu retourneras au grand pays des chats, tu verrasqu'en fait c'est encore bien plus difficile que d'être un Intrépide, unVaillant ou un Astucieux. Et qu'il se trouve peu d'êtres qui parviennent àrester eux-mêmes au milieu de leurs semblables.

— Pourtant ne sois pas triste, lui assura le chien écarlate aux trois têtes,car ce que tu as fait, personne d'autre ne l'avait réalisé avant toi. Mettre lepied de son vivant dans les Enfers n'a été accompli que par de rares Hé-ros des Temps Anciens. Tu as signé un authentique exploit.

— Et nous essaierons de faire en sorte qu'à l'avenir nul ne puisse plussuivre tes traces, ajouta l'Ange Noir en se levant de son siège et éployantses ailes, conservant toujours le chat Nudd dans ses bras.

C'est ainsi que s'acheva l'incroyable odyssée de Nudd, qui voulant seperdre dans la forêt de l'Arkaal alla jusqu'aux Enfers sans même le sa-voir. L'Ange de la Mort en compagnie de Cerbère déposa Nudd non loindu palais du Chamagnon Tigré, où bien sûr il s'empressa de raconter son

28

Page 30: FAÉERIA

aventure. Mais comme bien l'on s'en doute personne n'accorda foi à sesdires, le traitant de menteur ou bien de doux rêveur. Et le ChamagnonTigré qui avait déjà distribué quelques distinctions de-ci de-là — à Ti-grus pour s'être échappé des griffes d'une sorcière il échut le Vaillant, àMinet l'Astucieux, et le Courageux pour Gaëtan qui avait grignoté unetarte aux pruneaux dans le jardin du magicien Abaaner — le Chama-gnon Tigré donc ne qualifia d'Intrépide personne, car nul affirma-t-il nes'était mérité cet honneur.

Seul l'Ange des Ténèbres et son compagnon Cerbère, au coeur des En-fers, entendirent le feulement étranglé que poussa Nudd à cette occasion,dans un angle de la salle du palais. La cause en fut entendue, personnece jour-là ne prit au sérieux les révélations de Nudd. Mais bientôt les laz-zis et les quolibets changèrent de camps, car le destin fournit à Nudd lemoyen de prouver sinon son courage, du moins sa bonté d'âme et son in-conscience. Pour preuve il lui échut par la suite de plein droit le titre deGentil accolé à celui de Tête Vide.

Mais c'est déjà là une tout autre histoire. Et celle-ci ne se trouve pasdans le champ immense et vaste où sont abandonnés les légendes per-dues, les contes très anciens et oubliés, les récits extraordinaires auxquelspersonne n'a accepté de croire. Mais alors pas du tout.

29

Page 31: FAÉERIA

ÉLÉONORE DE NOIRCOEUR

La voûte sombre était une gueule noire parsemée de coeurs d'argent,le cortège enchanteur des astres dessinant dans les cieux enténébrés desconstellations et des figures fantastiques, au sein desquelles évoluaientdes globes brillants aux teintes moirées. Il s'en trouvait flottant dansl'éther parmi des nuées rose pâle et violet, drapés qu'ils étaient dansleurs gazes cosmiques, et leur chatoiement était intense avec leurs refletsde pourpre et d'amarante, d'aigue-marine aux contours diffus. Et il yavait d'autres sphères merveilleuses voguant mollement au sein descieux nocturnes, toutes de rutilances et d'indigo éclatant, nanties de lise-rés d'un blanc de neige sur leurs pôles et de vagues d'ocre jaune répartiessur leur masse. Plus loin encore erraient, silencieux et hiératiques, lereste des mondes de la Chimère qui en s'éloignant progressivement versles tréfonds mystérieux de l'éther se muait en étoiles nacrées, éblouis-santes d'une froide aura bleutée.

Oui, la nuit scintillante d'étoiles était belle sur Anushtar, et sur son bal-con de pierres sombres aux baies entrouvertes, à la rambarde ornée degargouilles grimaçantes, la sorcière Éléonore de Noircoeur fixait les cieuxd'onyx et de nuit parce qu'ils plaisaient à son âme tourmentée, et que lavue des choses lugubres et tristes lui apportait toujours une satisfactionsingulière. Son asanthène, un corbeau aux yeux de braise, se tenait surson épaule et pépiait vers elle en l'entretenant de la profondeur del'obscurité, de la fraîcheur glaciale régnant en ce milieu de la nuit où ilsse trouvaient. Ainsi que souvent il advenait dans ces circonstances, lasorcière tournait son regard vers le corbeau et lui intimait le silence.

Mais c'était pourtant vrai que la nuit sur Anushtar était superbe, etcette minuscule planète était bien loin d'un soleil blanc et mythique dontcertains auront peut-être entendu parler sous le nom d'Albinos. Laplaine était recouverte d'une poussière cristalline et les arbres s'y dres-saient par petits groupes en y créant des tâches de sombre argent, carleur feuillage était brillant et obscur tout à la fois, tant il semblait quel'affliction et un terne abattement fussent une composante obligée de

30

Page 32: FAÉERIA

l'endroit. Mais il nous faut à présent préciser ici qu’Anushtar est unmonde perdu dans l'immensité de l'univers, et l'on ne sait rien parmi lessphères de la Chimère de la Tradition ou de la Ligue des Magiciens de laTerre. Éléonore de Noircoeur pour sa part n'avait jamais connu que lanuit en sa demeure, ses anciens habitants aussi probablement, toutcomme ceux qui viendraient à leur tour après sa mort, lorsque la der-nière des roses d'immortalité cultivée en son jardin se serait éteinte, em-portant avec elle sa jeunesse infinie.

La demeure millénaire de la sorcière Éléonore de Noircoeur— puisqu'elle en était arrivée à l'âge respectable de mille ans — était cir-culaire et de grandes dimensions, avec un toit unique et pentu à la che-minée d'obsidienne et des murs en briques d'onyx, lui donnant de loinl'aspect d'une ruche vide et silencieuse, à la langueur affectée. Un jardind'herbes médicinales et enchantées se dressait derrière la maison, unpuits vermoulu s'y trouvant également. Devant la maison était une éten-due d'herbes rares collectées par la sorcière jusque dans les profondeursde l'espace, car la verdure était en ce lieu, par cause de la nuit perpé-tuelle, chose fort rare et pour ainsi dire inconnue. Il y avait aussiquelques pins cristallins du cru, avec un chêne au bleuté délavé et auxglands d'or brillant. L'intérieur de la maison de la sorcière avait été meu-blé avec goût, il faut dire qu'elle n'avait pas manqué de temps pour cela.Des tables de pierres sombres et luisantes se dressaient en diversespièces, toutes rondes à l'image de la maison circulaire. Des tentures etdes tapisseries archaïques vêtaient les murs de motifs austères, et desmoulins à parfums se trouvaient en chaque endroit afin que s'y ré-pandent toujours les fragrances mystiques et subtiles chères à Éléonorede Noircoeur.

Sur son balcon de pierre, la sorcière finalement tourna la tête vers l'est,son coeur, pourtant endurci et desséché par la malfaisance des annéessans nombre, se mettant à battre à coups redoublés. Son regard était tom-bé sur une bâtisse éloignée seulement de quelques lieues, et cette de-meure, longtemps déserte, était à présent occupée par un inconnu.C'était un magicien à la peau blanche comme le lait, se souvint la sor-cière : sa tenue et son comportement l'avaient étonnée fort, elle qui s'étaitfait une amie depuis longtemps de la solitude et de la noirceur impal-pable d'Anushtar. L'enchanteur possédait un cheval bai, d'une beauté fa-rouche. Lorsqu'il était venu se présenter à sa voisine, c'était presque la jo-liesse de sa monture davantage que celle de son maître qui avait frappéla sorcière.

31

Page 33: FAÉERIA

Puis le temps avait passé, se rappela la sorcière aux longs cheveuxbouclés, à la robe d'argent. Plus d'une fois durant ses pérégrinations per-sonnelles, imposées par les choses de son art, elle avait eu l'occasion decroiser de loin en loin son nouveau voisin, avec à chaque fois une émo-tion intacte. Mais jamais le magicien n'avait eu à son encontre autrechose qu'une attention polie, blessant cruellement la sorcière. Son asan-thène Jonas de sinistre conseil n'avait pas manqué de lui en révéler lepourquoi, arguant de la sombre aura nimbant sa silhouette, comme ilsied aux êtres inintéressants. Dans son for intérieur, Éléonore de Noir-coeur s'attristait sans fin et pourtant ses yeux de perles noires brillaientlorsqu'ils se posaient sur son voisin mystérieux.

Agitant de funèbres pensées la sorcière, sur son balcon décoré de den-telles de pierre et de gargouilles, s'affligeait et se tourmentait en soupi-rant, son corbeau, Jonas, à ses côtés. Distraitement, elle caressa un dia-mant noir qu'elle arborait en médaillon, maintenu par un collier auxtresses d'or, ce geste machinal paraissant la surprendre elle-même. Sonregard se posa sur la gemme sombre, un souvenir de famille, légué à ellepar sa propre sorcière de mère, voici… . un nombre d'années incalcu-lable. Elle sursauta en observant une tâche étoilée sur le revers de lapierre, presque indiscernable, et qu'en joaillerie on appelle un" crapaud ", c'est-à-dire une impureté incluse dans la pierre. Et elle sesouvint des dernières paroles de sa vieille mère, lorsqu'elle lui avait faitdon du diamant noir. " Sache qu'un démon puissant est enfermé dansla pierre, et que vastes sont ses pouvoirs… Veille à ne le délivrer ja-mais, sauf si ta vie est en danger, ou bien qu'un grand désir, plus puis-sant que ta peur de mourir, est à l'oeuvre… Car briser ses chaînes bou-leverserait ton existence sans retour. "

Telles avaient été les ultimes paroles de sa mère, et c'est sans prendrele temps de réfléchir, tant était grand le trouble de la sorcière, que le col-lier avait été retiré de son cou ivoirin et le diamant noir précipité sur lesol du balcon, sous la très belle nuit d'Anushtar. Une vive lumière avaitfusé en un crépitement bref, s'interrompant aussitôt. Jonas, le corbeauasanthène de la sorcière, s'était précipité hors d'atteinte de tout ce pro-dige, sur un rebord éloigné du toit. Puis la sorcière Éléonore de Noir-coeur en vint à regretter son geste irréfléchi, car un Vahéhuia cornu à lapeau ténébreuse et à la puissante charpente, aux muscles saillants, au vi-sage obscur — mais aux yeux bleu, si bleu — se dressait à présent devantelle. C'est avec des jambes flageolantes que la sorcière se vit apostrophéepar le démon, Vahéhuia de haute volée.

32

Page 34: FAÉERIA

— Sorcière, mon niveau est grand et mes responsabilités dans les en-fers importantes : mon seigneur, l'Ange de la Mort, m'attend depuis plu-sieurs siècles en vain. Les sorcières me sont devenues haïssables, j'espèreque tu en es bien consciente, toi qui espères si visiblement un bénéfice àton geste.

— Sire, déclara la sorcière d'un ton de voix étranglé, en vérité un magi-cien installé près de ma demeure en est la cause. Puissant Vahéhuia, jedésire un charme d'amour, capable de me l'attacher à jamais.

— Et pour cela uniquement tu as brisé le diamant noir, au risque demourir ? s'étonna le démon avec une surprise évidente, et point du toutfeinte, en vérité.

— Pour cela même, seigneur, se défendit Éléonore de Noircoeur entordant ses mains devant l'apparition de l'Élu infernal.

Le démon, aux yeux bleu, si bleu, avait fait un pas vers la sorcière etcette dernière, effrayée par la masse imposante du Vahéhuia, n'avait pus'empêcher de reculer. Sur la corniche du toit, Jonas, le lugubre asan-thène d'Éléonore de Noircoeur avait croassé d'effroi. Puis la sorcièrepoussa un cri rauque en portant ses mains à sa poitrine, de laquelle un fi-let de sang se mit à sourdre, comme une orchidée carmin. Car à la vitessede l'éclair, d'une griffe acérée, le Vahéhuia avait retiré de son coeur septgouttes de sang, qu'il tenait présentement une par une sur chacun dessept doigts de sa main gauche.

— Sorcière, écoute-moi bien car mon départ pour les Enfers est proche,mon prince a entendu ma délivrance et m'envoie mander près de lui. Tudéposeras cette nuit même ces sept gouttes du sang de ton coeur sur lepas de sa porte, en un cercle parfait. Dès qu'il franchira le seuil, il sera àtoi aussi longtemps que l'anneau de sang perdurera. Mais s'il vient à êtrebrisé, sache que sans retour, tu seras perdue. Car le diamant noir qui aété durant de si longs siècles ma prison, deviendra ton geôlier fidèle.

En dépit des périls et du danger planant ainsi sur sa tête, la sorcière ac-cepta en frissonnant. Le Vahéhuia s'en alla, Éléonore de Noircoeur fai-sant ainsi qu'il lui avait été conseillé. Dès lors les choses changèrent dutout au tout, insensiblement. Le magicien répondant au nom de Asam serapprocha de la noire sorcière. Elle en conçut un grand bonheur et vêtitpour lui ses plus beaux habits, ses manières et son allure en étant trans-formée de façon complète. Car la sorcière par le doigt de l'amour touchéerajeunissait et faisait plaisir à voir, du reste le magicien Asam lui aussisemblait changé. Le temps s'écoula et les liens immatériels nouant l'un àl'autre la sorcière noire et le magicien devenant chaque jour plus étroit, lafélicité d'Éléonore de Noircoeur n'avait pas de fin.

33

Page 35: FAÉERIA

Pourtant son asanthène le corbeau Jonas lui croassait à l'épaule de fu-nestes conseils, comme : " Tout cela ne présage rien de bon, amour en-chanté ne saurait durer ", ou bien : " Un temps mauvais nous vient del'ouest, voilà qui est un augure néfaste ". Mais la sorcière noire n'en avaitcure, il lui paraissait qu'une vive lumière inondait sa maison, et soncoeur, et son âme toute entière. Pourtant, si les paroles sombres de soncorbeau Jonas se révélèrent erronées, il était vrai cependant qu'une mul-titude de nuages obscurs et grisâtres se levait aux limbes d'Anushtar,voilant la plaine iridescente dans son lointain. Les rares bouquetsd'arbres en acquirent un éclat terne et la température se fit plus froide,presque glaciale. Au grand étonnement de la sorcière noire, qui jamaisn'avait connu en ce lieu pareil climat, de brusques rafales se levèrent, ba-layant violemment la plaine poudreuse jusqu'à faire se soulever des mil-liers de tourbillons argentés.

Les fleurs médicinales et magiques entretenues par la sorcière avecamour, derrière sa maison, en furent rudement secouées et certaines endépérirent même tant était grande la violence des éléments. Saisie d'unefrayeur profonde la sorcière se précipita vers son massif de roses éter-nelles, disposé près d'un arbre protecteur, et son soulagement fut im-mense lorsqu'elle découvrit que les vents avaient épargné ses roses pré-cieuses. Son jardin était intact et recelait encore en son sein végétal ses in-nombrables secrets de sorcière. Malgré tout son âme était dansl'inquiétude, il lui semblait que le cours des choses, brusquement, venaitde prendre une direction inattendue et totalement imprévue. C'est avecde telles craintes qu'Éléonore de Noircoeur entendit au loin, parmi latempête, le claquement des sabots de la monture du mage, et il lui vintaux oreilles la voix rauque de son serviteur ailé, Jonas. Ce dernierl'informait que l'aquilon ayant rompu le cercle enchanté, le mage sur soncheval bai s'en venait vers eux.

Dans la nuit et le froid mordant, échevelée et hagarde, Éléonore deNoircoeur s'en alla magiquement à travers les cieux sous l'aspect d'unechouette grise, volant jusqu'à l'extrême limite de ses forces car, sur la sur-face d'Anushtar, le mage à bride abattue la poursuivait sans trêve. Enfin,estimant s'être provisoirement mise hors d'atteinte la sorcière noire seposa en une clairière déserte, tandis que des nuages gris et bas recou-vraient la nuit éternelle et masquaient jusqu'à l'éclat des étoiles auxconstellations familières. Alors Éléonore de Noircoeur se lamentaamèrement.

34

Page 36: FAÉERIA

— Ô Mère de toutes les sorcières, viens donc secourir ta fille, je t'enprie, le péril est grand et un sort funeste me guette ! N'entendras-tu pointma peine, et ne m'aideras-tu donc pas ?

Il apparut aussitôt en un souffle noir la Mère ancienne et vénérable detoutes les sorcières, car Éléonore de Noircoeur était une sorcière puis-sante et érudite, a la grande réputation dans le cercle fermé des devins etdes enchanteresses. La Mère était de haute taille et dégageait une impres-sion de force, malgré qu'elle se trouva voûtée et revêtue de noir despieds à la tête. Elle avait une longue robe de jais traînant jusqu'à terre etun châle obscur la recouvrait, elle était coiffée d'un large chapeau de nuitincrusté de lunes argentées, sur un chignon resserré. Un voile tamisaitses traits burinés et marqués, comme par une vieillesse infinie. Son indexse tendit vers la sorcière : il était maigre et tordu, mais non point inquié-tant ou menaçant, d'aucune manière.

— Ma fille, Éléonore, quelle sottise as-tu donc commis ? l'apostrophala Mère de toutes les sorcières. Pourquoi as-tu chamboulé si sottementmes plans, alors qu'ils te prévoyaient un avenir radieux ?

— Mère, la supplia la sorcière en se tordant les mains dans les affres deson angoisse, aide-moi je t'en conjure et ne me laisse plus dans la crainte !Car le mage Asam a eu vent de mon sortilège et me cherche avec ardeur,pour me punir ! Permets-moi de fuir encore !

— Ma fille, tu as cru naïvement pouvoir te jouer des autres, reprit lavénérable Ancienne. Mais tu es de mon sang, et jamais je n'ai abandonnéles miens. Je vais t'aider, sache cependant que contre certaines Forces mapuissance elle-même a des limites. Le fait de poursuivre ta courset'affaiblira irrémédiablement.

— Mère, qu'importe ! se récria la sorcière Éléonore, qui déjà croyait en-tendre au loin la galopade du magicien.

La Mère sans attendre fit apparaître entre ses mains une longue ai-guille d'or, dont la simple vue fit trembler Éléonore de Noircoeur, etl'Ancienne plongea prestement l'aiguille effilée dans le coeur frémissantde la sorcière, jusqu'à ce que la pointe étincelante en se retirant déposesur le sol un chapelet de perles écarlates.

— Va à présent, ma fille, et fuis autant que tu le pourras, ce sortilège terendra invisible aux yeux de tous, même de ceux d'un enchanteur expé-rimenté, lui assura la Mère de toutes les sorcières.

Au coeur de la nuit peuplée de tourbillons glacés il s'élança souple-ment sur la sente une biche à la robe nacrée, au-dessus d'elle voletanttristement un corbeau. Nul ne pouvait distinguer la biche, et c'est dansun total état d'invisibilité que la sorcière métamorphosée galopa et

35

Page 37: FAÉERIA

s'élança, au-delà de plaines vides et froides, de champs gris et de vallonsaux montagnes obscures. Pourtant, il advint finalement qu'au terme deplusieurs jours d'un repos bien trop court des hennissements chevalinsparvinrent aux oreilles de la sorcière, cette dernière s'en alarmant et déta-lant aussitôt. Mais le mage Asam poursuivit ses recherches jusqu'à cequ'exténuée, ayant provisoirement égaré son poursuivant, la sorcière netermine sa course en une vallée haute et reculée, à mi-hauteur d'unemontagne sinistre. Le corbeau Jonas tournoyant au-dessus d'elle, il joi-gnit ses lamentations à celles de sa maîtresse.

— Mère, mère, demanda à voix haute la sorcière, qui de fatigue enavait perdu son enveloppe animale, aide-moi encore ! Je t'en prie, pourl'amour de ta fille !

— Tu as beau jeu de parler d'amour, après avoir si cruellement empri-sonné et bafoué cette Force, lui reprocha avec des yeux cependant atten-dris l'Ancienne de toutes les sorcières. Malgré tout tes larmes sont égale-ment les miennes, car moi aussi j'ai été sans amour, et seule, comme toi.Aussi, en souvenir de cela, je vais te secourir de nouveau.

Tout comme auparavant la Mère de nuit revêtue, au chapeau de lunesargentées et au voile mystérieux, exhiba de nulle part cette terrible ai-guille d'or dont la seule vue révulsait les yeux d'Éléonore de Noircoeur.Elle en plongea sans ciller la pointe aiguë dans le sein de la sorcière,jusqu'à ce qu'une fois de plus un chapelet de gouttes vermeilles nes'égrène sur le sol. Et la sorcière chancela en refermant la main sur soncoeur endolori de manière si cruelle, cependant que la vieille et grandeMère s'évanouissait de nouveau. À la suite de cela une louve grise fila aupetit trot dans la tourmente, le mage Asam passant à côté d'elle sans ladistinguer, puisqu'elle lui était devenue invisible.

Longuement et lui parut-il durant une éternité la sorcière sous formeanimale alla et trottina sans fin, à cette allure caractéristique des loups,jusqu'à ce que les alentours du lieu où se retrouva la sorcière lui pa-raissent totalement inconnus et étrangers. Du reste, la fatigue l'accablantétait grande et la sorcière se sentait un peu plus vidée de ses forces àchaque instant, le corbeau Jonas piaillant de manière monotone.

Mais ce qui ressemblait de plus en plus à un cauchemar pour la sor-cière recommença : par un lacis tortueux elle distingua à travers les yeuxde la louve le mage Asam chevauchant son cheval bai, et son coeur fit unbond dans sa poitrine. Elle s'enfuit par monts et par vaux, et, abandon-nant cette région montagneuse d'Anushtar si mal protégée, elle courutaussi loin qu'elle le put sur une étendue désertique aux arbres grima-çants. À bout de souffle, elle finit par s'écrouler aux pieds d'un arbre

36

Page 38: FAÉERIA

desséché et tordu, lançant un ultime appel à la Mère noire et antique detoutes les sorcières.

— Mère, mère, vient à mon secours, les forces me quittent sans re-cours ! aboya la louve avant que la sorcière ne recouvre son véritable as-pect, tant l'énergie lui manquait pour conserver son simulacred'apparence.

Aussitôt comme à chaque fois réapparut la Mère et comme auparavantelle accepta de secourir celle qu'elle considérait comme sa fille chérie.Mais son discours fut sensiblement différent.

— Ma fille, je m'attendais à te voir de nouveau en difficulté, j'acceptebien volontiers de t'aider encore. Mais cette fois-ci sera la dernière, il estdes limites même à mon domaine. Sois bien consciente de cela, aussipèse le pour et le contre avant de me demander ce à quoi tu penses.

— Mère, ne me reste-t-il pas d'autre alternative ? se lamenta la sorcièreen pleurant amèrement.

— Bien sûr, ma fille, lui déclara la Mère en décrivant de ses mains cro-chues des gestes éloquents. Tu peux rester ici et affronter sereinement lemage Asam, il n'est peut-être pas aussi agressif que tu le crois. Peut-êtreta punition sera-t-elle effacée.

La sorcière Éléonore de Noircoeur médita un instant cette hypothèse,la jugeant en son for intérieur parfaitement insensée, puis elle entenditclaquer les sabots de la monture du mage et sa résolution fut prise.

— Mère, Mère ! pleura la sorcière en portant ses mains à ses yeux rou-gis de fatigue et de chagrin, ses larmes traçant des sillons humides surses joues redevenues blafardes et blêmes.

L'Ancienne s'exécuta aussitôt après avoir une dernière fois extirpé dunéant sa longue aiguille d'or, et la pointe dorée et étincelante ruissela demille éclats dans l'air obscur avant de s'enfoncer dans le coeur de la sor-cière et d'en retirer, eut-on dit, les dernières gouttes. Cette fois-ci la fai-blesse d'Éléonore de Noircoeur fut si grande qu'elle en manqua défaillir,la Mère elle-même retenant de justesse sa fille pour l'empêcher des'effondrer sur le sol. Mais enfin la sorcière se reprit et lorsque s'en repar-tit pour toujours la Mère noire des sorcières, Éléonore était devenue unetruite vive, virevoltante en un torrent proche.

Ainsi usant de l'onde glacée du torrent Éléonore de Noircoeur se per-dit dans le lointain, parmi les méandres d'un ruisseau dans le sol pier-reux. Le temps passa et le mage ne pût remettre la main sur la sorcière,en dépit de tous ses efforts. Mais alors il advint qu'au moment où Éléo-nore de Noircoeur se croyait le plus à l'abri et transformée — jusqu'àquand ? — en une truite d'argent et d'or, un ours à la patte leste se saisit

37

Page 39: FAÉERIA

de la sorcière ainsi métamorphosée et promptement l'engloutit, d'un seultrait et séance tenante. Et le corbeau Jonas poussa un croassement lu-gubre, comme s'il se doutait depuis toujours de l'issue fatale guettant sapauvre maîtresse, dès avant l'instant de sa naissance et qu'elle n'eut poséle pied sur le sol de ce monde perdu.

L'ours pesamment se déplaça sur la rive et finit par se trouver nez ànez avec un chasseur monté sur un cheval à la robe baie, celui-ci n'étantautre que le magicien Asam. Depuis plusieurs jours déjà il cherchait envain les traces de la sorcière, qu'il avait perdues près d'un ruisseau, surde hauts plateaux proches. L'ours ainsi repu pensant avoir affaire à unadversaire de peu de valeur se redressa et gronda sourdement, dévoilantdes crocs ivoirins. Mais en retour et contre toute attente, l'enchanteur à lasilhouette frêle exhiba une rapière sifflante et meurtrière, aux reflets gris-bleu. Celle-ci mit promptement fin aux jours de la bête féroce. Puis, dé-peçant l'animal afin d'en récupérer la fourrure, l'homme prit la peine deparler à son magnifique cheval aux naseaux fumants, ainsi qu'ont cou-tume de le faire les gens solitaires, quand ils n'ont que des animaux fami-liers pour tout compagnon.

— Grand est mon malheur, fidèle ami, disait-il à sa monture à la flot-tante crinière, à peine le bonheur m'a-t'il été donné qu'il m'est prompte-ment retiré. Cette sorcière au doux regard, ne me reviendra jamais plus.Est-il au monde une tristesse comme la mienne ? Et qui se lèvera d'entremes semblables pour apaiser mon âme ?

Disant cela il fendit de son coutelas le ventre rebondi de l'ours, et deparmi ses entrailles sanglantes il découvrit, à son grand étonnement, undiamant noir aux éclats de jais et d'ébène, de la grosseur d'un oeuf de pi-geon. Il était lourd et remarquablement taillé, bien qu'il possédât sur sonextrémité inférieure ce que l'on a coutume de nommer un " crapaud ",c'est-à-dire une impureté dans la pierre précieuse.

— Voilà une chose remarquable en tous points, jura à voix basse le ma-gicien. Découvrir une pareille gemme dans le ventre d'un ours sauvageest une bizarrerie achevée, ne pouvant survenir à nul autre que moi. Jegarderai ce diamant noir, et le ferai monter en pendentif sur un collierd'or.

Ainsi fit le mage en retournant vers son cheval bai, et il le fit volter endirection de sa demeure, après avoir mis en sécurité la gemme téné-breuse. Les jours passèrent dans la paisible vallée d'Anushtar, où lesarbres d'argent scintillant agitaient leurs branches parmi la brise noc-turne, en chuchotant tristement. Et souvent, lorsque le magicien Asamrêvassait sur le pas de sa porte, il lui semblait entendre les astres, les

38

Page 40: FAÉERIA

collines montueuses, et les vents de l'espace, articuler doucement le nomde la disparue. Dans ces moments-là où l'affliction culmine au désespoir,la langueur ne tardait jamais à venir en rongeant son être d'un feu obs-cur, au jais semblable à celui de l'éther, ou bien d'une minérale orchidéed'onyx.

À chaque fois la transition se faisait tout naturellement vers le diamantnoir, le seul souvenir tangible qu'il avait pu garder de sa fantastique che-vauchée. Alors la vue de la gemme ténébreuse apaisait son âme, faisantnaître en lui des pensées folles : il ne s'agissait point d'une pierre pré-cieuse banale, mais d'un être vivant. Par-delà ses feux obscurs et ses re-flets, elle le comprenait et lui parlait. Évidemment ce n'étaient là que chi-mères et rêveries, et le mage finissait par les rejeter de son esprit en sou-pirant, haussant les épaules en rentrant dans sa demeure, les membreslourds de fatigue et de lassitude.

Un jour, comme à son habitude, après une dure journée à étudier lesarcanes de son art, il se mit de nouveau à songer de manière mélanco-lique sur le pas de sa porte. Et il lui apparut nettement que son chagrinavait atteint des limites insupportables pour un être humain, fut-il mageet enchanteur de talent. Se redressant avec les traits empreints d'une ex-pression farouche, après avoir relevé jusqu'à ses yeux le diamant noirporté en médaillon, il prit la décision d'en finir une bonne fois pourtoutes avec ses doutes et ses craintes, dut-il pour cela user de la plusbasse sorcellerie. Les ténèbres d'Anushtar étant illuminées par un voileétoilé semblable à une pluie céleste, et les arbres mirifiques de la plainepoudreuse paraissant retenir leur souffle, le mage Asam prononça leMot.

Vous savez bien, ce Mot est soufflé par les noirs démons aux gens desorcellerie sitôt leur naissance, et il leur faut rendre ce dernier sur le Pontde la Mort, s'ils désirent pouvoir rejoindre le Lieu des Heureux. Ce Motest célèbre et connu de tout enchanteur, il est illustre, et il ne se trouveaucun apprenti mage ne le sachant point. Pourtant si chacun le dissimuleen son âme secrète aucun enchanteur ne l'a jamais prononcé à voix hautedevant un autre, le Mot est personnel et doit être détenu par une seule etmême personne. C'est pourquoi tout en le sachant unique, l'on n'estpoint sûr que d'aucuns n'en détiennent pas une version différente, car lescomparer les annihilerait. Aussi ne vous étonnez pas s'il ne vous estpoint révélé ici, puisque si vous connaissez le Mot, vous n'avez aucunbesoin de l'apprendre, assurément, et si tel n'est pas le cas, la précautions'en trouve donc doublement justifiée.

39

Page 41: FAÉERIA

Ainsi, à bout de force, le mage prononça le Mot face à la plaine vided'Anushtar. Il apparut dans un craquement sinistre un noir démon, à lastature impressionnante et à la charpente puissante, cornu et armé d'untrident d'airain. Après avoir fixé les alentours il se raidit, tel s'il venait dereconnaître un lieu de sinistre mémoire, et sa queue frappa contre sescuisses musclées d'agacement contenu. Alors le Vahéhuia parut fixer in-tensément la gemme sombre ornant le collier d'or du mage, et le démon,de saisissement, étrécit ses yeux bleu, tellement bleu.

— Démon, prince, Vahéhuia, lui lança d'une voix rauque le mageAsam, car sa tristesse était immense et il était las de la vie, écoute mavoix et apaise mon désir, il est un chagrin dans mon être…

— Silence ! lui intima d'une voix forte le démon cornu, avec une auto-rité et une énergie effrayante.

Le démon au regard de pur indigo était inquiétant, sa silhouette si-nistre se détachant nettement sur la plaine scintillante et la nuit cloutéed'étoiles moqueuses, son trident d'airain menaçant le mage.

— Je n'ai que faire de tes désirs, mortel, tes aspirations nem'intéressent pas ! poursuivit le Vahéhuia d'une voix tonnante, qui roulaet s'enfla dans la plaine livide d'Anushtar. Je sais quelle est ta requête, etla grisaille de ton existence ! conclut-il en posant un regard haineux surle diamant noir, au sein duquel il avait été prisonnier durant silongtemps.

— Voyons… reprit le mage, et son expression était intriguée, son cha-grin sincère.

— Silence, te dis-je ! gronda le démon en le menaçant de nouveau deson trident, qu'il avait brièvement ramené contre lui. Je suis un démon etma tâche est de veiller sur les mauvais et les fielleux, les damnés hantantles ruelles d'Angéliosa de la Lune Noire ! Ne me confonds pas avec cesectoplasmes vagues et filandreux évoqués par les êtres bouffis de haineappelés nécromants ! Il pourrait t'en cuire plus que tu ne crois !

— Je cherche… expliqua plaintivement le mage.Le noir Vahéhuia le foudroya d'un regard glacial, sa voix tombant,

raide et froide comme un couperet.— Tu as commis une erreur en me convoquant, veilles à ce qu'elle ne

se répète plus jamais, ou bien il n'y aura plus de prochaine fois, grogna-t-il en lui dévoilant des crocs carnassiers. Adieu.

Le démon dans la plaine balayée par les vents de l'espace fit un gestebrusque, puis, ayant jeté un regard oblique sur le mage, il sembla se ravi-ser. L'atmosphère de langueur et de monotonie autour de l'enchanteurétait patente, la mine défaite du mage rappelant au démon certaines des

40

Page 42: FAÉERIA

âmes tristes de la Lune Noire, qu'il houspillait et surveillait ostensible-ment. Une étincelle luit fugitivement dans ses prunelles au saphir irréel,faisant oublier durant un bref instant sa nature démoniaque. Puis elles'éteignit et le Vahéhuia recouvrit de sa superbe, avec toutefois un main-tien moins hiératique, et un abord davantage accessible.

— Te venir en aide m'est interdit, mortel, car mon seigneur, l'Ange dela Mort, ne me le permettrait pas. Les démons punissent et châtient, telleest la Loi intangible et sacrée. Le Mal seul est mon domaine, il est monchemin obligé. Mais ce n'est point quitter ma voie, au contraire, que defixer ton diamant noir et de te dire ceci, articula-t-il avec le plus grandsoin, comme si son seigneur et maître l'écoutait au-delà des Sphères, afind'observer s'il n'enfreignait point la Loi des démons et des Vahéhuias.Sache qu'un démon puissant est enfermé dans la pierre, et que vastessont ses pouvoirs. Veille à ne le délivrer jamais, sauf si ta vie est endanger, ou bien qu'un grand désir, plus puissant que ta peur de mou-rir, est à l'oeuvre… Car briser ses chaînes bouleverserait ton existencesans retour.

Sur ces paroles sibyllines le démon s'en fut par les portes mystérieusesde l'espace interplanétaire, le mage restant un long moment hagard, àfixer le lieu où s'était dressé le Vahéhuia. Puis le calme venant et sa respi-ration s'apaisant, il finit par s'asseoir sur le perron de sa porte, méditantles paroles du démon en observant la voûte étoilée des cieux. De nou-veau, la vue du diamant noir contre les pouvoirs duquel le Vahéhuial'avait mis en garde apaisa ses tourments, et pacifia son coeur. La gemmesombre se balançait entre ses doigts d'ivoire, elle allait de gauche àdroite, à l'image d'un pendule.

Le diamant était d'une obscurité de jais, comme la noirceur de l'étherinterplanétaire, comme les entrailles d'un four. Comme ces oiseaux quivolent dans les airs en croassant. Ou bien comme le profond onyx de cer-tains noirs et affreux démons, serviteurs de l'Ange de la Mort parmi leslimbes infernales. Des démons, des Vahéhuias, oui. Mais aux yeuxbleu…

41

Page 43: FAÉERIA

RAGNARÖK

Sur la grande forêt sombre et obscure de l’Arkaal, le soleil de jais pro-diguait la noirceur de son éclat, parmi le cortège des étoiles stygiennes.Elles lui constituaient une cour ténébreuse, les arbres-à-lumière éclairantl’endroit brillant de leurs baies luminescentes. Par des sentiers écartés, legroupe d’enfants, au nombre de quatre, marchait doucement et avec pré-caution, comme si quelque créature monstrueuse pouvait jaillir à chaqueinstant des fourrés.― Zabello ! souffla dans le cou de ce dernier la petite fille du groupe,

la Princesse Coeur-de-Pomme.― Qu’il y a-t-il, Princesse ? lui répondit l’elfe Zabello, le Génie de

l’Éternité, placé devant son amie et pourtant comme cette dernière n’enmenant pas large.― J’ai peur ! lâcha la Petite Princesse. Je ne suis jamais allée aussi loin,

en tout cas sans Jezabelle ! Lorsqu’elle apprendra ma venue jusqu’ici, elleme tuera ! Ou peut-être même pire encore… ajouta-t-elle tristement.― Voyons, Princesse, raisonnez-vous, vous n’êtes pas seule, nous, vos

amis, nous sommes avec vous ! lui déclara Iaô, le Chien Astral, en avan-çant devant eux. Et puis rappelez-vous, vous-même avez insisté pournous accompagner !

Mên le Dieu-Lune au visage poupin avait opiné du menton, il progres-sait en tête, et en tant qu’éclaireur il était obligé de porter son attentionvers l'inconnu se trouvant au-devant d’eux.― Absolument ! affirma-t-il sans cesser de fixer les alentours, au fur et

à mesure de leur lente avance. Voici longtemps que nous ne sommesplus allés à Nullepart, où nous sommes nés, disions-nous ce matin.Retournons-y par les Chemins Perdus, afin de nous remémorer le bonvieux temps !― À notre écoute vous avez voulu venir, vous craigniez de ne pouvoir

vous amuser sans nous ! renchérit l’elfe Zabello.

42

Page 44: FAÉERIA

― Il n’empêche, reconnut à contrecoeur la Petite Princesse Coeur-de-Pomme, ces Chemins Perdus sont-ils loin encore ? Et à quoi ressembleNullepart ?

En tête du cortège le Dieu-Lune Mên soupira, car il était obligéd’entendre la conversation de Zabello et de la Princesse Coeur-de-Pomme. Après avoir écarté de la main une branche basse entravant sonavance, il se retourna, et fixant ses amis il déclara.― Les Chemins Perdus sont des chemins oubliés, ils mènent partout et

nulle part. Personne ne les connait vraiment, et leurs emplacements sonttrès mystérieux. Moi-même, je n’ai appris leur existence de personne. Jesais qu’ils sont là, c’est tout. Et j’ai un certain talent pour les découvrir.

À ces mots, ses amis Iaô et Zabello avaient hoché de la tête, en se remé-morant de vieux souvenirs.― Par un Chemin Perdu nous quittâmes Nullepart, voici longtemps,

poursuivit le Dieu-Lune. Je découvris le sentier, et avec mes seuls amis,Zabello le Génie de l’Éternité et Iaô le Chien Astral, nous décidâmes departir à l’aventure. Quittant Nullepart nous arrivâmes bientôt dansl’Arkaal, l'Ultra-Terre, et décidâmes de nous y établir. Car nous avionsapprécié la gentillesse des Petites Gens, et d’une Princesse jolie.― Oui, mais les Chemins Perdus ? s’enquit encore la Princesse. Allons-

nous bientôt en trouver un ?Mên le Dieu-Lune avait souri sous le couvert des arbres-à-lumière, et

gloussé d’aise vers la petite fille.― Princesse, depuis un bon moment déjà nous sommes sur l’un d’eux,

j’en ai le pressentiment. Je vous l'ai affirmé, ils mènent partout et nullepart. Partout, cela semble évident, n'est-ce pas ? demanda-t-il à ses com-pagnons, guettant leur approbation jusqu’à ce que l’un d’entre eux, déce-lant son attente, lui accorde un signe de tête discret. Mais nulle part éga-lement, et trop de gens l'ignorent encore, Nullepart existe réellement !

Il émit un cri d’exclamation, faisant sursauter ses deux amis, et hurlerla Petite Princesse sous le ciel d’opale noirci par l’éclat de Nigrédo, le so-leil noir. Devant eux, contre toute attente et surtout toute logique, uncercle d’or se dessinait sur le Chemin Perdu.― Voici peut-être la fin de notre voyage, leur assura le Dieu-Lune en

levant son index boudiné d’un air finaud. Car sachez-le bien, Princesse,et peut-être mes deux compagnons s’en rappellent-ils encore, Nullepartest un pays très singulier. Le ciel y est différent de celui de l’Ultra-Terre,où nous nous trouvons.― Il m’en souvient, à présent, articula pour sa part l’elfe Zabello en

adoptant une posture pensive. Il y détient la couleur du saphir.

43

Page 45: FAÉERIA

― Et le soleil n’y est point noir comme le jais, mais d’or, pur et scin-tillant, précisa Iaô le Chien Astral. Son nom est Dorio.― Est-il possible ! s’étonna la Petite Princesse, les joues rosies

d’émotion.Sur ses entrefaites le groupe d’enfants parvint à la tâche dorée en

question, celle-ci cerclait le sentier herbeux s’insinuant dans la grande fo-rêt noire, et Mên le Dieu-Lune, enfant au teint pâle et poupin, aux habitscolorés, disparut dès l’instant où il en foula le centre. Le suivirent l’elfeZabello et le Chien Astral, laissant la Petite Princesse Coeur-de-Pommese retrouver seule, à observer les alentours sinistres de la forêt del’Arkaal. Finalement, elle poussa un petit cri en franchissant le cercle ma-gique à son tour.

Immédiatement la luminosité ambiante l’éblouit, la petite fille de pure-té revêtue et à la chevelure brun dorée nécessitant de longues secondespour pouvoir s’habituer au changement de décor. À présent un bosquetde chênes et de hêtres frissonnait sous le vent alentour, et effectivementcomme le lui avaient assuré ses amis un bleu profond tapissait les cieux,et non pas un noir d’onyx apporté par le soleil, car ce dernier était d’or li-quide. Le fixer de face en devenait même douloureux. Et il n’y avait paségalement de ténébreuses étoiles dans la coupole céleste, seulement deblancs nuages, masses lactescentes et ivoirines.― Il n’y a pas d’arbres-à-lumière ! s’exclama la petite fille en observant

leur absence aux environs.― Nullepart ne nécessite pas de leur présence, tout simplement, lui

lança le Génie de l’Éternité, Zabello, en gambadant loin devant legroupe.― C’était bien un Chemin Perdu, trancha le Dieu-Lune Mên, absorbé

par ses pensées. Tout ceci me paraissait lointain… Et maintenant…― Nous voici de retour chez nous, termina Iaô le Chien Astral.Ils continuèrent à marcher, et chaque pas en avant déclenchait chez la

Petite Princesse Coeur-de-Pomme, étrangère en ce monde singulier, descris de candeur et de joie. Chaque arbre, chaque fleur, chaque détour luiréservait d’heureuses surprises. C’est dire sa surprise lorsqu'un enfant deleur âge, mais vêtu bizarrement et à l’expression grave, vint dans leur di-rection. Elle hurla et se réfugia derrière ses compagnons.― Voulez-vous bien vous maîtriser, Princesse ! la gronda Mên, le plus

posé et mature du groupe.― Vous n’avez rien à craindre, voyons, lui affirma le Génie de

l’Éternité, le plus petit et frêle des quatre enfants.

44

Page 46: FAÉERIA

Mais chacun se tenait sur ses gardes, ne sachant trop l'attitude àadopter vis-à-vis du nouveau venu. Il se montra pourtant des plusamènes. Il déclara se nommer Alarion le Toujours et Trois Fois Joyeux, etrésider à Nullepart depuis longtemps : lorsqu’il sut les trois garçons nés,eux aussi, à Nullepart, il les félicita pour leur retour et leur souhaita unbon séjour. Sans autre discours il s’en alla d’une démarche souple, cha-cun hochant de la tête vers son voisin.― Rien n’a changé ici, dirait-on, murmura le Chien Astral en fixant les

alentours. La campagne est paisible et bucolique, agreste…― C’est très beau, en tout cas, leur déclara la Petite Princesse Coeur-

de-Pomme.Sur ce leur chemin les avait de nouveau fait pénétrer dans la forêt, et,

près du tronc d’un chêne, une silhouette voilée de noir, portant au creuxdu bras un panier d’osier, les interpella. C’était une femme de hautetaille, dont la capuche relevée laissait seulement distinguer la blancheurde sa peau et quelques mèches brunes s’échappant sur les côtés. Elle étaitvêtue d’une robe noire, un long manteau lui descendant sur les pieds, etétait chaussée de bottines, sombres également.― Qui êtes-vous ? les interrogea-t-elle.― Nous sommes des enfants en provenance de l’Arkaal, madame, lui

répondit de sa voix pointue la Petite Princesse, et sous l’oeil inquisiteurde l’inconnue elle ne put s’empêcher de triturer nerveusement l’ourlet desa robe à la blancheur liliale. J’accompagne mes amis à Nullepart, où ilsont voulu retrouver des souvenirs.― Est-ce exact ?Devant la mine effrayée et silencieuse des enfants, ceux-ci finissant par

répondre affirmativement avec de grands yeux, l’inconnue poussa ungrognement imperceptible, les lèvres serrées.― Quelle est véritablement la raison de votre retour à Nullepart ?L’elfe Zabello, le Génie de l’Éternité, se concerta du regard avec le

Chien Astral Iaô, Mên le Dieu-Lune, puis il se décida à parler, ses com-pagnons, du regard, l’en ayant supplié.― Nous voulions revoir la maison de nos premiers jours, madame…

lâcha enfin Zabello, le petit garçon aux cheveux noirs et d’aspect ner-veux, le plus frêle des trois.― Pourquoi cela ?Le Génie de l’Éternité s’apprêta à répondre puis finalement se ravisa,

comme si la réponse demandée, décidément, lui était par trop doulou-reuse. La silhouette parut s'en apercevoir, soupirant brièvement avant dereprendre vers les enfants pétrifiés.

45

Page 47: FAÉERIA

― La Maison de la Nuit est votre destination, dit la femme en noir ens’apprêtant à repartir à travers bois, comme elle le faisait avantl’irruption des amis de l’Arkaal. Oui, la Maison de la Nuit.

Ayant révélé cela elle s’en était repartie, laissant les trois amis bien pe-nauds devant le regard étonné de la Petite Princesse Coeur-de-Pomme.― Vous vouliez voir la maison où vous êtes nés ? Et pourquoi ne me

l’avez-vous pas dit ?La Petite Princesse avait adopté une grimace boudeuse avant de s'en

repartir sur le ruban suivi jusqu’alors, le Chemin Perdu menant del’Ultra-Terre vers Nullepart. Derrière elle, les trois amis s’étaient mis àmarcher, la suppliant de les écouter. Elle consentit finalement à le faire,la fatigue commençant à venir, et, surtout, la curiosité s'avérant la plusforte.― C’est vrai, nous avons gardé le secret, Princesse, se défendait mal-

adroitement le Dieu-Lune, mais nous n’étions pas certains de retrouvernotre maison, et surtout… nous avions peur d'être ridicules.― Oui, c’est vrai, assurèrent l’elfe Zabello et le Chien Astral en renfort.― Oh ! s’emporta la Princesse Coeur-de-Pomme en rosissant

d’émotion. Pourquoi me serais-je moqué d’une chose pareille ? Je ne suispas méchante !― C’est vrai, Princesse, reconnut le Dieu-Lune Mên, c’est pourquoi

nous allons vous révéler un secret encore plus grand.Sa voix se fit chuchotante, et ils formèrent un cercle au milieu du che-

min afin d’être sûrs de n'être surpris par personne.― Vous, Petite Princesse, reprit le Dieu-Lune en la regardant fixement,

vous avez un papa et une maman, le Roi du Monde et la Reine-Mère dela Terre.

La Petite Princesse cilla des yeux comme si elle ne comprenait pas lesimplications de cela, puis elle réalisa et son coeur devint douloureux,pour ses amis et ce qu’ils devaient ressentir.― Mais nous, Princesse, nous n’avons personne, et quelquefois, dans

notre Demeure de Bulles, la tristesse nous vient, poursuivit son ami.Alors, nous nous sommes dit : dans Nullepart nous sommes nés, là-bas,doivent être… Vous comprenez, n'est-ce pas ?― Oui, je comprends, articula la Petite Princesse d’une voix grave, et

jamais jusqu’alors son visage enfantin n’avait adopté des traits si sérieux.Je comprends très bien. Allons ! N’attendons plus !

Le quatuor s’était reformé dans une clameur générale, et sur les che-mins de Nullepart ils reprirent leur route.

46

Page 48: FAÉERIA

― Il nous faut découvrir la Maison de la Nuit ! clama Zabello avecenthousiasme.

Ils marchèrent et marchèrent encore, mais en dépit de sa bonne volon-té la Petite Princesse Coeur-de-Pomme finit par se plaindre des pieds, etopportunément ─ à croire le hasard partie prenante de leur aventure ─ laforêt se clairsema, une grande cité apparaissant au loin. Ses tours étaientde cristal aux mille couleurs, avec des formes merveilleusement belles etextravagantes, il y avait des jardins en son sein, des demeures fantas-tiques et une multitude de détails la rendant unique et sensationnelleaux yeux des enfants.― Oh ! s’était exclamé le groupe à la vue de la cité enchantée.― J’ignorais l'existence d'une pareille ville à Nullepart, s'étonna le

Dieu-Lune Mên, en ce cessant d’écarquiller les yeux.― Notre départ remonte à bien loin, il est vrai, avouèrent ses amis,

sans doute n’avons-nous jamais quitté les abords de la Maison de laNuit, où nous sommes nés.― Sinon pour partir, ajouta la Petite Princesse Coeur-de-Pomme en

observant songeusement les habitants allant et venant aux abords, cer-tains fort près d'eux.

Il y avait des enfants aux vêtements singuliers, identiques à ceux dugarçon rencontré auparavant, et aussi des adultes à leur ressemblance,avec évidemment davantage de maturité et de prestance. Il s’en trouvaitdes deux sexes, et tous arboraient une expression de majesté et de gran-deur, de sérénité à l'aura caractéristique. Chacun s’en montra des plusimpressionnés, en particulier lorsqu’ils virent des familles se déplaçantensemble, époux et enfants, marchant dans l’herbe verte de l’endroit oubien volant parmi les airs scintillants comme des oiseaux. Observant cesenfants au milieu de leurs géniteurs, Zabello, le Génie de l’Éternité,n’avait pas de mots pour s'exprimer. Son élocution semblait s’être figée,jusqu’à ce qu’un natif du lieu, âgé et aimable, ne marche vers eux et en-gage la conversation.― Vous semblez être admiratifs, dirait-on, leur lança-t-il poliment et

d’un ton posé.― Jamais nous n’avons distingué si belle chose, dans l’Ultra-Terre

d’où nous provenons, révéla la Petite Princesse dont le principal défautétait de parler sans gêne avec des inconnus, au grand déplaisir de Jeza-belle, son chaperon acariâtre.― Nous sommes nés ici, à Nullepart, bredouilla le Génie de l’Éternité,

après avoir pu retrouver le don de la parole.

47

Page 49: FAÉERIA

― Vraiment ? s’enquit l’homme habillé d'une tunique multicolore etarborant une coiffe conique en feutre gris, avec des traits fins sur le vi-sage et une moustache plus fine encore.

Il portait des sabots de bois brun, travaillés comme des oeuvres d’art.Son allure respirait la force maîtrisée et la nonchalance, la douceur.― Oui, confirma Zabello, à la Maison de la Nuit.― Parfaitement, appuyèrent avec force ses deux compagnons. Une

dame en noir nous a reconnus, elle nous l’a dit. À présent, nous cher-chons cette maison.― Ah… lâcha leur interlocuteur, après un net temps de retard. La Mai-

son de la Nuit… se trouve non loin d’ici, vers l’intérieur de la forêt. Ilvous faudra marcher un peu, mais vous y parviendrez sans peine.

Les enfants le remercièrent vivement pour son accueil et s’en allèrent,le laissant derrière eux en suivant le chemin, celui-ci s’écartant de la citéen retournant vers la grande forêt régnant sur Nullepart. La PetitePrincesse Coeur-de-Pomme observa la conduite de l’homme, gênéaurait-on dit de les laisser partir ainsi, mais elle chassa cela en lui accor-dant peu d’importance. Ses trois amis, après avoir vu les enfants accom-pagnés de leurs parents voler au-dessus de la cité merveilleuse, ne te-naient plus en place. Bientôt des arbres obscurs sous le ciel saphir les en-vironnèrent, un calme singulier régnant sur les lieux. Une pénombre hu-mide survint, en dépit du bleuté du ciel et du chaud soleil. Le sentier depetits cailloux blancs effectua plusieurs détours, montées et descentessous les ramures d’arbres dont les branches basses parfois obligeaient lesenfants à baisser la tête, puis une maison sombre et austère se dressa de-vant eux, au centre d’une clairière baignée de lumière.

Illuminée par les rayons solaires tombant sur la demeure presque à laverticale depuis le zénith, et éclairant les toits de tuiles noires laquées etles murs de marbre veiné d’opale. Également les colonnades s’étirant lelong des parois hautes et froides et les fenêtres d’argent, les balcons depierre et les portes de bois d’ébène, comme celle devant laquelle ils fi-nirent par arriver. Un heurtoir en ornant le centre, la Petite Princesse ac-tionna l’objet de cuivre en le faisant retomber. Il résonna lourdement, etau bout de quelques secondes s’entrouvrit la porte en dévoilant… lamystérieuse dame en noir rencontrée par les enfants, dans la forêt, avecun panier d’osier au creux du bras. Elle eut un mouvement de recul im-perceptible en les voyant ainsi disposés sur le pas de sa porte, comme sielle avait secrètement espéré le renoncement des quatre amis. Néan-moins, elle parut faire contre mauvaise fortune bon coeur.― Vous êtes donc venus… sourit-elle faiblement. Suivez-moi.

48

Page 50: FAÉERIA

Elle guida les enfants par des corridors au sol luisant recouvert de ta-pis colorés, et il se trouvait de partout des colonnes et des portes closessur des mystères insondables. Zabello, le Génie de l’Éternité, Iaô, leChien Astral et Mên, le Dieu-Lune, ne cessaient de dévisager toute chose,comme s’ils n’arrivaient pas à se persuader de leur retour dans la maisonde leur enfance. Elle leur paraissait terriblement étrangère… et froide !semblaient-ils se dire en se parlant avec les yeux. Derrière la femmed'obscurité vêtue ils montèrent un escalier jusqu’à se retrouver en unepièce éclairée de chandeliers d’argent, une baie largement ouverte don-nant sur un balcon, et plus loin encore sur la forêt de Nullepart, dans lecoeur duquel était enclose la Maison de la Nuit. Sur une table basse, lafemme avait disposé des jus de fruits aux teintes ambrées et quelquesdouceurs, des morceaux de gâteau aux épices et aux noix. Par politesse,chaque enfant y goûta, mais sans plaisir particulier, car la crainte nouaitl’estomac de chacun. Enfin la dame croisa ses mains et dirigea son regardvers eux, plus particulièrement sur Zabello, le Génie de l’Éternité.― Vous ne m’avez pas tout dit, tout à l’heure, leur lança-t-elle avec un

léger ton de reproche.Et chaque enfant, n'ignorant pas ce dont il s'agissait, baissa la tête avec

gêne, car effectivement aucun des trois garçons n’avait osé aller jusqu’aubout.― Je recherche… Nous recherchons… commença Zabello.Mais une fois encore il ne put aller jusqu’au bout, tant était grande son

émotion. La Petite Princesse Coeur-de-Pomme, maintenant au courantde leur désir secret, parla pour ses amis et débita d’un trait.― Ils recherchent leur papa et leur maman, madame, récita la petite

fille avec une candeur acidulée.La femme dans la Maison de la Nuit, où selon les dires de cette der-

nière les trois garçons avaient vécu, eut un sursaut rapidement maîtrisé,son visage cependant ne pouvant s’empêcher d’arborer une expressioncontrite. Puis elle se retourna vers les trois amis et leur parla doucement,d’une voix claire.― Je ne suis pas votre mère, les enfants, je suis la Mort de Nullepart.

Et vous n’êtes pas nés ici. Je dois essayer de me rappeler.Elle avait rejeté en arrière la capuche recouvrant sa tête, dévoilant un

visage à la pâleur extrême, mais d’une grande beauté toutefois. Ses che-veux noirs étaient maintenus en arrière à l’aide de broches d’argent, depetits crânes humains en os blanc ornant les lobes de ses oreilles marmo-réennes. Ses lèvres avaient la fraîcheur et l’incarnat des cerises.

49

Page 51: FAÉERIA

― Les autres enfants de Nullepart, eux, ont un papa et une maman, sedéfendit Zabello, comme s’il n’avait entendu en rien les paroles de ladame sombre.― Les chemins du Destin sont multiples… reprit cette dernière, aucun

n’est semblable exactement à un autre. Ceux ayant un papa et une ma-man… suivent la Ligne Droite.― Et alors ? s’exclama le Génie de l’Éternité avec un culot et un

aplomb dont il n'était pas coutumier.― Il en est d’autres au sort différent, poursuivit la Mort devant la

grande baie ouverte, où Dorio le soleil jouait dans les voilages. LeurLigne de Vie a été rompue, la muant en une Ligne Brisée. Cela est ungrand malheur.― En quoi cela concerne-t-il mes amis ? interrogea la Petite Princesse

Coeur-de-Pomme.― Comment pourriez-vous comprendre mes paroles, articula la Mort

avec tendresse. Vous êtes si jeunes encore ! Lorsqu’une Ligne de Vie estinterrompue, elle reprend un peu plus loin.

Disant cela, elle avait passé ses doigts dans les cheveux emmêlés deMên, le Chien Astral.― Enfants… murmurait la Mort. Les dieux ne meurent jamais, ils dis-

paraissent et réapparaissent ensuite, à Nullepart ou ailleurs. Pour mapart, j’en connais trois, je les recueillis un soir de tempête et de pluie,près d’ici. Et vous connaissez leur identité, n'est-ce pas ?

La Mort les avait regardés tous trois, car elle ne parlait qu’aux garçons,et ces derniers avaient le visage fixe et le souffle court, les mains jointessur leurs genoux.― Ils n’ont pas de papa et de maman car leur Ligne de Vie a été tran-

chée par quelque chose nommé "Ragnarök". Lorsque leur nouvelle vie sesera achevée, au terme d’un éon entier, ils pourront bénéficier du sortcommun de tous les enfants à la Ligne Droite : un papa, et une maman,ce à quoi donne droit seulement une Ligne de Vie intacte. Vous n’êtespas Nés à Nullepart, en vérité, vous n’y êtes que Renés. Votre vie avantle Ragnarök se poursuit encore ici, en dépit de l’intervalle béant se si-tuant entre les deux. Il s'agit, malgré les apparences, d'une seule et mêmeexistence.― Le Ragnacroque est responsable de cela ? demanda encore Coeur-

de-Pomme.― Oui, répondit la Mort vers la petite fille. Il suppose un nouveau dé-

part, après une rupture de la Chaîne des Vies. Tout est à recommencer,ou presque. Je ne pouvais pas vous garder avec moi, la Maison de la

50

Page 52: FAÉERIA

Nuit est la maison de la Mort sur Nullepart, où se trouvent tant et tant dedieux… Je vous laissai sur un Chemin Perdu, où vous ne manqueriez pasd'aboutir dans l'Arkaal, l'Ultra-Terre, aux Petites Gens accueillants et àl’atmosphère heureuse. Je ne pouvais faire mieux pour vous.― Où sommes-nous renés, alors ? supplia une dernière fois Zabello, le

Génie de l’Éternité, d’une voix blanche.― Je vous l’ai déjà dit, dans des monts proches d’ici, déclara la Mort

avec une expression navrée. Là où a repris de nouveau votre Ligne deVie après… le Ragnarök. Une nouvelle vie, une nouvelle chance. Une se-conde enfance. Vous ne pouvez avoir de papa et de maman ici, vous enavez déjà eu, avant, dans votre précédente existence. Comprenez-vous ?― Oui. Soyez remerciée pour votre aide, madame, lâcha le Chien As-

tral. Nous avons atteint notre objectif.Sans plus ajouter un mot les enfants se levèrent de leur siège en si-

lence, et la Mort de Nullepart les raccompagna jusqu’au hall d’entrée,puisque tout était dit. Une fois là ils eurent la surprise de découvrir de-vant la porte la mine revêche ─ et chiffonnée ─ de la tortue Jezabelle.Cette dernière se répandit à leur encontre en récriminations.― Eh bien, Princesse, êtes-vous folle d’être venue jusqu’ici sans avoir

pris la peine de m’en aviser ? Comment avez-vous pu vous comporterainsi, j’ai parcouru les sentiers de l’Arkaal en long et en large à votrerecherche !

La tortue imposante s’exprimait d’un ton revêche, elle arborait un longcol avec une tête ridée et ronde, des yeux au bleuté profond et une cara-pace sombre dont les dessins dorés défiaient l’entendement. La tête deJezabelle arrivait presque à hauteur de celle de Coeur-de-Pomme, celle-ciil est vrai n’étant pas bien grande.― Vos trois amis sont là également ! grinça-t-elle en les dévisageant à

leur tour sur le perron. Vous auraient-ils entraînés ici contre votre gré ?Le ton de sa voix s’était fait acéré et ses yeux saphir luirent d’éclats

meurtriers, mais la Petite Princesse la rassura bien vite ─ d’un doux men-songe, dont son chaperon, comme d'habitude, ne fut pas dupe ─ et le pe-tit groupe s’éloigna sur le chemin, dans un silence inaccoutumé.― Vous voilà bien penauds, estima la tortue en laissant la Petite Prin-

cesse, comme à son habitude, monter sur sa carapace. Auriez-vous eu demauvaises rencontres ? Heureusement, je connais bien la Mort de Nulle-part, cela ne peut être la bonne réponse. Enfin ! Vous m’expliquerez plustard, Princesse. Rentrons à la maison !

51

Page 53: FAÉERIA

― Volontiers, Jezabelle, mais mes amis vont-ils rester seuls dans leurDemeure de Bulles ? s’inquiéta la Princesse. Je ne veux pas les laisser,parce qu’ils sont malheureux…― Ai-je parlé de cela ? Lui répliqua la tortue Jezabelle, elle avait bien

cru remarquer en effet chez les compagnons de jeux de Coeur-de-Pomme un mutisme surprenant et une expression affligée, inhabituellechez d’aussi jeunes enfants. Nous allons emprunter un Vortex, il nousmènera rapidement devant le Castel d’Armor.― Un Vortex ? s'étonna la petite fille en fronçant ses sourcils. Un

Vortex ?― Mais oui, un Vortex ! minauda Jezabelle en singeant l’expression

surprise de la Petite Princesse. Il suffit de l’appeler, laissez-moi faire, jel’ai déjà fait. Paulo ! cria-t-elle à la cantonade. Paulo !― Voilà, voilà, lui fit écho une voix gouailleuse depuis nulle part,

c’était le cas de le dire. Quoi qu’y a encore, ma p’tite dame ?Un tourbillon de couleurs vives était apparu en ronflant à

l'horizontale, et les cheveux et les vêtements des enfants en furent agitésavec force, contrairement à la tortue Jezabelle, évidemment dépourvuede l’un et de l’autre.― Ce serait pour nous ramener tout ce beau monde dans l’Ultra-Terre,

d’où nous sommes partis, mon bon monsieur ! lui répondit la tortue d’unton pincé, car elle semblait apprécier modérément les manières relâchéesdu Vortex. Et j’aimerais assez vous voir abandonner votre langage châtiédevant ma Petite Princesse, si ce n’est point trop vous demander !

Le ton de la voix du chaperon était froid comme de la glace, et davan-tage pointu qu'une pique.― Bon, bon, se défendit mollement Paulo le Vortex. Je voulais point

froisser vot’seigneurie ! C’est parti !Immédiatement une aspiration intense s’était dégagée du tourbillon, et

tous s’étaient retrouvés catapultés à l’intérieur, où un fort vent régnait.Près de la Petite Princesse ses trois amis, comme ils pouvaient, s’étaientrivés à la carapace de Jezabelle, une fantasmagorie de lumières vives etde sifflements hurlants résonnant à leurs oreilles. La Petite Princesse setenait fermement au col de Jezabelle, celle-ci luttant contre le vent. Iaô leChien Astral avait pris pied sur la carapace de la grande tortue, et leDieu-Lune Mên l’avait imité de son mieux. Le Génie de l’Éternité était enqueue de cortège, accroché à l’équipage seulement par une main, ferme-ment agrippée à son ami Iaô. Son chagrin était grand, la Petite Princesseen dépit du vacarme s’en avisa.

52

Page 54: FAÉERIA

― Ne sois pas triste, Zabello. Malgré ses paroles, poursuivit-elle enparlant de la Mort dans la Maison de la Nuit, peut-être…― Il n’y aura jamais de peut-être, expliqua le Génie de l’Éternité en

laissant libre cours à son ressentiment. Et je m’en fiche ! Je ne voulais pasde ces maisons merveilleuses dans la belle ville de Nullepart, je ne vou-lais pas voler dans les airs comme les oiseaux ! pleurait-il à chaudeslarmes. Mais, moi… Je croyais… renifla-t-il. Je voulais…

Il venait de lâcher prise et au milieu des cris d’horreur de ses amis, lasilhouette de l’enfant avait tournoyé brièvement dans le Néant entre lesPlans avant de disparaître, engloutie par un océan de noirceur.― Zabello ! s'exclamèrent ses amis.― On vient de perdre un passager en route, m'est avis, ma p'tite dame,

prévint Paulo le Vortex.Déjà, les bois d’arbres-à-lumière de l’Arkaal apparaissaient lentement

entre des zébrures étincelantes.

― Zabello est parti, se lamenta la Princesse dans un souffle vers la tor-tue Jezabelle, elle venait de l’accompagner jusque dans son lit, après unrepas frugal dans les cuisines du Castel d’Armor.― Je sais, lui dit la tortue aux yeux bleu azur avec une mine soucieuse.

Allons. Dormez à présent. J’ai raccompagné vos amis à la Demeure deBulles, et ils essayent de dormir, eux aussi.― Ils sont tristes, ils n’ont pas de papa et de maman à cause du mé-

chant Ragnacroque, ajouta la petite fille d’une voix ensommeillée.― Ce sont des choses qui arrivent, hélas, lui affirma Jezabelle en ho-

chant de la tête.― Je les aimerai toujours, ce sont mes amis, assura la petite fille en se

renfonçant dans les couvertures molletonnées.― C’est très bien, il faut aimer ses camarades et ne les oublier jamais.

Vous êtes une petite fille bien éduquée et très sage.― Zabello… murmura la Princesse en sombrant à demi dans le som-

meil. Il reviendra, tu crois ?― Certainement, chuchota la tortue en s’éloignant à pas feutrés de la

chambre de l’enfant.La tortue Jezabelle referma doucement de la tête la porte de la

chambre en se retirant, et elle s'éloigna dans le couloir en soliloquant àpart elle.― Nous l’espérons. Nous l’espérons tous, ici.

53

Page 55: FAÉERIA

54

Page 56: FAÉERIA

La Grande Nuit

Un bruit spongieux trouait l’obscurité de la journée, durant laquelle lesoleil noir Nigrédo voilait son ténébreux éclat derrière un écran denuages. La forêt de l’Arkaal s’étendait sans fin jusqu’à l’horizon, et encontrebas l’on distinguait malaisément, près d’un bosquet d’arbres-à-lu-mière, les premières maisons de bois et de pierre des Petites Gens de Sa-rad. Une couche de neige immaculée recouvrait toute chose, à l’imaged’un nappage ouaté, et les pins et les chênes, les buissons d’épines avecles arbres-à-lumière se retrouvaient transformés, recouverts de cette fa-çon d’une couche de neige les rendant méconnaissables. L’étrange et sin-gulier bruit précédemment cité se poursuivait toujours. Cependant, àprésent, il s'y mêlait également des miaulements et des éclats de voix.― Allons, allons, mon garçon, vous n’allez pas me dire qu’il fait trop

froid pour vous, quand même ! s’exclamait la voix ferme et assurée dulièvre Harold, reconnaissable entre toutes. Jeune comme vous l’êtes !Vous devriez gambader et sauter dans la neige, comme un cabri !― Mais je l’ai fait ! répliqua d’un ton ulcéré Nudd, avec mon cousin

Gaëtan et Damien, près du palais des chats du Chamagnon Tigré. Et toutle monde a préféré rentrer au palais, car il y fait bien meilleur, et le Cha-magnon Tigré notre monarque très félin avait fait disposer des coussinsmoelleux de partout, et…― Vous vous êtes retrouvé tout seul, si j’ai bien compris, dit Harold en

hochant la tête.La blancheur du paysage contrastait avec l'obscurité de la nuit de

l'Ultra-Terre, même les rudes fleurs sauvages ployaient sous le poids dela blancheur glacée tombée du ciel durant la journée précédente. Les ro-cailles et les tapis de mousse et de feuille avaient presque disparu, lesgrands arbres de la forêt se muraient dans un froid et cristallin silence.Seul se faisait entendre parmi les ramures le pépiement de quelques oi-seaux, et le tapage de plusieurs écureuils, se disputant pour on ne savaittrop quoi.― Ah, combien il est agréable de pouvoir discuter ainsi avec un ami !

lança-t-il avec fougue dans l’air glacé, et Nudd rit franchement devantson enthousiasme sincère. Le temps passe de manière impromptue, et

55

Page 57: FAÉERIA

déjà nous voici devant la maison de notre compagnon, ce bon André2115 !

En effet, comme pour corroborer ses dires, la demeure champêtre durobot André 2115 se dressait maintenant face à eux. Il se laissait distin-guer sa toiture de chaume, vaste et abondante, elle recouvrait presqueses murs bas de pierre et de bois. Ses vitres à croisillons étaient astiquéesde frais, et recouvertes sur leur partie basse d’une épaisse couche deneige, comme du reste sur la totalité de sa toiture. Sur le pas de la portese tenait leur hôte, un puissant et haut robot, large d’épaules, avec uneapparence humaine mais une tête presque carrée, des yeux expressifs aunoir d’onyx, ainsi qu'un dessin d’identification compliqué sur le torse.― Quelle bonne surprise ! déclara-t-il depuis le porche de sa demeure.

À peine la pie Grièche m’a-t-elle informé de votre visite, j’ai mis du boisdans la cheminée et fais chauffer du café, car vous êtes mes amis, et lesamis sont toujours les bienvenus.

Il s’écarta pour laisser passer ses visiteurs, et ces derniers pénétrèrentdans la cuisine de l’androïde en appréciant les efforts de ce dernier à sajuste valeur. En effet, le robot originaire de la planète Métall n’avait nulbesoin de chaleur, et encore moins de café, ou même d’une nourriturequelconque. Seule l’énergie du soleil de l’Ultra-Terre lui était nécessaire,et pour cela une brève exposition devant l’astre Nigrédo chaque semainelui était suffisant. Devant l’âtre craquait et ronflait un feu bienvenu,Nudd et le lièvre Harold se plaçant aussitôt devant lui.― On est mieux ici ! miaula Nudd en souriant de toutes ses petites

dents blanches vers André 2115. J’ai encore les pattes gelées.― Il fait un froid de canard, reconnut Harold en se frottant les pattes

devant le feu, il n’y a pas d’autres mots, voilà un hiver comme on n’en apas vu depuis longtemps.

André 2115 avait retiré de l’âtre la cafetière émaillée, et s’était mis endevoir de remplir un gobelet de grès, à l’attention d’Harold, dont iln’ignorait pas la grande faiblesse envers le liquide sombre. Pour Nudd ilservit une tasse de lait de chèvre sucré au miel d’acacia, dont les abeillesd’une ruche proche lui avaient fait don, en échange de sa présencevigilante.― Les amis, votre visite me remplit de joie, commença le robot avec

une émotion sincère, et je tiens à vous dire, du fond de mon coeur doré…Mais brusquement il se tut, comme si l’émotion chez lui était trop

forte, et le lièvre Harold se mit en devoir de lui venir en aide. Car il sa-vait ce qu’il en était de ces choses-là. Après avoir pris place sur unechaise de bois, à l’image de son compagnon Nudd, il reprit.

56

Page 58: FAÉERIA

― Allons, les meilleures choses n’ont point à être dites, il faut lesvivre, tout simplement, et c’est là le sel de la vie, justement. Côtoyer sesproches avec simplicité, en savourant l’instant présent. Comme ce café,mon cher André, il est vraiment, mmmh…

Harold le lièvre s’était interrompu en portant le gobelet de grès à sonmuseau, et ses moustaches délicates frémirent de plaisir durant cettebrève dégustation.― Seigneur, c’est un nectar, lâcha-t-il.Harold se tourna vers Nudd pour quêter son opinion sur le lait de

chèvre sucré, mais Nudd sur sa chaise s’était benoîtement assis sur sonpostérieur et lapait sa tasse avec discrétion, à l’image de tous les chats.André 2115 s’était laissé choir dans un profond fauteuil, près du buffet àvaisselle datant de l’ancien propriétaire, et non loin de l’âtre de la chemi-née. Ses amis se délectant sans retenue des breuvages préparés à leur in-tention par le robot, celui-ci se plongea dans de profondes pensées, mys-térieuses et insondables. Une lampe à pétrole avait été allumée et flottaitau-dessus de leur tête, reliée à une solive du plafond. Harold le lièvre,tout en sirotant son cher café avec délectation, se tourna vers André 2115.― Eh oui, trop souvent les hasards de l’existence nous tiennent sépa-

rés les uns des autres, ils finissent par mettre entre nous des distances in-commensurables, si l’on n’y prend garde. C’est ce dont nous parlions il ya peu encore Nudd et moi, au palais des chats où j’avais été invité à uneréception du Chamagnon Tigré, expliqua Harold vers l’androïde, tou-jours assis sur son fauteuil empli de coussins. Ni une ni deux, nousavons alors décidé de venir vous rendre visite au plus tôt. La pie Grièchefaisant également partie des invités, nous la priâmes de vous prévenir denotre proche visite, et nous voilà.

André 2115 avait opiné du chef à ses paroles, et ses yeux presque hu-mains semblaient sourire d’une joie contenue.― Voyez comme sont les choses, et combien les aléas de la vie sont

emplis de surprises, mais hier encore, justement, je me suis mis à évo-quer les nombreuses péripéties nous ayant réunis par le passé, assura àson tour André 2115. Je me suis dit, combien me manquent mes amis.N’irais-je point les voir, et prendre de leurs nouvelles ? Puis la pieGrièche est venue m’informer de votre venue, et mes stratogyres ontmanqué s’emballer de manière fatale. Oui, vraiment, la vie peut être infi-niment belle, si seulement on sait la prendre du bon côté.

Harold le lièvre reposa sa tasse avec un bruit sec sur le bois de la tablede la cuisine, en quêtant visiblement l’opinion de Nudd le chat, son com-pagnon de tablée.

57

Page 59: FAÉERIA

― C’est bien vrai, ma foi, et puisque la neige a cessé de tomber, per-mettant ainsi notre venue, nous allons passer ici un après-midi dontnous nous souviendrons ! se réjouit d’avance le lièvre Harold.― Ou même davantage encore, car ma maison vous est ouverte, n’en

doutez pas, renchérit le robot de Métall.La conversation se poursuivit ainsi, à bâton rompu. Discutant de

choses et d’autres comme il sied aux êtres prenant plaisir à se revoir pé-riodiquement, dans la cuisine chauffée par un feu de bois, les trois amispourraient à l’heure actuelle discuter encore, si, au terme d’une périodede temps conséquente, des coups vifs n’avaient été frappés à la porte.Cette dernière avait été fermée avec soin par André 2115, afind'empêcher les courants d’air de venir indisposer l’un de ses invités.― Allons bon, qu'est-ce donc encore ? s’interrogea à voix haute André

2115, se levant déjà à demi de son fauteuil.La porte de bois résonnant de nouveau bruyamment, l’androïde s’en

alla ouvrir le battant massif et eut la surprise de découvrir les silhouettesfamilières des habitants de la Demeure de Bulles, se situant pourtant àune certaine distance de là. Il s’agissait en l’occurrence de l’elfe Zabello,d’Iaô le Chien Astral et de leur compagnon inséparable, le Dieu-LuneMên.― Eh bien ? leur demanda-t-il avec une surprise non dissimulée.

Pourquoi êtes-vous là, les enfants ?― Par ce froid, il n’est pas très prudent d’arpenter ainsi les chemins,

les gourmanda le lièvre Harold, après avoir sauté à bas de son siège.Vous auriez mieux fait de rester sagement chez vous, à l’abri de la froi-dure. Mais, bon, il n’y a pas grand mal, en définitive.― Bonjour, les enfants ! leur miaula Nudd joyeusement, car il aimait

beaucoup ces derniers, avec la Petite Princesse Coeur-de-Pomme.― Auriez-vous avalé votre langue ? s'enquit le lièvre Harold avec un

soupçon de malice dans les yeux, tout en triturant comme à son habitudeses moustaches.

Les trois amis se regardèrent, puis finalement l’elfe Zabello, le Géniede l’Éternité, aux traits fins et de petite taille, parvint à s’exprimer lepremier.― Nous étions devant la Demeure de Bulles, à nous lancer des boules

de neige, et puis nous avons vu…― C’était effrayant, ajouta immédiatement le Dieu-Lune, Mên.― J’en tremble encore, affirma pour sa part Iâo, le Chien Astral.― Mais de quoi parlez-vous donc, saperlipopette ? Finit par

s’emporter le lièvre Harold.

58

Page 60: FAÉERIA

Pour toute réponse, les enfants s’écartèrent afin de laisser distinguerles abords de l’Arkaal autour de la maison, et chacun comprit immédia-tement ce dont il s’agissait. Autour du foyer d’André 2115, il se trouvaitdeux arbres-à-lumière plantés là récemment. En effet, l’androïde avaitdésiré rendre visible sa maison de loin dans les ténèbres de l’Ultra-Terre,pour le bénéfice de tous ses amis. Et bien, aussi incroyable que celapuisse paraître, les deux arbres-à-lumière étaient éteints, et leurs baieséclatantes de luminosité étaient maintenant grises et éteintes.― Vous voyez ? leur dirent les trois enfants en se serrant les uns contre

les autres devant la porte d’entrée. Et devant la Demeure de Bulles ils’est produit la même chose, et tout le long du chemin menant ici lesarbres-à-lumière se sont éteints également !― Étrange, en effet, avoua André 2115 en posant une main pensive

sous son menton carré.― Il ne fait pourtant pas encore nuit ! miaula Nudd à son tour.Effectivement, dans l’Arkaal les arbres-à-lumière brillent seulement le

jour, lorsqu’il fait noir. La nuit venue, avec son cortège d’étoiles sombreset sa lune grise, au manteau opalescent, les arbres-à-lumière mettentleurs baies en sommeil et s'assoupissent, comme le reste des habitants del’endroit. Avec les enfants sur leurs pas, Harold le lièvre et l’androïde,Nudd le chat entreprirent une exploration prudente des lieux, et durentreconnaître l’épaisseur du mystère.― Voilà bien une étrange histoire, murmura Harold en trifouillant ner-

veusement, cette fois-ci, ses moustaches.― Et de partout, les arbres-à-lumière se sont éteints, reprit Mên, le

Dieu-Lune, avec des trémolos effrayés.― Parfaitement ! approuva à son tour l’elfe Zabello.― Non, pas de partout, les enfants, les contredit André 2115 en dési-

gnant au loin des lueurs parmi l’épaisseur de la forêt éternelle recou-vrant l’Ultra-Terre. Voyez, certains remplissent encore normalement leuroffice.

Effectivement, des amas de lucioles mouchetaient au loin des régionsforestières. Mais comme avec à-propos, d’aucuns vacillèrent puiss’éteignirent, laissant des pans d’obscurité envahir la forêt.― Hum, toussa le robot en percevant l’effroi visible des enfants. Ha-

rold, Nudd, il va nous falloir observer cela de plus près. Pourquoi neresteriez-vous pas bien au chaud dans ma maison, en attendant notre re-tour ? Je vais vous servir du lait de chèvre sucré au miel, il m'en reste en-core, et Constantin le raton laveur, avec son frère Edmond, se feront unejoie de vous tenir compagnie, vous verrez.

59

Page 61: FAÉERIA

Aussitôt André 2115 appela ses voisins, tout en se mettant à l’oeuvredans sa cuisine, devant la table vernie où les enfants venaient de prendreplace avec ravissement. Déjà, leurs soucis venaient de diminuerd’intensité, et leur frayeur rapetissait jusqu’à l’invisible. Les deux ratons-laveurs surgirent de la nuit avec des cris vifs, et chacun rit aux éclats enobservant leurs pitreries. Dans la cheminée, André 2115 allait mettre desbûches supplémentaires mais Edmond et Constantin le devancèrent enpiaillant.― Allons, déclara avec une sourde détermination l’androïde, après

avoir fermé sur ce spectacle charmeur la porte de bois de sa demeure.À présent sa faconde faussement naïve avait disparu, et sa voix avait

des accents graves et préoccupés. Harold le lièvre n’était pas le moinssongeur, et le premier, il prit le chemin se perdant dans la forêt, par pe-tits bonds nerveux.― Ne traînons pas, cette affaire me trouble excessivement, assura-t-il

en se retournant vers eux.Puis il reprit le chemin en sautillant, et André 2115 lui emboîta le pas.

Bon gré mal gré Nudd en fit autant, car il avait caressé un instant le sou-hait de pouvoir rester avec les enfants, près du feu de fois, mais une foisde plus les évènements venaient de lui être contraires. Il en était toujoursainsi, ses amis s'imaginaient lui faire une faveur insigne en le traînantavec eux par monts et par vaux, mais son désir secret était de muser etde sommeiller sans fin, si possible dans les bras de sa douce maîtresse,Arielle au sourire de fée. Le destin s’acharnait à vouloir le faire avancerencore et encore, et tristement Nudd finit par se résigner. À la suite deses compagnons, il s’aventura sous le soleil noir, et progressa dans laneige meuble en sautillant lorsque l’obstacle se faisait trop important.Une hêtraie se trouvait là, et ils la dépassèrent silencieusement en mar-chant vers la direction où il semblait subsister encore des arbres-à-lu-mière allumés, si l’on peut dire. Et cette direction, curieusement, étaitcelle du Castel d’Armor.― Les arbres-à-lumière s’éteignent graduellement dans un large péri-

mètre autour de la maison de la Princesse, non, dirait-on ? s'inquiéta lelièvre Harold en avançant dans la neige, au coeur d'un bois de chêne.― Curieux, effectivement, reconnut André 2115 en fixant de nouveau

le noir horizon, mais seule la vallée de l’Arkaal où nous sommes paraitêtre touchée. D’après mes senseurs, à l’horizon de l’Ultra-Terre, lesarbres lumineux se comportent tout à fait normalement, et nous allons endécouvrir le pourquoi sans tarder, promit fermement André 2115, pre-nant la direction de la seule source de lumière végétale se trouvant dans

60

Page 62: FAÉERIA

la vallée de Sarad, près du Castel d’Armor, non loin de là. Une petiteheure nous suffira pour atteindre le coeur du mystère, je pense. Là est lasolution de tout.― Je le crois aussi, soupira Harold en le suivant de près.De cette manière s’écoula une période de temps conséquente, jugée

différemment par chaque membre du trio, selon sa disposition person-nelle. Nudd la trouva pour sa part excessivement longue, l’androïde etHarold le lièvre l’estimant eux assez brève, après coup. Ils marchèrentsur une piste blanche, serpentant dans la forêt recouverte d’un manteauglacé, et effectivement la totalité des arbres-à-lumière du lieu étaitéteinte, comme s’ils évoluaient au coeur de la nuit, lorsqu'une blanche etdouce luminosité règne sur l’Ultra-Terre. Le reste des chênes et des sa-pins noirs arboraient un comportement normal, en persistant à se tenirroides et immobiles, car c’était là leur façon à eux de lutter contre la froi-dure ambiante, en conservant au maximum leurs forces végétales. Denouveau un groupe de demeures apparut devant eux, comme ils s’y at-tendaient, car le hameau de Sarad ne se trouvait plus très loin, désor-mais, et voyant les arbres-à-lumière de l’endroit pareillement assoupis,André 2115, dans un sursaut d’agacement, résolut de prendre le taureaupar les cornes.― Ça suffit, nous allons bien voir si les Petites Gens de l’endroit sont

au courant de quelque chose, et si c’est le cas, il leur faudra bien nous ledire.― C'est vrai, gronda Harold le lièvre après être parvenu à la hauteur

du robot, ce dernier se mettant à tambouriner sur la porte d’entrée de labâtisse la plus proche. Les enfants paraissaient effrayés, et je lescomprends.― Moi aussi, j’ai peur, confessa à voix basse le chat Nudd.― Nudd, mon garçon, cela n’a rien d’extraordinaire, vous avez peur

très souvent, murmura le lièvre vers son ami félin.― Chut, leur souffla alors André 2115.Après l'ouverture de la porte, le robot de Métall expliqua en peu de

mots le motif de leur venue, et celui-ci ne parut pas surprendre outre me-sure les habitants de la demeure. Il se tenait dans l’entrebâillement unnain encore vêtu de sa blouse de travail, avec des sabots de bois débor-dant de paille, pour tenir au chaud ses pieds, et sa moitié se tenait prèsde lui avec un fichu sur la tête et un tablier blanc, son jupon de lainetombant presque sur le sol. Dans leur dos, contre le mur de pierre mas-sive, fumait et chauffait un fourneau en fonte.

61

Page 63: FAÉERIA

― Oui, nous avons remarqué, nous aussi, le manque de luminosité desarbres-à-lumière, avoua le maître de maison, son épouse avec ostentationapprouvant du menton près de lui.― Et cela ne vous a pas inquiété ? s’étonna André 2115 devant leur

flegme apparent. Cela ne s’est pourtant jamais vu, ici, non ?Les deux époux se fixèrent mutuellement avec une mimique mi-

amusée, mi-sérieuse, comme si au fond l’affaire détenait peud’importance.― Nous avons largement de quoi éclairer notre demeure, vous savez,

commença le nain en essuyant ses mains sur son vêtement de travail, en-core tâché de son séjour dans la mine, et puis, bon…― Comment ça, bon ? Sacrebleu ! s’emporta le lièvre Harold en ton-

nant presque, et c’était comique de voir sa frêle silhouette dégager unetelle puissance vocale, c’est quelque chose d’inimaginable, voyons !― Allons, ne le prenez pas à coeur ainsi, essayèrent de les rassurer le

couple de Petites Gens, les choses apparues inopinément s’en vont sou-vent de la même façon, sans tambour ni trompette, vous savez, et puis,du jamais vu…― Oui, cela s’est déjà vu, il y a bien longtemps, ajouta l’épouse du

nain.― Vraiment ? interrogea le lièvre Harold en dressant ses oreilles

presque à la verticale, d’étonnement stupéfait.― Hon-hon, affirma de nouveau l’épouse. C’était il y a, je dirai, dix

ans, n’est-ce pas, Edmond ?― Exactement, Edmée, poursuivit son époux, et pareillement

s’éteignirent les arbres-à-lumière de la vallée de Sarad. Cet évènementprit le nom pour nous de Grande Nuit. Et cet évènement se reproduit au-jourd’hui à nouveau, tout simplement, voilà.

Les Petites Gens refermèrent sur un énigmatique sourire leur porte debois blanc, et les trois amis se regardèrent mutuellement, gros-jeancomme devant. Machinalement, ils reprirent la route les emportant auloin, essayant de dévider l’écheveau de leurs pensées.― Il y a dix ans, la Grande Nuit… réfléchit à voix basse André 2115.

J'en ignore tout et ce n'est pas étonnant, je n’étais pas encore dans la val-lée de Sarad à cette époque.― Moi non plus, je ne me trouvais pas encore ici, reconnut à son tour

le lièvre Harold.― Et moi, lâcha Nudd après un court instant d’hésitation, je… je

n’étais pas né, je crois…― La Grande Nuit… Tiens, tiens… Tiens, tiens…

62

Page 64: FAÉERIA

André 2115 avança songeusement parmi les ténèbres de l’Ultra-Terre,ou plutôt devrait-on dire maintenant de la Grande Nuit, et de manièreimpromptue une silhouette hurla de frayeur en venant se cogner contrelui, méditant toujours aux avant-postes.― Princesse ! sursauta l’androïde, ses yeux mécaniques posés sur la

petite fille. Quelle surprise !― Oh, j’ai eu si peur ! dit la Princesse Coeur-de-Pomme en se blottis-

sant contre la haute stature du robot. Je suis allé voir mes amis à la De-meure de Bulles, mais les arbres-à-lumière ont commencé à pâlir, etaprès on ne voyait plus rien, et je me suis perdu ! minauda la fillette.― Vous ne risquiez guère de les rencontrer chez eux, Princesse, lui ré-

pondit doctement le lièvre Harold en croisant ses pattes derrière son dos,à présent passé l’effet de surprise. Eux aussi ont été effrayés par le com-portement inhabituel des arbres-à-lumière, et ils se trouvent bien auchaud dans la maison d’André, en compagnie de deux ratons-laveurs,des voisins à lui.― Jezabelle est-elle au courant de votre absence du Castel d'Armor ?

Miaula Nudd.La fillette, vêtue d’une houppelande rosée et de bottes de fourrure,

avec des mitaines aux mains, baissa les yeux, son nez pointu rougi par lefroid.― Je comptais le lui dire… à mon retour.― Princesse, il vous faut retourner immédiatement chez vous, Jeza-

belle risque d’être inquiète, et vous le savez très bien, reprit l’androïdeAndré 2115.― Oh la la ! s’effraya la fillette en ouvrant de grands yeux.― Allons, allons, ne soyez point inquiète, déclara à son tour Harold,

nous irons avec vous ! D’ailleurs, nous allions justement au Casteld’Armor ! N’est-ce pas, les amis ?

Chacun fit oui de la tête vers le lièvre, et rassuré par la compagnie deses amis, la Petite Princesse Coeur-de-Pomme prit en sens inverse le che-min menant à sa maison, le Castel d’Armor.― Votre attitude est très imprudente, Princesse, le jour même de la

Grande Nuit, vous pensez ! articula André 2115.― La Grande Nuit ? Qu’est-ce donc ? demanda la fillette avec une ex-

pression intriguée.― Eh bien, à vrai dire, nous n'en savons rien, expliqua le lièvre Harold

en se grattant l’oreille, et nous pensions obtenir des renseignementséclairés ─ tiens, l’expression ne manque pas de sel ! ─ de la part deJezabelle.

63

Page 65: FAÉERIA

― Voyez-vous, dans toute la vallée de Sarad, les seuls arbres-à-lu-mière encore en éveil se trouvent près du Castel d’Armor, précisa Nuddvers la Princesse, cette dernière écoutant ses amis tout en progressant àleurs côtés dans le chemin de neige.― Quelle bonne nouvelle ! se réjouit-elle. Retournons vite au Castel,

dans ce cas !Elle accéléra l’allure, très vite apparaissant au loin la silhouette étirée

et caractéristique du Castel d’Armor, et effectivement des arbres-à-lu-mière illuminaient toujours ses abords, contrairement à ceux croisés surle chemin du retour. Mais à présent un à un, ces derniers cessèrent égale-ment de briller et perdirent en intensité avant de s'éteindre, comme deschandeliers arboricoles soufflés par un être invisible. Lorsque le groupeparvint devant la grande porte d’entrée, le dernier des arbres-à-lumièrese voila à son tour. Une nappe d’obscurité étreignit dès lors la sylve del’Ultra-Terre parmi la vallée de Sarad, sous l'éclat de Nigrédo.― Celle-là, elle est raide, avoua Nudd le chat en détaillant les géants

végétaux de la forêt depuis le niveau du sol, ou presque.La Petite Princesse se mit à frapper violemment sur le battant, appe-

lant son amie Jezabelle ou bien les tours de garde, au nombre de quatre,mais rien ni personne ne vint ouvrir ou même répondre depuis les hau-teurs des tourelles de surveillance, comme les tours Rouge ou Verte lefaisaient parfois.― Bizarre, jugea André 2115 en détaillant les alentours. Le mystère

s'épaissit…― La Grande Nuit également, ajouta le lièvre Harold en tournant mé-

caniquement la poignée de bronze de la porte, celle-ci s’affaissant en fai-sant s’entrouvrir le battant de bois épais.

Contrairement aux habitudes, l’intérieur du Castel d’Armor était plon-gé dans le noir, et à tâtons le groupe intrigué alla de l’avant, hélant etquêtant une réponse, mais en vain.― J’ai beau dilater mes pupilles, je n’y vois rien, assura le lièvre en se

tournant vers Nudd. Et pourtant, je suis un peu nyctalope, savez-vous…― Oh ! s'exclama Nudd en se hérissant presque. Harold a dit un gros

mot !― Vous êtes un peu dans mon cas, poursuivit Harold se prêter garde à

la réaction de son ami.― Moi, jamais de la vie ! se défendit Nudd.― Vous êtes un chat, après tout, et votre vision…

64

Page 66: FAÉERIA

À cet instant précis, toutes les lumières et les chandelles, les candé-labres, s’éclairèrent en une seule et même fois et une clameur générale sefit entendre : " SURPRISE ! "

Au grand étonnement de chacun, et surtout de la Petite Princesse, il setrouvait là les quatre tours de garde, à l’allure singulière et androgyne,de quatre couleurs différentes, et la bien connue et grincheuse tortue Je-zabelle, avec cette fois-ci un large sourire sur sa face ridée, ses yeux sa-phir pétillant d’une joie contenue. Une grande table était disposée prèsdu hall, avec des victuailles et des friandises, des coupes et des assiettesde cristal, et, au centre de la table, un large gâteau de mille couleurs, ap-pétissant au point de faire oublier à Nudd sa frayeur subite, pourtantintense.― Jezabelle ! s'écria la Princesse, oscillant entre la peur constituée par

l’effet de surprise, et la joie de la découverte. Qu'est-ce que cela signifie ?― Aujourd'hui est la Grande Nuit, tout simplement, Princesse, et par

conséquent vous êtes grande, puisque vous avez dix ans, sourit le chape-ron acariâtre. J’ai bien pensé vous rattraper, lorsque je vous ai vu vouséclipser, et puis, ma petite Jezabelle, me suis-je dit…― Oh, Jezabelle ! lança de sa voix pointue la fillette en se pendant à

son cou, d’ailleurs long et fin. Tu es odieuse !― C’est vrai, consentit cette dernière un ton plus bas, mais cela n’a

franchement rien à voir avec la situation d'aujourd'hui. Joyeux anniver-saire, Princesse !― Joyeux anniversaire ! scanda la foule des invités se piétinant dans

la pièce d’accueil, et chacun put y reconnaître quantité d'animaux de lavallée de Sarad.

Puis des coups furent portés à la porte se trouvant derrière le groupe,et un grand nombre de Petites Gens chargés de cadeaux pour la Prin-cesse arrivèrent jusqu’à eux. Par l’entrebâillement, Harold le lièvre etAndré 2115 purent observer les arbres-à-lumière s'illuminant de nou-veau, et scintiller de mille feux.― Vous auriez pu nous prévenir ! leur reprocha le robot en s’adressant

à l’un des Petites Gens, Edmond, accompagné de son épouse Edmée.― Vous auriez pu trahir le secret, et alors ce n’en aurait plus été un, ré-

véla avec un sourire Edmée.― Probablement, oui, murmura Harold en se frisant les moustaches,

une fois de plus. En tout cas, nous savons à présent pourquoi la PetitePrincesse n’était pas au courant non plus.― Elle était la première concernée, voilà pourquoi ! miaula Nudd.

Bonne et heureuse Grande Nuit, Princesse !

65

Page 67: FAÉERIA

― Oh, je te remercie, Nudd, lui répondit Coeur-de-Pomme en le pre-nant contre elle, dans le creux de ses mains, et mon bonheur sera com-plet lorsque mes amis Zabello, Mên et Iâo seront là avec moi…― La Tour Jaune est partie les chercher, Princesse, la rassura Jezabelle

d’un ton doucereux, je puis vous l'affirmer, ils seront ici tantôt. Ah, Prin-cesse, comme le temps passe ! Vous étiez si petite, lorsque vous nousfûtes apportée, lors de la première Grande Nuit, et confiée à mes soins…Oui, messieurs, dit-elle au trio étonné, la Grande Nuit se produit unique-ment tous les dix ans, cela répond-il à vos questions ?― Certainement, oui, affirma d’un air pincé le robot André 2115. Nous

vous remercions.À présent la Petite Princesse sautillait et gambadait dans tous les sens,

devant les cadeaux apportés par les Petites Gens pour elle.― Minuit sonnant, il arrivera par les chemins de l’éther et de l’espace

le Roi du Monde et la Reine-Mère de la Terre, déclara Jezabelle, il leur fe-ra compagnie Abulon le Séphire, l’Ange de la Mort, l'Aé, avec son fidèleCerbère…― Hourra ! clama la Princesse dans un tourbillon de cris et d’invités,

obligeant les tours à s'essayer de leur mieux à ramener le calme. P'pa etm'man vont venir ! Hourra !

Et elle se mit à hurler et gesticuler de plus belle.― Il apparaîtra également ─ c’est la Grande Nuit de la Princesse, c’est

normal, après tout ─ des Compatissantes et quelques Aimées, plusieursTricksters dont Édiann, vous le connaissez déjà…― Yeppeee !― Allons, voyons, Princesse, un peu de tenue ! la tança Jezabelle avec

des yeux emplis d’indulgence. Sans compter des Séphires, des Raphaëlset des Vahéhuias, vous verrez, pour ces derniers, ils sont bien plus gen-tils qu’ils n’en ont l’air. Des envoyées de Lilith seront là à partir de mi-nuit, toujours, dont Andromède et plusieurs sorcières d’Édennia…― La fête sera sans fin ! se réjouissait la Princesse à tous les vents.

Yahoooo !― Non ! la coupa aussitôt Jezabelle. Vous irez vous coucher bien avant

l’aube, comme une gentille petite fille. Ah mais ! Et vous ? reprit-elle endirection du trio médusé. Vous attendez quoi pour souhaiter un joyeuxanniversaire à la Princesse ? Je dois vous souffler les paroles ?

Immédiatement un concert de voix dissemblables s’éleva de partout,entonnant le refrain bien connu dans tous les univers, et aussi dit-ondans le reste des autres. Nudd songea un instant à se taire, car il chantaitaffreusement mal, puis percevant à travers la cacophonie ─ car c’en était

66

Page 68: FAÉERIA

une, il faut bien le reconnaître ─ l’expression émerveillée de la Princesse,et la mine épanouie de Jezabelle, Nudd s’astreignit à miauler de sonmieux.

En vérité, ce fut une Belle et Grande Nuit.

67

Page 69: FAÉERIA

BOIS JOLI

L'Ultra-Terre est un monde surprenant, tout pénétré d'obscurité carson soleil noir y dispense avec son cortège de ténébreuses étoiles une lu-minosité fuligineuse. D'où le nom de ce soleil singulier éclairant l'AutreTerre, Nigrédo. Mais ses habitants n'y évoluent point en aveugles, lesmains tendues devant eux et l'esprit fiévreux : des arbres-à-lumière illu-minent les bois et les champs, les sombres forêts de l'Arkaal, l'un desnoms désignant l'Ultra-Terre.

Ainsi, donc, sous la voûte céleste de l'Ultra-Terre, les pays et les em-pires sont légion, et innombrables les peuplades colorées s'y trouvant.L'une d'entre elles est constituée uniquement de chats, et leur monarquesuprême en son palais d'ivoire y a nom le Chamagnon Tigré. C'est unroyaume paisible, même trop, parfois, au goût de son débonnaire souve-rain. Plus d'une fois il mit sur pied d'aventureuses expéditions, afind'augmenter le lustre de son règne.

L'un des sujets de l'empire des chats était Nudd, et quantitéd'aventures il avait traversé, mais il se trouvait des chats ─ inconscients,certainement ─ pour les juger exagérées et mensongères. L'une d'entreelles l'avait mené au fin fond des enfers, en pure perte il est vrai, car nuln'avait voulu lui accorder crédit. Pourtant les paroles du petit chat cara-mel et blanc avaient été empreintes de la plus stricte vérité. Quelquefoisla tristesse taraudait Nudd, lorsqu'il réalisait le peu de crédit apporté parses compagnons à ses paroles. Mais toujours Nudd finissait par relever latête, grâce à ses amis. À savoir la Petite Princesse Coeur-de-Pomme, Za-bello le Génie de l'Éternité, Mên le Dieu-Lune avec le Chien Astral Iaô,Harold le lièvre et Thibaud l'écureuil, Justin le raton laveur, bien d'autresencore. Non, Nudd n'était pas seul dans ses moments de tristesse, en vé-rité. Et il y avait également… Arielle.

Arielle était la maîtresse adorée et chérie apportée à Nudd par le des-tin, durant l'une de ses plus incroyables et épiques aventures. Elle étaitravissante et dotée d'une silhouette elfique, avec des cheveux noirs etfins, voletant autour d'elle en lui constituant un écrin soyeux. Ses

68

Page 70: FAÉERIA

vêtements étaient toujours différents, mais choisis à chaque fois avec unsoin extrême, car la douce Arielle attachait une grande importance à satenue vestimentaire. Lorsque Nudd dévisageait Arielle, son coeur battaità une cadence accélérée et il lui semblait à nouveau la revoir durant leurpremière rencontre, dans le manoir des quatre vents du monde. Ces der-niers étaient les frères d'Arielle, et elle était elle-même un ventd'importance, comme il est normal. Cela motivait ses absences répétées,durant lesquelles elle devait s'en aller remplir son office éolien à traversles mondes et les univers, mais cette fois-ci son absence risquait de durer.Cela expliquait l'inquiétude de Nudd.― Misère ! miaulait Nudd en n'arrivant toujours pas à en croire ses

oreilles. Cela risque d'être vraiment si long ?― Hélas, oui, mon pauvre Nudd, lui déclara d'un ton contrit sa maî-

tresse Arielle, après avoir pris le petit chat dans ses bras. En un paysfroid il est demandé ma présence, pour le concours annuel des vents. Sije gagne la joute, mon prestige sera grand et mes frères Arion, Astrid, Zé-boré et Eïdolon seront fiers de moi. Je deviendrai un vent respecté etillustre. Malheureusement, la route pour aller jusqu'à là-bas est longue,et le retour ne le sera pas moins…

Arielle, emmitouflée dans de chaudes fourrures, en prévision duvoyage, avait déposé sur le sol de la clairière le pauvre Nudd, tout cham-boulé par la suite des évènements. Sa maîtresse s'était élevée dans les airsen tourbillonnant, faisant de grands signes de la main à Nudd.― Je reviendrai le plus vite possible ! lui lança Arielle, dont la voix

dans les hauteurs obscures déclinait déjà.― Couvrez-vous bien, maîtresse, lui fit tristement écho le petit chat,

observant le vide de la clairière autour de lui.Il s'en repartit par les sentiers vers le palais du Chamagnon Tigré. Il en

était éloigné depuis un certain temps, mais le départ d'Arielle l'avait af-fligé, il nécessitait d'entendre des paroles amies et de côtoyer des pré-sences familières. À travers bois il alla au sud, et près d'arbres-à-lumièrecréant de place en place comme des oasis de blancheur, il rencontra deschats de sa connaissance. Ils l'apostrophèrent de façon moqueuse.― Eh bien, Nudd, tu es encore revenu d'une de tes innombrables

aventures ?― N'était-ce point plutôt un rêve, dont le réveil aurait été difficile ?

s'esclaffait un autre.― Mais je vous assure, c'était vrai, je suis allé jusqu'aux enfers et… se

défendit d'abord le pauvre Nudd, dont le moral était au plus bas en rai-son du départ de sa maîtresse.

69

Page 71: FAÉERIA

L'éclat de rire survenant lui coupa tout désir d'en rajouter, et fortcontrit, Nudd poursuivit sa route en remâchant d'amères pensées sur satristesse et sa faiblesse de caractère. Si seulement il pouvait être assez fortpour se mettre en colère, et les abreuver de paroles blessantes ! Mais voi-là, la méchanceté ne lui allait pas, mais alors pas du tout, et les rares foisoù il s'était essayé à paraître cruel les ris et les lazzis étaient allés crescen-do. Par un petit pont de bois enjambant une rivière il alla vers la de-meure de son ami Harold, le lièvre, mais son terrier paraissait vide et si-lencieux, comme s'il était absent depuis plusieurs jours déjà. Mêmement,la maison du loir Amédée était déserte également. Parmi le bois de chêneconstituant son domaine, Hubert, le hibou vénérable et auguste, n'étaitpas là non plus.

" Allons bon ", songea le petit chat caramel et blanc, " me voilà vérita-blement seul au monde ! " Il décida de poursuivre sa route vers le palaisdu Chamagnon Tigré, et il atteignit le blanc bâtiment aux multiples toitsdisposés en gradins, facilitant ainsi le repos des chats, assoupis par di-zaines. Comme toujours les pelouses d'herbe y étaient soigneusement en-tretenues par les jardiniers des Petites Gens, et il y avait dans les par-terres des bosquets d'essences précieuses avec des arbres-à-lumière judi-cieusement ordonnés. Les murs du palais étaient de marbre rose et dejade bleu, d'une teinte claire presque délavée, les grandes vitres y étaientde quartz fumé ornées de colonnades raffinées et contournées aux vivescouleurs, les faisant ressembler de loin à de savoureuses friandises. Surles toits de tuiles nacrées étaient posées aux angles des statues félines engrès blanc aux traits hiératiques, Nudd se plongeant dans leur visionlorsque des miaulements fusèrent vers lui.― Voici de retour Nudd, l'aventurier !― Notre monarque le tient en haute estime en raison de ses grands

voyages, vous savez… se gaussait un jeune chat blanc crème, pelotonnésur un banc de bois.― Moi, je le dis, il mérite la Grande Médaille de la Vertu et du Cou-

rage, même s'il n'en a pas encore la moindre, ajouta un autre chat, un sia-mois cette fois-ci, recroquevillé dans l'ombre d'une colonne émeraude etcoquelicot mêlé.― Cessez de vous moquer de lui, c'est le plus valeureux d'entre nous !

miaula un quatrième.Nudd ouvrit la bouche pour se défendre, leurs remarques le blessant

au plus haut point, puis il étouffa dans sa gorge un sanglot. Sans prendrela peine de réfléchir, il avait déjà esquissé un demi-tour. Près de là,

70

Page 72: FAÉERIA

sortant par l'entrée principale du palais, un chat à la corpulence massivesecouait la tête d'un air peiné.― Nudd, Nudd… lui disait-il. Où vas-tu ? Nudd…― J'allais partir, ils me font trop mal, se lamenta-t-il.― Tu es trop faible, Nudd, lui reprocha Prosper, le chastrologue offi-

ciel du monarque félin, un matou à la fourrure sombre zébrée de filetsd'or et au regard ambré. Tu devrais avoir la force de négliger les quoli-bets des fats et des imbéciles.

Car Prosper le chastrologue du Chamagnon Tigré était un chat intègre.Il savait pertinemment la fausseté des accusations colportées sur lui, dela plupart d'entre elles, tout du moins. Il avait en personne participé àcertaines de ses péripéties, et était donc des mieux placés pour séparer levrai du faux. Il n'empêche : le chastrologue était ennuyé, comme s'il luirépugnait d'observer les tracas de Nudd. Les chats gouailleurs ─ fortsjeunes, faut-il le préciser ─ n'étaient plus là. Seuls restaient Prosper etNudd, aux abords du palais royal.― Je n'ai pas de force, j'en conviens, avoua piteusement Nudd en bais-

sant la tête. Je ne sais pas être méchant comme eux, termina-t-il en dési-gnant du museau le dernier endroit où s'étaient tenus les chats railleurs.― Tu ne réagirais pas ainsi si tu savais regarder dans tes profondeurs,

déclara le chastrologue en lustrant ses moustaches. Tu pourrais y décou-vrir tout ce dont tu as besoin dans la vie, Nudd. Cela dit, ton ignorancene m'effraye pas outre mesure, tu es bien jeune, cela explique tes lacunes.― Mais ils se moquent tous de moi !― Non, Nudd, pas tous, précisa Prosper, car tes amis, les vrais,

n'agissent pas ainsi, n'est-ce pas ?Nudd avait hoché de la tête, sans trop savoir encore où voulait en ve-

nir le chastrologue mystérieux.― Tu ne dois attacher d'importance qu'à l'opinion des tiens, reprit

Prosper, tu ne manques pas de compagnons, Nudd, c'est là une de tesforces. Ne t'en es-tu jamais aperçu ?

Nudd à présent était muet, trop occupé à réfléchir pour pouvoirrépondre.― Partout où t'as mené le Destin, même seul et abandonné, tu as croi-

sé des gens aimables et bienveillants. De telles circonstances te firent ren-contrer un jour Arielle, t'en souviens-tu ?

Une vague de chaleur était montée des tréfonds de Nudd jusque dansson esprit, à cette douce évocation. Comme lui semblait loin sa maîtresse,et sa gentillesse, et ses petites manies ! Nudd dut secouer la tête pourchasser cela, se concentrant sur les paroles du chastrologue.

71

Page 73: FAÉERIA

― Il est des personnes se moquant autour de toi, Nudd, car il est au-tour de toi un cercle attentionné, d'amis chaleureux et sincères. Tes dé-tracteurs n'ont pas autant d'atouts, ils n'en ont même aucun, bien sou-vent. Personne ne s'intéresse à eux et cela leur est douloureux, c'est leurfaçon maladroite de se faire remarquer, et de marcher dans la lumière oùtu te trouves…― Je n'ai rien compris, miaula Nudd en secouant de nouveau la tête.

Leurs remarques me touchent, et me donnent envie de pleurer biensouvent.― Tu commences à être grand, maintenant, Nudd, poursuivit le chas-

trologue en reprenant visiblement le problème par une extrémité diffé-rente. Tu dois apprendre à suivre ta route, seul si les circonstancesl'exigent, et ne plus te soucier du jugement des autres. Va ton chemin,Nudd, sans te préoccuper du reste. Apprends à être fort.― J'ai déjà essayé et je n'y suis pas arrivé ! s'exclama Nudd.― Au fond de toi, Nudd !― Il n'y a rien au fond de moi ! lâcha Nudd en se recroquevillant sur

lui-même.― Hum, hum, toussa le chastrologue en réfléchissant, les yeux mi-clos.

Je vois. Dans ce cas, il n'y a pas d'alternative : si tu ne peux découvrir laforce en toi, il te faut trouver des êtres y étant parvenus, puis imiter leurexemple, tout simplement.― Comme toi ? s'enquit Nudd d'un air désespéré.Prosper le chastrologue royal avait émis un rictus, sa queue soyeuse

battant l'air, nerveusement, semblait-il.― Je ne serais pas un bon exemple pour toi, Nudd, je suis chastrologue

et tu n'as d'aucune manière vocation à l'être. Ton ami Harold, le lièvre,pourrait heureusement te venir en aide, car vos coeurs sont semblablessur bien des points.― Il n'est pas là !― Allons bon, grommela le chastrologue, il ne reste plus qu'une solu-

tion… Va dans la forêt, va parmi la grande sylve de l'Arkaal, perds-toi ausein des bois de l'Ultra-Terre jusqu'à pouvoir rencontrer ton maître. Tul'y trouveras, sans faute.― Cela sera-t-il long ? Interrogea Nudd, commençant déjà à trottiner

vers les bosquets proches, au hasard, car la forêt de l'Ultra-Terre occupaittoute la superficie du monde obscur.― Non, d'aucune façon, lui miaula le chastrologue en vaquant vers ses

occupations, interrompues par la venue du petit chat. Peut-être mêmecroiseras-tu ton mentor dès le premier instant.

72

Page 74: FAÉERIA

Empli d'espoir et ragaillardi par les paroles du sage chastrologue,Nudd s'en était parti vers l'immémoriale forêt, bientôt il fut seul par lessentiers déserts à arpenter les chemins, jusqu'à ce qu'une grande solitudese saisisse de lui. De hauts fûts végétaux se dressaient de part et d'autre,obscurs, inquiétants. Quelques bosquets d'arbres-à-lumière éclairaientpourtant irrégulièrement sa voie, mais leur nombre n'était jamais assezélevé pour le petit chat. Enfin une présence se fit entendre au-devant delui, et il s'apprêta à miauler dans sa direction, pour lui demander del'aide, lorsqu'un sombre personnage encapuchonné ─ et à cheval sur unalezan couvert de sueur ─ fonça vers lui, ne lui laissant aucun recours. Ildut plonger dans des fougères pour sauver sa vie.

Amer et contrit, Nudd émergea de sa cache, tremblant et frissonnant,seulement lorsque décrut au loin la galopade de l'inconnu, un Être Hu-main effrayant et singulier.― Vous devriez être davantage prudent, à l'avenir, lui lança une

chouette au regard doré, du haut de sa branche elle avait observé enspectateur attentif toute la scène.― Je cherche dans la grande forêt de l'Ultra-Terre une personne ca-

pable de m'apprendre la force par son exemple, expliqua Nudd en bé-gayant presque de la grande frayeur infligée par le cavalier. Seriez-vouscelle-là ? Le chastrologue royal m'a dit…― Oh la la ! gloussa la chouette en ouvrant encore davantage ses

grands yeux, ça ne peut être moi, je suis des plus peureuses par nature.Serais-je encore en vie si j'étais hardie et sans crainte ? Non, non, mongarçon, il va vous falloir chercher plus loin. Bon courage quand même.

Fort déçu Nudd s'en repartit par les chemins forestiers, il avait en effetdécidé d'éviter les grandes voies de communication, les jugeant à la lu-mière de son expérience récente par trop dangereuses, décidément. Denouveau il fut en terrain inconnu, car jamais encore il n'avait atteint desrégions de l'Ultra-Terre si mystérieuses. Simultanément, allez savoirpourquoi, le courage et l'espérance envahirent son être. Bientôt, trèsbientôt, le Destin allait lui sourire, et sa folle équipée toucherait à sonterme.

Par des lacis sinueux escaladant de faibles collines le petit chat, auterme d'une marche épuisante, et sur le point de s'arrêter, vit apparaîtreentre les branches emmêlées les lumières tremblotantes d'une bourgade,ou mieux dit plutôt, d'un hameau. Les maisons n'y dépassaient pas lenombre de six ou sept, et à une allure décidée Nudd se dirigea vers lesmaisons. Les Petites Gens vivant là étaient des gnomes et des lutins degrande qualité, certes, car ils offrirent le manger et le boire au petit chat

73

Page 75: FAÉERIA

caramel et blanc, mais ils n'étaient en rien pénétré de cette vaillance et decette puissance recherchée par Nudd comme exemple à suivre, sur lesconseils du chastrologue sagace.― Nous sommes au regret de ne pouvoir t'aider davantage, petit chat,

s'excusait encore un gnome rougeaud, revêtu d'habits de travail maculéspar la terre.― Mais le courage n'est pas dans nos rangs la vertu dominante, nous

sommes petits, et faibles, vois-tu, ajouta un autre membre des PetitesGens.― Je comprends, leur assura Nudd après s'être restauré, et avoir pris

de nouveau la direction de la vaste et impénétrable forêt.― Bonne chance malgré tout, lui déclarèrent les gnomes et les lutins,

les elfes timides des demeures, et vois donc si parmi le Bois Joli ne setrouve pas la force recherchée.― Le Bois Joli ? Articula Nudd comme pour lui-même. Nous verrons

bien cela, si je parviens à le découvrir.En effet Nudd se lassait de ses recherches, et envahi d'une fatigue pe-

sante il continua son périple, traversant des champs d'herbes folles et deshalliers impénétrables, escaladant des souches d'arbres et contournant devénérables fûts végétaux. Il lutta durant toute la journée contre le décou-ragement, puis le jour obscur déclina et le soir laiteux et hâve, graduelle-ment, à pas de loup, s'insinua entre les frondaisons et les cimes desarbres. Nudd commençait à se décourager vraiment, et même à douterdes conseils du chastrologue Prosper. Il se reposa sur le sol moussu d'unval, près d'un arbre ombreux, lâchant : " Fflzzt " en soufflant bruyam-ment entre ses moustaches.

Sous l'effet de l'épuisement Nudd avait déclaré simultanément" Flûte " et " zut ", produisant le " Fflzzt " en question. Mais comme on ledit couramment, les petites causes produisent souvent de grands effets,car à partir de cet instant les évènements s'enchaînèrent de manière inex-tricable pour le petit chat. Donc, découragé et abattu, Nudd avait lâchéentre ses dents un " Fflzzt " sonore. Et que croyez-vous qu'il advint ?L'arbre près duquel il s'était assis agita ses branches et le gourmanda.― Allons, allons, le rabroua ce dernier, un tilleul de fort bel aspect.

Vous êtes de mauvaise humeur, je peux le comprendre, mais cela nevous dispense en aucune manière d'user de politesse.― Absolument, tout à fait, renchérit un chêne noir près de là, faisant

bruisser à son tour sa ramure.

74

Page 76: FAÉERIA

― Et je dirais même, d'autant plus, conclut de manière pédante untroisième arbre, un autre tilleul, apparemment pénétré du désir de clôtu-rer la discussion de façon définitive.― Excusez mon énervement, se reprit aussitôt Nudd, réalisant le ca-

ractère bougon des seigneurs de l'endroit, mais sur les conseils d'un sagechastrologue, je suis dans la forêt de l'Ultra-Terre à la recherche d'un êtrecapable de m'apprendre la force et le courage.― Voyez-vous ça, dit le premier des arbres à s'être adressé à lui, le

tilleul sourcilleux. Et pourquoi donc ?― Tout le monde se moque de moi, dans l'empire des chats, révéla

Nudd après un moment de silence, et comme je ne parviens pas à trou-ver la force en moi-même, le chastrologue Prosper m'a conseillé d'allerdans la forêt trouver un être puissant et vénérable. Par son exemple ilpourrait m'instruire. Je pourrais même le trouver très vite, m'a-t-il dit.

Les arbres de la clairière s'étaient poliment rapprochés de Nudd, leurtronc s'inclinant vers le chat.― Ce chastrologue n'est pas la moitié d'un imbécile, jugea le chêne

noir. Avez-vous rencontré cette personne ?― Non ! s'emporta Nudd de sa voix pointue. Prosper m'a menti, je n'ai

trouvé personne pour me venir en aide ! J'ai même failli me faire renver-ser par un Être Humain !

Les arbres s'étaient redressés de toute leur hauteur, et s'étaient renver-sés en arrière, si l'on peut dire, puisque leurs racines les tenaient ferme-ment dans le sol.― Tiens donc !― Par exemple !― Mais je rêve ! s'était exclamé avec vigueur le premier des tilleuls, au

bord de l'étouffement. Comment peux-tu affirmer n'avoir croisé per-sonne susceptible de te secourir !― Calme-toi, Raymond ! tenta de l'apaiser le chêne noir.― Mais si, vous avez côtoyé des êtres d'expérience et de savoir, et ils

auraient pu vous venir en aide ! lâcha le premier tilleul avec une froideuraffectée, jointe à une expression hautaine.

Ce avec une certaine facilité, car à côté de Nudd le tilleul était loind'être petit.― Je ne comprends pas, miaula Nudd en se voyant déjà en mauvaise

posture. J'ai bien regardé partout, les personnes rencontrées m'ont affir-mé ne pas pouvoir me secourir.

75

Page 77: FAÉERIA

― Tu dis avoir bien observé les environs, mon garçon, se força à expli-quer d'une voix douce le premier tilleul, mais en arpentant la grande fo-rêt de l'Ultra-Terre, n'as-tu donc pas distingué un seul arbre ?― Un arbre ? s'étonna Nudd, en proie à une vive perplexité.― Oui, un arbre, poursuivit le dénommé Raymond par ses compa-

gnons. Car les arbres, vois-tu, sont les êtres dont parlait le chastrologueProsper.― Tiens, je ne voyais pas les choses comme ça, reconnut l'un.― Moi non plus, avoua l'autre tilleul en agitant son toupet vers son

compagnon.― Vous deux, cessez de m'interrompre quand je parle ! Surtout toi,

Jean-Édouard ! les mit en garde Raymond, visiblement agacé par leurintrusion.― Es-tu vraiment sûr de tes paroles ? l'interrogea le chêne noir, fran-

chement dubitatif. Je m'appelle Adrien, mon petit, babilla l'arbre versNudd, celui-ci se présentant à son tour.

Mais la digression constituée eut le don de mettre en colère le tilleulnommé Raymond. Apparemment, il ne devait pas être réputé pourl'onctuosité de son caractère.― Comprends-moi, si le chastrologue Prosper désirait ta venue dans

la forêt, c'était afin de nous observer, nous, les arbres, affirma le tilleul.Un arbre, vois-tu, n'a besoin de rien ni de personne pour grandir ets'élever vers le ciel. Seuls l'eau, le soleil noir et la terre sont nécessaires àsa croissance. Le vent souffle-t-il, il se courbe puis se redresse, une fois labise passée.

Jean-Édouard et Adrien, les deux compagnons du tilleul atrabilaire,s'étaient tus, Nudd, comme le reste des arbres proches, observant un si-lence religieux.― Telle est notre attitude, à nous, les arbres, et de cette manière les

arbres ont peuplé l'Ultra-Terre et les mondes de l'univers. Nous ne néces-sitons pas des autres pour vivre, nous nous suffisons à nous-mêmes, etnous fixons nos propres lois. Nous n'avons pas à suivre celles des autres,les nôtres seules nous conviennent, car nous les avons édictées pournotre propre compte. Les règles des autres ne nous conviendraient pas.

Nudd ouvrait de grands yeux en buvant les paroles de l'arbre, elles luifaisaient véritablement entrevoir un autre monde.― Nous sommes indifférents aux racontars ou aux railleries des

autres, ils nous blessent ou ils nous louent selon leur bon vouloir, maiscela est de peu d'importance, en définitive. Nous grandissons en silence,et, lorsque s'abat la tourmente, nos calomniateurs sont les premiers à

76

Page 78: FAÉERIA

venir se réfugier sous nos ramures. Cela, c'est l'expérience des arbres, lavérité vraie, Nudd. Et écoute bien ceci, à présent : la force est en toi, elleest dans le coeur de tous les êtres. Si tu fais comme nous, si tu imitesnotre exemple, à nous, les arbres, elle grandira et s'épanouira en te fai-sant grandir toi aussi. Ainsi sont les arbres, naissent-ils au coeur de la fo-rêt, ils réalisent leur personnalité secrète, celle d'arbres fiers. Se dressent-ils dans des étendues sèches et désertes, ils assument leur solitude etpoussent de travers. Mais malgré cela, ils restent des arbres, faisant leurpossible pour s'épanouir et prospérer, en dépit des mauvaises conditionsdans lesquelles ils peuvent pousser. Un arbre reste toujours un arbre.― J'ai compris ! miaula Nudd en sautant vivement sur ses pattes, fai-

sant tressaillir le tilleul Adrien. Nous devons grandir et apprendre,même si l'entourage où nous nous trouvons nous est défavorable. Si celase produit, il nous faut le supporter sans pour autant cesser d'être nous-mêmes.― C'est-à-dire des arbres droits, et fiers de l'être ! tonna Raymond en

concluant son exposé. Vive les arbres !― Calme-toi, Raymond ! le supplia une nouvelle fois Jean-Édouard,

les arbres de la clairière proche agitant leurs branches à tout rompre.Mais nous sommes bien ainsi, nous, les arbres du Bois Joli.― Surtout moi !― Et moi ! Et moi ! se mirent à crier des arbres proches, en se rappro-

chant du groupe après avoir retirées délicatement leurs racines terreusesdu sol.― Le Bois Joli ! Des Petites Gens m'avaient conseillé de venir ici ! assu-

ra Nudd, ravi de la surprise.― Le destin t'aura été favorable, en définitive, déclara Raymond

l'arbre grognon― Oui, messieurs les arbres, je suis satisfait et je peux m'en retourner

chez moi, à présent.Le chat quitta la clairière avec une mâle assurance, la queue bien droite

derrière lui, et il se retourna.― À partir de maintenant, je ferai comme vous ! Je ferai comme les

arbres !Nudd se perdit dans les hautes herbes, non sans saisir des bribes de la

conversation des trois amis, emportées par le vent.― Cette description arboricole me sied à ravir, proclamait Jean-É-

douard le tilleul, car je suis un arbre plutôt bien tourné de sa personne,n'est-il pas ?

77

Page 79: FAÉERIA

― Et moi ? se défendait en retour Adrien. Voyez ma silhouette admi-rable, la verdeur de mes branches, et la sensualité de ces feuilles, alors ?

Le verdict ne devait pas lui convenir, car Adrien pérora encore.― Vous m'observez sous mon mauvais profil, probablement, attendez,

je me tourne… Et maintenant ?Nudd sourit en se mettant au petit trot, il lui tardait vraiment de ren-

trer chez lui et de raconter tout cela à son vieil ami le lièvre Harold. Seulela voix rauque de Raymond lui parvint en un dernier écho du Bois Joli, lebien nommé.― Vous voilà fin prêtes pour un concours de beauté, les filles…

Après cet épisode mémorable, les jours s'écoulèrent et se firent se-maines. Au palais du Chamagnon Tigré, dans lequel le petit chat caramelet blanc avait fini par revenir, les remarques plurent comme il est habi-tuel, mais les chats à la langue bien pendue ne tardèrent pas à observerchez Nudd une attitude étrange. Il ne répondait plus aux railleries maisaffectait un mépris hautain, faisant montre d'une curieuse insensibilitéaux pointes et aux piques, et maintenant dès lors une distance certaineenvers les plus acides des chats de l'empire, mais non pas avec ses amis.Ceux-ci, il les traitait et appréciait comme auparavant. Il parut à beau-coup en retrait, et une certaine force se mit à transparaître chez lui. Celane changea pas pour autant les sots en chats de qualité, tout comme laplus belle des forêts ne peut métamorphoser un crapaud en cygne blanc.Mais le subtil glissement opéré en Nudd depuis son retour de la forêtprofonde de l'Ultra-Terre ne cessait de faire jaser parmi le peuple deschats.― Je l'ai vu se promener dans la sylve et sourire aux arbres, disait un

chat depuis un toit, en l'observant déambuler au loin.― Il est devenu orgueilleux et parle seulement à ses amis : quel m'as-

tu-vu ! miaulait un autre.Près de là, sur des tuiles tiédies par l'éclat couchant du soleil Nigrédo,

était pelotonné le chastrologue Prosper, car de temps à autre il ne dédai-gnait pas frayer avec les chats du commun et de la plus basse extraction.Réveillé par le discours des chats, il ouvrit un oeil doré jusqu'à aperce-voir au loin Nudd en compagnie de son meilleur ami, Harold, le lièvresagace, au sautillement caractéristique. Alors une bise soudaine ébouriffala compagnie féline, et chaque chat grinça des dents en se voyant ainsimalmené par le vent. Son caractère singulier, s'il passa inaperçu auxyeux de tous ce soir-là, ne manqua pas d'intriguer le chastrologue érudit.La bourrasque avait quelque chose de féminin, un parfum envoûtant

78

Page 80: FAÉERIA

dans son élan joint à une façon tendre de vous rebrousser les oreilles etde produire ─ eut-on dit ─ un rire éthéré et cristallin. Au comble de lasurprise Prosper réfléchit intensément, puis il comprit, et son esprits'apaisa.

En contrebas, en lisière de la grande forêt, Nudd gambadait et sau-tillait pénétré d'une joie incommensurable, aux côtés d'un Harold étonnépar le tourbillon éolien, subit et folâtre.― Voyez à présent, reprit un chat angora, après avoir remis de l'ordre

dans l'agencement de sa fourrure, il danse dans le vent et il lui parle,même !

Les chats, réunis sur le toit par amour de la médisance, hochèrent dou-cement la tête, comme si la cause était entendue.― Nudd a perdu la tramontane.― Bien au contraire, il l'a retrouvée, miaula alors d'une voix ensom-

meillée le chastrologue, près du groupe de chats.Laissant là les sots à leur perplexité, le chastrologue replongea dans

son rêve délicieux. Un songe peuplé de chattes ravissantes et de forêtsmerveilleuses, de repas gargantuesques suivis de siestes si longuesqu'elles en devenaient éternelles.

79

Page 81: FAÉERIA

L'étrange et fuyant Monsieur Casimir

— Ce n'est pas pour me vanter, mais je suis un titan de la sieste, affir-ma le lièvre Harold en direction de son ami, l'androïde André 2115, oumême, osons le dire, un colosse du farniente.

— J'ai déjà cru remarquer cela, effectivement, et ce à plusieurs reprises,lui répondit le robot à la haute stature, tout en se prélassant contre letronc d'un chêne-liège, dans l'herbe tendre, à l'image de son compagnon.

Sous la voûte sombre obscurcie par l'éclat de Nigrédo, le soleil noir del'Ultra-Terre, se prélassaient les deux amis en tuant le temps, faute demieux. Près de la berge dodelinaient souplement quelques ajoncs, et loin,bien loin au-dessus de leurs têtes, voguaient des nues en occultant parcertains endroits le papillonnement fugitif des étoiles. Plus d'une fois,André 2115 avait expliqué au lièvre Harold le pourquoi de l'obscurité cé-leste, provenant du soleil fuligineux, enténébrant le ciel d'une teinte in-dubitablement plus claire. Mais au fond, cela importait peu, tant la nuitétait claire sur l'Arkaal, l'autre terme utilisé pour désigner l'Ultra-Terre,car on trouvait dans ce monde singulier une classe d'arbre extraordinaireet sans égal dans l'Univers, à savoir les arbres-à-lumières.

Par groupes ou bien disséminés seuls dans les landes et les bois, cesderniers avaient l'étonnante propriété d'émettre par l'entremise de leursbaies rondes une douce lumière blanche, bien utile au voyageur pourévoluer dans le monde de l'Ultra-Terre. D'ailleurs, près de là, se dressaitjustement l'un d'entre eux. Il était à côté d'un bosquet de chênes, et sonélégante silhouette diaprée de lucioles d'argent était comme un pharemagique et merveilleux. Toujours adossé contre son chêne-liège, le lièvreHarold, après avoir machinalement frisé ses moustaches d'une patte dis-traite, reprit sa péroraison.

— Évidemment, bien sûr, comme tout un chacun, parfois, l'envie mevient, puissante et tenace, de me lever et d'aller travailler à quelque be-sogne, utile pour moi ou pour mes amis, et bien non ! s'exclama-t-ilpresque, faisant ainsi sursauter involontairement André 2115. Non !

80

Page 82: FAÉERIA

répéta-t-il, je reste ici, douillettement installé dans l'herbe, parce que jePEUX le faire.

— C'est très vrai, ma foi, jugea de manière diplomatique l'androïde, enétirant ses jambes et croisant ses bras sur son ventre d'acier.

— Tout est une question de caractère, voyez-vous, et de force inté-rieure, poursuivit le lièvre, l'une de ses longues oreilles brunâtres pen-chée vers son ami.

— Il me vient un poème, souffla le robot après un court instant de si-lence : la Vie est son don, il est chaud, il est beau, il est rond, c'est leboulon, termina-t-il dans un souffle.

— Joli, très joli, estima le lièvre Harold en chassant d'une patte négli-gente une marguerite insolemment collée contre son crâne.

— N'est-ce pas ? J'en ai un autre… se réjouit le robot devant l'accueilpositif du lièvre.

— Mais les boulons, selon vos propres paroles, ne sont-ils pas deforme, comment dites-vous, hexagonale, ou bien s'en approchant ?

— Eh bien, non, justement, assura le robot en se redressant à demi, etcela, trop de gens l'ignorent encore. Voyez-vous, c'est l'écrou qui est…

Il y eut un cri étouffé devant eux, et une boule de fourrure blanche etcrème roula dans l'herbe près de là, après avoir trébuché contre leslongues jambes de l'androïde.

— Nudd, mon garçon, regardez donc devant vous, voyons ! lança lelièvre Harold, le premier étonnement passé. Vous allez finir par vousblesser.

Le nouveau venu geignit douloureusement.— Vous pourriez faire attention ! se lamenta le jeune chat Nudd, dont

la distraction pourtant était légendaire.Nudd entreprit de s'étirer soigneusement en quête de fracture, et sa

fourrure blanche et rousse frissonna semble-t-il sous l'effet d'une douleursuspecte, en définitive imaginaire puisque l'examen du petit chat nemontra rien d'anormal.

— Humm… toussa Harold. Où alliez-vous donc ainsi, mon garçon ?— Nulle part, répliqua le jeune chat, encore froissé de sa chute, et avec

une expression mystérieuse il ajouta aussitôt à mi-voix : j'étais en Explo-ration Secrète.

— Vous promeniez, quoi, dit le lièvre Harold en hochant de la têteavec malice, car il connaissait son ami Nudd comme sa poche. Joignez-vous donc à nous ! Nous pratiquions la sieste méditative, le ne-rien-faireabsolu.

— À plusieurs, c'est encore mieux, déclara le robot.

81

Page 83: FAÉERIA

— Merci, mais j'en ai déjà fait une, et il ne faut pas abuser des bonneschoses.

— Tout à fait, mon garçon, éviter les excès est une preuve de sagesse,le félicita Harold. Dites-nous donc la vérité, à présent.

Il y eut entre les trois amis un court silence, Nudd baissant ensuite latête d'un air piteux.

— Arielle, ma jolie maîtresse, n'a plus de thé à la rose blanche dans sonBerceau des Vents, et je me suis fait fort de lui en ramener. Seulement,c'était une fanfaronnade, je n'ai pas la moindre idée de l'endroit où l'onpeut en trouver.

— Ah, c'est déjà mieux, lâcha Harold en opinant du chef. Votre pro-blème est pour ainsi dire résolu, André 2115, dont le savoir est immense,va vous renseigner promptement, n'est-ce pas, André ?

— Moi ? s'enquit l'androïde avec un étonnement non-feint, et com-ment diable le pourrais-je ? J'ai bénéficié d'une formation de réparateurde brouettes et d'éclaireur, uniquement, ne l'oubliez pas.

— Ça, c'est fort, reconnut le lièvre, j'aurais pensé votre érudition plusvaste, mon ami.

— Cela est de peu d'importance, renchérit le robot vers Nudd, dont ildevinait déjà la déception, Harold vous expliquera cela aisément,Harold ?

— Hum, hum, hum… toussota le lièvre avec embarras, se levant à de-mi de sa position confortable. C'est très gênant, mais… du thé à la roseblanche ? Je n'en sais fichtre rien. Je bois uniquement du café, vous le sa-vez bien.

Le pauvre Nudd se voyait déjà devoir expliquer à sa maîtresse son im-possibilité à lui rendre ce menu service, lorsqu'un brusque tourbillonsembla se déclencher magiquement, et les arbres alentour, les fleurs sau-vages et les buissons s'en trouvèrent tout chamboulés et agités. Le tu-multe cessa, une silhouette gracile et féminine se trouvait maintenant de-vant le petit groupe.

— Maîtresse ! miaula Nudd avec ravissement.Aussitôt après il se blottissait dans les bras d'Arielle, et cette dernière

en présentant ses hommages au lièvre et à l'androïde se mit à cajolerNudd. La maîtresse de Nudd était une belle jeune femme à la silhouetteélancée et au teint de porcelaine. Elle avait des traits fins et doux, avecdes yeux de profond onyx et une chevelure éployée à l'image d'une ailede corbeau. Elle était vêtue d'une robe étroite à l'indigo pâle, à longuesmanches, et ses mains délicates papillonnaient sur la face radieuse etbéate de Nudd.

82

Page 84: FAÉERIA

— Nudd, tu t'en es allé en coup de vent, gloussait la jeune fille.— Moi, quand j'ai pris une décision… commença le chat. Je suis

comme ça !— Tu es parti si vite, je n'ai pas eu le temps de t'informer du nom porté

par mon vendeur de thé, il s'agit de Monsieur Casimir.— Ah… miaula finement Nudd en se tournant vers ses amis.— Tu le savais ? interrogea sa maîtresse Arielle, en le fixant avec un

sourire amusé.— À dire vrai… non, répondit franchement Nudd, tout penaud.— Je m'en doutais, rit la jeune femme en déposant Nudd sur le sol, et

de nouveau une bourrasque venteuse se mit à souffler sur le lieu. À plustard, Nudd.

La jeune femme s'était volatilisée et un tourbillon éolien se propulsadans le ciel noir, avant de disparaître.

— Nous voilà déjà avec un souci de moins, jugea le lièvre Harold versNudd.

— Oui, il nous faut seulement trouver ce Monsieur Casimir, ajouta An-dré 2115.

— Nudd, mon garçon, dit le lièvre calmement vers son ami le chat,notre sieste est ajournée.

Par les chemins et les sentes anciennes de l'Ultra-Terre, le soleil noir setrouvant encore loin de son zénith — c'est dire si la sieste impromptuedes deux amis était matinale — le groupe traversa plusieurs villages ethameaux de Petites Gens, bien incapables de leur indiquer l'endroit oùpouvait résider ce Monsieur Casimir. Même les plus anciens des nains etdes gnomes, des trolls, jamais n'avaient entendu parler de lui.

— C'est surprenant, s'étonna le lièvre Harold en longeant avec sescompagnons une rivière joueuse et bruyante.

— Personne ne paraît connaître ce vendeur de thé, avoua le robot.— Peut-être allons-nous être tirés d'affaire, miaula Nudd en observant

une maison de bois, solitaire, se rapprocher d'eux à l'allure de leurmarche.

Elle était basse et de forme carrée, avec un toit de chaume où poussaitde l'herbe folle, et des murs de pierre et de bois, percés de fenêtres closespar des volets rainurés. Une avancée du toit constituait un auvent, souslequel un gnome pensif était assis sur un tabouret, face à une table. Il bu-vait en silence un breuvage ambré, et lorsque les amis furent parvenus àsa hauteur, Nudd ne put s'empêcher de s'écrier.

— Où avez-vous trouvé ce thé, monsieur ?

83

Page 85: FAÉERIA

L'inconnu sursauta, car il ne les avait pas entendus venir, tant avait étésilencieuse leur avancée, et Harold le lièvre reprit promptement soncompagnon.

— Mon ami est jeune, il en oublie les bonnes manières, bonjour, toutd'abord, cher monsieur, belle journée, n'est-il pas vrai ?

Le gnome, à présent rasséréné, hocha de la tête et salua à son tour lestrois amis.

— Nous nous disions, cherchant justement pour une amie un vendeurde thé bien précis, peut-être ce monsieur — vous-même, en l'occurrence— pourra-t-il nous renseigner, n'est-ce pas.

— Oui ! s'exclama de nouveau Nudd de sa voix pointu. Nous cher-chons un certain monsieur Casimir…

Le gnome reposa sa tasse sur la table et parut réfléchir, fronçant sessourcils et levant les yeux vers le ciel sombre de l'Ultra-Terre, del'Arkaal.

— Je n'ai pas trouvé mon thé chez cet homme là, affirma-t-il de sa voixnasillarde et frêle, ma moitié, Angèle, me l'a apporté. Cela dit, ce nom deCasimir associé au thé à la rose blanche ne m'est pas inconnu. Le thé à larose blanche est très rare et prisé, saviez-vous ?

Les amis se regardèrent en tournant la tête, jamais à vrai dire cette idéene leur avait effleuré l'esprit.

— Et je crois me souvenir… Si ma mémoire est bonne, poursuivit legnome, tourné vers le groupe, un étrange monsieur habiterait non loind'ici, dans une vieille maison. J'ignore s'il vend du thé, ou bien s'il pra-tique une activité marchande quelconque, il ne parle avec personne etsemble assez original.

— Mais alors… s'impatienta Nudd en ne voyant pas du tout où legnome sur sa terrasse voulait en venir.

Le lièvre Harold lui enjoignit de se taire, et il faisait les gros yeux aupetit chat pour mieux se faire comprendre.

— Il possède un grand jardin, empli des plus belles plantes et fleurs àbien des lieues à la ronde. Peut-être est-il votre homme, il s'appelle Casi-mir, justement.

Après avoir remercié le gnome amateur de thé, le trio s'en repartitdans la direction indiquée, et bientôt sous la voûte ténébreuse au noir so-leil, occulté par une grisaille nuageuse, un chemin caillouteux vint à eux,et ils longèrent un bois obscur pénétré de piaillements et de chuchotisinquiétants.

84

Page 86: FAÉERIA

— Harold… chuchota Nudd vers le lièvre, ce dernier vaillamment etcomme sans y penser sautillant en tête du cortège. Cet endroit ne meplaît pas.

— Nudd, mon garçon, le reprit gentiment Harold, le moindre recoinombreux de l'Ultra-Terre vous paraît effrayant et dangereux.

— Sans doute, sans doute, reconnut avec bonne volonté le petit chatblanc et roux, mais celui-ci l'est tout particulièrement, j'en jurerais.

— Vos craintes sont infondées, mon ami, tenta de le rassurerl'androïde André 2115, dont la haute silhouette le faisait ressembler à unmonolithe en marche.

— Bien sûr, approuva le lièvre Harold, d'ailleurs, regardez, plusieursarbres-à-lumières se trouvent ici et là, voyez-vous ? Ah, voici la maisonde ce mystérieux Casimir, dirait-on.

Une bâtisse aux murs de pierres moussues se dressa devant eux, etune porte close leur fit face, avec en son milieu un étroit ventail, grillagéet rond. Un petit toit de tuiles était placé au-dessus de la porte d'entrée,afin de protéger les visiteurs d'une ondée éventuelle. Le premier, André2115 frappa à la porte, devançant le lièvre Harold, sur le point d'en faireautant. L'intérieur du vestibule résonna lourdement sous la poigne mé-tallique du robot, et une voix de crécelle se fit entendre à traversl'ouverture grillagée.

— Qui est là ?Les membres du groupe se regardèrent brièvement, surpris de ne pas

voir s'ouvrir la porte d'entrée.— Nous sommes… expliqua le lièvre Harold d'une voix claire, des

amateurs de thé, de thé à la rose blanche, plus particulièrement. Le pro-priétaire de cette maison pourrait nous en vendre, si besoin était, nous a-t-on déclaré.

— C'est bien le cas, mais monsieur Casimir n'est pas là, je suis seule-ment son serviteur, la pie Grièche.

— Je me disais aussi… murmura le lièvre Harold à part-lui, sur le per-ron de la porte.

— Mon maître s'en est allé à la Maison des Roses, car les siennes sesont fanées.

— C'est ennuyeux…— Ah oui, ennuyeux, renchérirent en écho les amis.— Allez donc l'y retrouver, dans la Maison des Roses, leur suggéra la

pie, aussitôt amassée sa moisson de pétales, il se fera une joie de vousprocurer de son thé fameux et célèbre.

— Par ma foi, voilà une excellente idée, déclara le lièvre Harold.

85

Page 87: FAÉERIA

— La meilleure de la journée, après la sieste de tout à l'heure, estimal'androïde André 2115.

Et voilà comment tous partirent vers la Maison des Roses, et finirentpar l'atteindre au terme d'une marche débonnaire. Si elle ne fut pas ha-rassante, loin de là, elle nécessita tout de même plusieurs haltes sous depaisibles ombrages, avant de les voir atteindre finalement leur objectif.Une fois là — la Maison des Roses était toute de briques rouges, avec destoits pentus et des baies translucides —, ils allaient une fois de plus frap-per à la porte lorsque provenant de derrière la maisonnée, où étaient devastes jardins enclos de haies épineuses, les apostropha la voix d'une elfecouleur vert d'eau. Elle était revêtue de feuilles, cousues les unes auxautres de manière charmante, et même ses pieds étaient chaussés demousses, à la manière de commodes pantoufles. Ses yeux, son visage etses manières, tout respirait en elle la gentillesse et le naturel. Elle deman-da aux trois amis le pourquoi de leur présence.

— Nous sommes à la recherche de monsieur Casimir, lança Nudd enprenant pour une fois la direction des commandements.

— Il n'est plus là, il vient de partir, leur répondit l'elfe avec un gra-cieux sourire.

— Allons bon, pesta le lièvre Harold dans son coin.— Oui, enchaîna l'elfe vert d'eau, les pétales de roses blanches

n'étaient pas d'assez bonne qualité pour son fameux thé, et il est repartivers la Vallée des Sorcières en quête des services de l'une d'elles.

— Ah oui ?— Oui, assura l'elfe, les roses de Joséphine sont célèbres, vous savez.Sur ce, les amis firent leurs adieux à l'elfe, après tout très aimable, et

tinrent en aparté un conciliabule rapide. Le robot André 2115 jugeant in-dispensable d'aller jusque dans la vallée en question, le lièvre Harold os-cilla entre le oui et le non, puis fut du même avis. Nudd, lui, en dépit dela promesse faite à sa maîtresse Arielle, avait une envie quasi irrépres-sible de faire demi-tour, jugeant la situation pour le moins… hasardeuse,mais ne désirant pas devenir la cible de l'ironie de ses amis, il préféra setaire. Et il donna son accord.

— Vraiment, Nudd, il est des jours où vous me sidérez, affirma lelièvre Harold en prenant la direction de ladite vallée.

— Moi aussi, avoua André 2115, leur chemin déviant simultanémentvers l'ouest, entre des collines sombres, et s'engloutissant dans des valsforestiers piquetés par endroits de tâches claires, celles des arbres-à-lumière.

86

Page 88: FAÉERIA

— Certaines fois, vous êtes d'une pusillanimité affligeante, et d'autresfois, l'on pourrait presque vous prendre pour un lion, dit Harold. Maissoyez bien sûr d'une chose, en tout cas, vous êtes mon meilleur ami, ettoujours vous trouverez mon appui.

Une vaste forêt les entourait de toute part, et des talus moussus et her-beux les environnaient. Des arbres muets et ténébreux les fixaient froide-ment, les maisons des Petites Gens se faisant de plus en plus discrètes,jusqu'à disparaître complètement. Bientôt, même les animaux sauvagesse firent rares, et les renards et même quelques loups gris, entr'aperçusau hasard de leur route, leur firent l'impression d'évoluer en territoirehostile. Des arbres abattus par les orages pourrissaient sur place, et desfougères leur constituaient un discret linceul. Au bout d'un certaintemps, André 2115 commença à se demander en lui-même si le lièvreHarold n'avait pas commis une erreur d'orientation, puis un panneau in-dicateur, porteur de caractères presque effacés par les intempéries, appa-rut en le détrompant. Ils étaient bien dans la bonne direction. De fait,tantôt les arbres et les taillis s'éclaircirent largement, jusqu'à laisser appa-raître le creux d'un petit val, à l'herbe humide et emperlée de rosée, dansle creux duquel se tenait un hameau clairsemé, où étaient plusieurs mai-sons, leur nombre ne devant pas excéder la dizaine.

Seule l'une d'entre elles exhalait par sa cheminée un mince filet de fu-mée, puis le ciel s'étant couvert, un léger crachin se mit à tomber. Heu-reusement, la première des maisons du hameau était proche, et ils eurentbesoin seulement de quelques secondes pour en atteindre le seuil.Lorsqu'ils eurent frappé à la porte, nul écho ne leur répondit à l'intérieurde la demeure, et ils répétèrent leur tentative plusieurs fois en vain.

— C'est désert, dirait-on, expliqua André 2115 à l'adresse de sescompagnons.

Ils s'en allèrent vers la bâtisse la plus proche, de bois et de pierres, avecdes fenêtres peintes en bleu profond, mais pareillement nul ne réagit àleur appel. Et la maison suivante ce fut la même chose, et l'autre égale-ment, puis ils en arrivèrent à frapper à la porte de la dernière d'entreelles. Non sans appréhension.

— Bon, si cette fois il n'y a personne, j'emmènerai à la jolie Arielle dequoi se faire un bon café, déclara vers ses compagnons le lièvre Harold.

Puis d'une patte vigoureuse il toqua à la porte, la faisant s'entrouvriraussitôt après. La vision d'une haute silhouette robotique, jointe à celled'un lièvre bien campé sur ses pattes postérieures, près d'un petit chatcraintif, avait de quoi surprendre, même une sorcière bien née, car elleeut besoin de se reprendre avant de parler.

87

Page 89: FAÉERIA

— Que me vaut l'honneur ?C'était une sorcière de fort bonne éducation, comme il s'en trouve tant.

Toutes n'ont pas un comportement violent et péjoratif, prêté par des per-sonnes aux idées étroites et au jugement hâtif. Elle était d'aspect encorejuvénile, même si elle avait dépassé déjà le printemps de ses jours, et ellese trouvait vêtue de noir des pieds à la tête, comme il sied aux personnesde sa catégorie. Elle était habillée d'une robe ample, et des mancheslongues laissaient distinguer une profusion de bracelets scintillants surses poignets, avec des bagues dorées sur ses doigts roses. Sa chevelureauburn était retenue sur sa nuque en un chignon seyant, et l'ovale de sonvisage respirait la simplicité. Ses yeux gris s'écarquillèrent lorsqu'ils dé-couvrirent mieux Nudd, et la sorcière roucoula.

— Oh, le joli petit chat !Mais Nudd déjà s'était dissimulé derrière les jambes puissantes du ro-

bot André 2115, et feulait.— Arrière, voleuse de chat. Mon coeur appartient à Arielle.La sorcière rejeta la tête en arrière en émettant un rire cristallin, puis

elle reprit la parole.— Je ne suis pas une voleuse de chat, j'en ai déjà un moi-même, vois

plutôt…En vérité une petite chatte à la blancheur neigeuse évoluait près des

jupes de la sorcière, et elle fixait Nudd en paraissant vouloir le transper-cer de ses yeux d'un vert profond. Elle baissa la tête dans sa direction,comme pour vouloir le renifler de loin, mais déjà le lièvre Harold, esti-mant la digression par trop étendue, reprenait la parole.

— Nous sommes à la recherche de la sorcière Joséphine, elle habiteraitla vallée, nous a-t-on affirmé.

— Pour mieux dire, précisa le robot André 2115, c'est de monsieur Ca-simir dont il s'agit.

— Oui, poursuivit Harold, mais ce monsieur Casimir serait allé chez lasorcière Joséphine chercher des pétales de rose blanche, donc…

— Nous sommes à la recherche de la sorcière Joséphine, répéta hardi-ment Nudd, troublé au plus haut point par le regard de la chattesilencieuse.

— Comme c'est dommage, il vient juste de partir d'ici, reconnut la sor-cière Joséphine, en caressant d'une main distraite son félin familier, cedernier ne cessant de se frotter contre ses jambes. Mes rosiers sont à monimage, en piteux état, et il n'en a pas été satisfait. Mes consoeurs sontparties au sabbat, c'est ennuyeux, certaines d'entre elles auraient pu vousrenseigner davantage.

88

Page 90: FAÉERIA

— Vous n'êtes point allé au sabbat vous-même ? s'enquit poliment lelièvre Harold.

— Hélas, non, répliqua la sorcière, posant sa main droite sur sa poi-trine, je sors d'une forte grippe et me sens encore faible. Mais heureuse-ment, Natashat est là pour me tenir compagnie.

Remerciant la sorcière Joséphine pour son amabilité, le groupe s'en re-partit dépité, Nudd ne pouvant s'empêcher de glisser un dernier regarden direction de la mystérieuse Natashat.

— Cette aventure prend fin de triste manière, grimaça Harold vers sescompagnons. Ce Casimir est plus remuant qu'un représentant en Cara-mels, Sucettes et Bonbons !

— Et c'est peu de le dire, grogna le robot André 2115.Nudd allait également ouvrir la bouche, puis il préféra garder le si-

lence, prenant comme ses compagnons le chemin du retour. La pluie,fine, s'en était allée arroser une autre portion de territoire de l'Arkaal, etpar une voie différente, ils retournèrent vers leur point de départ. Nigré-do, le noir soleil, était bien près de se coucher à l'horizon et maintenantsa lumière vacillait. La pâleur et opalescence de la nuit allait éclairant lesbords du monde. Ils suivirent un chemin tortueux longeant une ravineencombrée de pins noirs, descendirent une pente raide menant près desberges d'une rivière et allaient la franchir en utilisant un pont de bois etde pierre, lorsqu'une voix aux accents désespérés attira leur attention.

— Par mes moustaches ! gronda le lièvre Harold en tournant sa têteaux longues oreilles de toute part.

Les trois amis s'approchèrent de la jeune sorcière à demie emportéepar le courant, et promptement de quelques enjambées André 2115 lasaisit par la taille et la ramena sur la berge. Elle semblait bien avoir eugrand-peur. Elle était pâle et livide, la froideur de l'eau ne paraissant pasêtre seule en cause. Calmement, Harold le lièvre morigéna la jeune sor-cière pour son imprudence.

— Voilà une leçon chère payée, je vous l'accorde, mais pensez à êtredavantage circonspecte dans votre comportement, à l'avenir. Prudent, onne l'est jamais assez.

— Ça, c'est vrai, assura Nudd en allant chercher sur le bord le largechapeau noir perdu par la demoiselle, puis en le ramenant entre sesdents. Tenez.

La sorcière en frissonnant ramena contre elle les pans de sa robe, à pré-sent trempée, et elle se saisit avec un sourire crispé de son chapeau, hu-mide lui aussi.

89

Page 91: FAÉERIA

— Je vous remercie, voyageurs, et sachez-le bien, si je puis vous rendreun service…

— Et bien… Nous cherchons un monsieur Casimir, lui-même sur lapiste des plus belles roses blanches de l'Arkaal… commença Harold.

La sorcière avait écarquillé les yeux, d'un bleu pervenche, par ailleurs,nota mentalement Nudd dont le romantisme était sans espoir, puis elleouvrit la bouche.

— J'ignore tout de ce Casimir, mais je connais un endroit près d'ici, oùles roses blanches sont belles comme celles de ma marraine, la sorcièreJoséphine.

Les trois amis sursautèrent, André 2115 allant même jusqu'à jurer. Ilsnécessitèrent de se mettre d'accord sur l'identité de celui parlant en leurnom, et Harold, le plus posé, fut choisi. Il révéla l'impossibilité de la sor-cière Joséphine à donner les roses souhaitées par monsieur Casimir, maisassura en retour désirer fortement connaître l'emplacement dont elle ve-nait de leur parler. Ce dernier étant proche, la sorcière, en dépit de la fa-tigue engendrée par l'incident de la rivière, les mena jusque-là, une clai-rière ombreuse dans la vaste forêt, près de la Vallée des Sorcières. Il yavait effectivement là des rosiers sauvages, de toutes couleurs et par-fums, et les roses, certes, ne manquaient pas, mais celles dont la teintepour le trio aurait dû être blanche et pure n'existaient tout simplementpas. Un rossignol pépiant près de là leur en fournit l'explication.

— C'est un curieux monsieur, de haute taille, avec un grand manteau,il les a cueillis et emportés dans sa besace. Il a affirmé n'en avoir jamaisvu d'aussi belles. Il est parti par là, et magiquement a disparu.

Devant la mine contrite de la jeune sorcière, gênée de n'avoir purendre service à ses sauveurs, le lièvre Harold montra une expressioncourroucée.

— Ce monsieur Casimir commence à me chauffer les oreilles.Comme malgré tout, la jeune femme ne voulait pas voir le trio s'en re-

tourner en marchant sur une distance conséquente, elle siffla dans lesairs son balai enchanté et avec un "Yeep" sonore, ce dernier s'en vint verssa maîtresse, puis s'inclina en guise de respect. Promptement, le robot etle lièvre Harold prirent place derrière la sorcière, et Nudd fut prisd'office dans les bras de la jeune femme. Au bout d'une course relative-ment courte, elle déposa le trio en un lieu familier, et après avoir échangédes adieux sonores, les trois amis se retrouvèrent seuls. Le premier,Nudd jugea l'endroit peu sûr, et Harold allait lui faire la remarque habi-tuelle lorsqu'il reconnut les lieues. Une maison se trouvait juste derrière

90

Page 92: FAÉERIA

eux, avec une grande porte ornée d'une ouverture grillagée. André 2115sursauta.

— Mais nous sommes devant la maison de ce Casimir !Comme si la voix de l'androïde venait de tirer de sa retraite le servi-

teur, la pie Grièche pépia derrière son petit grillage.— Monsieur Casimir vient d'arriver, il est prêt à vous recevoir. Je lui ai

parlé de vous.— Ah oui ? s'emporta le lièvre Harold en un accès de colère, chose ex-

trêmement rare chez lui, et pourquoi ne nous avez-vous pas demandéd'attendre sa venue, tout simplement ?

La pie Grièche répondit après un instant de silence.— Je n'y ai pas pensé…— Voulez-vous connaître le fond de ma pensée ? Lui lança le lièvre

Harold. Nous ne voulons plus de lui, à présent ! Nous allons faire ce quenous aurions dû faire depuis le début, une bonne sieste !

Laissant là la pie Grièche interloquée derrière son grillage, les troisamis allèrent en quête d'un lieu écarté, où ils pourraient s'adonner à leuractivité favorite. Lorsqu'ils l'eurent trouvé, Harold se tourna vers sescompagnons, tout en cherchant dans l'herbe tendre une positionconfortable.

— Vous l'ai-je jamais dit ? Je me considère un titan de la sieste…— Moi, je pense plutôt, ajouta malicieusement André 2115, un colosse

du farniente. C'est curieux, un poème me revient justement enmémoire…

Déjà le lièvre Harold dormait du sommeil du juste, et le robots'astreignit à conserver une immobilité parfaite, puisqu’à vrai dire lesommeil ne lui était en rien nécessaire. Seul Nudd chercha de son mieuxle sommeil, mais il ne le trouva pas. En définitive, cette folle équipéen'avait servi de rien, elle leur avait seulement apporté des soucis, bientôt,ils iraient chercher ce thé à la rose blanche, dont Arielle, après les avoirloués, leur ferait une infusion à chacun, et toutes ces péripéties leur pa-raîtraient lointaines et vagues, oserait-il dire, inutiles ?

Mais des yeux félins d'un vert profond émergeaient des fourrés, Nata-shat, la chatte de la sorcière Joséphine, devait avoir appris plus d'un tourchez sa maîtresse. Tout compte fait, cette aventure pourrait bien ne pasavoir été totalement dépourvue d'utilité, au bout du compte. Mentale-ment, Nudd comptabilisa le temps de repos probable de ses amis, et son-geant à monsieur Casimir, il miaula à voix basse.

— Monsieur Casimir attendra, maintenant.

91

Page 93: FAÉERIA

Il bondit souplement vers la nouvelle venue au regard d'émeraude, etils s'éloignèrent dans les fourrés proches. L'on entendit encore la voix deNudd.

— Oh ! Comment pouvez-vous dire cela ?Puis l'écho de leur présence s'évanouit.

92

Page 94: FAÉERIA

DARD ET DECES

— Lafiole, le bottier du village de Mysme, l'aurait vu de ses yeux vu.Une abeille toute de noir vêtue, avec de gros yeux menaçants et un rictussinistre. Elle aurait bourdonné de façon inquiétante dans sa direction, etLafiole aurait seulement dû son salut à la célérité de ses jambes.

Pierrot le chêne-liège, fouillant du regard à l'image de son compagnonles environs boisés, essaya de donner davantage de force à ses paroles enagitant ses branches, et les lambeaux de liège pendouillant par endroitsde son tronc tremblèrent et bougèrent à l'unisson.

— Sottises.Adolphe le blaireau se dandinait en écartant soigneusement les fou-

gères emperlées de rosée et les fleurs des champs, allant d'une butte àune roche moussue, bifurquant vers un endroit davantage judicieuxavant de trottiner vers son point de départ, c'est-à-dire le chêne-liègePierrot.

— Et j'ajouterai même, billevesées. Sottises et billevesées.Le blaireau avait placé ses pattes sur les hanches d'une manière

presque comique, revenant à son affaire première en tournant sa tête ve-lue, de noir et blanc rayée, dans toutes les directions.

— C'est curieux, j'aurais pourtant juré les avoir distinguées par ici ladernière fois, ces succulentes fraises des bois. Mais c'est seulement partieremise.

Le blaireau dans la grande forêt de France avait repris sa marche à tra-vers les sous-bois, suivi comme son ombre par la masse imposante duchêne-liège Pierrot. Ce dernier n'en revenait pas de la témérité et del'inconscience affichée par son ami Adolphe.

— Adolphe, tu dois me croire ! Cette portion de bois est très dange-reuse, les rumeurs parlant de cette abeille tueuse sont fondées !

Adolphe le blaireau avait posé avec paternalisme une patte velue surune branche du chêne-liège.

— Il suffit, Pierrot, tout ceci est un tissu de bêtises. Les rumeurs n'ontjamais servi qu'à multiplier les imbéciles, rarement les personnessensées.

93

Page 95: FAÉERIA

— Comme tu voudras.Le chêne-liège avait croisé ses branches basses contre son tronc en si-

lence, touché malgré lui par les arguments du blaireau. Adolphe tenta deconsoler son ami en percevant son amertume.

— Allons, Pierrot, tu le reconnaîtras avec moi, cette histoire d'abeilletueuse échappée de la Forêt Magique n'a ni queue ni tête. Ah, je lesavais ! sursauta-t-il en apercevant enfin une souche d'arbrecaractéristique.

Il avait couru dans la direction en question, et, après une courtemarche, une pente herbue s'était dévoilée à eux, parsemée sur sa verdeurintense de tâches rose et rouge, faisant pousser au blaireau Adolphe ungrognement gourmand.

— Je le savais ! répéta-t-il vers le chêne-liège en s'empiffrant goulû-ment des baies sauvages. Tu as bien tort de dédaigner ces mets délicats,mon pauvre Pierrot.

Le chêne-liège se pencha vers son compagnon avec un air pincé.— Ta mémoire ne t'a pas trahi et j'en suis heureux, Adolphe.— Ma mémoire est liée de façon indissoluble à mon estomac, assura le

blaireau en tenant encore dans une patte une poignée de fraises des bois.Jamais l'un ne trahira l'autre, et inversement.

— Peut-être as-tu raison, finalement, soupira le chêne-liège. Sansdoute suis-je par trop crédule et naïf.

— Évidemment ! reprit le blaireau en continuant de butiner d'une por-tion de pente à une autre. Enfin, je veux dire non, bien sûr, mais jen'ignore pas combien Lafiole est connu pour apprécier sans modérationles pintes de bière, et beaucoup sont capables de répandre n'importequelle bêtise, lorsque leur langue se délie. Oh, mais en voici unesavoureuse !

Le blaireau Adolphe se livra à une sarabande effrénée et virevoltante,s'accroupissant en cueillant les baies tandis que le chêne-liège se perdaiten de sombres pensées. La témérité de son ami Adolphe était admirable,songeait à part lui le chêne-liège, mais parfois une saine prudences'imposait, pour sa part il pensait… Pierrot sursauta lorsque dans sondos Adolphe poussa un cri aigu.

— Tu t'es coupé, Adolphe ? s'enquit le chêne-liège en se penchant versle blaireau, celui-ci se contentant de maugréer.

— Mais non, j'ai été piqué par je ne sais quoi !Un insecte noir et brillant évoluait de manière erratique aux environs

avant de s'éloigner dans les sous-bois, produisant un bourdonnementbas faisant sursauter le chêne-liège.

94

Page 96: FAÉERIA

— L'abeille tueuse de la Forêt Magique !— Ne raconte pas de sornettes, Pierrot, le tança Adolphe en frottant sa

patte endolorie à l'endroit où la piqûre de l'abeille — puisqu'il s'agissaitbien de cela en définitive — lui avait été infligée.

Sur ce il s'était mis derechef à continuer sa récolte de fraises des bois,mais avec moins d'allant et d'entrain, observa le chêne-liège finement.Bientôt, après avoir écourté ses agapes, dans la grande forêt aux ombresvertes percées de rayons d'or, le blaireau s'était redressé, la minechiffonnée.

— C'est curieux… Je ne me sens pas très bien.Adolphe avait frotté d'une patte machinale son ventre velu.— Bizarre.— Adolphe ! Tu as été piqué par l'abeille tueuse ! Tu vas mourir !— Ne raconte pas n'importe quoi, le rabroua Adolphe en vacillant

malgré tout. Je me sens un peu faible, il est vrai…Il vacilla de nouveau, et, aussitôt, le chêne-liège avait saisi son ami et

l'avait emporté à travers bois en usant de ses branches comme d'un bran-card, faisant se mouvoir ses racines terreuses le plus rapidement pos-sible. En vérité le spectacle devait être curieux à observer, un arbre pleur-nichant portant entre ses branches un blaireau fatigué et néanmoins ma-lade. Telle une flèche cette portion de forêt à la sinistre réputation avaitété laissée derrière eux, puis en un lit de fougères et de brindilles, dedraps blancs et parfumés le chêne-liège avait déposé son compagnon,dans la demeure personnelle de ce dernier. Même si le blaireau Adolpheétait velu de la tête aux pattes, de sa vue acérée le chêne-liège crut distin-guer dans sa face une langueur maladive, et n'en pouvant plus d'un sigrand chagrin, le chêne-liège éclata en sanglots.

— Ne te fais donc pas de soucis, c'est une simple fatigue, elle s'en irabientôt avec un peu de repos, voilà tout.

— Ne dit pas de bêtise, se défendit à son tour le chêne-liège, tu as étépiqué par une abeille et tu l'as observé comme moi !

— C'est exact, finit par convenir le blaireau en se calant de son mieuxcontre la taie d'oreiller. Écarte un peu le rideau, s'il te plaît.

Le chêne-liège obéit en faisant pénétrer davantage de luminosité dansla pièce, avant de reprendre.

— Cette abeille n'avait-elle pas des couleurs curieuses pour uneabeille ?

— Encore vrai, dut avouer le blaireau, un peu estomaqué malgré tout.— As-tu déjà aperçu une telle abeille jusqu'à maintenant ?— Non, reconnut le blaireau à contrecœur.

95

Page 97: FAÉERIA

— C'était donc l'abeille tueuse de la Forêt Magique ! affirma le chêne-liège en frappant d'une branche contre le montant du lit.

— Pas du tout ! le contredit le blaireau en s'agitant dans ses draps.C'était peut-être une abeille portant le deuil, je ne sais pas, moi, peut-êtreas-t'elle perdu tragiquement sa reine, et…

— Taratata ! l'interrompit le chêne-liège en s'apprêtant à quitter lapièce voûtée, dans la demeure en sous-sol du blaireau. Je cours chercherun homme de science capable de te sauver au mieux, si comme jel'espère je t'ai ramené ici suffisamment vite. Ne bouge pas.

Le chêne-liège s'en fut en claquant la porte, Adolphe le blaireaun'ayant pas à compter jusqu'à dix pour voir réapparaître son compa-gnon, flanqué d'un étrange personnage. Il avait une barbe blanche et por-tait un long chapeau pointu, une robe grise informe et possédait degrandes mains. Du moins ainsi put en juger le blaireau en observant à ladérobée le vieil homme au front dégarni, qui s'était débarrassé de soncouvre-chef sitôt après avoir pénétré dans la pièce. Il toussa et auscultaAdolphe avec un instrument contourné et froid, observant avec solennitéles solives du plafond, et, après avoir pris le pouls du patient, il allait ou-vrir la bouche lorsque le chêne-liège l'interrompit brusquement.

— C'est l'abeille tueuse de la Forêt Magique, docteur !— La quoi ? interrogea le vénérable en fronçant les sourcils dans sa di-

rection, visiblement agacé d'avoir été stoppé net dans son élan.— Mais oui, vous avez dû en entendre parler, voyons ! babilla le

chêne-liège en secouant ses branches plus encore qu'à l'accoutumée. Onparle de cela dans toute la région ! Une abeille noire venue de la ForêtMagique hanterait les vallées de France, et innombrables seraient sesvictimes !

Il conclut dans un sanglot étouffé.— Adolphe va mourir !— Tirez la langue, ordonna le vieillard à Adolphe.— Mais c'est mal élevé, se récria celui-ci.Après une nouvelle demande du docteur Adolphe finit par s'exécuter,

le vieil homme rangeant ensuite son attirail dans son cabas noir avec unbruit sec. Il se retourna vers le blaireau alité et son ami le chêne-liège.

— Alors ? lui demanda Pierrot dans un souffle, ses branches bassess'entrechoquant nerveusement.

— J'ignore tout de cette abeille tueuse dont vous m'avez parlé, mes-sieurs, mais ce blaireau souffre d'une langueur maladive. À dire le vrai,jamais je n'en ai croisé de pareille, expliqua-t-il au chêne-liège qui s'étaitmis en devoir d'escorter l'homme de science vers la porte d'entrée. Il m'a

96

Page 98: FAÉERIA

paru entendu des borborygmes curieux dans son estomac, et son énergievitale me semble au plus bas. Il nous faut laisser évoluer cette maladieétrange jusqu'à son terme, avant toute autre intervention.

— Mais enfin, docteur, de quoi souffre donc mon ami ? s'exclama Pier-rot en ne cessant de triturer ses branches.

— À vrai dire, je ne sais pas, déclara l'homme en coiffant son couvre-chef une fois parvenu sur le pas de la porte.

— Vous m'avez l'air de faire un drôle de docteur, s'emporta le chêne-liège, incapable de réprimer davantage sa colère.

— Moi ? s'étonna le vieillard en ouvrant de grands yeux. Mais je nesuis pas docteur !

Pierrot le chêne-liège était abasourdi.— Pourquoi étiez-vous dans le cabinet du docteur, alors ?— Pour la même raison que votre ami, je ne me sens pas très bien, gri-

maça le vieillard en portant une main à son estomac, et puis vous êtesvenu et la curiosité l'a emporté. Mon opinion est faite : être médecin n'arien de très compliqué. C'est à la portée du premier imbécile venu.

— Sur ce point je veux bien vous croire, le chassa d'une branche vindi-cative Pierrot en revenant à toute allure dans la chambre de son ami, oùl'attendait Adolphe dans son lit blanc, les pattes croisées.

— Alors ?— Il ne sait rien mais c'est très grave, tu peux me croire, lui assura le

chêne-liège en secouant son toupet végétal afin de donner davantage deforce à son affirmation.

— Bon sang, je le savais, tempêta le blaireau en serrant ses pattes decolère contenue. Mais je ne me laisserais pas faire !

— Adolphe ! s'écria le chêne-liège en le voyant se lever du lit ets'apprêter à quitter la chambre. Où vas-tu ?

— Je m'en vais suivre les conseils de mon vieil oncle Simon, un blai-reau au caractère bien trempé, comme on n'en fait plus. Je combats lamaladie par la volonté. Quand on veut, on peut, disait-il. Et j'ajouteraismême : Quand on peut, on veut !

Le chêne-liège Pierrot avait trottiné derrière le blaireau dans le soleilde cette fin de matinée, et une claire lumière se répandait depuis lescieux dans la vaste forêt s'éployant tout autour d'eux. De hauts et vieuxarbres se dressaient aux environs, un vent joueur faisant se courber puisse redresser les herbes champêtres de l'endroit. Un vol de corneilless'éloignait au loin. Gonflant son torse de l'air embaumé, Adolphe s'écria.

— Je me sens déjà mieux !

97

Page 99: FAÉERIA

Mais Pierrot avait secoué ses branches avec lassitude, car il savait aufond de lui-même la fausseté de ses paroles. D'ailleurs, un érable procheavait frissonné en secouant ses frondaisons, avant de s'adresser à Pierrot.

— Pourquoi Adolphe marche-t-il de guingois ? s'enquit-il sur le ton dela confidence.

— Il est malade mais il ne veut surtout pas le reconnaître, lâcha avecun air de conspirateur le chêne-liège.

— Ahlala, toujours cette fichue fierté des humains, répondit l'érablevers un pin au tronc pelé s'en venant vers eux, après avoir soulevé ses ra-cines filasse du sol.

— Excusez-moi si je m'immisce, mais ceci n'est pas un humain, plutôtun animal bien de chez nous, intervint le pin. Si je ne craignais d'êtretrop précieux, j'avancerais même une hypothèse : il pourrait s'agir d'unblaireau.

— Certes, certes, reconnut volontiers l'érable en se tournant vers lenouveau venu, le susnommé Adolphe faisant quelques pas dans unchamp d'herbe fleurie, mais vous ne pouvez le nier, souvent nombre deblaireaux entretiennent des similitudes ahurissantes avec les humains.Ne dit-on pas : " Si vous voulez connaître les hommes, observez lesblaireaux ? "

— Ce raisonnement est par trop spécieux, il me semble, reprit le pin enadoptant une posture songeuse, si jamais un pin pouvait prendre unepareille position. Beaucoup de blaireaux de ma connaissance valent lar-gement des humains, mais je connais peu d'humains capables d'êtres éle-vés à la dignité de blaireaux. N'est pas blaireau qui veut, de nos jours.

— Tout à fait, approuva Adolphe en continuant de vaquer dans dessous-bois proches.

Il chancela et manqua s'affaler dans les hautes herbes, le chêne-liègePierrot poussant un cri strident en se portant à son secours, le relevantenfin. L'érable et le pin babillard accoururent avec un temps de retard.

— Mais qu'arrive-t-il à Adolphe, saperlotte ? Vitupéra l'érable tourne-boulé par la mystérieuse conduite du blaireau.

— Il a été piqué par l'abeille tueuse ! révéla Pierrot en traînant malgrélui Adolphe vers sa maison.

— L'abeille tueuse ? Celle de la Forêt Magique ?— Celle-là même ! poursuivit Pierrot en continuant de pousser le blai-

reau, râlant et grognant, vers sa chambre à coucher. Ouste, Adolphe ! letança-t-il vivement. Tu n'es pas en état de sortir, tu le vois bien !

Il s'ensuivit avec tout cela un beau toutim, car d'autres habitants dubois, attirés par le vacarme crée, s'en étaient venus aux nouvelles.

98

Page 100: FAÉERIA

Jérémie la fouine avait poussé les hauts cris à l'écoute de l'identité del'agresseur. Un groupe d'écureuil aussitôt s'était éparpillé dans lesfeuillages proches par mesure de précaution, et une vieille chouette auregard fixe vint à son tour mettre son grain de sel. Un autre blaireau,Léopold, survint lui aussi et il gronda lorsqu'il apprit les dessous del'affaire. Devant la maison d'Adolphe une grande rumeur naquit, et cer-tains prétendirent avoir distingué cette abeille tueuse il y a peu encoreprès d'ici : le malheur était accompli ! D'aucuns prétextèrent une affaireurgente pour s'éclipser et se barricader chez eux, mais la majeure partiedes habitants de la forêt préféra rester afin de discuter du sortd'Adolphe. Car pour beaucoup d'entre eux celui-ci était déjà scellé, c'étaitmême miracle, au dire de la fouine, de voir leur ami blaireau encore dece monde. Mais n'était-il pas déjà mort ? Avec agacement, le chêne-liègechassa de ses branches les importuns en les obligeant à rester sur le pasde la porte, et il aida Adolphe, désormais bien pâle et épuisé, à regagnerson lit. Il le borda avec attention, et cala de son mieux la taie d'oreillerderrière sa tête. Des voisins observant avec curiosité derrière la fenêtreronde, Pierrot tira les rideaux de dentelle en plongeant la pièce en unepénombre douce.

— Tu vois, Pierrot, les conseils de mon oncle Simon se sont révélésvains, en définitive, avoua à contrecœur Adolphe. Peut-être as-tu raison,et je me trouve sans le savoir à l'article de la mort.

— Meurs-tu, Adolphe, mon ami ? Lui demanda à brûle-pourpoint lechêne-liège.

Sous la couette moelleuse, Adolphe roula des yeux dubitatifs d'une ex-trémité du plafond à une autre, avant de lâcher.

— Ma foi, non… Je ressens bien une crispation à l'estomac et une fa-tigue, voire une lassitude extrême, mais je ne me sens pas encore dé-faillir, je dois dire.

— L'abeille tueuse n'a pas dû avoir le temps de mener sa tâche malé-fique à son terme, même si l'issue est certainement fatale, sanglota lechêne-liège penché vers son compagnon.

— Les blaireaux de ma famille ont toujours eu une constitution ro-buste, tu sais, affirma Adolphe en croisant ses pattes velues sur la couettemulticolore.

On frappa délicatement à la porte de la chambre, et après l'avoir ou-verte la mine chafouine de Jérémie et d'autres proches voisins appa-rurent dans l'entrebâillement.

— Sortez ! leur intima le chêne-liège d'une voix forte. Sortez tous !

99

Page 101: FAÉERIA

— Allons, laisse-les, lui dit le blaireau Adolphe, subtilement bonifiépar le fait de se trouver à l'antichambre de la mort.

Un choeur empressé se plaça de part et d'autre du lit, dans la petitechambre éclairée par la fenêtre ovale, et la première madame Thérèse, lamarte, s'empressa de lui proposer une tisane d'herbes, censée le ragaillar-dir et le fortifier avant le grand passage, puisque selon beaucoup le sortd'Adolphe était déjà scellé. Avec une bonne volonté méritoire le blaireaualité trempa ses babines dans le bol de faïence, avant de grimacer.

— Ouh, c'est chaud, il me semble.Madame Thérèse se mit en devoir de placer la tisane sur le rebord de

la fenêtre, et un trio de voisins piétinant déjà dans le corridor, Pierrot lechêne-liège se mit en devoir de mettre un peu d'ordre dans le tumulte.

— S'il vous plaît, messieurs, un peu de silence et de rigueur, je vousprie. Adolphe est sur le point de décéder, je vous le signale.

— Je ne suis pas encore mort, répondit avec humeur le blaireau. Et sicette région du royaume de France tient tant à me rendre visite au grandcomplet, il pourrait être utile d'établir une sorte de rotation, les premiersvenus laissant la place aux derniers arrivés.

— Adolphe, tu es acide, lui reprocha Jérémie la fouine depuis le borddu lit, Adolphe se mettant à deux fois avant de terminer sa tisane.

— Non, pragmatique, précisa le blaireau. Il serait aimable de votrepart de placer une piécette ou deux — en or, pas d'argent ni de cuivre,merci — dans cette petite jarre, placée sur la commode en merisier.

— Adolphe ! souffla le chêne-liège, cela ne se fait pas !— Eh ! s'emporta le blaireau. Mourir ne me plaît pas spécialement,

vous savez ! Mais je veux bien le faire pour vous, termina-t-il dans unsouffle.

— De toute façon, tu seras décédé. De quoi te servira cet argent ? inter-rogea un voisin, un nain bedonnant et mafflu, avec un petit chapeauadorné d'une plume d'oie.

— Mon fantôme veillera jalousement sur le trésor, et maudit soit ceuxqui auront profité de ma faiblesse pour glisser dans la cruche un boutonde culotte ou toute autre imitation, assura crânement le blaireauAdolphe en croisant les pattes sur son torse velu. J'ai dit.

— Adolphe, tu divagues, soupira avec tristesse le chêne-liège, affligé àl'idée de voir partir son meilleur ami. Nous sommes autour de toi encette belle après-midi pour te prouver notre attachement et notreaffection.

— Vraiment ?

100

Page 102: FAÉERIA

Adolphe paraissait abasourdi en fixant chacun des camarades se pres-sant autour de son lit, formant ainsi d'ailleurs un groupe des plus dispa-rates entre une fouine et un nain, deux écureuils, un chêne-liège et unpoirier, plus d'autres inconnus attirés ici par le remue-ménage.

— Oui, oui, Adolphe, déclara le choeur des voisins autour de lui, noust'aimons tous, ici.

— Dans ce cas, prouvez-le moi en mourant à ma place. Cette idée departir me déplaît souverainement, reconnut le blaireau en grimaçant.Mourrez pour moi, je vous en serais éternellement reconnaissant.

Un concert de protestations s'était élevé, et le blaireau grogna, pestantet râlant.

— Elle est belle, votre amitié ! On vous demande un service et déjà onrenâcle ! On tergiverse ! Bravo !

La tempête de clameurs enfla autour du lit d'Adolphe, le chêne-liègePierrot n'étant pas le dernier à récriminer.

— Tu y vas fort, Adolphe ! Tes amis sont là pour t'assurer de leur sou-tien, notre chagrin est sincère, je puis te l'assurer !

— Taratata ! le coupa le blaireau avec des gestes véhéments depuis sacouette blanche en duvet d'oie. Je n'en crois rien !

— Mais si ! couina un écureuil portant le nom de Rodolphe, et la plusbelle de ses noisettes apportée spécialement pour son voisin atrabilaire.

— Vous êtes venus ici vous repaître du spectacle de ma fin, voilà la vé-rité ! La curiosité seule vous a mené jusqu'ici !

— Adolphe ! explosa le chêne-liège Pierrot, et d'autres camarades duvoisinage avec lui.

— Vous allez argumenter sur mon mauvais caractère, mais vous m'enexcuserez, minauda Adolphe, le fait de devoir mourir me rend irritable.Attendez mon décès, et cela me passera sans faute.

Sans même s'être concertées de façon préalable, les personnes épar-pillées autour du blaireau se mirent en devoir de lui prouver leur atta-chement et amour en l'étranglant sur son lit de mort, Adolphe ne pou-vant s'empêcher de lâcher une dernière fois.

— C'est la dernière fois que je meurs. Ma parole, c'est trop dur !Dans le remue-ménage crée au coeur de la petite pièce, nul ne vit arri-

ver la nouvelle venue. La sombre silhouette vêtue de noir moiré, tout enabaissant sur ses épaules sa capuche bordée d'hermine toussota discrète-ment, afin de s'éclaircir la voix. Mais chacun étant occupé à houspillervoir à trucider l'agaçant blaireau, la femme à la beauté céleste déclara.

— Eh bien ? Se trouve-t-il quelqu'un ici désirant faire mon travail à maplace ?

101

Page 103: FAÉERIA

Chacun se retourna dans un silence glacé, réalisant enfin la présencede la Mort en personne, venue chercher le blaireau Adolphe au terme deson existence. La Mort était une belle femme, aux atours précieux et auvisage serein. Ses cheveux auburn étaient ramassés en chignon sur sanuque et ses mains fines étaient parées d'étincelants bijoux. Sur sa poi-trine battait un collier d'argent dans les mailles duquel était passé un sa-blier d'or et de cristal, mais le cristal était opaque et l'on ne distinguaitrien à l'intérieur.

— La Mort… comprit le blaireau en respirant bruyamment. Ainsi,vous êtes venue pour moi.

— Oui, mon bon Adolphe, sourit la Mort en dévoilant une rangée dedents immaculées, avec de jolies fossettes aux coins des joues.

— Je suis prêt à vous suivre, madame, mais avant, je voudrais pouvoirparler à mes amis une dernière fois. Si vous le voulez bien.

— Certainement, mais…La Mort sembla décontenancée par la demande du blaireau, mais poli-

ment, car la Mort était une personne exquise, elle acquiesça.— Les amis… commença le blaireau Adolphe d'une voix grave, je vous

dois des excuses.Un silence pesant s'était fait autour du lit d'Adolphe, et pas seulement

à cause de la présence impressionnante et forte de la Mort.— Je me suis comporté de vilaine manière, et c'est un mauvais chemin

pour rejoindre sa fin. Aussi, si vous me le permettez, je tiens à vous de-mander pardon. J'ai un caractère difficile, il est vrai…

Adolphe avait levé la patte pour faire taire par avance un voisin émupar la solennité du moment.

— Et j'en conviens, je n'ai pas toujours été plaisant à vivre. J'ai pu bles-ser certains d'entre vous, aussi je vous demande de m'écouter : la plusgrande chance de ma vie a été de venir un jour habiter dans cette vallée.Même si j'ai pu parfois dire le contraire, j'en suis parfaitement conscient.Tous, ici, du premier jusqu'au dernier, vous êtes mes amis. Et si jamais jen'ai eu le courage de le dire à voix haute jusqu'à maintenant, désormaisje peux bien le faire, je considère Pierrot ici présent comme mon meilleurami. Pour sa générosité et sa noblesse, sa fidélité et sa gentillesse, entreautres.

Pierrot le chêne-liège s'était mis à sangloter, et d'aucuns s'étaient mis àle consoler tandis que d'autres étaient émus jusqu'aux larmes.

— Je vous aime tous, sincèrement, poursuivit le blaireau après avoirprodigué un regard doux sur le chêne-liège depuis son lit. Mon derniersursaut vient de ma peur de mourir, expliqua le blaireau au reste de

102

Page 104: FAÉERIA

l'assemblée, avant de se tourner vers la Mort une dernière fois. Voilà, jesuis prêt à vous suivre, maintenant.

La Mort avait ouvert de grands yeux étonnés, surprise par la dernièreaffirmation du blaireau.

— Mais je ne suis pas venue vous chercher le moins du monde !La Mort fixa le sablier de son pendentif précieux, comme si elle avait

pu commettre une erreur malgré tout.— Il vous reste encore… Un bien long chemin à parcourir !— Comment, vous n'êtes pas venue ici pour moi ?Le blaireau Adolphe n'en revenait pas de la tournure suivie par les

évènements.— Certainement pas ! se récria la Mort en mettant crânement ses

poings sur les hanches. Maintenant, si véritablement vous êtes presséd'en finir, je peux vous rendre service ! Je suis seulement venue ici pouréclaircir une illusion grossière répandue dans la forêt de France, expliquala Mort en exhibant alors sur l'extrémité de son index, sur un ongle ceriseet démesurément long, une abeille aux ailes cristallines et à la parurebrillante et sombre tout à la fois.

Chacun avait poussé un cri d'horreur en découvrant l'insecte.— L'abeille tueuse de la Forêt Magique ! lâcha le choeur des invités à

la veillée mortuaire.La Mort avec un sourire mutin avait eu un geste de dénégation.— Mais non ! répondit l'abeille en bourdonnant un instant dans la

pièce avant de revenir se percher sur l'index de la Mort. Je suis Justine laJusticière ! Vous n'avez pas vu mon loup ?

— Pardon ? s'enquit le blaireau Adolphe en se penchant en avant, endirection de la Mort, au pied de son lit.

— Mon masque ! précisa l'abeille d'un ton frondeur. Je défends laveuve, l'orphelin et les marguerites !

— Et vous m'avez piqué à cause de cela, ce matin ? demanda Adolphe.— Je vous ai mené la petite Justine pour élucider l'affaire, affirma la

Mort en gourmandant l'abeille d'un froncement de sourcil.— De plus je ne touchais pas à une veuve et encore moins à un orphe-

lin ! s'insurgeait le blaireau en réalisant l'étendue de la bévue commisepar Justine. Je mangeais seulement des fraises des bois ! Pas desmarguerites !

— Pardon, marmonna l'abeille Justine.— D'où provient alors cette rumeur sur l'abeille tueuse de la Forêt Ma-

gique ? Interrogea le chêne-liège en direction de la Mort.

103

Page 105: FAÉERIA

— De mon loup ! expliqua l'abeille Justine en parcourant la pièce. Maisje ne suis pas une tueuse ! Seulement une justicière !

Elle s'enfuit en bourdonnant par la fenêtre ouverte, lâchant une der-nière fois.

— Mais si vous touchez à une seule marguerite, prenez garde à vous !Je vous piquerai ! Je vous piquerai très fort !

— Mais Adolphe, Adolphe est malade, regardez sa pâleur ! s'étonna lafouine Jérémie en le désignant de la patte à la Mort, cette dernière se rap-prochant de la tête du lit afin de discuter plus commodément avec leblaireau.

— J'allais y venir, déclara la Mort. Adolphe, à quand remonte ton der-nier repas ?

Adolphe le blaireau prit le temps de la réflexion, fixant le plafondpeint à la chaux.

— Hier soir j'ai grignoté deux fruits, et ce matin… je n'ai pas eu letemps.

La Mort avait croisé les bras en le fixant d'un air sévère, répandantl'effroi dans l'assistance.

— Mais j'ai mangé une pleine poignée de fraises des bois ! assuraAdolphe. Pierrot est témoin !

— Cela ne constitue pas un repas, ni de loin, ni de près, lui reprocha laMort. Ceci explique ton état de faiblesse et tes crampes d'estomac.Adolphe, mon bon Adolphe, tu es un sot.

— Puisque vous me laissez en vie, j'accepte volontiers ce qualificatif,convint avec bonhomie le blaireau.

— À l'avenir, ne négligez plus le repas du matin, prévint la Mort versl'assemblée réunie là. Sinon je pourrais avoir à discuter avec vous per-sonnellement, et ce pour des motifs purement professionnels.

Le blaireau Adolphe avait dégluti bruyamment durant le départ feutréde la Mort, hors de la pièce.

— Nous n'y manquerons pas, madame !Après un court moment de silence afin de s'assurer du départ définitif

de la Mort, Pierrot le chêne-liège s'était penché vers son ami, toujoursalité.

— Qu'allons-nous faire, à présent ?— Ce que nous allons faire ? s'emporta le blaireau avec des yeux exor-

bités par l'étonnement. Tu oses me le demander ? Mais, un bon repas, sa-perlotte ! Et c'est moi qui régale !

Il y eut une explosion de joie et chacun embrassa son voisin, étreignitson camarade. Pierrot serra Adolphe contre ses branches et Jérémie

104

Page 106: FAÉERIA

dansa même une valse folle avec madame Thérèse, c'est dire sil'ambiance était festive. Il y eut des rires et des chants, des bousculades etdes tapes dans le dos en veux-tu en voilà. Et aussi des bols de lait dechèvre dans la grande cuisine du blaireau, avec des jarres de miel et desmottes de beurre blanc, des miches de pain ramenées toutes chaudes dufournil proche.

Il y avait également une montagne de bocaux de confitures aux teintesdiverses. D'aucuns étaient vermeils comme l'humour, d'autres dorés parla tendresse et certains avaient même les couleurs de l'amour. Mais tousfondaient dans la bouche telles les bonnes paroles échangées entre amis.

105

Page 107: FAÉERIA

AMARANTE ET TURQUOISE

Lorsque le soleil Turquoise, qui était de couleur pourpre, comme sonnom ne l'indique pas, détailla de plus près l'affiche placardée sur unmur, près de la jetée donnant sur la Voie Lactée, il tapota songeusementsa pipe d'écume avant de la porter de nouveau à ses lèvres, en tirantd'odorantes et fantomatiques volutes bleues. Il y était écrit : Grand baldans la Résidence d'Été du Solophe Meirios ! Toute personne de quali-té y est la bienvenue, pourvu qu'elle soit accompagnée de sa moitié.Tout en continuant à tirer sur sa pipe d'écume, le soleil Turquoise, quis'était endimanché pour sa promenade du soir le long du littoral, se prità songer à part lui.

Je suis une personne de qualité, il va de soi, puisque je suis un soleil, et ma di-gnité et puissance est aussi grande que celle des Étoiles et de la Grande Nuit, desLyres, des Mânnes ou bien des Solophes. Pourtant il ne me viendrait pas à l'idéede participer au Grand Bal du Solophe Meirios, puisque j'abhorre les mondani-tés et la fatuité, le quant à soi et la morgue de la Société Céleste.

Sur ce plusieurs Puissances du Chaos venaient de s'approcher à leurtour, lisant l'affiche placardée par-dessus l'épaule du soleil Turquoise.Semblant deviner ses pensées l'une d'entre elles, après avoir relevé sonlarge chapeau d'une chiquenaude, déclara.

— Ne serait-ce pas plutôt que malgré tes belles paroles la vérité esttout autre, Turquoise, mon cher ami ?

Le soleil Turquoise rougit violemment d'être de cette manière interpel-lé par une Puissance du Chaos, se retournant en découvrant que ces der-nières étaient au nombre de trois. Revêtues d'amples et longs habitsnoirs, avec de grands chapeaux de feutre gris et des bottes montantesaux boucles brillant de mille feux.

— D'abord, sachez, messieurs, qu'il est très malséant de lire dans lespensées d'un autre lorsque ce dernier ne vous y a pas invité, ce mesemble. Ensuite, je ne pense pas que nous ayons été présentés, pour quevous puissiez ainsi me considérer un ami.

106

Page 108: FAÉERIA

Les Puissances du Chaos se mirent à rire bruyamment, attirantl'attention d'un groupe de jeunes Étoiles qui s'en passait par là et mêmed'un Mânne vénérable, qui promenait une minuscule comète au boutd'une longe. Les Puissances du Chaos possédaient une dentition remar-quable, se prit à songer le soleil Turquoise, d'un éclat immaculé presqueinsoutenable. Il déplora également la trop grande familiarité des Puis-sances Chaotiques, avant de se souvenir que cela faisait partie intégrantede leur personnalité, joint à un sans-gêne remarquable, avec au surplus,il faut bien le dire, un talent certain pour discerner les pensées rebelles etsous-jacentes.

— Allons, Turquoise, ne vous mettez pas ainsi en peine, reprit d'unton de voix onctueux la première des Puissances du Chaos à s'être expri-mée, vous allez gaspiller de votre précieuse énergie pour rien. Je voulaisseulement vous faire remarquer que ce n'est pas, en vérité, votre indiffé-rence envers les mondanités de la Haute Société Stellaire qui motivevotre attitude, mais bien plutôt le fait, indubitable et certain, que vousn'avez pas de moitié.

— Mais que dites-vous ! s'offusqua violemment le soleil Turquoise,dont le visage d'albâtre, poupin et bouffi, venait de rougir une fois deplus.

— C'est la vérité vraie, vous, les soleils, êtes la plupart du temps dessolitaires, qui illuminent les mondes et les ténèbres aveuglés et obnubiléspar votre propre grandeur, poursuivit l'une des Puissances du Chaos quine s'était pas encore exprimé jusqu'à maintenant. Mais vous êtes presquetoujours des solitaires, rares sont les soleils vivant, aimant et décédant encouple, à l'unisson l'un de l'autre.

— C'est pourquoi il y aura bientôt au grand bal du Solophe Meiriosdes Étoiles, des Mânnes et des Tricksters, des Élus et des Lyres, maispeu, très peu de soleils accompagnés de leur moitié, assura la troisièmePuissance du Chaos.

— Et surtout pas le soleil Turquoise ! s'esclaffa vivement une Puis-sance du Chaos, reprise en choeur par ses compagnons.

— Mais que dites-vous ! ne put s'empêcher de déclarer le soleil, esto-maqué par les dures et blessantes paroles des Puissances du Chaos.

— Mais que dites-vous ! Mais que dites-vous ! répéta une PuissanceChaotique en singeant l'attitude du soleil Turquoise, tandis que le trioaprès avoir bien ri s'en repartait à ses affaires vers la cité de Stellaris.

— Moi j'irai avec Maestre, ma douce force depuis longtemps… disaitl'une.

107

Page 109: FAÉERIA

— Et moi, je demanderai à Justine dont l'image me hante, répliquaitl'autre.

Leur voix s'amenuisait déjà, et il fut impossible au soleil Turquoised'entendre les paroles de la dernière des Puissances. Tandis que sonpouls battait avec force à ses tempes, il ressentit le besoin d'effectuer unelongue promenade dans les jardins attenants à la jetée, afin d'apaiser lesbattements enfiévrés de son coeur. Il finit par s'asseoir sur un banc debois à l'écart, après avoir longé des massifs de rosiers colorés sur des par-terres de gazon, et dans l'ombre d'orangers aux blanches et délicatesfleurs il sécha son front emperlé de sueur, tout en tenant sa pipe d'écumede son autre main. Le soleil Turquoise, même s'il se refusait à l'admettrefranchement, était troublé. Les Puissances du Chaos, en dépit de leurmordant et de leurs railleries, avaient vu juste. Il n'avait pas de moitié. Etil ne s'en portait pas moins comme un charme. Oui, cela ne lui manquaitpas du tout. Mais alors, pourquoi ce tracas faisant vaciller son esprit ?Probablement avait-il encore quelque trace d'orgueil et de suffisance, quilui faisait regretter, malgré ses innombrables et visibles qualités, de nepas faire partie de la Société Céleste et de côtoyer les Mânnes et les Puis-sances, les Solophes et les Élus d'égal à égal.

— Mais après tout, qui se soucie de pareilles bêtises ? se mit à parler àvoix haute le soleil Turquoise, je suis ridicule, oui, vraiment ridicule !

Il essuya son front emperlé de sueur une nouvelle fois, et s'apprêta àtirer une bouffée nerveuse de sa pipe d'écume lorsqu'une voix s'élevaprès de lui, l'arrêtant dans son élan. Une personne inconnue se tenait del'autre côté du banc depuis le début, et ses pensées l'avaient obnubilées sifort qu'il n'avait pas pris conscience de ce fait. Aussitôt le soleil Tur-quoise ravala sa salive et reprit contenance, car la personne en questionvisiblement était une sorcière, à l'antiquité immémoriale.

— Je vous observe depuis tout à l'heure et le moins que l'on puissedire, c'est que de grandes et puissantes pensées vous agitent, jugea lasorcière après un court moment de silence. Auriez-vous quelquessoucis ? conclut-elle en lui tendant la main, lisse, blanche et adornée debagues précieuses, le soleil Turquoise la baisant avec déférence. Je suis lasorcière Amarante.

De la même façon le soleil Turquoise se présenta à son tour avant derépondre.

— Absolument pas, d'aucune façon, lui affirma le soleil en rajustantses riches habits de satin blanc afin de dissimuler un débutd'embonpoint, car la sorcière était très belle, comme toutes les sorcièresdignes de ce nom. J'ai simplement eu une discussion avec des Puissances

108

Page 110: FAÉERIA

du Chaos, elles se se sont raillées de ce que je ne pouvais aller au grandbal du Solophe Meirios, car je n'ai pas de moitié, je vis seul. Mais cela nem'affecte en rien. Vraiment.

Il lissa du revers de son pantalon immaculé ses souliers noir brillant,car la sorcière Amarante, aux longs cheveux bouclés et éployés, à la téné-breuse clarté, était d'une beauté radieuse. Le soleil Turquoise, en compa-raison, se sentait lourd et malhabile, rustre et laid. Amarante portait unlong manteau gris sur des vêtements légers et échancrés, une ceinture deboucles d'or par-dessus une jupe plissée qui dévoilait des mollets de fineporcelaine sur des mocassins de velours noir. Ses grands yeux de nuitétaient des puits devant lesquels le soleil Turquoise se sentit pris de ver-tige. Sa bouche cerise à l'incarnat délicat s'étira en un sourire gracieux, etelle dévoila une rangée de dents à la blancheur irréelle.

— Mais encore ?— Je ne crois pas à l'amour, je n'ai jamais aimé et je n'aimerais jamais

personne, lâcha tout d'un trait le soleil Turquoise qui venait des'exprimer quasiment sans réfléchir. Je ne croirais en l'amour que lorsqueje le verrais. Mais l'amour n'existe pas.

La sorcière Amarante émit un petit rire de gorge — charmant, vérita-blement, songea à part lui le soleil Turquoise — et plaçant délicatementsa main sur la poitrine, elle reprit.

— Cher Turquoise, comme je vous comprends. Je suis moi-même unevieille et vénérable sorcière et voici bien longtemps, j'ai vaincu et tuél'Amour : jamais plus il n'a accepté de me revoir, et je me porte commeun charme. Car l'Amour est une illusion, la vérité vous est connue,l'Amour n'existe pas.

— Je le savais qu'un grand esprit à votre image devait partager monopinion ! se réjouit le soleil Turquoise en prenant entre ses paumes bou-dinées les délicates mains de la sorcière, les lâchant presque aussitôt enréalisant son impair.

— L'Amour ne m'a jamais tiré une larme.— Félicitation !— Les choses du coeur me sont indifférentes, pis encore, je les méprise,

assura Amarante en fixant durement l'horizon.— Encore bravo ! renchérit le soleil Turquoise en tapant bruyamment

dans ses mains.— Jadis j'ai bardé mon coeur d'une carapace si épaisse que nul n'a ja-

mais pu la briser, si fort soit-il. Car moi non plus je ne crois pas àl'amour, et moi aussi je crois uniquement en ce que je vois.

109

Page 111: FAÉERIA

— Quelle heureuse surprise pour moi de croiser une telle érudition,jointe à un intellect si sagace ! s'exclama le soleil avant de terminer unton plus bas, retombant dans sa tristesse précédente.

La sorcière Amarante haussa un sourcil en observant le changementd'humeur de son interlocuteur.

— Mais alors, pourquoi cette langueur ?N'en pouvant plus de devoir se taire, le soleil Turquoise délivra enfin

ses pensées.— J'aimerais pouvoir faire partie de la Societé Céleste, et pouvoir moi

aussi aller au grand bal du Solophe Meirios côtoyer les Élus et lesMânnes, les Lyres et peut-être même le grand Aé. Mais je n'ai pas demoitié, et je dois supporter les moqueries des Puissances du Chaos àcause de cela.

— Oh.La voix de la sorcière Amarante avait été imperceptible, comme un

soupir, mais le soleil Turquoise avait pu l'entendre et déjà cette dernièreavait repris.

— C'est un petit, petit détail, en vérité, que toute bonne sorcière peutrégler aisément, je vous assure. Désireriez-vous que je vous trouve unecavalière pour la soirée ?

Le soleil Turquoise garda un silence troublé.— Désirez-vous que je vous trouve une cavalière pour le grand bal du

Solophe Meirios, oui ou non ? demanda de nouveau la sorcière qui étaitau fait des choses du coeur et des hommes, car elle avait été une trèsgrande amoureuse, il y a longtemps de cela.

— Oui, acquiesça le soleil Turquoise vers la sorcière, comme s'il faisaitpreuve en la matière d'un courage surnaturel.

— Dans ce cas écoutez-moi bien, revenez ici même dans une semaine,à la même heure. Vous repartirez avec votre cavalière au grand bal duSolophe Meirios, et l'apparition que je vous aurai concoctée durerajusqu'au petit matin. Vous devrez avoir quitté le bal avant cette période,évidemment.

— Bien sûr, naturellement, il va de soi, accepta le soleil Turquoise enprenant d'instinct vers la sorcière millénaire une allure de conspirateur,mais les Élus et les Mânnes, le Solophe Meirios parmi tant d'autres,seront-ils dupes de notre stratagème ?

— Souvent déjà j'ai trouvé ainsi des partenaires aux gens de l'endroit,je suis une vieille connaisseuse des choses de l'amour, je vous l'ai déjàdit. Et j'ai fini par découvrir que l'Amour était une illusion, que l'on peutajouter une chimère à une tromperie. Les choses de l'amour sont un

110

Page 112: FAÉERIA

artifice, le nôtre ne détonnera donc pas. J'ai usé souvent de ce stratagèmeà plusieurs reprises, sans incident notable.

— À un grand bal de la Société Céleste ?Pour la première fois depuis le début de leur entretien, le soleil Tur-

quoise vit une ombre grise planer sur la sereine et douce beauté de lasorcière Amarante.

— À dire le vrai, non, mais cela ne fait pas de différence, j'en suis cer-taine. L'Amour n'existe pas, vous le savez aussi bien que moi.

— Jolie petite madame, vous m'avez convaincu ! finit par lâcher le so-leil Turquoise en se levant du banc de bois tel un ressort. Et combien lefait de pouvoir accéder au grand bal du Solophe Meirios va-t-il mecoûter ?

La sorcière Amarante eut un geste négligent, croisant ses jambes avecélégance dans la douceur suave de la soirée qui s'en venait paisiblement.

— Nous verrons cela tantôt, mon cher Turquoise…Ce dernier s'en repartit vers sa maison en demandant à la sorcière

Amarante d'activer ses philtres les plus puissants joints à d'efficients sor-tilèges, et après un bon repas dans sa coquette demeure, bordée de cy-près et environnée de rocailles, il se plongea dans son lit douillet en re-muant d'obscures pensées, dont la dernière mais non la moindre était :Mais pourquoi s'obstinent-ils tous à m'appeler mon cher Turquoise ?

Au petit matin rosé le soleil Turquoise s'en alla vers son office célesteen illuminant plusieurs mondes et contrées des univers cosmiques, et, àla nuit tombée, lui qui d'habitude ne pipait grand-mot durant ni mêmeaprès son travail, il dit : " Bonjour ". La Nuit Étoilée était une belle femmebrune qui avait depuis longtemps pris l'habitude de travailler la nuit,justement, et même si elle s'étonna de l'attitude inhabituellement jovialedu soleil Turquoise elle ne lui accorda pas une attention excessive, car lessoleils, souvent, sont coutumiers de tels cycles de mélancolie et de bonnehumeur communicative. La Nuit Étoilée répondit comme il se doit à lasalutation de son collègue de travail et n'y attacha plus d'importance.Mais le soleil Turquoise continua sur sa lancée et désirant clore cettebelle journée de travail par une période de détente, il alla se placer à laterrasse d'un établissement où il avait ses habitudes, '' le PerroquetBleu ''. Il passa commande d'une boisson rafraîchissante et citronnée, semettant à la siroter songeusement en fixant la mer brasillante, en contrebas, car la petite ville de Stellaris était construite sur une pente ver-doyante. C'est alors que des lazzis provenant d'une table voisinel'interpellèrent, et, se retournant, il releva son chapeau de paille en

111

Page 113: FAÉERIA

découvrant les trois Puissances du Chaos qui s'étaient déjà cruellementmoquées de lui.

— Eh bien, mon cher Turquoise, avez-vous du mal à digérer votre dé-ception d'hier, qu'il vous faille la faire passer avec de l'eau ? Raillait l'unedes Puissances Chaotiques.

— Avez-vous réfléchi sur votre venue au grand bal du Solophe Mei-rios ? Gloussait une autre en soulevant une chope de bière blonde, à lamousse presque aussi blanche que sa dentition.

Le soleil Turquoise avait reposé calmement sur la table vernie sonverre tube de citron glace pilée avant de répondre, toussant discrètementen plaçant son poing fermé devant la bouche afin de s'éclaircir la voix.

— Tout d'abord, apprenez que vous êtes toujours aussi butors et gros-siers que je vous ai laissé hier, messieurs les Puissances du Chaos. Cecin'est pas de l'eau, comme vous auriez pu vous en rendre compte si vousvous en étiez donné la peine, mais du citron glace pilé. Romuald, le ser-veur de l'endroit, m'en amène souvent à ma demande expresse.

Les Puissances Chaotiques se mirent à rire de plus belle en s'attirantles regards intrigués des convives attablés sur la terrasse, près de là, maisle soleil Turquoise n'en eut cure et il poursuivit sa péroraison d'un ton devoix égal.

— Et de plus, je n'ai pas encore arrêté ma décision en ce qui concernema venue au grand bal du Solophe Meirios. Il se pourrait bien qu'unegrande surprise vous attende, ce soir-là. Oui, il se pourrait bien, endéfinitive.

Le soleil Turquoise se leva de table après avoir disposé quelquespièces de monnaie en une écuelle d'onyx — des sols, naturellement —lorsque les commérages reprirent de plus belle.

— Essaieriez-vous de nous préparer à votre venue ? se moquait l'unedes Puissances Chaotique. Serait-ce à dire que vous auriez trouvé unepartenaire ?

— Probablement partira-t-elle en fumée au douzième coup de minuit,comme tant d'autres !

— La belle affaire que voilà ! conclut la troisième Puissance du Chaos,en jetant un trouble intense chez le soleil Turquoise, qui ne puts'empêcher de répliquer, la lippe tremblante d'une excitation malmaîtrisée.

— Mais que dites-vous !— Mais que dites-vous ! Mais que dites-vous ! s'exclamèrent alors en

choeur les Puissances Chaotiques devant l'auditoire amusé, et le soleil

112

Page 114: FAÉERIA

Turquoise s'en repartit dans sa demeure, le rouge aux joues et l'espritembrouillé.

Sa bonne humeur s'était définitivement envolée, et c'est avec unsombre pressentiment qu'après un repas frugal il s'endormit sous lachaude et multicolore couette de sa couche, tandis qu'à ses pieds, près dela grande fenêtre vitrée, s'assoupissait son petit chat tigré blanc et roux,michel. Lorsqu'il se réveilla au terme d'une nuit sans rêves, les jambeslourdes et la tête comme prête à exploser, le soleil Turquoise compritqu'il venait de tomber malade. Il n'en alla pas moins travailler, comme àson habitude, et jour après jour ses collègues de travail — la Nuit Cons-tellée, les Étoiles des différentes galaxies et systèmes alentours avec lesNuages de Gaz — virent comment le soleil Turquoise dépérissait et va-cillait de jour en jour. Son éclat ne diminuait pourtant pas, certes non,mais il vacillait dans l'infini intergalactique et il souffrait de pertesd'éclats jointes à des surcroîts de luminosité inexplicables. Cela en vint,au fil des jours, à atteindre une telle proportion que ses chefs de services'en émurent et vinrent le trouver, afin de s'enquérir de son état si mysté-rieux. Un grand soleil blanc et une autre de moindre taille, écarlate etcarmin, lui parlèrent sans détour au terme de sa dernière et ultime jour-née de travail de la semaine.

— Eh bien, Turquoise, mon garçon, que vous arrive-t-il ? lui deman-dèrent ces derniers avec un mélange de bonhommie et de rudesse, car lessoleils dans leur office sont ainsi faits, même s'ils ne se départissent ja-mais d'une camaraderie confinant à la tendresse.

— Il ne m'arrive rien que je ne puisse expliquer, affirma le soleil Tur-quoise qui depuis plusieurs jours déjà, au regard appuyé de ses diffé-rents confrères célestes voyait bien que chez lui quelque chose ne tour-nait pas rond. Je souffre d'une légère indisposition, qui ne durera pas au-delà de cette semaine, j'en suis certain. Très bientôt je redeviendraicomme avant, et tout ira pour le mieux.

— Mais votre camarade, la Nuit Étoilée, nous a confié ses soucis quantà votre état de santé, reprit le petit soleil écarlate et carmin.

— Sottise ! Bêtise ! s'emporta le soleil Turquoise, et disant cela il s'étaitplacé dans la lumière d'un lampadaire de bronze bordant la voie pavéemenant à sa maison, et tant le grand soleil blanc comme le petit écarlateet carmin frémirent en constatant les changements survenus au physiquede Turquoise.

Il souffrait d'éruptions cutanées sur son visage poupin, et des tachessombres maculaient son teint de peau clair et diaphane, presque blanc.Ses cheveux immaculés étaient coiffés à la diable et ses traits tirés lui

113

Page 115: FAÉERIA

conféraient une expression inquiétante. Les deux supérieurs hiérar-chiques du soleil Turquoise secouèrent tristement la tête en constatantl'état de santé de ce dernier et lui parlèrent sans détour.

— Turquoise, mon cher Turquoise, cela ne peut continuer ainsi long-temps, et vous le savez très bien.

Le soleil placé devant le jugement silencieux de ses pairs baissa la têteavec gêne, car dans ses tréfonds il en était parfaitement conscient.

— Vous devez vous soigner et améliorer votre état au plus vite, la lu-minosité de votre aura en dépend, poursuivit le grand soleil blanc, gour-mandant Turquoise de son index.

— Nous. les soleils de la voûte céleste, nous sommes tous très inquietspour vous, Turquoise, assura le petit soleil carmin.

— Et malgré la tendresse que nous vous portons, Turquoise, déclara lesoleil blanc, si votre travail continue à pâtir de votre condition, il nousfaudra songer à vous changer de poste, en un recoin éloigné du Qua-trième Monde, ou même ailleurs. Croyez bien que cela nous chagrinerait,mais vous savez comme nous que la finalité des soleils est d'éclairer etd'illuminer les mondes, et nous ne pouvons souffrir aucun dysfonction-nement dans ce sens au sein de nos rangs.

— Si dans trois jours, jour pour jour, votre travail céleste n'est pas re-venu à son niveau de qualité initial, trancha le petit soleil carmin, il nousfaudra envisager sérieusement votre mutation, en un canton intergalac-tique éloigné. Soignez-vous bien, mon cher Turquoise.

Sur ces amènes paroles les deux soleils d'importance s'évanouirentdans l'éther sans autre forme de procès, et Turquoise qui venait d'êtreainsi abordé sur le chemin de sa maison, poursuivit sa route en remâ-chant de sombres pensées.

Me voilà dans de beaux draps, songeait-il en tripotant nerveusement salippe, je suis malade depuis de longs jours sans même savoir pourquoi, et je n'aiplus la tête à mon travail. Mes supérieurs viennent de s'en alarmer, et je risquede perdre mon emploi.

Dans sa petite cuisine carrelée aux meubles de bois fleurant bonl'encaustique, il prépara puis rapidement fit honneur à son repas du soir,et vite il alla se coucher, car il se sentait las au-delà de toute expression etmesure. Dans sa chambre au parfum de lavande, il laissa la grande fe-nêtre entr'ouverte afin que l'air du soir rafraîchisse ses pensées, même s'ildoutait un peu du résultat, mais la brise fit danser les voilages de tulle etcette belle image soulagea son coeur meurtri.

— Miaou, fit son petit chat tigré.

114

Page 116: FAÉERIA

— Bonne nuit à toi aussi, michel, lui dit le soleil Turquoise en lui ac-cordant une caresse distraite, car il n'était vraiment pas dans son assietteces derniers temps.

Il se retourna sous la chaude couette de son lit et tenta de s'assoupir,mais en vain. Car les derniers évènements venaient de le troubler gran-dement, et l'attitude des Puissances du Chaos l'avait inquiété. Et si lestratagème ourdi par lui et la sorcière Amarante venait à échouer ? Lescandale serait énorme dans la Société Céleste, et il en serait fini à jamaisde sa réputation. Peut-être même perdrait-il son travail, si ses problèmesde santé ne le faisaient pas d'abord, évidemment. Et puis d'abord,n'avait-il pas oublié quelque chose d'important ayant trait à cette joliepersonne, la sorcière Amarante ? Le soleil Turquoise, qui avait coiffé unbonnet de nuit de couleur beige se mariant à ravir avec sa chemise denuit se releva d'un bond sur sa couche, infligeant une jolie peur à michel,son petit chat.

— Bon sang, le rendez-vous avec Amarante, c'était pour ce soir !Ni une ni deux le soleil Turquoise s'était jeté à bas de son lit et chaus-

sant ses pantoufles il s'était précipité vers la pièce où il faisait ses ablu-tions matinales, afin de changer de vêtements au plus vite. Il enfila unpantalon de toile claire mais garda, distraction fatale, ses pantoufles, unechemise de lin blanc avec une courte veste de velours. Dans sa précipita-tion il oublia d'enlever son bonnet de nuit, et courant dans la nuit cloutéed'étoiles de Stellaris il s'en alla en laissant la porte de sa maison grandeouverte, tant était grand son émoi. Son petit chat michel exhiba devant laporte d'entrée sa frimousse curieuse, et il entreprit de suivre son maîtredans la nuit.

Turquoise se savait en retard, bigrement en retard. Tout en dévalantles ruelles en pentes et les petits ponts de fer forgé recouverts de mousse,il consultait une grosse montre à gousset avant de la remettre régulière-ment dans la poche de sa chemise.

— Je suis en retard, sacrebleu, très en retard !Les boulangers de Stellaris qui travaillaient jusque tard dans la nuit re-

gardaient cet étrange équipage filer dans les ténèbres ponctuées par lesréverbères de bronze de la cité portuaire, un soleil agité de sentimentsconfus suivi à distance par un chat minuscule, et sautillant. Les squaresbordés de vitrines sombres finirent par laisser place à de grands jardins,près de la jetée, et courant à perdre haleine désormais, sans craindre lequ'en-dira-t-on, le soleil Turquoise fila, fila jusque vers un petit banc debois verni où il ne se trouvait personne. Un rapide coup d'oeil, le dernier,à sa montre de gousset lui fit comprendre qu'il était tard, bien trop tard

115

Page 117: FAÉERIA

désormais. Turquoise se laissa tomber avec un souffle rauque sur lebanc, essuyant de son mouchoir de dentelle les filets de sueur coulantsur son front et sa nuque de manière ininterrompue.

— Je vous ai attendu, mon cher Turquoise. Vous m'avez cruellementdéçue.

Le soleil Turquoise tressaillit, comme si l'on avait vidé sur sa personneun seau d'eau froide, et reconnaissant le ton de voix de la sorcière Ama-rante il se reprit de son mieux en avalant sa salive.

— J'ai oublié notre rendez-vous parce que j'étais malade, expliqua-t-il,voyez, je souffre d'éruptions cutanées et de taches solaires sur le visage.Je vous assure !

— Votre bouche est menteuse, soleil Turquoise, comme celle de tousles hommes, reprit la sorcière Amarante qui se tenait près de fourrésproches, visiblement elle venait de prendre la décision de partir lorsquele soleil Turquoise était arrivé en trombe.

— Non, je ne mens pas ! se défendit de manière véhémente le soleilTurquoise, et d'ailleurs je voulais vous dire…

— Silence ! s'emporta la sorcière avant de baisser de plusieurs octavesle ton de sa voix. Oh ! Quel joli petit chat !

Le soleil Turquoise qui tentait encore de retrouver son souffle haussales sourcils en ne voyant pas où la sorcière Amarante voulait en venir,dans ce parc abandonné à la nuit, puis il découvrit que son petit chat ti-gré l'avait suivi jusqu'ici, et cela lui fit venir aux lèvres un sourire detendresse.

— Il s'appelle michel…Miaulant faiblement le chaton se retrouva dans les mains en coupe de

la sorcière, à la silhouette harmonieuse, remarqua le soleil Turquoisedont le coeur battait par à-coups. Il se rapprocha tout doucementd'Amarante, et elle sursauta.

— Je suis désolé d'être en retard, sincèrement, assura le soleil Tur-quoise après avoir retiré son couvre-chef en signe d'hommage incons-cient. Mais j'ai été vraiment malade, vous savez.

— Ce n'est rien, à dire le vrai, j'ai été malade, moi aussi.La sorcière Amarante avait haussé les épaules, et s'était mise à marcher

sans direction bien précise. Dans la nuit fraîche et parfumée de Stellaris,aux millions d'étoiles brillant dans le ciel, le soleil Turquoise lui emboîtale pas, sans trop savoir pourquoi. L'obscurité était grande mais de loin enloin des luminosités opalescentes trouaient les ténèbres, provenant de ré-verbères de bronze spiralés et ornementaux.

116

Page 118: FAÉERIA

— Je ne crois pas que créer magiquement une cavalière soit une bonneidée, Amarante, poursuivit le soleil Turquoise en sursautant à son tourlorsqu'ils pénétrèrent sous la douce clarté d'un lampadaire. Oh ! Maisqu'avez-vous sur la tête ? Et que portez-vous exactement ?

— Ceci, toussa la sorcière Amarante en posant un poing fermé devantsa bouche, est une robe de chambre, fuchsia plus précisément, et ce quevous voyez sur mes cheveux ce sont des bigoudis.

— Quoi ! Vous n'êtes donc pas bouclée naturellement ? demanda le so-leil Turquoise en croisant les bras sur sa poitrine.

— Mais si, mais si, le rassura la sorcière en faisant bouffer ses cheveux,l'air passablement gênée. Et vous-même ? Qu'est-ce que cette tenue ?

— Moi ? Et bien, je… commença-t-il péniblement avant d'acquérir unton plus assuré, je dormais, en fait, et au milieu de mon sommeil je mesuis souvenu de notre rendez-vous, j'ai couru aussi vite que j'ai pu. Je mesuis habillé à la va-vite.

— Moi aussi je dormais, reconnut la sorcière Amarante en soupirantbruyamment, ne cessant de caresser pensivement le petit chat tigré mi-chel au creux de ses bras, et je suis venue à toute allure magiquement.Cela dit, je suis d'accord avec vous. Créer une cavalière enchantée pourle grand bal du Solophe Meirios n'était pas une bonne idée.

— Non, pas du tout, acquiesça le soleil Turquoise tandis que leurmarche erratique leur faisait quitter les abords boisés de la jetée pourd'autres, en périphérie de la cité portuaire. Qu'allez-vous fairemaintenant ?

— Eh bien, aller dormir, je suppose, répondit la sorcière Amarante endétaillant une grande bâtisse illuminée, près de là, entourée de jardinssomptueusement éclairés dans l'obscurité de la nuit. Et vous ?

— Pareil, tout pareil, soupira le soleil Turquoise en croisant les brasderrière son dos. Mais qu'est-ce que cela ?

— On dirait une réception organisée par la Haute Sociéte Céleste, mur-mura la sorcière Amarante en mordillant ses lèvres carmin.

— Mais c'est le grand Bal du Solophe Meirios ! s'exclama le soleil Tur-quoise, avant que la sorcière ne lui signifie un silence immédiat. Regar-dez tous ces gens venant par couples de tous lieux et de tout monde !

Il venait effectivement de partout des Élus et des Compatissantes auxhabits délicats, des Honnies et des Tünders, des Streghes et des Gabriels,tous par couples, également des Mânnes avec leur moitié, des Solopheset… les Puissances du Chaos. Les jardins près de la bâtisse à l'entrée joli-ment éclairée étaient peuplés d'une multitude chamarrée et féerique.

117

Page 119: FAÉERIA

— Regardez ! Les méchantes Puissances du Chaos sont là, avec leurmoitié !

— Et aussi des Vigiles, accompagnés de Protecteurs ! souffla la sorcièreAmarante en se raccrochant au bras du soleil Turquoise, tenant dans unemain le petit chat michel qui voulait ipso facto rejoindre tout ce beaumonde. Cachons-nous, ou bien ils vont nous demander nos coeurs !

Elle poussa un cri de surprise car comme par enchantement, unesombre et haute silhouette venait de se matérialiser derrière eux, leur in-fligeant à tous trois une belle frayeur.

L'être était revêtu d'une cuirasse scintillante et moirée, avec un soleilgravé sur le thorax et une lune sur le dos. Il était de stature athlétiqueavec des bras puissants, portant un casque ouvragé et cornu, un panta-lon de cuir à lacets et des sandales spartiates. Il possédait un teint clair etdes traits elfiques, des oreilles pointues ainsi que des yeux en amande,arborant des bijoux argentés et des anneaux aux oreilles avec une longuechevelure déliée.

— Bonne soirée, messieurs-dames. Puis-je voir vos coeurs, s'il vousplaît.

— Pardon ? Bredouilla le soleil Turquoise, déstabilisé par la tournuredes évènements.

L'être de bonne taille secoua les épaules d'une manière imperceptibleavant de se pencher vers eux et de reprendre, une ombre de lassitudedans la voix.

— Je suis un Protecteur, mon nom est Dolos : et je répète que je vou-drais voir vos coeurs. S'il vous plaît.

Cette dernière phrase semblait contenir une menace voilée et Tur-quoise comme Amarante, qui tenait toujours contre elle le petit chat, res-tèrent statufiés devant l'apparition car leur état allait lui être révélé sansfard, avec quelles conséquences pour eux ! Mais déjà le Protecteur Dolosà la lourde cuirasse ciselée avait eu un geste des mains curieux, souple etvif à la fois : le coeur respectif du soleil Turquoise et de la sorcière Ama-rante se trouvait au creux des mains gantées de cuir du Protecteur.

— Mmm, Mmm, lâcha enfin le Protecteur Dolos en cessant d'examinerles coeurs écarlates et palpitants du couple. C'est que le grand bal du So-lophe Meirios, est-il stipulé, est uniquement réservé aux personnes ac-compagnées de leur moitié, vous comprenez !

— J'entends bien… bêla d'une voix tremblotante la sorcière Amarantetandis que le Protecteur Dolos, d'un geste identique à celui qu'il avait euprécédemment, rendait à chacun son dû. Je peux vous expliquer…

118

Page 120: FAÉERIA

— Oui, déclara enfin le soleil Turquoise après avoir avalé sa saliveavec difficulté, en fait, c'est très simple…

— Il n'y a rien à expliquer, trancha le Protecteur dont la cape d'apparatténébreuse frôlait le sol, en dépit de sa haute stature, vous pouvezpasser.

— Quoi ? s'exclama la sorcière Amarante, tandis que le soleil Tur-quoise s'agrippait précipitamment à la sorcière.

En effet le sol venait de s'évanouir sous eux, et ils se trouvaient aucoeur d'une multitude de couples dansant et tournoyant au sein d'unemusique éthérée. Il y avait des colonnes de lumière dans une salle dontles coupoles en ogives semblaient trouer la nuit, car on voyait distincte-ment une pluie d'étoiles tournoyer dans les cieux, et le soleil Turquoiseconnaissait personnellement chacune d'entre elles, même celles quiétaient descendues pour la grande fête du Solophe Meirios.

Ce dernier, avec majesté et rigueur, escorté de sa moitié aux richesatours et à l'allure princière, menait la Pavane d'Irlis dans la grande de-meure, des musiciens d'outre-espace jouant en sourdine au fond de lasalle. Les couples de Tünders étaient mêlés à ceux des Streghes et des É-lus, l'Ange Exterminateur était là lui aussi avec sa belle dame, couleur denuit noire. Il y avait des Mânnes en nombre, et des Solophes, puisquel'Orbe où se trouvait Stellaris était dévoué à ces derniers, égalementquelques Lyres venus en délégation, une poignée. Quantité de couplesimportants continuaient de venir de toute part, autour de la grande tableréservée aux boissons et apéritifs l'animation ne désemplissait pas.

— Pourquoi croyez-vous qu'il nous a laissé passer, mon cher Tur-quoise ? ne put s'empêcher d'interroger Amarante vers le soleil, qui à sonimage s'était rapproché d'elle, car leur étrange accoutrement, c'était lemoins que l'on puisse dire, attirait l'attention au coeur de ces gens dontla noblesse auguste et la luxuriance dans l'habillement ne connaissaientpas de limites.

— Parce que… vous avez de très beaux yeux, certainement, expliquaTurquoise, gêné d'être ainsi malgré lui le centre de l'attention générale.

— Et vous, Turquoise, maintenant que vous n'avez plus vos éruptionscutanées et vos taches solaires sur le visage, êtes redevenu aussi gracieuxet avenant qu'avant, assura la sorcière en voilant son regard d'ébène, carfixer longuement le soleil Turquoise troublait curieusement ses pensées.

— Et moi qui voulais tant rejoindre la Société Céleste de Stellaris ! sou-pira Turquoise. Mais pas de cette façon, avec ces habits si peu en rapportavec cet endroit recherché !

119

Page 121: FAÉERIA

Déjà le Solophe Meirios avec sa moitié avait souri vers les nouveauxarrivants, en les enjoignant d'un geste à rejoindre la Pavane d'Irlis, danseraffinée en usage dans la Société Céleste, qui s'était interrompue à leurarrivée.

— Je ne sais que dire, je ne sais que faire, reconnut la sorcière Ama-rante avec embarras, mais déjà le soleil Turquoise avait repris en seredressant.

— Lorsqu'on ne sait que dire ni que faire, il ne faut rien dire et fairecomme les autres.

— Ah, répondit la sorcière Amarante en refermant discrètementl'échancrure de sa robe de chambre, sous les lustres de la vaste et im-mense salle de fêtes. Et cela veut dire quoi, exactement ?

— Eh bien, comme nous y invite gentiment le maître de cérémonie, ilnous faut danser, tout simplement.

— Parce que vous savez danser la Pavane d'Irlis, peut-être ? s'enquit lasorcière Amarante avec une expression dubitative, laissant enfin le petitchat tigré s'ébattre tout à loisir sur le carrelage multicolore et brillant.

— Mais, chère petite madame, sourit mielleusement le soleil Turquoiseen lui prenant la main et en l'entraînant dans la danse, qui reprit aussitôt,vous oubliez que je suis un soleil. Je me pavane depuis que je suis né.

La sorcière Amarante partit d'un grand et franc éclat de rire, tandisqu'aussitôt après Turquoise sans lâcher sa partenaire s'escrimait à copierde son mieux le pas de danse régulier et ample des couples autour d'eux.

— Oh, Turquoise ! Mon cher Turquoise !Le soleil Turquoise eut l'esprit de nouveau traversé par cette pensée

habituelle chez lui, à savoir ( Pourquoi donc tout le monde s'obstine-t-il àm'appeler mon cher Turquoise ? ) puis il se mit en devoir de danser la Pa-vane d'Irlis avec art et application, frôlant même l'exubérance artistiquelorsque la sorcière Amarante se joignit à ses efforts. Éviter le petit chat ti-gré gambadant autour d'eux ne fut pas le plus facile, mais leurs effortsméritoires finirent par être salués de discrets applaudissements, de partet d'autre. La grande fête du Solophe Meirios, au coeur de la nuit de Stel-laris, venait de trouver son couple royal.

Les Puissances du Chaos, qui s'étaient placées avec leurs moitiéscontre les lambris, près de la table des invités se répandaient en com-mentaires sans cesser d'ingurgiter des petits fours, qu'ils faisaient passerde grandes rasades de liqueur ambrée.

— La sorcière Amarante et le soleil Turquoise font partie des invités !disait la première Puissance du Chaos qui pour l'occasion avec mis ses

120

Page 122: FAÉERIA

plus beaux atours, ainsi que la paume de sa main en visière au-dessus deses yeux. Oh !

— Le soleil Turquoise a un teint de lait et les yeux qui brillent ! Oh !renchérit la seconde Puissance du Chaos.

— La sorcière Amarante tient la main de Turquoise avec… . Oh ! Oh !gloussa la dernière Puissance du Chaos qui paraissait manquer d'air de-vant le spectacle s'offrant à elle. Amour, eux ?

— Mais que dites-vous ? Vitupérait une épouse des trois PuissancesChaotiques, dont les yeux lourdement fardés contrastaient avec lalongue chevelure éployée et blonde qui lui dégringolait en cascadessoyeuses sur les reins. La sorcière Amarante est la reine de la soirée, etelle est en robe de chambre avec des bigoudis !

— Mais que dites-vous ? Poursuivait une seconde épouse dontl'habillement était d'un luxe étourdissant, et hors de prix. Pourtant le so-leil Turquoise est coiffé de façon vulgaire, avec… un bonnet de nuit etdes pantoufles !

— Et ils sont le couple de la soirée du Solophe Meirios ?Les trois Puissances du Chaos avec leur conjoint respectif, près des co-

lonnes de lumière, chuchotèrent et murmurèrent à l'unisson.— Mais que dites-vous ! Mais que dites-vous !

121

Page 123: FAÉERIA

Bielles, vampires et rock'n'roll

La route était large et sinueuse, poudreuse et traversée de temps àautre par ces buissons desséchés constituant le spectacle habituel desétendues désertiques, paysage austère des royaumes du sud. Les cactusaux allures de candélabres figés et tourmentés défilaient en silence lelong du chemin suivi par Elvis, et seul le " Potatoe, potatoe, potatoe "rauque et régulier de Spinkie, sa fidèle motocyclette Harley-Davidson, sefaisait entendre dans les tourbillons de chaleur s'élevant du sol. Desmontagnes aux flancs d'ocre rouge se laissaient entr'apercevoir au loin,sous le dais azuré aux nuages moutonneux, et un soleil d'or, brûlantdans une lumière dévorante, s'acheminait doucement vers son midi. El-vis Presley rajusta sur son nez ses lunettes fumées et graduées,s'attendant à supporter une fois encore les jérémiades de Spinkie. Qui netardèrent pas, comme de bien entendu, ceci tandis qu'à l'horizon unestation-service, la première depuis le début de leur voyage, faisait enfinson apparition au terme d'une lente montée.

— Bon sang et par toutes les bielles de l'enfer, le palais de sire JimiHendrix est-il loin encore ?

Elvis sourit sans cesser de maintenir le guidon de Spinkie d'une mainferme, tant les vibrations mécaniques de sa machine — bavarde et râ-leuse — étaient amplifiées par les soubresauts de la route.

— C'est que je vais rester en panne d'essence, moi, poursuivit Spinkieen se radoucissant, je sens mon réservoir tout vide, tu as vu la jauge ?Presque rien, elle indique !

Elvis Presley partit d'un grand éclat de rire, et du coup ses lunettes desoleil, larges et sombres, tressautèrent sur son nez rosi par l'éclat du so-leil. Au bout du ruban d'asphalte la station-service se rapprochait davan-tage à chaque tour de roue de Spinkie. Elle était bordée d'arbres maigreset d'une barrière de bois contre laquelle étaient posés de vieux pneuma-tiques rongés par les intempéries.

— Tu exagères toujours, Spinkie, lui dit Elvis en désignant la stationde l'index, regarde, la solution de ton problème vient à nous, tout

122

Page 124: FAÉERIA

bonnement, tout simplement, j'allais presque dire : tout naturellement.Une station-service. De chez Elfe, précisa-t-il en scrutant plus particuliè-rement l'enseigne terne surplombant de haut l'endroit sur un grand mât.

— Je reconnais bien là ton esprit caustique, reprit la motocyclette ra-gaillardie toutefois par la nouvelle, je vais pouvoir faire le plein et toi al-ler aux nouvelles, ce qui t'évitera de devoir me dire en face que nousnous sommes perdus.

— Spinkie, Spinkie, allons, voyons.Elvis Presley avait de nouveau adopté cette attitude nonchalante et

paisible, sereine et sûre d'elle-même qui avait le don d'exaspérer Spinkie,pour la plus grande joie de son maître. Ce dernier avait quitté la voie gri-sâtre aux nids-de-poule irréguliers et suivi le sentier de terre menant à lastation-service, une ombre bienfaisante se trouvant sous les arbres, là oùétaient placées les pompes.

— Combien de fois devrais-je te dire que moi, Elvis Presley, je ne meperds jamais ni ne m'égare ? Tout au plus je me promène dans les comtésmagiques d'Amérique, je baguenaude, j'erre au fil de mon inspiration— car je suis un artiste, Spinkie — et, pour tout te dire, en un mot, jemuse.

— Tu quoi ?— Je muse, affirma Elvis en pénétrant sous l'ombre des arbres, tandis

qu'un vieillard s'acheminait vers eux, clopin-clopant, depuis une remiseprès de la maison délabrée.

— J'aime encore mieux me taire, tiens, s'exclama la motocyclette en fai-sant un effort intense pour ne pas exploser, le pompiste venant de les re-joindre enfin.

— Le bonjour, messieurs, lança le vieillard en traînant la jambe, dévi-sageant d'abord Elvis Presley puis sa fidèle Spinkie rose bonbon. Fait pasfroid, aujourd'hui, qu'on dirait.

Ce disant il avait rajusté sur son front son stetson, car un vent sem-blable à une vague brûlante venait de balayer l'endroit : la porte de la re-mise près de la vieille bicoque de bois se mit à grincer bruyamment.

— Un petit plein pour l'un et un passage aux toilettes pour l'autre ? de-manda l'homme, dont le visage ridé ressemblait à une carte géogra-phique en relief des comtés d'Amérique.

— Et non pas le contraire, grinça Spinkie.— Ça serait point de refus, mon bon monsieur, acquiesça Elvis en po-

sant pied à terre, après s'être refait la coiffure d'un geste distrait dans l'undes rétroviseurs de Spinkie.

123

Page 125: FAÉERIA

Il marcha lentement vers la bicoque dont l'une des entrées portait unpanneau sans équivoque, avant de se retourner à demi, sans pour autantcesser d'avancer.

— Occupez-vous de Spinkie, et ne faites pas attention à son mauvaiscaractère.

— Je ne m'emporte jamais sans raison, monsieur- je-muse !— Le plein ?— Le plein, confirma Spinkie, tandis que le King venait de s'éclipser en

pouffant.— Et pourquoi il ne porte pas de casque, votre ami ? s'enquit le prépo-

sé en décrochant un pistolet d'essence.— C'est pour ne pas se décoiffer.— Quoi ? s'étonna le vieillard en débouchant le réservoir de Spinkie.— Ne cherchez pas à comprendre, et dites-nous plutôt où se trouve le

palais de Jimi Hendrix, il nous a envoyé un message nous demandant dele rejoindre au plus vite, sans davantage d'information, et depuis ce ma-tin nous tournons en rond. Halte là, malheureux ! Qu'alliez-vous faire ?

— Et bien, c'te question, j'allais faire le plein d'essence, comme me l'ademandé votre maître, grogna le vieil homme en relevant d'une chique-naude son stetson. Et il m'avait bien dit de ne pas faire attention à votremauvais caractère, d'ailleurs…

— Oui, c'est son habitude, mais sachez-le, je ne suis pas n'importequelle motocyclette, je suis Spinkie, et j'ai été construite jusqu'au dernierboulon par la fée Toxic Lady, afin de se rendre dans les runs de sa ré-gion. Je suis une moto enchantée, et je ne fonctionne pas avec n'importequelle essence vulgaire !

— V'là aut'chose, lâcha le vieillard en ouvrant de grands yeux et met-tant ses mains dans les poches de sa salopette de toile bleue, après avoirremis en place le pistolet d'essence. Ce qui signifie ?

— Les Harleys comme moi ne carburent qu'avec l'essence sacrée duboogie-woogie, ainsi l'avait formulé ma maîtresse lors de ma conceptionmagique. Et donc seule cette essence miraculeuse peut venir garnir monréservoir, que vous avez éraflé, d'ailleurs, sombre truffe.

— Autant pour moi, s'excusa le vieillard tandis qu'Elvis Presley reve-nait des toilettes de la station-service.

— Et bien fidèle Spinkie, sommes-nous prêts à rejoindre enfin la de-meure de ce bon Jimi Hendrix ? Il nous attend avec impatience, je te lerappelle !

124

Page 126: FAÉERIA

— Je doute fort que nous soyons préparés pour partir, vu que ce rustrene m'a pas encore placé l'essence adéquate dans le réservoir, répliquaSpinkie dont les chromes luisaient dans le début de l'après-midi.

— J'avions point de cette essence du boogie-woogie dans mes pompes,expliqua le vieillard, visiblement ennuyé par le contre-temps. Ici, ce se-rait plutôt le blue-grass, si vous tenez vraiment à le savoir. Mais si vousvoulez trouver la direction du palais de sire Jimi Hendrix, vous êtes biendans la bonne direction, en effet, c'est tout droit, tout droit jusqu'à lagrande montagne, là-bas. Le palais de monsieur Jimi est juste derrière.

— Et bien, Spinkie, voilà ce qui s'appelle une bonne nouvelle ! Enroute, fidèle et infatigable monture ! s'écria Elvis Presley à la volée, dansun de ses habituels accès d'enthousiasme.

— Et mon essence ?— Ah oui, le plein d'essence, se rembrunit aussitôt Elvis Presley. Voilà

un problème pour le moins, euh, problématique…— J'avions peut-être une solution pour vous, messieurs, déclara le vieil

homme après s'être gratté son crâne pelé sous son stetson. Mais elle n'estpas sans danger, à vrai dire.

— Allons donc, mais vous ne savez pas qui nous sommes ? Les sans-peurs qu'on nous appelle, depuis le Nevada enchanté jusqu'aux terresensorcelées du Colorado ! Même la reine du Mexique nous tient en hauteestime ! Carla, vous connaissez Carla ?

— Sans peur, sans peur, parle pour toi ! vitupéra Spinkie que le pé-nible égarement de la journée avait irrité au plus haut point. C'est quoi,d'abord, votre idée ? C'est pas de nous faire tourner dans le désert deMojave jusqu'à la panne sèche, j'espère ?

— Mais non, qu'est-ce que vous allez chercher là, lui répondit levieillard en caressant sa joue creusée de sa main brunie aux tâches de dé-pigmentation évidentes, je voulais simplement vous dire que peut-êtredans les terres proches de Manawa il se trouve de votre essence sacréedu boogie-woogie. On y entend la nuit des rumeurs et des rythmes bi-zarres, pour ne pas dire sinistres. Sûr, que dis-je, c'est certain, là-bas vousy trouverez l'essence qu'il vous faut. Et vous ne seriez qu'à deux ou troisheures du palais de Jimi Hendrix.

— Deux ou trois heures ! Sans compter le temps qu'il nous faudra pourtrouver une pompe ! calcula Elvis en tapant sur son front. Spinkie ! Est-ceque tu te sens capable d'atteindre ce pays de Manawa ?

— Si tu n'essores pas de trop la poignée d'accélérateur au passage dequelque donzelle, rien ne nous empêche d'essayer, soupira la Harley rose

125

Page 127: FAÉERIA

bonbon, tandis qu'avec un vrombissement sourd le moteur de Spinkies'était mis à rugir comme aux plus beaux jours.

— Par où ? Interrogea Elvis Presley vers le préposé de la station-ser-vice, en décrivant lentement un demi-tour avec sa monture atrabilaire.

— Par là, par là, lui assura le vieillard tandis que dans l'arrière-cour unroquet efflanqué tiré de sa sieste par le vacarme venait de se mettre àaboyer, de fort mauvaise humeur. Je voulais juste vous dire, les gens deManawa sont des gens simples et frustes, mais sans histoire. Faites leplein et repartez direct par la grande route vers le palais de Jimi Hendrix.Ah oui, et aussi, un détail : ce sont des vampires, mais des gens très bien.Évitez seulement de piétiner leurs coutumes.

— Il a dit quoi ? hoqueta Spinkie tandis que le ruban d'asphalte com-mençait à défiler sous eux.

Suivant les indications du vieillard, les deux compagnons emprun-tèrent une route de traverse passant entre deux collines pelées.

— Ce sont des vampires, répéta Elvis, prodiguant des regards curieuxde gauche et de droite.

— Tu m'as fait peur, j'ai craint un instant qu'il ne s'agisse d'une sectede chrétiens orthodoxes, souffla Spinkie en laissant derrière eux un vastepanneau routier portant le nom délavé par le soleil de " Manawa ".

À chaque instant désormais les deux compagnons s'enfonçaient tou-jours davantage dans le comté mystérieux de Manawa, et tandis qu'unfort vent de poussière soufflait dans leur dos la route les emporta et illeur sembla pénétrer en un autre monde, un univers différent de celuides terres merveilleuses de l'Amérique.

— Par le saint rythme du rock'n'roll, finit par lâcher Elvis, tant le spec-tacle des landes de Manawa était singulier.

— Oui, et bien moi j'espère qu'on ne tardera plus trop à trouver enfinune pompe, fut-elle délabrée et décrépite, voire funèbre. Son aspectm'importe peu, pourvu que l'on puisse y dénicher l'essence sacrée duboogie-woogie, conclut Spinkie d'un ton péremptoire.

L'après-midi était maintenant bien avancé et le relief se faisait davan-tage vallonné et accidenté, mais toujours avec une grande sècheressedans le climat et la végétation, des arbres aux feuilles jaunis se balançantdans un vent tiède. De temps à autre, des ombres nuageuses passaientsur les maisons aux formes arrondies et aux chemins sinueux joignant lesdemeures, entre de grands champs aux herbes rousses brûlées de soleil.Il y avait par endroits des bâtisses aux dimensions plus imposantes, sansdoute des notables du lieu, mais se souvenant des recommandations dupompiste Elvis Presley se garda bien de montrer un quelconque mépris à

126

Page 128: FAÉERIA

l'encontre de ces gens. Ces derniers parfois sortaient de leurs maisonspar groupes ou bien seul, et ils regardaient passer Elvis et le fidèle Spin-kie, de plus en plus nerveux au fur et à mesure que passait le temps.

— Cet endroit ne me plaît pas, Elvis, trouvons vite une pompe à es-sence et retournons au plus vite sur la route principale, vers le palais desire Jimi.

— Ce que tu peux être angoissé, quand même, lui reprocha son maîtreen esquissant un sourire forcé vers un indigène, qui du coup vint verseux au milieu d'une petite place bordée d'arbres centenaires, au centred'un bourg constitué par une poignée de maisons. Souviens-toi quelorsque tu vois de dangereux inconnus, moi je ne distingue que de pos-sibles admirateurs de mon art musical. Tout est là, Spinkie, oui, tout estlà. Définitivement.

— Oui, et bien moi, grognonna Spinkie à mi-voix tandis que l'hommeaux traits épais et rustres, presque sauvages, s'approchait d'eux à les tou-cher, je le soupçonne d'avoir les dents longues, et pas seulement en rai-son d'une nature ambitieuse !

— Bien le bonjour, mon brave, lança Elvis Presley vers l'inconnu en ra-baissant quelque peu sur son nez ses lunettes de soleil graduées et lui dé-diant le plus étincelant de ses sourires, nous nous sommes égarés dansvotre beau pays, et nous cherchons depuis, le croirez-vous, une pompe àessence, oui, mon bon, une bête et simple pompe à essence. Pourriez-vous nous indiquer la plus proche, cher et aimable autochtone ?

— C'est l'essence sacrée du boogie-woogie que nous voulons, grinçapour sa part la Harley rose bonbon, en ne lâchant pas de l'oeil, ou bienplutôt faudrait-il dire du phare, l'homme en question.

Ce dernier, après un délai de réflexion assez long, finit par éructer ungrondement guttural. Ce faisant il avait désigné de l'index un bâtimentde pierre, à l'écart de la petite agglomération, où était planté un grandpoteau publicitaire ne supportant aucun logo, mais il y avait en effet despompes de station-service d'un certain âge, et même d'un âge certain, El-vis Presley lâchant à leur vue un soupir de satisfaction. Il y avait desmaisons de pierres tout autour, du même style architectural curieux quele hameau où ils se trouvaient, et Spinkie klaxonna de joie à plusieurs re-prises en réalisant que le paradis se situait tout simplement dans lebourg suivant.

— Tût-tût ! Nous y voilà ! Nous y sommes ! Hourra !— Holà, holà, fidèle coursier ! le reprit Elvis Presley en recoiffant né-

gligemment de la main une mèche rebelle, comme vous y allez ! Et bien,merci de votre coopération, mon brave, et passez une bonne journée !

127

Page 129: FAÉERIA

L'homme eut un mince sourire en dévoilant des dents immaculées,puis deux canines à la blancheur intense illuminèrent son visage. Il étaitvêtu de vêtements sombres et sans âge, et il leva la main afin de saluer ledépart précipité des deux voyageurs. Déjà, d'autres natifs de l'endroitsortaient des maisons de pierres afin de dévisager les nouveaux venus.Traverser le petit hameau ne prit qu'un temps, et lorsque Elvis chevau-chant sa fidèle Harley rejoignit la pompe un jeune vampire aux traits ta-citurnes les accueillit.

— Bonjour, bel après-midi que nous avons là, ne trouvez-vous pas ?Lui dit Elvis afin de briser le silence venant de s'installer entre le jeunepompiste et les nouveaux venus. Auriez-vous de l'essence sacrée duboogie-woogie dans vos cuves, que je puisse en abreuver mon fidèleSpinkie ? Ah-ah-ah, sacré Spinkie.

Ce faisant il avait tapé de la main avec familiarité sur le réservoir de laHarley rose bonbon, cette dernière se récriant à voix basse.

— Doucement, idiot.— Hon, répondit le jeune garçon habillé d'une salopette bleue et d'une

chemise aux manches courtes, approuvant de la tête.— Quoi, hon ? Oui pour l'essence du boogie-woogie, ou bien au com-

mentaire de Spinkie ?— Hon, hon-hon, grogna le jeune homme au teint hâlé et aux cheveux

coupés très court, presque ras, en approuvant puis ensuite en remuantnégativement la tête.

— Non pour le premier, oui pour le second, hasarda Spinkie.— Hon-hon, hon ! s'agita le jeune pompiste en décrochant le pistolet à

essence, près de là.— Ah, c'est le contraire, alors, excusez-moi, déclara la Harley tandis

qu'Elvis avait retiré le bouchon de réservoir afin que le préposé puissefaire son office.

Lorsque ce fut fait, Elvis Presley tira un florin d'or du Minnesota de sapoche et le fit sauter en l'air d'une chiquenaude, avant de le donner aujeune vampire, de fort bonne humeur.

— Et bien, mon garçon, voici ce que j'appelle une affaire rondementmenée ! se réjouit Elvis Presley avant de jeter autour de lui un regardstupéfait.

En effet les vampires du comté – tout du moins ceux du hameau où ilsavaient déniché la station-service – s'étaient regroupés autour d'eux, enun cercle presque parfait, et il se trouvait là des gens de tout sexe et âge,des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, des vieillards et detous jeunes enfants. Il y avait des hommes portant des gabardines et des

128

Page 130: FAÉERIA

femmes anonymes arborant des robes sombres, des enfants au regardtorve avec une dentition singulière…

— Votre comté est superbe, assura Elvis Presley en faisant démarrerSpinkie avec un détachement appuyé.

— Et comment s'appelle votre charmante petite ville ? Nous aimerionstant la visiter, expliqua d'un ton neutre Spinkie. Mais il nous faut partirdéjà…

Les villageois de l'endroit avaient commencé à pousser des “ hon-hon ” sourds, et Spinkie dont la poignée de gaz venait d'être actionnéeavec brutalité bondit en avant.

— Vous ne nous aurez pas vivants ! gronda Elvis dont la mèche or-nant le front se retrouva propulsée sur le côté.

Il s'engagea sur l'heure une intense course-poursuite, derrière les deuxamis qui cherchaient désespérément à rejoindre la route principale me-nant hors du maléfique pays de Manawa, et Elvis après avoir évité plu-sieurs tracteurs chargés de vampires vociférants et un camion-benne da-tant d'avant Montezuma crut bien parvenir à ses fins jusqu'à ce que deuxpickups portant des grappes de vampires ne bloquent leur passage, et lesobligent à se rendre.

— Eh bien, non, tiens, lâcha Spinkie en soupirant, tandis que des brasvigoureux hissaient la Harley magique et Elvis Presley sur l'un des véhi-cules brinquebalants.

— Oui, acquiesça Elvis en mettant un poing méditatif sous son men-ton, rajustant par habitude ses lunettes et sa coiffure dans l'après-midi fi-nissante. Moi aussi j'aurais juré qu'ils ne nous prendraient pas vivants. Etpuis il semble bien que si, en définitive.

Sur les cahots de la petite route, Elvis et sa monture métallique rosebonbon observèrent en silence comment les deux véhicules décrivaientun cercle puis prenaient la direction d'un vaste bâtiment de pierre situé àl'écart. Les pickups finirent par pénétrer dans la bâtisse de dimensionsassez larges et de forme circulaire par une ouverture centrale, dont laherse fut relevée dans un concert de grincements rouillés. Elvis Presleyne put s'empêcher de grignoter nerveusement l'ongle de son pouce.

— Qu'est-ce qu'ils nous veulent ? s'étonna Spinkie tandis que la voûted'un long couloir de pierre défilait au-dessus d'eux, à la vitesse rapide etbrinquebalante de leur pickup.

— Je sais bien que le préposé de la station-service nous a conseillé derespecter les coutumes des gens de l'endroit, mais tout de même, réflé-chissait à voix haute Elvis Presley. Il semble bien que ces butors

129

Page 131: FAÉERIA

s'apprêtent à nous faire subir un sort détestable, ne dirait-on pas,Spinkie ?

Les deux véhicules débouchèrent dans un espace circulaire violem-ment éclairé, et il y avait une foule de vampires venus des quatre coinsde Manawa, et peut-être même d'ailleurs, eut-on cru. Une grande scènese tenait dans un angle avec des musiciens patibulaires sortis tout droitdu Musée des Horreurs, et des murs d'amplis étaient positionnés der-rière eux. Dans un autre angle se trouvait une autre scène musicale, avecdes musiciens différents d'aspect et de tenue, Elvis réalisant en un éclairle motif de leur présence.

— Ils ont été capturés dans le pays de Manawa, tout comme nous.À bout de bras Elvis Presley et la Harley Spinkie furent descendus des

véhicules, dans l'océan de clameurs provenant des tribunes, et Elvis futmené — manu-militari — sur la deuxième scène musicale, où les musi-ciens de l'endroit, pâles et défaits, lui firent un mince sourire. Près de lascène, en contre-bas, se tenait Spinkie.

— Bonjour, mon gars, le grand jour est arrivé, puisque les gens de Ma-nawa viennent enfin de trouver notre chanteur, articula à voix basse lebatteur du groupe, un homme de couleur au crâne rasé de près, et auxbiceps gros comme des jambons.

L'homme fit les présentations du reste du groupe et lorsque Elvis Pres-ley révéla son identité, les musiciens tressaillirent et se rapprochèrentavec incrédulité.

— Elvis le King ? Tu es le King ? demanda le batteur avec incrédulité.— Lui-même et en personne, répondit Elvis tandis que dans l'autre

scène les musiciens hirsutes et sombres, aux faciès cadavériques, com-mençaient à jouer quelques accords. Mais que se passe-t-il ici ?

— Et bien, il semblerait que dans le coin, récemment, commença undes musiciens, maigrichon blond aux grosses lunettes dorées, un natif deManawa ait pris l'ascendant sur les vampires. Il s'est fait décerner le titred'Impérator.

— Exactement, approuva le batteur, tandis que le groupe sur la scèned'en face commençait à jouer une musique sombre et torturée, auxrythmes énergiques et barbares, avec des voix gutturales et rauques. An-nuellement ils organisent de petites confrontations musicales commecelle-ci, et ils ratissent large afin de trouver des musiciens. Ils appellentcela la Guerre Sombre. Nous, par exemple, nous avons été capturés dansle comté de sire Jimi Hendrix. Eux, poursuivit le batteur, proviennentplutôt de la scène black-métal locale.

130

Page 132: FAÉERIA

— Je vois, déclara Elvis, tandis que le combo d'en face se déchaînaitdans une tempête d'amplis saturés et d'effets sonores divers. Mais vousconnaissez sire Jimi Hendrix ?

— Si on le connait ? se récrièrent les musiciens. Mais nous sommes sesmusiciens officiels ! Le groupe Electric Ladyland, qu'on est ! Il doit nouschercher comme un fou, à l'heure actuelle !

— Probablement est-ce la raison pour laquelle sire Jimi Hendrix vou-lait nous voir, lui lança Spinkie depuis le bas de la scène où se tenait laHarley appuyée sur sa béquille.

— Oui, je le pense aussi. Mais quel est le motif de cette croisade stu-pide initiée par Impérator, vous dites ?

— Cet homme est un détraqué, ai-je compris depuis que nous sommesici, assura le batteur qui comme le reste du petit monde, sur la scène,écoutait d'une oreille attentive la prestation musicale de leur adversaire.Il tient le pays sous sa férule et bien que le boogie-woogie soit la musiquetraditionnelle de la région, il interdit formellement la pratique de cetterythmique sacrée. Lorsque le double concert s'est achevé, il oblige lemeilleur groupe à jouer la seule musique qu'aime Impérator et qu'il auto-rise désormais, ici.

— Et c'est ? s'enquit Elvis avec espoir. Peut-être n'est-ce pas si terribleaprès tout, et c'est ce que voulait nous expliquer le pompiste rencontréprécédemment, avant de rentrer en Manawa. Ils ne vont pas nous mettreà mort, alors ?

Les musiciens se mirent à rire et Elvis rit avec eux de même, sansfausse honte ou pudeur.

— C'est les comtés magiques de l'Amérique, ici ! Où est-ce que vousvous croyez ? Gloussait un des membres d'Electric Ladyland, le groupeofficiel de sire Jimi Hendrix. Bien sûr que non, voyons ! Ils vont simple-ment demander au groupe vainqueur de jouer un morceau du genre mu-sical prôné désormais sur Manawa, et de déclarer allégeance à ce style.

— Bah, tant que cela ne sort pas du pays de Manawa, grogna Spinkie.Il n'empêche, quel stupide contre-temps !

— Et de quel genre musical exactement se réclame ce fichu Impérator ?Interrogea Elvis Presley tandis que sur la scène opposée les musiciens deblack-métal poursuivaient de plus belle leur prestation, avec une énergierenouvelée et eut-on cru inépuisable. Roots, blue-grass, punk-rock, reg-gae ? Country ?

— Ska, cold wawe ? Hasarda à son tour Spinkie depuis le bas de leurscène.

131

Page 133: FAÉERIA

— Hum, toussa le batteur afin de masquer sa gêne, rien de cela, mu-sette, variété plus exactement. Le dénommé Impérator est nostalgique deses lointaines racines françaises, je crois. L'étude intensive de l'accordéonest obligatoire dans les écoles, désormais, ici.

— QUOI !— Maudits français ! s'emporta Spinkie en klaxonnant malgré lui. À

mort la baguette ! *— Jamais, vous entendez bien, jamais, au grand jamais, hurla Elvis au

bord de l'apoplexie, je ne renierai mes origines et mes racines musicales,par tous les saints du rock'n'roll ! Cet Impérator est un être infâme !

— Eh bien… vous savez, coupa le batteur en grattant son crânechauve, il n'est pas certain que le public nous déclare vainqueurs de laconfrontation !

Elvis se retourna vers l'homme chargé de manier la batterie, devant lamuraille d'amplis. Son expression était aussi dure que du granit, et seslunettes noires graduées parvenaient à peine à masquer l'éclat rageur deses yeux.

— Sachez que lorsqu'on est Elvis le King, on ignore jusqu'à la notionde défaite ou bien de doute, monsieur.

Il venait de se faire un grand silence dans l'arène, car le combo deblack-métal venait de terminer son actuation. Le fameux Impérator, unvampire d'âge avancé aux vêtements criards, avec une coupe au bol exé-crable, jugea rapidement Elvis, venait de faire signe aux musiciens de laseconde scène de se mettre au travail, le jugement des spectateurs del'arène ne pouvant avoir lieu qu'après leur exhibition.

Les quelques musiciens de l'Electric Ladyland, le groupe de sire JimiHendrix, eurent besoin seulement de quelques instants pour régler leursinstruments, car ils avaient l'habitude de jouer ensemble depuis delongues années. Lorsque ce fut fait, les lumières latérales de l'arènes'éteignirent et seule subsista l'illumination de la scène. Elvis Presley re-leva — comme à son habitude — le col de sa chemise, même si ce n'étaitpas à proprement parler des vêtements de scène comme il avait coutumed'en porter durant ses concerts, conservant ses lunettes et balançant leshanches, claquant des doigts et tapant du pied, avec de grands gestesamples il entreprit de chanter de sa voix d'or qui subjuguait les coeurs, etles âmes de quiconque. La musique était douce et belle, rythmée et sen-suelle lorsque c'était nécessaire, puis brusque et sauvage quand le tempol'exigeait.

Dixiland Rock

132

Page 134: FAÉERIA

Là-bas à la Nouvelle Orléans à l'enseigne de l'Oie Doréej'ai accroché une poupée aux yeux verts qui n'avait rien à faire,Et pendant ce temps-là, vingt dieux, elle m'a retourné,J'ai dit, jolie pépé, viens et dansons le rock and roll.Le Dixieland RockSecoue tes cheveux et tes épaules et swingue et danseLe Dixieland Rock avec moi.Une lumière bleue brillait sur ses hanches oscillantesElle rendit le batteur si nerveux qu'il perdit ses baguettes.Le joueur de piston attrapa une note avec un bémol cornacLe trombone était sur le bord de l'apoplexie.J'étais tout essoufflé et quand quatre heures ont sonnéElle a dit, non, chéri, ne quittons pas la piste.Elle tenait sa robe bien serrée dans ses poings,Elle ne pouvait rester tranquille, nous avons dansé toute la nuit.

Les lumières dansaient à l'unisson de la musique du groupe ElectricLadyland et les cuivres répondaient à la batterie dont le coeur battait àune allure soutenue, les chansons du répertoire d'Elvis Presley étaientconnues dans tous les comtés d'Amérique et chaque vampire de Mana-wa en connaissait les paroles, beaucoup d'entre eux chantaient en mêmetemps que le King. Ce dernier tout à son oeuvre allait vers le devant de lascène puis revenait, se plaçait dans l'éclat des projecteurs avant de vire-volter en jouant avec son micro, le plaçant parfois sur son trépied pouren tirer des effets visuels. Les musiciens de black-métal, hirsutes et rébar-batifs, vêtus de cuir et de clous saillants, étaient venus en première fileadmirer la prestation d'Elvis et de son groupe. Les notes de musiques'envolaient dans le ciel bleuté sombre de Manawa en une constellationde moirures et de notes féeriques, et l'aura du King leur donnait un éclatà nul autre pareil. Le public de vampires était conquis, mais Elvis avecles musiciens de sire Jimi Hendrix poursuivait encore et encore.

Polk Salad Annie

Certains d'entre vous ne sont jamaisVraiment allés dans le SudJe vais vous raconter une histoire pourQue vous compreniez ce dont je parleLà-bas nous avons une plante qui pousse

133

Page 135: FAÉERIA

Dans les bois et dans les champsEt qui ressemble à un navet de couleur vertEt tout le monde l'appelle "polk salad"Alors c'est "polk salad"

Quoi qu'il en soit, je connaissaisUne fille qui vivait là-basElle sortait le soir

Tous disaient que c'était une honteParce que sa maman était condamnée aux travaux forcés

Et en ramassait une brasséeQu'elle rapportait à la maison et faisait cuire pour dînerC'est tout ce qu'ils avaient à manger,Mais ils s'en sortaient bien pourtantLà-bas en LouisianeOù les alligators sont si méchantsVivait une fille auprès de qui je le jure sur le MondeLes alligators étaient apprivoisésPolk Salad AnnieL'alligator a eu ta méméTous disaient que c'était une honteParce que sa maman était condamnée aux travaux forcésUne méchante, vicieuse femme,Tranchante comme un rasoirQue Dieu ait pitié

Tous les jours à l'heure du dînerElle allait vers le potagerEt lui ramassait une brassée de "polk salad"Qu'elle rapportait à la maisonDans un couffinPolk Salad AnniePrépare un peu de "polk salad"Son papa était un bon à rienIl prétendait avoir mal au dosTout ce que ses frères faisaientC'était voler des pastèquesDans mon jardin potager

134

Page 136: FAÉERIA

Polk Salad Annie

L'alligator a eu ta méméTous disaient que c'était une honteParce que sa maman était condamnée aux travaux forcésPrépare un peu de "polk salad"Tu sais que j'en ai besoinPrépares-en un peuUn peu de "polk salad"J'en ai besoin d'une bonne brasséePrépare moi s'en un peuJ'ai besoin d'une bonne brasséePrépares-en un peuUn peu

— Ça marche, ça marche ! jubilait Spinkie en klaxonnant de joie de-vant l'accueil positif des vampires, puis jugeant que les musiciens deblack-métal la fixaient par trop bizarrement, Spinkie la Harley rose bon-bon jugea préférable de garder un silence prudent. Sur scène, Elvis Pres-ley se déhanchait en adoptant des poses alanguies ou bien outrées, sansjamais toutefois verser dans l'excès, l'après-midi touchait à son terme etles ténèbres se levaient à l'horizon : la nuit serait belle et douce, déjà desétoiles d'argent clignotaient au levant. Le King se livrait tout entier à sonart.

King Creole

Il y a un homme à la Nouvelle Orléans qui joue du Rock and rollC'est un guitariste avec une main grosse comme çaIl laisse tomber un accord comme une tonne de charbonOn le connaît sous le nom de Roi Créole

Refrain :Vous savez qu'il en est cingléIl gigote comme un poisson-chat au bout d'une ligneVous savez qu'il en est cingléLe Roi Créole aux hanches baladeusesQuand le Roi s'y met, il est transporté,Il tient sa guitare comme une mitraillette.

135

Page 137: FAÉERIA

Il commence à grogner du fond de sa gorgeIl tortille une corde et c'est tout ce qu'on sait.Il chante une chanson sur un repaire de dursIl en chante une sur un roll à la geléeIl en chante une sur la viande et les légumesIl chiale quelques blues sur la Nouvelle Orléans.Il en joue une brutale et puis une en douceurQu'il joue n'importe quoi, on est forcé de se leverQuand il attrape la fièvre du Rock, juste ciel,Il ne s'arrête de jouer que quand sa guitare casse.

Quelques chansons plus tard et après un rappel triomphal, Elvis Pres-ley et les musiciens de l'Electric Ladyland n'eurent pas besoin d'attendrel'ovation bruyante du public pour savoir que les vampires de Manawavenaient de leur accorder la primauté sur le groupe de black mental.D'ailleurs, le leader-chanteur de ce dernier vint féliciter Elvis en per-sonne, tandis que les vampires descendaient des tribunes afin de le por-ter en triomphe. Le chanteur hirsute et aux peintures faciales effrayantes,aux yeux cerclés de noir, lui serra la main parmi le brouhaha. Dans unesuite de borborygmes rauques il lui dit s'appeler Dark Venom, et il com-mençait à débiter une suite de Hon-hon rapides dans ce qui semblait êtrele patois de l'endroit, mais déjà Elvis happé par la foule était emportévers Impérator. Elvis n'eut que le temps de rendre la politesse à DarkVenom.

— Hon a vous aussi, cher confrère ! lui cria-t-il dans la rumeur de lafoule avant de se tourner vers Spinkie, qui fixait avec stupeur le spectaclede la masse vampirique en liesse.

— Regarde, Spinkie, n'est-ce pas charmant, ses spectatrices veulent mefaire la bise, c'est-y pas mignon ? s'exclamait Elvis. Mesdames, voyons !Mesdemoiselles, peut-être ?

— Ne les laisse pas faire ! Ne les laisse pas faire ! le mettait en garde deson mieux Spinkie, en gardienne inébranlable de son maître.

Enfin la masse jubilante déposa Elvis devant le dénommé Impérator,dont les vêtements aux couleurs vives et le maintien arrogant, la finemoustache jointe à une coupe de cheveux positivement affreuse, déno-taient à tout point de vue les origines étrangères aux royaumes magiquesd'Amérique.

136

Page 138: FAÉERIA

— Il suffit, monsieur ! * lui dit le vampire, avant de pointer un indexblanc — à l'ongle long, long et tordu — vous avez suffisamment loué lesdieux du Rock'n'roll, désormais c'est ainsi, il va vous falloir vénérer de-vant tous ici les valeurs inestimables et sacrées du bal musette, del'accordéon et de la java. C'est maintenant la loi dans Manawa de par mavolonté d'Impérator du petit royaume de l'endroit. Pour la France ! *

Elvis Presley prit une longue inspiration — les vampires de Manawal'avaient déposé à terre — afin d'apaiser sa colère qui était sur le point dejaillir de sa bouche en un torrent furieux, et il attendit suffisamment pourpouvoir s'exprimer avec fougue, mais également détachement etsérénité.

— De cela, il n'en est pas question. Et je vais vous dire pourquoi. De-puis ma plus tendre enfance, j'ai chéri le swing et le blues, le rock etmême le boogie-woogie, qui était à l'honneur dans ces terres avant d'êtredétrôné par votre infamie. Ce sont là mes racines, et celles de tous lesroyaumes féeriques de notre bonne vieille Amérique. Jamais, tant que jevivrai, je ne renierai la mémoire de mes ancêtres qui durant le bivouac,pendant les soirées où les cow-boys avaient terminé leur travail, jouaientde leur harmonica pour entonner de vieilles complaintes de nos terressacrées. Vos racines sont belles, monsieur. Mais sachez-le, pas autant queles nôtres. Jamais, entendez-vous bien, jamais, je ne cesserai de chanterles saints du rock'n'roll qui voici longtemps nous tracèrent à moi et àtous les miens le chemin à suivre vers le rythme, l'harmonie et le swing.Vive le rock'n'roll, vive les royaumes d'Amérique et vive moi !

Dire que le triomphe d'Elvis Presley fut total serait rester en deçà de lavérité, tant la clameur fut intense et assourdissante (d'autant que les mu-siciens du groupe de black mental s'étaient joints au concert, si l'on peutemployer une telle expression). Le dénommé Impérator eut le plus grandmal à rétablir un semblant de paix, des gouttelettes de sueur ruisselantsur son front et son visage défait tandis qu'il s'astreignait à rétablirl'ordre avec ses hommes de main. Il y parvint enfin, essuyant son frontruisselant d'un mouchoir de soie au parfum capiteux provenant de Paris.

— Enfin, Monsieur ! * Je vous somme d'obéir, ou bien je vous enfermedans les geôles de mon castel jusqu'à ce que conscience vous revienne.

— Et rater ainsi notre rendez-vous chez sire Jimi Hendrix ? se récriaSpinkie en prenant part à la discussion. Jamais de la vie ! Nous sommesattendus, vous savez ! Nous avons remporté la victoire, ce soir !

— Et puis d'abord, comment avez-vous pu accorder le titred'Impérator à cet homme, même s'il est l'un des vôtres, car sachez-le, ilest hémophile !

137

Page 139: FAÉERIA

Il se produisit un instant de stupeur intense dans l'assistance autourdu King et de l'Impérator, ce dernier blêmissant lorsque la horde desgens de Manawa se jeta sur lui en rugissant, toutes canines dehors.

— C'est une forfaiture ! * eut le temps de lâcher l'ex-Impérator avantde succomber sous le nombre et une véritable marée humaine.

Dans le tumulte naissant, Elvis Presley courut vers Spinkie dont laroue arrière patinait déjà, et il l'enfourcha derechef après un énergiquecoup de kick. Les membres de l'Electric Ladyland s'étaient emparés del'un des véhicules les ayant transportés jusque-là et ils s'étaient enfuis :en bons musiciens, les composants du groupe de Dark Venom avaientpris le second pickup afin de mettre leur matériel de concert à l'abri.Spinkie emportait Elvis le King par des chemins tortueux et gris, car lanuit tombait désormais sur le pays de Manawa, vers les grandes routesmenant hors de ce comté singulier et sinistre. Son réservoir débordant del'essence sacrée du boogie-woogie, Spinkie pétaradait joyeusement endévorant les distances.

— Tout de même…Spinkie, maintenant que le plus gros du péril était passé et que le

calme revenait, se prenait à penser. Elvis Presley tenait le guidon de laHarley rose bonbon d'une main ferme, tandis que le phare jaune de Spin-kie traçait devant eux un halo de lumière dorée. Elvis remit en place samèche sur son front, puis il enleva ses lunettes graduées et les remit né-gligemment dans sa poche.

— Oui, Spinkie ?— Heureusement que tu as pu déjouer ce méchant Impérator, en met-

tant à jour sa nature véritable ! se réjouissait Spinkie.— Oui, effectivement, approuva Elvis en arborant une expression de

nonchalance soigneusement étudiée. Je savais que la tentation serait tropforte pour le peuple des vampires de Manawa. Un hémophile, pour eux,c'est comme un gros baba au rhum, dès qu'on y plante les dents, ça dé-gouline. Cela a été le couronnement de la soirée ! Et la fin du règne né-faste d'Impérator…

— D'accord, mais comment as-tu su ?— Mmm, quoi donc ?— Son identité secrète d'hémophile, bon sang ! s'emporta Spinkie en

menant toujours plus loin Elvis Presley sur la grande voie de communi-cation, vers le palais de sire Jimi Hendrix.

La nuit était belle et douce, les étoiles scintillaient d'un éclat vacillantentre les nues sombres évoluant au zénith et les arbres bordant la routeembaumaient d'une senteur végétale et suave, presque entêtante. Les

138

Page 140: FAÉERIA

grillons stridulaient dans les sous-bois proches au passage pétaradant etvibrant du King et de sa fidèle Harley-Davidson. Elvis à l'écoute de ladernière phrase de Spinkie avait ouvert de grands yeux, tout en négo-ciant avec soin un virage en épingle à cheveux qui venait de leur fairequitter définitivement le pays de Manawa, les ramenant sur la routeprincipale.

— Mais, à vrai dire et pour ne rien te cacher, j'ignore encore à l'heureactuelle s'il est hémophile ou pas, reconnut Elvis.

— Quoi ! Tu aurais donc menti !— Ta-ta-ta-ta-ta, dit Elvis d'une voix calme dans l'air tiède du soir. Le

fait important du jour est que Elvis Presley et son fidèle adjoint et amiSpinkie, une fois de plus, viennent de remporter une victoire triomphaleaprès avoir fait un tabac lors d'une exhibition musicale. Et puis il auraittrès bien pu l'être, hémophile, de toute façon, non ? Souviens-toi qu'il estd'origine française !

— Comme s'il pouvait y avoir un rapport entre les deux ! soufflaitSpinkie, encore estomaquée par la rouerie et l'aplomb du King.

— En définitive, déclara Elvis dans la nuit tapissée d'étoiles, cela a étéun retournement de situation, * tout simplement, et puis voilà. Écoute,Spinkie, lorsque nous parviendrons au palais de sire Jimi Hendrix, ilnous parlera du méchant Impérator qui a enlevé ses musiciens et nouslui expliquerons que nous les avons déjà libérés.

— Oui, acquiesça Spinkie, habitué au toupet sans borne et démesuré,presque infini, de son maître et ami.

— Sire Jimi Hendrix est un maître de maison hors pair, il nous félicite-ra d'avoir éliminé un péril — musical, de surcroît — près de ses fron-tières, et il nous offrira un bon repas.

— Oui. Enfin, à toi surtout, hein, moi j'ai mon réservoir plein, de toutefaçon, grinça Spinkie avec une légère acidité dans la voix.

— Ne m'interrompt pas, Spinkie, tu sais combien le fil de mes penséespeut être délicat, quelquefois, lui reprocha Elvis d'un ton neutre.

— Excuse-moi, vieux.— Nous lui avouerons que nous avons défait Impérator le méchant, en

promettant de lui donner davantage de détails ensuite, puis nous parle-rons en long et en large de notre triomphe exceptionnel sur la scène desgens de Manawa, avec l'Electric Ladyland de Jimi — j'espère d'ailleursque ses musiciens accepteront toujours de jouer avec lui, maintenantqu'ils auront goûté à la puissance de mon talent — et il tapera dans sesmains, ses yeux brilleront.

139

Page 141: FAÉERIA

— Je te vois venir, gloussa Spinkie en continuant de filer dans la nuit.Alors, et seulement alors, nous oublierons de lui donner les explicationspromises, tu mangeras ton dessert et puis nous repartirons chez nous,vers Memphis. Nous arriverons au manoir en début de matinée, je pense.

— Voilà ! s'exclama Elvis en tenant le guidon fermement de ses deuxmains, car tu sais, Spinkie, je sais combien mon aura peut indisposer cer-tains de mes confrères, parfois, et je trouve convenable — pour unesimple question de décence, je dirais presque de déontologie — d'en atté-nuer volontairement l'éclat afin de la rendre supportable et accessible àtous. Oui, Spinkie, je suis arrivé maintenant à un niveau d'évolution per-sonnelle qui me permet de goûter à cette qualité de vertu et de patience,de satisfaction intérieure que trop peu de gens connaissent, selon moi, etqui porte le nom d'humilité. Tout simplement.

Un court moment de silence s'installa entre les deux amis, le tempsque Spinkie digère l'ébouriffante nouvelle, et la Harley-Davidson rosebonbon reprit.

— Elvis, mon vieux copain, sur la scène tu es le King, tu maîtrises entoute circonstance et dès qu'un ami t'appelle tu accours aussitôt. Commesi cela ne suffisait pas, maintenant, en plus, voilà que tu deviensmodeste. Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? J'en reste sans voix.

— Oui, lorsque sire Jimi me demandera des explications, sourit Elvis àpart lui en continuant de rouler à vive allure dans la nuit, je resteraihumble. Voilà une qualité qui dormait en moi et qui convient parfaite-ment à la situation.

— En plus, ne put s'empêcher de lâcher d'un ton gouailleur la Harley,elle dissimule à merveille la vérité.

— Spinkie, Spinkie, Spinkie, voyons, Spinkie… .Elvis Presley avait secoué la tête avec une lassitude feinte, comme si

l'irrépressible penchant de sa moto pour l'irrévérence et la pantalonnadele navrait au plus haut point.

Spinkie fendait la nuit sur la route grisâtre bordée d'arbres desséchéset endormis. La Harley emportait Elvis Presley vers la demeure seigneu-riale de sire Jimi, et les ténèbres d'onyx constituaient un décor féerique àl'équipage traversant l'obscurité éclairée par le pinceau d'or de Spinkie,droit deux eux. Les étoiles d'argent papillotaient entre les bancs denuages au gris impalpable et éthéré, tandis que dans la vaste plaine leglapissement mélancolique d'un coyote s'élevait au loin. Entre de hautscactus à la silhouette familière des étendues désertiques de la magiqueAmérique, le ruban d'asphalte s'étirait et serpentait comme un crotale as-soupi par la chaleur écrasante de la journée. " Potatoe, potatoe, potatoe "

140

Page 142: FAÉERIA

pulsait inlassablement le coeur d'airain du fidèle Spinkie. Au dessus dece spectacle irréel, dans le sein des hauteurs célestes, un aigle royal pla-nait en silence.

Tiger Man

Je suis le roi de la jungleOn m'appelle Le TigreJe suis le roi de la jungleOn m'appelle Le TigreSi vous croisez mon cheminVous prenez votre vie dans vos mainsJe grimpe sur la montagneEt j'appelle mon chat sauvageJe grimpe sur la montagneEt j'appelle mon chat sauvageMon chat sauvage accourtEt la meute de chiensRecule loin, très loinJe grimpe sur la montagneEt j'appelle mon chat sauvageJe grimpe sur la montagneEt j'appelle mon chat sauvageMon chat sauvage accourtEt la meute de chiensRecule loin, très loin

* En français dans le texte.

141

Page 143: FAÉERIA

LA VALLÉE PERDUE

L'astre doré scintillait dans un ciel bleu, environné de nuages à la blan-cheur vaporeuse. Le vent faisait se ployer les hautes herbes aux aigrettespoudreuses et dans les branches du petit bois résonnaient les trilles aé-riennes d'un oiseau chanteur. La pente douce terminait dans un ressaut,et au-delà il semblait y avoir une frontière intangible séparant l'ici, pai-sible et charmant, bucolique, et le là-bas, sinistre et gris, inquiétants.Pourtant dans le lointain la vallée écartée n'était pas dénuée d'un certaincharme, puisque des arbres noueux s'y trouvaient disséminés en groupesépars, des roches moussues émergeant de la terre dure à l'image degéants pétrifiés plongés dans un sommeil minéral.

Le duo poursuivit sa route et s'engagea sous les frondaisons d'une poi-gnée de vieux arbres rabougris et moussus. La différence fut immédiate-ment perceptible, et Nudd en frissonnant dût le prendre sur lui pour nepas effectuer un rapide demi-tour. Le silence était palpable et les oiseauxinvisibles dans les airs, la terre était dure, les rocs émergeant du solétaient râpeux et secs.

— Il nous faut maintenant retrouver ce petit garçon, miaula Nudd enprodiguant des regards vifs de part et d'autre du chemin.

— Le plus vite sera le mieux, assura Harold en mettant une de sespattes antérieures en visière au-dessus de ses yeux, tout en progressantsur le chemin.

Au petit matin la tortue Jezabelle était venue frapper à la demeure dulièvre Harold, où se trouvait déjà par le plus grand des hasards Nudd,pour les informer d'une importante nouvelle. Selon les elfes du Roi duMonde, un enfant avait été aperçu dans la Vallée Perdue, et il fallait auplus vite l'en faire repartir avant la venue de vous savez qui. Jezabelleétait très inquiète. La Petite Princesse et ses amis avaient déjà voulu secharger eux-mêmes de la besogne, et Jezabelle avait dû déployer toute saforce de caractère pour les dissuader de rejoindre au plus vite ce mondebleu et lointain. Pour ce faire, elle avait menti avec aplomb. Le Roi duMonde et la Reine-Mère de la Terre avaient déjà chargé Harold et Nudd

142

Page 144: FAÉERIA

de cette importante mission, avait-elle affirmé. Puis une fois les enfantsapaisés, elle avait fait de son mieux pour apprendre aux deux amis lanouvelle. Jezabelle avait été véloce : et la magie du Roi du Monde étaitsienne, aussi Harold le lièvre et Nudd le chat, depuis un bon momentdéjà, arpentaient-ils les chemins de ce monde indigo, mystérieux et diffé-rent par bien des côtés, de l'Arkaal ténébreusement rassurant.

— Je me sentirais plus à l'aise si notre ami André 2115 se trouvait à cetinstant avec nous, miaula de nouveau Nudd en flairant avec précautionune racine d'arbre émergeant du terreau de la Vallée Perdue. Sa masse…

— Jezabelle va lui demander de nous rejoindre au plus vite, lui rappe-la Harold en bondissant dans les hautes herbes. Ne soyez pas si craintif.Et cherchons plutôt ce petit garçon.

Il se trouvait de loin en loin dans la Vallée Perdue de vieilles de-meures, désertes sembla-t-il à Nudd. À travers les champs et les bois lesdeux amis allèrent de l'avant, donnant de la voix et appelant le garçonrecherché. Nudd escaladait les souches et les pierres anguleuses, il soule-vait les feuilles mortes en quête d'indices révélateurs et furetait jusquederrière le tronc des arbres, mais en pure perte. Parfois de vieilles gensdéambulaient dans les chemins, et discrètement les deux compagnons sedissimulaient dans les fourrés afin de ne pas éventer leur présence. Tou-jours la personne âgée, homme ou femme, vaquant à ses affaires, s'en al-lait sans rien remarquer. Nudd trottinait dans le sous-bois d'un chemintapissé de brindilles, et le seul bruit désormais nettement perceptibleétait celui des moustaches d'Harold le lièvre, perpétuellement trituréesde manière nerveuse par ce dernier.

— Où peut donc être cet enfant ?Harold était indécis, et Nudd n'était pas loin de partager un identique

désarroi. Tout en poursuivant sa recherche olfactive dans un buissonproche, le petit chat caramel et blanc lança.

— En définitive, je ne sais rien de la Vallée Perdue.Harold le lièvre se tourna dans le clair-obscur vers son ami Nudd, et le

lièvre réalisa que son ami n'était encore jamais venu en ce lieu, contraire-ment à lui. La tristesse submergea son coeur, car d'anciens souvenirs ve-naient de se rappeler à lui.

— C'est vrai, ce territoire vous est inconnu, mon garçon. Vos affairesavec le Chamagnon Tigré et votre maîtresse Arielle vous ont gardé éloi-gné de cette vallée.

Harold le lièvre avait soupiré bruyamment et s'était assis sur un tronccouché dans l'herbe, abattu par les intempéries. Il paraissait affligé, et savoix avait perdu de son assurance et de sa force. Il se retourna vers

143

Page 145: FAÉERIA

Nudd et ses yeux dorés brillaient étrangement dans la pénombre del'endroit.

— Vous êtes déjà venu ici, Harold ?Nudd était surpris, le lièvre avait hoché de la tête en remuant ses

longues oreilles velues.— Oui, mon garçon, je suis déjà venu ici plusieurs fois il y a long-

temps, et j'ai toujours échoué dans mon entreprise. C'est pourquoi j'avaisdemandé au Roi du Monde et à la Reine-Mère de la Terre de ne plusfaire appel à moi.

— Pourquoi l'ont-ils fait encore, alors ?Nudd s'était figé dans la posture typique des chats, et semblable à une

statuette mystérieuse sa tête fine et triangulaire s'était élevée en directiondu lièvre Harold. Celui-ci avait recommencé à tripoter machinalementses moustaches.

— Jezabelle a dû prendre peur de voir la Petite Princesse et ses amisvenir jusqu'ici pour sauver ce garçon. Car, voyez-vous, l'endroit est dan-gereux, Nudd. Très dangereux.

À l'écoute de ses dernières paroles Nudd avait senti son coeur bondirdans sa poitrine, mais il en fit abstraction.

— Je ne comprends rien à tout ça.— Je vais essayer d'être clair, reprit Harold en faisant de la patte un

geste apaisant vers son ami le chat. La Vallée Perdue est un lieu magiquedans l'univers, il n'a pas d'équivalent dans aucun monde connu. La val-lée est accessible uniquement seulement aux enfants, seuls les enfants…

— Mais il y a de vieilles gens, ici, renchérit Nudd, j'en ai déjà vu plu-sieurs près des maisons…

— Je vous avais dit de ne pas m'interrompre, Nudd, le gourmanda Ha-rold. Cet endroit donc est accessible uniquement aux enfants, dans descirconstances bien particulières. Quelque part dans le monde, lorsqu'unenfant triste ou bien en pleurs quitte sa maison pour se réfugier dans lesbois, il atterrit toujours ici, Nudd. La nature magique de la Vallée Perdueest ainsi faite.

— Pourquoi un enfant ferait-il une chose pareille ? interrogea Nudd enreprenant les recherches près de son ami, ce dernier ayant recommencéles recherches afin de mieux dissimuler son émotion.

— Peut-on savoir ce qui peut se passer dans la tête d'un enfant ? lui ré-pondit Harold. Parfois les raisons en sont bonnes, et d'autres fois non…

— Les herbes ont bougé, là-bas ! gronda Nudd en hérissant ses poilsroux, sa queue annelée fouettant l'air.

144

Page 146: FAÉERIA

— C'est bien lui, j'espère, soupira le lièvre Harold en sautillant versl'endroit en question, souhaitons ne pas avoir à le raisonner troplongtemps. Voyez-vous, la volonté seule d'un enfant le fait accéder en celieu, et seule sa propre volonté peut l'en faire repartir. S'il s'y refuse — ettoujours il en a été ainsi durant mes tentatives précédentes — l'enfant fi-nit par y rencontrer infailliblement qui vous savez.

Nudd paraissait dubitatif et Harold le lièvre allait reprendre, lorsqu'uncri aigu résonna devant eux. Dans les hautes herbes une petite fille auxcheveux mi-longs brun doré avait sursauté devant la soudaineté de leurapparition, ses beaux yeux noirs écarquillés de surprise. Sa robe roseétait chiffonnée d'avoir frotté contre des branchages et des broussailles,Nudd avec Harold s'exclamant d'une même voix.

— Princesse !Le lièvre Harold avait repris un ton plus bas.— Vous avez surpris la missive destinée à Jezabelle, n'est-ce pas ? Et

notre conversation ?La Petite Princesse Coeur-de-Pomme, puisque tel était son nom, avait

baissé la tête avec une gêne enfantine.— Et bien, oui… Et mes amis ont voulu venir aussi aider ce petit

garçon.Harold le lièvre frappa d'une patte bruyante sur son front velu de

lièvre des champs, Nudd s'effrayant devant les silhouettes se levant ducouvert des herbes folles, avant de comprendre à son tour. La PrincesseCoeur-de-Pomme n'était pas venue seule, et la présence de Jezabellen'allait pas tarder, sitôt découverte la disparition de la Princesse, au Cas-tel d'Armor.

— Allons, puisque nous sommes plusieurs, il nous faut trouver le gar-çon au plus vite, déclara Harold tourneboulé par l'évolution de la situa-tion : il n'aimait pas voir des enfants risquer un si grand péril. Ne tar-dons plus. Iaô, Mên et Zabello, n'ayez pas honte, voyons. Venez avecnous.

Zabello le Génie de l'Éternité était de petite taille, d'allure mince et ner-veuse, avec des cheveux sombres coupés courts et des vêtements serréset un pantalon multicolore avec des mocassins de toile. Iaô le Chien As-tral était d'allure plus calme et de haute taille, il avait un teint pâle et desyeux noirs à l'éclat charbonneux. Il portait un pantalon en cuir tanné etune chemise blanche, un béret de tissu avec des bottillons de cuir plat.Mên le Dieu-Lune avait une silhouette plus ronde, avec une pâleur spec-trale et un visage bouffi, presque poupin, des cheveux de jais, longs et

145

Page 147: FAÉERIA

bouclés. Il possédait un franc embonpoint et des habits colorés, presqueextravagants dans la forme et l'allure.

— Au fait, nous ne connaissons pas " qui vous savez ", minauda laPrincesse après avoir noté avec un plaisir non dissimulé l'acceptation deleur présence par le lièvre.

Harold avait eu un regard douloureux dans sa direction, avant derépondre.

— Le Vieux Monsieur est le gardien de l'endroit, il vit dans une tourisolée, aux limites de la vallée, et toujours il devine la présence d'un en-fant dans son fief. Il vient puis de son bâton de chêne…

Dans les hautes herbes un bruissement d'herbes s'était fait entendre, etcomme de manière dramatique une personne de haute taille à l'allure dé-gingandée et aux vêtements étranges, avec des rayures rouges, noires etblanches disséminées sur sa veste et son pantalon de tissu, venait de faireson apparition. Il avait des traits sévères et tirés, un visage pâle et desyeux gris acier, sous un chapeau rond au large bord orné de peluches etde ficelles sur son pourtour, cela ne laissant pas de lui donner une ex-pression singulière. Il semblait extrêmement âgé, et s'était mis à crierd'une voix forte vers les enfants en pointant vers eux un long bâtonnoueux.

— Des enfants ! Je déteste les enfants ! Comment êtes-vous venus ici ?Vous allez me suivre et ensuite…

Sa voix avait tonné et de frayeur les petits garçons et la petite filles'étaient mis à hurler, Harold criant vers Nudd par-dessus le tumulte.

— Mon garçon, aidez-moi à détourner son attention, vite !Puis le lièvre Harold s'était retourné vers le quatuor terrorisé.— Fuyez sans attendre hors de la Vallée Perdue, je vous en supplie !Il avait ensuite bondi sur le vieillard curieusement vêtu, Nudd

s'essayant déjà à lui griffer le derrière de son pantalon. L'homme avaitgrondé de douleur et de surprise, rugissant presque en essayant de déta-cher les dents pointues de Nudd.

— Bien joué ! l'applaudit Harold en essayant de faire choir l'individuen s'accrochant à ses jambes, pendant la fuite éperdue des enfants danstoutes les directions, tel une volée de moineaux.

Finalement, l'homme avec son long bâton magique avait fini par tom-ber à terre bruyamment, et seulement après avoir observé la fuite des en-fants au loin — silhouettes mouvantes à l'extrémité du champ d'herbesfolles — les deux amis s'en étaient allés dans la direction opposée, le vieilhomme vociférant toujours derrière eux. Sautillant et bondissant, Haroldet Nudd firent de leur mieux pour le semer dans les buissons et les

146

Page 148: FAÉERIA

broussailles enchevêtrées. Au bout d'un moment le lièvre Harold, aprèss'être perché sur la souche d'un arbre, examina avec soin les environs etjugea la mission remplie. Haletant et soufflant, ils reprirent haleine dansl'ombre d'un arbre centenaire.

— La situation ne pouvait pas être pire, finit par conclure Harold en setournant vers Nudd le chat. Le petit garçon recherché est toujours in-trouvable, et la Princesse avec ses amis sont dispersés au milieu de laVallée Perdue. Mon dieu, seigneur, quelle catastrophe.

Une silhouette sombre venait de se faufiler entre les branchages, Nuddfaisant un bond en croyant avoir affaire de nouveau au Vieux Monsieur.Mais il s'agissait d'une tout autre personne, et Harold s'était redressévers elle comme s'il la reconnaissait avec difficulté.

— Alice ! C'est bien toi ?La personne âgée vêtue de gris et de noir avec un foulard noué autour

de ses cheveux blancs épars avait fait oui de la tête, avant de mettre undoigt sur sa bouche pour intimer sinon le silence, du moins la plusgrande discrétion.

— Le Vieux Monsieur est dans les parages, il a senti la présenced'enfants dans la Vallée Perdue.

— Nous le savons, Alice, lui fit écho le lièvre un ton plus bas, noussommes à la recherche d'un petit garçon, pour le faire repartir d'ici auplus vite.

— Il est chez moi, je l'ai fait rentrer dans ma demeure aussitôt aprèsl'avoir vu, lui répondit la vieille femme en leur signifiant de la suivre.

— Le ciel soit loué, se réjouit Harold en suivant ses traces, cela nousenlève une sacrée épine du pied, n'est-ce pas, mon garçon ?

Harold s'adressait à Nudd, mais la réponse du petit chat lui arrachaune grimace.

— Il serait bon de retrouver la Princesse et ses trois amis, également, ilme semble…

— Vous avez raison, Nudd, j'ai parlé trop vite.Une bâtisse silencieuse venait de faire son apparition derrière le cou-

vert des arbres, avec des fenêtres aux volets mi-clos et des murs lézardés,des tuiles disjointes sur le toit. Il y avait un petit auvent fissuré au-dessusde la porte d'entrée, et la personne du nom de Alice fit entrer les deuxcompagnons dans son foyer.

— Entrez, entrez, leur disait-elle, l'enfant est là, il s'appelle Vivien,n'est-ce pas, mon enfant ?

Une voix empruntée s'était fait entendre dans une pièce proche, et lesdeux amis accompagnés de la vieille dame avaient découvert un enfant

147

Page 149: FAÉERIA

timide attablé devant un goûter frugal, auquel il n'avait pas touché, dureste. Il semblait apeuré et fatigué, ses grands yeux noirs s'écarquillanten voyant les deux compagnons s'approcher de lui.

— Mon enfant, je suis Harold, se présenta poliment le lièvre, et voiciNudd, un grand ami, nous avons fait un long voyage pour venir te cher-cher. Tu cours un grand danger ici, dans la Vallée Perdue.

La porte d'entrée avait résonné de coups discrets. Sans même prendrela peine de se retourner, Harold en avait deviné l'origine. Les enfantsétaient venus se réfugier ici, les environs étaient moins sinistresqu'ailleurs, et seule cette maison possédait un joli parterre fleuri.

— Oui, reprit Nudd, ta place est chez toi, dans ta maison. Cet endroitest périlleux. Le Vieux Monsieur est méchant, il n'aime pas les enfants. Illes frappe avec son bâton, et…

La Petite Princesse Coeur-de-Pomme venait de débouler dans la pièce,éclairée par la lumière tamisée de la fenêtre et l'or doux d'une lampe àhuile pendue au plafond. Elle était suivie de l'Elfe Zabello et du Dieu-Lune Mên, de Iaô le Chien Astral. Lorsqu'ils découvrirent le petit garçonattablé devant son goûter, ils l'entourèrent et le cajolèrent, puis lui par-lèrent de manière ininterrompue durant un bon moment dans unebruyante cacophonie. Cela, dans le seul but de le pousser à quitter la Val-lée Perdue. Mais ce fut en pure perte, Vivien le petit garçon était buté.

— Pourquoi tu veux rester ici ? Lui reprochait de sa voix pointue laPrincesse Coeur-de-Pomme. N'as-tu pas des amis chez toi ?

L'enfant ne répondit pas et baissa la tête.— Tu n'aimes pas ton papa et ta maman ?L'enfant ne répondit pas davantage à la vieille Alice.— Tu n'es pas bien dans ta maison ?Iaô le Chien Astral et le Dieu-Lune Mên se perdaient en conjectures,

mais n'eurent pas davantage de réponse. Finalement l'enfant quitta latable, et il lâcha enfin.

— Quand on est plus petit que les autres, on est moins que les autres.Alors la Princesse Coeur-de-Pomme et Iaô le Chien Astral, Mên le

Dieu-Lune, se récrièrent vivement en affirmant le contraire. Mais l'ElfeZabello lui était petit également et il ne dit rien, parce qu'il savait quec'était vrai. En un éclair Vivien avait ouvert la porte et s'était enfui dansles sous-bois alentour, la porte se refermant en claquant. Chacun avait euune expression consternée, Alice plus encore, car une poigne vigoureuses'était mise à frapper à coups redoublés contre la porte de derrière, celledonnant sur le jardin. Une masse imposante se laissait distinguer à

148

Page 150: FAÉERIA

travers les carreaux, chacun réalisant la venue imminente du VieuxMonsieur.

— Vite ! s'écria Harold en désignant la porte par laquelle s'était éclipséVivien. Essayez de le retrouver et de le convaincre de partir d'ici ! Nousallons retarder…

Déjà le Vieux Monsieur avait pénétré dans la demeure avec son accou-trement coloré, et de son long bâton de chêne il avait frappé la vieilleAlice.

— Méchante femme ! lui criait-il de sa voix tonnante. Tu as protégé cesenfants !

Pendant le tintamarre consécutif au départ précipité des enfants lelièvre brun-roux, courageusement, s'était jeté sur le nouveau venu pouraider son amie, mais, d'un brusque coup de pied, Harold avait été pro-pulsé à l'autre bout de la cuisine. Il se releva, non sans mal, se tenant lescôtes. Nudd avait marché lentement vers le Vieux Monsieur, impression-né par sa masse et son assurance, sa voix tonnante.

— Toi ! lui rugit le maître de la Vallée Perdue. Tu m'as blessé déjà, ettes griffures me font encore mal. Je te laisse une chance de rester sain etsauf, en quittant les lieux sans attendre. Du contraire, jamais plus tu nerepartiras d'ici.

Ayant terminé son discours, il s'était de nouveau mis à frapper àgrands coups de bâton la pauvre vieille. Elle s'était mise à piailler enpoussant des cris aigus, coincée dans un renfoncement de sa cuisine.Voyant le triste spectacle, Nudd s'était senti pénétré d'une énergie brû-lante et guerrière — c'était comme si l'âme belliqueuse de mes ancêtresfélins s'était déversée sur moi d'un seul coup, expliqua-t-il plus tard àson ami Harold — et il avait bondi sur l'échine du Vieux Monsieur, yplantant fermement ses crocs pointus, blancs et acérés. Un cri aigu s'enétait ensuivi, et dans la mêlée générale Nudd plus d'une fois se retrouvaen fâcheuse posture. Mais Nudd bondissait de part et d'autre, se retirantaprès avoir assené de meurtriers coups de griffes, mordant avant de re-partir, revenant encore. Finalement le Vieux Monsieur avait jeté son bâ-ton et s'était dégagé en rampant du théâtre de combat, Nudd prenant lapoudre d'escampette avec son ami Harold.

— Vous vous êtes battus d'une façon extraordinaire, Nudd, je suis fierde vous, confessa Harold en sautillant dans le petit bois à ses côtés.J'étais en mauvaise posture, pour ma part, vous savez.

Nudd ouvrit la bouche pour lui répondre, mais il vit dans la pénombredes arbres environnants un éclat scintiller, puis l'extrémité de la chaus-sure du petit Vivien, dissimulé dans un arbre proche. Il s'approcha de

149

Page 151: FAÉERIA

l'arbre tourmenté et tordu, et observant les jambes de l'enfant, repliées encatastrophe, Nudd lui parla en se sachant écouté. Harold le lièvred'abord ne comprit pas l'attitude de son ami, puis découvrant l'enfant etla mine soucieuse de Nudd, il se tut.

— Vivien, miaula Nudd vers l'enfant, j'ai entendu tes paroles, tout àl'heure, dans la cuisine, et je comprends ton chagrin. Vraiment.

La voix de l'enfant avait fusé aussitôt, rageuse et bouillonnante.— Non, ce n'est pas vrai. Personne ne peut me comprendre.Nudd avait secoué la tête avec une lassitude non feinte.— Tu te trompes, Vivien. Moi aussi, je suis petit, tu sais. Et j'ai souffert,

comme toi… Parfois, je souffre encore.Il y avait eu un moment de silence, un bruit de ramure froissée au-des-

sus d'eux. L'enfant restait invisible.— Et c'est vrai, être petit apporte parfois peu de considération. Quel-

quefois même aucune. On peut en souffrir, on peut en pleurer. On peutvouloir partir, loin, très loin, n'importe où, poursuivit Nudd. Et on se re-trouve ici, dans la Vallée Perdue. Mais c'est un mauvais calcul, Vivien.Crois-moi.

Harold avait hoché la tête car Nudd avançait là sur un sentier inconnudu lièvre. Aussi préférait-il se taire, et laisser poursuivre Nudd.

— Être petit est difficile, mais ce n'est pas définitif. Un jour, tu grandi-ras, et tu oublieras tout ça. Tes chagrins sont passagers, ils te paraissentimportants à cause de ton jeune âge. Mais lorsque tu auras grandi, tu ri-ras en y pensant.

— Non, avait lâché le petit Vivien d'un ton hargneux, je serais toujourspetit, j'ai toujours été petit.

— Oh…Nudd avait relevé la tête en découvrant le coeur du problème.— Oh, répéta-t-il encore. Dans ce cas, nos identités sont encore plus

semblables, Vivien. Moi aussi, je suis un " vrai " petit.L'enfant avait haussé les épaules avec dédain, une grimace affichée sur

le visage.— Je t'assure, mon garçon, lança alors le lièvre Harold vers Vivien,

c'est la vérité ! C'est le plus petit de tous les chats de l'Arkaal ! Et le pluscourageux, aussi… ajouta-t-il un ton plus bas.

— Puisque toi aussi tu seras à jamais petit, miaula Nudd, descend del'arbre, j'ai un secret à te dire. Ce secret, c'est le secret des petits. Tu veuxl'entendre ?

150

Page 152: FAÉERIA

Vivien avait paru intéressé, pour la première fois depuis son arrivéedans la Vallée Perdue. Jamais encore quelqu'un ne lui avait parlé de cettefaçon.

— Tout le monde se moque de moi, affirma l'enfant en parvenant au-près des deux amis.

— Tu dois oublier les imbéciles, si tu sais être patient, tu auras demeilleurs camarades.

— Tu as fait ainsi ? lui demanda Vivien en lorgnant vers le placide Ha-rold, occupé à se friser une fois de plus les moustaches.

— Bien sûr, assura Nudd. Les petits sont vifs et malins, ils ont àl'intérieur ce dont ils sont dépourvus à l'extérieur. Tu ne pourras pas tebattre avec les grands sur leur terrain, mais jamais ils ne pourront tevaincre sur le tien. Tu n'as pas les mains vides, loin de là. Et tu as ta va-leur propre, identique à celle des grands, même si tu es moins imposant.Ta valeur est pareille à ta grandeur, Vivien, elle est cachée et on ne la voitpas. Mais elle est là, et bien là. Moi, je te le dis.

Vivien avait approuvé de la tête.— C'était ça le secret, Nudd ?— Non, reprit Nudd, approche-toi et tu vas voir.L'enfant s'était penché et Nudd lui avait susurré à l'oreille* un discours

inintelligible, Harold malgré ses oreilles de lièvre ne pouvant en saisir lamoindre bribe. Vivien s'était mis à rire, d'abord doucement, puis de plusen plus fort.

— C'est vrai, Nudd ?— Je te l'assure ! lui répondit ce dernier. Et ce n'est pas tout…Vivien maintenant riait aux éclats, il regardait le lièvre Harold et

s'esclaffait de plus belle en écoutant Nudd— Eh ! se plaignit Harold, touché au vif. Vous n'êtes pas obligé d'être

blessant, vous savez !Vivien avait les yeux brillants et se sentait nettement mieux.— Mais tu dois me promettre de ne pas révéler ce secret à un grand,

seulement à un petit, et uniquement s'il est de confiance, d'accord ? Lesupplia Nudd en ouvrant grand les yeux.

— Je te le promets, Nudd, lui dit Vivien en réajustant ses habits frois-sés. Je veux rentrer chez moi, Nudd, il se fait tard.

— C'est très facile, mon garçon, s'interposa Harold, tu es venu par leplus grand des hasards, le même chemin te permettra de repartir.Marche droit devant toi, où tu veux. Tu remettras le pied sur la route deta maison.

151

Page 153: FAÉERIA

Vivien avait serré Nudd contre son coeur et caressé le crâne velu deHarold. Il leur avait fait un signe d'adieu, puis il s'enfonça dans un murde lumière. L'instant d'après, il n'était plus là. Seul subsistait le décor dela Vallée Perdue. Et les silhouettes essoufflées de la Princesse Coeur-de-Pomme et de ses trois amis, jaillissant d'entre les buissons après avoircherché en vain dans toute la Vallée Perdue.

— Alors, Vivien ? s'enquit la Princesse en essayant de reprendre ha-leine, son teint empourpré d'avoir couru de partout.

— Il est parti, expliqua le lièvre Harold avec une fierté non dissimulée.Nudd lui a parlé — je veux bien être pendu si je sais comment il a faitça — et c'est tout.

Les enfants eurent une mine dépitée, apparemment ils auraient voulupouvoir lui parler encore, mais la brusque venue du Vieux Monsieurremplaça leur moue par une expression de frayeur intense.

— Enfin je vous retrouve ! s'exclamait ce dernier en brandissant sonbâton telle une arme redoutable. Et toi… toi…

Il désignait le pauvre Nudd avec véhémence, mais la silhouette lourded'une créature de fer l'empêcha de poursuivre son discours.

— André 2115 ! Enfin ! s'écria le lièvre Harold en recommençant à fri-ser ses moustaches, de soulagement cette fois-ci. Où donc étiez-vouspassé ?

— J'ai eu du mal à trouver cette Vallée Perdue, reconnut l'androïde, unami et un voisin de Nudd et du lièvre Harold. Cette personne vousimportunerait-elle ?

L'androïde était de haute taille, avec une silhouette élancée et un des-sin curieux sur son torse large. Il était d'allure humanoïde, nanti d'unetête presque carrée aux profonds yeux noirs. Il désignait le Vieux Mon-sieur d'une main énorme, ce dernier se reprenant avant de parler.

— La Vallée Perdue m'appartient, et je m'apprête à faire passer unmauvais quart d'heure à ce fichu chat qui m'a griffé plusieurs fois !

Nudd s'était recroquevillé sur lui-même en s'attendant au pire, carl'esprit belliqueux de ses ancêtres l'avait quitté déjà depuis un moment,mais l'androïde s'était interposé.

— Est-ce vrai, Nudd ?— Il avait frappé Alice à coups de bâton ! miaula celui-ci pour se dé-

fendre. Et il n'aime pas les enfants, il faisait peur à la Princesse et sesamis !

— Oh ! Comment ?La voix grave de l'androïde avait augmenté en puissance, et son torse

avait paru se gonfler encore.

152

Page 154: FAÉERIA

— Nudd est mon ami, je n'accepterai pas de voir toucher une seule deses moustaches. Quant aux enfants, ils sont tous, absolument, du premierau dernier, sous ma protection. Qui est cette Alice ?

— C'est une vieille dame habitant près d'ici, déclara Harold avecpeine, car cet épisode l'avait attristé.

— Les vieilles dames et les personnes âgées ne doivent pas être frap-pées, mais respectées ! s'emportait le robot. Vous êtes un monsieur in-digne. Hors de ma vue.

Il avait désigné les alentours d'un index impérieux, mais le VieuxMonsieur s'était dressé.

— Je suis ici chez moi. Donnez-moi seulement une bonne raison…André 2115 avait fermé son poing de dimension respectable et l'avait

levé au-dessus de la tête du vilain personnage. Celui-ci avait relevé d'unemanière brusque son chapeau à large bord et pompons, avant derépondre.

— C'est une excellente suggestion, tout compte fait.Sur ce il avait tourné les talons, et sa silhouette colorée s'était fondue

dans la verdure de la Vallée Perdue.— Quel odieux personnage, vraiment, tempêtait encore André 2115.

J'aurais dû tapoter son crâne un petit peu, ne croyez-vous pas ?— Allons, c'est bien ainsi, assura le lièvre Harold en prenant la direc-

tion de la Porte d'Enchantement qui avait permis au groupe d'atteindrela Vallée Perdue, dans le Monde Bleu. Il nous faut rentrer, maintenant.La Princesse doit retourner au Castel d'Armor, Jezabelle doit être folled'inquiétude.

La Petite Princesse avait bondi sur le dos de l'androïde débonnaire, etIaô le Chien Astral, Mên le Dieu-Lune et l'elfe Zabello s'étaient égaillésautour de la petite troupe. Puis la Princesse se mit dans la tête de confec-tionner un bouquet pour amadouer son acariâtre chaperon, et les en-fants, avec l'imposant androïde, s'étaient mis en chasse tout en avançant.

— Il y a des narcisses, par ici, clamait l'elfe Zabello.— Là, des marguerites !— J'ai trouvé des boutons d'or, les enfants ! indiquait André 2115 en se

courbant dans les vastes herbes.Nudd allait se joindre à la troupe lorsqu'il observa la mine pensive

d'Harold.— La Vallée Perdue est seulement accessible aux enfants, avez-vous

dit, Harold, mais et ces vieilles gens, alors ? D'où viennent-ils ?Harold le lièvre marchait vers une vaste et haute porte, très élevée, ses

battants semblaient toucher les nues. Le travail d'orfèvre ornant les

153

Page 155: FAÉERIA

parois argentines était sans fin, quasiment parfait, mais le lièvre ne luiaccordait aucune attention. Le groupe des enfants avec André 2115 lesprécédait, les bras chargés de fleurs.

— Avant vous, Nudd, je n'ai jamais réussi à faire retourner chez lui au-cun enfant, à ma grande honte. Le dernier d'entre eux était une jolie pe-tite fille, ravissante comme une poupée de porcelaine, elle s'appelaitAlice. Le bâton du Vieux Monsieur… l'a fait vieillir d'un seul coup,immédiatement.

Ce fut un spectacle terrible et abominable, Nudd. Puissiez-vous ne ja-mais voir cela, mon garçon, jamais.

— Mais… C'est épouvantable ! s'effraya Nudd en réalisant ce près dequoi étaient passés leurs jeunes amis.

— Ça l'est, effectivement, avoua le lièvre Harold en posant une pattesur la première des marches de la porte magique. Ça l'est.

Harold le lièvre secoua la tête, et ses longues oreilles voltigèrent degauche à droite comme s'il voulait chasser de vieilles et tristes images.Puis il alla résolument de l'avant.

* NDA : Ce secret est strictement réservé aux personnes de petite taille.Non mais.

154

Page 156: FAÉERIA

SONGEDOR

Le tumulte et les cris de la petite troupe allaient s'élevant graduelle-ment dans les cieux enténébrés de l'Arkaal, et le soleil noir, Nigredo, ti-rait des reflets ambre et argent des multiples arbres-à-lumière composantle bosquet environnant. Dans le ciel pâle et gris les étoiles scintillantesétaient à l'image de sombres diamants, et elles composaient des motifsstellaires à la beauté émouvante et changeante, car des nues fantasmago-riques en masquaient par intermittence la douce beauté ainsi que le beléclat.― Alors, vous l'avez trouvé ?La voix de Harold le lièvre était tendue et inquiète, car voici déjà un

bon moment que la battue organisée par le Chamagnon Tigré,l'empereur vénérable des tous les chats de l'Ultra-Terre, se déroulaitdans les hautes plaines d'herbe de la Gevreuse, une agreste clairière écar-tée du pays des chats où l'on avait distingué pour la dernière fois le petitGabriel, un chaton siamois aux yeux saphir, qui faisaient l'admiration detout le palais. Depuis la nouvelle de sa disparition, le Chamagnon Tigréavait rameuté l'essentiel de ses troupes félines et le sergent-chef Arzur,un chat vénérable blanc-roux à la queue annelée avait mené l'assaut dansles fougères et les hautes herbes, les taillis impénétrables et jusque sur lacime des arbres, malgré le vertige affligeant la majorité des soldats félinscomposant le détachement. Nudd le chat était pour sa part avec le lièvreHarold et l'androïde André 2115 en exploration avancée dans une étroitecombe à la verdure intense, et près d'un arbre-à-lumière dont les baiesluminescentes éclairaient joliment les environs, entre un noisetier et untilleul débonnaire, le robot large d'épaules et à la silhouette carrée poussaun cri.― Là, il est là !Nudd fit un bond de frayeur tant le cri d'André 2115 avait été soudain,

et le lièvre Harold aux longues oreilles brunes se tourna tout de go dansla direction indiquée par l'index métallique de l'androïde. Son coeurbourru fit un bond dans sa poitrine lorsqu'il distingua enfin le petit

155

Page 157: FAÉERIA

Gabriel, apeuré et tremblant, entre les racines moussues d'un saule pleu-reur, près de l'onde d'une source au tintement argentin.― Gabriel, mon garçon, mais où étais-tu donc passé ?Harold le lièvre de soulagement en avait cessé de torturer ses longues

moustaches, ce qui était le signe d'un relâchement manifeste. André 2115avait pris le chaton siamois dans ses paumes métalliques aux reflets gris-bleu, et le jeune Gabriel tremblait encore de tous ses membres tandis quela bonne nouvelle de la découverte du chaton était immédiatement clai-ronnée vers les divers bataillons de chats ratissant la zone, sous lesordres du martial sergent-chef Arzur.― Oui, reprit le jeune Nudd en miaulant. Nous étions inquiets pour

toi et nous te cherchons depuis, oh oui, au moins deux bonnes journées !― Voyons, Gabriel, pourquoi te cacher ainsi ? Lui reprocha doucement

André 2115 en le gourmandant du doigt. Nous avons eu très peur qu'ilne te soit arrivé quelque chose.

Dans les mains en coupe de l'imposant robot, à la tête presque carréeet au symbole hiéroglyphique bizarre dessiné sur le torse, le petit Gabrielne dit mot et continuait à trembler de tous ses membres. Voyant que lechaton était trop effrayé encore pour pouvoir parler, à pas mesurés,l'androïde et le lièvre Harold, le jeune Nudd avec plusieurs chats de latroupe qui étaient venus aux nouvelles s'en repartirent vers le gros destroupes félines, stationnées près de là. Après que le sergent-chef Arzureut observé comme les autres le grand état de détresse du jeune chat, ilfut décrété à la multitude féline le retour immédiat au palais du Chama-gnon Tigré, afin qu'il puisse être expliqué au grand monarque des chatsde l'Arkaal et de l'Ultra-Terre la bonne issue de leur mission desauvetage.

C'est donc avec des vivats et des cris de joie que la troupe féline ac-compagna un chaton siamois terrifié et toujours sous le choc vers descharettes tirées par des elfes, qui menèrent tout ce beau monde ─ hormisAndré 2115 et le lièvre Harold, le jeune chat caramel et blanc Nudd ─vers le palais de marbre rose et blanc du Chamagnon Tigré, au termed'une route sinueuse sous le ciel sombre de l'Arkaal. Lorsqu'enfin le petitGabriel fut présenté par le sergent-chef Arzur ─ qui bombait le torse,vous pensez bien ─ au Chamagnon Tigré toujours assis sur son perpétuelpouf de velours festonné de dorures diverses et de rubis, ce dernier enta-ma d'abord une longue litanie destinée à expliquer au chaton les affresqu'avait enduré le royal souverain en constatant la disparition inexpli-quée de l'un de ses sujets, puis voyant que la frayeur du petit Gabriel

156

Page 158: FAÉERIA

était toujours aussi intense il se tourna vers son fidèle conseiller, le Chas-trologue Prosper.― Mais qu'est-ce qui lui arrive ?Le Chastrologue Prosper répondit du tac au tac.― Et comment voudriez-vous que je le sache ?Parmi la haute salle de marbres précieux et de pierreries, toutes de

riche éclat et de grand prix, déambulait une multitude de chats de millecouleurs et espèces, car les sujets félins de sa très grande majesté étaientvenus en nombre fêter le retour au bercail de Gabriel, tendrement aimépar chacun. Il se trouvait éparpillé un océan de poufs et de coussins surlesquels chacun s'ébattait à loisir, et d'innombrables colonnades torsa-dées de jade vert près desquelles des chats débonnaires trottinaient sansfin. Des Petites Gens allaient et venaient en vaquant à leurs affaires do-mestiques, et tout ce monde faisait que le Chamagnon Tigré, à la robed'ébène tigrée d'or et maculée d'ivoire, aux yeux de somptueux éme-raude, avait le plus grand mal à se faire entendre de son Chastrologueofficiel, à la fourrure épaisse et à la robe sombre striée de filets d'or, auregard profond et ambré.

Nudd escorté de son vieil ami le lièvre Harold et de André 2115 étaitarrivé ─ après tout le monde ─ dans le palais mirifique aux multiplestoits et aux tourelles effilées en poivrières, aux coupoles d'argent pur. Letrio s'était faufilé près de vastes baies vert bouteille entr'ouvertes don-nant sur les jardins de l'endroit, et il s'était rapproché du groupe consti-tué par le monarque et son Chastrologue officiel. Maintenant le reste dupalais était retourné à ses occupations, voire avait tout bonnement reprissa sieste interrompue, et percevant la perplexité du Chamagnon Tigré etde son Chastrologue devant le mutisme du chaton Gabriel, le petit chat àla robe caramel ouvrit sa gueule rose en miaulant.― Pourquoi ne pas lui poser la question, simplement ?― Mais oui, approuva Harold en tortillant de nouveau ses mous-

taches, en un geste inconscient chez lui.― Que t'est-il arrivé, Gabriel, lui demanda enfin le Chamagnon Tigré

en penchant sa tête velue et parfumée, triangulaire, de félin royal versson jeune sujet.

Mais Gabriel se refusait à répondre et pour toute réplique, il se réfugiaderrière une colonne torse au vert brillant et translucide, à la stupeur dela petite assemblée. Finalement André 2115 s'en alla le chercher, et, déli-catement, ayant placé le chaton tremblant au creux de ses paumesd'acier, il lui posa la même question, mais d'une manière infiniment plusdouce et paisible, ce qui joint à l'impression que le jeune Gabriel devait

157

Page 159: FAÉERIA

ressentir au creux de ses puissantes mains eut le don de l'apaiser enfin,ou tout du moins un peu.― Je vous assure que je l'ai vu, lui, en vrai, en chair et en os, près de la

source claire !― Mmm ? Quoi donc ? interrogea le Chamagnon Tigré que toute cette

affaire commençait véritablement à intriguer.― Potron-Jacquet, le farceur ? s'enquit le Chastrologue royal qui plus

d'une fois avait eu à souffrir les ris et les lazzis du lutin espiègle vivantprès du palais.― Ce sacripant de Yoz se sera masqué et l'aura effrayé, probablement,

soliloqua à voix haute le lièvre Harold avec une expression convaincue.Ce bougre de chat m'en a déjà fait voir des vertes et des pas mûres, si jepuis ainsi me permettre d'user cette expression triviale en votre présence,majesté !― Non, non, NON !Gabriel le petit chat siamois avait presque crié et chacun sursauta de-

vant son attitude inhabituelle, car c'était d'habitude un chaton gentil etsensible, délicat, pour tout dire assez semblable à Nudd sur bien despoints.― Gabriel, reprit Nudd en pointant le museau vers le chaton, qui se

trouvait toujours placé dans les mains en coupe de l'androïde de Métall,qu'as-tu donc vu exactement pour t'effrayer à ce point et aller te cacher ?― Lui, je vous dis, lui, je l'ai vu, lui… Le Croquemitaine !Depuis un certain moment le groupe de chats avec le Chamagnon Ti-

gré et Nudd, André 2115 et le lièvre Harold avait semblé se fondre dansla vaste ─ et bruyante ─ salle royale mais brusquement voici qu'un pe-sant et froid silence venait de s'abattre sur l'endroit. Prosper le Chastro-logue avait tiqué en distinguant l'expression inhabituellement sérieusedes chats du palais, et vu que le Chastrologue Prosper n'était que depuispeu au service de sa majesté, il se résolut à demander.― Mais enfin, majesté, qui est ce Croquemitaine exactement ? Majesté,

majesté ! ? Mais où êtes-vous ? miaula-t-il avec surprise en le cherchantdes yeux, car voici que subitement le Chamagnon Tigré venait de se vo-latiliser, comme par magie.

Enfin la voix grêle et nasillarde de ce dernier, reconnaissable entretoutes, finit par venir à eux depuis un fauteuil de velours et d'or, ouplutôt, devrait-on dire, de sous le fauteuil.― Là ! Je suis là !― Mais que faites-vous sous ce fauteuil, majesté ? s'étonna le Chastro-

logue en effectuant quelques pas vers le siège en question, se penchant,

158

Page 160: FAÉERIA

les moustaches en bataille et la queue bien relevée, en signe de trèsgrande attention.― Je me suis placé ici en signe de précaution, expliqua avec un peu de

gêne le grand monarque félin de tous les chats, et je dis : attention !― Oui, attention ! prévint à son tour le martial sergent-chef Arzur en

fouettant l'air nerveusement de sa queue. Le Croquemitaine vint un jourdans le palais royal, et il créa un désordre sans précédent !― Oui, poursuivit le Chamagnon Tigré sans bouger toujours de son

abri, le Croquemitaine est LE grand ennemi des chats, il ne nous aimepas et…― Vous ne l'aimez pas non plus, par conséquent, comprit le lièvre Ha-

rold en croisant benoîtement les pattes derrière son dos, après avoir tri-fouillé une fois encore ses longues moustaches.― Certes, reconnut le Chamagnon Tigré en sortant enfin de sous son

siège de brocart, presque à regret, car un chat davantage craintif encoreque les autres venait immédiatement de prendre sa place. Enfin, non, ilne nous est pas odieux, mais il est si effrayant…― Il est grand, patibulaire et cruel, imposant, il vous regarde avec de

grands yeux et lorsqu'il fronce les sourcils… commença le petit Gabrielmaintenant qu'André 2115 avec sa patience légendaire venait de le re-mettre sur le sol. Oh là là !― Oh là là ! fit un autre chat.― Oh là là ! répondit un autre.― Oh là là ! Oh là là !La litanie singulière menaça de se répercuter de chat en chat, aussi An-

dré 2115 l'androïde se redressa-t-il en se grattant la tête, carrée etmétallique.― Quoi, oh là là ? Il vous bat, vous fait du mal, quelque chose ?― Il vous caresse à rebrousse-poil ? Ajouta à son tour le lièvre Harold

qui n'en savait pas davantage que les autres sur ce singulier ennemi deschats.

Chaque chat de l'assemblée, y compris le courageux sergent-chef Ar-zur, dut reconnaître que l'aura et l'aspect du Croquemitaine était si ef-frayant et terrible pour les chats qu'en fait, tout chat normalement consti-tué fuyait le plus loin possible sitôt que le méchant Croquemitaine étaitaperçu.― Lorsque le Croquemitaine envahit le palais, raconta Nudd qui

n'était pas encore né durant ce tragique épisode, il créa bien des dégâts etfrayeurs avant d'être repoussé par l'ensemble de tous les chats.

159

Page 161: FAÉERIA

― Hum, toussa le Chamagnon Tigré en reprenant sa place habituelleet royale sur son pouf précieux, en fait cette version est erronée, hélas,car ni les troupes félines ni l'ensemble des chats du palais ne purent lechasser des lieux, et ils lui furent laissés dans leur totalité jusqu'à ce quele Croquemitaine se lasse de parcourir les couloirs et les jardins inté-rieurs, les terrasses de marbre rose et s'en reparte chez lui, nul ne sait où.Voilà la vérité.

À ces mots la totalité des chats de l'endroit baissa la tête piteusementdevant ce qu'il faut bien se résoudre à nommer une défaite féline histo-rique, puis dans un miaulement énergique le Chamagnon Tigré redressasa tête ─ couronnée ─ et harangua la foule, en une diatribe vigoureuse,courageuse et très juste, voire pertinente, selon la majorité des chats pré-sents dans la salle d'apparat du palais des chats. Dès avant qu'il ouvre lagueule, la totalité de ses sujets s'était mise à l'acclamer vivement, sous lesors et les lambris précieux du palais.― Bravo, bravo !― Miaou pour notre très grand monarque !― Merci, merci, fidèles et nobles sujets, déclara le Chamagnon Tigré

avec peine, mais laissez-moi d'abord vos exposer mon idée !Le silence, ou du moins un calme relatif s'en étant ensuivi, le mo-

narque put reprendre en paix, expliquant son plan.― Très nobles chats, mes sujets bien aimés et chéris, j'ai décidé de par

ma royale et féline volonté que jamais plus une si grande frayeur ne de-vra frapper aucun des nôtres, comme il en est advenu à notre petit Ga-briel, dont la crainte était si grande que l'on a failli le perdre. Non, mesamis, non, cela ne se reproduira plus, car j'ai décidé d'agir. Les personnesles plus courageuses et hardies du royaume des chats seront chargéesd'aller rencontrer face à face le Croquemitaine, et de le sommer posé-ment de quitter à jamais le royaume des chats, afin de ne plus importu-ner aucun de ses sujets.― Comptez-vous vous joindre à eux, majesté ? s'enquit le Chastro-

logue Prosper avec roublardise, car il n'ignorait pas la réponse.― Et bien, à vrai dire, j'eusse aimé pouvoir le faire mais d'importantes

fonctions m'attendent… assura avec une peine sincère le royal mo-narque. Sergent Arzur ! tempêta-t-il brusquement, formez les bataillonset de votre vaillance la plus intense et fougueuse, allez sans faiblir…― Non, secoua la tête négativement le sergent-chef à la rousse toison.― Il suffit, vous irez, avec un régiment entier, dit le Chamagnon Tigré

dont les oreilles velues s'étaient couchées sur son crâne sous l'effet de lacolère.

160

Page 162: FAÉERIA

― Non.― Comment ça, non ? Finit par demander le monarque avec un réel

étonnement, car jamais le sergent-chef du royaume des chats n'avait faitfaux-bond au Chamagnon Tigré et à ses lubies, fussent-elles les plusfolles et dénuées de la moindre once de bon sens.― Il est bien stipulé dans les commandements militaires des chats de

l'armée régulière qu'il leur est obligatoire d'affronter les plus grands pé-rils au risque de leurs neuf vies, sauf s'il s'agit du Croquemitaine.― Ah oui ? Lâcha avec surprise le monarque félin, qui du coup man-

qua dégringoler de son pouf sous l'effet de la surprise.― Oui, persista et signa le sergent-chef Arzur, dont les soldats épar-

pillés dans la salle venaient de pousser un discret soupir de soulage-ment. C'est écrit noir sur blanc, en pattes de chat.― J'avais oublié ce fâcheux détail, soupira d'un ton lamentable et désa-

busé le Chamagnon Tigré, dont l'enthousiasme belliqueux venait de re-tomber comme un soufflé. Et bien, en ce cas, mes très chers sujets, je croisque l'on peut oublier ce projet de ne plus avoir peur jamais du méchantCroquemitaine, et qu'il nous faudra nous résoudre à vivre toujours dansl'angoisse, car…― Majesté… tenta de le couper l'androïde André 2115 en levant un in-

dex d'acier gris-bleu.― Hormis des militaires professionnels comme les bataillons félins du

sergent-chef Arzur… poursuivit d'un ton morne le monarque.― Majesté ! s'écria le lièvre Harold en faisant sursauter le royal chat.

André 2115 désire vous parler.― Excusez-moi, mon bon, tout à mes soucis de monarque je ne vous

avais pas entendu, rectifia ce dernier de sa voix et attitude la plus ai-mable et cordiale. Et que voulez-vous donc, noble chose ?

Cela, car jamais le Chamagnon Tigré n'avait pu comprendre qu'André2115 était un robot, un androïde des plus perfectionnés, et pour la majo-rité des chats c'était une grande et grosse chose, très gentille et aimable,attentionnée, certes, mais enfin, une grosse chose quand même. Donc, leChamagnon Tigré demanda à l'androïde André 2115 ce qu'il voulait luidire, et ce dernier le lui expliqua sans détour.― Majesté, ce Croquemitaine m'intrigue et je me fais fort de le rencon-

trer et de lui parler, afin d'essayer de le ramener à la raison, expliqua An-dré 2115 tout en agitant les bras de sa large carrure. Je voudrais seule-ment que mes amis Harold et Nudd puissent venir avec moi dans cettemission de réconciliation.

161

Page 163: FAÉERIA

― C'est avec plaisir que je me joindrais à toi, André, et Nudd aussi,n'est-ce pas, mon garçon ? Lança Harold le lièvre vers celui-ci.― Oui, bien sûr, évidemment, avec plaisir, miaula en retour Nudd, le

petit chat caramel et blanc dont le coeur s'était mis à battre très fort danssa poitrine velue, car la décision subite de ses deux amis venait de leprendre au dépourvu.― Et bien, c'est avec joie que j'accepte votre offre, chers amis, sourit de

toutes ses dents de nacre le Chamagnon Tigré, et aussitôt une clameur degratitude empêcha la suite de son discours de remerciement, en généralfleuri et bon enfant, débonnaire, car le Chamagnon Tigré en toute choseétait un monarque aimable et gentil. Allez donc par monts et par vauxjusqu'à ce que vous croisiez ce méchant Croquemitaine et que vous luidisiez son fait, posément et avec la plus grande détermination, puisrevenez-nous en vainqueur que nous puissions fêter dignement votrevictoire, notre allégresse et ma très grande satisfaction. Bien, pour clorecette splendide journée qui sera, je n'en doute pas, à marquer d'unepierre blanche, continua de pérorer le Chamagnon Tigré, je propose àl'ensemble de mes sujets ici présents une sieste générale, que je décrèteimmédiatement, affirma-t-il au milieu des miaulements réjouis del'ensemble des chats du palais. Un, deux, trois, dormez !

Sur ce, le Chamagnon Tigré s'était calé confortablement sur son poufen bâillant, exhibant une langue rose et pointue, tandis qu'un état desomnolence général s'était répandu dans la grande bâtisse de marbre etde bois précieux, de dorures et de lambris vernissés. Les chats s'étaientmis en devoir de s'endormir partout, sur les escaliers en colonnade, dansles couloirs aux riches tapis et jusque sur les innombrables toits, mêmeles Petites Gens des cuisines étaient frappés de léthargie, ce qui était uncomble. Mais voilà que le Chastrologue Prosper s'était approché du mo-narque, et avait miaulé discrètement à l'oreille ─ poilue ─ de ce dernier.― Majesté, psst, majesté !― Mmm ? répondit le Chamagnon d'une voix ensommeillée en se re-

dressant à demi, ouvrant un oeil doré vers son conseiller. Vous ne dor-mez pas ?― Non, majesté, car je voudrais vous demander la permission de pou-

voir me joindre à nos amis, afin de pouvoir retrouver au plus vite ce Cro-quemitaine si mystérieux.― Je vous l'accorde volontiers, mon bon Prosper, grommela le Chama-

gnon Tigré en s'étirant avec soin tout en tournant sur son pouf afin detrouver une meilleure position. Mais pensez à nous ramener des détails

162

Page 164: FAÉERIA

précis et un récit circonstancié de votre aventure, afin qu'elle puisse enri-chir les Annales Officielles de mon règne.― Je n'y manquerai pas, majesté, lui promit le Chastrologue Prosper

en s'éloignant du palais des chats, duquel une singulière torpeur parais-sait avoir pris possession depuis l'ordre de sieste générale décrétée par lemonarque et très grand chat.

À petits pas le Chastrologue Prosper s'en alla donc loin du palais encompagnie de Harold le lièvre et du pacifique et gentil André 2115, deNudd, et au terme d'une marche à la longueur toute relative ce fut Nuddqui le premier s'interrogea, sous la voûte sombre de l'Arkaal au noir so-leil, dans la clairière de noisetiers et de chênes, d'arbres-à-lumière où ilsse trouvaient.― Mais en définitive, où allons-nous exactement ?― Nous sommes à la recherche de ce curieux Croquemitaine, afin de

lui demander de ne plus importuner jamais les chats de l'Arkaal, si je mefais bien l'interprète de chacun d'entre nous ici, déclara le lièvre Haroldalors qu'un léger vent, folâtre et gai, faisait frissonner ses longues oreillesbrunes de lièvre intrépide.― Le problème c'est que nul d'entre nous ne sait où réside ce fameux

Croquemitaine, réfléchit André 2115 en prodiguant un regard circons-pect alentour. Aussi je vous conseille de prendre le sentier qui monte enserpentant gracieusement vers la colline, à l'est, entre les bois de pins etd'arbres-à-lumière.― Tiens donc, vous m'en direz tant, reprit le lièvre Harold tandis

qu'une saute de vent pour le moins curieuse tourbillonnait autour d'euxen faisant frissonner les arbustes et les herbes folles de l'endroit. Moij'aurais préconisé plutôt de prendre le sud, directement à travers leschaînes de montagnes, c'est probablement dans un nid d'aigle que vit etdort ce sinistre personnage.― Hum, non, non, selon moi, c'est plutôt à l'ouest qu'il nous faut aller,

miaula le Chastrologue Prosper dont la fourrure venait d'être brusque-ment repoussée par une saute de vent irrationnelle. Dieu que ce vent estagaçant ! lâcha-t-il avant de poursuivre comme à part lui : franchissonssans faiblir la forêt noire se trouvant devant nous, puis aidés de l'éclatdes étoiles et de notre noir soleil, ainsi que des rares arbres-à-lumière del'endroit, nous finirons par découvrir le gîte, que dis-je, la tanière de cetêtre monstrueux pour tout chat, le Croquemitaine.― Moi je songeais plutôt à marcher droit devant nous, par le minus-

cule chemin qui se dessine là, vous voyez, au pied du noisetier, suggéra

163

Page 165: FAÉERIA

Nudd de sa voix fluette, les arbres-à-lumière y sont nombreux et de plusc'est tout droit, et le terrain est en pente légèrement !

Chacun se mit à rire de bon coeur devant l'innocence et la naïveté dupetit chat caramel et blanc, et comme de bien entendu ses amis étaientsur le point d'expliquer à Nudd que les choses, dans la vie, étaient rare-ment aussi faciles, lorsqu’apparut dans un tourbillon de vent frais et pi-quant une ravissante jeune femme à la fine silhouette et aux longs che-veux sombres, aux traits exquis. Elle avait un teint de peau ivoirin et deprofonds yeux noirs, des vêtements de voyage sobres mais bien coupés,près du corps, avec des couleurs grises et pastel, un court manteau de ve-lours et des bottillons de cuir brillant, un béret vert sombre posé crâne-ment sur le côté de la tête.― Maîtresse ! s'exclama Nudd qui venait de reconnaître immédiate-

ment son Arielle bien-aimée, celle qui régentait ses jours et ses nuits, et lereste aussi, comme aimait à le dire plaisamment le lièvre Harold de sonton bourru.― Comment vas-tu, Nudd ? lui demanda cette dernière, après avoir

salué poliment comme il convient le reste de la petite équipe. Je m'en al-lais visiter avec mes vents éoliens une contrée boréale loin d'ici, et puis jevous ai observé dans la plaine boisée et je suis venu vous saluer.

Car Arielle était un vent professionnel de son état, piquant et vif, pou-vant se muer en tempête mais le plus souvent aimable et joueur, voir ta-quin. Arielle en effet était la petite soeur des Quatre Vents du Monde, etavait pris il y a quelque temps le même chemin professionnel que sesfrères, suite à une péripétie singulière qu'elle avait vécue en compagniede Nudd. Elle se mit à gratter doucement Nudd sous le menton, car ellen'ignorait pas que ce dernier adorait cela, puis elle reprit, continuant àserrer le petit chat caramel contre son coeur.― Mais quel bon vent vous amène jusqu'ici, les amis ? interrogea-t-elle

avec un large sourire.― À vrai dire, assura le lièvre Harold en tortillant cette fois-ci et pour

changer l'une de ses longues oreilles brunes, l'histoire est simple et com-pliquée à la fois…

Sur ce, afin de ne pas le laisser se livrer à l'une de ses habituelles di-gressions ─ toujours très pertinentes selon les dires du lièvre Harold ─André 2115 expliqua ce qu'il en était de l'objectif qu'ils s'étaient fixés, etArielle lorsqu'elle réalisa les tenants et aboutissants de ce curieux périplese mit à pouffer de rire en mettant avec grâce l'une de ses mains d'albâtredevant ses lèvres, l'autre tenant toujours serré contre elle Nudd.

164

Page 166: FAÉERIA

― Et comment dites-vous que vous l'appelez, au pays des chats ? LeCroquemitaine ? Riait doucement la jeune et fraîche Arielle de sa voix declochette. Mais cette personne, d'après la description et le comportementque vous m'en faites, et tout bonnement Songedor ! Le fameux et tristeSongedor !― Pardon ?― Comment ?― Quoi ?― Miaou ! termina benoîtement Nudd qui n'en revenait pas lui non

plus.― Mais oui ! poursuivit Arielle la petite soeur des quatre vents du

monde en reposant Nudd sur le sol. Songedor est un gentil monsieur quivit bien loin d'ici. Il est toujours seul et il se désole, il va par les cheminsde l'Arkaal sans but ni raison et personne ne le comprends jamais. Il neparle à personne, et il prend souvent un air effrayant…― Oh que oui ! approuva Nudd dans un souffle.― Mais il n'a jamais fait de mal à quiconque, précisa Arielle en taqui-

nant de l'index les deux chats du groupe. Seulement, personne ne réalisevraiment pourquoi il se comporte ainsi.― Hum, dans ce cas il n'est pas sûr que davantage que les autres, nous

parviendrons à démêler ce sombre mystère, s'inquiéta André 2115 enadoptant une posture pensive.― Oui, renchérit Harold le lièvre en croisant les pattes derrière son

dos, cela dit les craintes des chats de l'Arkaal à son sujet sont très exagé-rées, comme je le subodorais. C'est que je ne suis pas né de la dernièrepluie, moi !― Par contre, ajouta la jolie Arielle avec un sourire malicieux, en ce

qui me concerne j'ai ma petite idée sur la nature du problème de Songe-dor, votre fameux Croquemitaine : autrefois il s'appelait ainsi en raisonde la très grande qualité et beauté de ces visions nocturnes qui nousviennent la nuit, mais depuis quelque temps déjà, j'ai observé durantmes travaux éoliens dans ses domaines qu'il dort très mal et s'agite sou-vent sur sa couche, je le soupçonne d'avoir de très mauvais rêves, deforts laids cauchemars.― Ainsi vous pensez que là peut résider le principal problème de ce

Songedor, notre Croquemitaine des chats ? dit le lièvre Harold en se tri-potant une fois de plus et avec enthousiasme ses longues moustaches.― Je ne peux en être certaine, naturellement, mais je pense que là doit

se trouver pour vous la solution du problème. Oh ! fit-elle brusquement,la bouche en coeur, plaçant sa dextre avec grâce contre son oreille afin

165

Page 167: FAÉERIA

d'en favoriser l'écoute, mais j'entends que l'on m'appelle et je dois vouslaisser, prenez soin de vous les amis et reviens-moi au plus vite, Nudd !― Je n'y manquerai pas, maîtresse, miaula Nudd vers le vent tour-

billonnant qui s'en allait montant dans les hauteurs, tandis que le lièvreHarold interrogeait une dernière fois Arielle.― Et dans quelle direction réside ce cher homme ?La voix de la petite soeur des quatre vents du monde leur parvint en

un écho assourdi depuis le zénith, mais néanmoins parfaitement audible.― Il se trouve un minuscule chemin, devant vous, allez toujours tout

droit en descendant la pente et demandez régulièrement pour Songedor !Le trio arbora une mine déconfite tandis que Nudd eut un sourire ré-

joui, vite effacé cependant par les tracas du chemin à venir.― Tout cela risque d'être bien long, commença le lièvre Harold devant

la route leur restant à parcourir encore, jusqu'à la demeure de ce Croque-mitaine, ce Songedor.― En fait, coupa Prosper le Chastrologue d'un air finaud, il ne nous est

peut-être pas nécessaire de chercher la demeure de ce monsieur, si leproblème qui l'assaille est bien d'origine onirique. Nous pouvons essayerde lui venir en aide ─ et aussi par conséquent au peuple des chats del'Arkaal ─ par un autre chemin.

La nuit était intense autour d'eux et le noir soleil Nigredo de l'Arkaalrépandait sa chaleur obscure à travers un tapis de nuages qui le mas-quait à demi, un vent léger ─ mais ce n'était plus Arielle, au grand damde Nudd ─ agitait les arbres-à-lumière de diverses espèces et d'autres en-core qui ne comportaient pas la moindre luminosité. Dans ce somptueuxet splendide décor, André 2115 demanda encore.― Pourriez-vous être davantage explicite, cher ami ?― Mais certainement, suivez-moi plutôt et je vous dirai ce qu'il en est

en cours de route.Voici que brusquement et dans un silence feutré de vastes et hauts bat-

tants de pierre travaillés avec un soin et une grâce extrême venaient desurgir des ténèbres de l'endroit, dégageant une luminosité brillante etforte. Les battants éclairaient bien des lieux à la ronde car la Ported'Enchantement s'étirait presque jusqu'aux cieux, eut-on cru, même si cen'était bien évidemment pas le cas. Graduellement le petit groupe montales marches de grès qui menaient à la construction magique : l'androïdede Métall André 2115 et le lièvre Harold, Nudd le chat et le ChastrologueProsper se faufilèrent aussitôt, ce dernier ne cessant de pérorer en expli-quant les raisons de son choix.

166

Page 168: FAÉERIA

― Voyez-vous, chers amis, expliqua le Chastrologue personnel du mo-narque de tous les chats, tandis que de l'autre côté de la Ported'Enchantement le groupe descendait les marches en un tout autre décor,je me suis dit que si le problème récurrent de ce Songedor était d'origineonirique sa solution ne pouvait que se trouver dans l'Océan du Sommeil,devant lequel nous nous trouvons présentement, comme de bienentendu.― Charmant, très charmant, positivement, assura Harold le lièvre tan-

dis que sur la plage de sable blanc, sous un ciel gris et bas, presque plom-bé, un océan grondant et écumeux leur faisait face.― Oui, c'est très joli, jugea André 2115 en emboîtant le pas au Chastro-

logue Prosper, près de Nudd qui s'était mis à humer avec précaution lesable blanc et fin de l'endroit. N'est-ce pas, Nudd ?― Oui, miaula celui-ci après avoir relevé son museau rose tout poudré

du sable de l'endroit. Même si c'est bien la première fois de ma vie que jeme trouve devant l'Océan du Sommeil.― L'océan du Sommeil, mon garçon, affirma le Chastrologue Prosper

qui s'était mis à précéder le groupe avec eut-on dit une idée bien précisedans sa caboche têtue de chat, est LA solution qu'il nous faut pour retirerce souci du Croquemitaine au Chamagnon Tigré et à tous les chats del'Arkaal. Mais venez, venez avec moi, car je suis déjà venu ici bien sou-vent, pour être sincère. Oui, suivez-moi.

Les trois amis firent ainsi que leur demandait le Chastrologue Prosperau très grand savoir, et, cheminant à grandes enjambées sur la plage desable blanc, Nudd s'évertuant comme d'habitude en fin de cortège, ils fi-nirent par arriver sur une jetée où se trouvait amarré un petit bateaublanc, à la voile sépia repliée sur sa vergue. Une maison de pierres setrouvait là et un vieil homme leur fit un signe de la main depuis sa fe-nêtre, auquel chacun répondit volontiers, car l'homme était affable etsouriant sur le minuscule port de la Mer du Sommeil, avec son seul etunique bateau.― Nous avons de la chance, monsieur, personne n'a utilisé le bateau

aujourd'hui pour voguer sur la mer !― Non, lui répondit le vieillard en retirant de sa bouche aux chicots

noircis une pipe d'écume, mais faites vite, car je sens que d'autres visi-teurs viendront tantôt en grand besoin de lui !― Merci, monsieur, déclara à voix haute le Chastrologue Prosper tan-

dis que tout le monde sautait à bord et qu'André 2115 dénouait l'amarreet poussait le bateau sur l'océan, avant de sauter à bord avec un bruitsourd.

167

Page 169: FAÉERIA

― Quel brave homme que ce marin, vraiment, se réjouit Harold lelièvre en prenant une position confortable près du bastingage, tandis queNudd près de lui essayait de lutter de son mieux, déjà, contre le mal demer. Prêter son navire ainsi aux voyageurs de passage qui en auraientbesoin sur la Mer du Sommeil !― Oui, tout à fait, convint André 2115 tandis que la côte s'éloignait dé-

jà et que la Mer du Sommeil autour d'eux se faisait vaste et immense,presque sans fin. Comment s'appelle ce marin vénérable ?― À vrai dire, je n'en ai pas la moindre idée, car je ne lui ai jamais de-

mandé son nom, miaula avec légèreté le Chastrologue. Pouvoir utiliserson navire me suffit ! D'autant que ce dernier est très accommodant,vous savez, je parle du navire et non pas du propriétaire, bien que cedernier le soit aussi, mais le bateau vogue tout seul et se dirige selon ledésir intime de ses occupants, aussi je vous demande à tous de pensertrès fort à ce Songedor ou bien Croquemitaine, quel que soit le nom qu'ilporte, et la nef fendra les flots sans tarder jusqu'à sa destination.― Mais quelle destination exactement ? demanda Nudd en jetant un

regard inquiet sur les lames grises à l'écume mousseuse qui s'abattaientsur la plage blanche, de plus en plus loin derrière eux.

Devant eux la Mer du Sommeil était illimitée, et un soleil pâle s'étaitdévoilé entre les nues cotonneuses de l'endroit. Il y avait de grands oi-seaux caquetants survolant les flots et qui de leur bec retiraient de l'ondedes poissons d'or aux écailles scintillantes, Nudd ne pouvant s'empêcherde saliver devant un si appétissant repas, à la grande hilarité du lièvreHarold. Le temps s'écoula et déjà une île apparut devant eux, avec unevégétation luxuriante et une minuscule, unique et simple maison que leChastrologue Prosper leur désigna du doigt.― Comprenez, chers amis, que si chacun d'entre nous, hommes ou

bêtes, rêve et profite d'un juste sommeil, alors il possède son île dansl'Océan des Songes et c'est là que repose son aura et son être intimelorsque le sommeil vient à lui. Notre bateau magique nous mènera sansfaillir vers le repos mystérieux de Songedor, et si la puissance et la beau-té de ces visions nocturnes sont réputées il ne fait pas de doute que sonîlot sera reconnaissable au premier coup d'oeil, tant la végétation en serariche et son Île de Rêve avec son Jardin Secret superbe et magnifique,certainement.

Voici en effet qu'un archipel avec quantité d'îlots de toute sorte venaitd'apparaître devant les voyageurs médusés, et André 2115 comme lelièvre Harold, Nudd et même Prosper furent abasourdis devant la beau-té des Îles de Rêve et leur pittoresque, leur personnalité unique et sans

168

Page 170: FAÉERIA

pareil. Pourtant bien que l'aspect des différentes petites îles fut souventsomptueux et magnifique, jamais le bateau enchanté qui les emportaitsur les flots de l'Océan du Sommeil ne s'arrêta devant elles, mais il allatoujours plus loin au coeur de l'archipel, et finalement leur nefs'immobilisa devant un îlot pelé et gris, doté d'une pointe granitiquemarquant l'endroit où un ponton de bois s'avançait vers la mer.

La végétation en était terne et défraîchie, l'herbe jaunie et aucun en-droit ne semblait porter de vie. La maison de l'île était en ruine et le toitde tuiles ocre fendues et manquantes, par endroits, menaçait des'effondrer. Le Jardin Secret, derrière la maison, était abandonné et en untriste état, observèrent avec surprise les voyageurs lorsqu'ils purent enfinmettre pied à terre. La différence était grande, surprenante et palpable,entre les îles environnantes ─ belles, colorées et pleines du tumulte desoiseaux de mer et de l'océan onirique ─ et celle-ci, où le dénommé Songe-dor faisait de si grands rêves à la beauté renommée.― Vous êtes sûr que c'est bien ici ? s'étonna Nudd qui ne parvenait

pas à croire que l'Île de Rêve de ce mystérieux Songedor puisse être celle-ci, décrépite et avachie, ruinée par les intempéries et les années. Personnen'a plus dormi là depuis des années !― Ce doit être ici, obligatoirement, réfléchit le Chastrologue Prosper,

car le bateau magique du marin, sur la plage, ne se trompe jamais, il estenchanté, vous comprenez.― Si la maison onirique de Songedor est dans un tel état, comprit An-

dré 2115 en adoptant une posture songeuse, c'est tout simplement quesuite à son mauvais sommeil et ses cauchemars, il n'a pu reposer en celieu depuis bien longtemps. D'où ses errances sur l'Arkaal et les mul-tiples frayeurs infligées aux chats, qui en ont fait leur Croquemitaine.― Eh bien, voilà ce que j'appelle une brillante déduction, mon cher

André, reconnut le lièvre Harold d'un ton badin. Et qu'est-ce que nouspouvons faire, désormais ?― Pour être franc je ne le sais pas plus que vous, avoua l'androïde,

mais réfléchir sur le problème, méditer, en un mot cogiter, ne peut sûre-ment pas faire de mal à notre projet.― Voilà qui est bien parlé, estima le Chastrologue. Réfléchissons donc

sur la conduite à tenir.― C'est cela même, réfléchissons, approuvèrent André 2115 et le lièvre

Harold.Nudd le chat se joignit à leur effort intellectuel de concert, jusqu'à ob-

tenir un fort mal de crâne et devoir s'avouer vaincu, car il lui semblaitque son cerveau s'était mué en une masse cotonneuse et amorphe

169

Page 171: FAÉERIA

incapable d'émettre la moindre construction logique. Il alla marcher unpeu aux alentours afin de s'aérer l'esprit, expliqua-t-il à ses amis qui dansdes positions diverses s'astreignaient à résoudre le problème, et, ainsi, lehasard de ses pas le mena vers le Jardin Secret, car la Maison de Rêve, si-nistre et froide, lui faisait un peu peur. Il partit derrière la demeure, cir-conspect et prudent ─ on ne savait jamais ─ et à travers les broussailles etles herbes folles il découvrit bientôt, à l'écart du petit carré de verdurelaissé à l'abandon et dans un angle improbable, une construction de ma-çonnerie, quelque chose ressemblant à un linteau de pierre sommé d'unfronton triangulaire et dont les marches de pierre grises et poussiéreusess'enfonçaient sous terre.

Pénétré de curiosité, Nudd qui habituellement était si craintif dévalales marches une à une et finit par se trouver bientôt devant une porte debois hermétiquement close, qui s'ouvrit d'elle-même en dégageant un viféclat, et voici que par l'entrebâillement un univers singulier et magique,à la luminosité sans égale, venait d'apparaître. C'était un monde entière-ment constitué de beauté et de souvenirs chers au coeur de Nudd, car detoute part émergeaient les lieux où il batifolait étant un chaton. Il re-voyait déjà les fragrances et la beauté de ses premiers jours, la tendresseinfinie de sa vieille mère et ses espiègles frères et soeurs, ses innom-brables tracas d'enfance, à présent dénués d'importance mais non pasd'amour ni de tendresse, sa rencontre avec son aimée Arielle, ô combienimportante…

Nudd en un pays ensoleillé trottinait, extasié et la mine réjouie.L'herbe était verte et le soleil brillant, le ciel rosé tirait sur le lavande et iln'était pas obscur comme celui de l'Arkaal, mais il n'en ressentait pasmoins avec la même force l'idée puissante d'être chez lui, d'être revenupar un détour enchanté au temps merveilleux de son enfance sans souci,avec ses aventures périlleuses et ses mille découvertes, car chaque chosepossédait un aspect mystérieux et brillant, incomparable, que ses yeux engrandissant n'avaient plus été capables de pouvoir distinguer jamais.Nudd gambadait et folâtrait dans les champs parfumés de jonquilles etde narcisses, il grimpait dans les arbres comme autrefois ─ Il n'était pas sivieux, que diable, après tout, se disait-il en lui-même ─ jusqu'à ce qu'uneapparition ravissante et belle constituée de lumière et de rubans imma-culés, de voiles gracieux ondulant en lui constituant un doux et précieuxécrin, ne vienne à lui en souriant, transperçant son coeur d'une flèched'or brûlante et acérée. L'apparition avait de grands yeux noirs et une ex-pression d'extrême bonté, joint à une beauté sans pareille. Ses cheveuxramassés en une coiffe soignée détenaient la noirceur de l'onyx et ses

170

Page 172: FAÉERIA

yeux étaient des perles noires, ses dents avaient la blancheur de la nacreet sa peau le teint de la neige pure. Tout en exécutant avec ses mains desgestes gracieux et pleins de charme l'apparition prit la parole, et de seslèvres cerise sortit un timbre de voix tintinnabulant et cristallin, commeune voix éthérée.― Eh bien, Nudd, c'est un plaisir pour nous de te revoir en ta de-

meure, car voici bien longtemps que nous ne t'avions vu. Bienvenue cheztoi, Nudd, bienvenue au pays de Temps Jadis.― De Temps Jadis ? Miaula Nudd vers la Compatissante, car tel était

le rang de la bonne dame qui venait de s'adresser à lui.― Oui, Nudd, chacun dans son Jardin Secret possède une porte

d'entrée vers le pays de Temps Jadis, où en rêvant la nuit il peut se res-sourcer et se réveiller ensuite avec des forces et une énergie renouvelée.C'est ainsi pour tout le monde, hommes ou bêtes, et toi Nudd tu ne faispas exception à la règle. Je m'étonne simplement avec mes soeurs que tuai choisi pour nous revoir de passer par une autre porte que la tienne,mais après tout qu'importe : nous sommes heureuses de te revoir, Nudd,et nous nous réjouissons de ta présence parmi nous.

Nudd d'un bond avait sauté à bas de l'arbre, et, impressionné par laprestance et l'allure de la bonne dame, il s'était mis à trotter sans autreforme de procès près de la Compatissante, devisant ainsi à bâton rompu.― En fait, madame, se défendit Nudd, si j'ai emprunté ainsi ─ bien in-

volontairement, je puis vous l'avouer maintenant ─ une autre porte quela mienne, c'est tout simplement qu'avec d'autres amis nous sommes de-vant la Maison de Rêve de Songedor, un être dont le comportement ef-fraye les chats de l'Arkaal. Présentement nous essayons de l'aider denotre mieux, afin qu'il bénéficie d'un meilleur sommeil, pensons-nous, etque les chats de l'Arkaal cessent de le craindre comme unCroquemitaine.

L'apparition avait mis sa main devant sa bouche avec un rire cristallinet s'était exclamée.― Songedor, un Croquemitaine, en voilà une idée ! C'est le plus tendre

et le plus gentil des Rêveurs que nous connaissions ! Car Songedor n'estpas un humain comme les autres, c'est avant tout et d'abord, un Rêveur.Cela dit, il faut bien reconnaître que nous ne l'avons pas vu ici depuislongtemps.― Comme c'est curieux, déclara Nudd. C'est pourtant la chose la plus

facile au monde pour lui, que de passer la porte cachée de son Jardin Se-cret. Je ne comprends pas.

171

Page 173: FAÉERIA

― En fait, ce n'est pas aussi simple que tu pourrais le croire, Nudd, luirépondit l'apparition éthérée, car si les chats et certains êtres privilégiéspeuvent passer librement les portes cachées qui se dissimulent au coeurdes Jardins Secrets, les humains eux dans leur majorité ─ et Songedor faitpartie de ceux-là, malgré sa qualité de rêveur ─ nécessitent de leur clefpersonnelle pour faire s'ouvrir cette porte, et cette clef se trouve toujoursdissimulée au plus profond d'un massif de roses blanches. Certains Jar-dins Secrets en ont de magnifiques et d'autres moins, mais tous les Jar-dins Secrets de l'univers des hommes possèdent un massif de rosesblanches, car eux seules, depuis la naissance d'un être vivant jusqu'à samort, détiennent cette fameuse clef de la porte cachée !― Vos paroles ont fait se dessiller mes yeux, belle dame, miaula tran-

quillement Nudd, jusqu'à ce qu'un vif détail lui revienne en mémoire etne le fasse sursauter, l'obligeant à rebrousser chemin vers la porte cachéedu Jardin Secret de Songedor. Ne prenez pas mon attitude pour del'incorrection, mais je suis très pressé ! Car je viens de comprendre…

Nudd était triste de devoir déjà quitter si vite la bonne dame, maiscette dernière lui sourit de loin de toutes ses dents en lui faisant degrands gestes d'adieu.― Oui, oui, je sais, Nudd, ne t'inquiète pas et laisse agir ton coeur !

Nous nous reverrons !En trombe, le petit chat caramel et blanc avait passé la porte du Jardin

Secret de Songedor et comme de bien entendu, il n'avait pas fait trois pasdans le jardin à l'abandon qu'il venait de trébucher contre la masse impo-sante de son ami, André 2115, l'androïde de Métall.― Bon sang, Nudd, où étais-tu donc passé ?― Nous étions inquiets pour vous, mon garçon, lui reprocha Harold le

lièvre en lui faisant les gros yeux, et sa crainte était réelle, car du coup ilavait cessé de tripatouiller ses longues moustaches de lièvre.― Avez-vous trouvé la solution du problème pour aider Songedor ?

Lâcha Nudd dans un souffle vers ses amis, auxquels venait de se joindrele Chastrologue Prosper, surpris par le vacarme provenant de derrière laMaison Magique de Songedor, au milieu de la Mer du Sommeil.― Eh bien, commença le Chastrologue Prosper qui n'osait pas avouer

qu'il avait fini par s'assoupir.― À mon grand dam… poursuivit le lièvre Harold.― Moi je sais ! les coupa vivement Nudd, en proie à une vive exalta-

tion. Songedor, le Croquemitaine des chats de l'Arkaal, est sujet à detristes cauchemars depuis que son sommeil ne lui permet plus de re-joindre le pays merveilleux de Temps Jadis !

172

Page 174: FAÉERIA

― Vous croyez ?Prosper le Chastrologue était abasourdi du discours de Nudd, et le

fixait en biais en se demandant quelle mouche avait bien pu piquerNudd. Ce dernier pourtant n'en avait cure et poursuivait.― Souvenons-nous que Songedor est un rêveur, l'éclat de ces visions

nocturnes et la beauté suprême de ses rêves est quelque chose de très im-portant pour lui ! Or, les êtres humains ont besoin de leur clef person-nelle pour pouvoir accéder au pays de Temps Jadis à travers la porte dis-simulée au fond de leur Jardin Secret !― Ah bon ?André 2115 était interloqué devant les révélations de Nudd, le lièvre

Harold se grattant la tête avec embarras.― Et vous avez réussi à trouver cela tout seul, mon garçon ?― Il nous faut trouver dans le Jardin Secret de Songedor un massif de

roses blanches, et si mon intuition est exacte…Nudd était en transe, positivement, mais voici que le bateau du marin,

sur la côte de la Mer du Sommeil, donnait des signes d'agitation.― Le bateau va repartir bientôt, comprit le Chastrologue Prosper en

agitant la tête d'agacement, le temps nous est compté !― Nous n'avons pas un instant à perdre, cherchez tous avec moi !

s'exclama Nudd en détalant sans attendre dans les environs du jardin àl'abandon, imité très vite, après un temps de retard, par ses compagnons.― Mais le bateau s'en va !C'est en coup de vent que tous, du premier au dernier, se mirent à

fouiller fébrilement le Jardin Secret de Songedor à la recherche de cemystérieux massif de roses blanches. Sur le bateau blanc amarré non loinde là, une clochette d'argent s'était mise à tinter en signe d'appel, Nuddet Harold le lièvre se cognant la tête en découvrant enfin le massif deroses en question, quelque peu délaissé et mal en point, mais en défini-tive, bien là. Nudd miaula de joie tandis que le Chastrologue Prospers'écriait.― Le bateau est sur le départ, nous allons rester bloqués ici ! Partons,

c'est vital pour nous ou bien nous ne pourrons plus quitter la Mer duSommeil !― Il nous faut trouver la clef de Songedor, il a dû l'oublier par ici, ex-

pliqua avec affolement Nudd tandis que le Chastrologue Prosper lespressait de rejoindre le bateau blanc qui s'agitait de plus en plus.

André 2115 était dans l'expectative et ne savait plus trop sur quel pieddanser, tandis que Harold le lièvre se joignait aux efforts désespérés deNudd qui s'était mis à gratter la terre sèche en tous sens.

173

Page 175: FAÉERIA

― Cela n'aurait rien d'extraordinaire, certains rêves sont si troubles etfugaces… dit avec bonne volonté Harold en grattant le sol aux côtés deson ami.― Je ne trouve rien !― Hum, moi non plus, reconnut le lièvre Harold en fouillant des yeux

et de ses pattes antérieures la terre, et même les branches griffues du ro-sier blanc.― Le bateau s'en va ! cria André 2115 en prenant pied dans la nef qui

commençait à se mouvoir magiquement, et avec une lenteur eut-on ditvoulue.― Oh mon dieu ! se lamentait Nudd dont l'impossibilité à retrouver la

clef de Songedor commençait à le rendre hystérique.― Nudd, mon garçon, nous avons fait ce que nous avons pu, mais il

nous faut partir sans délai, assura avec une gravité non feinte le lièvreHarold. La seule chose que nous pouvons faire pour Songedor, c'est ceci.

Le lièvre Harold avait saisi une vasque de cuivre posée près de là, em-plie d'eau de pluie, et en avait arrosé consciencieusement le pied du ro-sier, dont la terre desséchée et le pâle éclat des feuilles disaient assez letriste état. Puis le lièvre Harold avait saisi par la peau du cou sans da-vantage de manières le pauvre Nudd, qui ne cessait de gémir, et il s'étaitmis à courir vivement le long du quai, jusqu'à ce que les bras puissantsde André 2115 les saisissent tous deux et leur fassent prendre pied sur lepont de bois du petit voilier.― Et bien, les amis, il était moins une, on dirait ! déclara André 2115

d'une voix neutre, car il n'ignorait pas que le groupe venait d'échouerdans la mission qu'il s'était assigné de rendre la paix à Songedor, le ter-rible Croquemitaine des chats de l'Arkaal.― Oui, mais les chats de l'Arkaal ne fêteront pas notre retour, miaula

Nudd en regardant s'éloigner le débarcadère de bois s'avançant vers laMer du Sommeil.― Quelquefois, Nudd, les choses ne se passent pas ainsi que nous le

voudrions, essaya de le consoler le Chastrologue Prosper en réalisantaprès coup, lui aussi, leur échec.― Allons, Nudd…Mais Nudd sur le pont du bateau blanc était en proie à une peine im-

mense, car il lui en coûtait d'admettre que la bonne dame du pays deTemps Jadis l'avait conseillé pour rien. Il ouvrit la gueule pour répliquerpuis il sursauta, car machinalement sa tête triangulaire de chat rouxs'était tournée vers l'îlot de Songedor et voici que sa végétation avait re-pris de la couleur et de la vie, arborant une verdeur affirmée et des

174

Page 176: FAÉERIA

coloris chatoyants et bigarrés ! Même sa maison semblait avoir été remiseà neuf, et la toiture de tuiles orange sombre était intacte et avait mainte-nant fière allure ! Le Jardin Secret de Songedor débordait de coloris et lemassif de roses blanches avait produit de bien belles roses, les boutonsnon encore éclos s'étaient ouverts et dégageaient une profonde beauté.― Miaou ! s'emporta Nudd en observant le changement opéré sur la

demeure secrète et onirique de Songedor.― C'est incroyable, absolument ! s'étrangla le Chastrologue tandis que

leur bateau les ramenait de plus en plus vite vers leur point de départ,poussé par une brise tiède provenant de l'est, où roulaient des nuages fi-landreux et bas.― Qui l'eut dit ? Poursuivit André 2115 en désignant l'îlot de Songe-

dor, le Croquemitaine des chats de l'Arkaal. Les roses blanches consti-tuaient la clef, tout bonnement !― Et je ne l'ai pas compris, s'attrista Nudd depuis le bastingage où il

s'était perché. Si tu n'avais pas arrosé comme il convient le massif deroses blanches, rien de tout ceci n'aurait pu se produire.― Mais c'est toi qui a tout fait, Nudd, le rassura le lièvre Harold en re-

descendant d'un bond du baril d'eau douce où il s'était perché. Quant àmon aide, elle était on ne peut plus normale dans la situation où nousétions, ne suis-je pas ton ami, après tout ? Et ne t'es-tu pas toujours trou-vé à mes côtés lorsque j'en avais besoin ?

Nudd avait souplement atterri sur le pont de bois, tandis que leur ba-teau filait à belle allure sous le vent. Harold le lièvre s'était de nouveautourné vers ses amis.― Oui, Nudd, mon garçon, c'est toi qui a tout fait et tout compris ─ je

ne me demande plus comment tu as pu faire cela, car trop souvent déjàtu m'as impressionné par ta capacité à rebondir dans les pires situa-tions ─ et sans toi jamais nous n'aurions pu obtenir un pareil résultat.― Ça, c'est vrai, approuva volontiers le Chastrologue Prosper au

terme de ce qui était en définitive une incroyable odyssée.― Absolument, renchérit André 2115 dont la silhouette imposante se

découpait sur le ciel clair de la Mer du Sommeil. Nudd s'est montré in-dispensable jusqu'au final, indiscutablement.― Oui, Nudd, ta présence a été essentielle pour parvenir de manière

heureuse au terme de cette belle aventure dans l'Océan du Sommeil, etmon aide, qui est celle d'un ami, n'est que peu de choses en réalité, car nedit-on pas des amis qu'ils… Nudd ? Nudd ? Où est Nudd ?

Chacun s'affola en essayant de retrouver le petit chat caramel et blancdans le navire, jusqu'à ce qu'enfin dans un soupir de soulagement,

175

Page 177: FAÉERIA

l'androïde André 2115 le retrouve dormant dans un cordage enroulé aupied d'un mât. Nudd était lové en boule et plongé en un profond som-meil après l'épuisante aventure que le petit chat venait de traverser : etvisiblement, sourirent ses amis en distinguant la silhouette de fourrurerousse au souffle régulier, il venait d'arriver au pays de Temps Jadis àl'instant.

176

Page 178: FAÉERIA

Schweezbee

Les étoiles de Magallion clignotaient doucement à travers la grandeverrière et le souffle régulier du propulseur d'air ionisé faisait frissonnerles herbes folles et les ormes du chemin, les grandes plantations de fleursbariolées que les jardiniers robots avaient disséminés à tout va le jour dela Grande Panne. Entre les stries de la terre meuble il affleurait parfois lereflet bleu-gris de l'acier, et tout en continuant à fouiller et remuer sansrelâche ce qu'il fallait bien appeler la décharge de l'hôpital Wellber,Pierre soupira, de tristesse et d'énervement à la fois. Les robots recy-cleurs ─ les Recs, comme les rares enfants de la station Orgon les appe-laient ─ n'allaient pas tarder à effectuer leur ronde et ils emporteraienttoutes les pièces valables, susceptibles de convenir au dessein qu'il s'étaitfixé. Et cela scellerait à jamais la fin de son père.

Pierre sursauta à l'écoute d'un bruit métallique au timbre caractéris-tique, et son coeur bondit dans sa poitrine en découvrant au loin les Recss'acheminer vers la décharge de l'hôpital, après être descendus à bas deleur véhicule de transport. L'enfant âgé d'une douzaine d'années, au vi-sage pâle grêlé de taches de rousseur et aux cheveux châtains se remit àl'ouvrage avec une énergie renouvelée, soulevant les débris métalliqueset les circuits aux gravures dorées, les écrans souples fondus suite à desmanoeuvres imprévues et d'autres mécanismes complexes mais riendans ce qu'il voyait ne lui convenait, car il recherchait un coeur synchro-tron adulte, un coeur de fabrication hiéréenne car son père était né en cemonde lointain. Brusquement Pierre sentit comme une pince d'acier─ aux embouts protégés d'une mousse noire et solide ─ le soulevait de làsans autre forme de procès et il hurla, mais bien inutilement, car le Recl'emporta en produisant un borborygme mêlé de gargouillis rapides etchuintants, le déposant sur la chaussée de grès menant a la fameusedécharge.― Enfant pas aller dans décharge, décharge interdite aux enfants.

Pierre méchant enfant.― Laissez-moi tranquille ! s'époumona Pierre dont les joues et le front

étaient devenus cramoisis devant l'insupportable de la situation. Mon

177

Page 179: FAÉERIA

père est très malade et son coeur ne fonctionne plus, je dois trouver unautre synchrotron, vous entendez ?― Enfant parler comme enfant, répondit le Rec à la silhouette massive

en se penchant vers lui. Avec crédit coeur est facilement trouvé par lescircuits de Râm. Crédit, il faut crédit.― Nous n'avons pas crédit ! Maman dit que nous n'en avons plus !Pierre essuya les larmes coulant sur ses joues et il s'apprêtait à supplier

le robot énorme, mais déjà ce dernier reprenait.― Alors ton papa mourir. Être triste, mais être ainsi. Ta maman doit

demander un autre mari, et il viendra sans faute par l'Administrateur dela station. Toi pas triste. Nouveau papa, avec synchrotron bon état.― Non ! Non ! Non ! Je veux mon vrai papa ! Mon vrai papa, vous

comprenez ?La voix de Pierre s'était faite stridente, mais d'autres Recs s'étaient in-

terposés entre la décharge de l'hôpital Wellber et le jeune garçon. C'étaitdésormais un mur d'acier qui lui faisait face, et l'expression des an-droïdes était sinistre.― Il n'y a pas eu de synchrotron hiéréen ici depuis des années, enfant,

articula l'un des robots récupérateurs en s'exprimant pour la premièrefois. Ton papa va mourir, mais c'est la vie. Rien pouvoir faire, toi partir.Maintenant.

La voix de l'androïde était sans réplique et la tête basse Pierres'apprêta à retourner vers sa maison, le coeur empli d'une peine im-mense. Au fond de lui il savait depuis le début que son entrepriseéchouerait, mais il avait entretenu un mince espoir, aussi fin qu'un che-veu, de trouver le coeur capable de sauver son père. Mais désormaisl'espoir n'existait plus, le monde des adultes et des robots inflexiblesl'avait emporté. Il soupira et releva la tête, davantage par habitude quepar fierté ou tout autre sentiment triomphaliste. Par-delà la grande ver-rière de la station orbitale les constellations et les pléiades se mouvaient àune lenteur infinie, et derrière-lui les raclements et les martèlementssourds des robots recycleurs dans leur entreprise de récupération déchi-raient son âme comme avec un couteau.― Hep !L'enfant sursauta en pensant avoir été appelé mais ne voyant per-

sonne, il crut avoir affaire à son imagination malade et il reprit donc saroute, avant d'être arrêté de nouveau.― Psst !― Qui est là ? s'inquiéta l'enfant en ne distinguant toujours pas

l'origine de la voix.

178

Page 180: FAÉERIA

― Moi ! Je suis là, près de vous ! reprit cette dernière qui détenait desaccents métalliques et humains simultanément, avec un accent singulier,comme s'il venait de l'autre bout de la station. Mais n'essayez pas de mevoir !― Alors là, pas de problème, monsieur ? lança innocemment Pierre en

reculant quelque peu, car Mademoiselle Pythagore, sa maîtresse declasse l'avait souvent mis en garde contre les mauvaises rencontres qu'unenfant pouvait faire, lorsque par mégarde il se trouvait dans des recoinsmal famés de la station orbitale.― Je ne peux pas vous dire mon nom, vous auriez sur moi un pouvoir

trop énorme ! expliqua l'inconnu invisible et masqué, de surcroît. Répon-dez simplement à cette question : avez-vous observé des androïdes ré-barbatifs et sinistres, dans les environs ?― Non, finit par lâcher le jeune garçon après s'être vigoureusement

gratté le front. Il n'y a que des Recs, dans le coin. Et peut-être aussi unVeilleur, mais ils ne servent pas à grand-chose, par ici.― Des robots au faciès sombre, et demandant après un certain… Sch-

weezbee ? poursuivait la voix en provenant d'un endroit où il n'y avaitstrictement rien, seulement une masse d'herbes sur un talus moussu.― Non, non, répéta Pierre en commençant à s'inquiéter de devoir ainsi

parler tout seul, et de projeter l'aspect d'une personne atteinte de défi-cience psychologique, comme aimait à le dire Mademoiselle Pythagore.Mais qui êtes-vous ?

Il y eut un souffle bas et prolongé, tel un chuintement grinçant.― Chuuuuut ! Je ne peux pas vous le dire, puisque je vous assure que

votre toute-puissance à mon encontre deviendrait par trop importante !Alors, vous êtes bien certain qu'il n'y a pas de Garouffles dans le coin,prêts à tordre le dernier des boulons à un androïde dont l'innocence estabsolue ?― Eh bien, à ma connaissance, oui, balbutia Pierre, mais en vérité je

n'ai jamais vu de ma vie un Garouffle. Je n'ai encore jamais quitté la sta-tion orbitale, vous savez, je suis très jeune.

Pierre cilla brusquement, car voici que maintenant il commençait à dis-tinguer ─ faiblement, il est vrai ─ la silhouette d'un androïde à la sil-houette d'acier blanc et brillant, avec une tête sphérique et tourbillon-nante et un large bandeau noir lui permettant la vision, un thorax ramas-sé et de courtes jambes aux articulations brillantes, aux pieds recouvertsde mica noir.

179

Page 181: FAÉERIA

― Ne me regardez pas, je vous dis ! Vous voulez me faire repérer, ouquoi ? fulminait le robot qui avait tous les airs d'une apparition spectrale,presque aérienne.― Mais je n'y suis pour rien, se défendit Pierre, j'ai seulement regardé

dans votre direction et…― Hum, oui, je comprends, consentit l'androïde d'un ton davantage

conciliant, il faut croire que nos biorythmes internes s'accordent parfaite-ment, révélant ainsi l'existence entre nous d'une forme d'harmoniesecrète.― Ce qui veut dire ?― Nous sommes amis, déclara le robot. Tope-là, mon garçon !Il tendit la paume de sa main d'acier vers Pierre et ce dernier resta in-

terloqué devant cette coutume curieuse, provenant d'une lointaine civili-sation originaire du fin-fond de l'espace.― Qu'est-ce que je suis censé faire ?― Sur Terre, il faut répondre en levant la main à hauteur de l'épaule,

la paume vers son interlocuteur et dire : Tope-là !― Sur la Terre, tu es allé sur la Terre ? l'interrogea alors à brûle-pour-

point le jeune garçon dont les yeux brillaient à cette simple évocation.― Oui, mais la question n'est pas là ! Tu dois réagir à mon Tope

puisque tu es mon ami, dans le cas contraire je vais me trouver dansl'obligation de te tuer ! Sur Terre, c'est comme ça !― Oh ! s'effraya le jeune Pierre qui après un temps de retard mit sa

main à bonne hauteur et hurla : Tope-là !― Bravo, mon garçon ! lui dit l'androïde en fixant avec admiration la

pose sérieuse de l'enfant. Nous, les Terriens, nous ne sommes pas com-modes, tu sais. Tu es certain qu'il n'y a pas de Garouffles, dans le coin ?― Bon sang, non, je te dis ! soupira l'enfant avec un début d'agacement

en tutoyant son nouveau camarade.Ce faisant il jeta malgré tout un regard alentour, les Recs avaient

presque fini leur office et le véhicule à chenilles avait fait plusieurs allerset retours non loin du petit bois où ils se trouvaient. À l'autre bout de sonchamp de vision des bâtiments carrés comme de grands cubes d'acierétaient posés sur la vaste étendue et plusieurs collines s'amoncelaientderrière la bourgade de 173-Accastillage, jusqu'à rejoindre l'extrémité dela grande verrière qui permettait la vie dans cette vieille station orbitale.Il y avait des arbres, fruitiers et ornementaux, il y avait de petites routeset même des animaux sauvages, dont la vie et l'existence était sacréedans le règlement interne de la station. Et un petit groupe de personnesqui bruyamment s'en venaient vers eux.

180

Page 182: FAÉERIA

― Des Garouffles ! Je suis fait ! souffla l'androïde dans un râle.― Mais non, c'est Mademoiselle Pythagore, ma maîtresse, comme elle

ne m'a pas vu en cours elle est partie à ma recherche avec des policiersrobots.― Oh ! Il y a beaucoup de policiers robots, par ici ?― Trois, non, deux, car l'un est en panne et l'on attend la pièce néces-

saire par la navette de transport, murmura Pierre en commençant déjà àbaisser la tête devant les silhouettes métalliques et puissantes qui se rap-prochaient, jointes à une autre plus frêle et menue, à la démarche souple.― Pierre, mon garçon, où étais-tu ? s'exclamait la voie pointue d'un

androïde d'éducation, car l'écran plasmatique de son visage d'acier arbo-rait des traits féminins. Tu n'étais pas en cours aujourd'hui et j'ai dû lais-ser une remplaçante pour te chercher, car je te sais perturbédernièrement.

L'androïde posa une main d'acier délicate et frêle sur les cheveux del'enfant et les caressa avec une douceur infinie. L'un des policiers robotsavait levé la voix.― Cet enfant est un délinquant que l'on doit placer en quarantaine,

afin qu'il ne déstabilise pas le reste des humains de la station, c'est le rè-glement, et ses parents qui visiblement ne peuvent pas lui donnerl'éducation nécessaire doivent être punis d'enfermement également.― Exactement, renchérit l'autre policier androïde, la garde de leur en-

fant doit leur être retirée.― Non ! s'était écrié Pierre de toutes ses forces, serrant les poings

jusqu'à ce que les phalanges de ses doigts acquièrent une blancheurextrême.― Ce serait la pire des choses à faire pour l'équilibre mental et psycho-

logique de cet enfant, qui est très précaire dernièrement, car, comme jevous l'ai dit, son foyer passe par un moment difficile, assura Mademoi-selle Pythagore, la maîtresse de l'unique école de la station. Son père estmécanicien et son synchrotron donne des signes de faiblesse, sa mère tra-vaille dans l'entretien et ils n'ont pas de crédits en nombre suffisant pourpratiquer un échange de coeur.― Le règlement des lois de l'espace est formel, et… .― Soyez sans crainte, je m'occupe de tout, affirma la maîtresse de

Pierre en le gardant sous sa protection. Je m'en vais le ramener en cours,ma remplaçante ne doit plus savoir où donner de la tête à l'heureactuelle.

181

Page 183: FAÉERIA

― Une seconde, reprit le policier dont la silhouette d'acier dégageaitdes reflets brillants sous l'éclat d'un nuage de gaz coloré lentement tra-versé par la station Orgon.― J'ai dit, conclut avec autorité Mademoiselle Pythagore tandis qu'un

véhicule sur coussin d'air et en forme d'oeuf s'immobilisait à leurhauteur.

Pierre et sa maîtresse s'engouffrèrent dans le véhicule et ce dernierdans un sifflement sourd se remit en branle, avalant les obstacles et le re-lief sans la moindre difficulté, laissant derrière-lui les deux robots poli-ciers médusés. Tandis que des édifices austères défilaient autour d'eux,la maîtresse d'école reprit.― Pierre, je n'ignore pas combien tu es troublé, actuellement, et je vou-

drais te dire que si tu éprouves le moindre problème tu ne dois pas avoird'hésitation, tu peux m'en parler aussi souvent que tu le veux. Tu ascompris ?― Oui madame, acquiesça Pierre d'un ton morne tandis que les divers

bâtiments de 173-Accastillage étaient dépassés et que se rapprochait labâtisse vénérable de l'école, avec son grillage antédiluvien et sa pelousejaunie.― En venant depuis le véhicule j'ai vu que tu parlais tout seul, ce n'est

pas sain d'agir ainsi, tu sais, Pierre, tu ne veux vraiment pas qu'après lecours nous en parlions dans mon bureau ?

Mademoiselle Pythagore avait tourné sa tête sphérique vers lui et posésa main sur son épaule, dans le chuintement doux et feutré de ses articu-lations chromées. Pierre avait haussé les sourcils en retour.― Je ne parlais pas tout seul, mademoiselle, je discutais avec un robot

de la Terre, je crois, qui était poursuivi par des Garouffles, je ne saismême pas ce que c'est, des Garouffles. Mais je n'étais pas tout seul.― Je n'ai vu que toi, pourtant, poursuivit Mademoiselle Pythagore tan-

dis que leur véhicule s'immobilisait dans la cour de l'école parmi uncouinement sec. S'inventer un ami imaginaire dans des circonstances pé-nibles est une chose normale et je n'interviendrai pas, lui promitl'androïde d'éducation en gravissant avec lui les marches menant à laclasse du premier étage, où devait se tenir le cours. Mais je le ferais si ja-mais cela prenait des proportions trop graves pour ton équilibrepsychique.― Merci, mademoiselle.L'androïde ouvrit la porte de classe et avant de laisser passer le jeune

garçon elle se retourna à demi en le fixant dans les yeux.

182

Page 184: FAÉERIA

― Ah. Et un Garouffle est un androïde spécialement conçu par la fédé-ration pour détruire, neutraliser ou dématérialiser tout humain ou robot,quel qu'il soit, j'ignore comment leur existence a pu te parvenir auxoreilles mais tu dois éviter de parler de ce thème à quiconque, c'est unsujet très destabilisant pour beaucoup, qu'ils soient humains ou robots.D'accord ?― Oui, Mademoiselle Pythagore, déclara Pierre dont les oreilles com-

mençaient à bourdonner devant les implications que cela supposait.Pierre s'assit sur sa chaise près d'un singe de bonne taille, un chimpan-

zé aux yeux rieurs qui lui fit fête avec moult cabrioles sur son bureau.Tandis que Mademoiselle Pythagore reprenait sa place habituelle der-rière son pupitre, échangeant quelques mots avec sa remplaçante occa-sionnelle, Pierre fit un signe de la main à sa camarade de classe Laura etaux frères Depetiots, qui comme d'habitude grimacèrent et firent descommentaires acides, pour ne pas changer.― Ça va bien, Pierre ? lui demanda de sa voix douce Laura aux grands

yeux clairs, tout en caressant ses antennes frontales d'un index machinal.― Alors, Pierre, il paraît que tu parles avec un ami imaginaire, mainte-

nant ? grinça l'un des deux clones Depetiot, celui qui était sur la gauche,après avoir surpris la conversation entre Mademoiselle Pythagore et saremplaçante.― Je l'inviterai pour mon anniversaire, Youk-youk, se mit à hoqueter

le second des frères tandis que Laura ne put s'empêcher de sourire, cequi fit venir le rouge aux joues de Pierre.― Mais enfin, puisque je vous dis que ce n'est pas un ami imaginaire,

c'est un robot de la Terre, il se cache d'autres robots très méchants surlesquels Mademoiselle Pythagore m'a demandé le silence, et… .― Hein ? Qui c'est qui parle de moi ici ? lança alors la voix reconnais-

sable entre toutes de l'androïde en fuite, et Pierre respira plus à l'aisedans la classe lorsqu'il réalisa la présence du robot.― Enfin ! Tu es là ! Ils pensent que je suis fou parce que personne ne

peut te voir ! Où étais-tu passé ?― Mais je ne suis jamais parti ! se défendit ce dernier. Je suis resté avec

vous tout le long du voyage, sur le toit du véhicule, charmé par cette an-droïde… . heu, séduisante, véritablement. Comment s'appelle-t-elle ?― Mademoiselle Pythagore, répéta Pierre tandis que d'un geste expli-

cite l'enfant montrait le robot de la Terre à ses camarades de classe, dé-clenchant une hilarité générale, au grand dam de Mademoiselle Pytha-gore qui avait repris son cours depuis un bon moment déjà.

183

Page 185: FAÉERIA

― Mademoiselle Pythagore, hein ? murmura le robot d'un ton son-geur. Elle me fait monter la pression d'huile !― Mais pourquoi ils rient comme çà ? s'étonna Pierre en se retournant

vers l'androïde de métal blanc, d'aspect rondouillard quelque peu, il s'enrendait compte après coup.― Hum, je crois t'en avoir parlé tout à l'heure, mon garçon, tu peux

me distinguer parce que nous nous accordons intérieurement, noussommes amis, rappelle-toi, mais eux ne se trouvent pas dans ton cas.Pierre, j'irais jusqu'à soupçonner que non seulement ils ne me voient pas,mais ils ne peuvent pas m'entendre non plus, tant que je reste dansl'anonymat que requiert ma situation.― Ils ne peuvent pas m'entendre non plus ?― Non plus.― Alors j'ai l'air d'un cinglé ? s'étrangla Pierre, cramoisi subitement.― Je le crains, conclut le robot en tapotant sur son petit ventre métal-

lique et rond avec une intonation gênée dans la voix.Dans la classe ─ qui outre les deux clones Depetiots et la jolie Laura, le

chimpanzé braillard, comptait également sept ou huit robots de petitetaille en apprentissage humain ─ les rires étaient à leur comble et Pierrese défendit de son mieux.― Écoutez, je sais que c'est difficile à croire mais je vous assure que je

ne mens pas ! Ce n'est pas un ami imaginaire, c'est un robot de la Terre !Dis-leur comment tu t'appelles, s'il te plaît !― Je ne peux pas, expliqua l'androïde visiblement ennuyé. Je t'ai déjà

dit que je serais à la merci des Garouffles ou bien de n'importe qui !― Et vous arrêtez de rire, idiots ! s'emporta le jeune Pierre vers ses ca-

marades de classe, qui pour l'heure faisaient un beau chahut.― Il a un ami imaginaire ! Il a un ami imaginaire ! chantaient à tue-tête

les deux clones Depetiots.― Ce n'est pas vrai ! criait Pierre en serrant les poings.Sur son banc, près de Pierre, le chimpanzé s'était mis à hurler et coui-

ner à sa manière très caractéristique, tapant sur la table de bois verni dupoing et faisant des cabrioles, tirant un pauvre sourire à son camarade.― Merci, cousin Irvin. Toi au moins tu me comprends !― Pierre être en panne de cerveau, énonça froidement un des jeunes

robots de la classe, dont le numéro d'identification était à demi effacé parun vieux chewing-gum. Pierre devoir être réparé.― Occupe-toi de tes affaires et va plutôt te faire reprogrammer, imbé-

cile ! tempêtait Pierre.

184

Page 186: FAÉERIA

― Laissez Pierre tranquille, dit Laura à la blonde chevelure de sa voixapaisante, il a d'autres soucis que vos bêtises.― Oui, exactement, approuva Mademoiselle Pythagore qui ne parve-

nant pas à faire cesser le désordre au sein de sa classe était venue re-joindre le coeur du débat. Laura a raison, Pierre a bien d'autres soucis.Pierre, mon garçon, reprit-elle plus particulièrement vers ce dernier, je telaisse les trois derniers jours de la semaine pour rester avec les tiens etreprendre tes esprits, car des moments très durs vont survenir pour toi,j'en ai peur. Lorsque tu seras de retour, tu viendras après le cours dansmon bureau car je vais devoir te parler. Nous sommes bien d'accord ?

La voix de Mademoiselle Pythagore avait résonné haut et clair dans lasalle de classe et chacun s'était tu, humain, clone, robot ou alien, chim-panzé. On pouvait entendre dans le lointain le souffle habituel du pro-pulseur d'air ionisé.― Oui, Mademoiselle Pythagore, lâcha Pierre d'une voix éteinte, car il

savait bien tout ce que les paroles de la maîtresse sur son avenir prochesous-entendaient.― Tu peux rentrer chez toi, Pierre, porte-toi bien et à lundi.Dans le silence de la classe Pierre se leva en s'en alla, droit comme un i

et sans même prêter attention au sourire timide dédié par Laura, augrand dam des deux clones Depetiots. Quelqu'un lui tira sur la manchemais il ne réagit pas non plus, traversant le couloir à petits pas etlorsqu'il franchit le portail de l'école il s'aperçut qu'on lui tirait de nou-veau sur la manche et il réalisa la nature de son auteur.― Pierre, que se passe-t-il exactement ? interrogea le robot de métal

blanc. Et pourquoi nécessites-tu si fort d'un synchrotron ?― Mon père… est malade, il faut changer son coeur, soupira Pierre

tandis qu'ils marchaient tous deux dans la petite rue montant la colline,plantée d'arbres somnolents sous la grande verrière de la station orbitaleOrgon. Mais maman dit que nous n'avons pas de crédits, et j'essayaisd'en trouver un, de synchrotron, dans la décharge de l'hôpital lorsque lesRecs, et toi, êtes apparus.― Mmmm, grogna le robot en semblant avoir une pensée déplaisante,

avant de la chasser. Et ce dysfonctionnement.. est ennuyeux ?― Il va mourir, poursuivit Pierre en baissant les yeux devant cette idée

sinistre, et on va l'emporter. L'Administrateur va me donner un autre pa-pa. Mais je n'en veux pas, je veux mon papa, le vrai, je veux mon vrai pa-pa. Maman non plus n'en veut pas, d'un autre. Elle sera malheureuse, jele sais.

185

Page 187: FAÉERIA

Chemin faisant ils empruntèrent une longue route sinueuse, car expli-qua Pierre à son ami il n'était pas pressé de retourner chez lui, pour unmotif qu'il n'osa pas avouer au robot de métal blanc, préférant détournerle regard lorsque ce dernier lui en demanda la raison. Afin de dévier laconversation, Pierre lui posa alors à brûle-pourpoint une question qui letaraudait depuis un bon moment déjà et ce fut au tour du robot de laTerre de montrer une gêne visible.― Mais pourquoi te caches-tu ainsi de ces Garouffles ? Qu'as-tu fait à

la Fédération des Planètes ?― Rien ! Absolument rien ! se récria l'androïde en écartant les bras en

signe d'évidence absolue.― À vrai dire, déclara l'enfant en secouant la tête, rentrant sa chemise

claire dans son pantalon de toile, j'ai du mal à le croire. Les robots poli-ciers et le Juge cybernétique, sur Stallion, ne sont pas coutumiersd'erreurs et de jugements déficients.― Je t'assure, pourtant ! lui confirma le robot, sous le coup d'une peine

immense en constatant l'incrédulité du jeune garçon.― Mmm, acquiesça celui-ci d'un ton morne, car sa maison se rappro-

chait au loin et l'instant redouté devenait d'autant plus proche.― Écoute, que ce soit bien clair, je ne suis pour rien dans une suite

d'évènements fâcheux ayant amenés l'incident dont je ne peux parler etqui a motivé ma fuite. Je n'ai rien fait, je n'ai rien vu et je me suis enfuipar mégarde, autant dire par inattention. Je te le jure !― Et depuis combien de temps te caches-tu ainsi des Garouffles de la

Fédération des Planètes ?― Oh, une dizaine de mois, à peine, glissa le robot.― Je vois, marmonna Pierre en fermant les yeux comme s'il effectuait

un rapide décompte mental. Une dizaine de mois en terme de robotique,pour un humain cela correspond à 900 ans plus ou moins, presque mille.Est-ce que je me trompe ?

Le robot de métal blanc avait couiné de surprise.― Bon sang ! Comment sais-tu cela ?― Les cours de Mademoiselle Pythagore ne sont pas de la tarte, affir-

ma Pierre dans un sourire.― À l'avenir, Mademoiselle Pythagore ferait bien de s'occuper de ses

petites affaires ! explosa bruyamment l'androïde.À cet instant un violent flash naquit devant eux et il se produisit deux

choses tout à la fois, aussi singulière l'une que l'autre : d'abord, le petitandroïde rondouillard de métal blanc disparut jusqu'à acquérir les di-mensions d'une tête d'épingle, laissant Pierre abasourdi devant la

186

Page 188: FAÉERIA

rapidité d'une pareille métamorphose. Puis deux robots trapus et ramas-sés sur eux-mêmes, d'une teinte acier brunâtre avec des striures vertmousse, comme s'ils étaient accourus par-delà l'espace à travers unchamp de météorites aux arêtes pointues venaient de surgir de nullepart, la totalité de leurs senseurs en éveil. Leur crâne de forme vague-ment hexagonale se tournait de part et d'autre en une activité fébrile in-cessante, ayant toutes les apparences de rechercher quelqu'un. Tousdeux portaient le symbole de la Fédération ayant trait au département dela Justice Stellaire, et un G d'airain ciselé ornait leur torse surpuissant. Ilspointaient de manière erratique des armes de poing à la nature meur-trière, Pierre avalant de stupeur sa salive lorsque l'un des androïdess'adressa à lui après que les volutes de fumée consécutives à leur arrivéedans le plan de matière de la station se soient dissipées.― Garçon, as-tu distingué par ici un petit robot blanc, rond et trapu ?

articula-t-il d'une voix aux accents rauque, comme si ses circuits vocauxétaient encombrés de cailloux.― Il est très dangereux, et nos détecteurs de mouvements l'ont localisé

dans ce système, renchérit un autre.― Non, non, balbutia Pierre en secouant la tête, pâle et défait, car le

rapport avec le petit robot de la Terre était par trop évident.Les deux colosses de métal se mirent à arpenter les environs avec une

minutie qui effraya l'enfant, ils soulevaient la moindre branche du sol etpalpaient la terre meuble, scrutaient les sous-bois de leur vision sophisti-quée avant de lâcher un grognement sonore, tenant fermement leur armede poing étincelante.― Il se trouvait là il y a peu de temps encore, garçon, tu es certain de

ne pas l'avoir vu, personne ne t'a signalé cet androïde ?Le Garouffle ─ puisque telle était son identité, ainsi qu'en attestait

l'initiale d'airain ornant son torse large ─ s'était retourné vers lui jusqu'àle scruter intensément, et Pierre se mit à trembler comme une feuille, caril lui restait encore en mémoire les paroles d'avertissement de Mademoi-selle Pythagore, au sujet de ces androïdes surpuissants. Mais déjà le com-pagnon du Garouffle avait repris.― Ce robot est un périlleux malfaiteur, recherché avec force par toutes

les nations de la fédération, et ce depuis longtemps, mille ans,exactement.― Toute personne pouvant aider à sa capture se verra offrir par la fé-

dération des planètes plusieurs milliers de crédits, assez pour vivre tran-quille durant toute une vie humaine, mon garçon, lui expliqua le premierGarouffle.

187

Page 189: FAÉERIA

Pierre conserva le silence, le coeur au bord des lèvres, car si le fait devivre sans souci jusqu'au restant de ses jours lui importait peu, il lui étaitvenu à l'esprit que le synchrotron de son père pourrait être aisémentpayé, et avec un surplus conséquent, si besoin était. Son esprit enfiévrépar le déroulement rapide des derniers évènements provoqua en lui unauthentique tourbillon, et voyant son émoi les deux Garouffless'immobilisèrent en réalisant que Pierre venait de prendre une impor-tante décision.― Oui ? lui demanda le premier des Garouffles.― Cet androïde, qu'a-t-il fait exactement pour mériter de pareilles

poursuites ?Les Garouffles secouèrent leur tête puissante comme si ce n'était pas

du tout la réponse attendue, puis l'un d'entre eux reprit en montrantl'horizon de son arme, à l'image d'un index commode, et meurtrier.― Cet androïde est le plus grand criminel de tous les temps, et la fédé-

ration des planètes n'aura de cesse de mettre la main sur lui. Il abusesouvent de la crédulité des jeunes enfants pour échapper aux poursuites,mais c'est un menteur et un dissimulateur pathologique. Tu es bien cer-tain que tu n'as rien à nous dire ?

Pierre avala de nouveau sa salive et se souvint qu'il lui fallait re-prendre son souffle, alors qu'il était sur le point de manquer d'air, avantde secouer la tête négativement.― Non, désolé, je n'ai jamais vu ce robot.Les Garouffles firent la moue, comme si cette façon de réagir devant

eux leur était coutumière, et ils disparurent sans autre forme de procèsen un flash éblouissant, pratiquement similaire à celui qui leur avait per-mis de jaillir dans le coeur de la vieille station spatiale Orgon. Pierrecontinua sa route et il poursuivit son chemin, car il était tout près de lapetite maison familiale désormais. Sa mère était encore au travail et ellene terminerait pas avant le soir, son père viendrait pour sa part un peuavant, aussi fit-il les derniers mètres tel un somnanbule car il savait trèsbien ce qui l'attendait. Et en effet, sur l'écran visuel de la porte il était in-diqué sèchement par l'Administrateur de la station que le père del'endroit devait avoir intégré l'Hôpital Wellber au plus tard le lendemain,avant que le nouveau père de la maison ne soit dépêché sur les lieux.Pierre s'assit en silence sur le perron de la porte et se mit à pleurer. Aubout d'un long moment, il sentit une légère pression sur son épaule et iln'eut pas besoin de se retourner pour comprendre que l'androïde le plusrecherché de toute la fédération se trouvait près de lui.― Pierre… Je voudrais te remercier pour ce que tu as fait.

188

Page 190: FAÉERIA

― Je n'ai rien fait du tout, renifla bruyamment le jeune garçon ens'essuyant les yeux d'un revers de manche.― Si, au contraire, tu as fait beaucoup pour moi en ne me dénonçant

pas aux Garouffles, reprit le petit robot de métal blanc, et tu m'as démon-tré ainsi que j'avais vu juste à ton encontre, tu es un ami. Un vrai de vrai,comme on dit sur la Terre.― Peuh, tout cela n'est rien, à côté de la mort de mon père. Tu n'as pas

vu l'inscription sur la porte ? C'est fini, fini, tout est fini. C'est fichu.Pierre secoua de nouveau la tête, abattu, tandis que les senseurs du ro-

bot blanc s'escrimaient à déchiffrer les caractères luminescents et cligno-tants sur la porte d'entrée.― Hum, je vois, tes craintes étaient donc fondées, on dirait, grogna le

petit robot rondouillard en tournant de nouveau la tête ensuite vers lejeune garçon. Et bien, puisque tu t'es comporté envers moi comme unami, je vais faire de même à mon tour.― Bah, grinça Pierre dont le moral était au plus bas depuis tout à

l'heure, les Garouffles ont dit de toi que tu étais un menteur dissimula-teur et un pathologique compulsif, ajouta-t-il en mêlant quelque peu desthèmes chers à Mademoiselle Pythagore. Alors, tu sais…

L'androïde le plus pourchassé de la fédération avait semblé abattu aupossible, tentant de se redresser dans un sursaut d'orgueil avant des'avouer vaincu par les arguments de son adversaire.― Oh, et puis pourquoi continuer à le nier, je t'ai menti, à toi et à bien

d'autres, j'en suis bien conscient, va.― Je m'en doutais, figure-toi, articula Pierre en balançant son pied

droit sur le pas de la porte d'entrée.― Oui, c'est vrai, j'ai menti, je ne suis pas originaire de la Terre !

avoua-t-il bruyamment. Je viens de la lune ! Oh, j'ai tellement honte det'avoir menti, Pierre, à toi mon ami qui m'a sauvé des Garouffles ! Mepardonneras-tu un jour ? Mais je peux bien te faire un serment solennel,jamais, au grand jamais, je n'ai éteint le soleil !― Hein ?Pierre avait des yeux ronds comme des soucoupes.― Et bien oui, quoi, en fait je suis un lunaire, mais on parlait couram-

ment terrien, par chez nous, tu sais, on était entourés de terrestres desouche et les traditions de la Terre, aujourd'hui encore, y sont restés trèsvivaces. Maintenant que j'ai confessé mon mensonge, je me sens mieux,tiens.― Ce que tu viens de dire sur l'extinction du soleil, laisse-moi

réfléchir…

189

Page 191: FAÉERIA

Pierre se grattait le front en fixant l'étendue de la grande verrière,fouillant dans ses souvenirs.― Pour l'amour d'Albert Einstein, ne réfléchis surtout pas !L'androïde fugitif était au bord de la surchauffe.― Il y a presque mille ans, la civilisation de la Terre dut quitter son

système d'origine dans un désordre inouï, récita en fermant les yeuxPierre comme une leçon bien apprise, suite à l'extinction de son soleild'origine. L'humanité en exil prit le nom de Fédération des Planètes,conclut-il en fixant bizarrement son interlocuteur métallique.― Voilà, qu'est-ce que je t'avais dit ! Cette Mademoiselle Pythagore

commence à me sortir par les trous d'aération !― Je n'arrive pas à le croire ! Tu as éteint le soleil premier il y a près de

mille ans !― Puisque je te dis que je n'y suis pour rien, je n'ai rien fait et j'irais

même jusqu'à dire que je me désolidarise complètement de ce moi quin'a rien fait ! C'est une cabale de la Justice Stellaire, des caméras hologra-phiques et du syndicat des robots policiers !― Tu te rends compte !Pierre était toujours soufflé par sa découverte.― Oui, bon, le temps a passé, maintenant, ça finira bien par se tasser,

tu verras, affirma l'androïde d'un ton suffisant. Crois-moi, l'humanitégrâce à moi a pris goût aux voyages et un jour pas si lointain, peut-êtremême me remerciera-t-elle. Ira-t-on jusqu'à m'ériger une statue ? Je nesais pas, Pierre, mais je sais seulement une chose, à partir de maintenantje ne te mentirais plus jamais, ou alors sauf si véritablement la situationl'exige. Mais tout ceci n'est rien à côté du malheur guettant ton père, et tafamille, termina-t-il avec un ton de sérieux qui impressionna le jeune gar-çon jusqu'au plus profond de son coeur. Et comme je t'ai l'ai assuré pré-cédemment, avant que tu ne détournes la conversation sur des sujets fu-tiles, je suis prêt à te venir en aide.― C'est vrai ? demanda Pierre dont les yeux brillaient désormais de-

vant cet androïde mystérieux et mythique, revêtu d'un halo de gloire etde lumière.― Oui, absolument, assura le robot en faisant signe au jeune garçon de

le suivre. Tu m'as secouru comme un ami, c'est désormais à mon tourd'en faire autant à ton égard. Viens avec moi.― Où ça ? interrogea Pierre qui après s'être levé et fait quelques pas

vers son ami avait chu en sa compagnie dans un puits gravitationnel,obscur et bruyant.― C'est bien un coeur synchrotron que tu désires pour ton père, non ?

190

Page 192: FAÉERIA

― Oui, modèle hiéréen, s'il te plaît !― La précision est importante, reconnut l'androïde en apesanteur près

de l'enfant, je détiens moi-même des spécificités identiques. Mais nous yvoici.

Par la plus puissante des technologies ils venaient d'émerger dans ledécor somptueux ─ et familier à la fois ─ d'une superette à l'enseigne denéon clinquante et au parking vide, ou presque. À l'exception de plu-sieurs navettes et d'un transporteur lourd, tous les véhicules montraientdes signes d'un état de délabrement avancé. Poussivement un convoyeurdont la couleur d'origine était presque dissimulée par la rouille avait prisson envol sur la piste de décollage, et les différents sas de sécurité encristal s'étaient ouverts les uns à la suite des autres durant son passagetout en se refermant derrière-lui, jusqu'à ce que le transporteur mar-chand s'éloigne dans l'obscurité de l'espace intergalactique en allumantsuccessivement ses différentes turbines.― Alors, tu viens, Pierre ? le pressa d'un ton impatient le petit robot

blanc et rondouillard, tant son état de fugitif paraissait l'avoir condamnéà un état de fuite et de nervosité perpétuelle.

Il se tenait sur le pas de la porte du petit local où des caractères cligno-tants indiquaient que l'établissement ne fermait jamais, et Pierre quin'était jamais sorti de la station spatiale Orgon s'arracha au spectaclepour lui si exotique d'une plateforme de halte, et pénétra à son tour dansle local derrière son ami. On entendait dans un coin le ronronnement baset doux des climatiseurs et plusieurs clients à la mine taciturne ─ des ter-riens, quelques aliens portant des vêtements de voyage, plusieurs ro-bots ─ se tenaient accoudés à la barre brillante d'un comptoir ou bien dé-ambulaient entre les rayons afin de faire leurs achats.

Derrière une caisse enregistreuse automatisée se trouvait un humainbasané à l'âge incertain, et en voyant son turban bleu saphir sur la tête etses habits provenant des travailleurs de l'espace, ses oreilles pointuesémergeant à demi de sous son turban, Pierre réalisa que la vie de cethomme ainsi que ses origines terrestres et alien à la fois ne devaient pasêtre simples à expliquer. Mais il semblait que dans cette plateforme spa-tiale perdue au milieu du cosmos personne ne demandait rien à per-sonne, et Pierre réalisa qu'en définitive pour son projet cela valait peut-être mieux.― Hassan est un vieil ami et il vend de tout, absolument de tout, à des

prix intéressants, souffla le petit robot vers Pierre en se rapprochant ducomptoir. Il ne ferme jamais car en son absence un androïde prend sa

191

Page 193: FAÉERIA

place, nous avons de la chance, car son ami Helsius est moins commodeque lui. Il devrait avoir ce que nous cherchons.

Durant leur conciliabule plusieurs personnes attablées sur le comptoirlevèrent la tête avant de la baisser de nouveau, tout a leurs sombres ─ etconfuses ─ pensées.― Eh bien, voilà un moment qu'on ne te voyait plus par ici, déclara le

dénommé Hassan en quittant des yeux sa caisse enregistreuse, où leschiffres défilaient sans fin à une allure qui donnait le vertige à Pierre. Etcomment doit-on t-appeler, aujourd'hui ? persiffla-t-il tandis que les ha-bitués de l'endroit se mettaient à rire bruyamment.― On ne doit pas m'appeler du tout, soupira l'androïde fugitif qui

craignait bien une pareille réception, car j'ai décidé de ne plus porter denom, afin de ne pas prêter le flanc à des manipulations malhonnêtes.― C'est vrai que ton sens moral est aussi élevé que ta note, dit le te-

nancier en désignant de son index un écran brillant qui venait d'afficherla liste ─ interminable ─ des achats impayés du robot. À ce propos, tu esvenu régler ton ardoise ?― Hum, et bien, en fait, non, poursuivit l'androïde visiblement gêné

devant l'expression effarée de Pierre. Mais tu sais que tôt ou tard je règletoujours mes dettes, Hassan, même si actuellement je suis un peu long jene t'ai jamais fait faux-bond.― Mmmm… exhala Hassan après avoir placé dans sa bouche un ha-

vane odorant et fumant, nanti de cette fameuse couleur orangée caracté-ristique de tous les havanes provenant des plantations sous abri deMèzes-sur-Xelabion.― Pour tout te dire, j'ai besoin d'un coeur synchrotron, neuf, de taille

adulte. Il doit être de conception hiéréenne, c'est très important.― Mmmm…Hassan derrière sa caisse enregistreuse avait lâché une volute odorante

qui alla se perdre dans le plafond brillant, dont le chrome commençait às'écailler par endroits. Il mâchouilla son havane d'un coin de sa bouche àl'autre, à la secrète admiration de Pierre car pour ce faire il ne l'avait pastouché des mains le moins du monde, et il éructa.― Non.― Quoi, non ? bafouilla le petit robot blanc en cédant à un début de

panique. Tu n'as pas cet article en rayon ou bien tu refuses de me lecéder ?

Le dénommé Hassan poussa une lourde volute bleutée vers les deuxamis, manquant bien faire tousser Pierre à cause de l'âcre fumée, et levendeur après s'être penché au-dessus de son comptoir se rassit sur son

192

Page 194: FAÉERIA

tabouret tandis que des clients exotiques continuaient à entrer et sortirdans la superette anonyme du fin-fond de l'espace.― Un des deux, devine lequel, sourit le vendeur avec une grimace

sarcastique.― Hassan, je n'ai pas le temps de jouer aux devinettes, je suis recher-

ché par des personnes dont il vaut mieux éviter de prononcer le nom, ettu le sais.

La voix du petit robot rondouillard avait viré vers les aigus, mais celledu vendeur Hassan de la plate-forme de halte était d'un calme tranchantavec l'agitation de l'un de ses visiteurs.― Je le sais très bien, et justement cela, vois-tu, c'est ton problème, re-

prit le vendeur en croisant ses bras, non sans avoir prêté attention à unclient drapé dans une uniforme voyant, qui partit par l'entrée principaleavec son achat sous le bras. Écoute, tu devrais au moins payer une partiede tes dettes avant de me demander de te consentir un créditsupplémentaire, suggéra-t-il en montrant derrière-lui l'écran hologra-phique où se déroulait en boucle la petite note du robot fugitif. Ce seraitla moindre des choses, non ? Tu n'as vraiment pas la moindre once debon sens, conclut-il d'un ton définitif.― Hassan, j'ai terriblement besoin de ce coeur synchrotron, supplia

l'androïde blanc brillant en voyant que l'issue des évènements prenait untour désagréable et commençait à lui échapper. Je te demande au nom denotre vieille amitié de me faire confiance et de me donner ce que je te de-mande une dernière fois, une dernière, je te le jure, et jamais plus je ne tedemanderai quoi que ce soit. Si tu me donnes le synchrotron, la pro-chaine fois que tu me verras, ce sera pour solder mes dettes, je te lepromet.― Toutes tes dettes ?Hassan le vendeur de la superette spatiale avait éclaté de rire et

d'autres habitués de l'endroit aussi, à la grande gêne du petit robot etmême de Pierre, qui jamais de toute sa vie ne s'était retrouvé dans une si-tuation aussi embarrassante.― Tes sarcasmes me blessent beaucoup, Hassan, tu n'as donc plus

confiance en ma parole ?― Non, rit de nouveau le vendeur et cette fois-ci la plupart des clients

gloussèrent avec lui.― De toute façon, tu n'as même pas de synchrotron de fabrication hié-

réenne, alors, lâcha l'androïde fugitif avec une faible voix, car il était toutbonnement en train de perdre pied.

193

Page 195: FAÉERIA

― Tu n'as pas entendu ce que je t'ai dit, tout à l'heure ? lui reprochaHassan sans cesser de jouer avec son havane, en un brouillard bleu etodorant, tandis que dans un coin un écran plasma grésillait de vieilleschansons colorées des Ceintures d'Aldébaran. Bien sûr que j'en ai, j'en aiun seul, mais j'en ai un. C'est la confiance en toi que je n'ai plus.― Ah.La mine du robot était dépitée, et depuis un moment déjà il n'osait

plus regarder en face le jeune Pierre, car sa honte était intense.― Monsieur…― Uh ?Le vendeur était abasourdi de ce que le jeune Pierre, qui jusqu'à pré-

sent n'avait pas encore ouvert la bouche, s'exprime d'une voix détermi-née et claire, même si elle portait dans le ton et la voix toute la verdeur etla faiblesse de ses jeunes années.― Ce n'est pas votre ami qui a besoin de ce coeur synchrotron, en véri-

té, c'est moi. Ou plutôt, je devrais dire, c'est mon père qui est trèsmalade.― Uh ? répéta le commerçant en manquant de surprise lâcher son ha-

vane. Ton père ? Mais comment tu t'appelles ? Et d'où viens-tu ?― Je m'appelle Pierre, monsieur, et je viens de la station spatiale

Orgon.― Orgon ? Elle existe encore ? s'étonna le commerçant en plissant les

yeux. Je croyais qu'elle était déserte et abandonnée depuis longtemps !― Elle existe toujours, monsieur, et il s'y trouve des terriens comme

moi et quelques aliens, des clones et nombre de robots. Mais c'est vraique notre existence est presque ignorée de la fédération.― Je vois, grogna le dénommé Hassan en jetant un regard sombre sur

le petit robot de métal blanc, je vois de quelle manière cet énergumène apu se retrouver là-bas comme par hasard…― J'ai vraiment besoin de ce synchrotron pour mon père, monsieur.

Sincèrement.― Mais… Il se présente deux problèmes à toi, en ce moment, au lieu

d'un seul. Le premier, c'est que ce genre d'article de par les lois de la fé-dération ne peut pas être fourni à des humains, mais uniquement à desrobots, d'abord.― Je suis là, moi ! précisa d'une voix vibrante l'androïde fugitif.― Et ensuite, poursuivit Hassan le commerçant en continuant de mâ-

chonner son gros cigare orangé, il faut des crédits, beaucoup de créditspour cela, mon garçon. Je ne suis pas un commerce caritatif, moi. 500 cré-dits est la somme qu'il faut débourser pour un synchrotron neuf,

194

Page 196: FAÉERIA

d'origine hiéréenne. J'en ai un en stock, et c'est le seul qui me reste. As-tucet argent ?

Le robot blanc avait baissé la tête d'un air morne mais Pierre s'était re-dressé, les yeux brillants.― Non, monsieur, mais j'ai moi.― Comment ça, moi ? demanda le commerçant en tenant son cigare

hors de la bouche pour reprendre son souffle, le dernier des clients ─ àpart les deux amis ─ venant de quitter les lieux au terme de sesemplettes.― J'ai entendu dire qu'il est des endroits où l'on vend des enfants pour

les maisons riches, ou bien des usines de travail, je suis prêt à me vendres'il le faut pour avoir ces 500 crédits.― Pierre, mais que dis-tu ! souffla le robot de métal d'un ton abasour-

di. Je te l'interdis, tu entends ?― J'ai bien réfléchi, tu porteras le coeur à mon père puisque tu sais où

j'habite, et puis je m'échapperai, ils ne pourront pas me retenir contremon gré. Je franchirai l'espace et je retrouverai ma maison, et mesparents.― Les choses ne sont pas si simples, Pierre… lui répondit l'androïde

fugitif avec tristesse.Derrière son compteur le commerçant Hassan respirait par saccades,

les yeux exorbités sous son turban comme s'il manquait d'air.― Tu expliqueras à mon père la situation, avec son synchrotron neuf il

partira à ma recherche, je le sais, et si moi je m'échappe nous finirons parnous rencontrer, c'est certain. Nous nous sommes bien trouvés, tous lesdeux !― Écoute, Pierre, cette idée que tu viens d'avoir est une abomination et

je t'interdis de la réaliser, tu m'entends ? Même si je ne suis qu'un an-droïde face à un humain, je suis également ton ami.― Tu comprends, il n'y a pas d'autre solution si je veux garder mon

vrai papa…Le petit robot de métal blanc avait secoué la tête, comme si de vivre

aussi longtemps parmi les humains lui en avait fait adopter les us et cou-tumes. Hassan avait pointé un index accusateur vers le jeune Pierre maisne parvenait toujours pas à articuler le moindre mot, en proie à une émo-tion par trop violente.― Si, Pierre, il y a en a une autre et je te demande pardon de ne pas

t'en avoir parlé auparavant, je t'en ai déjà entretenu brièvement mais tun'y as pas fait attention : je suis de conception hiéréenne, moi aussi, et j'aiun synchrotron en parfait état.

195

Page 197: FAÉERIA

― Ah bon ?― Oui, Pierre, et vu que tu acceptes de donner ta vie pour ton père, je

peux bien donner mon synchrotron pour lui.― Mais tu vas mourir, alors ! s'exclama Pierre en ouvrant de grands

yeux.― Bah, j'ai bien vécu, tu sais, et puis, les Garouffles me retrouveront

tôt ou tard, alors… Tu m'as sauvé la vie, je te dois bien ça. Ne sommes-nous pas amis ?― Je ne sais pas quoi te dire…― Toi ! Toi ! parvint enfin à articuler le commerçant derrière son

comptoir.― Si tu ne sais pas quoi dire, garde donc le silence, déclara l'androïde

de métal blanc du tac au tac sans prêter attention le moins du monde à lagesticulation nerveuse du commerçant, qui allait croissant. Je suis moi-même soufflé par ce que je suis en train de faire, alors…― TOI ! hurla de nouveau si bruyamment Hassan, que le petit robot et

le jeune Pierre ne purent s'empêcher de sursauter. TOI ! Mais tu es fou !Où crois-tu que tu te trouves ici ? C'est un commerce décent, chez moi, etje respecte les lois fédérales ainsi que la justice stellaire de toute monâme ! proclama-t-il en vociférant à la ronde, comme si des personnes ex-térieures pouvaient l'entendre, alors que l'établissement était désormaisvide à part les trois occupants de l'endroit. Comment peux-tu me faireune pareille proposition, alors que les caméras holographiques invisiblesse promènent de partout ? Tu veux me faire inspecter ? Tu veux me faireretirer ma licence, c'est ça que tu veux ? Par tous les dieux de l'espace !

Hassan le gérant de la superette était proprement catastrophé et enproie à une nervosité extrême, aussi Pierre crut-il bon de préciser.― Mais monsieur, j'ai seulement voulu…― Chut ! Chut ! CHUT ! Tais-toi ! lui intima le commerçant dont le vi-

sage ridé et bronzé par les rayons de l'espace se trouvait sillonné degouttelettes de sueur. Silence ! Laisse-moi parler !― Hassan, écoute, tu n'as pas de souci à te faire, l'interrompit avec sa

faconde habituelle le robot blanc et rond, nous en avons déjà discutéentre nous et… .― Toi, tais-toi aussi ! Disparais, si tu le peux ! lui ordonna Hassan en

réajustant son turban sur la tête, car il s'était partiellement défait parcause de son agitation.

Et il jeta son cigare à terre avant de reprendre, les deux mains bien àplat sur le comptoir luisant.

196

Page 198: FAÉERIA

― Je suis un honnête homme et jamais, au grand jamais, je n'ai enten-du une demande aussi infamante et blessante. Je suis peut-être un vieuxcommerçant et certains de mes clients se moquent de moi dans mon dosen me montrant du doigt, disant : " Regarde, ce vieil homme qui tra-vaillera jusqu'à ses mille ans ", mais j'ai droit au même respect que jedonne à chacun de mes clients, tu entends ? Cette plaisanterie détestableest du plus mauvais goût !― Mais, monsieur, ce n'était pas du tout une plaisanterie, affirma

Pierre dont les grands yeux noirs et limpides étaient tournés versl'homme enturbanné derrière son comptoir.― Pierre, Hassan, calmez-vous, voyons, essaya de s'interposer le petit

robot de métal, puisque je vous dis que je viens de trouver la solution !Mais personne ne lui prêtait la moindre attention, à son grand dam. En

réalisant la sincérité, aussi cruelle soit-elle, de la demande faite par lejeune Pierre l'homme sans cesser de se cramponner à son comptoir avaitcillé des yeux, le souffle court, haletant en silence un court instant avantde reprendre d'un ton davantage posé et presque onctueux, une gravitéextrême peinte sur son visage buriné au nez un peu tordu, se rendaitcompte avait retard le jeune garçon.― Mon garçon, ce que tu viens de me demander là est très dangereux

et je te conseille instamment de ne plus agir aussi sottement à l'aveniravec personne. Si je n'étais pas un homme de principes, j'aurais pu appe-ler de méchantes gens qui effectivement auraient donné beaucoupd'argent à ta famille, mais les tiens t'auraient perdu à jamais. Il est desnations dans l'espace où l'on peut te cloner contre ta volonté jusqu'à troisfois sans être inquiété par la loi, le sais-tu ? Et des usines de travail où tun'aurais plus jamais vu la lumière du jour de toute ton existence, en es-tuconscient ? Mais je suis un terrien, comme toi, et ta sincérité et ton cou-rage viennent de toucher mon coeur. Je préfère ne pas te parler non plusde ces maisons de riches qui sont des centres de plaisir, tout simplement,et dont la seule évocation flétrit mon âme.― Je savais que tu étais quelqu'un de bien, Hassan, coupa d'une petite

voix l'androïde fugitif, c'est pour cela que je l'ai mené ici.― Mmm, gronda Hassan en lui jetant un regard en biais lourd de

conséquences.Pierre en distinguant sous son turban de soie les oreilles du commer-

çant qui s'allongeaient curieusement songea en son for-intérieur qu'ilavait dû enrichir ses gênes terrestres en cours de route, mais il préféra nerien dire et laisser parler son interlocuteur. Celui-ci avait repris de

197

Page 199: FAÉERIA

nouveau ce ton posé qui tranchait si curieusement avec son agitationprécédente.― La demande que tu m'as faite est extrêmement dangereuse, car si

elle venait aux oreilles de la police stellaire à travers les caméras hologra-phiques invisibles, elle pourrait faire une fouille de mon petit commerce,et, disons, je pourrais avoir des soucis. Je te demande donc de ne plusm'importuner jamais en me faisant des propositions aussi malvenues.― Je…― Laisse-moi finir, Pierre, lui demanda le commerçant.― Mais puisque je vous dis que je viens de trouver la solution !

s'égosillait l'androïde fugitif en pure perte, vu que nul dans le local com-mercial ne lui prêtait la moindre attention.― Je t'ai dit que j'étais un terrien comme toi et c'est la vérité, jamais je

ne laisserai un frère de race dans le malheur, poursuivit avec un ton em-preint de sérieux le gérant de la superette spatiale. Je t'ordonne donc dene plus jamais me demander une chose pareille à l'avenir, pour le biende mon commerce, et de ne plus jamais remettre les pieds ici, c'est biencompris ?― Oui, lâcha Pierre dont la gorge s'étranglait déjà en pressentant une

issue fatale.― En échange, je te donne ─ pour prix de la paix et de la survie de

mon commerce ─ le synchrotron que tu désires. Il n'y a plus tellement dedemande pour ces produits depuis que les Taïwanais de Sigol les pro-duisent à la chaîne, de toute manière.― Voulez-vous que je vous dise ? Cette idée est bien meilleure, mar-

monna l'androïde de métal blanc dans son coin, vu que personne nel'écoutait plus depuis un moment.

Le jeune Pierre était resté pétrifié tandis que le commerçant s'en étaitrevenu d'une pièce voisine en tenant à bout de bras ─ après avoir souffléla poussière se trouvant dessus ─ un cube de bois vernis de petite dimen-sion, renfermant visiblement un bien précieux. Pierre dont les yeuxbrillaient tendit les bras mais Hassan la donna au petit robot, en expli-quant de vive-voix.― Les lois fédérales interdisent aux humains la propriété de ces objets,

à cause de la loi c'est ton " ami " qui doit en avoir la charge.― Je le tiens ! Je le tiens ! criait d'une voix perçante ce dernier.― Rappelle-toi que le prix à payer pour ce synchrotron est de ne plus

me faire jamais, à moi ni a un autre, une pareille proposition. Et de neplus prendre la direction de ma superette sous aucun prétexte, d'accord ?lui dit Hassan tandis que les deux camarades s'enfuyaient vers la sortie.

198

Page 200: FAÉERIA

― Oui, monsieur Hassan !― Et toi, toi… . lança ce dernier en direction du petit robot fugitif.― Compris, lui assura sobrement celui-ci, je ne mets plus jamais les

pieds ici, c'est juré.― Non ! Tu reviendras solder ta dette ! Où tu te crois ? C'est un com-

merce, ici !― M'aurais étonné, tiens ! grinça le robot rondouillard tandis que le

patron de la superette prodiguait successivement un sourire chaleureuxau jeune garçon et un regard critique sur son compagnon de métal.

En un éclair les deux amis s'étaient mis à courir sur le chemin gou-dronné menant vers la piste d'envol, et un Pierre radieux ainsi qu'un an-droïde enserrant dans ses bras un inestimable butin reprenaient le puitsnoir et hurlant qui leur avait permis de rejoindre cette plateforme dehalte perdue au fin-fond de l'espace. Mais dans le bref intervalle que du-ra leur transfert intergalactique, un funeste évènement survint. Deux ro-bots énormes et trapus émergèrent subitement du néant tandis que lesdeux amis évoluaient en un décor sombre et strident, et sans même ou-vrir la bouche ils usèrent de leurs armes de poing pour tirer un feu croisécrépitant sur le robot fugitif. Il fut disloqué en plusieurs morceaux parles deux Garouffles et tandis que le robot hurlait d'un ton strident en lâ-chant la boîte précieuse, cette dernière fut atteinte de plein fouet et explo-sa en une gerbe d'étincelles multicolores. L'androïde et les débris du syn-chrotron s'évanouirent dans l'ailleurs intersidéral et Pierre hurla de dou-leur et de chagrin― Schweezbee ! Schweezbee ! SCHWEEZBEE !Le puits gravitationnel toucha à son terme et Pierre finit par reprendre

pied sur le sol poussiéreux et terne de la station spatiale Orgon, tandisque les deux Garouffles venant de mener à bien leur sinistre besogne setournaient vers lui, visiblement satisfaits.― Nous savions que tôt ou tard nous le retrouverions à travers toi, il

nous a suffi de te laisser seul puis de te rechercher ensuite, aussi facileque cela, énonça l'un d'entre eux de sa voix rauque.

Le Garouffle allait se dématérialiser vers son lieu d'origine lorsque ledernier robot au torse puissant orné d'un G d'airain reprit en tournantvers lui sa tête hexagonale, aux capteurs brillants et ultrasensibles.― Normalement, selon les lois stellaires, tu pourrais avoir des ennuis,

mais ton âge et l'aval de ton mentor robotique ─ une certaine M.P ─ tesauvent de ton soutien à ce terrible malfaiteur. Tu n'auras plus affaire ànous. Mais évite de croiser notre route à l'avenir.

199

Page 201: FAÉERIA

Pierre, abattu et le moral en berne, approuva de la tête silencieusementen déglutissant avec peine. Son ami le robot avait été détruit à jamais parles Garouffles, et le synchrotron qu'ils avaient ramené à grand-peinen'était plus que cendre. Ce jour était à marquer d'une pierre doublementnoire et Pierre fit quelques pas avant de s'asseoir sur un caillou et deprendre sa tête à deux mains. Le temps était passé depuis son départavec Schweezbee, son nouveau père devait être arrivé et l'ancien, le vrai,celui qu'il aimait tant… Pierre releva la tête avec surprise. Mais n'était-cepas sa mère qui venait au loin vers lui en criant de joie ? Et pourquoiavait-elle cette expression ravie sur le visage ? Le coeur de Pierre se mit àbattre la chamade. Où était donc son père ? Quel était ce papier argentéqu'elle agitait à la main ?

La cloche de sortie de leur petite école sonnait à toute volée et Made-moiselle Pythagore sur le pas de la porte leur prodiguait ses derniersconseils.― Laura, n'oublie pas de faire tes devoirs cette fois-ci ou bien je serai

dans l'obligation de te punir ! Et toi, Irvin, essaye d'être plus calme du-rant les cours ! Pierre, nous nous reverrons une dernière fois après laclasse à la même heure, c'est d'accord ?― Oui, M'dame, lui répondit le jeune Pierre en se retournant à demi,

tout en raffermissant sur son épaule la sangle de son sac de classe, entoile brune.― Pierre, commença Laura en marchant à ses côtés dans le lent dodeli-

nement de ses antennes frontales, je suis bien contente que tout se soit ar-rangé pour toi au mieux, tu sais. Pendant un moment, tu m'as presquefait peur, tu parlais tout seul en classe et tu étais très agité…

En hurlant les deux clones Depetiots venaient de les dépasser sur lechemin du retour et de lui asséner une bonne bourrade sur l'épaule,comme à chaque fois qu'il parlait avec Laura. Pierre parvint à esquiver ledernier coup et à donner une calotte sonore au second, après avoir man-qué le premier.― Oui, moi aussi je suis très soulagé. Mademoiselle Pythagore m'a dit

après le cours que mon amélioration était visible et que ma névrose com-portementale était en régression.

Pierre sourit à Laura et comme toujours dès qu'ils évoluaient deconcert son coeur se mit à battre plus fort, tandis que la jeune alien de67-Cagliostro rosissait en le fixant.― Mais que s'est-il passé en définitive ?

200

Page 202: FAÉERIA

Pierre se rembrunit fugitivement à l'évocation de cette période trou-blée et il essaya de se remémorer.― En fait, je n'en sais trop rien moi-même, reconnut ce dernier. Ma-

man m'a simplement montré un papier des postes intergalactiques certi-fiant qu'un synchrotron flambant neuf nous avait été envoyé ─ contreremboursement ─ à notre adresse depuis les satellites de Samoa, et nousne savons rien de son expéditeur. Il n'y avait rien d'autre dans le paquet,rien, ni facture ou explication. Maman et moi étions très surpris maisnous n'avons pas essayé de chercher plus loin, tu comprends.― Oui, bien sûr, approuva Laura en opinant du chef tandis qu'ils par-

venaient à l'angle du chemin menant à leurs demeures respectives. Vousétiez bien trop contents de sauver ton père.― Exactement, déclara Pierre, c'est un mystère sans explication,

puisque le synchrotron que j'avais trouvé est parti en fumée.― Au revoir, Pierre, à demain, lui dit Laura en agitant le bras en signe

d'adieu, marchant sur le petit chemin menant à son foyer.― À demain, Laura, conclut ce dernier en prenant la direction de sa

maison, la plus éloignée de l'école.Pierre avança à petits pas et avait à peine fait une dizaine de foulées

qu'une voix dans les buissons proches l'interpella de manièrecaractéristique.― Hep !― Hein ? sursauta Pierre comme s'il avait été touché par la foudre, car

il reconnaissait ce timbre de voix, et discernait même à présent une sil-houette familière.― Psst !― Bon sang ! C'est toi, Schweezbee ?Pierre ouvrait de grands yeux alors qu'émergeait lentement de

l'inconnu le robot de métal blanc, qu'il avait vu se disloquer en millemorceaux dans le puits de transport.― Oui ! Et je t'ai dit mille fois de ne pas… . s'emporta-t-il avant de lâ-

cher : et puis qu'importe de toute façon. Mais comment sais-tu mon nom,au fait, toi ?― Disons, avoua Pierre sans sourciller, c'est de l'intuition infantile, car

en fait il n'osait pas avouer à son ami que celui-ci le lui avait révélé à soninsu dans une conversation, au tout début de leur rencontre.― De l'intuition infantile ! Que c'est fort ! C'est même puissant ! souffla

avec respect l'androïde grassouillet avant de reprendre : il faudra que jepense à ajouter cette notion dans mes programmes, pour une utilisation

201

Page 203: FAÉERIA

ultérieure. Mais la question n'est pas là, avez-vous bien reçu mon paquetavec le synchrotron, que je vous ai envoyé par la poste intergalactique ?― Oui, contre remboursement, assura Pierre dont le sourire dévorait

maintenant le visage, je savais bien que cela ne pouvait être que toi !― Oui, hum, financièrement je suis un peu juste, aussi je n'ai pas eu le

choix. L'important est que ton père soit au mieux, désormais, n'est-cepas ?― Tout à fait, mon deuxième papa est reparti par la même navette qui

l'avait amené, et je ne le regrette pas, car il me déplaisait beaucoup ! Maisoù as-tu trouvé ce synchrotron, Schweezbee ?― Eh bien, en fait, expliqua l'androïde sans bouger du buisson où il

s'était terré, lorsque je suis parti dans tous les sens et en mille morceauxj'ai eu la surprise de constater, bien malgré moi, que je portais àl'intérieur de mon corps, plus précisément au niveau de ce que vous ap-pelez le fessier, dans un compartiment hermétique un deuxième syn-chrotron de rechange, ce qui est une particularité assez rare chez les ro-bots mais pas exceptionnelle. Je ne savais rien de tout cela jusqu'à lors, si-non nous nous serions évité cette odyssée. Donc lorsque je me suis re-constitué près de la planète-force Magna je n'ai eu qu'à m'accrocher à unravitailleur et à me laisser transporter jusqu'à une colonie d'accueil. Là, jesuis allé aux postes intergalactiques et j'ai envoyé mon coeur synchrotronde rechange chez toi.― Une seconde, je t'ai vu être anéanti par les Garouffles. Rien ni aucun

système de survie ne peut lutter contre leurs armes, qui sont étudiéespour anéantir totalement.― Exact, poursuivit Schweezbee le robot en fixant les environs,

veillant à ce que nul ne puisse observer leur petit dialogue. Et c'est là quetu as agi de main de maître, sans le savoir, bien sûr. Car même si tu as pudeviner mon nom avec ton intuition infantile, je t'avais interdit del'énoncer à voix haute, car tu aurais pu avoir une trop grande influencesur moi, et les choses se sont effectivement passées ainsi.― Mais comment cela pourrait-il être possible ? s'étonna Pierre avec

une mine ahurie. Qu'est-ce que tu entends par là exactement ?― Je veux dire par là que nommer quelqu'un c'est détenir une part de

son être, car Schweezbee est mon nom secret, et vu que nous sommes liésintérieurement par notre amitié tu as neutralisé par tes cris l'action desrayons destructeurs utilisés par les Garouffles. En principe ils interdisentaux systèmes robotiques de se reconstituer, ce qui est notre forme de sur-vie à nous, les robots.

202

Page 204: FAÉERIA

― En prononçant ton nom j'ai donc permis à ton système protecteurrobotique de fonctionner correctement malgré les pulseurs des Ga-rouffles, comprit Pierre en réajustant sur son épaule la sangle de tissu deson sac scolaire.― Exactement. Et cela uniquement parce que tu as prononcé mon nom

et que tu es mon ami, affirma Schweezbee en continuant à se dissimulerau coeur du buisson végétal.― Je ne pourrais jamais te remercier assez, Schweezbee, déclara Pierre

d'une voix étranglée.― Tu m'as sauvé la vie plusieurs fois, Pierre, lui répondit le robot, ce

serait bien plutôt à moi de t'être reconnaissant. Tu crois qu'un robot et unhumain peuvent être amis pour la vie, Pierre ?― Bien sûr, Schweezbee, j'en suis certain, même. Mais toi, que vas-tu

faire, maintenant ? l'interrogea Pierre.― Je vais continuer à me cacher par-delà l'espace et le temps, soupira

l'androïde rondouillard avec un ton théâtral, suite au tragique quiproquoque tu sais. Je n'ai pas d'autre alternative, hélas.

Pierre se mit à rire et lui fit un signe d'adieu de la main, car ses parentsl'attendaient sur le perron de la porte, non loin de là. Schweezbee soupi-ra en observant l'hilarité de Pierre, qui n'ignorait rien de la bourde cos-mique commise par le robot il y a presque mille ans.― Ah, tu peux bien rire, va, on voit que tu ne partages pas ce destin

funeste qui est le mien, se lamenta-t-il tandis que l'enfant s'éloignait len-tement. Tu crois que je peux rester dans la station Orgon ?― Les Garouffles ont dit que je ne les reverrai plus, et je n'ai pas

l'intention de partir d'ici jamais ! Reste donc autant que tu le veux !― On se revoit demain à l'école, Pierre ? Mademoiselle Pythagore sera

là ?Pierre se mit à rire de nouveau et ne lui répondit pas, tandis que Sch-

weezbee piqué au vif lui lançait de loin.― Tu crois que je ne pourrais pas lui plaire, hein, c'est ça ? Je suis trop

petit ? Mais je peux me grandir autant que je veux ! Ingrat !Pierre courait désormais vers sa maison et s'était jeté dans les bras de

ses géniteurs qui l'attendaient en souriant. Les deux androïdes le ser-raient contre leur coeur et Pierre embrassa tendrement son père et samère au métal tiède, à l'expression holographique paisible et sereine. Ilsentrèrent tous trois dans leur demeure et refermèrent soigneusement laporte derrière eux.

À travers l'espace intergalactique, la station spatiale Orgon franchissaitl'infini étoilé en clignotant de mille lumières douces et vives, tandis que

203

Page 205: FAÉERIA

dans son sein une communauté d'êtres, divers et disparates, s'apprêtaitau sommeil sous la grande verrière protectrice. Loin des routes commer-ciales et à l'écart de la fédération des planètes, la station s'acheminaitdans sa route lente et rectiligne, sûre et immuable tandis que des cargoset de puissants transports de marchandises passaient au loin en créantdes remous dans la matière de l'espace. La station Orgon quant à ellepoursuivait sans faiblir son idéal cybernétique en rêvant de tendresse etde paix, d'amitié ainsi que de bonheur sans fin.

204

Page 206: FAÉERIA

TABLE DES MATIERES

"Les trois sorcières" a été publiée dans le fanzine Chimères nº32, enjuin 1996.

"La ténébreuse saga de Nudd le chat" a été publiée par le fanzine Mi-cronos nº24, en octobre 1996.

"Éléonore de Noircoeur" a vu le jour au sein de la revue Trinity nº6-7,Été 2001.

"Ragnarök" est sortie dans le fanzine Artéfact 61 nº7, en février 2001."La Grande Nuit" a été publiée également par le fanzine Artéfact 61

nº9, avril 2001."Bois Joli" est sortie dans l'anthologie "Rêves d'Ulthar", 21 histoires de

chats fantastiques, aux éditions de l'Oeil du Sphinx. Août 2002."L'étrange et fuyant monsieur Casimir" est parue dans la revue Solaris

nº142, en juin 2002."Dard et Décès": cette nouvelle a été publiée sur un blog, de blogspot

plus exactement, à l'url suivante:http://fantasyfictionfantastique.blogspot.com/ En date du 27/11/2004.

"Amarante et Turquoise" est sortie dans une antho du GR 746, un col-lectif d'auteurs, au sein de l'ouvrage "Explorateurs et autres découvertes"vers le mois de février 2007, environ.

"Bielles, vampires et rock'n'roll" a également été publiée par le collectifGR 746, sous un titre différent. Je la publie ici avec son titre original,l'anthologie portait le titre: "Et si… "

"La Vallée Perdue" a été publiée par les pages du numéro 2 du prozinede l'ODS, Dragon&Microchips, en décembre 2007.

"Songedor" est une nouvelle poétique et ensommeillée qui reposeentre les pages d'une autre anthologie du GR 746, arborant le doux titre"D'un rêve à l'autre". En date du 09 septembre 2008.

La nouvelle "Schweezbee" est totalement inédite et elle constitue le fi-nal, le clou du spectacle et l'apothéose (hum, en toute modestie) de ce re-cueil de nouvelles que vous êtes parvenus à lire jusqu'au bout, dirait-on.Elle constitue apparemment un virage de mon inspiration du fantastiquevers la science-fiction, ce qui quelque part me sidère moi-même, maisaprès tout, pourquoi pas? Il n'est pas de mauvais chemins, ni de tristesdestinations. Il n'y a que des voyages.

205

Page 207: FAÉERIA

Du même auteur sur Feedbooks

Iron Duck (2012)Loin des obscures terres du Chaos sur Valhalla, perchés sur despics rocheux et presques inaccessibles se dressent les Scytées desImmortels, bien au-dessus des Abysses avec ses terribles habi-tants, les Invisibles, ceux des Profondeurs. Périodiquement ilsgrimpent les pentes de l'Amasoutra, montagne divine supportantValhalla, et ses habitants célestes n'ignorent pas qu'une fois deplus ils emporteront un habitant de Valhalla dans leur sombreroyaume, après avoir franchi les murailles. Le défenseur ancestralet protecteur de la Scytée a disparu depuis bien longtemps et lescélestes de Valhalla sont désarmés. Ne se trouvera-t-il pas un êtrecourageux capable de se dresser face aux Invisibles des Profon-deurs et de leurs cohortes?

CHAMPIS (2012)Valentin pense être d'une autre famille que celle où il se trouve,dans le petit village de Vielle-sur-l'Adour. Souvent plongé dansd'interminables lectures qui font galoper son imagination, sa ren-contre avec une entité bienveillante, l'Esprit dans les Choses, n'ychangera rien, il pense être un Champis, un enfant trouvé dans unchamp. Mais une nuit son Destin lui apparait en rêve et l'enjointd'affronter ses doutes au Pays des Enfants, où la vérité sur ses ori-gines pourra lui être révélée... Son Destin lui fait don d'une for-mule magique pour rejoindre ce royaume merveilleux et un jour,après quelques péripéties, il foule durant son sommeil ce pays tantdésiré.

Projet Ailes de Fer (2012)Mille fleurs dans vos heures, le bonheur pour vos coeurs : moi,Quetzalcoatl, je viens implorer votre aide à vous les hommes de laTerre, car je vous connais bien (n'ai-je pas été de vos dieux, autre-fois ?) et je sais votre mana puissant. Mais afin de bien vous fairecomprendre le pourquoi de ma venue jusqu'à vous, il va me falloirrevenir longtemps, longtemps en arrière. Voici. En un lointain pas-sé je fus chassé du berceau de ma race par mon sanglant rival, Tez-catlipoca, celui qui chérissait l'eau précieuse des hommes par-des-sus tout. Et moi qui prônais l'amour des fleurs et du beau, l'étudedes arts et le respect de son prochain, je fus contraint de suivre

206

Page 208: FAÉERIA

l'exil des dieux, celui qui depuis l'aube des temps pousse les divi-nités déchues vers des dimensions éloignées.

Les sources de la lune (2012)Roland de Roncevaux avec son fidèle Aldéric et les troupesfranques viennent d'essuyer une ultime et dernière défaite, faceaux Pléthores du Sélénaute de l'Impérium. Le royaume de Francedéjà abandonné mystérieusement par le noble Charlemagne est-ilperdu à jamais ? Il en faut bien davantage pour ébranler la déter-mination de Roland de Roncevaux, qui dans la forêt profonde re-çoit l'aide précieuse des belles dames et surtout d'Adolphe le blai-reau revêche, du gentil Pierrot le chêne-liège et de l'écureuil es-piègle Nicolas. Tout ce beau monde ira jusque sur la lune sauver leroyaume de France, avec tout son coeur, toute son âme... et toutson courage !

Aé Solsticia (2012)Un ouvrage de fantasy onirique en deux parties répondant l'une àl'autre sur le thème du solstice d'été et du solstice d'hiver, avecpour personnage principal le jeune Iolo dans la première partie etla Petite Princesse Coeur-de-Pomme dans la seconde. Dans la pre-mière moitié du livre le jeune Iolo aspire à faire partie comme songrand-père de la Ligue des Magiciens de la Terre, et dans la se-conde moitié du roman la Petite Princesse Coeur-de-Pomme nesouhaite rien tant que de faire tourner en bourrique son chaperon,l'acariâtre tortue au long col Jezabelle. Se comportant en celacomme toute adorable petite fille qui se respecte !

La pérégrination de Timoléon Balségobius (2012)Ce livre traite de la mort tragique d'un poète, et de sa tentativepour retrouver son aimée Bianca Rosa à travers les éons et l'au-de-là. Il sera aidé pour cela des ancêtres de sa lignée, qui s'enracinejusque sur la planète Sirius. Et de bien d'autres entités encore,mais toutes ne serons pas bienfaisantes, loin de là. Ce n'est quelorsque le poète aura pu rencontrer le Prince des Morts que pourradébuter... La pérégrination de Timoléon Balségobius.

Les Gestes d'Arkaadia II (2013)"Les Gestes d'Arkaadia II" sont constituées par "Jean de la lune","Les sentes d'Avalon" puis enfin "Oniria". Cette trilogie fait suite à

207

Page 209: FAÉERIA

une première trilogie, "Les Gestes d'Arkaadia". Dans l'opus quevous avez entre les mains une civilisation extra-terrestre et ma-triarcale, les Amazoons, viennent d'enlever sur Terre et plus préci-sément au royaume de France cinq petites françaises, afin de fairede l'une d'entre elles leur Vierge Noire, incarnation physique deleur déesse Lilith. Le noble Charlemagne enverra jusque sur lalune un bataillon de guerriers francs pour les récupérer, mais...

L'Appel des Morts (2013)C'est toujours ainsi que cela se passe. Dormant paisiblement dansvotre lit de draps parfumés et de soyeuses couvertures, vous mar-chez durant la nuit au pays des rêves en faisant mille rencontresaimables lorsqu'une voix, presque inaudible, vient titiller vosoreilles et vous ramène imperceptiblement à la réalité quotidienne.C'est tout d'abord une plainte, un murmure, un sifflement douxn'attirant pas le moins du monde votre attention. Puis cela se mueen un appel tenu, une suite de mots hachés qui par-delà l'éther im-palpable des espaces cosmiques finit par vous ramener à vous-même et à votre couche, où vous vous agitez nerveusement d'unbord à l'autre de votre lit.

Les Gestes d'Arkaadia (2013)Le jeune Iolo avec son asanthène le chat-cerise Balbillus a étéconvoqué par la Ligue des Magiciens de la Terre, dans le très mys-tique et secret Siège Périlleux, en orbite autour de la Terre. Lui quiignore encore son don, saura-t-il se montrer à la hauteur de la mis-sion qui lui est confiée par Basilidès le Gnostique? Leur arrivée surl'île de Norland, à la recherche d'un mystérieux inconnu, sera leprélude d'une fabuleuse aventure qui les mènera aux confins del'univers et du monde connu. Cette trilogie fantasy est chronologi-quement antérieure aux "Gestes d'Arkaadia II", même si elle a étépubliée - et rédigée - ensuite.

Dans l'ombre de l'Aryenorden (2013)Sur sa couche en plumes dorées de qwarks, sous le plafond cristal-lin de la Chambre Troisième de son manoir de Falu, Myriol le Ma-gnifique s'agita et geignit, l'aube au soleil moribond, en ce ving-tième éon, teignant de pourpre carmin et de rose fuchsia les éten-dues de Haute Prairie et les eaux vives de la Ts, coulant près de là.Les rideaux à la dentelle arachnéenne avaient été laissé écartés

208

Page 210: FAÉERIA

depuis la soirée précédente, et lentement un flot de lumière àl'incandescent rubis, provenant du soleil épuisé, se répandait dansla chambre au décor d'argent et au carrelage scintillant, réalisé parun artisan de la lune en Diamants Diaphanes et Musicaux.

Opération Commando (2013)La Petite Princesse Coeur-de-Pomme est enlevée à l'affection dessiens par une armée d'envahisseurs brutaux et robotiques. Jusqu'àl'empire lointain et froid de Métall elle est emportée, mais c'estbien plus qu'il n'en faut pour impressionner Jezabelle, une tortuerevêche et le jeune chat Nudd, le lièvre Harold et surtout André2115, un déserteur des robots militaires. Rien ni personne ne pour-ra entraver l'avance implacable du bataillon de libération: trem-blez, malfaiteurs cybernétiques!

209

Page 211: FAÉERIA

www.feedbooks.comFood for the mind

210