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Huysmans, « A vau l’eau » (fin de la nouvelle), 1882 Texte intégral : http://fr.wikisource.org/wiki/À_vau-l’eau (fin de la nouvelle) La porte s'ouvrit, un soufflet, lui éventa le dos, il entendit un grand frou-frou de jupes et sa table se couvrit d'ombre. Une femme était devant lui, qui dérangeait la chaise sur les barreaux de laquelle il appuyait ses pieds. Elle s'assit, et posa sa voilette et ses gants près de son verre. «— Que le diable l'emporte, grommela-t-il, elle n'a que l'embarras du choix, toutes les tables sont vides ; et elle vient, juste, s'installer à la mienne! Machinalement, il leva les yeux, qu'il tenait baissés sur son assiette, et il ne put s'empêcher d'inspecter sa voisine. Elle avait une figure de petit singe, une margoulette fripée, avec une bouche un peu grande marchant sous un nez retroussé, et de toutes petites moustaches noires au bout des lèvres ; malgré ses airs folichons, elle lui sembla cependant polie et réservée. Elle lui dardait de temps à autre un coup d'œil et, d'une voix très douce, le priait de lui passer la carafe ou le pain. En dépit de sa timidité, M. Folantin dut répondre à quelques questions qu'elle lui lança; peu à peu la conversation s'était engagée, et, au dessert, ils déploraient, ne sachant trop quoi dire, l'aigre bise qui sifflait au dehors et se glissait sous la porte, en leur glaçant les jambes. — C'est des temps où il ferait bon de ne pas coucher seul, fit la femme d'un ton rêveur. Cette réflexion abasourdit M. Folantin, qui ne crut pas devoir répondre. — N'est-ce pas, Monsieur, reprit-elle ? — Mon Dieu !... Mademoiselle,., et, comme un poltron qui jette ses armes, pour ne pas engager une lutte avec son adversaire, M, Folantin avoua sa continence, son peu de besoins, son désir de tranquillité charnelle. — Avec ça ! dit-elle, en le regardant bien dans les yeux. Il se troubla, d'autant que le corsage qu'elle avançait exhalait un arôme de new-mown-hay et d'ambre. — Je n'ai plus vingt ans, et, ma foi, je n'ai plus de prétentions — si j'en ai jamais eues ; ce n'est plus de mon âge. Et il désigna sa tête chauve, son teint plombé, ses vêtements qui n'appartenaient plus à aucune mode. — Laissez donc, vous voulez rire, vous vous faites plus vieux que vous n'êtes;—et elle avait ajouté qu'elle n'aimait pas les

Femmes de mauvaise vie dans le roman réaliste - naturaliste

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Huysmans, « A vau l’eau » (fin de la nouvelle), 1882

Texte intégral : http://fr.wikisource.org/wiki/À_vau-l’eau

(fin de la nouvelle)La porte s'ouvrit, un soufflet, lui éventa le dos, il entendit un grand frou-frou de jupes et sa table se couvrit d'ombre. Une femme était devant lui, qui dérangeait la chaise sur les barreaux de laquelle il appuyait ses pieds. Elle s'assit, et posa sa voilette et ses gants près de son verre.«— Que le diable l'emporte, grommela-t-il, elle n'a que l'embarras du choix, toutes les tables sont vides ; et elle vient, juste, s'installer à la mienne!Machinalement, il leva les yeux, qu'il tenait baissés sur son assiette, et il ne put s'empêcher d'inspecter sa voisine. Elle avait une figure de petit singe, une margoulette fripée, avec une bouche un peu grande marchant sous un nez retroussé, et de toutes petites moustaches noires au bout des lèvres ; malgré ses airs folichons, elle lui sembla cependant polie et réservée.Elle lui dardait de temps à autre un coup d'œil et, d'une voix très douce, le priait de lui passer la carafe ou le pain. En dépit de sa timidité, M. Folantin dut répondre à quelques questions qu'elle lui lança; peu à peu la conversation s'était engagée, et, au dessert, ils déploraient, ne sachant trop quoi dire, l'aigre bise qui sifflait au dehors et se glissait sous la porte, en leur glaçant les jambes.— C'est des temps où il ferait bon de ne pas coucher seul, fit la femme d'un ton rêveur.Cette réflexion abasourdit M. Folantin, qui ne crut pas devoir répondre.— N'est-ce pas, Monsieur, reprit-elle ?— Mon Dieu !... Mademoiselle,., et, comme un poltron qui jette ses armes, pour ne pas engager une lutte avec son adversaire, M, Folantin avoua sa continence, son peu de besoins, son désir de tranquillité charnelle.— Avec ça ! dit-elle, en le regardant bien dans les yeux.Il se troubla, d'autant que le corsage qu'elle avançait exhalait un arôme de new-mown-hay et d'ambre.— Je n'ai plus vingt ans, et, ma foi, je n'ai plus de prétentions — si j'en ai jamais eues ; ce n'est plus de mon âge. Et il désigna sa tête chauve, son teint plombé, ses vêtements qui n'appartenaient plus à aucune mode.— Laissez donc, vous voulez rire, vous vous faites plus vieux que vous n'êtes;—et elle avait ajouté qu'elle n'aimait pas les jeunes gens, qu'elle préférait les hommes mûrs, parce que ceux-là savent se conduire avec une femme.— Sans doute.., sans doute, balbutia M. Folantin, qui demanda l'addition ; la femme ne tira pas son porte-monnaie, et il comprit qu'il fallait s'exécuter. Il solda au garçon, railleur, le prix des deux dîners et il s'apprêtait à saluer la femme, sur le seuil de la porte, lorsqu'elle lui prit tranquillement le bras.— Tu m'emmènes, dis, monsieur?Il chercha des échappatoires, des excuses pour éviter ce mauvais pas, mais il s'embrouillait, il faiblissait sous les yeux de cette femme dont la parfumerie lui serrait les tempes.—Je ne puis, finit-il par répondre, on n'amène pas de femmes dans ma maison.— Alors, venez chez moi, — et elle se pressa contre lui, jacassa et allégua qu'elle avait un bon feu dans sa chambre — Puis, voyant la morne attitude de M.Folantin, elle soupira : Alors je ne vous plais pas ?— Mais si, Madame,., mais si... seulement on peut trouver une femme charmante et ne point...Elle se mit à rire. Est-il drôle ! dit-elle, et elle l'embrassa.

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M. Folantin eut honte de ce baiser en pleine rue ; il eut la perception du grotesque que dégageait un vieil homme boiteux choyé publiquement par une fille. Il allongea les jambes, voulant se soustraire à ces caresses et craignant en même temps, s'il essayait de fuir, une scène ridicule qui ameuterait le monde.C’est ici, dit-elle, et elle le poussa légèrement,- marchant derrière lui, lui barrant la retraite. Il monta jusqu'à un troisième et, contrairement aux affirmations do cette femme, il ne vit aucun feu allumé chez elle.Il regarda, très penaud, la chambre dont les murs semblaient trembler, à la lueur vacillante d'une bougie ; une chambre aux meubles couverts de laine bleue et au divan tapissé d'algérienne. Une bottine crottée traînait sous une chaise et une pincette de cuisine lui faisait vis-à-vis sous une table; çà et là, des réclames de marchands de semouille, de chastes chromos représentant des babys barbouillés de soupe, étaient piquées sur le mur par des épingles; le pied d'un gueux apparaissait sous la trappe mal baissée de la cheminée, sur le faux marbre de laquelle s'étalaient, près d'un réveil-matin et d'un verre où l'on avait bu, de la pommade dans une carte à jouer, du tabac et des cheveux, dans un journal.— Mets-toi donc à ton aise, fit la femme, et malgré son refus de se dévêtir, elle saisit les manches de son pardessus et s'empara de son chapeau.— J, F., je parie que tu t'appelles Jules, dit-elle, en regardant les lettres de la coiffe.— Il confessa se nommer Jean.— C'est pas un vilain nom ; dis donc!,,» et elle le força à s'asseoir sur un canapé et sauta sur ses genoux.— Dis donc, chéri, qu'est-ce que tu vas me donner pour mes petits gants ?M. Folantin sortit péniblement une pièce de cent sous de sa poche et elle la fit prestement disparaître.— Voyons, tu peux bien m'en donner une autre, je me déshabillerai, tu verras, comme je serai gentille.M. Folantin céda, tout en déclarant qu'il préférait qu'elle ne fût pas nue, et alors elle l'embrassa si habilement qu'une bouffée de jeunesse lui revint, qu'il oublia ses résolutions et perdit la tête; puis à un moment, comme il tardait, tout en s'empressant. — Ne t'occupe pas de moi,., dit-elle, ne t'occupe pas de moi.... fais ton affaire.M. Folantin descendit de chez cette fille, profondément écoeuré et, tout en s'acheminant vers son domicile, il embrassa d'un coup d'oeil l’horizon désolé de la vie ; il comprit l'inutilité des changements de routes, la stérilité des élans et des efforts ; il faut se laisser aller à vau-l'eau ; Schopenhauer a raison, se dit-il, « la vie de l'homme oscille comme une pendule entre la douleur et l'ennui ; » aussi n'est-ce point la peine de tenter d'accélérer ou de retarder la marche du balancier ; il n'y a qu'à se croiser les bras et à tâcher de dormir ; mal m'en a pris d'avoir voulu renouveler les actes du temps passé, d'avoir voulu aller au théâtre, fumer un bon cigare, avaler des fortifiants et visiter une femme ; mal m'en a pris de quitter un mauvais restaurant pour en parcourir de non moins mauvais, et tout cela pour échouer dans les sales vol-au-vent' d'un pâtissier !Tout en raisonnant de la sorte, il était arrivé devant sa maison. Tiens, je n'ai pas d'allumettes, se dit-il, en fouillant ses poches, dans L'escalier ; il pénétra dans sa chambre, un souffle froid lui glaça la face et, tout en d'avançant dans le noir, il soupira : le plus simple est encore de rentrer à la vieille gargote, de retourner demain à l'affreux bercail. Allons, décidément, le mieux n'existe pas pour les gens sans le sou ; seul, le pire arrive.

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Huysmans, « Un dilemme » (début du chap V), 1882

Texte intégral : http://beq.ebooksgratuits.com/vents/Huysmans-dilemme.pdfLire au moins les chapitres 1 et 2, pour cerner le personnage

A son âge - avoir été la dupe d'une fille racolée chez Peters !M. Le Ponsart regrettait sa méprise, cette poussée incompréhensible, ce mouvement irraisonné qui l'avait, en quelque sorte, forcé à offrir des consommations à cette femme et à l'accompagner jusque chez elle.Il n'avait pourtant eu la tête égayée par aucun vin ; cette drôlesse était venue se placer à sa table, avait causé avec lui de choses et autres, non sans qu'il l'eût loyalement prévenue qu'elle perdait son temps puis des messieurs étaient entrés qui l'avaient saluée et auxquels elle avait tendu la main et parlé bas. De ce fait sans importance était peut-être issue, souterrainement, l'instinctive résolution de la posséder ; peut-être y avait-il eu là une question de préséance, un entêtement d'homme arrivé le premier et tenant à conserver sa place, un certain dépit de se trouver en concurrence avec des gens plus jeunes, un certain amour-propre de vieux, barbon sollicitant de la fille, à prix même supérieur, une quasi-préférence – mais non, rien de tout cela n'était vrai; il y avait eu une impulsion irrésistible, un agissement indépendant de sa volonté, car il n'était féru d'aucun désir charnel et le physique même de cette femme ne répondait à aucun dé ses souhaits; d'autre part, le temps était sec et froid, et Me Le Ponsart ne pouvait invoquer à l'appui de sa lâcheté l'influence de ces chaleurs lourdes ou de ces ciels mous et pluvieux qui énervent l'homme et le livrent presque sans défense aux femmes en chasse. Tout bien considéré, cette aventure demeurait incompréhensible.En voiture, le long du chemin, il se disait qu'il était ridicule, que cette rencontre était niaise, fertile en carottes et en déboires et il se sentait sans force pour quitter cette fille qu'il suivait machinalement, mu par ce bizarre sortilège que connaissent les gens attardés, le soir, et qu'aucune psychologie n'explique.Il s'était même retourné l'épingle dans la plaie, se répétant : « Si l'on me voyait ! j'ai l'air d'un vieux -polisson !» murmurant, tandis qu'il payait le cocher et que la femme sonnait à sa porte '«-Voilà l'ennui qui commence ; elle va me proposer de me tenir par la main pour que je ne me casse pas le cou dans l'obscurité sur les marches et une fois dans la chambre, la mendicité commencera ! Bon Dieu ! faut-il que je sois bête! » Et il était quand même monté et tout s'était passé ainsi qu'il l'avait prévu.Il avait cependant éprouvé un certain dédommagement des tristesses conçues d'avance. Le logis était meublé avec un luxe dont le mauvais goût lui échappait. La cheminée enveloppée de rideaux en faux brocart, les chenets à boules fleurdelysées, la pendule et les appliques en jeune cuivre, munies de bougies roses que la chaleur avait courbées, les divans recouverts de guipures au crochet, le mobilier en thuya et palissandre, le lit debout dans la chambre à coucher, les consoles parées de marmousets en faux saxe, de verreries de foire, de statuettes de Grévin, lui semblèrent déceler une apéritive élégance et un langoureux confort. Il regarda complaisamment la pendule arrêtée pendant que la femme se débarrassait de son chapeau.Elle se tourna vers lui et parla d'affaires.Le notaire tressaillit, lâchant, un à un, des louis que la praticienne lui extirpait tranquillement par d'insinuants et d'impérieux appels, se consolant un peu de sa faiblesse de vieillard assis tardivement chez une fille, par la vue du corsage qu'il jugeait rigide et tiède et des bas de soie rouges qui lui paraissaient crépiter, aux lueurs des bougies, sur des mollets pleins et des cuisses fermes.Afin d'accélérer la vendange de sa bourse, la femme se campa sur ses genoux.– Je suis lourde, hein ?

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Bien que ses jambes pliassent, il affirma poliment le contraire, s'efforçant de se persuader, du reste, pour s'égayer, que cette pesanteur ne pouvait être attribuée qu'aux solides et copieuses charnures qu'il épiait, mais plus que cette perspective de pouvoir les brasser, tout à l'heure, à l'aise, le calcul de ses déboursés, la constatation raisonnée de sa sottise et l'inexplicable impossibilité de s'y soustraire, le dominaient et finissaient par le glacer. Avec cela, la femme devenait insatiable sous la problématique assurance d'idéales caresses, elle insistait de nouveau pour qu'il ajoutât un louis à ceux qu'il avait déjà cédés. La niaiserie même de ses propos, de ses noms d'amitié de mon gros loulou, » de « mon chéri, » de « mon petit homme, achevait de consterner le vieillard engourdi, dont la lucidité doutait de la véracité de cette promesse qui accompagnait les réquisitions : « Voyons, laisse-toi faire, je serai bien gentille, tu verras que tu seras content.»De guerre lasse, convaincu que les imminents plaisirs qu'elle annonçait seraient des plus médiocres, il souhaitait ardemment qu'ils fussent consommés pour prendre la fuite.Ce désir acheva de vaincre sa résistance et il se laissa complètement dépouiller.Alors, elle l'invita à enlever son pardessus, à se mettre à l'aise. Elle-même se déshabillait, enlevant ceux de ses vêtements qu'elle eût pu froisser. Il s'approcha, mais hélas cet embonpoint qui l'avait un peu désaffligé était à la fois factice et blet ! – Elle aggrava cette dernière désillusion par tout ce qu'une femme peut apporter de mauvaise grâce au lit, prétendant se désintéresser de ses préférences, lui repoussant la tête, grognant Non, laisse, tu me fatigues; puis, alors qu'il s'agissait de lui, répondant avec une moue méprisante et sèche « Qu'il s'était trompé s'il l'avait prise pour une femme à ça. » II poussa un soupir d'allégement en gagnant la porte. Ah! pour avoir été volé, il avait été bien volé – Et le sang lui empourprait la face, alors qu'il se rappelait les détails grincheux de cette scène.Puis, cet argent si malencontreusement extorqué l'étouffait. Il arrivait à se représenter les choses utiles qu'il aurait pu se procurer avec la même somme.

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Zola, Nana, 1880

Alors, Nana devint une femme chic, rentière de la bêtise et de l’ordure des mâles, marquise des hauts trottoirs. Ce fut un lançage brusque et définitif, une montée dans la célébrité de la galanterie, dans le plein jour des folies de l’argent et des audaces gâcheuses de la beauté. Elle régna tout de suite parmi les plus chères. Ses photographies s’étalaient aux vitrines, on la citait dans les journaux. Quand elle passait en voiture sur les boulevards, la foule se retournait et la nommait, avec l’émotion d’un peuple saluant sa souveraine; tandis que, familière, allongée dans ses toilettes flottantes, elle souriait d’un air gai, sous la pluie de petites frisures blondes, qui noyaient le bleu cerné de ses yeux et le rouge peint de ses lèvres. Et le prodige fut que cette grosse fille, si gauche à la scène, si drôle dès qu’elle voulait faire la femme honnête, jouait à la ville les rôles de charmeuse, sans un effort. C’étaient des souplesses de couleuvre, un déshabillé savant, comme involontaire, exquis d’élégance, une distinction nerveuse de chatte de race, une aristocratie du vice, superbe, révoltée, mettant le pied sur Paris, en maîtresse toute-puissante. Elle donnait le ton, de grandes dames l’imitaient.L’hôtel de Nana se trouvait avenue de Villiers, à l’encoignure de la rue Cardinet, dans ce quartier de luxe, en train de pousser au milieu des terrains vagues de l’ancienne plaine Monceau. Bâti par un jeune peintre, grisé d’un premier succès et qui avait dû le revendre, à peine les plâtres essuyés, il était de style Renaissance, avec un air de palais, une fantaisie de distribution intérieure, des commodités modernes dans un cadre d’une originalité un peu voulue. Le comte Muffat avait acheté l’hôtel tout meublé, empli d’un monde de bibelots, de fort belles tentures d’Orient, de vieilles crédences, de grands fauteuils Louis XIII; et Nana était ainsi tombée sur un fonds de mobilier artistique, d’un choix très fin, dans le tohu-bohu des époques. Mais, comme l’atelier, qui occupait le centre de la maison, ne pouvait lui servir, elle avait bouleversé les étages, laissant au rez-de-chaussée une serre, un grand salon et la salle à manger, établissant au premier un petit salon, près de sa chambre et de son cabinet de toilette. Elle étonnait l’architecte par les idées qu’elle lui donnait, née d’un coup aux raffinements du luxe, en fille du pavé de Paris ayant d’instinct toutes les élégances. Enfin, elle ne gâta pas trop l’hôtel, elle ajouta même aux richesses du mobilier, sauf quelques traces de bêtise tendre et de splendeur criarde, où l’on retrouvait l’ancienne fleuriste qui avait rêvé devant les vitrines des passages."

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Maupassant, Boule de suif, 1880Extrait N°1La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir et là-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser meublée de quenottes luisantes et microscopiques.Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnêtes, et les mots de “prostituée”, de “ honte publique ” furent chuchotés si haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l'exception de Loiseau, qui la guettait d'un air émoustillé.Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d'épouses en face de cette vendue sans vergogne ; car l'amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.

Extrait N°2Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d'abord une conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens : Judith et Holopheme, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et les y réduisant à des servilités d'esclave.Alors se déroula une histoire fantaisiste, éclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants, où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement.On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui s'était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, à l'heure du rendez-vous fatal.Et tout cela était raconté d'une façon convenable et modérée, où parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l'émulation. On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas, était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux caprices des soldatesques.Les deux bonnes soeurs ne semblaient point entendre, perdues en des pensées profondes. Boule de Suif ne disait rien.Pendant toute l'après-midi on la laissa réfléchir. Mais, au lieu de l'appeler “ madame ” comme on avait fait jusque-là, on lui disait simplement “ mademoiselle ”, sans que personne sût bien pourquoi, comme si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans l'estime qu'elle avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse.Au moment où l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa phrase de la veille : “ L'officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n'a point encore changé d'avis. ” Boule de Suif répondit sèchement : “ Non, monsieur ” Mais au dîner la coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux ; mais l'Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, ou pour le

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bien du prochain. C'était un argument puissant ; la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un habit ecclésiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence heureuse, d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente. Celle-là n'était pas troublée par les tâtonnements de la casuistique ; sa doctrine semblait une barre de fer ; sa foi n'hésitait jamais ; sa conscience n'avait point de scrupules. Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d'en haut ; et rien, à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l'intention était louable. La comtesse, mettant à profit l'autorité sacrée de sa complice inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome de morale : “ La fin justifie les moyens. ” Elle l'interrogeait.“Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et pardonne le fait quand le motif est pur ?- Qui pourrait en douter, madame ? Une action blâmable en soi devient souvent méritoire par la pensée qui l'inspire. ” Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant ses décisions, le faisant s'intéresser à des choses qui, vraiment, ne le regardaient guère.Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de la courtisane.

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Dumas fils, La dame aux camélias (1848) (La Traviata, Verdi 1853)

Chap 3Je sortis de nouveau et je ne m'occupai plus de ce livre que le soir lorsque je me couchai.Certes, Manon Lescaut est une touchante histoire dont pas un détail ne m'est inconnu, et cependant lorsque je trouve ce volume sous ma main, ma sympathie pour lui m'attire toujours, je l'ouvre et pour la centième fois je revis avec l'héroïne de l'abbé Prévost. Or, cette héroïne est tellement vraie, qu'il me semble l'avoir connue. Dans ces circonstances nouvelles, l'espèce de comparaison faite entre elle et Marguerite donnait pour moi un attrait inattendu à cette lecture, et mon indulgence s'augmenta de pitié, presque d'amour pour la pauvre fille à l'héritage de laquelle je devais ce volume. Manon était morte dans un désert, il est vrai, mais dans les bras de l'homme qui l'aimait avec toutes les énergies de l'âme, qui, morte, lui creusa une fosse, l'arrosa de ses larmes et y ensevelit son coeur ; tandis que Marguerite, pécheresse comme Manon, et peut-être convertie comme elle, était morte au sein d'un luxe somptueux, s'il fallait en croire ce que j'avais vu, dans le lit de son passé, mais aussi au milieu de ce désert du coeur, bien plus aride, bien plus vaste, bien plus impitoyable que celui dans lequel avait été enterrée Manon. Marguerite, en effet, comme je l'avais appris de quelques amis informés des dernières circonstances de sa vie, n'avait pas vu s'asseoir une réelle consolation à son chevet, pendant les deux mois qu'avait duré sa lente et douloureuse agonie.Puis de Manon et de Marguerite ma pensée se reportait sur celles que je connaissais et que je voyais s'acheminer en chantant vers une mort presque toujours invariable.Pauvres créatures ! Si c'est un tort de les aimer, c'est bien le moins qu'on les plaigne. Vous plaignez l'aveugle qui n'a jamais vu les rayons du jour, le sourd qui n'a jamais entendu les accords de la nature, le muet qui n'a jamais pu rendre la voix de son âme, et, sous un faux prétexte de pudeur, vous ne voulez pas plaindre cette cécité du coeur, cette surdité de l'âme, ce mutisme de la conscience qui rendent folle la malheureuse affligée et qui la font malgré elle incapable de voir le bien, d'entendre le Seigneur et de parler la langue pure de l'amour et de la foi.

Chap 9Enfin, soit nature, soit conséquence de son état maladif ; il passait de temps en temps dans les yeux de cette femme des éclairs de désirs dont l'expansion eût été une révélation du Ciel pour celui qu'elle eût aimé. Mais ceux qui avaient aimé Marguerite ne se comptaient plus, et ceux qu'elle avait aimés ne se comptaient pas encore.Bref, on reconnaissait dans cette fille la vierge qu'un rien avait faite courtisane, et la courtisane dont un rien eût fait la vierge la plus amoureuse et la plus pure. Il y avait encore chez Marguerite de la fierté et de l'indépendance : deux sentiments qui, blessés, sont capables de faire ce que fait la pudeur. Je ne disais rien, mon âme semblait être passée toute dans mon coeur et mon coeur dans mes yeux.

Chap 12Être aimé d'une jeune fille chaste, lui révéler le premier cet étrange mystère de l'amour, certes, c'est une grande félicité, mais c'est la chose du monde la plus simple.S'emparer d'un coeur qui n'a pas l'habitude des attaques, c'est entrer dans une ville ouverte et sans garnison.L'éducation, le sentiment des devoirs et la famille sont de très fortes sentinelles, mais il n'y a sentinelles si vigilantes que ne trompe une fille de seize ans, à qui, par la voix de l'homme qu'elle aime, la nature donne ces premiers conseils d'amour qui sont d'autant plus ardents qu'ils paraissent plus purs. Plus la jeune fille croit au bien, plus elle s'abandonne facilement, sinon à l'amant, du moins à l'amour, car étant sans défiance elle est sans force, et se faire aimer d'elle est un triomphe que tout homme de vingt-cinq ans pourra se donner quand il voudra. Et cela est si vrai que voyez comme on entoure les

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jeunes filles de surveillance et de remparts ! Les couvents n'ont pas de murs assez hauts, les mères de serrures assez fortes, la religion de devoirs assez continus pour renfermer tous ces charmants oiseaux dans leur cage, sur laquelle on ne se donne même pas la peine de jeter des fleurs. Aussi comme elles doivent désirer ce monde qu'on leur cache, comme elles doivent croire qu'il est tentant, comme elles doivent écouter la première voix qui, à travers les barreaux, vient leur en raconter les secrets, et bénir la main qui lève, la première, un coin du voile mystérieux.Mais être réellement aimé d'une courtisane, c'est une victoire bien autrement difficile. Chez elles, le corps a usé l'âme, les sens ont brûlé le coeur, la débauche a cuirassé les sentiments. Les mots qu'on leur dit, elles les savent depuis longtemps, les moyens que l'on emploie, elles les connaissent, l'amour même qu'elles inspirent, elles l'ont vendu. Elles aiment par métier et non par entraînement. Elles sont mieux gardées par leurs calculs qu'une vierge par sa mère et son couvent ; aussi ont-elles inventé le mot caprice pour ces amours sans trafic qu'elles se donnent de temps en temps comme repos, comme excuse, ou comme consolation ; semblables à ces usuriers qui rançonnent mille individus, et qui croient tout racheter en prêtant un jour vingt francs à quelque pauvre diable qui meurt de faim, sans exiger d'intérêt et sans lui demander de reçu.Puis, quand Dieu permet l'amour à une courtisane, cet amour, qui semble d'abord un pardon, devient presque toujours pour elle un châtiment. Il n'y a pas d'absolution sans pénitence. Quand une créature, qui a tout son passé à se reprocher, se sent tout à coup prise d'un amour profond, sincère, irrésistible, dont elle ne se fût jamais crue capable ; quand elle a avoué cet amour, comme l'homme aimé ainsi la domine ! Comme il se sent fort avec ce droit cruel de lui dire : “ Vous ne faites pas plus pour de l'amour que vous n'avez fait pour de l'argent. Alors elles ne savent quelles preuves donner. Un enfant, raconte la fable, après s'être longtemps amusé dans un champ à crier : “ Au secours ! ” pour déranger des travailleurs, fut dévoré un beau jour par un ours, sans que ceux qu'il avait trompés si souvent crussent cette fois aux cris réels qu'il poussait. Il en est de même de ces malheureuses filles, quand elles aiment sérieusement. Elles ont menti tant de fois qu'on ne veut plus les croire, et elles sont, au milieu de leurs remords, dévorées par leur amour.De là, ces grands dévouements, ces austères retraites dont quelques-unes ont donné l'exemple.

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Flaubert, Madame Bovary, 1857

II,9Au moment où ils entrèrent dans la forêt, le soleil parut.— Dieu nous protège ! dit Rodolphe.— Vous croyez ? fit-elle.— Avançons ! avançons ! reprit-il.Il claqua de la langue. Les deux bêtes couraient.De longues fougères, au bord du chemin, se prenaient dans l’étrier d’Emma. Rodolphe, tout en allant, se penchait et il les retirait à mesure. D’autres fois, pour écarter les branches, il passait près d’elle, et Emma sentait son genou lui frôler la jambe. Le ciel était devenu bleu. Les feuilles ne remuaient pas. Il y avait de grands espaces pleins de bruyères tout en fleurs ; et des nappes de violettes s’alternaient avec le fouillis des arbres, qui étaient gris, fauves ou dorés, selon la diversité des feuillages. Souvent on entendait, sous les buissons, glisser un petit battement d’ailes, ou bien le cri rauque et doux des corbeaux, qui s’envolaient dans les chênes.Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant, sur la mousse, entre les ornières.Mais sa robe trop longue l’embarrassait, bien qu’elle la portât relevée par la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle, contemplait entre ce drap noir et la bottine noire, la délicatesse de son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nudité.Elle s’arrêta.— Je suis fatiguée, dit-elle.— Allons, essayez encore ! reprit-il. Du courage !Puis, cent pas plus loin, elle s’arrêta de nouveau ; et, à travers son voile, qui de son chapeau d’homme descendait obliquement sur ses hanches, on distinguait son visage dans une transparence bleuâtre, comme si elle eût nagé sous des flots d’azur.— Où allons-nous donc ?Il ne répondit rien. Elle respirait d’une façon saccadée. Rodolphe jetait les yeux autour de lui et il se mordait la moustache.Ils arrivèrent à un endroit plus large, où l’on avait abattu des baliveaux. Ils s’assirent sur un tronc d’arbre renversé, et Rodolphe se mit à lui parler de son amour. Il ne l’effraya point d’abord par des compliments. Il fut calme, sérieux, mélancolique.Emma l’écoutait la tête basse, et tout en remuant, avec la pointe de son pied, des copeaux par terre.Mais, à cette phrase :— Est-ce que nos destinées maintenant ne sont pas communes.— Eh non ! répondit-elle. Vous le savez bien. C’est impossible.Elle se leva pour partir. Il la saisit au poignet. Elle s’arrêta. Puis, l’ayant considéré quelques minutes d’un œil amoureux et tout humide, elle dit vivement :— Ah ! tenez, n’en parlons plus… Où sont les chevaux ? Retournons.Il eut un geste de colère et d’ennui. Elle répéta :— Où sont les chevaux ? où sont les chevaux ?Alors, souriant d’un sourire étrange et la prunelle fixe, les dents serrées, il s’avança en écartant les bras. Elle se recula tremblante. Elle balbutiait :— Oh ! vous me faites peur ! vous me faites mal ! Partons.— Puisqu’il le faut, reprit-il en changeant de visage.Et il redevint aussitôt respectueux, caressant, timide. Elle lui donna son bras. Ils s’en retournèrent. Il disait :

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— Qu’aviez-vous donc ? Pourquoi ? Je n’ai pas compris ! Vous vous méprenez, sans doute ? Vous êtes dans mon âme comme une madone sur un piédestal, à une place haute, solide et immaculée. Mais j’ai besoin de vous pour vivre ! J’ai besoin de vos yeux, de votre voix, de votre pensée. Soyez mon amie, ma sœur, mon ange !Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle tâchait de se dégager mollement. Il la soutenait ainsi, en marchant.Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage.— Oh ! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas ! Restez !Il l’entraîna plus loin, autour d’un petit étang, où des lentilles d’eau faisaient une verdure sur les ondes. Des nénuphars flétris se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans l’herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher.— J’ai tort, j’ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre.— Pourquoi ?… Emma ! Emma !— Oh ! Rodolphe !… fit lentement la jeune femme en se penchant sur son épaule.Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir ; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna.Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant entre les branches, lui éblouissait les yeux. Çà et là, tout autour d’elle, dans les feuilles ou par terre, des taches lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant, eussent éparpillé leurs plumes. Le silence était partout ; quelque chose de doux semblait sortir des arbres ; elle sentait son cœur, dont les battements recommençaient, et le sang circuler dans sa chair comme un fleuve de lait. Alors, elle entendit tout au loin, au delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle l’écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus. Rodolphe, le cigare aux dents, raccommodait avec son canif une des deux brides cassée.

III, 8Il était devant le feu, les deux pieds sur le chambranle, en train de fumer une pipe. - Tiens! c'est vous! dit-il en se levant brusquement. - Oui, c'est moi!… je voudrais, Rodolphe, vous demander un conseil. Et malgré tous ses efforts, il lui était impossible de desserrer la bouche. - Vous n'avez pas changé, vous êtes toujours charmante! - Oh! reprit-elle amèrement, ce sont de tristes charmes, mon ami, puisque vous les avez dédaignés. Alors il entama une explication de sa conduite, s'excusant en termes vagues, faute de pouvoir inventer mieux. Elle se laissa prendre à ses paroles, plus encore à sa voix et par le spectacle de sa personne; si bien qu'elle fit semblant de croire, ou crut-elle peut-être, au prétexte de leur rupture; c'était un secret d'où dépendaient l'honneur et même la vie d'une troisième personne. - N'importe! fit-elle en le regardant tristement, j'ai bien souffert! Il répondit d'un ton philosophique: - L'existence est ainsi! - A-t-elle du moins, reprit Emma, été bonne pour vous depuis notre séparation?- Oh! ni bonne… ni mauvaise. - Il aurait peut-être mieux valu ne jamais nous quitter. - Oui…, peut-être! - Tu crois? dit-elle en se rapprochant. Et elle soupira. - O Rodolphe! si tu savais… Je t'ai bien aimé! Ce fut alors qu'elle prit sa main, et ils restèrent quelque temps les doigts entrelacés, -

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comme le premier jour, aux Comices! Par un geste d'orgueil, il se débattait sous l'attendrissement. Mais, s'affaissant contre sa poitrine, elle lui dit: - Comment voulais-tu que je vécusse sans toi? On ne peut pas se déshabituer du bonheur! J'étais désespérée! j'ai cru mourir! Je te conterai tout cela, tu verras. Et toi… tu m'as fuie!… Car, depuis trois ans, il l'avait soigneusement évitée par suite de cette lâcheté naturelle qui caractérise le sexe fort; et Emma continuait avec des gestes mignons de tête, plus câline qu'une chatte amoureuse: - Tu en aimes d'autres, avoue-le. Oh! je les comprends, va! je les excuse; tu les auras séduites, comme tu m'avais séduite. Tu es un homme, toi! tu as tout ce qu'il faut pour te faire chérir. Mais nous recommencerons, n'est-ce pas? nous nous aimerons! Tiens, je ris, je suis heureuse!… parle donc! Et elle était ravissante à voir, avec son regard où tremblait une larme, comme l'eau d'un orage dans un calice bleu. Il l'attira sur ses genoux, et il caressait du revers de la main ses bandeaux lisses, où, dans la clarté du crépuscule, miroitait comme une flèche d'or un dernier rayon du soleil. Elle penchait le front; il finit par la baiser sur les paupières, tout doucement, du bout de ses lèvres. - Mais tu as pleuré! dit-il. Pourquoi? Elle éclata en sanglots. Rodolphe crut que c'était l'explosion de son amour; comme elle se taisait, il prit ce silence pour une dernière pudeur, et alors il s'écria: - Ah! pardonne-moi! tu es la seule qui me plaise. J'ai été imbécile et méchant! Je t'aime, je t'aimerai toujours!… Qu'as-tu? dis-le donc! Il s'agenouillait. - Eh bien!… je suis ruinée, Rodolphe! Tu vas me prêter trois mille francs! - Mais…, mais…, dit-il en se relevant peu à peu, tandis que sa physionomie prenait une expression grave. - Tu sais, continuait-elle vite, que mon mari avait placé toute sa fortune chez un notaire; il s'est enfui. Nous avons emprunté; les clients ne payaient pas. Du reste la liquidation n'est pas finie; nous en aurons plus tard. Mais, aujourd'hui, faute de trois mille francs, on va nous saisir; c'est à présent, à l'instant même; et, comptant sur ton amitié, je suis venue. - Ah! pensa Rodolphe, qui devint très pâle tout à coup, c'est pour cela qu'elle est venue! Enfin il dit d'un air calme: - Je ne les ai pas, chère madame. Il ne mentait point. Il les eût eus qu'il les aurait donnés, sans doute, bien qu'il soit généralement désagréable de faire de si belles actions: une demande pécuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur l'amour, étant la plus froide et la plus déracinante. Elle resta d'abord quelques minutes à le regarder. - Tu ne les as pas! Elle répéta plusieurs fois: - Tu ne les as pas!… J'aurais dû m'épargner cette dernière honte. Tu ne m'as jamais aimée! Tu ne vaux pas mieux que les autres! Elle se trahissait, elle se perdait. Rodolphe l'interrompit, affirmant qu'il se trouvait "gêné" lui-même. - Ah! je te plains! dit Emma. Oui, considérablement!… Et, arrêtant ses yeux sur une carabine damasquinée qui brillait dans la panoplie: - Mais, lorsqu'on est si pauvre, on ne met pas d'argent à la crosse de son fusil! On n'achète pas une pendule avec des incrustations d'écaille! continuait-elle en montrant l'horloge de Boulle; ni des sifflets de vermeil pour ses fouets - elle les touchait! - ni des breloques pour sa montre! Oh! rien ne lui manque! Jusqu'à un porte-liqueurs dans sa chambre; car tu t'aimes, tu vis bien, tu as un château, des fermes, des bois; tu chasses à courre, tu voyages à Paris… Eh! quand ce ne serait que cela, s'écria-t-elle en prenant sur la cheminée ses boutons de manchettes, que la moindre de ces niaiseries ! on en peut faire de l'argent!… Oh! je n'en veux pas! garde-les! Et elle lança bien loin les deux boutons, dont la chaîne d'or se rompit en cognant contre la

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muraille. - Mais, moi, je t'aurais tout donné, j'aurais tout vendu, j'aurais travaillé de mes mains, j'aurais mendié sur les routes, pour un sourire, pour un regard, pour t'entendre dire: "Merci!" Et tu restes là tranquillement dans ton fauteuil, comme si déjà tu ne m'avais pas fait assez souffrir? Sans toi, sais-tu bien, j'aurais pu vivre heureuse! Qui t'y forçait? Etait-ce une gageure? Tu m'aimais cependant, tu le disais… Et tout à l'heure encore… Ah! il eût mieux valu me chasser! J'ai les mains chaudes de tes baisers, et voilà la place, sur le tapis, où tu jurais à mes genoux une éternité d'amour. Tu m'y as fait croire: tu m'as pendant deux ans, traînée dans le rêve le plus magnifique et le plus suave !… Hein! nos projets de voyage, tu te rappelles? Oh! ta lettre, ta lettre! elle m'a déchiré le coeur!… Et puis, quand je reviens vers lui, vers lui, qui est riche, heureux, libre! pour implorer un secours que le premier venu rendrait, suppliante et lui rapportant toute ma tendresse, il me repousse, parce que ça lui coûterait trois mille francs! - Je ne les ai pas! répondit Rodolphe avec ce calme parfait dont se recouvrent comme d'un bouclier les colères résignées. Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l'écrasait; et elle repassa par la longue allée, en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait. Enfin elle arriva au saut-de-loup devant la grille; elle se cassa les ongles contre la serrure, tant elle se dépêchait pour l'ouvrir. Puis, cent pas plus loin, essoufflée, près de tomber, elle s'arrêta. Et alors, se détournant, elle aperçut encore une fois l'impassible château, avec le parc, les jardins, les trois cours, et toutes les fenêtres de la façade. […]Alors sa situation, telle qu'un abîme, se représenta. Elle haletait à se rompre la poitrine. Puis, dans un transport d'héroïsme qui la rendait presque joyeuse, elle descendit la côte en courant, traversa la planche aux vaches, le sentier, l'allée, les halles, et arriva devant la boutique du pharmacien.

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Maupassant, Bel-Ami, 1885II, 8

Le commissaire se retourna vivement, et regardant Madeleine dans les yeux :- Vous êtes bien Mme Claire-Madeleine Du Roy, épouse légitime de M. Prosper-Georges Du Roy, publiciste, ici présent ?Elle articula, d’une voix étranglée :- Oui, monsieur.- Que faites-vous ici ?Elle ne répondit pas.Le magistrat reprit :- Que faites-vous ici ? Je vous trouve hors de chez vous, presque dévêtue dans un appartement meublé. Qu’êtes-vous venue y faire ?Il attendit quelques instants. Puis, comme elle gardait toujours le silence :- Du moment que vous ne voulez pas l’avouer, madame, je vais être contraint de le constater.On voyait dans le lit la forme d’un corps caché sous le drap.Le commissaire s’approcha et appela :- Monsieur ?L’homme caché ne remua pas. Il paraissait tourner le dos, la tête enfoncée sous un oreiller.L’officier toucha ce qui semblait être l’épaule, et répéta :- Monsieur, ne me forcez pas, je vous prie, à des actes.Mais le corps voilé demeurait aussi immobile que s’il eût été mort.Du Roy, qui s’était avancé vivement, saisit la couverture, la tira et, arrachant l’oreiller, découvrit la figure livide de M. Laroche-Mathieu. Il se pencha vers lui et, frémissant de l’envie de le saisir au cou pour l’étrangler, il lui dit, les dents serrées :- Ayez donc au moins le courage de votre infamie.Le magistrat demanda encore :- Qui êtes-vous ?L’amant, éperdu, ne répondant pas, il reprit :- Je suis commissaire de police et je vous somme de me dire votre nom !Georges, qu’une colère bestiale faisait trembler, cria :- Mais répondez donc, lâche, ou je vais vous nommer, moi.Alors l’homme couché balbutia :- Monsieur le commissaire, vous ne devez pas me laisser insulter par cet individu.Est-ce à vous ou à lui que j’ai affaire ? Est-ce à vous ou à lui que je dois répondre ?Il paraissait n’avoir plus de salive dans la bouche.L’officier répondit :- C’est à moi, monsieur, à moi seul. Je vous demande qui vous êtes ?L’autre se tut. Il tenait le drap serré contre son cou et roulait des yeux effarés. Ses petites moustaches retroussées semblaient toutes noires sur sa figure blême.Le commissaire reprit :- Vous ne voulez pas répondre ? Alors je serai forcé de vous arrêter. Dans tous les cas, levez-vous. Je vous interrogerai lorsque vous serez vêtu.Le corps s’agita dans le lit, et la tête murmura :- Mais je ne peux pas devant vous.Le magistrat demanda :- Pourquoi ça ?L’autre balbutia :- C’est que je suis... je suis... je suis tout nu.Du Roy se mit à ricaner, et ramassant une chemise tombée à terre, il la jeta sur la couche en

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criant :- Allons donc... levez-vous... Puisque vous vous êtes déshabillé devant ma femme, vous pouvez bien vous habiller devant moi.Puis il tourna le dos et revint vers la cheminée.Madeleine avait retrouvé son sang-froid, et voyant tout perdu, elle était prête à tout oser. Une audace de bravade faisait briller son œil ; et, roulant un morceau de papier, elle alluma, comme pour une réception, les dix bougies des vilains candélabres posés au coin de la cheminée.Puis elle s’adossa au marbre et tendant au feu mourant un de ses pieds nus, qui soulevait par derrière son jupon à peine arrêté sur les hanches, elle prit une cigarette dans un étui de papier rose, l’enflamma et se mit à fumer.Le commissaire était revenu vers elle, attendant que son complice fût debout.Elle demanda avec insolence :- Vous faites souvent ce métier-là, monsieur ?Il répondit gravement :- Le moins possible, madame.Elle lui souriait sous le nez :- Je vous en félicite, ça n’est pas propre.Elle affectait de ne pas regarder, de ne pas voir son mari.Mais le monsieur du lit s’habillait. Il avait passé son pantalon, chaussé ses bottines et il se rapprocha, en endossant son gilet.L’officier de police se tourna vers lui :- Maintenant, monsieur, voulez-vous me dire qui vous êtes ?L’autre ne répondit pas.Le commissaire prononça :- Je me vois forcé de vous arrêter.Alors l’homme s’écria brusquement :- Ne me touchez pas. Je suis inviolable !Du Roy s’élança vers lui, comme pour le terrasser, et il lui grogna dans la figure :- Il y a flagrant délit... flagrant délit. Je peux vous faire arrêter, si je veux... oui, je le peux.Puis, d’un ton vibrant :- Cet homme s’appelle Laroche-Mathieu, ministre des Affaires étrangères.Le commissaire de police recula stupéfait, et balbutiant :- En vérité, monsieur, voulez-vous me dire qui vous êtes, à la fin ?L’homme se décida, et avec force :- Pour une fois, ce misérable-là n’a point menti. Je me nomme, en effet, Laroche-Mathieu, ministre.Puis tendant le bras vers la poitrine de Georges, où apparaissait comme une lueur, un petit point rouge, il ajouta :- Et le gredin que voici porte sur son habit la croix d’honneur que je lui ai donnée.Du Roy était devenu livide. D’un geste rapide, il arracha de sa boutonnière la courte flamme de ruban, et, la jetant dans la cheminée :- Voilà ce que vaut une décoration qui vient de salops de votre espèce.Ils étaient face à face, les dents près des dents, exaspérés, les poings serrés, l’un maigre et la moustache au vent, l’autre gras et la moustache en croc.Le commissaire passa vivement entre les deux et, les écartant avec ses mains :- Messieurs, vous vous oubliez, vous manquez de dignité !Ils se turent et se tournèrent les talons. Madeleine, immobile, fumait toujours, en souriant.L’officier de police reprit :- Monsieur le ministre, je vous ai surpris, seul avec Mme Du Roy, que voici, vous couché, elle presque nue. Vos vêtements étant jetés pêle-mêle à travers l’appartement, cela

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constitue un flagrant délit d’adultère. Vous ne pouvez nier l’évidence. Qu’avez-vous à répondre ?Laroche-Mathieu murmura :- Je n’ai rien à dire, faites votre devoir.Le commissaire s’adressa à Madeleine :- Avouez-vous, madame, que monsieur soit votre amant ?Elle prononça crânement :- Je ne le nie pas, il est mon amant !- Cela suffit.Puis le magistrat prit quelques notes sur l’état et la disposition du logis. Comme il finissait d’écrire, le ministre qui avait achevé de s’habiller et qui attendait, le paletot sur le bras, le chapeau à la main, demanda :- Avez-vous encore besoin de moi, monsieur ? Que dois-je faire ? Puis-je me retirer ?Du Roy se retourna vers lui et souriant avec insolence :- Pourquoi donc ? Nous avons fini. Vous pouvez vous recoucher, monsieur ; nous allons vous laisser seuls.Et posant le doigt sur le bras de l’officier de police :- Retirons-nous, monsieur le commissaire, nous n’avons plus rien à faire en ce lieu.Un peu surpris, le magistrat le suivit ; mais, sur le seuil de la chambre, Georges s’arrêta pour le laisser passer. L’autre s’y refusait par cérémonie.Du Roy insistait :- Passez donc, monsieur.Le commissaire dit :- Après vous.Alors le journaliste salua, et sur le ton d’une politesse ironique :- C’est votre tour, monsieur le commissaire de police. Je suis presque chez moi, ici.Puis il referma la porte doucement, avec un air de discrétion.