Fantasme Texte Scene

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  • C.-B. Clment

    De la mconnaissance : fantasme, texte, scneIn: Langages, 8e anne, n31, 1973. Smiotiques textuelles. pp. 36-52.

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    Clment C.-B. De la mconnaissance : fantasme, texte, scne. In: Langages, 8e anne, n31, 1973. Smiotiques textuelles. pp.36-52.

    doi : 10.3406/lgge.1973.2234

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1973_num_8_31_2234

  • G.-B. CLEMENT C.N.R.S.

    DE LA MCONNAISSANCE : FANTASME, TEXTE, SCNE

    1. Situation du fantasme dans la smiologie.

    La notion de fantasme est propre la thorie psychanalytique; elle n'a, pour l'heure, qu'un rapport indirect la smiotique dans son acception saussurienne de science des signes de la vie sociale. Cependant, l'histoire du mot fantasme a t l'objet de prcisions et de transformations qui rendent possible une confrontation entre les dfinitions psychanalytiques et les consignes diverses des pratiques smiotiques. Le fait littraire dans son champ le plus vaste, dans la mesure o il est en troite dpendance avec l'imaginaire, est le lieu ncessaire de cette confrontation : fantasme, traduction de phantasie, dsigne la crativit imaginaire et la productivit ferique, littraire, fantastique (das Phantasieren). A partir de ce sens premier, associ la fluidit de la rverie, les thories psychanalytiques ont dpouill le fantasme de ses oripeaux romantiques et l'ont fix dans une problmatique de plus en plus rigoureuse en lui confrant la fonction d'un cadre, la structure d'une logique. Objet d'vocations rveuses et point de fuite de la littrature, le fantasme est devenu l'axe d'une possible formalisation analytique. On se propose ici d'abord de prciser l'volution du mot travers Freud, puis Lacan; ensuite de fixer les limites qui rendent impossible l'application directe et l'importation brutale de la smiotique au phnomne fantasmatique; inversement, il est impossible de plaquer la lecture analytique sur le fait littraire et sur ses causes. On valuera enfin, de ce point de vue, les possibilits ouvertes par la smanalyse propose par Julia Kristeva pour sortir de l'impasse de la smiotique restreinte et de la psychanalyse gnrale.

    Avant d'examiner le systme du fantasme dans la dmarche freudienne et dans la reformulation que Lacan en donne, quelques prcisions pour l'ensemble. Elles seront malaises car les dfinitions du fantasme ne concordent pas, semblent parfois diverger, et demandent tre fixes par provision, compte non tenu de leur imprcision sans doute explicable. On pourra s'appuyer sur le vocabulaire de la psychanalyse, rdig par Laplanche et Pontalis, et complter leurs articles par l'essai dj ancien paru dans Les Temps modernes : Fantasme originaire, fantasmes des ori-

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    gines, origine du fantasme; un tel titre indique dj que la question de la causalit, quand il s'agit du fantasme, est difficile rgler. La dfinition du vocabulaire est la suivante :

    scnario imaginaire o le sujet est prsent, et qui figure, de faon plus ou moins dforme par les processus dfensifs, l'accomplissement d'un dsir, et, en dernier ressort, d'un dsir inconscient 1.

    Deux points dcisifs pour notre tude : le scnario et l'accomplissement du dsir. Le scnario implique une fixit, un rcit, un droulement rgl; en mme temps, le mot mme induit la notion de scne, constitutive la structure fantasmatique. Le scnario se prsente comme une succession de scnes; d'autre part, il dsigne quelque part une prmditation, un auteur du scnario : cette assignation invitable fait partie de l'illusion du fantasme. L'accomplissement du dsir apparente le fantasme au rve, au jeu de mots, toutes les productions de l'inconscient qui tmoignent de la prgnance du langage sur le sujet; la dformation, la figuration, la prsence du sujet et sa situation dans la scne sont les points o peut jouer le rapport entre le fantasme et le texte. Cependant, si le rve donne lieu un texte, comme le jeu de mots, le fantasme n'est texte qu'en partie; il a se formuler comme texte, sous la forme d'un nonc insistant dans le discours du sujet : Freud donne l'un des modles de l'nonc fantasmatique avec la phrase un enfant est battu. Mais cet nonc, sur lequel une smiotique peut intervenir, n'est sans doute que le rsultat de l'opration fantasmatique, indissolublement texte et scne. Scnario, mise en scne, squence d'images le fantasme est la limite de la reprsentation et de sa cause; la limite du texte et de sa production; la limite de la subjectivit structure et du temps antrieur et futur qui la dtermine. Il est plus prcisment la limite mme; une des figures les plus claires que l'on en puisse donner pourrait se rencontrer dans certains tableaux de Magritte, o une fentre, une porte entrouverte dcouvrent au regard une chappe sur la mer, le ciel, sans autre objet que le cadrage lui-mme. Ainsi, la cl des champs : une fentre encadre par des rideaux, dcouvre une colline; la vitre est brise, une partie des morceaux est tombe terre, ct sujet; le reste, en cassures zigzagantes, dlimite la troue au travers de laquelle on voit les arbres, l'herbe, le ciel. Le fantasme occupe, mtaphoriquement, la place de la vitre : un cran qui rend possible le spectacle. Bris, dchir, ou intact, rfract de multiples faons, il demeure le filtre ncessaire de toute vision, le cadre oblig de toute reprsentation. Aussi bien est-il la pierre angulaire de la mconnaissance : la limite du discours produit et de sa production.

    C'est pourquoi une ventuelle smiotique du fantasme, fonde sur la formalisation qui peut en tre faite, se limite une description partielle d'une certaine combinatoire. Ds que la prsence du sujet est en jeu, ds que sa place est inassignable en un seul point, d'autres questions se posent.

    1. Vocabulaire de la Psychanalyse, article Fantasme , PUF.

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    Le fantasme n'est pas l'objet du dsir, il est scne. Dans le fantasme, en effet, le sujet ne vise pas l'objet ou son signe, il figure lui-mme pris dans la squence d'images. Il ne se reprsente pas l'objet dsir mais il est reprsent participant la scne, sans que, dans les formes les plus proches de fantasme originaire, une place puisse lui tre assigne... Consquences : tout en tant toujours prsent dans le fantasme, le sujet peut y tre sous une forme dsubjective, c'est- -dire dans la syntaxe mme de la squence en question 2.

    Ce commentaire de Laplanche et Pontalis est du ct d'un dcryptage possible par une smiologie; mais voici comment ils concluent :

    Quant savoir qui signe la mise en scne, pour en dcider, le psychanalyste ne devrait plus se fier aux seules ressources de sa science ni mme celles du mythe. Il faudrait encore qu'il se fasse philosophe. 3

    C'est pourquoi la situation du fantasme n'engage pas seulement la description ou l'interprtation du texte qui le soutient, mais soulve le problme de sa production; c'est ce problme que rpond en partie la tentative de Julia Kristeva dans la smanalyse; et c'est de toutes faons du ct du concept d'idologie que se trouve la possibilit d'une rponse.

    Toutefois, la smanalyse, qui demeure une tentative en partie programmatique, ne peut pas nous viter de constater la prennit de confusions sans doute insolubles dans le moment actuel. Le terme de texte fait ambigut; car il est assign tantt toute forme d'nonc, tantt la forme restreinte de l'nonc littraire, solidaire d'un travail prcis. Le terme de sujet, mme si on le prcise dans la formulation lacanienne (sujet- structure, sujet de la science) renvoie aussi bien au sujet logique et grammatical qu'au sujet d'une biographie, l'individu proprement dit; cette ambigut-ci renvoie un doute plus ample encore, qui concerne cette fois la fonction de la lecture analytique dans l'esthtique. Car la psychanalyse, dans la tradition freudienne, n'a pas pour objet le beau, mais le plaisir du texte : plaisir crire, plaisir lire, plaisir interprter. Sa conception de la production textuelle demeure imprcise, pour ne pas dire inexistante; et le terme de fantasme relve bien d'une ultime confusion entre esthtique et psychologie : c'est bien entre qu'il convient de dire, car la psychanalyse n'est ni une esthtique ni une psychologie, mais une thorie du sujet. C'est pourquoi son utilisation est si hasardeuse : car on n'applique pas le sujet un corpus. On prendra donc le parti de dcrire la thorie analytique dans toute son ambigut par rapport au texte. Ce faisant, on sera conscient de rester encore un stade prliminaire de la recherche; car la smantique, et peut-tre plus encore la smiologie, conjoignent l'empirisme et le formalisme, comme le relvent justement Haroche, Pcheux et Henry 4; quant la psychanalyse, dans son tat freudien, sur ce point, elle suscite souvent, si elle n'en est pas partie prenante, les mmes dbordements thoriques que la smiologie. Si la notion

    2. Temps modernes, avril 1964, p. 1868. 3. Ibid. 4. Langages n 24. Dcembre 1971.

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    de fantasme prsente un intrt privilgi, c'est qu'elle met en cause le formalisme et l'empirisme, et qu'elle concerne les rapports du sujet et de son histoire. De ce fait, si mme elle prend racine dans la thorie analytique, elle en dsigne aussi les frontires, et les lieux par o il faut les franchir.

    2. Dimensions du fantasme; stabilit et instabilit.

    Si le fantasme se reprsente sous la forme d'une scne, d'autant plus saisissante qu'elle insiste dans sa rptition, il est dans la thorie freudienne le rsultat d'une opration complexe, et n'est unique qu'en apparence. L rside sa principale et insoluble difficult d'approche : il donne l'illusion d'tre la reproduction d'un vnement rel, pass, dat, localis, alors qu'aucune histoire relle n'a suscit cette apparence. Ou plutt, car il importe de le prciser, la ralit historique dans la biographie du sujet est inaccessible; pour Freud, les diffrentes modalits du fantasme forment de toutes les faons une barrire dfinitivement infranchissable entre le pass vcu et perdu, et le souvenir factice qui donne si fort l'illusion de sa vrit. Qu'elle s'articule ds lors sur la scne primitive, sur le souvenir-cran, sur le fantasme originaire, cette barrire interpose entre le sujet et le rel un cran qu'il est impossible de faire disparatre puisqu'il constitue la structure mme du souvenir, du temps pass, de la reprsentation subjective. Au-del, mais titre de mythe, ou d'hypothse, Freud suppose que des scnes multiples ont eu lieu, dont certains fragments dtachs unis d'autres, forment cette scne rpte, bute ultime de la mmoire. Aux origines de la notion de fantasme c'est--dire ds la priode des tudes sur l'hystrie se trouve l'intrication entre le stable et l'instable : stabilit d'une origine reprsente et illusoire, instabilit d'une fragmentation du rel. Une fois que l'on a admis l'hypothse de ce dcalage initial, antrieur la constitution de toute subjectivit, le fantasme peut se dcrire le plus souvent comme une forme fixe, dont les lments changent. Freud le dcrit comme une phrase un enfant est battu ou comme une succession de situations c'est le cas du fantasme qui sous-tend le rve de l'homme aux loups : des loups sur un noyer, les yeux ouverts, regardant le rveur travers la fentre. Dcrivant les scnes de sduction qui forment le thme des tudes cliniques de Freud sur les hystriques, Laplanche et Pontalis crivent :

    Un pre sduit une fille, telle serait par exemple la formulation rsume du fantasme de sduction... (cette structure) est un scnario entres multiples, dans lequel rien ne dit que le sujet trouvera d'emble sa place dans le terme fille; on peut le voir se fixer aussi bien en pre ou mme en sduit 6.

    Ainsi, dans le cours progressif des dcouvertes que Freud met au jour en se mettant l'coute des hystriques, le fantasme de sduction se transforme jusqu' se retourner : une fille sduit un pre. En effet, Freud

    5. Temps Modernes, loc. cit.

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    s'aperoit que la scne qui fait souvenir pour l'hystrique est toujours la mme : un pre, ou un oncle, ou un parent proche, vient nuitamment surprendre la jeune fille, ou la femme; c'est l que pour lui la notion de ralit bascule, quand il renonce penser que ces scnes ont eu vraiment lieu. Car enfin, tous les pres ne peuvent tre pervers, et il faut bien que la sduction systmatique trouve enfin sa cause dans le dsir de l'hystrique : tre sduite par le pre. Qu'on lise par exemple l'histoire d'Emma, hante par l'ide qu'elle ne doit pas entrer seule dans une boutique; l'analyse de Freud dvoile la superposition de deux souvenirs, l'un rfrant aux rires moqueurs de deux commis rencontrs dans une arrire-boutique, l'autre, surgi longtemps aprs, renvoyant une sduction bien antrieure effectue par un marchand de bonbons. Ni l'un ni l'autre souvenirs ne renvoient l'histoire rellement arrive Emma; mais la situation est identique et permet de comprendre la nature de cette obsession. L'aboutissement le symptme possde une structure tout fait logiquement tablie , crit Freud 6. C'est l ce qu'il nomme le proton pseudos (upcoxov &) de l'hystrique; mais il est clair que tout fantasme est un premier mensonge dont la structure dsigne le dsir. Ici, dans le cas d'Emma, comme dans le cas gnral de l'hystrie, c'est le sduire : que la fille s'imagine tre sduite par le pre, ou que son dsir rvle que c'est elle qui opre la sduction. Telle est la figure stable du fantasme : un verbe, dont la forme minimale pourrait se trouver dans l'intransitif; tels en sont les lments instables : la place du sujet, celle de l'objet.

    Ces deux axes, celui de la permanence et celui du changement, conditionnent la mise en scne fantasmatique. Dans la dmarche de Freud, le scheme de la stabilit renvoie la scne primitive, et, au-del, tout ce que cette confuse notion a de mythique, voire d'historique; le scheme de l'instabilit renvoie la variabilit des objets du dsir, dont le ftiche est le symbole mme. C'est l une distinction que Jacques Lacan reprendra sous la forme de la conjonction entre l'imaginaire, lieu des particularits individuelles, et le symbolique, ordre de l'enchanement des signifiants.

    3. Cadre, marque, passage.

    Les lectures que nous ferons laissent intactes leur niveau les ambiguts releves plus haut; c'est--dire que nous prendrons comme exemples des rcits, mettant en cause des personnages, patients ou hros : il n'y a pas, dans la forme rsume de leur histoire que le psychanalyste impose pour l'interprtation, de distinction entre Gradiva-Zo Bertgang et Dora : toutes deux sont affectes par Freud de la mme crdibilit. L'intrt de ces lectures rside prcisment dans la concidence entre l'interprtation du cas et l'interprtation du livre : pour Freud, et pour Lacan, c'est le mme niveau d'intervention thorique. Il importe de comprendre que, dans le cas du fantasme, cette distinction est inoprante, puisque la

    6. Laplanche et Pontalis, op. cit., p. 1861.

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    reprsentation dans le texte et la biographie renvoient au mme cran : la notion mme d'cran. Le rel, pour l'analyste, est de toutes faons dplac.

    Pour Freud, la scne primitive, si mme elle est la transposition d'un bruit entendu au travers d'une cloison, c'est le premier spectacle et le modle de tous les autres. C'est travers une fentre que se regarde le premier spectacle : fentre qui signifie, non pas du ct du spectacle vu, mais du ct du regard lui-mme. L'hystrique nous en donnera encore une fois la preuve. L'histoire de Katharina... est, sur le plan du fantasme, exemplaire bien des gards; cette jeune fille qui sert Freud dans une auberge de montagne fait appel spontanment lui parce qu'elle souffre des nerfs et qu'elle a une forte demande du ct de la mdecine. Elle prsente le symptme frquent de l'touffement, du vertige, qu'elle formule ainsi : ...les jours o j'ai a, je m'imagine tout le temps que quelqu'un est derrire moi et va me saisir tout coup 7. Mais Freud obtient une prcision : pendant cette crise angoisse, Katharina voit chaque fois un visage horrible qui me regarde d'un air effrayant . Sur questions de Freud, qui pratique prudemment une sorte d'entretien libre, la jeune fille reconnat la tte de son oncle dans le visage horrible. Mais le fantasme intervient de faon manifeste lorsqu'elle raconte un pisode rcent : elle a vu son oncle faire l'amour avec une de ses cousines, et l'a vu travers une lucarne : Je regarde l'intrieur, la chambre tait assez sombre, mais je vois mon oncle avec Franciska, il tait couch sur elle. Ainsi, c'est donc la jeune fille qui regardait, et non l'oncle; ainsi, c'est un regard contradictoire, qui est la fois derrire, saisissant, et devant, horrible voir : c'est un regard sans sujet, qui peut tre aussi bien celui de l'oncle dans la projection de la jeune fille, que celui de la jeune fille dans le rcit qu'elle fait de son souvenir-cran. Un autre pisode est cit par Freud en note, propos d'une jeune femme qui raconte :

    Je vais maintenant vous dire comment mes accs d'angoisse me sont venus. Quand j'tais jeune fille, je couchais cette poque dans une chambre attenant celle de mes parents, la porte tait ouverte et une veilleuse brlait sur la table. J'ai pu voir plusieurs fois mon pre entrer dans le lit de ma mre et j'ai entendu quelque chose qui m'a beaucoup frappe. C'est alors que j'ai eu mes premiers accs 8.

    Le bruit, le spectacle effrayant de la conjonction sexuelle, forment l'incitation fantasmatique : la porte ouverte, la veilleuse forment le cadre symbole du regard de l'enfant.

    Ce cadre permanent par lequel passe tout regard, se retrouve dans les textes que Freud choisit d'analyser. Prenons deux exemples. Le premier se trouve dans la Gradiva de Jensen : le hros de l'histoire a, dit Freud, le don de l'hallucination ngative, c'est--dire qu'il ne voit pas ce qui au contraire devrait le saisir par sa prsence. Il ne voit pas Zo

    7. Esquisse d'une psychologie scientifique , in Naissance de la Psychanalyse, PUF, p. 336.

    8. tudes sur l'hystrie, PUF, p. 100.

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    Bertgang, mais, ds le dbut de son dlire, il situe sans le savoir inconsciemment la jeune fille dans une fentre : c'est en regardant par cette fentre les effets du printemps sur le ciel du Nord, qu'il entend, une fentre entrouverte , un canari qui suscite chez lui une rverie libertaire. Bien plus tard, on saura qu' cette fentre se tenait Zo Bertgang, modle vivant dont le dlire de Hanold fera Gradiva, pompienne morte depuis des sicles. Au cours du rcit, chaque apparition de Gradiva-Zo est encadre : par un portique, par une fente troite o le fantme semble disparatre, par une porte. C'est encore une fentre que Hanold aperoit une branche d'asphodle que Gradiva tenait entre ses mains : signifiant du dlire, circulant de cadre en cadre. C'est enfin dans une exacte concidence entre un objet regarder et un sujet regarder que s'achve le rcit dlirant : concidence entre le moulage de la statue Gradiva et la dmarche identique de la vivante Zo. Seul, le regard de Hanold ne change point : qu'il ne voit pas, qu'il scotomise le rel qui ailleurs le touche, ou qu'il regarde enfin le vrai visage de la femme qu'il dsire, il dtermine par son regard la forme et le contenu du regard.

    Le second exemple est prendre dans le conte d'HoFFMANN l'Homme au sable, dont Freud livre une analyse partielle dans l'essai intitul l'Inquitante tranget. Freud relve avec force l'insistance du thme des yeux dans le rcit : l'enfant narrateur croit la lgende de l'homme qui vient arracher les yeux des petits qui ne veulent pas dormir; l'opticien Coppola, marchand de baromtres et de lunettes, lui parat tre cet homme-l, en mme temps qu'il reconnat en lui la terrible figure de l'avocat Copplius, avec qui son pre effectuait de mystrieuses oprations alchimiques; la poupe automate Olympia a des yeux seuls vivants dans un corps rigide; c'est en criant des yeux, de jolis yeux que le hros du conte se jette du haut d'une tour. Tels sont les termes marqus par lesquels l'histoire de l'homme au sable scande ce que Freud reconnat comme la castration : yeux arrachs, symbole du pnis. Mais on peut suivre dans le rcit une trame diffrente, fonde sur les repres du fantasme comme porte ouverte sur l'intolrable : or, ce texte sur Hoffmann porte le titre de Y Inquitante tranget, et marque bien o est l'intolrable : au cur de la famille, dans le trop familier. L'intolrable, pour l'enfant qui raconte, c'est la premire vision du spectacle : le rapport entre le pre et l'avocat Copplius, et l'quivalent de sexualit que comporte les ustensiles bizarres, les cornues, le feu et l'objectif incertain que semblent se fixer les deux alchimistes : fabriquer un enfant. L'enfant, pour voir, s'est gliss sous un rideau qui voile une armoire, rideau qu'il cartera; plus tard, aprs la mort de son pre, c'est travers un rideau qu'il apercevra 431ympia :

    Dernirement, en montant son appartement, je m'aperus qu'un rideau, qui est ordinairement tir sur une porte de verre, tait un peu cart. J'ignore moi-mme comme je vins regarder travers la glace.

    Enfin, c'est quand il regarde travers la lorgnette de Copplius qu'il devient tout fait fou : or au bout de la lorgnette, se trouve la trop relle

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    Clara, la fiance de chair diffrente de l'automate dsir. Le regard du narrateur est d'autant plus dterminant qu'il s'agit d'yeux, vols, arrachs, inexistants, ou artificiels dans le cas des instruments d'optique; le fantasme, conjoint au fantastique auquel aucun fantasme n'chappe vraiment, rside dans l'optique elle-mme. C'est le fantasme du voir, qui redouble la nature du fantasme, s'il est vrai que celui-ci est d'abord une structure par o passe le regard, un cadre, un passage pour la vision, un dfil troit o le sujet doit amnager ses objets.

    Jacques Lacan, formulant nouveau la thorie freudienne, la modifie essentiellement par la thorisation qu'il fait de la culture : dterminante dans le symbolique, concept o l'histoire et le langage se conj oignent pour fonder une anthropologie d'un type indit. Si on entend par culture l'ensemble des systmes de signes qu'un individu trouve sa naissance, le symbolique est alors pour lui l'ordre auquel il ne peut chapper. Cet ordre prend des figures qui dans la dmarche freudienne ont une fonction mythique : le Pre mort, Dieu dans le dlire de Schreber, la Loi, la religion, les interdits transgresser : toutes rfrences que Lacan rassemble sous le sigle du A, l grand Autre. Cette grandeur, la fois mtaphorique et littrale (puisqu'elle s'oppose la lettre minuscule a) ne peut se comprendre que dans son agencement avec la petitesse de l'objet du dsir; objet vari, divers, instable par fonction, que Freud dsigne parfois par Die Kleine : le petit, petit enfant, petit bout de chair investi, pnis, morceau dtach; Lacan l'appelle objet a. Il est la source de l'imaginaire, reflet dans le sujet de cette troue du dsir; l'imaginaire n'est pas l'objet du dsir lui-mme, mais il en effectue la mise en scne, il la rend possible, il en fait la projection sur l'cran du fantasme. Ainsi, le fantasme est la conjonction de l'imaginaire, reflet instable, et du symbolique, cadre oblig du langage. C'est ce que Lacan dsigne par la formule : $0 a.

    Le fantasme est dfini par la forme la plus gnrale qu'il reoit d'une algbre construite par nous cet effet, soit la formule ($ 0 a), o le poinon se lit dsir de , lire de mme dans le sens rtrograde, introduisant une identit qui se fonde sur une non-rciprocit absolue 9.

    Ce poinon est le cadre du fantasme, ce qui dans les scnes hystriques se reprsente par la porte entrouverte, la lucarne dans la nuit, la fentre bante : cadre du dsir. Il fonctionne dans les deux sens, c'est--dire qu'il fonde un rapport impossible entre le sujet et l'objet de son dsir : identit et non-rciprocit absolue, dans laquelle le sujet est dtermin par un objet auquel il ne peut avoir aucun accs. Le poinon est aussi la marque sur le sujet : le fantasme l'authentifie comme tel, comme sujet unique qui ne peut se confondre avec aucun autre; c'est en quoi il est la condition de possibilit de toute singularit individuelle.

    Indice d'une stabilit fixe jamais dans la biographie de chacun, le

    9. crits, Seuil, 1966, p. 774.

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    poinon du fantasme permet de situer plus prcisment le regard qui passe au travers : sans que ce passage soit autre chose qu'une pure traverse, sans assigner de contenu ce chemin, relation sans termes. Le regard, comme la voix, est analogue aux objets spars qui tombent du corps : tron, enfant, dchet en gnral; le statut de l'objet dans le fantasme, dsign par la petite lettre a, est celui de la sparation, de la chute, de la perte. S'il en est ainsi, il apparat que le regard, port sur le spectacle, est l'objet mme du fantasme : Freud le pressentait, Lacan l'explicite mieux encore. La fascination, souvent horrifie, de l'enfant devant la chambre secrte la porte entrouverte, c'est l l'objet mme du dsir que le fantasme met en scne; le regard est secondaire, imaginaire. Comme Freud, Lacan cde la fascination du rcit fantasmatique : par cette expression nous ne dsignons pas le rcit qui utilise le matriau du fantasme, puisque nous cherchons tablir que celui-ci est moins dcisif que la structure qui le dtermine; mais nous entendons le rcit-cadre, celui qui, comme le dcoupage cinmatographique, change sans cesse de point de vue, et rend impossible la localisation de renonciation : qui voit, qui regarde? Dans le Ravissement de Loi. V. Stein, Marguerite Duras fait fonctionner le rcit comme un pige regard, comme un tableau; et Lacan commente. La situation des personnages dans le rcit est dterminante : le narrateur est l'un des personnages, l'amant autour duquel pivotent deux femmes, Tatiana et Loi. Celle-ci est l'agent de la mise en scne : abandonne par son fianc au cours de la fte de leurs fianailles, pour une femme plus ge, elle rpte son exclusion et force, par la seule puissance du dsir qu'elle en a, Jacques Hold, le narrateur, former avec une amie, Tatiana, un couple qui l'exclut. Mais elle le regarde, parfois mme sans le voir : couche dans un champ de seigle, face la fentre de l'htel de passe o se rencontrent les deux amants, Loi dort :

    Cet instant d'oubli de Loi, cet instant, cet clair dilu, dans le temps uniforme de son guet, sans qu'elle ait le moindre espoir de le percevoir, Loi dsirait qu'il ft vcu. Il le fut... 10

    Loi a t, remarque Lacan, le centre des regards, pendant la nuit o elle fut abandonne; depuis, elle chasse le regard de l'autre : Qu'on saisisse Loi, crit Lacan, saisissant au passage de l'un l'autre ce talisman dont chacun se dcharge en hte comme d'un danger : le regard u. L'essentiel de ce rcit fantasm est dans l'exclusion de Loi : Hold est pour elle l'tre trois o Loi se suspend... plaquant sur son vide le " je pense " du mauvais rve qui fait la matire du livre . tre trois : au-del de la simpliste lecture dipienne, c'est le modle de tout rapport, o quelque part le sujet qui fantasme met en scne sa propre exclusion : qu'il fantasme dans un tel rcit le spectacle d'une exclusion rpte redouble encore la structure de reprsentation. La subjectivit de Loi, dans ce rcit, dpend du couple qu'elle tient sous son regard : le mauvais rve, son fantasme, est aussi son je pense .

    10. Le ravissement de Loi. V. Stein, par Marguerite Duras, Gallimard, p. 142. 11. Cahiers Renaud-Barrault : hommage M. Duras.

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    II devait y avoir une heure que nous tions l tous les trois, qu'elle nous avait vus tour tour apparatre dans l'encadrement de la fentre, ce miroir qui ne refltait rien et devant lequel elle devait dlicieusement ressentir l'viction souhaite de sa personne 12.

    Parlant de cette viction, mais cette fois de faon gnrale, puisqu'elle touche la nature mme du fantasme, Lacan prcise que le je, comme tel, est prcisment exclu du fantasme , qui peut se dire tout entier comme un pas-je. Prsence absente d'un sujet ncessairement en dcalage dans ce procs, la situation fantasmatique exige pour tre comprise une thorisation qui implique sa propre cause.

    C'est l que se situe la limite d'une possible smiotique. Car, continue Lacan 13 aucun mtalangage ne rendra compte de ce qui s'introduit dans une telle formule. La structure de la phrase (du fantasme) ne se commente pas, simplement elle se montre . Ce qui, dans le fantasme, rsiste aux tentatives smiotiques, c'est l'articulation avec le rel, c'est l'impossible rapport dont il fait montre. Si on se reporte aux lments de smiologie poss par Barthes en 1965 compte tenu d'ailleurs de la correction de date effectuer on voit que le corpus de la pratique smiologique, quel que soit l'objet considr, doit tre homogne; s'il est htrogne, il doit, crit Barthes, tudier soigneusement l'articulation systmatique des substances engages, notamment de bien sparer le rel du langage qui le prend en charge . La reprsentation du fantasme, dans la biographie ou dans le texte qu'elle a suscit, et pour lequel elle est un support, est ncessairement htrogne, puisqu'elle comporte une partie textuelle, la phrase, et une partie scnique que nous appellerons cadre, et qui ne relve pas du texte : or, dans le cas o la notion de fantasme est mise en jeu, la sparation du rel et du langage est prcisment impossible. Car le fantasme, qu'il soit celui d'un sujet vivant en proie son histoire propre, ou qu'il soit celui d'un sujet reprsent dans une narration textuelle, met en cause le rapport du langage et du rel : c'est--dire le symbolique, ou encore la culture, le systme de signes qui encadre tout discours.

    L se situe galement, et du mme coup, la limite de la thorie psychanalytique; car, en mettant en vidence la structure indpassable du fantasme, cran entre le sujet et son rel, elle nonce l une vrit gnrale dans le cadre d'une thorie de la subjectivit, et ne permet pas de rendre compte du fonctionnement textuel dans son droulement mme. Ce n'est pas son objet; c'est par contre l'objet suppos de la smiotique littraire. La thorie psychanalytique, telle que nous avons essay de la dcrire, permet de comprendre la fragilit de la notion de texte, ou, mieux, de corpus : car c'est, dans ce concept, l'isolement, la sparation d'avec renonciation qui fait problme. Le fantasme est sans doute la notion psychanalytique qui fait le joint entre le sujet et la reprsentation; il s'interpose, comme notion et comme structure, entre l'objet textuel, bon lire et dchiffrer, et le smioticien, comme il s'interpose entre le rcit et son scrip-

    12. Le ravissement..., p. 143. 13. Hommage M. Duras, loc. cit.

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    teur. Au-del de cette constatation, se rencontre l'alternative entre une smiologie purement descriptive de mcanismes dans le texte, et une psychologie descriptive de comportements de sujets, biographiques ou fictifs. C'est cette alternative que l'hypothse de Kristeva tente de dpasser en fondant une smanalyse; cette dmarche prend acte d'abord des limites conjointes de la smiotique et de la psychanalyse. Limites de la smiotique : l'articulation entre le rel et le langage du sujet; limites de la psychanalyse : l'articulation entre la biographie et l'histoire de la culture d'un sujet, quel qu'il soit. Si c'est la culture qui signe la mise en scne fantasmatique, il reste dfinir le rapport entre culture et sujet, et c'est l, notre sens, l'objet propre de la smanalyse.

    4. Variables, permutations, formules.

    Avant d'en venir au concept de formule qui cerne plus exactement le texte du fantasme, il convient de faire le dtour par la variabilit, car l peut se justifier une tude formelle prliminaire la smanalyse. Les possibilits combinatoires, qui sont l'autre versant de la notion de fantasme, conduisent en effet une combinatoire stable, la formule, la fois rptitive et changeante. Comme le rve, le fantasme obit aux lois spcifiques des dialectes de l'inconscient dont Freud a fait l'inventaire; mais, dans la mesure o il est fix, par la forme verbale qui en constitue le cadre, les dplacements dont il est le lieu sont rduits des permutations. On bat un enfant : autour du verbe permutent les sujets on, enfant, pre, etc.; lorsque Freud s'occupe de textes crits, il est attentif tous les mcanismes de retournements de termes en leur contraire; c'est l le cur de sa mthode de lecture, l'un des principes directeurs de son chemin associatif. Ainsi, lisant le document d'archiv que constitue le pacte ritr de Christopher Haitzmann avec le diable, Freud porte son attention au retournement de l'engagement sign par crit : Je m'engage par crit ce Satan, promettant d'tre son propre fils 14... ; retourn, l'nonc devient : Satan s'engage tre le propre pre du possd. L'action du fantasme est dans rengagement de filiation : qu'il mane du pre ou du fils, voil qui relve des variables. De mme, Freud parcourant les chemins dtourns des trilogies de dieux et de desses, partir du thme shakespearien des trois coffrets, retourne le choix que fait une femme entre trois hommes en son inverse : le choix que fait un homme entre trois femmes. De Portia face ses prtendants, Lear face ses trois filles, demeure le choix de l'lment disqualifi, qui est le cadre stable. Cet lment varie dans ses dterminations successives, qui elles-mmes dpendent de la trilogie envisage; marqu par la pleur (le plomb) par le mutisme (Cordelia, Aphrodite, Cendrillon) il conduit un signifi objet lui-mme d'un retournement : la vie et la jeunesse, qui signifient la mort par leur place dans l'action fantasmatique. On peut dire que, dans la succession des sries de trois qui font la trame des trois coffrets, le verbe est du ct du

    14. Essais de Psychanalyse applique, une nvrose dmoniaque au xvn" sicle, Gallimard, Ides, p. 222.

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    choix de la mort, la permutation du ct des figures varies de la disqualification.

    Dans l'histoire des thories psychanalytiques, c'est Mlanie Klein qui a pouss le plus loin la thorisation des mouvements de retournement et de substitutions inverss d'lments. L'analyse des jeunes enfants est le terrain d'lection pour la mise en vidence de ces processus; car, sur la scne enfantine, le fantasme ne prend pas seulement la forme d'un texte (de rve, de fiction, de reprsentation plastique) mais il peut tre un jeu, une dramatisation, une mise en acte.

    En dehors de ce mode archaque de reprsentation, les enfants utilisent un autre mcanisme primitif : ils substituent des actions ' prcurseurs originels des penses ' aux mots. Chez l'enfant, l'action joue un rle de premier plan15.

    Dans ces actions fonctionnent des quivalences entre objets : ainsi, John peut dire que ils sont tous pareils, le poulet, la glace, le verre et les crabes : tous bruns, casss et morts, ajoute-t-il. L'action se joue dans le meurtre fantasm et ritr du crabe; mais poulet, glace, verre sont du mme coup objets meurtrir dans un acte commun. Or, si on comprend, grce aux prcisions apportes par Mlanie Klein, que poulet est l'quivalent de bb, lui-mme quivalent de crabe-pnis, et que le verre et la glace sont des quivalents de ventre maternel, alors l'action consiste casser ou tre cass, suivant que le sujet est le pnis ou le ventre. Pour Mlanie Klein, le mcanisme de substitution va jusqu' se retourner immdiatement et indfiniment : ds qu'un objet est pos comme complment une action, il passe l'autre ple du fantasme et devient sujet. Tout corps actif peut devenir passif, tout agent peut devenir patient : le prototype analytique est l'alternance du rle du pnis, agresseur dans le ventre maternel, agress par celui-ci. Le clivage du moi qui dtermine, dans les objets, les bons et les mauvais, est au principe de ce tournoiement incessant; mais bon, mauvais, intrieur, extrieur, sont les moteurs de renversements lis la structure du fantasme. Seule la formation fantasmatique, dans la mesure o elle comporte le passage travers le sujet, peut convenir un tel carrousel. Mlanie Klein dsigne clairement par le terme introjection-projection, les dplacements des objets dans le fantasme. Lacan radicalise cette appellation en dnommant tout objet de dsir objet a : c'est en admettre l'indtermination au dpart, et rendre comprhensible sa fixation sur n'importe quelle partie du corps, ou n'importe quel objet.

    L'objet transitionnel, par exemple, dsigne le morceau, soit de tissu, soit de poupe que l'enfant ne se dcide pas quitter; la bribe de lange, le tesson chri qui ne quittent, dit Lacan, ni la lvre ni la main sont temporairement objets, comme tous ceux qui parcourent selon Freud, les tapes de la biographie, et qui dlimitent les stades de sa progression :

    15. L'analyse des jeunes enfants , Essais de Psychanalyse, Payot, p. 173.

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    stade oral, anal, gnital. Plus gnralement, l'objet est le fait d'un passage, que Mlanie Klein dcrit dans le clivage des processus archaques; ce passage renvoie aux zones rognes, qui sont le fait d'une coupure qui

    trouve faveur du trait anatomique d'une marge ou d'un bord : lvres, enclos des dents ', marge de l'anus, sillon pnien, vagin, fente palpbrale,

    voire cornet de l'oreille 16. Mais, s'il est la cause d'une coupure, l'objet a, comme indtermin du dsir, et dterminable merci, n'est rien, et en particulier n'a pas de reflet, image spculaire . L'image spculaire, dans la constitution du sujet, correspond l'tape dcisive par laquelle un individu se reconnat comme lui, assumant son image comme reflet, acqurant son identit; l'objet ne fait pas partie du spculaire, il le conditionne. C'est pourquoi il est toujours un reste : celui de la distance infranchissable entre l'il et le miroir, entre sujet et image, entre symbolique, imaginaire et rel. C'est cet objet insaisissable au miroir que l'image spculaire donne son habillement 17.

    Car c'est du ct des objets absents mais reflts que l'imaginaire, dans le fantasme, agit la permutation et devient un systme de variables. Pour faire du fantasme, a pu dire Lacan, il faut du prt--le-porter : c'est le symbolique, scne du fantasme. Sur cette panoplie s'accrochent des accessoires qui individualisent l'action du fantasme et le rendent unique, propre, ingalable : ce sont les objets du dsir et leur agencement dans la formule. Lvi-Strauss dans Y Anthropologie structurale fait intervenir la mme distinction, en appelant inconscient la fonction symbolique et subconscient (analogue de l'imaginaire pour Lacan) le rservoir des souvenirs et des images collectionns au cours de chaque vie . Les mtaphores et les appellations changent (l'inconscient, vide, est compar un estomac travers par les aliments), mais le fonctionnement est bien le mme.

    On pourrait donc dire que le subconscient est le lexique individuel o chacun de nous accumule le vocabulaire de son histoire personnelle, mais que ce vocabulaire n'acquiert de signification pour nous-mmes et pour les autres, que dans la mesure o l'inconscient l'organise suivant ses lois et en fait un discours 18.

    Or, la dynamique des Mythologiques en est une preuve manifeste, c'est sur ce croisement que peut jouer une smiotique lmentaire.

    C'est aussi son point d'arrt. Si, comme nous avons tent de le montrer, la structure du fantasme comporte une irrductible perspective, aussi bien dans la chute de l'objet que dans la situation topologique du sujet dans le spectacle qui le met en scne, il faut trouver une thorie de l'en- gendrement. Dans la smanalyse propose par Julia Kristeva, ce qui nous intresse touche autant Yengendrement qu' la formule, les deux tant lis dans un processus qu'elle tente de dcrire avec justesse, comme engendrement de la formule .

    16. Subversion du sujet et dialectique du dsir , crits, Seuil, 1966, p. 817. 17. Ibid., p. 818. 18. Anthropologie structurale, Pion, p. 224.

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    4. 1. Formule.

    Le terme de formule, avant mme d'tre remani dans la tentative, convient bien au fantasme. Forme d'expression contenant les termes dans lesquels un acte doit tre accompli : la formule contient un aspect prescriptif , en mme temps qu'elle suppose son accomplissement par renonciation : soit que l'acte soit rdig dans les termes prvus par la loi, soit qu'il soit dmontr par une opration (formule mathmatique ou algbrique) soit enfin que sa rptition concerne un certain rituel (formule de politesse). Prescription et rptition : le fantasme comporte des deux composantes. La formule, c'est aussi ce qui anime et donne vie l'inanim : la lgende du Golem est de ce point de vue fort clairante. C'est en glissant dans la bouche de sa statue d'argile la formule sacre, que le rabbin de Prague l'anime pour en faire son serviteur; c'est par ce qu'il oublie de la retirer que la figure d'homme devient un monstre terrifiant. En ce qui concerne la biographie individuelle, le fantasme se dit dans une formule; du tic de langage ce que Charles Mauron appelait la mtaphore obsdante, la tournure de phrase , l'nonc rpt est proche du texte fantasmatique. Revenons pour l'exemple au ravissement de Loi. Y. Stein. C'est ce personnage qui dans le rcit nonce la formule : Elle tait nue sous ses cheveux noirs. Loi est en train de dcrire le spectacle qu'elle a vu au travers de la fentre claire : elle a vu l'autre femme. La formule produit un effet de vertige et de fixit que le travail de Duras met au jour : La nudit de Tatiana dj nue grandit dans une surexposition qui la prive toujours davantage du moindre sens possible. Le socle est l : la phrase. Le vide est^Tatiana nue sous ses cheveux noirs, le fait 19.

    Dans le travail de Kristeva, la formule est appose la germination; elle n'est donc pas separable de son engendrement, pas separable d'un processus complexe dont elle est l'aboutissement. Mais en mme temps, chaque fois que cet aboutissement a lieu, quelque chose se perd; de mme qu'un vnement n'existe pas, de mme que le Golem ne peut vivre que temporairement, la formule n'existe que pour donner lieu une chute. C'est pourquoi la formule n'importe pas cause d'un sens qu'elle donnerait aux lments de la chane signifiante, mais bien plutt cause d'un non-sens. Ainsi peut s'expliquer la dfinition de la formule par Kristeva :

    La formule appose la germination est un complexe textuel qui force d'tre la frquence de la germination, c'est--dire d'indiquer une pluralit infinie, ne dit rien. Est formule, donc, non pas l'expression d'un sens formulable ayant atteint le formul ultime, mais un reste corrl la germination dont il n'est ni l'effet ni la cause, mais le sceau lire comme illisible, la chute indispensable par laquelle la germination se dfend de devenir une gnration, c'est--dire * enfanter ', d'avoir une progniture un Sens 20.

    19. Le ravissement..., p. 135. 20. S7]Asuimx), Seuil, p. 285.

    LANGAGES 31

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    II faut encore expliquer pour que cette dfinition soit claire, que c'est la nature de l'objet du dsir qui provoque, dans la formule, la chute, le reste, et la part illisible : la formule, de ce fait, est toujours rserve.

    4. 2. Engendrement.

    La profondeur, au sens technique que ce terme peut avoir en matire de perspective, ne peut tre dtermine, dans le processus qui cause la formule que par un ddoublement de la notion de texte : s'il demeurait une notion simple, la dichotomie entre le sujet et le texte serait l'obstacle impossible lever. Le texte se ddouble donc en phno-texte et gno-texte : l'opposition est drive de l'apparence et de sa cause. La formule est le texte dans son apparition, dans la faon dont il se manifeste; si on admet la superposition entre le texte fantasmatique et la formule, on comprendra que la formule ait la mme qualification d'apparence que le fantasme : ncessaire illusion. L'innovation rside dans le traitement du gno-texte : cet engendrement passe par deux types de causalit. La premire consiste dans le processus symbolique : symbolique, dpouill de ses oripeaux individus, c'est la formalisation, le processus par lequel le langage accde l'expression de son ordre. La seconde causalit concerne Y idologique : c'est--dire l'autre part de la structure, l'imaginaire dans son historicit.

    Penser le phno-texte comme une formule exige qu'on ouvre en lui un couloir de rminiscence double la fois vers le processus symbolique-mathmatique que la signiflance textuelle rejoint en le pratiquant dans la langue, et vers le corpus idologique-mythique qui sature chaque bloc de l'histoire monumentale 21. Ce couloir de rminiscence, c'est le gno-texte.

    Le fantasme reoit un clairage nouveau partir de ces propositions. Du ct du symbolique-mathmatique : le cadrage du fantasme rejoint le calcul du sujet que Lacan opre en joignant la thorie freudienne la topologie; le fantasme est le lieu limite de la formalisation, son point le plus menac, dans la mesure o il est de la nature du fantasme de servir de support l'imaginaire. Lacan, dans ce sens, parle souvent de la folie des mathmaticiens. Du ct du corpus-idologique-mythique : l'imaginaire est pris dans l'histoire, et ce plus d'un titre. Histoire monumentale : tapes qui, de culture en culture, ont marqu l'volution des systmes de signes. De ce point de vue, il existe une indniable convergence entre l'histoire, la psychanalyse et la smiologie. Histoire qu'on pourrait dire miniaturise : biographies individuelles, sous-systmes de signes propres l'histoire familiale, et aux couches sociales diverses dont elle est ncessairement le rsultat, compte tenu de l'volution des systmes de parent. Le fantasme est bien alors le texte mme par lequel subjectivit et histoire se rejoignent : dans ce que l'une et l'autre ont de contraignant, de dterminant, d'invitable, support cach et paradoxal de la libert romantique attribue toute rverie d'images. On a dj pu noter, par exemple, dans

    21. Ibid., p. 287.

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    les analyses de Freud, la part dcisive qui incombe au rle de la bonne dans les scnes fantasmatiques; ce rle dpend l'vidence d'une structure familiale et relationnelle dtermine, qui fait du fantasme une scne date. Ces dates, ces rfrences au temps sont prises dans un rseau complexe, et dpendent de plusieurs histoires, en dcalage les unes par rapport aux autres. Il en est des interfrences historiques sur la scne fantasmatique comme des spectres historiques dont Marx parle dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte : ils revivent dans le cerveau des vivants. Qu'on songe au rle jou par la figure historique de Napolon dans les rves de Julien Sorel, et l'avenir que cette interaction fait peser et sur le texte de Stendhal et sur le destin qu'il trace son hros. Encore s'agit-il l d'une vraie figure historique; mais dans les rseaux romanesques, et sans doute dans la structure mme du roman, c'est dans la formulation fantasmatique dcouvrir, construire par des voies appropries que se glissent les figures de l'histoire : anctres, voisins, figures de rencontre, personnalits symboliques prtres, soldats, instructeurs, etc.

    Il ne s'agit pas l d'une arrire-scne, ni de coulisses o les personnages attendraient avant d'entrer en scne. La scne du fantasme est de mme nature que la Darstellung dont Marx fait une notion dominante clans la thorie de la valeur, et dont Althusser fait usage pour lire Le Capital. Darstellung : reprsentation thtrale dans sa manifestation mme; elle s'oppose la Vorstcllung, reprsentation conue comme une dlgation de pouvoirs. Elle est, dit Althusser, la prsence de la structure dans ses effets; mais elle est aussi l'efficace d'une absence : celle de la structure mme qui n'est ni intrieure ni extrieure aux effets qu'elle produit, tout comme l'inconscient. De mme, ou plutt, dans le mme processus, le fantasme en tant que scne signale la structure tout entire : la barre sur le sujet ($) le poinon, reprsentent cette prsence; en tant que texte- formule, il nonce la fois l'histoire et l'idologie pour un sujet donn : au croisement exact entre sa biographie et le point o elle s'intgre dans le processus de l'volution historique des rapports de production.

    5. Fantasme, texte, histoire.

    Revenons aux ambiguts, releves dj, contenues dans les termes de texte, scne, sujet. Si le fantasme, de par sa structure peut tre analys en termes d'histoire, texte et scne sont pris dans le tissu des diffrentes temporalits historiques. Ceci permet de prciser :

    la scne dans la thorie psychanalytique, qu'elle soit dsigne comme scne primitive ou autre scne, comme bute de la rgression ou comme lieu de toute productivit inconsciente, dpend du rfrent des origines; le fantasme, en ce sens, renvoie toujours la thorie de la naissance. La naissance, cet obscur passage, est le point voqu par toute thorie, dit Freud; l'activit intellectuelle labore tours et dtours pour rsoudre l'opacit de ce point inconnu. Le fantasme, comme mise en scne du sujet, correspond cette activit de colmatage d'une brche pense comme un vnement alors qu'elle est une structure, une bance

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    irrductible. C'est pourquoi le fantasme est un cache pour la vrit; mais, dans le cadre de la thorie psychanalytique, cette vrit est historique si on entend l'histoire en un sens mythique, vague, gnral. Or, la scne historique telle que l'entend Marx dans le texte cit plus haut entretient avec l'infra-structure les mmes rapports que le fantasme avec la vrit. La scne historique prsente, vtue des oripeaux lgendaires, tisse de la lgende des sicles dans le cerveau des vivants, cache et met en scne une vrit dforme mais accessible par ses seules dformations; la structure de la mconnaissance conjoint ici l'idologique et l'imaginaire. Ce qui, dans le sujet, n'est pas reprsentable, savoir l'objet a dans la formule du fantasme, trouve son homologue dans la scne historique : ce qui n'est pas reprsentable, c'est la situation du sujet dans les rapports de production, son regard mme sur le monde.

    le texte : dans la thorie psychanalytique, est une formule la fois gnrale et individuelle. Le texte fantasmatique est un nonc gnral qui contradictoirement vaut pour un seul sujet, et qui l'authentifie comme tel. Or, le texte lui aussi est pris dans le rseau des dterminations historiques, encore davantage d'tre une forme langagire. Kristeva :

    Le texte sera donc un certain type de production signifiante qui occupe une place prcise dans l'histoire et relve d'une science spcifique qu'il faudra dfinir .

    Par rapport au fantasme, le texte comme formule se trouve dans sa rptition, et dans les formes diverses que cette rptition peut prendre; historiquement, il en va de mme. Le texte est la fois gnral c'est l'idologique qui parle par sa bouche anonyme et individuel le texte, dans son nonciation, ne peut tre spar de la situation du sujet dans l'histoire : de sa position de classe. Si le sujet est le support de reprsentations historiquement et idologiquement dtermines, le texte du fantasme ne peut chapper ces dterminations; et toute formule rfre la scne historique du sujet parlant dans sa formation idologique.

    Le psychanalyste devra se faire philosophe, disaient Laplanche et Pontalis rflchissant aux problmes de causalit et de production poss par la notion de fantasme. Hors d'un formalisme restrictif, le smioticien doit faire face au mme problme; la smanalyse est une tentative pour trouver une philosophie adquate la production du texte. Reste dterminer si une autre philosophie est possible pour ce faire que le matrialisme historique : pour analyser les processus qui engendrent la structure de la reprsentation, de l'imaginaire et de l'idologique pour un sujet donn, il faut une thorie qui tienne compte de la position de ce sujet dans l'histoire, et des interfrences entre les idologiques et l'imaginaire. Inversement, cette thorie a tout intrt tenir compte de la position trs spcifique du fantasme dans le rapport du sujet son monde : par sa fonction de cache, par le rapport entre le texte qui s'y formule et la scne qu'il voque, il distribue prcisment les rles respectifs du pass historique, de la biographie imaginaire et du prsent rel.

    22. Ibid., p. 279.

    InformationsAutres contributions de C.-B. Clment

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    Plan1. Situation du fantasme dans la smiologie. 2. Dimensions du fantasme; stabilit et instabilit. 3. Cadre, marque, passage. 4. Variables, permutations, formules. 4. 1. Formule. 4. 2. Engendrement.

    5. Fantasme, texte, histoire.