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M A U V A I S E Jacky Ferjault Rue des martyrs et autres nouvelles G R A I N E 4 6

Mauvaise graine #46

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May 2000 issue

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M A U V A I S E

Jacky Ferjault

Rue des martyrset autres nouvelles

G R A I N E 4 6

Écartons d’emblée toute confusion : je-ne-fais-pas-d’anti-américanisme-primaire ! Ça va sans dire, je sais, mais ça va encore mieux en le disant. Pourtant s’il y a bien une chose qui me hérisse le poil1 c’est cette manie qu’ont les Américains, non pas de vouloir nous faire adopter leurs façons de manger/penser/porter des caleçons Calvin Klein/espionner ce qui se passe sous ceux de nos présidents/and so on, mais surtout de faire semblant de croire qu’on ne va pas s’en rendre compte.

Ainsi en va-t-il notamment de ces films dont la chute, quand ce n’est pas les deux tiers du scénario, voire la totalité, se situe dans un tribunal. Et là je dis Objection votre honneur ! D’ailleurs ce type d’objection ne choque personne alors que c’est un pur produit des States, puisqu’en France si je ne m’abuse on ne s’adresse pas au juge en flattant son honneur…

Ce cinéma déversé à longueur d’ondes hertziennes dans nos petits cervelets en voie de développement en viendrait à nous faire croire que le modèle judiciaire américain est le seul qui vaille la peine d’être retenu à l’échelle planétaire, et surtout qu’il est le seul et unique à avoir placé au centre de son code la défense de nos libertés fondamentales. N’oublions pas quand même qu’aux États-Unis nos vies ne valent pas si chères, surtout si on n’a pas une couleur de peau alémanique gentiment mâtinée de rousseurs irlandaises, et que là plus qu’ailleurs il vaut mieux être riche et bien portant que pauvre et malade.

Et ces armées d’avocats toujours prêts à nous défendre nos droits civiques – Mais lâche mes droits civiques, sangsue ! – ne se mettent en branle que si vous avez quelques stock options en réserve.

Enfin, last but not least, et c’est peut-être le plus insidieux, on finirait par se dire que tout dans la vie trouve son plein épanouissement devant un tribunal, lieu de toutes les révélations, ultime autel sur lequel nos aspirations les plus intimes recevront le jugement dernier. Ultime hôtel de passe-passe dans lequel les plus riches monteront forcément les premiers…

Je-ne-fais-pas-d’anti-américanisme-primaire, donc. Merci de me le rappeler de temps en temps.

Bonne lecture !

Bruno

1 Mais oui c’est bien le singulier qui s’impose !

MAUVAISE GRAINE, REVUE MENSUELLE BIEN QUE PEU PONCTUELLE DE LITS ET RATURES, PRÉSENTE SON NUMÉRO 46 DE MAI 2000, ISSN : 1065-5410, DÉPÔT LÉGAL À PARUTION, IMPRIMERIE SPÉCIALEMENT CONSTRUITE À PARTIR DE BOUTS DE FICELLES, DIRIGÉE (LA PUBLICATION, PAS L’IMPRIMERIE) D’UNE MAIN DE FER DANS UN GANT DE VELOURS PAR UN INDIVIDU RÉPONDANT AU NOM DE WALTER RUHLMANN ASSISTÉ DE L’INÉNARRABLE BRUNO BERNARD QUI N’A APPAREMMENT PAS TROUVÉ QUELQUE CHOSE À FAIRE DE PLUS INTÉRESSANT QUE D’ENCOMBRER L’OURS (PAUVRE BÊTE ! L’OURS, PAS BRUNO BERNARD…) AVEC SES CONNERIES, AH JE VOUS JURE, C’EST PAS BEAU DE VIEILLIR ! ©_MAUVAISE GRAINE ET LES AUTEURS, MAI 2000 L’ADRESSE C’EST TOUJOURS 71 RUE DE BERNIÈRES 14000 CAEN, FRANCE ENVOYEZ VOS E-MAILS À [email protected] (BIENTÔT À JOUR) : www.multimania.com/mauvaisegraineLE COURS DU NUMÉRO N’A PAS BOUGÉ DEPUIS SON ENTRÉE AU CAC 40 : FRANCE : 2.25 € SOIT 15FF ÉTRANGER : 3 € SOIT 20FF RÈGLEMENT PAR CHÈQUE OU MANDAT POUR LA FRANCE, PAR MANDAT INTERNATIONAL POUR L’ÉTRANGER, LIBELLÉ SVP À L’ORDRE DE MÔSSIEUR WALTER RUHLMANN QUI S’ENGRAISSE AINSI SUR LE DOS DES AUTEURS ET DES ABONNÉS IL FALLAIT BIEN QUE QUELQU’UN LE DISE ! __________

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PortraitTon Devoir Réel est De sauver Ton RêveAmadeo Modigliani

Ainsi commencent souvent les lettres de mon vieil ami Jacky Ferjault. Essayiste et exégète talentueux (et à la prolixité indicible ), que cet éclairage de ce vieux bonhomme ne nous fasse pas oublier l’auteur formidable qu’il est. Jack n’est pas un personnage qui joue un rôle, c’est une personne qui impose le respect naturellement par sa gentillesse et grande ouverture d’esprit. Une aura de sympathie se dégage de l’être tout entier, et il ne sera pas alors étonnant qu’il soit le quasi seul auteur de la petite presse à avoir un fan club ( !).

Jacky est une de ces personnes que l’on a l’impression de connaître depuis toujours et qui sans cesse étonne en dévoilant une facette insoupçonnée de sa personnalité. Il aime la littérature et à la volition de la partager avec d’autres, que ce soit par le biais de la lecture ou de l’écriture. Alors pour établir ce portrait je me méfie de quelque espiègle facétie toute enfantine à propos des textes qui seront publiés et tous encore inconnus, car notre homme est un faux auteur classique qui pourrait s’amuser à dévoiler le contraire de ce que j’essaie de bâtir. Que son style remarquable (et je reconfirme faussement classique) ne nous leurre pas, car l’auteur malgré tout ce que je viens de vous dire pourrait vous perdre irrémissiblement au détour d’une page ma foi toute anodine…

Si l’on doit retenir un seul auteur parmi ses maîtres c’est bien Julien Green, mais n’occultons pas tous les autres : Mishima, Tchékhov, Mauriac… et Jan Bardeau s’il eusse dû faire un fan club. Et en écrivant ces lignes je me mets parallèlement à voyager, car notre conteur m’a transporté en bien des contrées et lui même aime tout particulièrement les lieux exotiques qui l’ont fait longtemps rêvé ; d’ailleurs il passe quelques mois de son année au Bénin dorénavant et part prochainement en Asie du Sud Est. Que va-t-il nous rapporter de ses voyages ? il me faut oublier indonésienne, car Jacky a embrassé le bouddhisme, mais non pas comme cette chose pervertie et religieuse à la mode que l’on voit ici et là, mais bel et bien le bouddhisme en tant qu’ascèse. Si mes propos vous semblent obscurs reportez-vous donc au Siddhârta de Hermann Hesse.

Choisir un kilo de fromage blanc plutôt qu’un steak, avec du sucre résumera assez bien le personnage… Nous sommes tous obligés pour survivre d’entretenir en nous quelques petites folies disait Proust à remplacer par vivre pour Jack de Vaugirard. Car il ne faudrait pas oublier l’antre confortable et chaleureux qu’il a aménagé pendant de longues années dans cette rue de notre capitale qu’il aime et connaît si bien… il me semble que vous n’êtes déjà plus sûr de rien, c’est un bon début, car qui sait s’il ne s’apprête pas, avec le langage le plus châtié qui soit, à faire rougir sœur Marie Thérèse… bon et bien, ceux qui le connaissent attendaient son secret, le pourquoi, et vous avez été persévérants, le voici :

« Je m’emmerde tellement qu’il faut que je m’occupe »Omnia risus.

Stéphane Heude

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Rue des martyrs« Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeuxEt planait librement à l'entour des cordages;Le navire roulait sous un ciel sans nuages,Comme un ange enivré d'un soleil radieux. »

Charles Baudelaire, in « Voyage à Cythère »

25 Novembre :

Comme chaque matin, j'ai été tiré d'un mauvais sommeil par le bruit prolongé des clés en trousseau faisant sortir, de loin en proche, jusqu'à ma cellule, les pênes de leurs gâches ; sous le crachin automnal, j'ai suivi, les yeux baissés, les jambes de pantalon avachi du prisonnier, devant moi; simulacre subi de la promenade quotidienne ; je n'ai eu qu'une envie, rentrer, pour m'isoler, être seul même dans mon inconfort ; là seulement, j'ai pu me concentrer, penser, encore et toujours à l'instant merveilleux et fatidique qui a fait basculer ma vie ; ce cahier sur lequel j'écris est l'exutoire insatiable d'une déraison passée et de ma dérive présente ; moi, Hubert Bonnafin, prêtre, j'entame mon troisième mois de préventive ; que pense-t-on de moi à Mérane ? Cette question me ronge, tourne à l'obsession ; chaque jour, elle m'assaille et me ramène à l'antériorité ; il y eut en effet un avant, montagne à l'adret clair et serein, au temps partagé entre des occupations séculaires pour le prêtre d'une bourgade beauceronne : alliance pour la façade, de morale glorificatrice et de considération bon enfant. L'ubac, dont j'ai dû m'accommoder depuis ma puberté, m'a fourni des liaisons - l'heureux mot - répétées avec un Archevêché qui me servait de prétexte pour rallier Pigalle ; les interludes étaient les parties de cartes, l'hiver, avec mes ouailles, et les longues promenades, à la belle saison, par des chemins de terre courant à travers des cultures niellées de fleurs des champs ; sonnerie ; fin de mon vagabondage littéraire ; le travail m'attend : enfilade de fausses perles, confection de couronnes mortuaires, comme celles que - dérision - je bénissais certains jours de froidure, dans l'air vif de l'hiver.

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Mérane, le 23 août.Luc mignon,

Que deviens-tu ? Voilà un bon bout de temps que je n'ai pas eu de tes nouvelles ; j'en déduis, parce que je te connais, que tu as fait la rencontre du garçon de l'été et que tu es très occupé à lui faire la cour ; je t'imagine comme si j'y étais ; j'ai le souvenir de nos vacances toscanes d'il y a deux ans, et de ce Pietro, yeux de feu et cheveux de braise, qui t'avait fait oublier jusqu'à l'ardeur du soleil. Je repense souvent à ce séjour italien, tu sais ; il restera un de mes plus éblouissants souvenirs avec toi. Il ne me reste d'ailleurs que çà, dans ce bled de merde où je croupis ; heureusement, Paris n'est pas loin ; et - tu ne le sais pas, aussi vais-je te l'apprendre -, mais ce ne sera pas une surprise pour toi, j'ai réalisé mon fantasme du travestissement ; maintenant, lorsque je vais à Paris, c'est les fesses moulées dans une jupette de cuir rouge, et avec une perruque auburn - çà te la coupe, hein ? - et des talons aiguilles ; que veux-tu, depuis le temps que je m'emmerde ici, et que çà me trottait dans la tête, ça devait finir par arriver ; parce qu'ici, je ne peux pas dire que je fréquente beaucoup les indigènes du coin ; dès que j'ai un moment, je pars me promener ; en rase campagne ; j'ai l'impression de me récupérer, parce que, même au village, il me semble qu'ils m'épient tous, derrière leurs volets bancals ; parano, moi ? Peut-être, remarque, ça ne m'empêche pas de faire des rencontres. Il faut que je te raconte çà : avant-hier, plein été, petit short, je m'installe dans un champ ; bronzage intégral - oui, je sais, je te fais rêver, beau garçon comme je suis - nu, parmi les coquelicots ; chaleur du soleil, petite brise qui me caressait, je me suis fait l'amour tout seul, comme un grand, et, à la fin, tout en sueur, craquement de branchages, j'ai vu une silhouette se carapater dès que j'ai lorgné dans sa direction ; et tu sais qui c'était : je te le donne dans le mille : le curé, mon vieux, j'ai reconnu sa démarche ; remarque, je sais ce que tu penses, exhib comme je suis, ça n'a pas dû me déplaire ; exact, tu as vu juste ; bon, c'est pas tout çà ; quand me donnes-tu de tes nouvelles ? Bientôt ,j'espère ; et si tu viens à Paris, fais-moi signe, je mettrai mes bas résilles. Je t'embrasse fort.

José.

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27 Novembre.

Deux mois déjà que « l'événement » a eu lieu ; ce déplacement - le brouhaha de la prison me rappelle celui du hall de la gare de Mérane quelques instants avant que le départ du train ne le laisse à nouveau désert - était semblable à tant d'autres précédents ; sa seule possible différence résiderait dans la rencontre que j'allais sans doute faire ; il était encore une fois l'impérieux combat, sans gloire, que mes sens livraient à ma raison consentante.

Paris, le 1er septembre.Ma chère Marlène,

Je t'envoie ce petit bonjour de Paris où je passe le week-end. L'homme ( ?) de ta vie qui t'embrasse. José.

Paris, le 2 septembre.Bien cher Émeric,

A toi qui sais tout de ma vie parisienne, j'écris que je suis en week-end dans la tenue que tu sais, et avec l'intention de rencontrer… qui sait, peut-être l'homme de ma vie ; depuis que je déambule dans cet accoutrement qui, par ailleurs, me procure d'intenses sensations (sic), j'ai rencontré, tu t'en doutes, beaucoup d'individus ; est-ce la douceur de cette fin d'été, j'aspire ce soir à de la tendresse ; je voudrais être autre chose cette fois-ci qu'une machine à baiser ; oui, c'est cela, beaucoup de tendresse, dans cette chambre au papier peint à pivoines, où je serai fleur parmi les fleurs.

C'est pourquoi je vais essayer d'agir avec discernement ; autant demander à un cul-de-jatte de prendre ses jambes à son cou, mais enfin… Je n'ignore pas que là où tu es, tu attends mes lettres avec impatience, aussi je te raconterai tout, juré, promis, mais pas craché, c'est dégoûtant. En attendant, je t'envoie mille bisous.

José.

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29 novembre :

Dure promenade ce matin, dans le froid vif et piquant ; par contrecoup, la cellule ma parait presque confortable ; et la page blanche de mon journal, accueillante, prompte à soulager ma conscience ; dois-je faire un mea culpa ? Lorsqu'il y a deux mois, j'ai poussé la porte du Kemal, c'était dans la stricte intention de trouver chaussure à mon pied ; dans ce bar que je n'avais jamais fréquenté, je m'étais trouvé comme en pays de connaissance : ambiance feutrée, lumière diffuse, comme au confessionnal, pourrait-on dire ; avec comme une électrisation de l'air par la lumière drue des spots sur le comptoir du bar, traversé par les fumées des cigarettes, nébuleuses d'ectoplasmes bleutés ; j'ai commandé un gin-fizz ; j'ai remarqué, à l'autre bout du zinc, la silhouette hiératique d'une femme, cheveux aux reflets cuivrés qui ombraient le visage soudain attentiste lorsque ses yeux ont rencontré les miens ; ce fut moi qui me déplaçai, supprimant au passage entre nous les bustes des autres consommateurs comme dans le travelling avant d'un film noir et blanc ; de près, le visage s'avéra avenant, avec les yeux noirs attirants, la bouche bien dessinée, et la main droite, au poignet fin et délié élégamment prolongé par une longue cigarette à bout filtre à la volute de fumée irrésistiblement diluée par une climatisation omnipotente ; bien que le personnage fut séduisant - en diable, pourrait-on écrire - quelque chose me mit mal à l'aise, sans que je puisse préciser quoi ; et cette fois-ci, je n'insistai pas, me reprochant bientôt mon manque d'opiniâtreté que je pris pour de la veulerie.

Mérane, le 8 septembre.Mon cher Hugues,Je ne peux résister au plaisir de te décrire ma dernière

rencontre au Kemal, tu sais, le bar de la rue des Martyrs où nous avions pris un pot en février dernier ; eh bien, j'y suis retourné ; j'en ai même fait mon quartier général, en quelque sorte ; tu sais que l'endroit m'avait plu - même si le barman a changé deux fois ; oh, en ce moment, il y en a un qui est chou… ! ! - j'ai toujours aimé ce mélange de tenture et d'écossais sur les murs. Donc, j'étais à mon poste samedi soir ; figure-toi que j'ai eu l'œil attiré par un type d'un certain âge, bomber, chemise à carreaux noirs et blancs, pas terrible de visage ; ce qui m'a attiré en lui, c'est d'abord sa carrure ; je me suis dit qu'on devait être bien, entre des bras comme les siens. Et puis, en fixant son regard, j'ai perçu comme une incertitude dans son comportement. Je n'ai eu que le temps de baisser la tête pour mettre du sucre dans mon café ; lorsque je la

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relevai, il était parti…Dommage. Cela m'a confirmé ce que j'avais ressenti ; oui, c'est çà : ce type ne semblait pas sûr de lui ; comme moi non plus, je n'ai pas tellement d'expérience, je pense que j'ai senti inconsciemment que, sur ce plan-là au moins, nous étions semblables. Histoire banale, me diras-tu ? Pas tant que çà, à mes yeux. S'il revient, il me semble que je l'écouterai parler ; je serai sans doute charmé par la douceur de sa voix, intrigué par l'impression de retenue qu'il dégagera ; conquis enfin par la simplicité qu'il mettra certainement à me draguer ; bref, je dirai oui. Bon, j'arrête là pour le moment, car il faut que j'aille acheter à manger ; plus tard, ce sera fermé. Bises en attente.

José.

30 novembre :

J'ai attendu toute la semaine, et, le samedi, elle était encore là, au même endroit ; ce fut, comme si en huit jours, rien n'avait bougé. Fut-ce la passivité des lèvres, dont aucun son ne sortit ?Je me souviens en effet avoir posé les indispensables jalons, approuvés d'un accord tacite des yeux ; la démarche aussi me surprit quelque peu lorsque je lui emboitai le pas : On semblait peu assurée sur des chaussures à talons engendrant un déhanchement et une stabilité précaire ; pourtant, visiblement, elle connaissait bien le court chemin qui nous mena, par un trottoir semé de flaques d'eau et un couloir impersonnel à la chambre au papier à fleurs carminées, dont les entrelacs simiesques faisaient ressortir les taches. Elle avait demandé « un peu de temps » ; je pensai qu'elle voulait faire ses ablutions ; accoudé à la balustrade de le fenêtre, j'avais allumé une cigarette, et, lorsqu'elle m'appela, sa voix grave me fit sursauter ; je me retournai. Elle était couchée et avait remonté le drap jusqu'à sa taille ; ses seins me démontrèrent qu'elle était un garçon. Il s'offrit à moi, les bras en croix ; son torse creusé fit naître en moi un sourd désir ; lorsque ma main le caressa, j'eus un court moment d'hésitation en touchant ses attributs de garçon, durs et chauds ; face à mon trouble persistant, il sembla au contraire très à l'aise ; tant de naturel me rendit jaloux, me déstabilisa ; la découverte du plaisir homosexuel, loin de me rassasier, me fit mesurer, outre le temps perdu, ma difficulté de religieux à l'assumer. Elle se teinta de rancune ; nos jouissances furent différées ; la mienne fut rapide, expéditive, et je m'étais déjà séparé de lui qu'il se touchait encore, dans des gloussements exacerbés et des gestes obscènes, qui ajoutèrent encore à mon ressentiment ; le constat fut indubitable : vie sentimentale faussée, ersatz étriqué du remplacement divin ; et

rien ne pourrait me faire rattraper le temps enfui ; nu toujours, il s'était plaqué le long du mur, et riait de mon hésitation et de mes faiblesses ; le sexe était crûment éclairé ; plus haut, dans la pénombre, le corps chaud, vivant, exultant d'insolence se découpait

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sur le papier peint. Je ne pus en supporter davantage ; je fermai les yeux, incapable d'endurer la vision retrouvée du garçon entrevu dans le champ de coquelicots, et dont j'avais envié alors, déjà, l'insouciance sous le soleil d'été. J'avançai vers lui.

« Devant nous, Georges Bricard, officier de police, s'est présenté à six heures trente ce jour seize septembre 1992, Hubert Bonnafin, né le trois octobre 1945 à St-Elbin, département de la Manche, ecclésiastique à Mérane, Eure-&-Loir, déclarant se constituer prisonnier pour mort d'homme, dans une chambre de l'hôtel Stella, 23 rue des Martyrs, à Paris 9ème. J'ai dépêché sur les lieux pour les vérifications d'usage les agents Bignal et Lamorce.

Le 16 septembre 1992Signé : Georges Bricard, officier de police. »

« Nous agents Jacques Bignal et René Lamorce, agents de la force publique, agissant sur ordre de l'officier de police Georges Bricard, avons enquêté à huit heures le seize septembre 1992, à l'hôtel Stella, 23 rue des Martyrs, à Paris 9ème, dont les gérants sont M et Mme Rouillon ; à la chambre douze, au deuxième étage, nous avons trouvé le corps nu d'un jeune homme, assis à même le sol, adossé à l'un des murs de la pièce. Selon les premières observations, la victime aurait été étranglée ; pas de plaies, ni d'autres contusions apparentes ; dans la poche intérieure d'un blouson semblant appartenir à la victime a été trouvé un portefeuille contenant une carte d'identité au nom de José Mingues, né le trois juin 1969 à Corte, département de la Corse ; aucune trace de lutte dans la pièce où, seul, le lit était défait. La suite de l'enquête a été confiée à la brigade criminelle. »

Le 16 Septembre 1992.Signés Jacques Bignal et René Lamorce,Agents de police.

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« Un jeune homme de Mérane, commune d'Eure-&-Loir, a été découvert assassiné dans une chambre d'hôtel à Pigalle ; il était nu et portait des traces de strangulation ; son assassin présumé, Hubert Bonnafin, prêtre dans le même village, s'était constitué prisonnier peu de temps auparavant ; l'enquête devra déterminer quels rapports entretenaient les deux hommes ; la victime, José Mingues, fort discrète dans le village, à l'entrée duquel elle habitait depuis un peu plus d'un an, semblait exercer, tout au moins épisodiquement, le transformisme et la prostitution. L'affaire suscite beaucoup de commentaires à Mérane, où l'assassin était unanimement apprécié. »

(in « Le Courrier beauceron » / 18.09.92).

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Le sacrifice du jeune AztèqueNouvelle brève

La chaleur du ponant demeure encore très forte.Il sent perler au cou une autre goutte de sueur.Comme les précédentes, elle glisse lentement entre les sourcils, le long

de l'aile du nez. Les yeux mi-clos, il revoit les montagnes sans nuages, au grand creux de l'été. Il lui semble que le vent du soir lui apporte l'effluve des marais argentés, qu'il a côtoyés tôt ce matin, pour son dernier voyage.

Honoré comme un dieu, il fut accompagné par la communauté au sommet de la pyramide. Aux heures chaudes de midi, entre la pierre brûlante et le soleil plombé, il a gravi les marches, le corps couvert de magnolias : on eût dit, de très loin, une torche vivante à l'ascension rythmée, encouragée et soutenue par les tambours et les kenas.

La goutte de sueur a atteint le pli de la bouche. Il boirait bien un peu ; seul dans l'immensité de la pyramide désertée, il ressent le goût des pastèques et des cactées dont le jus prolixe et salvateur lui inondait les mains et le menton. La sueur est maintenant au creux de la clavicule, là où la vie de l'homme demeure fragile et tiède comme celle de l'oiseau, entre l'aile et le corps. La peau cuivrée du jeune homme, sa poitrine soulevée au rythme régulier de sa respiration recueillent cette sueur. Elle coule inexorablement, telle la marche du Temps. Le jeune aztèque se rappelle ses muscles en attente, la chasse au couroucou, souvent recommencée. Dans les marais tranquilles, entre deux eaux, entre deux bruits, le gibier surpris et abattu, et le garçon ravi d'avoir encore une fois gagné sur la nature hostile.

Dans la touffeur de la nuit, la sueur ruisselle maintenant sur le ventre. Elle se perd dans la noirceur du sexe. On dirait la caresse de la femme. Les yeux fermés, il revoit ses seins lourds dans lesquels il s'enfouit, et ses cuisses avenantes qu'il pénétra parfois.

Et ce rocher de jaspe, sur lequel il est là, les bras en croix, qui lui meule les reins, lui fournit l'occasion d'une ultime érection.

Puis, ivre de fatigue, et d'amour, et d'usure, il s'endort.

Au petit matin, un prêtre, vêtu de rouge, lui ouvrit la poitrine. Le sang coula à flots, sur la cuisse, le genou et la jambe, et abreuva la terre.

Le prêtre alors lui arracha le cœur.

Cela ressemble à certaines vies.

(1)

1 La rédaction est bien consciente que ce garçon ne fait pas très Aztèque mais certains abonnés loin de chez eux pendant leur service national nous ont réclamé davantage de belles illustrations alors…

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Tranche de vieNouvelle brève

J'ai mis la clé dans la serrure, ce samedi soir, vers dix-huit heures, pour entrer chez moi.

J'ai retrouvé, comme à chaque fois, le bruit sec et métallique des pièces manœuvrées par le mouvement des clés ; dans mon appartement, tout semblait m'attendre, comme d'habitude, dans la douce lumière de cette fin d'après-midi automnal: Les livres, sur la table du salon, mon dîner dans la fraîcheur du frigo, mon lit, tendre et avenant.

J'ai accroché mon blouson à la patère, posé mon journal, froissé, sur le bord de la cheminée, avec mon paquet de cigarettes, entamé, et le prospectus sur les vins de Bourgogne que m'avait passé Bernard en vue d'une commande éventuelle. J'ai envoyé baladé à l'autre bout du tapis mes chaussures fatiguées, j'ai fait remuer dans mes chaussettes un peu humides mes doigts de pied pour les dégourdir ; je me suis versé un whisky, avec un glaçon prélevé dans le congélateur ; en passant, j'ai pris une cigarette, et je me suis tassé dans la canapé moelleux pour savourer… quoi au juste ? Le repos après la journée de boulot, le plaisir âpre de l'alcool me brûlant le gosier, le calme engendré par la fumée de mon mégot montant en volutes bleues vers le plafond.

Au bout d'une demi-heure de rêvasserie non-stop, je me suis relevé ; du frigo, j'ai sorti le reste de hors-d'œuvre de la veille, une salade de crudités travaillées par la vinaigrette, le steak, le fromage, un fruit ; la viande a grésillé sur le métal chauffé ; par la fenêtre, en mastiquant ma pitance, j'ai vu le ciel rougeoyer, au soleil couchant, derrière la tour Eiffel, avec les tours de la Défense en ombres cubiques chinoises à l'horizon. Le dîner fut bon. J'ai rangé mon couvert dans le lave-vaisselle, puis je me suis déshabillé ; j'ai rangé mes habits dans la chambre, sur une chaise ; et je me suis fait couler un bain ; la buée a obscurci, par plaques, la glace, dissimulant mon visage las. L'eau tiède a détendu mon corps, d'autant que, là encore, j'y ai lambiné un bon quart d'heure ; puis j'ai enfilé mon sempiternel peignoir de bains, et je me suis calé dans le coin droit du canapé du salon, pour savourer le polar que j'avais repéré, et coché d'une croix, quelques jours auparavant, sur mon programme TV ; en fait, c'est le bruit de l'ampoule de la lampe d'ambiance qui, en grillant, m'a réveillé ; de dépit, j'ai éteint le téléviseur.

Je suis passé dans la chambre; j'ai ouvert la fenêtre pour fermer les volets ; j'ai allumé la lampe de chevet, j'ai éteint le plafonnier, je me suis glissé dans les draps frais, j'ai éteint la lampe de chevet et, dans l'obscurité, après avoir remonté les couvertures, j'ai écouté le silence de la nuit. Oh, bien sûr, mon appartement est un peu trop grand pour moi, mon lit aussi d'ailleurs, et un peu trop froid peut-être.

Mais je ne suis pas malheureux.

Alors je me dis que je suis heureux.

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Fin de saisonpour Arnaud Ankaro

Les feuilles des arbres se sont amassées durant la nuit devant la porte de l'hôtel, derrière les volets au bleu délavé qui dégouttent d'humidité. Iouri en les ouvrant se rappelle le bruit du vent dans son demi-sommeil et l'engourdissement attiédi de son corps d'adolescent au creux des draps ; sentiment de plénitude et de chaleur tranquille; ce devait être çà la présence de cette mère, belle jeune femme au regard velouté, qu'il n'a guère connue, disparue là-bas, un méchant jour, au-delà de l'océan qu'on devine aujourd'hui, fusion du ciel et de la terre liés ce matin par un brouillard complice ; plus près de lui, le parc, contours incertains des bosquets, flaques d'eau des allées ; à gauche, au premier plan, le ginkgo, feuilles en éventail, source d'étonnement des rares clients surpris de trouver ici un tel arbre, est immobile dans l'air vif. En levant la tête au croassement du choucas, Iouri voit le faîte du toit, verdâtre peinture écaillée, les nuages multiformes et déformés trottant dans le ciel pâle. L'air frisquet ravive sa haine de ce guêpier, endroit sinistre où il perd son temps.

Ailleurs - il l'a lu dans les revues défraîchies que certains laissent derrière eux, il y a tellement mieux à faire pour un garçon que de croupir dans cet univers de palace en déconfiture où tout se délabre et se délite inexorablement. Iouri, cils trop longs sur des joues trop pures, prépare son bol de thé dans la cuisine déserte, et pense à son père, Fédor, qui dort encore, à l'étage. Fédor au cuir tanné comme un vieux moujik, qui n'arrête pas de gémir, sanglots dans l'âme sur la soi-disant "grande époque", où l'hôtel était à lui seul une ville de luxe, débordant de vitalité dans l'exubérance envahissante des palmiers en pots soutenue par les taches froufroutantes des hortensias. Fédor a tout vu, tout connu ; à l'entendre il était le maître, le « maestro » comme il dit, n'arrêtant pas de seriner aux oreilles de tous ceux qui veulent l'entendre la vie de château qu'il a vécue et à laquelle il veut croire encore et toujours alors que les temps ont changé, que la guerre a démoli les esprits et lézardé les murs, que tout s'est dispersé, désagrégé aux vents de l'indifférence : le cœur n'y est plus, et pourtant Fédor continue de rêver qu'il est le gardien du temple, alors qu'il n'en surveille que les ruines.

Iouri, jouvenceau lucide, est persuadé depuis déjà belle lurette qu'on ne pourra pas remonter la pente, désormais trop raide. Passant les mains dans ses cheveux blonds, il s'aventure à la porte de la cuisine: Un timide brin de soleil perce l'air ouaté ;

moment de répit avant les travaux matinaux, où il faudra bichonner 14 MAUVAISE GRAINE 46 W MAI 2000

- on se demande pour quel usage - la déjà rutilante De Dion-Bouton du hangar. Il faudra aussi subir les sarcasmes d'Olga, la femme de chambre revêche aux cheveux en choux-fleurs, qui ne trouve rien de mieux que de faire bloc avec son père pour lui reprocher tout et rien, chaque jour, chaque heure. Un peu plus tard, il supportera encore, comme d'habitude, les deux pensionnaires « à vie » de l'établissement : l'épileptique Mary Mushroom et ses joutes oratoires, dans des effets de dentelles, avec ce demeuré d'Isidore aux accès catarrheux. La première, ancienne actrice de théâtre a, comme elle dit, « raccroché ». Isidore Dupéva, lui, était ministre plénipotentiaire à Pondichéry. « Toute une époque », a-t-il coutume d'énoncer pour peu qu'on amorce la discussion. Son père en gloussera de joie ; dans ces moments-là, Iouri est d'accord avec lui pour affirmer le ridicule de la situation.

Le soleil encore falot joue à cache-cache avec les nuages follets ; le bosquet frissonne par à-coups, quiétude envahie par instants par le clapotis des vaguelettes qui viennent mourir sur les rochers en contrebas, à l'extrémité du parc ; ainsi même quand Iouri ne fait rien, le temps pour lui, s'étire.

C'est le grésillement du diamant qui réveille la quiétude de la place. Le lourd et nasillard chuintement est parvenu jusqu'à Iouri lui signifiant du même coup le réveil de son père. Il attend : ce sera « sombreros & mantilles » ou alors « Le beau Danube bleu »; pas d'autre alternative possible, ni d'ailleurs d'échappatoire. La voix fluette et cristalline de Rina Ketty investit bientôt l'espace: le chambranle de la porte encadre un instant la silhouette tassée et rapetassée de Fédor, éructation en prime. Au bout d'un moment, la cohorte des sons engendrés fait se remuer les locataires à l'étage. Iouri époussette les fauteuils rapiécés du hall lorsqu'il voit apparaître - du déjà vu - en haut des marches, star déchue et quelque peu ventripotente, Mary Mushroom, hiératique dans un carnaval de dentelles noires en lambeaux ; elle scande de longues strophes rancies en ondulant des hanches dans un style « l'ai-je bien descendu », passe devant Iouri en laissant traîner sous son nez les restes méphistophéliques d'un mouchoir qu'on peut croire de baptiste, avant de disparaître dans d'insondables trémulations. « La conne » soupire Iouri. À quelques temps de là, parait Isidore qui, lui, joue son entrée plus en sourdine ; veston d'alpaga blanc ,éternel panama, avec dans la démarche cette élégance surannée typique des blancs n'ayant eu pendant longtemps qu'à paraître. Lui aussi passe ostensiblement en zébrant l'air de son stick, devant le garçon qui réitère, à voix basse, sa réflexion.

De la cuisine où il mange, Iouri entend le déjeuner battre son plein : dans le tintement des couverts, chacun donne de la voix dans les effluves rustiques d'un bœuf gros sel.

Soudain, c'est le silence. Intrigué, Iouri délaisse l'office, vient aux nouvelles. Mary Mushroom a fait faire un demi-tour à sa

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chaise ; Isidore et elle lorgnent la porte d'entrée ; silhouette d'une jeune fille ; le contre-jour donne à ses cheveux une auréole de lumière et la fait ressembler à quelque apparition qui laisse les tenants du lieu dans une attitude coite et attentiste.

— Bonjour, je m'appelle Irina, lança-t-elle d'une voix claire.

Et chacun alors de s'activer autour de la charmante ; étonnement de Iouri peu accoutumé à voir se déployer autant de bonne volonté ; Mary Mushroom soulage la jeune fille de son sac de voyage, empressement douteux qui apparaît plutôt comme une tentative de se concilier ses bonnes grâces. Isidore, impérial, lui avance, avec un rond de jambe, une chaise qui sent le joli cœur apprêté. Iouri ne fait rien, ne dit mot ; il observe Irina, assise maintenant, qui regarde autour d'elle se démener les deux pantins ; elle a le sourire las ; il semble même qu'elle ait un instant le souffle court, ce doit être la conséquence du raidillon qui mène à l'hôtel. Avec l'arrivée de Fédor, qui avait disparu depuis un moment, l'agitation cesse et chacun guette les gestes de la nouvelle qui picore du bout des doigts dans son assiette des petits morceaux de charcuterie. De la main droite seulement, note Iouri ; l'autre main, gantée noir, tient précautionneusement un petit flacon, une médecine sans doute ; quelque temps après, Irina tenant toujours la fiole serrée, se lève - n'hésite-t-elle pas un peu - prend congé de la compagnie, et disparaît après que Fédor lui ait indiqué sa chambre ; elle gratifie au passage Iouri d'un sourire ; comme les autres, il la suit du regard ; de dos, dans sa robe noire, démarche flottante - on dirait une petite vieille ; « la vie, c'est du théâtre », cette phrase de sa mère lui revient en mémoire. Quand elle avait dit çà, de sa voix gouailleuse, elle avait tout dit.

Il est dix-sept heures ; Iouri arrose les asters ; Irina reparaît, reposée, robe bleu pâle, s'assied non loin de Mary Mushroom qui tricote, éternellement, son mohair rosissant, lève la tête et piaille en la voyant ; Irina, confiante, hume l'air de la mer au jusant. Isidore à son tour essaie en vain de savoir d'où vient la gracile qui plisse les paupières, visage levé vers le soleil voilé ; Iouri remarque quelques rides ténues, à la naissance du cou, qui contrastent avec les pommettes lisses ; Isidore insiste lourdement et prêche le faux pour savoir le vrai. « Comment avez-vous atterri ici, dans ce trou perdu ? »

Irina souriant à Iouri esquive la question et parle, petite voix parcimonieuse, frêle, délavée, étrange : »Ces piquets, là-bas,

qu'est-ce ? » Isidore surpris regarde le fond du parc, en bordure de mer. Un temps. « Ce sont les fusées, pour le feu d'artifice… demain soir … c'est la fin de la saison » .Regard étonné d'Irina : des festivités… pour nous ? ! ». « Vous viendrez voir ? ». Isidore se fait pressant, pose sa main sur le bras d'Irina qui se dégage avec force, pensant qu'il veut lui dérober ce petit flacon qu'elle trimballe toujours. La pensée de Iouri bute ici, quelque chose lui échappe. Irina se lève et d'un pas mal assuré, sur les graviers de l'allée, passe

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à nouveau devant lui ; leurs regards échangent le mépris que leur inspirent les deux ostrogoths et une tendresse inavouée qui ne concerne qu'eux. « Ma mère était comme çà », se dit Iouri, piqûres d'aiguilles au cœur. Sortie d'Irina côté cour, arrivée de Fédor côté jardin. C'est l'heure de la roucoulade sucrée auprès de Mary Mushroom ; Iouri est toujours aussi estomaqué de cet exercice de style quasi quotidien qui transforme son père - déjà pas très futé, mais c'est son père… - en olibrius parfaitement ridicule. Mary ,l'autre ringarde de service, joue les dégoûtées. Iouri se demande comment sa mère a pu supporter tant de bêtise et d'âneries accumulées. Cette interrogation fait partie des mystères insondables de la vie.

La matinée ensoleillée a fait place à un ciel de plus en plus morose ; un nuage-boule a voilé le soleil, suivi d'un autre, et d'autres encore ; de gros nuages soufflés se déplacent maintenant, menaçants ; sous ce péril immanent, la colonie vient de se replier dans le salon. Pourtant la fin de matinée avait été belle, euphorique même sous le soleil ; Iouri avait passé le plus clair de son temps - ô tâche sublimante - à effiler des haricots verts, écoutant les « adultes » deviser, sensément pour une fois. Irina, égale à elle-même, avait peu parlé, le visage dissimulé derrière une voilette noire ; Iouri avait trouvé l'accessoire déplacé dans une telle luminosité ; cela la vieillissait, mais il se souvenait avoir été troublé lorsque, relevant la tête, il avait surpris son regard posé sur lui ; la même Irina avait très mal pris la réflexion de Mary Mushroom lui demandant si elle dormait avec son sempiternel flacon au creux de la main ; il avait fallu tout l'entregent d'Isidore - épatant Iouri qui l'en croyait incapable - pour ramener Irina à une attitude grégaire ; il arriva même à lui extorquer qu'elle assisterait avec eux, de la terrasse - simple surélévation, au pied de l'hôtel, de terre battue entourée d'aloès en jarres - au feu d'artifice.

Chacun scrute le ciel avec une évidente nervosité.Devant l'incertitude qui plane, Fédor, libérant la table

d'hôte du drap qui la recouvre, propose de dîner. Iouri observe le tableau depuis la cuisine ; au début l'atmosphère est plutôt recueillie ; puis les langues se délient au fur et à mesure que sautent les bouchons de mousseux. Iouri n'accepte pas cette piétaille qui sous l'effet de mauvais alcools se donne des allures de

seigneurs ; cela lui est égal que Mary et Isidore aient un coup dans l'aile, mais il est chagriné de constater qu'Irina cède, malgré elle certainement, à la perversité de la boisson. Il entend son rire clair de flûte brisée, qui semble tout dominer ; il la voit, à l'accoutumée économe de ses gestes, faire de grands effets de manches, mains tendues. Mais alors, qu'a-t-elle fait de son petit flacon ? Après avoir longtemps ergoté sur la probabilité d'averses, le quarteron, quelque peu éméché a tenté la sortie. L'étrange procession au verbe haut et au caquètement tintant est venue s'échouer au pied du ginkgo ; Mary Mushroom n'arrête pas de glousser. Isidore et Fédor ne sont

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pas en reste ; Irina même est volubile : appuyée contre une table de jardin, au blanc niellé de rouille, elle bat l'air de ses bras dans la lumière blafarde d'un réverbère dont tous attendent l'extinction, signal du début des festivités. Iouri a consenti à se joindre à eux tout en s'installant de l'autre côté de la table pour bien se démarquer. Entre les ombres portées qui dérobent à sa vue le quinquet, il voit Irina qui sans regarder dépose sur la table, sous ses yeux, le petit flacon ; comme elle ne cesse d'amuser la galerie - rire en cascade d'Isidore - personne ne s'est aperçu de son geste. Un court instant, Iouri pense qu'il est pour lui, ce mystérieux flacon au bouchon blanc qu'il croit voir danser dans l'ombre ou la lumière ; Irina lui confie la garde de sa précieuse petite bouteille, il n'a qu'à tendre le bras pour l'atteindre : ce serait comme la dernière manifestation de la confiance qu'elle lui a discrètement manifestée, à lui, Iouri, depuis qu'elle est arrivée ; ce serait ainsi par ce geste une façon de retrouver, à défaut de sa mère, une affection qui lui manque tellement. Hésitation devant un bonheur inespéré ; noir soudain qui lui dérobe l'objet, bruit sourd, puis lumière rouge qui enveloppe les silhouettes tout à coup silencieuses, masque levé vers le ciel. Tout près de lui, dans la pénombre, la main d'Irina cherche le flacon, le renverse ; il roule sur la table légèrement déclive et s'écrase au sol, bruit de verre cassé ; Mary et Isidore se sont déplacés un peu plus loin ; et dans les fumées vertes, rouges ou bleues que le vent rabat Fédor a de nouveau disparu. Irina n'a pas bougé ; elle parait, le mot est à peine trop fort, avachie sur le bord de la table ; Iouri regarde autour de lui : la façade de l'hôtel, les bosquets, lui-même sont éclaboussés de la lumière tenace d'une cascade qui prend son essor en pépites lumineuses; tout semble figé dans la puissante et irradiante blancheur irréelle ; dans l'herbe rase scintillent les éclats de verre brisé sur lesquels des gouttes de pluie viennent s'écraser. Contournant la table, Iouri rejoint Irina qui abaisse vers lui des yeux de centenaire ;la pluie qui tombe maintenant à grosses gouttes, éteignant les dernières torches de la cascade mourante, semble raviner le visage d'Irina et y creuser de profonds sillons ;elle n'est pas encore méconnaissable, mais cela va très vite. Dans l'alternance des derniers feux et de l'obscurité, les cheveux

blanchissent et les rides, profondes, apparaissent, flétrissures indélébiles. Irina se débat contre une peine intérieure ; tout son être exprime alors un combat désespéré contre les éléments. Iouri l'entend murmurer : « Mon flacon, ma jeunesse, ma vie… » et découvre alors que les - dérisoires - espérances d'une vie tenaient dans ce flacon… Rires sardoniques de Mary Mushrooom ; Iouri croit un instant qu'elle a découvert l'affreux visage de pomme ridée d'Irina, qui maintenant commence à se voûter ostensiblement ; il n'en est rien. Ce n'est que la suite d’une plaisanterie graveleuse d'Isidore, qui a ouvert un parapluie surgi de Dieu sait où ; Irina, les yeux dans le vide, semble résignée ; la pluie s'est adoucie et tombe, fine et insidieuse, plaquant les cheveux d'Irina, la faisant paraître plus chétive petite vieille ; elle baigne également le visage de Iouri qui, décontenancé, demeure immobile ; il voudrait bien

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prendre la main d'Irina, lui témoigner son affection, mais la pudeur le retient ; une forme de peur le cloue sur place. Un éclair traverse son esprit, semant en lui une panique muette. Sa mère, dont il garde le souvenir gravé d'une belle jeune femme, n'est-elle pas devenue, elle aussi, avec les années, une vieille femme identique au tableau qu'il a sous les yeux, dont la vision instaure en lui peu à peu la pitié et un effroi grandissant. Mary et Isidore se sont maintenant éloignés. Alors que faire d'autre que de rester là, seul, sous la pluie qui s'estompe, avec le double fantôme d'Irina et de sa mère.

Lorsque l'averse s'est calmée, les dernières fusées ont été tirées . Le feu d'artifice agonise, comme tout ici dans cet endroit sans fond, dégoulinant de l'ondée terminée.

Dans le silence restauré, un cliquetis de castagnettes, portant une mélodie acidulée s'échappe du salon : « Je revois les grands sombreros et les mantilles / J'entends les airs de fandangos et séguedilles / Que chantent les señoritas, si brunes / Quand luit sur la plazza, la lune… »2

2 Sombréros & mantilles (J. Vaissade & Chanty), 1938.MAUVAISE GRAINE 46 W MAI 2000 19

Le garçon au saxoCybèle regarde sa montre : onze heures. Déjà une heure

trente qu'elle attend - mais comment faire autrement lorsqu'on est tributaire d'un car - à la terrasse du café du village de son enfance où elle n'était pas revenue depuis que ses parents avaient emménagé aux « Boisnoirs ». Le soleil de ce jour d'été commence à mordre, en ravivant leurs couleurs, les œillets d'Inde, disposés en bacs aux pieds des vignes qui protègent, l'après-midi, l'endroit de son ardeur. Cybèle ressent cette approche du soleil, enlève son gilet de laine qu'elle pose sur le dossier de sa chaise. Là-bas, de l'autre côté de la place, le soleil a envahi la façade du « château », dont il ne reste que des ruines, sans toit, et dont la trouée des fenêtres, à l'arrière et à l'étage, ouvre sur le grandiose panorama de la campagne jusqu'à l'horizon déjà troublé par la chaleur. L'œil un instant attiré par la voiture jaune du facteur rentrant de sa tournée, Cybèle considère les lieux : peu de choses ont en fait changé ; donnant sur la place carrée, la maison où elle vécut est là, défigurée par contre par le garage la jouxtant, à l'enseigne criarde, aux taches de cambouis en plaques sur le sol terreux, et aux géraniums voués à la solitude dans des vasques ébréchées. La maison des parents d'Hervé, son copain d'enfance, de l'autre côté de la place, entre la Poste et le « château », jure elle aussi par son crépi ocré, que le facteur, entrant au café, lui cache un court instant.

L'esprit de Cybèle s'accroche à Hervé, son ami d'enfance, qui veillait sur elle, lorsqu'ils étaient ensemble, avec des attentions jalouses, qui lui cueillait des cerises, à la saison, au grand dam du père Joseph, qui voyait, de loin, son cerisier trembloter, le croyait investi par le diable, alors qu'Hervé, short en bataille, cheveux ébouriffés, dans un saut d'ange descendu soudain du ciel devant elle, brandissait le rouge trophée, en arborant un sourire vainqueur.

Cybèle demande un autre thé. Le cafetier, étonné, mais commerçant, le lui apporte ; c'est qu'ici, à cette heure et vue la saison, c'est plutôt l'heure du pastis. Ensuite, la vie - c'est bien comme çà qu'on dit - les a séparé ; elle, a fait ses études à Bordeaux ; lui, à Nantes, dans une école de commerce. Quelques lettres furent échangées ; et puis le silence s'est installé ; et, un beau jour - c'était un beau jour, forcément - Cybèle a reçu une lettre du Brésil : après deux ans d'absence, Hervé lui donnait « Rendez-vous au café du village, à partir de dix heures, le dimanche vingt-quatre juillet « . Cybèle ne s'était pas posée de questions. Ce n'étaient pas que les silences d'Hervé, ni son retour l'indifféraient ; s'il avait agi ainsi, il devait avoir ses raisons ; en y

réfléchissant - il est près de midi, elle commence à avoir faim -

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Cybèle pense qu'en fin de compte, elle a depuis toujours acquiescé à sa manière d'agir.

Après avoir commandé un sandwich et une eau minérale, Cybèle, en sortant de son enveloppe la lettre d'Hervé qu'elle avait recherché dans son sac, laisse tomber la carte postale jointe à l'envoi. En la ramassant, elle s'aperçoit que le soleil est maintenant à ses pieds et commence à nieller la table de faux marbre sur laquelle le cafetier a posé une serviette en papier à carreaux rouges et blancs. Elle considère à nouveau cette carte sans annotations, qui représente le sigle de la marque BMW : le cercle à quartiers bleus et blancs opposés, ceint d'une couronne noire. Curieux pour une carte postée au Brésil. Hervé fantasque, inattendu comme souvent. Sur la place, la légère animation de midi a fait place à une torpeur ensoleillée. Le son d'un saxophone tire Cybèle de sa rêverie. A travers les feuillages, elle voit, sur sa gauche, un jeune homme, en gilet de corps, installé sur une chaise, à l'ombre, devant la maison, entre la poste et celle de la famille d'Hervé, qui joue allègrement comme pour réveiller le village assoupi. Cybèle, au bout d'un moment, reconnaît, pour l'avoir entendu chez ses parents - elle revoit le vingt-cinq centimètres de vinyle noir - le thème joué : « Willie the wipper ». Louis Armstrong. Ce morceau est à tout jamais lié dans sa mémoire à la vision d'Hervé, ivre à douze ans ! C'était en été, un jour comme aujourd'hui ; son père l'avait installé devant un fût de cabernet afin qu'il effectue le remplissage des bouteilles. La chaleur aidant, Hervé avait détourné à son profit quelques verres de vin, et était apparu, au sortir de la cave, torse nu, visage coloré, yeux de jais brillantissimes, déclarant à Cybèle qu'il se sentait « fatigué ». A cette évocation, Cybèle sourit, portée par la joie exhalée du saxo voisin.

Quatorze heures : la dépanneuse sort du garage et réveille la place endormie pour disparaître, bruits et poussière confondus ; Cybèle ne sait que penser. Du plus loin qu'elle s'en souvienne, Hervé n'a jamais raté un de leurs rendez-vous. Si, une fois, mais une fois seulement. C'était en été, encore. Elle avait passé son après-midi à l'attendre, en vain, dans un champ de luzerne, tête au soleil, et dos au frais dans l'herbe flétrie. Le lendemain, Hervé lui avait dit qu'il avait été privé de sortie par sa mère, sans autre explication ; et là encore, elle l'avait cru, n'avait rien demandé.

Le silence ambiant la trouble. Le garçon au saxo est rentré. Restent la chaise et l'instrument, posé dessus. Un chien traverse la place, humant la poussière.

— Vous attendez quelqu'un ? « Ça devait arriver ; c'est le cafetier qui la questionne. Forcément, depuis le temps qu'elle est là. Et puis, pour lui, c'est le creux de la vague, à cette heure-là. Elle balbutie « oui » timidement. Elle redoute, sans savoir

pourquoi, qu'on lui demande qui, mais l'homme hésite et, pressentant son trouble, n'insiste pas. De toute façon, elle a son car à quatre heures. Elle envisage déjà le rendez-vous manqué, et prend conscience tout à coup qu'elle n'avait pas apprécié, à sa juste

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valeur, jusqu'à ce moment, l'importance qu'elle accorde maintenant à ces « retrouvailles » avec Hervé.

Le soleil a tourné. La luminosité doucit la façade du « château » désormais à l'ombre. Le cuivre du saxophone, toujours au repos, envoie un court instant un éclat d'or sur le visage de Cybèle, à travers le feuillage pourtant dense de la tonnelle, toute bruissante d'ailes d'insectes. Cybèle suit du regard les évolutions, sur la table, d'une mouche fuligineuse, qui s'arrête, fait sa toilette, repart, s'arrête derechef pour lisser ses ailes de mica, et repart à nouveau avant de s'envoler.

Le chien retraverse la place, marquant son territoire, au passage, sur l'un des bacs d’œillets d'Inde, fuyant aussitôt comme conscient du danger encouru par cet acte prohibé, et se réfugie dans les jambes du saxophoniste, son maître, semble-t-il, qui reprend son instrument et attaque « St James infirmary », aux notes lourdes et lancinantes.

Cybèle, déconcertée, surveille sa montre ; elle a déjà réglé son addition, repris son gilet ; pour elle, tout est joué. Hervé ne viendra plus, aujourd'hui tout au moins. Et elle attend le car qui débouche là-bas, à l'extrémité de la place, et s'arrête devant le café, dans un brouhaha poussiéreux. Cybèle monte dans le car, paye son trajet, va s'installer au fond, d'où elle voit à travers la vitre brumeuse de saleté, s'éloigner et disparaître le garçon au saxophone, chien lové à ses pieds.

Dans la douceur de la fin d'après-midi, la dépanneuse est rentrée, lourdement chargée de la carcasse tordue d'une automobile. En passant devant le café, un nid-de-poule de la route a fait se décrocher l'écusson de la voiture accidentée, qui gît, par terre, dans la lumière rosissante et dorée du soir : Un cercle à quartiers bleus et blancs opposés ceint d'une couronne noire.

MISE EN ORBITE IMMINENTE…

MG – 1

Plus qu’un petit mois à tenir avant de découvrir les charmes mêlés de Nathalie Potain et de Jean-Luc Texier… C’est pas encore en juin que vous allez pouvoir décrocher de la mauvaise graine !

MG - 2

Attention ne coupez pas ! En juillet/août on vous a concocté un numéro spécial pour l’été : un numéro double consacré à… hé hé hé… surprise ! Allez, soyons pas vache, un petit indice : si je vous dis qu’ils se sont rencontrés à une Fête de la bière itinérante et qu’elle lui a dit oui le premier soir à l’arrière de sa R16 GTI turbo, vous pensez à qui ?

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Jacky Ferjault Mauvaise Graine 46

Comme chaque matin, j'ai été tiré d'un mauvais sommeil par le bruit prolongé des clés en trousseau faisant sortir, de loin en proche, jusqu'à ma cellule, les pênes de leurs gâches ; sous le crachin automnal, j'ai suivi, les yeux baissés, les jambes de pantalon avachi du prisonnier, devant moi ; simulacre subi de la promenade quotidienne ; je n'ai eu qu'une envie, rentrer, pour m'isoler, être seul même dans mon inconfort ; là seulement, j'ai pu me concentrer, penser, encore et toujours à l'instant merveilleux et fatidique qui a fait basculer ma vie ; ce cahier sur lequel j'écris est l'exutoire insatiable d'une déraison passée et de ma dérive présente ; moi, Hubert Bonnafin, prêtre, j'entame mon troisième mois de préventive ; que pense-t-on de moi à Mérane ? Cette question me ronge, tourne à l'obsession ; chaque jour, elle m'assaille et me ramène à l'antériorité ; il y eut en effet un avant, montagne à l'adret clair et serein, au temps partagé entre des occupations séculaires pour le prêtre d'une bourgade beauceronne : alliance pour la façade, de morale glorificatrice et de considération bon enfant. L'ubac, dont j'ai dû m'accommoder depuis ma puberté, m'a fourni des liaisons – l'heureux mot – répétées avec un Archevêché qui me servait de prétexte pour rallier Pigalle ; les interludes étaient les parties de cartes, l'hiver, avec mes ouailles, et les longues promenades, à la belle saison, par des chemins de terre courant à travers des cultures niellées de fleurs des champs ; sonnerie ; fin de mon vagabondage littéraire ; le travail m'attend : enfilade de fausses perles, confection de couronnes mortuaires, comme celles que – dérision – je bénissais certains jours de froidure, dans l'air vif de l'hiver.

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