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AVERTISSEMENT Ce texte a été téléchargé depuis le site http://www.leproscenium.com Ce texte est protégé par les droits d’auteur. En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir l’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprès de l’organisme qui gère ses droits (la SACD par exemple pour la France). Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe. Le réseau national des représentants de la SACD (et leurs homologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues, même a posteriori. Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraîne des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation. Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs. Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes.

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AVERTISSEMENT

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Ce texte est protégé par les droits d’auteur. En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir l’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprès de l’organisme qui gère ses droits (la SACD par exemple pour la France).

Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe.

Le réseau national des représentants de la SACD (et leurs homologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues, même a posteriori.

Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraîne des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation.

Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs.

Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 2/38

Femmes et fières de « lettres »

Comédie historique

de Ann ROCARD

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 3/38

Caractéristiques Durée approximative : environ 80 minutes. Distribution : 7 femmes + une voix off masculine. • TITANIA (Dorothy Jeanne) : fille naturelle de Shakespeare, 55 ans (minimum), parle avec l’accent anglais, vêtements simples (peu fortunée). • MADELEINE Béjart : actrice de la troupe de Molière, 54 ans en 1671. • MARIE (Melle de Champmeslé) : actrice de l’Hôtel de Bourgogne, maîtresse de Racine, 29 ans en 1671. • ANNE de la Rivière : (choix du prénom pour les besoins de la pièce ! la trentaine), une amie de la Fontaine. • LUCIE Lalouette : une lointaine cousine de Charles Perrault, la trentaine, pétillante, vêtue de rouge vif, a la fâcheuse tendance de perdre sans arrêt un soulier (qui a l’air d’être en satin). • MARIE de Lampérière : épouse de Pierre Corneille depuis 1640, 54 ans en 1671. • AGNÈS : la 7e femme. Accessoires : Un ou plusieurs bancs, table et chaises, 6 lettres identiques, pour Lucie un sac de voyage (contenant la peau d’âne) et un petit sac (contenant la galette et le pot de beurre), fleur(s), plateaux, théière, tasses, cuillères, sucre, miel, gâteaux, boissons, verres, petits pâtés, etc., buste d’homme Décor : Jardin avec tonnelle, petite fontaine et statues, un ou plusieurs bancs, dans un coin table et chaises. Remarques : Pièce écrite pour 7 femmes de la compagnie Lune et L’autre de Pontivy. J’utilise de temps en temps le rythme « alexandrins » dans les dialogues ; dans ce cas-là, les muettes finales ne sont pas prononcées, mais je ne vais volontairement pas à la ligne (astuce de couleur pour indiquer les fins de mots à ne pas prononcer...) Les citations et les passages, extraits de l’œuvre des auteurs, sont écrits entre guillemets. Dédicace : à Lionel Leonardi et ses actrices. Public : tout public.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 4/38

Synopsis : Automne 1671. Six femmes ont reçu une lettre dʼune certaine Agnès les invitant à se retrouver chez madame de la Rivière. Chacune des six femmes est lʼépouse, la compagne, une ex-maîtresse, une amie ou encore une fille dʼun des auteurs suivants :

Molière, Corneille, Racine, La Fontaine, Perrault, Shakespeare...

Qui est donc Agnès, la 7e femme, et quel but poursuit-elle ?

Cette rencontre est lʼoccasion de jongler avec l'univers de ces différents auteurs, dans un cadre uniquement féminin où point le féminisme avant l'heure.

L’auteure peut être contactée par courriel : [email protected] - ou par l’intermédiaire de son site : http:/www.annrocard.com/

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 5/38

ACTE I Scène 1

Décor : jardin avec tonnelle, petites fontaine et statues (Agnès fait semblant d’être l’une des statues). Petite fontaine. Un ou plusieurs bancs. Dans un coin, une table et des chaises. Saison : automne. Musique : une des premières sonates de Purcell. Arrive Titania (55 ans), étonnée par l’endroit. Une Anglaise qui n’a pas l’air fortunée. Si possible, elle parle avec l’accent anglais.

TITANIA : (parle avec l’accent anglais) « ... Nous voyons les saisons changer ; les frimas, à la blanche chevelure, tomber sur le tendre sein de la rose vermeille ; le vieux hiver étale, comme par dérision, autour de son menton et de sa tête glacée, une guirlande de tendres boutons de fleurs. Le printemps, l'été, le fertile automne, l'hiver chagrin, échangent leur livrée ordinaire ; et le monde étonné ne peut plus les distinguer par leurs productions. »1 Titania va et vient dans le jardin. TITANIA : C’est étrange, il n’y a personne. (vérifie sur une lettre qu’elle sort de sa poche) Pourtant c’est la bonne adresse. (s’impatiente un peu) J’ai laissé mon bagage à l’entrée ; pas la moindre servante. (se moque d’elle-même en jouant les deux rôles) Servante ! Allons, ma fille, pressez-vous un peu ! / Vous m’avez appelée, madame ? Que puis-je faire pour vous ? / Je prendrais volontiers une tasse de thé avec un nuage de lait... / Sorry, madame, il n’y a ni tasse, ni thé, ni lait... Juste quelques nuages. / Une Anglaise sans thé en perdrait la santé... Que vais-je devenir ? (arrête son petit jeu — ne s’adresse pas au public) Trêve de plaisanterie, je ne suis qu’une servante car je ne suis pas née dans une couche de bonne souche. Mais j’ai eu la chance de travailler chez des gens nobles et cultivés qui m’ont fait profiter de leur savoir et qui m’ont respectée. A leur mort, je suis venue au Royaume de France ; ici je pourrais recommencer ma vie, m’inventer des racines, repartir à zéro...mais il est un peu tard, ma jeunesse a fané et mes rêves aussi. (appelle) Oh, là ! Y a-t-il quelqu’un ? (regarde un peu partout) Arrive Lucie (la trentaine, pétillante, vêtue de rouge vif), portant deux bagages : un sac de voyage et un petit sac. Elle n’a qu’une chaussure ; elle s’en rend compte, pose son bagage, fait demi-tour et va chercher son soulier qu’elle remet sur le côté de la scène. Elle reprend son bagage, puis aperçoit Titania et se dirige vers elle. LUCIE : Ah, bonjour ! (se présente et salue Titania) Lucie Lalouette. Je suis très intriguée par votre invitation. TITANIA : Mon invitation ? LUCIE : (montre une lettre identique à celle que tient Titania) J’ai bien reçu votre lettre, madame de la Rivière. TITANIA : Il y a erreur sur la personne, car j’ai reçu la même lettre... LUCIE : (surprise par l’accent) Vous êtes anglaise ?

1 Shakespeare.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 6/38

TITANIA : Pas vraiment. C’est une autre paire de manches. Je suis assise entre deux chaises, une de chaque côté de la mer. LUCIE : Asseyons-nous plutôt sur ce banc ! Et racontez-moi ça... J’adore les histoires, surtout les contes de fées. TITANIA : J’en suis justement une. LUCIE : Une fée ? TITANIA : Du moins, j’ai tendance à me prendre pour la reine des fées. LUCIE : Ah, laquelle ? TITANIA : Titania. LUCIE : Je n’en ai jamais entendu parler. TITANIA : Titania, la reine des fées du « Songe d’une nuit d’été » de Shakespeare. LUCIE : Ah, Shakespeare ! Le grand Shakespeare ! TITANIA : Dieu ait son âme. Il est mort le jour de ma naissance en 1616. C’était il y a... hum, fort longtemps. LUCIE : Quelle coïncidence ! J’adore les coïncidences. TITANIA : Pas moi. Surtout celle-là. LUCIE : Pourquoi ? TITANIA : C’était mon père. LUCIE : Toutes mes condoléances. TITANIA : C’est un peu tard, n’est-il pas ? LUCIE : Oui, vous avez raison. Mais vous ne vous êtes pas présentée... TITANIA : Dorothy Jeanne. Jeanne était le prénom de ma mère, une Normande bien en chair. Je suis une enfant du péché comme vous dites si bien. LUCIE : Je ne dis rien ! TITANIA : Un bon point pour vous. LUCIE : Vous avez vécu en Angleterre, Dorothy ? TITANIA : Jusqu’à l’an passé. Mais appelez-moi Titania, je préfère. Un petit clin d’œil à mon père que je n’ai pas connu et qui ne serait jamais occupé de moi s’il avait vécu quelques années de plus. LUCIE : Moi, aussi, j’ai des problèmes avec mon père... Je vous raconterai. (regarde autour d’elle) C’est quand même bizarre que personne ne vienne nous accueillir... TITANIA : En effet... LUCIE : Mais j’entends du bruit... Venez ! Ça vient de là ! (montre le côté opposé à l’entrée) Musique. Lucie reprend ses bagages, entraîne Titania vers les coulisses en perdant l’une de ses chaussures en route (pied droit).

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 7/38

Scène 2

Agnès en profite pour se dégourdir les jambes. Quand des voix se font entendre (côté entrée), elle remonte sur son piédestal. A partir de la scène 2, elle change régulièrement, mais discrètement, de position.

Voix de MARIE de Lampérière : Moi, non plus, je ne comprends pas. Voix de MARIE (Melle de Champmeslé) : Etrange, cette invitation chez madame de la Rivière... C’est bien ici, n’est-ce pas ? Arrivent Marie de Lampérière (54 ans) et Marie de Champmeslé (29 ans, très star de son époque). Elles tiennent toutes deux les mêmes lettres que celles de Titania et Lucie.

MARIE de Lampérière : (en regardant la lettre) La signature est illisible... MARIE (Melle de Champmeslé) : (idem — hésite) Agnès je ne sais quoi... Au fait, pourquoi êtes-vous venue, vous ? MARIE de Lampérière : Cette lettre m’a intriguée. Comme j’étais dans la région, la curiosité l’a emporté. MARIE (Melle de Champmeslé) : Moi, la curiosité m’a fait quitter Paris. MARIE de Lampérière : J’ai l’impression de vous avoir déjà vue quelque part. MARIE (Melle de Champmeslé) : Evidemment ! Je brûle les planches ! MARIE de Lampérière : (inquiète) Vous n’êtes pas pyromane ? MARIE (Melle de Champmeslé) : Non, actrice de l’Hôtel de Bourgogne ! MARIE de Lampérière : Mademoiselle de Champmeslé ! Bien sûr ! Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici. MARIE (Melle de Champmeslé) : Mon prénom est Marie. MARIE de Lampérière : Le mien également. Marie de Lampérière, je suis la femme de Pierre Corneille. MARIE (Melle de Champmeslé) : L’un de mes auteurs préférés. Félicitations. MARIE de Lampérière : Son talent n’a rien à voir avec moi. MARIE (Melle de Champmeslé) : Ne dites pas ça ! Les compagnes des grands auteurs leur soufflent leur œuvre dans la vie quotidienne ou sur l’oreiller. J’ai ainsi quelques phrases en tête qui seront un jour publiées... (improvise, théâtrale, sous le regard surpris de Marie de Lampérière)

« Quand pourrai−je, au travers d'une noble poussière, Suivre de l'œil un char fuyant dans la carrière ?

(à Marie de Lampérière avec un clin d’œil) Quoi, madame ? (poursuit son improvisation théâtrale) Insensée, où suis−je ? et qu'ai−je dit ?

Où laissé−je égarer mes vœux et mon esprit ? »2

2 Racine.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 8/38

Vous avez fait la même chose sans vous en rendre compte. Votre vie, vos parents qui n’étaient peut-être pas (insiste sur “ravis” et “ravir”) ravis de voir un homme de lettres ravir leur propre fille... MARIE de Lampérière : (en riant) Me voici donc propulsée femme de plume sans le vouloir. « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire... »3 MARIE (Melle de Champmeslé) : Le Cid. Je parie que c’était vous qui aviez employé la première cette expression. MARIE de Lampérière : (approuve en souriant) Mais vous ? Dommage que votre mari, Charles Chevillet, soit seulement acteur. Vous semblez avoir un réel talent littéraire. MARIE (Melle de Champmeslé) : Personne n’ignore que je suis la maîtresse de Jean ! MARIE de Lampérière : Jean ? MARIE (Melle de Champmeslé) : Jean Racine. MARIE de Lampérière : Je ne prête pas l’oreille aux ragots. MARIE (Melle de Champmeslé) : (proteste) Mais j’en suis fière. Je suis sa muse et ça m’amuse. D’ailleurs, j’ai des tas de projets pour lui. Cela vous choque-t-il? MARIE de Lampérière : (gênée) Non, non... (change de sujet) Où se cache donc madame de la Rivière ? MARIE (Melle de Champmeslé) : Cherchons-la. J’ai envie d’en savoir plus sur cette mystérieuse invitation. Musique. Les deux Marie font le tour du jardin, semblent intriguées par le soulier de Lucie, puis disparaissent dans les coulisses, à l’opposé du côté « entrée ». Agnès en profite pour se dégourdir les jambes.

Scène 3

Madeleine arrive sans bruit. Agnès reprend vite sa place (elle bouge quand les autres ne la regardent pas) ; Madeleine (54 ans, un peu fofolle) se frotte les yeux, surprise. MADELEINE : Je dois être fatiguée... J’ai cru voir bouger cette œuvre d’art exceptionnelle... pour ne pas dire tout simplement cette statue. (regarde partout) Ravissant endroit, aménagé pour l’agrément visuel et olfactif ; le mot jardin ne fait pas assez parisien... (soupire) Un peu de calme, enfin, après la cour et ses préciosités... Depuis que je répète « La comtesse d’Escarbagnas », je ne me reconnais plus. La première se rapproche. Quand aura-t-elle lieu déjà ? Ah, oui, le premier décembre à St Germain en Laye ; il reste peu de temps. Cette Comtesse déteint sur moi... Je me sens ridicule par moments... Et les frasques de Jean-Baptiste n’arrangent rien. Cette petite virée provinciale va me permettre de faire le point... On entend les voix là où les autres ont disparu à la fin des deux scènes précédentes.

Voix de MARIE (Melle de Champmeslé) : Impossible...

3 Corneille.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 9/38

Voix de TITANIA : Tout cela est à peine croyable. Anne apparaît, suivie de Titania, Melle de Champeslé, Marie de Lampérière et Lucie (ne revient qu’avec le petit sac). Elles ne voient pas Madeleine qui les écoute attentivement. LUCIE : (à Anne) Vous prétendez ne pas être au courant ? ANNE : Non, je vous assure. J’ai reçu la même lettre que vous. MARIE de Lampérière : Vous avez dû être effarée de constater qu’une personne inconnue vous invitait... chez vous. ANNE : J’ai cru que c’était une farce... jusqu’à votre arrivée. Lucie cherche son soulier. LUCIE : Où ai-je pu le perdre ? MARIE de Lampérière : Que cherchez-vous ? LUCIE : Mon soulier ! J’ai encore perdu le droit. Vous me direz : tant que ce n’est pas le droit chemin, tout va bien. MARIE (Melle de Champmeslé) : (montre l’endroit où se trouve le soulier) J’en ai vu un là-bas. MARIE de Lampérière : Ah, oui... (idem) Un soulier de satin. Lucie récupère son soulier. LUCIE : (en remettant son soulier) Une mauvaise habitude, liée à l’une de mes histoires préférées. Vous voulez que je vous la raconte ? MADELEINE : (toussote) Excusez-moi... Les autres se retournent et découvrent Madeleine. TITANIA : Une autre invitée ! Cela ne s’arrêtera donc jamais ? MARIE (Melle de Champmeslé) : (s’exclame) Madeleine Béjart ? Ici ! TITANIA : (à Melle de Champmeslé) Qui est-ce ? MARIE (Melle de Champmeslé) : (à Titania) Madeleine Béjart de la Troupe du Roi. La troupe de Molière. TITANIA : Ah, une deuxième actrice. Décidément... MADELEINE : (hésite) Qui est madame de la Rivière, s’il vous plaît ? ANNE : (salue Madeleine et se présente) Anne de la Rivière. Soyez la bienvenue dans ma maison. MADELEINE : Merci. Mais j’aimerais avoir quelques explications concernant cette invitation. ANNE : Moi, aussi. Comme je viens de l’expliquer aux autres invitées, je suis la première surprise. MADELEINE : Comment cela ? ANNE : (à Madeleine) Avez-vous également reçu une lettre, signée d’une certaine Agnès ?

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 10/38

MADELEINE : Oui. (la montre)

ANNE : J’ignore qui est cette personne. Temps de silence. Les six femmes sont soit surprises soit inquiètes. Agnès change discrètement de position. MARIE de Lampérière : Nous pourrions commencer par nous présenter... MADELEINE : (la montre) Je connais mademoiselle de Champmeslé. TITANIA : Attendez ! Je crois avoir compris notre point commun à toutes. ANNE : Notre point commun ? MARIE de Lampérière : Que voulez-vous dire ? TITANIA : Nous sommes toutes plus ou moins proches d’un auteur célèbre. LUCIE : Sans blague ? MADELEINE : C’est-à-dire ? TITANIA : Vous, Madeleine Béjart, vous êtes l’une des célèbres actrices de la troupe de Molière. MADELEINE : C’est avec moi que Jean-Baptiste... TITANIA : Qui est Jean-Baptiste ? MADELEINE : Jean-Baptiste Poquelin. Molière si vous préférez. TITANIA : Ah, yes. MADELEINE : C’est donc avec moi que Molière avait fondé « L’Illustre théâtre ». J’en ai été la directrice à un certain moment. TITANIA : (réfléchit) Molière. Hum... MADELEINE : Je fus l’une de ses premières maîtresses... et je le suis redevenue des années plus tard. (un nuage passe sur son front) Tout cela est très compliqué. TITANIA : Nous en reparlerons. Mais continuons plutôt notre petite enquête... (à Marie de Lampérière) Si j’ai bien compris, Marie de Lampérière, vous êtes l’épouse de Corneille. MARIE de Lampérière : Oui, et la mère de ses six enfants. Quel est le rapport ? TITANIA : Une minute ! Mademoiselle de Champmeslé, une autre actrice célèbre qui vous prénommez aussi Marie, vous êtes la muse de Racine. C’est ce que vous venez de nous dire dans la maison, n’est-il pas ? MARIE (Melle de Champmeslé) : Tout à fait. TITANIA : C’est incroyable. (se présente) Mon nom est Dorothy Jeanne. On m’a toujours appelée Titania, faites donc de même. Je suis une fille naturelle de William Shakespeare. (à Lucie) Désolée, Lucie, si je me répète. MARIE de Lampérière : Une fille naturelle de Shakespeare ? Une surprise de plus... et je file à l’anglaise. MADELEINE : (à Lucie) Et vous, qui êtes-vous ? LUCIE : Lucie Lalouette. Je suis une cousine de Charles Perrault. Une lointaine cousine, proche par le cœur. Vous voulez en savoir plus ?

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 11/38

TITANIA : Pas tout de suite, Lucie. Anne de la Rivière ne nous a pas révélé le lien qu’elle pouvait avoir avec un écrivain. LUCIE : (à Anne) Alors ? ANNE : Je suis une amie de Jean de la Fontaine. Pas une de ses innombrables maîtresses. Non, j’insiste : une véritable amie. MARIE (Melle de Champmeslé) : La Fontaine ! Vous m’en direz tant ! Il vient vous voir ici ? ANNE : Oui. Il aime me rendre visite. (on entend un miaulement) C’est Raminagrobis. MADELEINE : Votre chat ? ANNE : Oui. « C’est un chat vivant comme un dévot ermite, Un chat faisant la chattemite, Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras, Arbitre expert sur tous les cas. »4 LUCIE : Porte-t-il des bottes ? ANNE : Des bottes ? Quelle idée ! LUCIE : J’aimerais rencontrer un véritable Chat botté. TITANIA : (perplexe) Autant appeler un chat un chat, qu’il ait une botte secrète ou pas... Les autres femmes regardent Lucie, ne sachant si elle plaisante ou non.

MARIE de Lampérière : (à Anne) Avez-vous d’autres animaux ? ANNE : Oui, beaucoup d’autres. Mon ami Jean de la Fontaine aime aussi leur compagnie. MADELEINE : Titania, je crois que vous avez raison. Le point commun existe. Mais pourquoi cette réunion ? Ici ? TITANIA : Je n’en sais rien. MARIE (Melle de Champmeslé) : Quelqu’un a sans doute décidé de nous supprimer toutes, l’une après l’autre ? (théâtrale)

« J'ai voulu, devant vous exposant mes remords, Par un chemin plus lent descendre chez les morts. »5

LUCIE : Ce n’est pas une scène de théâtre ici. MARIE (Melle de Champmeslé) : Rien ne prouve le contraire. D’ailleurs, l’eau que je viens de boire était certainement empoisonnée, n’est-ce pas, Anne ? (Anne proteste, horrifiée ; Melle de Champmeslé fait mine de souffrir)

« Déjà jusqu'à mon cœur le venin parvenu Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu... »6

MADELEINE : Taisez-vous donc ! J’en ai des frissons dans le dos. ANNE : Moi, aussi.

4 La Fontaine. 5 Racine. 6 Racine.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 12/38

MADELEINE : J’ai horreur des drames ; je préfère les comédies. MARIE de Lampérière : (s’assied sur un banc) Une heureuse surprise nous attend peut-être simplement dans ce jardin. Toutes observent le jardin. MADELEINE : Cachée derrière l’une de ces statues ?

ANNE : (mal à l’aise) Il n’y a rien d’anormal chez moi. (miaulement) Je vais aller vous chercher quelque chose à boire et à manger. LUCIE : Bonne idée. MARIE de Lampérière : Vous n’avez pas de servante ? ANNE : Elle m’a quittée hier, sa mère étant souffrante. TITANIA : Je vais vous aider, Anne. Je suis très douée pour ça. (miaulement — en aparté :) « Le chat peut miauler ; le chien aura sa revanche. »7 Musique. Anne et Titania se dirigent vers les coulisses (maison).

Scène 4

Madeleine s’assoit. Comme précédemment, Agnès bouge quand les autres ne la regardent pas. MARIE (Melle de Champmeslé) : (montre une table, un peu plus loin) On pourrait déplacer cette table en attendant leur retour ? LUCIE : Oui. Et ajouter quelques sièges. Pendant que Melle de Champmeslé et Lucie déplacent table et sièges : MARIE (Melle de Champmeslé) : Cette Titania est maligne. Etonnant pour une Anglaise. MARIE de Lampérière : Pourquoi cet apriori, mademoiselle de Champmeslé ? MARIE (Melle de Champmeslé) : D’accord, ma langue a fourché, je retire cette remarque. Oui, cette Titania est maligne. Molière, Racine, Corneille, La Fontaine, Perrault et feu Shakespeare, réunis sous le même toit... ou dans le même jardin... par personnes interposées. C’est merveilleux, non ? MADELEINE : Merveilleux ? Est-ce le bon terme ? MARIE de Lampérière : Je dirais plutôt surprenant. Qui a eu cette idée saugrenue ? LUCIE : Quelqu’un d’original. MADELEINE : Ou quelqu’un qui a l’esprit tordu... MARIE de Lampérière : Je ne suis pas très rassurée.

7 Shakespeare.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 13/38

MARIE (Melle de Champmeslé) : Je plaisantais tout à l’heure. (théâtrale) J’ai un très net penchant pour les tragédies, les passions impossibles, les personnages torturés, les langues venimeuses, la ciguë, les couteaux... (s’interrompt et « atterrit ») Marie, nous ne risquons rien. MARIE de Lampérière : Qu’en savez-vous ? MARIE (Melle de Champmeslé) : J’ai un sixième sens très développé. Comme nous sommes six, cela tombe à pic. (ferme les yeux et tourne sur elle-même, un bras tendu devant elle) Je sens une présence inconnue. LUCIE : Un homme ? Pas un barbu, j’espère ? Je déteste les hommes à barbe, surtout les barbes bleues. MADELEINE : Bleues ? LUCIE : J’ai mes raisons. Je vous raconterai ça plus tard, ça vaut le détour. Je m’en suis sortie de justesse. MARIE (Melle de Champmeslé) : (idem) Oui, je sens une présence inconnue. Une femme. LUCIE : Tant mieux. MADELEINE : (à Melle de Champeslé) Marie, tu n’es pas drôle. MARIE (Melle de Champmeslé) : (ouvre les yeux et s’immobilise) On se tutoie maintenant, Madeleine ? Si tu veux. (aux trois autres) Je n’essaie pas de vous faire rire. J’utilise simplement mon talent caché. MARIE de Lampérière : Je préférerais que vous parliez d’autre chose. Marie de Lampérière a l’air de plus en plus inquiète. Lucie va s’asseoir à côté d’elle. LUCIE : Madame Corneille, vous me faites penser à ma grand-mère, une vieille dame que j’aime beaucoup. Il faut toujours qu’elle s’inquiète pour un rien. Pourtant, elle laisse entrer n’importe qui chez elle. Un jour, ça lui jouera des tours. Titania et Anne reviennent en portant deux plateaux : petits gâteaux, théière, tasses, etc. Les autres les aident et s’installent.

TITANIA : (à Marie de Lampérière) Vous êtes toute pâle, Marie. Le thé va vous requinquer. LUCIE : Ah, j’oubliais ! J’avais apporté quelque chose : une galette et un petit pot de beurre. Vous aimez ? Ma grand-mère, elle, elle adore... surtout quand elle est malade. (sort de son petit sac la galette et le pot, et place le tout sur la table) MADELEINE : (discrètement à Titania) Il faudrait que la Champmeslé arrête de proférer des horreurs ; madame Corneille en est toute retournée. TITANIA : Je vais veiller au grain. Anne verse le thé et Titania propose les gâteaux. ANNE : Un peu de miel ? MARIE de Lampérière : S’il vous plaît. MARIE (Melle de Champmeslé) : (en aparté) J’ai le sentiment qu’un événement va se produire. C’est imminent... Cela ne servirait à rien d’en parler aux autres, elles ne me croiraient pas.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 14/38

TITANIA : (à Melle de Champmeslé) What ? Que dites-vous ? MARIE (Melle de Champmeslé) : Rien. « Il n’est point de secret que le temps ne révèle. »8 TITANIA : « Il ne suffit pas de parler, il faut parler juste »9, aurait dit mon père.

Scène 5

Musique étrange. Changement d’éclairage. Les six femmes s’immobilisent, tasse à la main. Seuls leurs yeux bougent. Agnès est immobile ; les autres ne voient pas d’où provient sa voix. AGNÈS : Vous voici réunies chez Anne de la Rivière que je remercie de son accueil. Il est vrai que je lui ai un peu forcé la main. Les regards se dirigent vers Anne.

ANNE : (discrètement) Je n’ai jamais entendu cette voix. MARIE (Melle de Champmeslé) : (idem) Mon sixième sens ne m’a pas trompée. (peu rassurée) J’aurais sans doute préféré le contraire. AGNÈS : J’ai bien cru que je ne parviendrais jamais à réaliser mon rêve : me trouver parmi vous aujourd’hui. LUCIE : (discrètement) J’ai l’impression que c’est une statue qui parle. Dans les contes, tout est possible, mais ici... MADELEINE : (discrètement) En arrivant, il m’avait semblé voir une statue bouger. J’avais mis ça sur le compte de la fatigue. LUCIE : (idem) Les bons « contes » font les bons amis. TITANIA : (idem) Ce n’est pas le moment de faire de l’humour, Lucie. MARIE de Lampérière : (idem) Je me sens défaillir. AGNÈS : Pourquoi vous inquiéter ? Je ne vous veux aucun mal. Bien au contraire. Musique. Tout semble se dérouler au ralenti. Agnès descend de son piédestal. Les autres se tournent vers elle, à la fois inquiètes et intriguées. Pour contrebalancer cet instant particulier, l’aparté de la Champmeslé paraît être en porte-à-faux.

MARIE (Melle de Champmeslé) : (en aparté, comme subjuguée) « Je la vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ; Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler, Je sentis tout mon corps et transir et brûler. »10

(en jetant un coup d’œil au public) Qu’est-ce que je raconte ? Je n’ai aucun penchant pour les femmes, encore moins pour les statues quel que soit leur statut ! Par contre, cela ferait une excellente réplique... Je la soufflerai à l’oreille de Jean... (se reprend) Mais je m’égare, ce n’est pas le moment.

8 Racine. 9 Shakespeare. 10 Racine.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 15/38

Jeux d’éclairage. Agnès se rapproche lentement.

ANNE : (un peu sèchement) Quand êtes-vous entrée chez moi, madame ? AGNÈS : Dans la matinée. ANNE : La porte était fermée à clef. AGNÈS : La seule clef que j’utilise est la clef des songes. Que m’importent les portes ? Pour moi, les murs ne sont jamais infranchissables. Je vais où bon me semble par les voies de l’esprit. MARIE (Melle de Champmeslé) : Un esprit ? Un revenant ? TITANIA : Je dirais plutôt : une revenante ! MARIE de Lampérière : (terrifiée)

« Un fantôme pareil, et de taille et de face, tandis que vous fuirez, remplira votre place... »11

MADELEINE : « Spectre, fantôme ou diable, je veux voir ce que c’est... »12 LUCIE : (discrètement à Madeleine) Diable ? Vous avez dit : diable ? MADELEINE : (discrètement à Lucie) Oui, j’ai dit : diable... mais j’espère me tromper. AGNÈS : (à Madeleine et Lucie) Regardez bien ma tête : je n’ai aucune corne, pas même une corne d’abondance. MADELEINE : (avale avec difficulté) Elle a l’ouïe fine pour une revenante... MARIE (Melle de Champmeslé) : Je n’en reviens pas. TITANIA : (en aparté) Je ne crois ni en Dieu ni au diable, encore moins aux fantômes. Cette statue mouvante me laisse pour le moins perplexe. MARIE de Lampérière : Ce n’est qu’un songe... MARIE (Melle de Champmeslé) :

« Un songe (me devrais-je inquiéter d'un songe ?) entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge. »13

TITANIA : Un songe ou un mensonge ? LUCIE : C’est cela. Je rêve, tu rêves, elle rêve, nous nous n’allons pas tarder à nous réveiller, vous ouvrirez les yeux, elles seront rassurées. Agnès claque des mains ou des doigts ; l’éclairage change. Les autres se figent.

AGNÈS : Quand cesserez-vous ces simagrées ? J’ai tout le temps devant moi... mais pas vous. Profitons de cette fin de journée, de cet automne doré, exceptionnellement doux. Les autres se détendent un peu.

TITANIA : Vous êtes Agnès ? AGNÈS : C’est le prénom que j’ai choisi.

11 Corneille. 12 Molière. 13 Racine.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 16/38

MADELEINE : Une telle apparition est mélodramatique. Seriez-vous une actrice ? AGNÈS : Actrice amateur à mes heures perdues, mais vite retrouvées. MARIE de Lampérière : Je n’ai pas bien entendu votre nom de famille. AGNÈS : Car je ne l’ai pas dit et ne le dirai pas. MARIE (Melle de Champmeslé) : Qu’avez-vous à cacher ? AGNÈS : Non, rien, je vous assure. Mon nom ne me plaît pas, j’aimerais en changer. Vous saurez, j’en suis sûre, m’en offrir un... parfait. Anne tend à Agnès une tasse de thé qu’elle accepte, puis des gâteaux. AGNÈS : (refuse d’un geste) Non, merci. Je me nourris de l’air du temps. MARIE (Melle de Champmeslé) : Idéal pour rester svelte sa vie durant. AGNÈS : Qui vous parle de vie ? TITANIA : Au point où nous en sommes, dites-nous-en un peu plus, je vous prie. Agnès approuve en souriant.

Scène 6

Musique. Jeux d’éclairages au fil de la scène. Agnès se déplace, et les autres, d’abord incrédules, paraissent peu à peu “mi-figue mi-raisin”, ne sachant que penser. AGNÈS : Sans doute aurez-vous du mal à me croire... Je n’ai pas le souvenir d’être née... Un matin, j’ai ouvert les yeux... J’étais déjà telle que je suis. LUCIE : Vous aviez eu un accident ? Vous sortiez du coma ? AGNÈS : Non, je ne le crois pas. MARIE (Melle de Champmeslé) : Je connais bien des gens qui prétendent être nés de la dernière pluie. Ils ont simplement perdu la mémoire. MADELEINE : Arrêtez de l’interrompre. Son cas est intéressant. Malade réelle ou imaginaire ? TITANIA : (à Madeleine) Seriez-vous médecin malgré vous, Madeleine ? Anne et Marie de Lampérière semblent perplexes. AGNÈS : Vous êtes incrédules, on le serait à moins. Si je vous dis que je suis un personnage de théâtre qui n’est jamais né, que me répondrez-vous ? MARIE de Lampérière : Que c’est un grain de folie passagère. ANNE : Qu’il faut vous faire soigner. MARIE (Melle de Champmeslé) : Ou bien que vous êtes une actrice qui êtes en train de vous moquer de nous. Vous êtes d’ailleurs plutôt douée. LUCIE : Une autre hypothèse : nous vivons un conte de fées. TITANIA : Laissez Agnès s’exprimer.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 17/38

AGNÈS : Merci, Titania. (temps de silence) Je suis en effet un personnage de fiction qui n’est jamais né. J’ai essayé de germer dans l’imagination de nombreux auteurs, mais je leur ai fait peur. Je suis trop moderne pour eux. Seul William Shakespeare était prêt à m’écouter ; hélas, il est mort avant de m’avoir donné vie dans l’une de ses pièces. J’espérais que Jean de la Fontaine, défenseur des femmes tout en les collectionnant, me laisserait la possibilité de m’exprimer ; ce ne fut pas le cas. Je continuerai ma quête d’un auteur qui saura croire en moi ; je ne serai d’ailleurs ni la première ni la dernière à procéder ainsi. Plus tard peut-être, quand quelques siècles se seront écoulés, j’apparaîtrai dans une œuvre littéraire, roman ou pièce de préférence. (temps de silence) En attendant, j’ai trouvé le moyen de prendre pied dans la réalité. MARIE (Melle de Champmeslé) : Nous y voilà... TITANIA : Comme dans « Le songe d’une nuit d’été », nous hésitons entre réalité et illusion, et nous ne parvenons pas à expliquer ce que nous vivons... AGNÈS : Vous ne niez plus tout en bloc, c’est déjà un premier pas vers une reconnaissance, la mienne. Je vous ai regardées vivre, vous identifier à certains personnages des auteurs dont vous êtes proches... Ou bien nourrir leur inspiration, leur imagination... Et j’ai eu envie de vous rencontrer. Car j’ai quelque chose en commun avec chacune d’entre vous. Vous êtes mes parts d’ombre et de lumière, de sagesse et de folie, d’espoir et de désespoir, de compassion et de jalousie. Vous êtes mes colères et mes instants de sérénité. (temps de silence) Oui, j’ai eu envie de vous rencontrer, de vous offrir un peu de moi-même que vous transmettrez, si vous le souhaitez, à ceux que vous aimez. Quant à votre père, Titania, nous en avons déjà parlé tous deux ; et la pièce qu’il m’a offerte s’est envolée vers les étoiles ; ce n’est donc pas sur Terre que j’existerai grâce à lui. (sourit — temps de silence) Je constate qu’il vous en faudra plus pour admettre ma vérité. Les six autres femmes approuvent en silence.

Fin du premier acte

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ACTE II Scène 1

Musique. Agnès claque des doigts. Changement d’éclairage. Au fur et à mesure de la pièce, le décor semble se modifier (ex. projections d’images ou autres subterfuges). Les femmes se lèvent, les unes après les autres, et se déplacent. Tout en écoutant Agnès, Anne prend le plateau sur lequel se trouvaient les gâteaux et va donner les miettes de gâteaux aux oiseaux (bruitages). AGNÈS : Imaginez un théâtre en pleine nature. Des rideaux de verdure. Des animaux venus des quatre coins du monde. Un vrai décor de conte où comédie et tragédie se rejoindraient sans faux-semblant. MARIE (Melle de Champmeslé) : Ce beau discours ne nous convainc pas. Trouvez autre chose. AGNÈS : Attendez la suite. Lucie, vous devriez enfiler le costume que vous transportez dans votre bagage. LUCIE : Vous avez fouillé dans mes affaires ? AGNÈS : Ce n’est pas nécessaire. Je sais que vous aimez vous en affubler comme l’héroïne d’un conte. Une façon de vous protéger de votre père, n’est-ce pas ? LUCIE : (perturbée) Qui vous l’a dit ? AGNÈS : Allons, Lucie, jouez le jeu. Sinon je ne parviendrai jamais à vous prouver que le mensonge m’est étranger. TITANIA : Je ne sais pas de quoi il s’agit, Lucie, mais faites un petit effort. LUCIE : J’hésite... Je ne suis pas une actrice... MADELEINE : Un moment de gêne est vite passé. MARIE (Melle de Champmeslé) : Il est vraiment facile de se glisser sans bruit dans un corps étranger et dans la peau d’autrui. LUCIE : J’ai laissé mon sac de voyage dans la maison. ANNE : Je vous accompagne, Lucie. (emporte le plateau sur lequel se trouvaient les gâteaux)

Lucie et Anne se dirigent vers les coulisses (maison). Lucie perd son soulier. LUCIE : (discrètement à Anne) Je me demande ce que cette Agnès manigance. Elle a dû ouvrir mon bagage sans que je m’en aperçoive. Il ne peut pas en être autrement. ANNE : (discrètement à Lucie) Mais à quel moment ? LUCIE : (idem) Avant que vous alliez chercher le thé et les gâteaux. ANNE : (idem) C’est possible... Lucie et Anne disparaissent. Madeleine ramasse le soulier, le regarde en souriant, puis le pose à un endroit particulier, comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art (éventuellement en plaçant une fleur dedans).

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 19/38

AGNÈS : Je sais que les auteurs n’ont pas la vie facile. La censure est omniprésente. Les rayons du Roi Soleil pourraient vite leur brûler les ailes. Ils doivent faire appel au sous-entendu et au sens caché. Leur tâche n’est pas simple, leurs attaches non plus. TITANIA : Vous avez l’air bien renseignée pour un personnage qui n’aurait pas encore vu le jour. (réfléchit) Hum, hum... Et si vous n’étiez qu’un porte-parole ? AGNÈS : C’est-à-dire ? TITANIA : Je ne suis pas concernée puisque Shakespeare n’est plus de ce monde... Mais imaginons que les cinq autres auteurs se soient donné le mot pour rassembler celles qui leur sont proches... MADELEINE : Une coalition, Titania ? C’est absurde. MARIE (Melle de Champmeslé) : Molière, Racine, Corneille, La Fontaine et Perrault voudraient en savoir plus sur ce que nous sommes ? ... Voir comment nous réagissons quand nous nous retrouvons face à face ? Cela ne tient pas debout. MARIE de Lampérière : Pierre, mon époux, ne s’abaisserait pas à une telle manœuvre mesquine et ridicule. AGNÈS : C’est évident. La plupart des hommes se moquent de ce que nous pensons. L’égalité des sexes n’est pas de cette époque. MARIE (Melle de Champmeslé) : (théâtrale) Ce que vous dites là est vraiment surprenant. L’égalité des sexes n’a aucun fondement. Le sexe fort existe... car je l’ai rencontré ! Il ne voudra jamais parler d’égalité. TITANIA : L’égalité des sexes ? C’est une utopie qui ne me déplairait pas.

Scène 2 MADELEINE : Ah, mais voilà Lucie... MARIE de Lampérière : Que porte-t-elle donc ? (l’air dégoûtée) MARIE (Melle de Champmeslé) : (moqueuse) Elle s’est glissée au sens propre dans la peau de son personnage. MADELEINE : Propre ? Je l’espère pour elle. Lucie revient, vêtue du costume de Peau d’âne. TITANIA : (s’esclaffe) Ça me rappelle Bottom du « Songe d’une nuit d’été » ! Le rustre à la tête d’âne ! Dire que Titania s’était amourachée d’un âne bâté ! Pas buté, mais presque... (mime en exagérant, tout en caressant la tête de la peau d’âne)

« Viens, assieds-toi sur ce lit de fleurs ; pendant que je caresse tes charmantes joues ; je veux attacher des roses musquées sur ta tête douce et lisse, et baiser tes belles et longues oreilles, toi la joie de mon cœur. »14

(furieuse) Comme disait mon père : « Je tiens ce monde pour ce qu’il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle. »15 Là, il exagérait in-du-bi-ta-ble-ment. Pourquoi avoir ridiculisé de la sorte la reine des fées, mon personnage préféré ?

14 Shakespeare.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 20/38

MARIE (Melle de Champmeslé) : (moqueuse) La prochaine fois que vous croiserez Shakespeare, Agnès, posez-lui la question ! AGNÈS : Titania l’interrogera elle-même si elle le désire. TITANIA : Sorry ? Agnès n’a pas le temps de répondre. Lucie prend la parole et les autres se tournent vers elle. LUCIE : (mal à l’aise) N’allez pas croire que je suis mal dans ma peau. Oui, j’ai eu des problèmes avec mon père, mais j’ai su les gérer. Ce vieux barbon s’était mis dans la tête de m’épouser, il y a quelques années. Il croyait ainsi pouvoir rajeunir de trente ans. Remarquez, il y en a d’autres ! MADELEINE : C’est au mariage de ma fille Armande que vous faites allusion ? MARIE (Melle de Champmeslé) : (perfide) Elle avait vingt ans quand Molière l’a épousée... Non ? Et personne n’ignore qu’il a de grandes chances d’en être le père. Il paraît qu’ils sont séparés depuis trois ans... et que vous avez repris votre place d’antan. MADELEINE : (à Melle de Champmeslé) Garde ton venin, Marie, et laisse-nous laver notre linge sale en famille. TITANIA : Madeleine a raison, cela ne nous regarde pas. Lucie, parlez-nous plutôt de Charles Perrault. Pourquoi avez-vous mis cette horrible peau dans votre bagage ? LUCIE : C’est une surprise que j’ai préparée pour mon cousin Charles. (se tourne vers Agnès) Ce n’est pas en fouillant dans mon sac de voyage que vous avez pu deviner ce que je compte faire de ce déguisement ? AGNÈS : En effet. LUCIE : (provocatrice) Grâce à votre regard omniscient, vous en connaissez la raison ? AGNÈS : Lucie, vous ne souhaitez pas que j’en parle ? LUCIE : C’est un peu facile comme réponse. AGNÈS : Charles Perrault est devenu le secrétaire de l’Académie française cette année... MARIE de Lampérière : Tout le monde est courant. AGNÈS : (hésite à poursuivre, mais Lucie l’y engage, persuadée qu’Agnès ignore la vérité) Il est tombé amoureux d’une jeune fille qui a dix ans de moins que vous, Lucie. (Lucie serre les dents) Au printemps prochain, il épousera Marie Guichon. Vous comptez mettre ce costume lors de votre soirée d’adieu... par provocation. LUCIE : (blême) Je n’en ai parlé à personne... MARIE (Melle de Champmeslé) : (théâtrale) Prenez garde aux méfaits, Lucie, de la passion qui mène à la folie et à la destruction. LUCIE : (à Melle de Champmeslé) Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! Transmettez vos maximes à votre amant Racine, il saura en faire bon usage.

15 Shakespeare.

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TITANIA : Lucie, je préfère quand vous êtes drôle et pétillante, cela vous va beaucoup mieux. LUCIE : On ne peut pas rire sans arrêt. J’ai soudain envie de pleurer de rire ou de pleurer tout simplement. (repense à une période où tout allait bien) Charles aime quand je lui raconte de vieux contes et quand je mime tour à tour les différents personnages. (éventuellement mime un passage de Peau d’âne en musique, avec ou sans chanson. Puis temps de silence). Qui pourrait se douter que cela le passionne ? MARIE de Lampérière : Ça ne correspond guère à ses publications. LUCIE : Il finira par vouloir publier des contes, j’en suis sûre. Je souhaite simplement qu’il n’y mette pas trop de leçons de morale. Il a cette fâcheuse tendance à être moralisateur, ce qui est plutôt pénible. (imitant le moralisateur)

« Les jeunes filles, belles, bien faites et gentilles,

font très mal d’écouter toutes sortes de gens. »16 Charles ferait mieux de dire ça à sa Marie Guichon qui n’a que dix-neuf ans. AGNÈS : Ni réforme ni progrès moral. Votre cousin s’en tient à l’ordre social existant. Vertus de la noblesse ! Hommes intelligents et entreprenants. Quant aux femmes, elles doivent être belles et modestes. Pas de rébellion ni de cervelle en ébullition... Sois belle et tais-toi ! TITANIA : (en aparté) Elle en sait des choses, cette Agnès. Je me demande où elle va trouver tout ça... AGNÈS : Mais il n’hésite pas à les décrire aussi coquettes, frivoles, infidèles, amantes peu futées et mères peu aimantes. Quelle misogynie... LUCIE : (surprise en écoutant Agnès) Je reconnais là ses propos... Croyez-vous qu’il serait capable de détourner les contes que j’aime lui raconter ? AGNÈS : C’est bien possible. MADELEINE : Publier des contes ? Quelle drôle d’idée ! Cela n’aura aucun succès. MARIE de Lampérière : Peut-être que si ! Les contes de fées commencent à être à la mode. J’ai plusieurs amis qui assistent souvent à des veillées populaires avec de vieux conteurs. MADELEINE : (hausse les épaules) De là à en faire un succès. AGNÈS : Etes-vous convaincue, Lucie ? LUCIE : Perturbée. AGNÈS : J’en suis désolée. Ce n’est le but que je recherchais. Temps de silence. Elles paraissent toutes gênées par ce qui vient de se produire.

MADELEINE : Où est donc Anne de la Rivière ? LUCIE : Elle prépare des rafraîchissements. MADELEINE : Je vais aller l’aider.

16 Perrault.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 22/38

Avec l’aide de Marie de Lampérière, Madeleine range les tasses et la théière sur le plateau, puis remporte le tout dans les coulisses (maison). Lucie s’éloigne un peu, tombe en arrêt devant son soulier transformé en œuvre d’art. Elle se retourne et montre son soulier avec un sourire mitigé. LUCIE : Qu’est-ce que c’est ? TITANIA : De l’art content, très content... (en détachant les syllabes en grimaçant à moitié) con-tem-po-rain. LUCIE : L’œuvre d’un prince charmant ? TITANIA : Pas exactement. LUCIE : Dommage. (se moque d’elle-même en manipulant le soulier) Que fais-tu, Charles ? Pas de réponse ? Attends ! Charles... attends ! (en serrant les dents) Charlatan. Bonimenteur. Menteur... Sois belle et tais-toi ? Non... Sois belle, jeune, et tais-toi ! Non, merci. Très peu pour moi. (évacue Charles d’un geste) Je passe une petite annonce : « Cendrillon abandonnée cherche chaussure à son pied ! A bon entendeur, salut ! » Musique ou chants d’oiseaux. Lucie ôte son déguisement et le laisse tomber par terre, puis va s’asseoir près de la fontaine où elle finira par s’endormir.

Scène 3

Comme précédemment, jeux d’éclairage liés à la présence d’Agnès. Par moments chants d’oiseaux et cris d’animaux. MARIE (Melle de Champmeslé) : Il va commencer à faire frais dans votre théâtre de verdure, Agnès. A quand la suite de la représentation ? AGNÈS : Attendons le retour d’Anne et de Marie. MARIE (Melle de Champmeslé) : Pourquoi ? AGNÈS : Elles font partie intégrante de cette pièce. MADELEINE : (à Agnès) J’essaie de comprendre... Admettons que vous ayez eu envie de nous rencontrer. Pourquoi ne l’avoir pas fait sans nous réunir ? Vous vous seriez rendue chez l’une puis chez l’autre. AGNÈS : Je ne suis pas sûre de pouvoir prendre pied dans la réalité aussi souvent que je le souhaite. C’est la première fois que j’y parviens... et c’est peut-être la dernière. MARIE (Melle de Champmeslé) : Vous persistez à vouloir passer pour un personnage de fiction ? Enfin, ce jeu d’enfant a assez duré. TITANIA : La réaction de Lucie est pour le moins étrange. Elle avait l’air perturbée, pour ne pas dire choquée, par le fait que son projet ne soit plus un secret. MARIE (Melle de Champmeslé) : Agnès a dû l’espionner, l’entendre s’exprimer à haute voix quand elle se croyait seule. MADELEINE : Il n’empêche que nous réunir toutes chez Anne de la Rivière est risqué.

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TITANIA : Cela peut faire des étincelles. Un vrai feu d’artifice : intéressant ! MADELEINE : Les affrontements ne sont plus de mon âge. Je laisse ce genre de plaisir agressif à mademoiselle de Champmeslé. MARIE (Melle de Champmeslé) : (fait mine d’être choquée) Agressive, moi ? MADELEINE : (se détourne de Melle de Champmeslé et regarde Lucie) Oh, Lucie s’est endormie. Elle va prendre froid. Madeleine va ramasser la peau d’âne et la pose sur Lucie, telle une couverture. Puis elle l’observe un moment, attendrie. Pendant ce temps, Melle de Champmeslé en profite pour faire quelques remarques :

MARIE (Melle de Champmeslé) : C’est exact. Nous pourrions nous étriper en reprenant à notre compte ce que pensent nos amants, amis ou époux. Madeleine n’apprécie certainement pas qu’on traite son Molière de bouffon du roi. La Fontaine approuve le côté satirique de cet auteur à succès, mais il se moque bien de lui derrière son dos. TITANIA : Chaque roi a son bouffon, le seul homme qui puisse se permettre autant de moqueries. Molière fait vraiment rire Louis XIV, d’après ce qu’on m’a dit. C’est un dangereux privilège. Pour l’aristocratie qui ne l’aime guère, c’est le premier bouffon de France. Quant au public, il rit et perçoit l’égoïsme, le ridicule ou la sottise de certains personnages. En tire-t-il des conclusions pour sa vie personnelle ? J’en doute. On voit toujours la paille qui est dans l’œil de son voisin, mais pas la poutre qui est dans le sien. AGNÈS : Titania, vous avez acquis une grande sagesse, mais perdu l’optimisme de votre jeunesse. TITANIA : On ne peut pas tout avoir. AGNÈS : En tout cas, les relations sont tendues entre Molière et La Fontaine. Ce serait mal venu d’aborder le sujet devant Anne de la Rivière qui a la gentillesse de nous recevoir. Vous ne me contredirez pas ? Titania et Melle de Champmeslé approuvent. Madeleine revient. MADELEINE : De quoi parliez-vous ? AGNÈS : Des comédies qui mettent en scène l’univers quotidien des spectateurs. MADELEINE : Ah, les pièces de Jean-Baptiste. MARIE (Melle de Champmeslé) : Madeleine, tu oublies sa collaboration avec Corneille ? Discrète, mais pas secrète. MADELEINE : Ce reproche ne signifie rien, tu le sais, Marie. De nombreux auteurs collaborent pour le grand bien du public. De toute façon, Molière reste l’auteur reconnu puisqu’il a l’entière responsabilité des pièces. Titania s’éloigne un peu. Agnès regarde Titania qui ne s’en rend pas compte.

TITANIA : (en aparté) Finalement, je ne regrette pas d’être restée à l’écart de tous ces micmacs, ces querelles, ces critiques à mots couverts. Je suis pauvre, mais cultivée. Et j’ai gardé toute ma dignité. Titania réalise qu’Agnès la regardait en souriant.

AGNÈS : Comme je vous approuve, Titania.

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TITANIA : (surprise) Aurais-je parlé à voix haute sans m’en apercevoir ? AGNÈS : (toujours souriant) Non... TITANIA : (surprise) Tiens, bon... (hoche la tête) J’avais cru.

Scène 4 Musique. Anne et Marie de Lampérière reviennent en portant rafraîchissements, petits pâtés et autres. ANNE : Excusez-moi. J’ai été un peu longue. MARIE de Lampérière : (aux autres) Anne nous a préparé des merveilles. MADELEINE : Ce n’était pas nécessaire. ANNE : C’est très égoïste de ma part. J’adore recevoir. TITANIA : Moi, j’adore être reçue. Merci, Anne. J’apprécie à sa juste valeur. MARIE (Melle de Champmeslé) : On vous attendait toutes les deux pour la pièce du théâtre de verdure. ANNE : Quelle pièce ? TITANIA : Celle qu’Agnès a écrite pour nous, avec votre jardin pour cadre. AGNÈS : Mais je n’ai rien écrit, seulement six lettres d’invitation. MARIE de Lampérière : (frappe trois coups sur la table) Je propose de commencer par une fable qu’Anne vient de m’apprendre. J’en aime le contenu. Jean de la Fontaine a parfois des idées tellement amusantes. MARIE (Melle de Champmeslé) : (moqueuse) Ah ! Une fable inspirée de celle d’Esope, d’un texte de Sénèque ou d’un autre auteur ? MADELEINE : (excédée) Que ces petites piques sont déplaisantes ! Tout le monde s’inspire de tout le monde... Votre Jean Racine également. Il n’y a pas de mal à ça. AGNÈS : (amusée — en aparté) La notion de droit d’auteur n’existe pas encore. (à Anne) Anne, retrouve-t-on dans cette fable votre chat Raminagrobis ? ANNE : Pour une fois, pas un seul animal, mais un homme et deux femmes. MARIE de Lampérière : « L’homme entre deux âges et ses deux maîtresses ». Commencez, Anne. Nous alternerons. Anne entraîne Marie de Lampérière vers une statue d’homme.

ANNE : Nous pourrons même mimer au fur et à mesure. MARIE de Lampérière : (hésite, puis accepte, ravie) Je n’ai rien d’une actrice, mais j’ai l’âge d’une des deux femmes. L’idée me plaît. Anne et Marie de Lampérière prennent du plaisir à réciter et mimer la fable de la Fontaine, « L’homme entre deux âges et ses deux maîtresses ». Elles s’amusent beaucoup pendant ce petit intermède, et révèlent ainsi une facette inconnue de leurs personnalités.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 25/38

ANNE : « Un homme de moyen âge,

Et tirant sur le grison Jugea qu'il était saison

De songer au mariage. » MARIE de Lampérière :

« Il avait du comptant , Et partant

De quoi choisir. Toutes voulaient lui plaire ; En quoi notre amoureux ne se pressait pas tant ;

Bien adresser n'est pas petite affaire. » ANNE :

« Deux veuves sur son cœur eurent le plus de part : L'une encor verte, .............. »

MARIE de Lampérière : « .......... Et l'autre un peu bien mûre,

Mais qui réparait par son art Ce qu'avait détruit la nature. »

ANNE : « Ces deux veuves, en badinant,

En riant, en lui faisant fête, L'allaient quelquefois testonnant,

C'est-à-dire ajustant sa tête. » MARIE de Lampérière :

« La vieille à tous moments de sa part emportait Un peu du poil noir qui restait,

Afin que son amant en fût plus à sa guise. » ANNE :

« La jeune saccageait les poils blancs à son tour. Toutes deux firent tant, que notre tête grise

Demeura sans cheveux, et se douta du tour. » MARIE de Lampérière : (en prenant une voix grave et en se plaçant un peu derrière la statue)

«Je vous rends, leur dit-il, mille grâces, les Belles, Qui m'avez si bien tondu : J'ai plus gagné que perdu ;

Car d'hymen point de nouvelles. Celle que je prendrais voudrait qu'à sa façon

Je vécusse, et non à la mienne. Il n'est tête chauve qui tienne ;

Je vous suis obligé, Belles, de la leçon.» Toutes deux saluent et les autres applaudissent en riant (sauf Lucie qui dort toujours). AGNÈS : Drôle, mais misogyne. Comme toujours, le grison a le beau rôle. Mais passons... Anne aperçoit Lucie.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 26/38

ANNE : (inquiète) Lucie est malade ? MARIE (Melle de Champmeslé) : Elle dort après nous avoir fait part de son chagrin d’amour... et en attendant qu’un prince charmant la réveille sans profiter d’elle comme dans le conte cruel... TITANIA : C’est-à-dire ? MARIE (Melle de Champmeslé) : L’héroïne accouche de jumeaux neuf mois plus tard sans qu’elle comprenne ce qui lui est arrivé. Pauvre petite innocente que le prince finit quand même par épouser. MARIE de Lampérière : « A raconter ses maux, souvent on les soulage. »17 MARIE (Melle de Champmeslé) : (à Marie de Lampérière) En écrivant ces mots, votre époux est un sage. ANNE : L’amitié mène à moins de passions et de souffrance. J’ai fait le bon choix. MADELEINE : (à Anne) Avez-vous eu le choix ? ANNE : (hésite) C’est un sujet que je préfère laisser de côté. (pour parler d’autre chose) Un petit pâté ? TITANIA : (refuse) Plutôt à la fin du spectacle. MARIE (Melle de Champmeslé) : Oui, accélérons un peu. Je n’ai aucune envie de partir après la tombée de la nuit. ANNE : Il y a de quoi loger dans ma maison, si vous le désirez. MARIE (Melle de Champmeslé) : J’ai d’autres projets qui ne me laissent pas indifférente... TITANIA : (à Agnès) Alors, Agnès, venons-en aux faits ?

Scène 5

MADELEINE : (à Agnès) Qui est le destinataire de la pièce que vous allez nous présenter ? AGNÈS : Que nous allons jouer, ou plutôt que nous avons déjà commencé à jouer. MARIE (Melle de Champmeslé) : Réponse tirée par les cheveux, comme par hasard, juste après la fable du chauve. Si je n’étais pas pressée, cela me ferait rire. TITANIA : Arrêtez un peu, Marie. Vos remarques nous fatiguent et ralentissent le déroulement du spectacle. MARIE (Melle de Champmeslé) : C’est ma faute maintenant si l’on avance comme des tortues. (à Anne) Vous avez sûrement une petite fable à ce sujet-là ? ANNE : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. »18 MARIE (Melle de Champmeslé) : La suite, la prochaine fois ! Merci.

17 Corneille. 18 La Fontaine.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 27/38

MARIE de Lampérière : (à Agnès) Comme Madeleine, j’aimerais bien savoir quel est le destinataire de l’œuvre que vous nous proposez... de jouer, si j’ai bien compris. AGNÈS : Nous-mêmes, vous et moi. Nous ne connaissons pas la fin de cette pièce ; nous la découvrons au fur et à mesure ; nous improvisons avec notre cœur, notre vécu, notre avenir en filigrane... TITANIA : Pas d’autre public ? AGNÈS : Si ce n’est un public hypothétique. MADELEINE : Ne faut-il pas réveiller Lucie pour qu’elle participe ? AGNÈS : Elle ne tardera pas à ouvrir les yeux. TITANIA : (en chantonnant) Un jour, son prince viendra... Un jour, il lui dira : blablabla... AGNÈS : Si vous le voulez bien, reprenons là où nous nous étions arrêtées. Seule Lucie reconnaît que je suis sans doute un personnage de fiction qui n’a pas encore existé. Titania peut-être ? (Titania montre qu’elle hésite encore — Agnès s’adresse aux autres) Mais vous, vous croyez dur comme fer que je suis folle ou que j’affabule. Seule, je ne parviendrai pas à vous convaincre. Je vais avoir besoin d’aide. ANNE : Nous sommes déjà suffisamment nombreuses. Pas question d’accueillir quelqu’un d’autre ici. MARIE de Lampérière : Avez-vous refermé la porte d’entrée à clef, Anne ? ANNE : (se dirige vers le côté entrée) Non, j’y vais de ce pas. MADELEINE : Je viens avec vous. J’ai besoin de me dégourdir les jambes. ANNE : Volontiers. L’entrée du jardin est un peu sombre. Musique. Bruitages. Madeleine et Anne vont fermer la porte à clef. On entend miauler le chat. Jeux d’ombres et de lumière dans le jardin ; atmosphère peu rassurante, car il fait un peu plus sombre qu’avant.

MARIE de Lampérière : (inquiète) Elles ne reviennent pas ? MARIE (Melle de Champmeslé) : Si la porte est restée ouverte tout l’après-midi, n’importe qui a pu entrer. (s’impatiente) Je commence à en avoir assez de toute cette histoire abracadabrante. Cela me fait perdre mon temps. TITANIA : (à Melle de Champmeslé) Précieux ? MARIE (Melle de Champmeslé) : Quoi : précieux ? TITANIA : Votre temps précieux. MARIE (Melle de Champmeslé) : Evidemment. MARIE de Lampérière : (soulagée) Ah... Elles arrivent. J’avais imaginé le pire. TITANIA : « Le fou, l’amoureux et le poète sont farcis d’imagination. »19 dixit mon papa. MARIE de Lampérière : (à Titania) Dans quelle catégorie me placez-vous ? TITANIA : La troisième, bien sûr.

19 Shakespeare.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 28/38

Madeleine et Lucie rejoignent les autres. Lucie pose une grosse clef sur la table.

AGNÈS : Anne, vous avez eu raison de fermer la porte. Par les temps qui courent, il vaut mieux se méfier. Mais celui que j’attends n’a pas besoin de clef. TITANIA : Un passe murailles ? Un homme volant ? Un Icare ambulant ? ANNE : (à Agnès) Vous me faites peur ! Madeleine et Marie de Lampérière n’ont pas l’air non plus rassurées. AGNÈS : (soupire) Vous ne me faites toujours pas confiance... MARIE (Melle de Champmeslé) : Ah, ça, non !

Scène 6

Musique : valse (ex. « Un jour mon prince viendra »). Lucie entrouvre les yeux et se lève lentement, puis danse dans le jardin. Puis elle prend un buste d’homme et valse en le tenant comme s’il s’agissait d’une vraie personne. AGNÈS : Regardez plutôt Lucie. Un prince a dû lui apparaître en rêve. Elle n’est pas encore réveillée ; pourtant elle se lève et se met à danser. MARIE (Melle de Champmeslé) : (à Agnès) Est-ce ainsi que vous pensez nous faire avaler vos sornettes ? TITANIA : Pauvre Lucie. Son prince a un cœur de pierre et les lèvres scellées. Dans un conte, le buste prendrait vie... La citrouille du potager deviendrait carrosse et Raminagrobis se transformerait en pur-sang... Voix d’HOMME : (parle lentement) Titania, arrête de dire n’importe quoi ! Toutes sursautent, sauf Agnès, très calme, et Lucie qui continue à danser comme si de rien n’était. TITANIA : Vous avez entendu ? En plus, il me tutoie ! ANNE : Quelqu’un est entré chez moi ! MARIE de Lampérière : (livide) Vous avez dit qu’il n’y avait pas d’autre porte. MARIE (Melle de Champmeslé) : (panique) Le ver est dans la pomme ! Il s’est glissé dans le jardin cet après-midi et il va toutes nous égorger. Voix d’HOMME : Marie Chevillet ! MARIE (Melle de Champmeslé) : (terrifiée) Quoi ? Il connaît le nom de mon mari en plus. Voix d’HOMME : Un peu de silence ! MADELEINE : (saisit un couteau sur la table) Regroupons-nous ! Une pour toutes ! Toutes pour une ! MARIE (Melle de Champmeslé) : (montre Agnès) Elle n’a même pas froncé un sourcil ! C’est un coup monté et elle est au courant. On va nous kidnapper et demander une rançon à Racine, Molière, Corneille et compagnie ! Avec Shakespeare, ce sera plus difficile.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 29/38

Anne et Marie de Lampérière tremblent, dans les bras l’une de l’autre. Madeleine brandit le couteau en tournant sur elle-même et regardant dans toutes les directions. TITANIA : (à Agnès) Expliquez-vous, Agnès ! Défendez-vous ! AGNÈS : (soupire en levant les yeux vers le ciel) Le fil conducteur de la pièce m’échappe. Faites quelque chose. Elles sont déchaînées. Voix d’HOMME : Oui, mais quoi ? AGNÈS : (idem) Vous ne manquez pas d’imagination. Puisez dans votre répertoire ! MADELEINE : Elle essaie de détourner notre attention. Faites-la taire ! AGNÈS : (idem) Dépêchez-vous ! Je vais me faire lyncher. Voix d’HOMME : « Fragilité, ton nom est femme ! »20 AGNÈS : (idem) Peut mieux faire. Voix d’HOMME : « Cette époque est désaxée. »21 AGNÈS : (idem) Ça, on le sait déjà.22 Voix d’HOMME : « Pense avant de parler et pèse avant d’agir ! »23 TITANIA : Plagiat ! Imitateur de bas étage ! Voix d’HOMME : « Nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce que nous pouvons être. »24 Titania écarquille les yeux ; elle commence à comprendre. MARIE (Melle de Champmeslé) : Il doit y avoir un homme, caché derrière une statue. MADELEINE : Ou bien c’est encore une statue qui parle... comme tout à l’heure. AGNÈS : (idem) Vite, un effort ! Une citation qui touche sa cible ! Voix d’HOMME : « Etre ou ne pas être, telle est la question. »25 TITANIA : (crie, statufiée) Papa ! Madeleine, les deux Marie et Anne sont tellement surprises qu’elles s’immobilisent et se tournent vers Titania. Agnès soupire et s’éponge le front.

Lucie arrête de danser, s’immobilise en regardant fixement le buste qu’elle tient entre ses bras.

Fin du 2e acte

20 Shakespeare. 21 Shakespeare. 22 Shakespeare. 23 Shakespeare. 24 Shakespeare. 25 Shakespeare.

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ACTE III Scène 1

Musique. Lucie reste immobile dans la même position. Toujours jeux de lumières. MARIE de Lampérière : Vous vous sentez mal, Titania ? TITANIA : C’est la voix de mon père. Je la reconnaîtrais entre mille. MARIE (Melle de Champmeslé) : Vous ne l’avez jamais entendue. TITANIA : « Etre ou ne pas être, là est la question ! ». Hamlet ! MARIE (Melle de Champmeslé) : Hamlet, omelette ou un autre, qu’importe ! Suffit-il de connaître l’œuvre de Shakespeare pour vous berner de la sorte ? Si je vous parle de dive bouteille, me prendrez-vous pour Rabelais ? (se dirige vers les statues) Assez de lâcheté, monsieur ! Montrez votre visage qui que vous soyez ! MARIE de Lampérière : Prenez garde ! MADELEINE : Il est sans doute armé ! MARIE (Melle de Champmeslé) : (va voir derrière les statues) Personne. Fouillons le jardin ! Il est forcément quelque part. (aux autres) Aidez-moi un peu ! Anne, Marie de Lampérière, Madeleine et Titania ne savent comment réagir (par ex, elles reculent lentement). Agnès reste impassible. Voix d’HOMME : Vous êtes téméraire, Marie. C’est inutile... Je suis le souffle du vent, la caresse du soleil d’automne sur les feuilles brunes... Je suis insaisissable. Cessez donc ce petit manège qui ne rime à rien. MARIE (Melle de Champmeslé) : (en allant d’un endroit à l’autre pour vérifier s’il y a quelqu’un) C’est ce que nous allons voir. Je cesserai si je le décide, car sachez que je ne supporte pas qu’on me dicte ma conduite. AGNÈS : Sur ce point, nous sommes semblables, Marie. A votre avis, quelle en est la raison profonde ? MARIE (Melle de Champmeslé) : (se retourne vers Agnès) Vous qui savez tout, répondez à ma place. AGNÈS : Justement, je l’ignore. Vous pourriez m’aider à l’expliquer. Vous m’écoutez ? MARIE (Melle de Champmeslé) : Votre discours m’ennuie, Agnès. AGNÈS : Pourquoi être aussi agressive, perfide ou bien moqueuse envers ceux et celles que vous côtoyez ? Vous avez tout ce que vous voulez, vous mordez la vie à pleines dents... Je n’ai pas réussi à comprendre ce que votre attitude dissimule. Que fuyez-vous ? MARIE (Melle de Champmeslé) : Moi, fuir ? Qu’allez-vous inventer pour vous rendre importante aux yeux des personnes présentes ? Je suis jeune et belle. (condescendante) Je n’ai que faire des remarques d’une femme de votre âge. Voix d’HOMME : Là se situe la faille ! MARIE (Melle de Champmeslé) : Que raconte-t-il encore, celui-là ?

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Voix d’HOMME : Dans la faille s’insinue la peur de se voir vieillir avant d’en être rendue à manger les pissenlits par la (insiste sur le mot) racine. Melle de Champmeslé arrête de fouiller le jardin. Immobile face au public qui voit passer cette peur dans son regard et sur son visage. Les autres se rapprochent peu à peu. MARIE (Melle de Champmeslé) : (comme si elle se trouvait seule loin de tout — toujours face au public)

« La peur d'un vain remords trouble cette grande âme, Elle flotte, elle hésite, en un mot elle est femme. »26

Mais le temps implacable la fixe du regard ;

la vieillesse et la mort viennent sans crier gare. MADELEINE : Une actrice vit grâce au regard d’autrui, j’en sais quelque chose. Vieillir est une épreuve qui vous relègue toujours aux oubliettes. MARIE de Lampérière : Pourquoi donc en avoir peur, puisque c’est inéluctable ?

« Le temps aux plus belles choses se plaît à faire un affront, Et saura faner vos roses,

comme il a ridé mon front. »27 MARIE (Melle de Champmeslé) : (toujours face au public) Oui, c’est un combat de tout instant pour ne pas être supplantée par une autre... sur scène et dans le cœur des hommes. J’ai le pouvoir sur mon mari, mais surtout sur Racine qui écrit pour moi des rôles à ma mesure. Je suis la coqueluche des spectateurs... Mais pour combien de temps ? (s’approche d’Agnès) Vous le saviez dès le départ. AGNÈS : Non, je vous assure. MARIE (Melle de Champmeslé) : (va s’asseoir, ébranlée par l’échange précédent) Cette peur qui me ronge, je n’en avais parlé à personne. Agnès, vous m’avez convaincue... moi qui suis si difficile à vaincre. AGNÈS : Pourquoi parler de vaincre ? Il ne s’agit pas d’un combat. Acceptez le temps qui passe même si vos rides sont encore loin. Profitez de l’instant présent au lieu de vous projeter sans cesse dans l’avenir. La vie vaut la peine d’être vécue. J’aimerais tellement tenter cette expérience. Je devrai me contenter d’un passage éclair sur la Terre à moins que... (évacue l’hypothèse d’un geste)

Musique ou chants d’oiseaux.

Scène 2

AGNÈS : Si j’ai eu envie de vous rencontrer toutes, c’est aussi à cause de ces failles, parfois si bien cachées. Ces failles, ces blessures que vous portez en vous, je les fais miennes... en réagissant à ma façon. (temps de silence, puis se tourne vers Lucie) Il est temps pour Lucie de ne plus croire aux miracles.

26 Racine. 27 Corneille.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 32/38

Agnès claque des doigts. Changement d’éclairage. Lucie reprend conscience.

LUCIE : Qu’est-ce que je fais là près de la fontaine ? Avec ce buste entre les mains ? TITANIA : Vous avez joué les Belles au Bois dormant. LUCIE : (en riant et en montrant le buste) Et ce prince charmeur m’a réveillée cent ans plus tard en m’embrassant avec passion ? Quelle heureuse surprise ! Voix d’HOMME : Les princes charmeurs n’existent pas. LUCIE : (surprise) Qui est-ce ? TITANIA : Vous avez raté un épisode, Lucie. C’est mon père qui fait des siennes. LUCIE : (en riant) Votre père ? Vous plaisantez ? TITANIA : Absolument pas. Là où il est, point de censure. Il peut exprimer ses convictions, car il est bien plus libre que le bouffon du Roi. Mais pour l’instant, il se contente de nous percer à jour. (regarde en l’air) Daddy ? Tu ne pourrais pas nous en dire un peu plus sur les princes sans rire qui gouvernent nos cœurs ? Tout en écoutant, éberluée, Lucie pose le buste, remet son soulier qu’elle avait laissé choir, et rejoint les autres. Certaines se sont assises près de la table.

Voix d’HOMME : Ils ne sont plus charmants, mais bedonnants, grisonnants, hypochondriaques, chauves comme dans la fable. Ils ronflent bouche ouverte, et perdent leurs dentiers en tentant de vous embrasser. Marie de Lampérière regarde en l’air, sans rien faire. Madeleine bâille.

Voix d’HOMME : Marie de Lampérière, arrêtez de bayer aux (en insistant sur le mot) corneilles ! Et vous, Madeleine Béjart, de bâiller tout court. Ce que je raconte ne vous intéresse pas ? Marie de Lampérière et Madeleine Béjart protestent, prises en faute.

LUCIE : (discrètement, à Melle de Champmeslé) C’est une blague ? MARIE (Melle de Champmeslé) : (à Lucie) Je n’en ai pas l’impression. Nous sommes en plein délire. Disons pour simplifier qu’il s’agit du joker de notre chef d’orchestre. LUCIE : (idem) Je n’y comprends goutte. MARIE (Melle de Champmeslé) : (idem) L’homme de paille d’Agnès en quelque sorte. Il a réussi à nous convaincre de sa présence (mime avec les mains) volatile... LUCIE : (idem, perplexe) Volatile... Comme un oiseau ? (Melle de Champmeslé approuve) Voix d’HOMME : Vous n’avez plus besoin de moi, Agnès. N’est-ce pas ? AGNÈS : Merci de votre aide, William. Si je reprends un passage du Roi Lear, l’une de vos œuvres qui m’a le plus marquée : « La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. »28 Je ne suis pas vraiment d’accord avec vous. C’est exagéré, non ?

28 Shakespeare

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 33/38

Voix d’HOMME : Je l’admets. A présent, je pourrais vous quitter toutes, mais comme vos petites histoires m’intéressent, je vais rester jusqu’à la fin de votre réunion. Je me ferai discret, n’ayez crainte ! Un dernier mot pour Anne : il ne faut jamais dire (en insistant sur le mot) “Fontaine, je ne boirai pas de ton eau.” Anne ne comprend pas et fronce les sourcils. Bruit d’eau qui coule et chants d’oiseaux.

Scène 3 Musique. Pour cacher son malaise, Anne prend un plateau et distribue les petits pâtés aux autres femmes. Agnès suit Anne du regard, à la fois avec tendresse et compassion. ANNE : (à Agnès) Pourquoi me regardez-vous ainsi ? AGNÈS : J’aimerais tellement vous aider. ANNE : Tout va bien. Je n’ai pas besoin d’aide. AGNÈS : Tout à l’heure, vous avez dit avoir fait le bon choix. ANNE : Et que c’était un sujet dont je ne voulais pas parler. AGNÈS : Anne, redressez la tête ! N’acceptez pas le destin qu’on vous a imposé. Anne, d’abord mécontente qu’Agnès aborde ce sujet, finit par l’écouter. Elle est attentive, ses traits se détendent. Par moments, elle proteste d’un geste, gênée par les compliments que lui fait Agnès.

AGNÈS : Reprenez confiance en vous. Quand vous avez mimé la fable de cet homme qui finit chauve, vous nous avez fait bien rire. Les autres approuvent, sauf Lucie qui dormait au moment de la fable. MADELEINE : Agnès a raison. AGNÈS : Vous nous avez dévoilé l’une de vos facettes dont nous ignorions l’existence. Vous savez être drôle et pleine d’entrain. (les autres approuvent) Arrêtez d’être trop sage. Aimez-vous comme vous méritez de l’être. Vous êtes une personne merveilleuse. Anne a l’air de dire : vous vous trompez. ANNE : « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. »29 et je n’ai pas de fromage à vous proposer. AGNÈS : Laissez de côté les morales de votre ami La Fontaine. Sa vie privée n’est pas un exemple, vous le savez bien. Occupez-vous de vous. Ne niez plus vos qualités. Vous avez tant de talents ; faites-en profiter ceux qui vous entourent.

29 La Fontaine.

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LUCIE : (mime) « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » Elle ne voit « que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie »30. Anne, profite de la présence de ta bonne fée pour ouvrir les yeux. Oh, pardon, je t’ai tutoyée, entraînée par le conte. ANNE : Continue, Lucie. Cela me convient parfaitement. AGNÈS : Pourquoi avoir si peu de confiance en vous ? ANNE : (prend son temps pour répondre) A force de m’entendre dire que je ne valais rien, j’ai fini par le croire. LUCIE : J’espère que tu as tranché le cou du Barbe-Bleue qui te traitait ainsi. Sinon je m’en chargerai volontiers. Anne baisse la tête.

ANNE : Je ne suis pas violente. Je ne supporte pas les querelles ni les affrontements. MARIE (Melle de Champmeslé) : C’est souvent utile. Il faut savoir dire non. TITANIA : Ce n’est pas donné à tout le monde. MARIE de Lampérière : (à Anne) Je compatis, je suis comme vous. Mais personne ne m’a jamais rabaissée comme vous le fûtes. LUCIE : Qu’est-il devenu, cet infâme Barbe-Bleue ? ANNE : Un jour, je n’ai plus eu de ses nouvelles. Il est peut-être mort... LUCIE : Tant mieux. ANNE : Ou bien il reviendra me détruire un peu plus. LUCIE : Il n’a pas intérêt. Je volerai à ton secours. (Anne sourit) Je saurai te défendre. AGNÈS : Anne n’aura pas besoin de votre intervention... musclée... car admettre la vérité va l’aider à renaître. ANNE : Vous croyez ? AGNÈS : J’en suis persuadée. Musique. Lucie prend Anne par la main et l’entraîne dans le jardin. Lucie perd un soulier, revient le chercher... puis enlève les deux et s’en débarrasse.

Lucie peut éventuellement danser ; Anne aussi si elle le souhaite.

Scène 4

TITANIA : (à Agnès) Même avec toute ma bonne volonté, ce n’est pas évident de croire à votre existence. Vous ne mangez même pas de pâté ! Essayez au moins d’apprécier les bonnes choses. Ne vous contentez pas faire fonctionner votre petite cervelle. Titania force Agnès à prendre un pâté. Elle le grignote du bout des dents, puis semble trouver ça très bon. Melle de Champmeslé prend un pâté, puis va rejoindre Lucie et

30 Perrault.

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Anne ; par moments on peut les entendre rire, quand elles disparaissent dans un recoin du jardin. TITANIA : Se nourrir de l’air du temps, ça ne peut durer toujours. (à Marie de Lampérière) Et vous, madame Corneille ? Notre collectionneuse de failles en tous genres ne nous a pas révélé quel était votre secret. MARIE de Lampérière : Je n’en ai aucun. Je n’ai rien à cacher. TITANIA : On dit ça... On dit ça... (sert les boissons) Vous menez une petite vie bien rangée ? MARIE de Lampérière : Tout à fait. TITANIA : Vous n’avez jamais rêvé d’autre chose ? MARIE de Lampérière : Mes six enfants, ma famille, mon époux ont toujours passé avant tout. Je n’ai vécu que pour eux. MADELEINE : Vous ne vous êtes jamais permis le moindre rêve, la moindre colère ? MARIE de Lampérière : Non. Pourquoi l’aurais-je fait ? Je n’en ai pas éprouvé le besoin. AGNÈS : Essayez, Marie, ne serait-ce qu’un instant. Devenez Cléopâtre, cette reine ambitieuse qui assassine son époux, tue l’un de ses deux fils jumeaux, tente d’empoisonner le second et Rodogune, la princesse parthe qu’il aime. MARIE de Lampérière : Vous êtes folle ! MADELEINE : C’est une pièce de votre mari. MARIE de Lampérière : Ce n’est pas une raison. Il n’a rien inventé et s’est inspiré de l’histoire romaine... MADELEINE : Mais il a pris un réel plaisir à écrire ce texte. MARIE de Lampérière : Sans doute. (se met en colère) Mais ce n’est pas pour ça que je pourrais singer cette Cléopâtre qui me fait horreur. TITANIA : Bravo, Marie ! Vous voilà en colère. Un peu de rébellion, c’est bon pour la circulation sanguine ! Tapez du poing sur la table quand vous en avez envie. Marie de Lampérière se domine aussitôt. MARIE de Lampérière : (sèchement) Agnès, vous qui prétendez être un personnage de fiction, ressemblez-vous à cette Cléopâtre ? AGNÈS : Non. Loin s’en faut. Mais je suis heureuse de constater que vous avez encore un peu d’énergie. Arrêtez de n’exister que par votre mari, d’être l’ombre de son ombre. Vous avez le droit de penser par vous-même, de ne pas calquer vos dires et vos comportements sur les siens. MARIE de Lampérière : J’essaierai d’y songer, mais ne vous promets rien. Il fait de plus en plus sombre.

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Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 36/38

Scène 5 Lucie, Anne et Melle de Champmeslé reviennent. Elles aident Anne à allumer les bougies (vraies ou fausses) et autres éclairages. MARIE (Melle de Champmeslé) : J’ai finalement accepté l’invitation d’Anne de la Rivière. Je passerai la nuit ici. LUCIE : Moi aussi, et je m’en réjouis. ANNE : (aux autres) Et vous ? TITANIA : Si ce n’est pas trop vous envahir... ANNE : Ce sera un plaisir, Titania. TITANIA : Merci. Titania profite d’un moment où Anne s’éloigne un peu de la table pour lui parler à voix basse. L’échange Anne/Titania se fait très discrètement pendant que les autres finissent les pâtés et les boissons. TITANIA : (hésite) J’aurais une requête à vous soumettre, madame de la Rivière. ANNE : Anne. Appelez-moi Anne. TITANIA : Anne. (hésite)

ANNE : De quoi s’agit-il ? TITANIA : J’ai cru comprendre que vous n’aviez plus de servante... ANNE : En effet. TITANIA : Hum, c’est un peu délicat... Il se trouve que je n’ai plus de travail. ANNE : Vous cherchez une place de dame de compagnie ? TITANIA : De servante... ANNE : Ou bien d’amie ? TITANIA : Tout ce qu’il vous plaira. ANNE : J’en suis ravie, Titania. (à Marie de Lampérière et Madeleine) Me ferez-vous l’honneur de rester ? MARIE de Lampérière : Un carrosse doit venir me chercher dans un peu moins d’heure. MADELEINE : (à Anne) J’ai promis à une vieille cousine de lui rendre visite. (à Marie de Lampérière) Si vous pouvez me déposer à une lieue d’ici, Marie, cela me rendrait service. MARIE de Lampérière : Bien sûr. ANNE : Et vous, Agnès ? AGNÈS : Il me reste peu de temps à passer parmi vous. Je vais profiter de chaque seconde, vous vous en doutez. (temps de silence, puis se tourne vers Madeleine) Madeleine, je sais que vous avez besoin de vous confier à nous. Vous avez été blessée par la vie. Vous avez toujours remonté la pente, tel un brave petit soldat.

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MADELEINE : Vaille que vaille... Mais un mal ronge le petit soldat. Il ne lui reste que quelques mois à vivre. (à Agnès) Que me conseillez-vous ? AGNÈS : Faites le bilan de votre vie, sans hypocrisie, sans vous juger. D’un côté, ce que vous avez fait et qui vous paraît juste. De l’autre, ce que vous pouvez réparer ; il vous reste les mots, il vous reste le cœur. MADELEINE :

« Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur, On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur. »31

Dommage que vous ne soyez qu’une illusion, j’aurais aimé vous connaître plus. AGNÈS : Illusion, erreur, méprise, égarement ? Non, simplement un personnage en quête d’un auteur qui lui non plus n’est pas encore né. (se tourne vers Lucie) Quant à vous, Lucie... LUCIE : Quel secret allez-vous encore dénicher ? Je suis sur le qui-vive... AGNÈS : La vie n’est pas un conte de fées. J’ai commencé par le croire, puis j’ai dû me faire une raison. Aucune fée-marraine ne peut intervenir ; c’est en vous que vous puiserez la force de changer votre destin. Arrêtez de compter sur des interventions magiques ou divines. Peau d’âne a échappé à son père incestueux par sa propre volonté ; vous avez fait de même. Continuez sur cette voie d’indépendance. LUCIE : Et si je m’égare sur ce chemin ? Devrai-je quand même suivre les cailloux blancs que j’aurai semés ? (rit) Je plaisante ! En tout cas... (montre ses pieds) plus de souliers, pas de paire à reconstituer. Tant pis pour le prince charmant qui sera bien désappointé. (jette des paillettes) AGNÈS : Je vous remercie toutes d’avoir fini par croire en moi et de m’avoir écoutée. J’ai su découvrir les failles, les blessures mal pansées, que vous cachez au fond de vous. (se tourne vers Titania) Titania, vous recherchiez un père dans chaque homme que vous avez rencontré. Une protection, un soutien, une écoute... Ceux que vous avez croisés ne correspondait jamais à l’idéal fixé. La barre était trop haute. Lord Farraday, chez qui vous avez longtemps travaillé, fut la seule exception. Il n’était pas seulement votre employeur ; il sut vous donner respect et affection, vous faire partager l’amour de l’art et des belles lettres... TITANIA : (parle pour elle) Quand il s’est éteint l’an dernier, ma vie s’est écroulée. Je n’avais plus envie de rien. J’ai quitté l’Angleterre et j’ai cherché refuge sur les côtes normandes où vivait la famille de ma mère. (un temps de silence — puis elle se redresse et lève la tête) Daddy ? Grâce à toi, aujourd’hui, j’ai enfin repris goût à la vie. Agnès fait un signe d’adieu aux six autres femmes. Elle recule lentement vers le fond du jardin. AGNÈS : Je suis venue pour vous aider un peu... mais aussi, pour me construire, pour mieux me comprendre et me définir. (regarde vers le haut) William, mon ami, un dernier mot pour qu’elles ne nous oublient pas... qu’elles ne nous relèguent pas à l’état de songe éveillé, de mensonge à peine brodé de vérité ? Voix d’HOMME : Etre ou ne pas être... AGNÈS : (l’interrompt) Ah, non, William ! Vous l’avez déjà dit !

31 Molière.

Page 38: femmes et fières de 'lettres' (définitif) - La plus …...Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 4/38 Synopsis: Automne 1671.Six femmes ont reçu une lettre dʼune certaine

Femmes et fières de « lettres » – Ann Rocard 38/38

Voix d’HOMME : « Le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles. »32 TITANIA : Daddy, tu n’aurais pas quelque chose d’un peu plus drôle ? Un miaulement retentit, plus fort que les précédents. Voix d’HOMME : Quand le vieux chat sourit, le rat rit aux éclats. TITANIA : (étonnée) Je ne la connaissais pas celle-là... Voix d’HOMME : Moi, non plus, Titania. Je viens de l’inventer. Noir.

Fin

32 Shakespeare.