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Bloc-notes de Didier Nordon 5

Point de vue 6Plastique et environnementpar Pierre Avenas

Tribune des lecteurs 7

Les impossibles en chimie 8par Pierre Laszlo

Présence de l’histoire 12Biot et l’origine des météoritespar Marcel Weyant

Science et gastronomie 16Fibres et confitures

Jeu-concours 32Tour contre Cavalier

Perspectives scientifiques :Un reptile dans une souris 20Vaccin plus stable contre la polio 21La combustion apprivoisée 22Le laçage élucidé 23Un problème de cou 24La porte de l’antimonde 25Syphilis en Europe 26Un crapaud envahisseur 28Molécule de sommeil 29Microscopie et chimie 30L’origine des rayons cosmiques 32La myrrhe 33Réformes de l’orthographe 34Chémokines 35HIPPARCOS : premiers résultats 36

Visions mathématiques 100Partage de butinpar Ian Stewart

L’expérience du mois 106Respirationspar Shawn Carlson

L’image du mois 108Craquelures tectoniques

Analyses de livres 110– Connaître les arbres, de Bernard Fischesser.– Paléoécologie. Paysages et environnementsdisparus, de Jean-Claude Gall.

L’imaginaire monstrueux 38

par Jean-Louis FischerPendant plusieurs millénaires,l’homme a imaginé que desêtres monstrueux vivaientdans des contrées reculées.Nés de l’imagination, cesmonstres exerçaient à la foisfascination et crainte.

L’allaitement maternel protège le nourrisson 46

par Jack NewmanCertaines molécules et cel-lules du lait humain protè-gent les nourrissons contre lesinfections.

La confidentialité des communications 52

par Thomas BethUn nouveau protocole cryp-tographique utilisant des«passeports numériques» as-sure la sécurité des réseauxinformatiques en permettantl’authentification des corres-pondants.

Qu’est-ce que la conscience? 58

par David ChalmersNeurobiologistes et philo-sophes explorent un grandmystère. La connaissance desmécanismes physiques ducerveau semble insuffisantepour comprendre la nature dela conscience.

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La mucoviscidose 66

par Michael Welsh et Alan SmithCette maladie mortelle est dueà une anomalie génétique,dont une des conséquencesest la production de sécrétionstrès visqueuses qui obstruentles voies respiratoires.

É D I T O R I A LN° 220 – Février 1996

Homo monstrosusQuand la planète n’était pas entièrement

explorée, quand les mécanismes de l’évolu-

tion et de l’hérédité étaient un total mys-

tère, l’univers des possibles n’était limité que

par l’imagination. Faible contrainte...

Aussi les variations de la morphologie

humaine hantaient-elles les récits fabuleux.

Avec des modes, la mythologie, fruit de l’ima-

gination collective, avait ses rythmes et ses

engouements. Les premiers chrétiens répu-

dièrent les images de la mythologie antique,

ses gorgones sifflantes, ses centaures hen-

nissants, ses hydres gluantes, ses sirènes musi-

ciennes, ses minotaures rugissants et ses

satyres velus. Ils les remplacèrent par les chi-

mères, les gargouilles, les dragons et les sala-

mandres. Parallèlement, condisciples de nos

frayeurs de la forêt et de la nuit, elfes, korri-

gans malicieux et fées diaphanes peuplaient

la lande celtique ; les récits de voyages afri-

cains mêlaient observations étonnées,

comptes rendus de légendes locales et exa-

gérations débridées : l’amplification de la

corne du rhinocéros transformait l’animal en

licorne.

Quand les possibilités d’êtres extraordi-

naires terrestres actuels se sont estompées, la

paléontologie a remeublé notre bestiaire : la

faune des dinosaures s’est révélée plus riche

et plus diversifiée que celle des dragons.

La biologie naissante (voir L’imaginaire

monstrueux, par Jean-Louis Fischer, page 38)

a commencé à démêler l’écheveau de la

procréation, a cherché à interpréter les phé-

nomènes humains, observés ou relatés, en

termes de volonté biologique divine. À la

table du mal, pêcheurs, monstres humains et

diables étaient invités. Les accidents mons-

trueux interrogeaient la vigilance divine :

Dieu voulait-il ou permettait-il ces accidents?

Le monstre est à la fois production naturelle

et signe du créateur.

Philippe BOULANGER

Le redressementde la tour de Pise 76

par Paolo HeinigerDepuis le XIIe siècle, la tour dePise s’incline dangereuse-ment. Les techniques mo-dernes du génie civil la sau-veront-elles?

Les tremblements de terre géants du Pacifique Nord-Est 84

par Roy HyndmanLa côte Ouest des États-Unis,entre la Californie et la Colom-bie britannique, risque d’êtrefrappée par un séisme violent.

Fermat enfin démontré 92

par Yves HellegouarchLa démonstration du théo-rème de Fermat par AndrewWiles s’appuie sur un faisceaude méthodes mathématiques,qui bouleverse le paysage dela théorie des nombres.

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B L O C - N O T E SPar Didier Nordon

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Le sens de la mesure

C omment remédier au dramatique manque d’enseignants dans les universi-tés? Un professeur à la Sorbonne a trouvé une solution : augmenter de 50

pour cent le service des universitaires qui, durant les cinq dernières années, n’ontpas publié un minimum de deux cents pages dans des revues subventionnées par leCNRS (Le Monde, 10-11 décembre 1995).

Voilà un professeur qui aura au moins compris une chose dans sa vie : rien n’existe,que le quantitatif. Des pages, mon Dieu, des pages... Si prestigieux soit l’organismequi les cautionne, il existe toutes sortes de pages. Des grandes et des petites, despleines et des vides, des lisibles et des illisibles... Foin de ces considérations futiles!Le seuil est à deux cents, parce que c’est à deux cents qu’il doit être. Cent cinquantepages intelligentes, et on vous inflige un surcroît d’enseignement ; deux cent cinquantepages ineptes, et on vous laisse tranquille. De quoi inciter les universitaires à tra-vailler la qualité...

Cependant, répétons-le : le manque d’enseignants est dramatique. Même impar-faite, adoptons donc la suggestion, et imaginons-la entrée dans les faits. Pour éviterd’être condamnés à une fréquentation accrue des étudiants, les enseignants vont écriretant et plus. Que deviendront alors les innombrables pages, conditionnées enpaquets de deux cents, sorties de leurs doctes plumes? Il serait criminel que cesmerveilles de l’esprit s’accumulent sans que personne n’en tire profit. Il faut absolu-ment que des gens se consacrent à les lire. Des gens, je veux dire : des universi-taires, car eux seuls ont compétence pour venir à bout d’aussi laborieuses lectures.Mais la compétence ne suffit pas, il faut également du temps, beaucoup de temps. Lamesure préconisée par notre professeur en Sorbonne doit donc être accompagnéed’une mesure la complétant : tout universitaire s’engageant à lire les publications deses chers collègues bénéficiera d’une dispense totale d’enseignement.

Lit de Procuste-mathématique

A ndré Lichnerowicz, je crois, expli-quait qu’une difficulté de sa vie de

mathématicien, c’était de convaincre safemme qu’il pouvait fort bien se trouverallongé sur son lit, les yeux fermés, touten étant en train de travailler intensément.David Ruelle pratique le même exercicedu divan créateur.

Cette curieuse façon de faire ne doitpas être exceptionnelle dans la profession.A preuve, le souvenir suivant, racontépar Michel Philippot. Pendant une grèveau CNRS, Michel Philippot, alors conseillerscientifique, rend visite au Directeur duCNRS. Avisant un groupe de personneserrant par là, il demande : «Ils sont engrève?» Réponse du Directeur : «Je n’aijamais pu reconnaître un mathématicienqui travaille d’un mathématicien qui ne tra-vaille pas» (Actes de la Table Ronde du 3juin 1994, Laboratoire Musique et Infor-matique de Marseille).

Ainsi les mathématiciens sont privésdu droit de grève, puisqu’il n’est mêmepas «reconnu» par le Directeur du CNRS!Comment faire alors pour leur garantirl’exercice de cette liberté fondamentale?Je vois une solution. Certains grévistes,pour rendre leur colère plus spectaculaire,

manifestent en brandissant leurs instru-ments de travail. Que les mathémati-ciens grévistes défilent donc dans la rueallongés sur leurs lits, à la romaine.

Diktat formaliste

L e formalisme effréné des années1960, gloire du structuralisme,

menait à des constructions si abstraites,qu’elles perdaient tout sens. Encore aujour-d’hui, on trouve un professeur pour écrireque, en mathématiques, «les résultats sontvrais ou faux indépendamment de leursémantique» – ce qui signifie à peu prèsqu’ils peuvent n’avoir aucun sens et êtrevrais quand même : au fou! Heureuse-ment le structuralisme a reculé.

Hélas, chassez le non-sens par la porte,il rentre par la fenêtre...

Lisez la dernière dictée des cham-pionnats d’orthographe organisés par Ber-nard Pivot. Vous y trouverez une accu-mulation hétéroclite de zinnias nonpareils,de hardies ziggourats, de moucharabiehs,de gypaètes barbus et autres cancoillottesparfumées. Ces mots n’étant là que pourleur difficulté, il est inutile de chercher lemoindre intérêt à ce texte. Plus grave : ilest même inutile de lui chercher le moindre

sens. Il n’en a aucun. Simplement, ilpeut être orthographié correctement ounon. Là encore, formalisme pur, mené jus-qu’à l’absurde. Par quelle aberration cer-tains voient-ils en Bernard Pivot un défen-seur de la langue française? La vider ainside tout sens, c’est la massacrer.

La retenue des Marseillais

L a réputation que les Marseillaisont d’exagérer est-elle justifiée?

Question complexe, qu’on ne peut pasrésoudre sans scruter les données numé-riques. Car exagérer consiste aussi bienà augmenter un chiffre qu’à le diminuer.La même manifestation, par exemple, oùun policier a vu à peine trois chats, un syn-dicaliste y a vu une marée humaine. Dupolicier et du syndicaliste, l’un au moinsexagère. Et si tous deux le font, cela ne lesmet pas d’accord, puisqu’ils ne vont pasdans le même sens.

Participation à la manifestation du 16décembre 1995. Paris. Police : 56 000.Organisateurs : 300 000. Si le nombre véri-dique reste inconnu, cela n’empêche pasde déterminer le coefficient d’exagérationcorrélée du policier et du syndicaliste pari-siens. Il est de 5,4 : quand le syndicalisteparisien voit passer 5,4 adhérents, le poli-cier parisien ne voit qu’un opposant.

Participation à la manifestation de cemême jour. Marseille. Police : 60 000.Organisateurs : 120 000. Le coefficientd’exagération corrélée du policier et dusyndicaliste marseillais est donc 2 : quandun policier marseillais voit passer une per-sonne, le syndicaliste en voit deux.

Ainsi la réputation des Marseillais n’estpas justifiée. Car si, comme il se doit, onse fonde sur Paris, leur taux d’exagéra-tion rapporté à la norme n’est que de 2/5,4soit à peine 0,37.

Méfions-nous de la facilité

L e gouvernement voulait supprimerla déduction de 20 % du revenu pour

les salariés. Cela, bien sûr, dans un souciunique : simplifier. Simplifier, il ne s’agitque de cela? C’est nous prendre pour plussots que nous ne sommes. Que les scien-tifiques, au contraire, emploient leurs talentsà compliquer les calculs nécessaires à éta-blir l’impôt. Faisons confiance à leur espritfrondeur : le contribuable y trouverait soncompte, au moins autant que le ministre...

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riaux de toutes les familles (aciers,papiers, verres...), de sorte que lespays ont pris des mesures afin de réduireles déchets et d’obliger les acteurs éco-nomiques à valoriser leurs déchets.Les plastiques se prêtent bien à de tellesvalorisations : on refond les déchets deplastique afin de fabriquer des objets parextrusion ou injection, des traitementsde craquage redonnent des produits assi-milables à des coupes pétrolières, ladépolymérisation redonne parfois lesmonomères initiaux, et la combustion desplastiques, dans des incinérateurspropres, fournit de l’énergie (c’est la voiefavorisée dans les pays les plus avan-cés dans ce domaine).

Ainsi, en France comme dans de nom-breux pays, l’incinération propre desdéchets ménagers contribue largementau chauffage urbain des grandes villes.La moitié environ de l’énergie produitepar la combustion de ces déchets estapportée par les matières plastiques qu’ilscontiennent. Ces diverses solutionspermettent d’envisager une valorisationde plus en plus complète des matièresplastiques usées. La valorisation éner-gétique est une des voies les plus ration-nelles, car elle permet d’utiliser la mêmequantité de pétrole plusieurs fois : unefois en tant que matière plastique et unefois en tant que source d’énergie, alorsque le reste du pétrole est générale-ment brûlé directement, surtout pour lechauffage et les transports.

Le raisonnement précédent est par-fois critiqué par des personnes qui pré-conisent d’utiliser des polymèresbiodégradables. Cette question appelleplusieurs réponses, fondées sur une obser-vation : toute biodégradation nécessitela présence d’eau, et tout matériau bio-dégradable doit donc être perméable àl’eau. Or les plastiques sont souventpréférés au papier ou au carton, qui sontbiodégradables, précisément parce qu’ilsrésistent à l’eau et à l’humidité et, plusgénéralement, parce qu’ils sont impu-trescibles. D’autre part, des produitsnormalement biodégradables peuvent nepas se dégrader lorsqu’ils sont enfouissous plusieurs mètres de déchets (on litencore un journal vieux de 40 ans). Entroisième lieu, pour les trois voies de valo-risation des déchets plastiques (matériau,chimie et énergie), la biodégradabilité n’ap-porte rien ; au contraire, elle est gênantepour le recyclage de type matériau. Il neparaît donc pas rationnel de développerdes matières plastiques biodégradables.

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O n accuse les matières plastiquessynthétiques d’être écologique-ment moins performantes que lesmatériaux «naturels» tels que le

bois. Est-ce justifié? Ils n’ont pas une aussibonne image que les métaux ou le verre,qui sont, pourtant, également artificiels ;est-ce raisonnable? Les plastiques bio-dégradables, produits à partir des matièresvégétales, ont la faveur de ceux qui sesentent une solidarité pour la nature :sont-ils vraiment plus écologiques que lesplastiques produits à partir du pétrole?

Avec une consommation mondiale deplus de 100 millions de tonnes, le volumede plastiques produits est comparable àcelui des aciers. Leur valeur d’usageremarquable (légèreté, souplesse, résis-tance à la corrosion...) est à l’origine deleur développement. Initialement ces maté-riaux étaient fragiles, ou résistaient malaux variations de température, de sortequ’ils avaient une réputation de qualitémédiocre ; pourtant cette qualité s’est tantaméliorée que les fenêtres en polychlo-rure de vinyle sont vendues avec unegarantie décennale, par exemple.

D’autre part, on a longtemps associéles matières plastiques au pétrole, et leurutilisation croissante à un gaspillage d’éner-gie. Il est vrai que la plupart des polymèressynthétiques sont tirés du pétrole, avecdes exceptions notables : pour 57 pourcent de son poids, le polychlorure de vinyleprovient du chlorure de sodium, dont lesocéans sont une source inépuisable ; lepolyamide 11 provient de l’huile de ricin,l’acétate de cellulose provient de la cellu-lose... Des recherches sur la fabricationdes polymères à partir de biomasse sepoursuivent, mais elles se heurtent le plussouvent à des impossibilités écono-miques : la nature produit bien des poly-mères, mais ceux-ci forment des mélangesdont il est difficile d’extraire des composésdéfinis, aux propriétés contrôlées. En outre,le spectre de la pénurie de pétrole a reculé,et d’autres sources de carbone pren-dront le relais, aux siècles suivants :charbon, sables asphaltiques, schistesbitumineux... Enfin les polymères ne sontpas particulièrement responsables d’ungaspillage : quatre pour cent seulementdu pétrole utilisé dans les pays européens

constituent la matière première des plas-tiques, contre 86 pour cent brûlés pour lagénération d’énergie et pour les transports.Enfin tous les matériaux, et pas seulementles polymères, nécessitent de l’énergiepour leur élaboration, leur mise en formeet leur transport.

Examinons le problème d’une bou-teille, en verre ou en matière plastique :pour le même poids de matériau, il fautplus d’énergie pour fabriquer du plastiqueque du verre, mais une bouteille en verreest bien plus lourde qu’une bouteille enplastique, de sorte que la quantité d’éner-gie consommée est supérieure. En outre,le transport de produit liquide en bou-teille de verre conduit à transporter plusde 40 pour cent d’emballage et moins de60 pour cent de produit ; avec des bou-teilles en plastique, ces proportions sontmoins de 10 pour cent d’emballage, etplus de 90 pour cent de produit.

Au total, le bilan énergétique completde la bouteille en plastique est plus favo-rable que celui de la bouteille en verre(même en cas de réutilisation, qui ne sejustifie que sur des distances inférieuresà 300 kilomètres : le transport du retourcoûte d’autant plus que le matériau estdense).

UNE SOLUTION POURL’ENVIRONNEMENT

Le plastique est donc un espoir pourl’environnement : non seulement lesallégements des véhicules et des embal-lages, dus aux matières plastiques, contri-buent à réduire la consommation desressources fossiles, mais, d’une façongénérale, les matières plastiques ont unécobilan favorable. C’est dans le domainede la gestion des déchets ménagers etindustriels que les exigences à l’égard desplastiques ont été les plus pressantes, sur-tout depuis la fin des années 1980. On areproché à ces matériaux des faits quirésultent, en réalité, de leur succès et deleurs qualités : si les plastiques se déve-loppent, il est normal que leur proportiondans les déchets augmente, même si celle-ci n’atteint que sept à huit pour cent (enpoids) dans les déchets ménagers. Ceproblème s’est aggravé pour les maté-

Plastiqueet environnementPIERRE AVENAS

Pierre Avenas est directeur de la rechercheet du développement d’Elf Atochem et pré-sident du Syndicat des producteurs dematières plastiques.

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Le tabac et le chou

La campagne publicitaire en faveur dutabagisme fait décidément parler

d’elle (voir Tribune des lecteurs, Pour laScience, novembre 1995)! Le messagepublicitaire est construit comme une bonneblague et égrène le nombre de mots pourle théorème de Pythagore (24), le principed’Archimède (6), les Dix commandements(179), la Déclaration américaine d’indé-pendance (300), et... la récente législationen Europe limitant les occasions de fumer(24 942). Message bien reçu : la bureau-cratie tue la liberté ; donc vive le tabagisme.

M. Federspiel a vérifié la comptabilitédes mots. Il retrouve la langue dans laquellele théorème de Pythagore ne fait que 24mots (en grec), mais cherche en vaind’autres concordances : le principe d’Ar-chimède n’est pas énoncé comme teldans l’Antiquité. Ce qui l’amène à traiter lespublicitaires de négligents...

J’irais plus loin : dans ce cas précis,les publicitaires ne sont pas négligents, maiscarrément plagiaires. Heureusement, ils ontplagié une «chose» sans copyright : unerumeur. Leur annonce commerciale reprendexactement la forme d’une rumeur qui cir-cule... au moins depuis les années 1950.

Un chercheur de Harvard l’a repéréeaux États-Unis et en Grande-Bretagne entre1951 et 1964, à propos du nombre demots d’une supposée législation sur lechou(!) Que dit ce «canular du chou»?Comme le «canular du tabac», il reprendle nombre de mots des Dix commandements(297), le Bill of Rights, la charte et lesdroits civils américains (463), le discours deLincoln à Gettysburg (266)... et «la direc-tive fédérale pour fixer le prix du chou contient26 911 mots». Troublante ressemblanceavec notre annonce pro-tabagisme, non?

C’est cette campagne contre la bureau-cratie américaine qui est à l’origine del’annonce publicitaire. Le voyage transat-lantique ne semble pas avoir été trop dur,encore que la Déclaration américained’indépendance aurait pu être remplacéepar celle de la Déclaration universelle desdroits de l’homme de 1789...

Pourquoi les publicitaires de 1995 repren-nent-ils un message plus vieux qu’eux de40 ans? Le «canular du chou» et le «canu-lar du tabagisme» visent le même ennemi :la mainmise des politiciens sur la vie quoti-dienne. L’utilisation d’une suite logique denombres (procédé narratif que les sciencesoccultes, telle la numérologie, utilisent aussi)vise à produire l’effroi devant l’implacabilitédu destin («je ne suis rien face à l’État»),l’épouvante devant un ennemi dont onn’arrive même pas à imaginer la taille (puis-qu’il est partout), l’épouvante à l’idée qu’ungeste aussi personnel que «griller une

blonde» puisse tomber sous le coup d’uneinterdiction sociale. D’où le sentiment derévolte, l’appel à la sédition, et l’autoper-suasion du fumeur que son acte de plaisirest une revendication politique. On se croi-rait dans une tragédie antique : le héros contreles Dieux, le libre arbitre contre le fatum.

Un manufacturier américain chercheà établir un lien politique entre l’acte per-sonnel de fumer et une décision adminis-trative d’en limiter les lieux : il utilise unevieille rumeur de derrière les fagots. Sonefficacité est connue, et, en plus, elle estamusante. Mais personne n’est dupe : lebut est avant tout politique, et il ne suffit pastoujours d’avoir de bons mots pour gagnerune cause.

Pascal FROISSART, Paris

P. S. : Mon articulet contient 550 mots...

Dépenses de santé

Dans l’article La juste évaluation desdépenses de santé (Pour la Science,

décembre 1995), des arguments sociolo-giques, économiques, statistiques, médi-caux, antimédicaux et soi-disant éthiquessont exposés pour justifier l’évaluation desdépenses de santé et, par voie de consé-quence, leur maîtrise, leur contrôle. L’omis-sion d’une raison essentielle du fameux «troude la sécu», le chômage, me fait penser àun médecin qui, pour traiter une personneayant une angine à streptocoques β hémo-lytiques, ne lui prescrirait que de l’aspirinecontre la fièvre et la douleur, mais pas depénicilline contre la cause de la maladie, labactérie. Peut-être notre médecine n’a-t-ellepas trouvé le juste antibiotique au moindrecoût, à moins que son client n’ait dépassécertaines limites, tel l’âge moyen d’espé-rance de vie, ou abusé des plaisir de lavie. Le parti pris «libéral» est clair, même s’ilest enrobé de bons sentiments.

L’ennui n’est pas tant le parti pris quele libéral, au sens de l’économie dite de mar-ché. L’économie libérale n’est qu’un art,comme la médecine, même si elle seréclame de la science, de la mathématique,en usant et abusant de l’informatique. Tou-tefois, à la différence de la pratique médi-cale, l’art économique ne se fonde que surle mythe séculaire de l’ordre naturel. Pour-tant la science nous a montré ces dernièresannées que la nature est à la fois ordre etdésordre, excès et manque, jamais enparfait équilibre, comme l’intelligence, maissurtout l’angoisse, humaine le voudrait.

Ce qui pouvait être un idéal au siècledes lumières, mettre en équation leséchanges de biens entre possédants et pos-sédés, est malheureusement devenu un

dogme : l’éconocratisme, pour reprendre leterme d’Edgar Morin. Il est éthiquementincorrect que, pour masquer les erreurs desuns et les bénéfices des autres, une pseudo-science, au nom de la société, critique lapratique médicale et ses praticiens et veuilleles réduire à des biens de consommation.

La majorité des médecins ont cons-cience de l’imperfection de leur pratique,des limites de leur connaissance et, sur-tout, de leur impuissance devant la mort.À l’encontre de l’OMS, ils savent que la méde-cine ne peut pas grand-chose pour le bon-heur de l’humanité quand cette dernièreconfond santé et bien-être. Ils n’ont pasattendu les «éconocrates» pour participeraux enseignements postuniversitaires. Quelmalade aurait confiance en un médecin quijouerait tous les jours au «juste prix»?

Docteur VULTAGGIO-LUCAS, Chinon

Réponse de Jean-Paul Moattiet Pierre Huard

Dans notre article, nous expliquons enquoi, depuis le milieu des années

1970, le ralentissement de la croissanceéconomique (dont le chômage est en par-tie l’expression) est à l’origine des difficul-tés croissantes d’équilibrage des comptesde notre système d’assurance maladie. Enoutre, même dans l’hypothèse d’une crois-sance plus soutenue, le problème de labonne utilisation des ressources dans notresystème de santé continuerait de se poser.Toute utilisation inadéquate sacrifie en effetla possibilité de produire, avec les moyensdisponibles, plus de santé (ou d’autressources de bien-être) pour nos concitoyens.

Il est regrettable qu’une partie du corpsmédical (et, comme on l’a vu dans une actua-lité récente, des organisations syndicales),sincèrement attachée au maintien de l’équitésociale dans l’accès aux soins, continuede camper sur un refus de principe detoute analyse économique en matièresanitaire. Que ce refus soit habillé d’une cri-tique radicale de la science économique, auprix d’un amalgame de celle-ci à ses ver-sions les plus caricaturalement «néo-libé-rales», ne change rien au fond de l’affaire.

Avec la majorité des économistes de lasanté au plan international, nous défendonsl’idée qu’une régulation par le marché etpar les assurances privées ne constitue pasla solution pour les systèmes de santé. Lecalcul économique devient alors un moyen,non unique mais indispensable, d’éclairagedes choix médicaux et sanitaires. Il estvrai qu’aller dans cette direction de plusgrande transparence implique que les méde-cins partagent mieux la responsabilité deces choix, non pas tant avec les écono-mistes qu’avec le reste de la société, à com-mencer par leurs patients eux-mêmes.

TRIBUNE DES LECTEURS

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L a chimie est un art combinatoireassorti de règles. Dans leurs«figures libres», les chimistes syn-thétisent des molécules pour le plai-

sir de la difficulté vaincue ; dans leurs«figures imposées», ils fabriquent desmolécules, déjà identifiées, pour l’industrieet la pharmacie. L’étrange est que desmolécules faites pour l’amour de l’art aientdes applications. Ainsi, les cristaux àsymétrie d’ordre 5, considérés commeune merveille inutile, constituent desalliages antifriction.

Toute nouvelle molécule est un outilen quête d’applications, et il sembleimpossible d’inventerune molécule dont onpuisse assurer qu’elle neservira à rien : l’impos-sible majeur en chimieest de dire ce qui estimpossible. Le chercheurest ainsi fait : le fruitdéfendu l’attire irrésisti-blement.

La plupart de ce quim’a été enseigné commeimpossible au cours demes études s’est révélépratiquement réalisable.Semblables aux règlesauxquelles s’astreignentécrivains et poètes, lesimpossibles incitent leschimistes aux trans-gressions. On m’avaitappris que l’atome decarbone avait toujoursquatre liaisons ; depuis,on a observé et créé desmolécules, fugaces maisbien réelles, où ce car-bone est lié à cinq ousix autres atomes.

Un autre impossiblede la chimie du carbone,apparaissant alors com-me impossibilité de prin-cipe, concerne les hydro-carbures saturés, qu’onappelle aussi paraffines :on m’avait seriné qu’onne pouvait faire réagirces substances extrê-

mement stables. L’an dernier, le prixNobel de chimie a été décerné à GeorgeOlah, qui a trouvé des milieux tellementacides que même ces molécules s’ytransforment. Un autre dogme était l’ab-sence de réactivité des gaz rares : ona synthétisé depuis des dizaines de com-posés des gaz rares. On les qualifiaitd’inertes, alors que c’était notre imagi-nation qui était inerte.

Un impossible de principe a été trèsbien énoncé dès sa première formula-tion par Louis Pasteur : c’est l’impossiblede synthétiser un composé asymé-trique en l’absence d’asymétrie.

L’IMPOSSIBLESYNTHÈSE CHIRALE

Il existe deux catégories d’objets : ceuxqui sont identiques à leur image dansun miroir et ceux qui en diffèrent.

Parmi les lettres majuscules, il y ades lettres qui ont un «sens» et des lettresqui n’en ont pas. Par exemple, le A majus-cule est une lettre qui n’a pas de «sens» :elle est la même, qu’on la lise de gaucheà droite ou de droite à gauche, tandis queS, R, F, G sont toutes des lettres ayantun «sens». On distingue ainsi, parmiles majuscules de l’alphabet, celles ayantun «sens», les lettres chirales, et cellesqui sont symétriques parce qu’elles selisent identiquement vers la gauche ouvers la droite. Les lettres symétriquessont identiques à leur image dans unmiroir, celles qui ont un «sens» sont dif-férentes. La même distinction est vraiedans l’espace à trois dimensions : mamain gauche, image de ma main droitedans un miroir, en diffère. Un tire-bou-chon, un escalier en colimaçon, de nom-breux coquillages, pratiquement toutesles molécules du vivant ont un sens et

appartiennent soit à unesérie gauche, commela main gauche, soit àune série droite, commela main droite. Les chi-mistes savent synthéti-ser ces molécules pourqu’elles soient toutescomme des mains gau-ches ou des mains droi-tes. Toutefois, ils ne peu-vent le faire en l’absenced’une source d’asymé-trie, en l’absence d’unenvironnement où desobjets, généralementdes molécules, ont déjàun sens, soit de maingauche, soit de maindroite.

Le physicien arrive àbriser la symétrie pourfaire un objet asymé-trique à partir de forcesqui sont symétriques.Une barre symétriquesur laquelle on appuie vaflamber, c’est-à-direqu’elle va s’incurver. Onne sait pas où le bom-bement va avoir lieu,mais on va créer uneasymétrie à partir deforces symétriques : unepetite fluctuation amè-nera une asymétrie. Ona créé ainsi une asymé-trie à partir de la symé-trie, mais sur un cas

Les impossiblesen chimiePIERRE LASZLO

À bel arbre, chimie somptueuse. On a isolé du tremble une dizaine de terpènesd’une classe nouvelle, formés par la nature, suivant un plan inédit lui aussi. Cetarbre est le théâtre d’une guerre chimique. Des moisissures de diverses espèceshostiles combattent au cœur du bois, qu’elles font pourrir. Parallèlement des cham-pignons émettent des acides, benzoïque et salicylique, inhibant diversesenzymes de ces moisissures.

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seulement : or, en chimie, on met en jeudes populations de milliers de milliardsde milliards d’objets. Si l’on peut obser-ver une déviation par rapport à la pro-duction égale de formes gauches etdroites, statistiquement, sur le nombrecolossal de molécules créées, on observetoujours une population strictement iden-tique (50-50) d’objets gauches et d’ob-jets droits.

Cette impossibilité de principe s’estaffaiblie depuis Pasteur, qui étaitconvaincu que la synthèse asymétriqueétait impossible en l’absence du vivant.Nous avons su dépasser cet interdit avecdes molécules asymétriques n’apparte-nant pas au vivant.

Un des très grands problèmesconnexes non résolus est celui de l’ori-gine de la vie, puisque la vie est asy-métrique : comment la première asymétrieest-elle apparue? Cette double question,origine de la vie, origine de l’asymétriemoléculaire, est ardue. Le rationalisteque je suis souhaite une réponse scien-tifique plutôt que métaphysique, ou descience-fiction. Il n’est pas sûr qu’on latrouve... Il est certain qu’on ne l’a pasencore trouvée.

LA PRÉPONDÉRANCEDE LA FORME GAUCHE

Hormis quelques exceptions, les sucresdes substances naturelles appartiennentà la série droite, et nous ne savons pasquand et comment cette sélection s’estimposée. Il est tout à fait possible qu’unelégère prépondérance de la forme gauchesoit apparue à un certain endroit de laplanète et que, pour des raisons contin-gentes, cette abondance plus grandeait entraîné petit à petit l’incorporationdans des formes plus élaborées ; la sélec-tion darwinienne aidant, cette forme aexpulsé l’autre. Mais cela reste une hypo-thèse, et des dizaines d’autres causesont été invoquées.

Deux questions passionnent actuel-lement les chimistes : l’auto-assemblageet la reconnaissance moléculaire.

Comment les molécules individuellesse regroupent-elles pour s’auto-assem-bler en structures d’ordre supérieur dotéesde propriétés que les molécules n’avaientpas à l’état individuel? Examinons le casdes phospholipides, ces molécules enforme d’allumettes avec une tête polaireet une queue hydrocarbonée. Leur têtese met de préférence en contact avecl’eau et leur queue hydrocarbonée exclutl’eau : ces phospholipides s’assem-blent et forment ainsi ce qu’on appelledes bicouches lipidiques, c’est-à-dire lesconstituants des membranes cellulaires.L’évolution biologique impose une sépa-ration entre l’intérieur et l’extérieur de la

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synthèse, environ 17 dollars le kilo-gramme. C’est dire les trafics pour fairepasser la vanilline de synthèse commevanilline naturelle. Pour réprimer lafraude, on analyse les impuretés iso-topiques qui se trouvent dans la vanil-line naturelle et dans la vanilline desynthèse. On détecte aussi, par lesmêmes méthodes, la chaptalisation, carle sucre de betterave a un enrichisse-ment en deutérium différent du fructoseprésent dans le raisin. Le laboratoirede Maryvonne et Gérard Martin, à l’Uni-versité de Nantes, est spécialisé dansce type d’identification.

CHIMIE MINÉRALEET CHIMIE ORGANIQUE

La distinction est conventionnelle, un peuarbitraire, et peut être néfaste, car le frontactif de la science chevauche les fron-tières entre les disciplines. Comme touteinterface, celle de la chimie minérale etde la chimie organique est active etproductive. Parmi les espèces chimiquesqui sont à la fois des espèces organiqueset des espèces minérales, il y a tousces complexes organométalliques où unmétal porte des groupements qui sontorganiques. La plupart des catalyseursdans les réacteurs industriels sont descomplexes organométalliques.

Certains scientifiques cherchent, dansce no man’s land entre minéral et orga-nique, les indices de l’origine de la vie...C’est une intuition que, sentimentale-ment, j’aurais tendance à partager,mais que, rationnellement, je ne peuxpas justifier. Ici nous sommes en pleinescience-fiction, voire métaphysique. Dansce domaine de l’origine de la vie, je trouveque les auteurs, que mes collègues, sontterriblement dogmatiques, fonctionnantpar exclusion mutuelle, avec des affir-mations beaucoup trop tranchées et caté-goriques. D’autre part, leurs écrits utilisentdes procédés typiques des romanciers :dans Balzac et dans une publication trai-tant des origines de la vie, on trouve lemême souci de descriptions extrême-ment minutieuses, avec la volonté dedonner une impression de réel, alors que,bien sûr, on nage en pleine fiction.

Ce très grand problème n’est paspropre à la chimie, mais c’est effective-ment l’une des frontières actuelles de lachimie.

Pierre LASZLO est professeur de chimieà l’École polytechnique.

Une retranscription de ce débat, enre-gistré avec Émile Noël, sera diffusée surFrance Culture le 7 février 1996, à 9heures.

cellule, de manière à définir un milieuinterne à la cellule. Nous imitons très bience processus ; les fabricants de cosmé-tiques utilisent de tels liposomes.

L’autre question est la reconnais-sance moléculaire. Bien entendu, dansl’auto-assemblage, il y a déjà recon-naissance moléculaire, puisque l’auto-assemblage est la reconnaissance dumême par le même. Mais la reconnais-sance par complémentarité, où la clé estcomplémentaire de la serrure qu’elleouvre, est autrement créative. De tellesadaptations mutuelles de formes sontfréquentes dans le vivant : ainsi lesenzymes agissent sur les seules molé-cules dont la forme épouse celle deleur site actif, complémentaire. Cetteadaptation mutuelle clé-serrure s’est per-fectionnée au cours des siècles, et ellea été réglée par l’évolution.

L’asymétrie du récepteur joue un rôleprimordial : sur un site actif, l’enzymeaccepte la molécule gauche et refuse lamolécule droite. Cette sélection est trèsimportante en pharmacie, car il faut évi-ter de vendre des produits où 50 molé-cules sur 100 sont inactives, voiredangereuses.

LIMITES DE LA SYNTHÈSECHIMIQUE

Le répertoire des outils de la chimie etdes réactions est un ensemble suffi-sant : étant donné le plan d’une molé-cule, sa formule, on est capable de laconstruire. L’impossible est de syn-thétiser plus qu’une infime fraction dumonde extraordinairement diversifié despossibles. L’octane a huit atomes decarbone, et il existe 2 028 conforma-tions différentes de ces huit atomes.L’étude de ces 2 028 conformations estencore accessible, mais une moléculenaturelle typique du monde vivant aura,par exemple, 18 carbones asymétriqueset 262 144 stéréo-isomères aux pro-priétés différentes. Nous ne pouvonspas synthétiser ces 262 144 moléculesafin de les comparer une à une à la sub-stance naturelle et de déterminer quelleest la bonne !

Cette impossibilité de tout faire prouvepar l’absurde l’inanité de toute gestion dela recherche par secteurs d’activité, lotisen lopins hyperspécialisés. Il importe aucontraire d’encourager le nomadismescientifique, qui assure les grandes per-cées. La logique de la découverte n’estpas dans l’immobilisme d’un découpageterritorial ; la recherche vit dans le dyna-misme d’un constant réaménagementdes frontières, d’ailleurs arbitraires, poséesentre les sous-disciplines.

Il est extrêmement tentant d’oppo-ser la recherche universitaire, acadé-

mique, et la recherche industrielle.Aujourd’hui, étant donné l’extrême sen-sibilité de très nombreux tests biolo-giques, les chimistes sont tentés detravailler à l’aveuglette : ils constituentdes chimiothèques en synthétisant10 000 molécules apparentées, ils lessoumettent à des tests biologiques etrepèrent ainsi une dizaine de moléculesactives. Ces méthodes évacuent l’in-telligence, l’imagination créatrice, et jesuis très hostile à leur développement.En science, une idée, même simpliste,vaut beaucoup mieux que pas d’idéedu tout. Il me semble impossible que l’onobtienne de très bons résultats par cemoyen. En outre, nous ne connaissonspas toutes les propriétés des 700 000molécules synthétisées chaque année,et le danger de toxicité imprévue va gran-dissant avec cette technique des chi-miothèques. Le risque de proliférationlié à la mise sur le marché pharmaceu-tique de molécules insuffisammentconnues est réel.

Tout scientifique partage son tempsentre le ludique et l’utile. Le paradoxe estque l’utilité sociale naît très souvent d’unerecherche parfaitement désintéressée.Je crois assez peu à la recherche cibléevers des objectifs appliqués.

Les chimistes ont voulu et su syn-thétiser des molécules en forme desolides platoniciens : le tétraèdre, le cube,l’octaèdre, l’icosaèdre et le dodécaèdre.Cette activité, à la fois gratuite et coû-teuse, s’est révélée payante : la molé-cule de cubane, en forme de cube, estutile dans la lutte antivirale et pour fabri-quer des explosifs.

Pourquoi la lutte antivirale? Parceque les enzymes n’ont pas l’habituded’interagir avec des cubes : aussi ceux-ci restent-ils actifs très longtemps dansl’organisme sans être détruits. Pourquoides explosifs? Parce que les six facescarrées du cube sont sous forte ten-sion et ne demandent qu’à s’ouvrir enlibérant une forte énergie. L’armée amé-ricaine a été vivement intéressée... etle Pentagone s’est saisi du cube. Je neconnais pas de molécules naturellesen forme de cube, mais nous n’avonsencore exploré qu’une infime portionde la diversité naturelle.

Ce rapprochement de l’artifice et dunaturel nous amène à un autre sujet :la distinction arbitraire et fictive entremolécule naturelle et molécule artifi-cielle. La législation américaine pro-tège certaines substances naturelles,en particulier la vanilline, qui est l’arômeau goût de vanille des glaces à lavanille : c’est l’arôme alimentaire le plusutilisé dans le monde entier. La sub-stance naturelle coûte environ 50 000dollars le kilogramme ; la substance de

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L e 6 floréal an 11 (le 26 avril 1803),une pluie de météorites est tombéeen Normandie, à L’Aigle. Bien quedepuis l’Antiquité, de nombreuses

personnes aient été témoins de la chutede pierres tombant du ciel, l’idée d’uneorigine extraterrestre de certaines rochesétait encore reléguée, au début du XIXe

siècle, dans le domaine de la fable. Lamétéorite de L’Aigle a joué un rôle déci-sif dans le lent cheminement de l’incré-dulité vers l’agrément.

À la fin du XVIIIe siècle, par un ratio-nalisme excessif, le monde savant refusel’idée que des pierres puissent tomberdu ciel. Un rapport d’experts dépêchéspar l’Académie royale des sciences aprèsla chute d’une météorite à Lucé, dansla Sarthe, en 1768, illustre cette incré-dulité. La commission est composée detrois membres dont le chimiste Lavoisier.Ce dernier croit «pouvoir conclure [...]que la pierre [...] ne doit point son origineau tonnerre, qu’elle n’est point tombéedu ciel [...]. L’opinion qui nous paraît laplus probable, celle qui cadre le mieuxavec les principes reçus en physique,avec les faits rapportés par M. l’abbéBachelay et avec nos propres expé-riences, c’est que cette pierre [...] auraété frappée par la foudre et qu’elle auraété ainsi mise en évidence [...].»

Il est alors de bon ton de railler ceuxqui prétendent avoir observé des chutesde pierres venant du ciel. Le premier scien-tifique qui a le courage de braver les pré-jugés de ses confrères est le physicienallemand Ernst Chladni. En 1794, il pos-tule l’existence de corps célestes de petitetaille, susceptibles d’entrer en collision,et de libérer des fragments de roches etde fer qui peuvent atteindre la Terresous l’effet de l’attraction gravitation-nelle. Il se heurte à de nombreusescritiques. Neuf ans plus tard, la chutede la météorite de L’Aigle oblige lesincrédules à admettre l’origine extra-terrestre des météorites. Le compterendu factuel que Jean-BaptisteBiot fait de l’événement y contribuenotablement.

Biot (1774-1862) est professeur dephysique au Collège de France etmembre de l’Observatoire de Parisquand il part mener son enquête sur la

météorite de L’Aigle. Son rapport est unmodèle d’honnêteté intellectuelle, fon-dée sur une enquête minutieuse sur leterrain.

LES PRÉPARATIFS

«Depuis que l’attention des savantss’est dirigée vers l’examen des classesminérales que l’on dit être tombées del’atmosphère, toutes les ressources dela critique et de l’expérience ont étéemployées pour constater cet étonnantphénomène et jeter quelque lumière sursa cause [...]. C’est un grand pas de faitdans l’étude de la nature, que de savoirexaminer un phénomène dont on nevoit encore aucune explication com-plète, et cette sorte de courage n’ap-partient qu’aux hommes les plus éclairés[...].

Toujours dans les questions douteuses,l’ignorant croit, le demi-savant décide,l’homme instruit examine : il n’a pas latémérité de poser des bornes à la puis-sance de la nature. Suivons donc aveczèle, et sans que rien nous arrête, le phé-nomène qui nous occupe maintenant :

et s’il arrivee n f i n ,

comme je l’espère, que nous réussissionsà le mettre hors de doute, n’oublionspas que c’est l’envie de tout expliquer quil’a fait rejeter si longtemps [...].

J’ai senti que l’exactitude et la fidé-lité la plus scrupuleuse pouvaient seulesrendre utile aux sciences la mission dontj’étais chargé. Je me suis considérécomme un témoin étranger à tout sys-tème ; et pour ne rien hasarder de cequi pourrait ôter quelque confianceaux faits que je vais rapporter, je me bor-nerai dans ce mémoire à les exposertels que je les ai recueillis et, en déve-loppant les conséquences immédiatesqui résultent de leurs rapports, je m’abs-tiendrai même d’examiner en quoi ellesse rapprochent ou s’écartent des hypo-thèses que l’on a imaginées.

Avant de partir, [...] je priai le citoyenHaüy de vouloir bien m’éclairer de seslumières sur ce qui concernait la miné-ralogie du pays que j’allais parcourir. Lecitoyen Coquebert Montbret, corres-pondant de la classe, me fournit lesconnaissances qui m’étaient nécessairessur la géographie physique du mêmepays. Enfin le citoyen Fourcroy voulutbien me donner une copie des lettres qu’ilavait reçues de L’Aigle, relativement àl’apparition du météore.

Je partis de Paris le 7 messidor, [...]mais je ne me rendis pas directementdans ce lieu même [L’Aigle]. Si l’explo-sion du météore avait réellement été aussiviolente qu’on nous l’annonçait, on devaiten avoir entendu le bruit à une très grandedistance. Il était donc conforme aux règlesde la critique de prendre d’abord des infor-mations dans des lieux éloignés sur cebruit extraordinaire, sur le jour et l’heureauxquels on l’avait entendu, d’en suivrela direction, et de me laisser conduire parles témoignages jusqu’à l’endroit mêmeoù l’on disait que le météore avaitéclaté.[...]

Guidé par ces considérations, je merendis d’abord à Alençon, chef-lieu dudépartement de l’Orne, situé à 15 lieuesau Sud-Ouest de la ville de L’Aigle.

Chemin faisant, le courrier de Brestà Paris me dit que, le mardi 6 floréal

dernier, à neuf lieues par-delà Alen-çon, entre Saint-Rieux et Pré-en-

Pail, il vit dans le ciel un globede feu qui parut, par un tempsserein, du côté de Mortagne, etsembla tomber vers le Nord.Quelques instants après, onentendit un grand bruit semblable

à celui du tonnerre ou au roulementcontinu d’une voiture sur le pavé.

Ce bruit dura plusieurs minutes, et futsensible, malgré celui de la chaise de

poste qui roulait [...].À Alençon, on avait entendu parler

vaguement de ce phénomène, mais

Biot et l’originedes météoritesMARCEL WEYANT

Jean-Baptiste Biot.

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on n’avait rien vu ; et aucun bruit extra-ordinaire ne s’était fait remarquer. Cequi n’est pas étonnant dans une grandeville, au milieu du tumulte d’un jour demarché [...].

Le citoyen Lamagdelaine, préfet,n’ayant pu me donner de renseigne-ments par lui-même, me fournit avecbeaucoup de complaisance tous lesmoyens d’en obtenir à L’Aigle et dansles divers endroits où je m’arrêterais. Jequittai Alençon le 10 messidor et me misen route pour L’Aigle, avec un guide actifet intelligent.

TÉMOIGNAGESCONCORDANTS

Le premier endroit habité que nous ren-contrâmes est Seez, petite ville à dix lieuesau Sud-Ouest de L’Aigle. On y avaitentendu le bruit du météore ; on en indi-quait précisément le jour, l’heure et lesdiverses circonstances. C’était comme uncoup de tonnerre très fort qui semblait par-tir du côté Nord, et dont le roulement,accompagné de plusieurs explosions suc-cessives, dura cinq ou six minutes.

Des personnes crurent d’abord quec’était le bruit d’une voiture roulant surle pavé ; elles ne furent désabuséesqu’en ne voyant rien arriver, quoiquele bruit continuât. Ces personnes furentd’autant plus étonnées quele ciel était parfaitementserein, sans le moindrenuage, et qu’on n’y remar-quait rien d’extraordinaire.On disait de plus que desvoyageurs venant de Falaiseet de Caen avaient entendufortement la même explo-sion, et qu’ils avaient eugrande peur [...].

Ces informations me don-naient lieu de penser queles effets du météore s’étaientétendus sur un espace beau-coup plus considérable quenous ne l’avions imaginé.Comme mon but était d’abordde circonscrire exactementcet espace, je suivis les indi-cations que je venais de rece-voir, et me dirigeai versArgentan [...]. Sur la route j’in-terrogeai une foule de pay-sans, tant passagers quetravaillant aux champs.Hommes, femmes, enfants,tous ont entendu l’explosionle même jour et la rappor-tent à la même heure, unmardi, entre midi et deuxheures [...]. J’arrivais [àL’Aigle], le jour même de mondépart d’Alençon. Je sus que

toute la ville avait entendu au jour et àl’heure indiqués, un bruit effroyable. Iln’était point tombé de pierres à L’Aiglemême, on en avait seulement entenduparler [...].

En rapprochant ces récits, faits pardes hommes éclairés, de ceux que nousavons recueillis dans les campagnes surune étendue de plus de dix lieues derayon, nous voyons qu’ils sont absolu-ment d’accord pour le jour, l’heure et lanature de l’explosion [...].

Je viens maintenant à la questionmême de la chute des masses ; etcomme c’était là la partie la plus impor-tante du phénomène, c’est celle aussià laquelle je donne le plus de soin, dedétail et de temps. Les premiers ren-seignements que je reçus à L’Aigle surcet objet me furent donnés par le citoyenHumphroy, et sont relatifs à une pierrepesant 8,56 kilogrammes, que l’on ditêtre tombée à la Vassolerie, village situéà une lieue au Nord de L’Aigle. [...]

J’ai examiné avec notre confrèreLeblond le trou d’où cette masse a ététirée. Peut-on raisonnablement sup-poser qu’une masse aussi considérableeût existé depuis longtemps sans avoirété remarquée, dans un lieu où l’on pas-sait fréquemment ; que tout à coup lesenfants de la maison et les voisins sefussent réunis par un simple hasard,

pour affirmer qu’ils avaient entendu tom-ber dans ce même lieu quelque chosede très lourd avec un très grand bruit ;que toutes ces circonstances eussentcoïncidé avec ce qui se passait aumême instant à deux lieues de là, etqu’enfin aucun des spectateurs ne sefût rappelé d’avoir vu précédemmentcette pierre? Voilà pourtant toutes lesparticularités dont il faudrait supposerla réunion pour infirmer la vérité de cetémoignage.[...]

LES CONCLUSIONSDE L’ENQUÊTE

Si l’on rapproche, d’après les règles dela critique, les témoignages moraux etphysiques que je viens de rapporter avecfidélité, on y trouvera une réunion depreuves dont l’accord ne convient qu’àla vérité même. En effet, considéronsd’abord les témoignages physiques.On n’a jamais vu, avant l’explosion du 6floréal, de pierres météoritiques entreles mains des habitants du pays. Lescollections minéralogiques faites avec leplus de soin, depuis plusieurs années,pour recueillir les produits du département,ne renferment rien de semblable ; lesmémoires que possède le Conseil desmines sur la minéralogie et la géologiedes environs de L’Aigle n’en font aucune

mention.Les fonderies, les

usines, les mines des envi-rons que j’ai visitées, n’ontrien dans leurs produits nidans leurs scories qui aitavec ces substances lemoindre rapport. On ne voitdans le pays aucune tracede volcan. Tout à coup, etprécisément depuis l’époquedu météore, on trouve cespierres sur le sol et dansles mains des habitantsdu pays ; elles sont si com-munes que l’on peut esti-mer le nombre de cellesque l’on montre à deux outrois mille.

Maintenant, si l’onconsulte les témoignagesmoraux, que trouve-t-on?Vingt hameaux disperséssur une étendue de plus dedeux lieues carrées, dontpresque tous les habitantsse donnent pour témoinsoculaires et attestent qu’uneépouvantable pluie depierres a été lancée par lemétéore. Dans le nombre setrouvent des hommes faits,des femmes, des enfants,des vieillards ; ce sont des

Sur cette carte des environs de l’Aigle, on a repéré les sites où l’on aretrouvé des météorites, après l’événement du 6 floréal de l’an 11 : la«limite de l’étendue sur laquelle des pierres ont été lancées» est une ellipse.

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paysans simples et grossiers, qui demeu-rent à une grande distance les uns desautres ; des laboureurs pleins de sens etde raison ; des ecclésiastiques respec-tables, des jeunes gens qui, ayant étémilitaires, sont à l’abri des illusions dela peur : toutes ces personnes, de pro-fessions, de mœurs, d’opinion si diffé-rentes, n’ayant que peu ou point derelations entre elles, sont tout à coupd’accord pour attester un même faitqu’elles n’ont aucun intérêt à supposer ;elles le rapportent toutes au même jour,à la même heure, au même instant, avecles mêmes circonstances, avec lesmêmes comparaisons ; et ce fait, si uni-versellement, si fortement attesté, n’estqu’une conséquence des preuves phy-siques rassemblées précédemment : ilest tombé dans le pays des pierres d’unenature particulière, à la suite de l’explo-sion du 6 floréal.

Bien plus, on montre encore des tracesdes débris, qui attestent matériellementla chute de ces masses, dont on neparle qu’avec effroi. On dit les avoirvues descendre le long des toits, casserdes branches d’arbres, rejaillir en tom-bant sur le pavé ; on dit qu’on a vu la terrefumer autour des plus grosses, et qu’onles a tenues brûlantes dans les mains.

Ces récits ne se font, ces traces nese montrent que dans une étendue deterrain déterminée. C’est là seulement,qu’il est possible de trouver encorequelques pierres météoritiques ; onn’en connaît pas un seul morceau quiait été trouvé sur le terrain hors de cetarrondissement, et il n’y a pas un seultémoin qui prétende avoir vu tomberdes pierres ailleurs.

Enfin une troisième espèce depreuve résulte de certaines particulari-tés physiques unanimement racon-tées par les habitants du pays, quisont trop peu éclairés pour en avoir prévules conséquences : je veux parler deschangements successifs observés dansla dureté de ces pierres et dans l’odeurqu’elles exhalaient ; changements qui,au rapport des témoins, [...] se sont opé-rés dans l’espace de quelques joursaprès l’explosion du météore ; change-ments dont j’ai moi-même observé trèssensiblement les traces en cassant desmorceaux de dimensions différentes ; etce nouveau rapprochement des témoi-gnages et des faits ne sert qu’à montrerentre eux un nouvel accord.

Ainsi toutes les preuves, soit phy-siques, soit morales, qu’il a été possiblede recueillir, se concentrent et convergentpour ainsi dire vers un point unique ; et sil’on considère la manière dont nous avonsété conduits, par la comparaison destémoignages, au lieu de l’explosion, lenombre de renseignements pris sur les

lieux, et leur accord avec ceux qui avaientété recueillis à dix lieues de là, la multi-tude des témoins, leur caractère moral,la ressemblance de leurs récits et leurcoïncidence parfaite, de quelque partqu’ils soient venus, sans qu’il ait été pos-sible de découvrir à cet égard une seuleexception, on en conclura sans le moindredoute que le fait sur lequel ces preuvesse réunissent est réellement arrivé, etqu’il est tombé des pierres aux environsde L’Aigle, le 6 floréal, an 11.

Alors l’ensemble des témoignages don-nera de ce phénomène la descriptionsuivante.

L’HISTOIRE RECONSTITUÉE

Le mardi 6 floréal an 11, vers une heureaprès midi, le temps étant serein, onaperçut de Caen, de Pont-Audemeret des environs d’Alençon, de Falaiseet de Verneuil, un globe enflammé, d’unéclat très brillant et qui se mouvait dansl’atmosphère avec beaucoup de rapi-dité. Quelques instants après, on enten-dit à L’Aigle et autour de cette ville,dans un arrondissement de plus detrente lieues de rayon, une explosionviolente qui dura cinq ou six minutes.Ce furent d’abord trois ou quatre coupssemblables à des coups de canon,suivis d’une espèce de décharge quiressemblait à une fusillade ; après quoion entendit comme un épouvantableroulement de tambours. L’air était tran-quille et le ciel serein, à l’exception dequelques nuages, comme on en voitfréquemment.

Ce bruit partait d’un petit nuage quiavait la forme d’un rectangle et dont leplus grand côté était dirigé Est-Ouest.

Il parut immobile pendant tout le tempsque dura le phénomène ; seulement lesvapeurs qui le composaient s’écartaientmomentanément de différents côtés parl’effet des explosions successives. Cenuage se trouva à peu près à une demi-lieue au Nord-Nord-Ouest de la villede L’Aigle ; il était très élevé dans l’at-mosphère ; car les habitants de la Vas-solerie et de Boislaville, hameaux situésà plus d’une lieue de distance l’un del’autre, l’observèrent en même tempsau-dessus de leurs têtes.

Dans tout le canton sur lequel cenuage planait , on entendit des siffle-ments semblables à ceux d’une pierrelancée par une fronde, et l’on vit enmême temps tomber une multitude demasses solides exactement semblablesà celles que l’on a désignées sous lenom de pierres météoriques. [...]

Je me suis borné dans cette relationà un simple exposé des faits ; j’ai tachéde les voir comme tout autre les auraitvus, et j’ai mis tous mes soins à lesprésenter avec exactitude. Je laisse àla sagacité des physiciens les nom-breuses conséquences que l’on peut endéduire, et je m’estimerai heureux s’ilstrouvent que j’ai réussi à mettre horsde doute un des plus étonnants phé-nomènes que les hommes aient jamaisobservés.»

Marcel WEYANT est géologue et chargéde recherches au CNRS, à l’Universitéde Caen.

Le texte intégral de J.-B. Biot a été rééditédans la revue Patrimoine normand (n°3,juin-juillet 1995, Éditions Heimdal).

Les représentations les plus fantaisistes de l’origine des météorites ont été imaginées : icides canons projettent des pierres, que le personnage du premier plan tente de déterrer.

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L e spectre de la confiture qui ne prendpas hante les cuisinières et les cui-siniers dès l'hiver, quand se prépa-rent les marmelades d'oranges :

parfois le jus reste jus, au lieu de formerla masse semi-solide attendue. Commentéviter cette Berezina culinaire? Au CentreINRA de Nantes, Jean-François Thibault,Catherine Renard, Monique Axelos etMarie-Christine Ralet répondent à cettequestion, mais leur objectif et leur intérêtsont surtout industriels : ils montrent quela technique de cuisson-extrusion utiliséenotamment pour préparer les petits bis-cuits pour apéritifs permet de récupérerune grande quantité de pectine, c’est-à-dire de la protéine gélifiante, de pulpesde citrons, d’oranges, de betteraves...

L'échec occasionnel des confituressemble paradoxal : les pectines sont desmolécules qui, associées à la cellulose età d'autres polysaccharides (de longuesmolécules formées par l'enchaînement desucres simples), composent les paroisvégétales de la plupart des végétaux ;seules les céréales n'en comportent pas.Pourquoi ne parvient-on pas toujours à lesextraire? Parce que le chauffage modéréauquel on procède afin de ne pas évapo-rer les arômes volatils des fruits ne dis-socie pas bien les parois cellulaires ; lespectines sont présentes, mais elles ne sont

pas libres et, de ce fait, ne s'associentpas en un réseau qui occupe tout le volumede la solution, formant un gel.

Industriellement un problème différentse pose : les résidus de la pression despommes, lors de la fabrication du jus depommes ou du cidre, les pulpes de citronset d'oranges qui proviennent de la prépa-ration des jus de fruits, ou, enfin, les pulpesde betteraves, après l'extraction du sucre,laissent une quantité considérable de fibresvégétales, qu'on souhaiterait valoriser.Classiquement on récupère les pectinesà partir de ces fibres en les traitant à l'acide,à chaud : on détache ainsi des pectines,que l'on doit ensuite purifier. La matièreproduite sert de gélifiant, d'épaississant oud'enrobage des chips, et on envisage del’utiliser pour dépolluer les eaux usées (lespectines se lient fortement aux ions métal-liques qui polluent ces eaux).

Toutefois l’extraction à l'acide a plu-sieurs inconvénients : elle risque de dégra-der les molécules de pectine, en coupantles liaisons entre les sucres constitutifsou en modifiant les groupes chimiquesportés par les sucres et responsables despropriétés de gélification, et elle pollue.

À Nantes, les physico-chimistes,qui étudient depuis plusieurs années lacuisson-extrusion pour le filage desviandes ou le traitement de l'amidon, ont

eu l'idée de reprendre le processuspour traiter les pulpes de fruits et extra-ire les pectines. Dans les appareils decuisson-extrusion utilisés dans l'indus-trie agro-alimentaire (la méthode provientde l'industrie des polymères), une ou plu-sieurs vis d'Archimède à pas variablecisaillent la matière en la convoyant versune buse de sortie, où a lieu une détenterapide ; sur la longueur de l'appareil, plu-sieurs zones de chauffage portent lamatière à des températures contrôlées.

Quelles matières végétales pouvaientfournir des pectines susceptibles de géli-fier? Les propriétés des pectines dépen-dent de leur composition chimique, quivarie selon les végétaux : si les pectinesdes citrons verts, des citrons, des orangesou des pommes font de bons gélifiants,celles des pulpes de betteraves ne géli-fient pas, mais permettraient de complexerles ions lourds ou de produire des gelssuperabsorbants après modification chi-mique. Les différences de propriétés despectines tiennent surtout à leur méthoxy-lation : les sucres dont l’enchaînementforme le squelette de la molécule portentdes quantités variées de groupes latérauxméthoxy –COOCH3, qui s'associent enmilieu acide. Cette association assure laprise en gel. En conséquence, toute extra-ction destinée à produire des pectines géli-fiantes ou épaississantes doit respecterces chaînes latérales.

La cuisson-extrusion a plusieursatouts : non seulement l’équipement estbien plus simple et bon marché que lesinstallations d'extraction classique (les vistestées à Nantes mesurent un mètre delong seulement), mais le traitement estrapide et automatisable. Elle procure autantde pectines que le traitement classique,à l’acide et respecte la composition desmolécules. Les chercheurs nantais ontobservé que, lors de la cuisson-extru-sion des matières végétales, le cisaille-ment est le facteur principal ; en évitantle chauffage, on respecte les pectines.

Comment tirer parti de ces résultatsdans votre cuisine? À froid, séparez le jusdes fruits de la matière fibreuse et broyezfinement cette matière, qui renferme lespectines (en l’absence d’un cuiseur-extru-deur, utilisez le robot-coupe) ; puis ajou-tez la matière broyée au jus et cuisezdoucement. Enfin, comme les molé-cules de pectine risquent de se lier plutôtaux atomes de cuivre de votre bassinequ’entre eux, ne laissez pas refroidir votreconfiture dans la bassine : faites la plutôtprendre dans des récipients en verre.

Hervé THIS

Fibreset confituresLa récupération des pectinespar cuisson-extrusion.

Prochain rendez-vous France Info et Pourla Science, le 27 février 1995, avec la chro-nique Info Sciences de Marie-Odile Mon-chicourt.

Les pectines sont de longues molécules composées par l’enchaînement de sucres simples(hexagones déformés). Les atopmes de carbones, d’oxygène et les groupes hydroxyle (OH)sont respectivement en noir, vert et bleu ; les groupes méthoxy –COOH3 (représentés pardes boules rouges) assurent des liaisons entre molécules adjacentes, ce qui assure la priseen gel des confitures. En fond, on voit un cuiseur-extrudeur à deux vis, ouvert.

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L es biologistes ont observé que lesstructures de l’embryon d’animauxsupérieurs ressemblent à cellesd’espèces d’animaux antérieurs à

partir desquels ils ont évolué : l’embryo-genèse, disaient-ils, retrace la phyloge-nèse. Filippo Rijli, Manuel Mark, PierreChambon et leurs collègues de l’Écolede médecine de Strasbourg ont vérifiéexpérimentalement cette idée, montrantque les mammifères ont conservé dansleur patrimoine génétique des pro-grammes présents chez les reptiles.

L’équipe de Strasbourg s’intéresseaux gènes Hox de souris, apparentés auxgènes «homéotiques» de la drosophile,qui commandent le développement del’embryon. Chez la mouche, par exemple,ces gènes sont répartis sur l’ADN dansle même ordre que les organes de l’ani-mal dont ils commandent l’assem-blage, le long de l’axe tête-queue.Des expériences sur la drosophileont montré que certaines parties ducorps se développent là où ellesne devraient pas quand les gèneshoméotiques sont mutés.

Les biologistes moléculaires ontprovoqué des mutations d’un gènehoméotique de la souris, le gèneHoxa-2, en y introduisant un autregène qui sert de marqueur : legène de la résistance à la néomy-cine (un antibiotique). Le gène modi-fié étant placé au contact de cellulessouches de souris, l’application d’unchamp électrique permet à laséquence d’ADN constituant ce gènede s’introduire dans les cellules etde remplacer le gène normal, par lephénomène de recombinaisonhomologue. Reste alors à sélec-tionner les cellules ainsi modifiées.On ajoute pour cela l’antibiotique aumilieu de culture : toutes les cellulessont tuées, sauf celles qui résistent,en raison du gène marqueur intro-duit dans le gène Hoxa-2. Quand oninjecte ces cellules à un embryonde souris au stade blastocyte, lescellules modifiées sont intégrées

dans les tissus, et des souris «chimé-riques» se forment, avec une mutationdans l’un de leurs deux allèles Hoxa-2 .Ces souris sont viables, parce que le gènemuté est récessif, mais, quand on lescroise, elles ont, parmi leur descendance,des souris dont les deux allèles du gènesont mutés : en observant ces souris«homozytoges», on déduit la fonctiondu gène, par la disparition de son activité.

Les souris homozygotes pour la muta-tion «Hoxa-2 nulle» ne sont pas viables(elles meurent dans les 24 heures aprèsla naissance), mais les biochimistes ontobservé que le gène muté a de profondesconséquences sur le développement dudeuxième arc branchial. Cette structurede l’embryon est responsable, chez lespoissons, de la formation d’une paire debranchies ; chez les mammifères, elle com-

mande la genèse de certaines structuressquelettiques de la face et du cou. Et chezles souris où le gène Hoxa-2 est muté, cer-tains éléments dérivés du deuxième arcbranchial, tel l’étrier de l’oreille moyenne(un des osselets) sont absents et rem-placés par d’autres os de l’oreille (l’en-clume et le marteau), normalement formésà partir du premier arc brachial.

L’inactivation du gène Hoxa-2 induitdonc une transformation homéotique deséléments squelettiques dérivés dudeuxième arc branchial en éléments dupremier arc. Diverses autres anomaliesont été observées : une fente dans lepalais empêche les souriceaux de téteret, plus généralement, les anomaliesmontrent que le deuxième et le premierarc branchial ont un programme mor-phogénétique commun. En l’absence dugène Hoxa-2, le deuxième arc bran-chial forme des structures identiques àcelles du premier.

APPARITION DE L’OSREPTILIEN

Mieux encore, un os que le second arcbrachial engendre chez les reptiles (le«palatocarré») apparaît chez les sou-ris mutées, alors qu’il est normalementabsent chez les mammifères, où l’en-clume a pris sa place au cours de l’évo-lution. Cette découverte intéresse lespaléontologues : les cellules ont unemémoire génétique des temps où les

mammifères n’existaient pasencore ; nos programmes géné-tiques ataviques restent présents,mais ils ne sont pas réalisés, carils ont été inhibés ou modifiés aucours de l’évolution.

Ces expériences livrent plusieursautres conclusions : tout d’abord,le premier et le deuxième arc bran-chial ont un programme génétiquecommun ; d’autre part, les «homo-logies», c’est-à-dire les ressem-blances entre séquences d’ADN, déjàconnues entre la drosophile etl’homme, par exemple, correspon-dent à des ressemblances de fonc-tion ; enfin le gène homéotiqueagit comme un gène qui effectueune sélection dans un programmede base.

Les études se poursuiventaujourd’hui par la réalisation demutations du gène Hoxb-2, sur undes quatre autres complexeshoméotiques. La séquence du gèneHoxb-2 ressemble à celle du gèneHoxa-2 ; il est probablement dérivédu même gène ancestral. Quellesanomalies engendra son inactiva-tion? Quelle structure ancestraleréapparaîtra-t-elle? ■■

Un reptiledans une sourisLa mutation d’un gène qui commande ledéveloppement d’un os de l’oreille, chez la souris,fait apparaître un os spécifique des reptiles.

Une souris mutante (à gauche) et une souris normale (àdroite). La flèche montre la partie externe de l’oreille,absente chez la souris mutante. En bas, les images mon-trent le palais des animaux : la fente palatine est restéeouverte chez la souris mutante.

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et surtout avec la température. Afin deconserver vivantes et immunogènes suf-fisamment de particules virales, le vac-cin doit être conservé au froid.

Afin de minimiser l’action de la tem-pérature, on cherche à stabiliser le vac-cin. Or, dans les années 1960, on a étudiéle comportement de divers organismes,tels des bactéries ou des virus, et on aconstaté qu’ils résistent bien aux tem-pératures élevées à condition d’être main-tenus dans de l’eau lourde. L’eau estessentiellement constituée de moléculesH2O ; toutefois, l’hydrogène, H, a unisotope, le deutérium, D, qui a un élec-tron comme l’hydrogène, mais dont lenoyau contient un neutron de plus quel’hydrogène ; l’eau usuelle contient unmélange d’H2O (à 99, 985 pour cent) etde D2O (à 0, 015 pour cent).

Des liaisons hydrogène s’établissententre atomes d’oxygène et d’hydrogènedu solvant et du soluté ; les liaisons entreatomes de deutérium et atomes d’oxy-gène sont plus fortes que les liaisonshydrogène. Plus les interactions sontnombreuses et fortes, plus la solutionest stable : c’est le cas lorsque les par-ticules virales sont en solution dans del’eau lourde pure.

LA FIN DE LACHAÎNE DU FROID

On connaissait déjà un autre stabilisa-teur, le chlorure de magnésium, etlorsque l’on mélange ce chlorure et del’eau lourde, on potentialise leur actionrespective ; on peut alors conserver levaccin pendant sept jours à 37 °C touten préservant son activité.

L’utilisation de l’eau lourde devraitentraîner un surcoût limité, de l’ordre de

20 pour cent, augmentationpartiellement compensée parles économies réalisées surla chaîne du froid. Après avoirpris un brevet sur cetteméthode, l’équipe de Pasteurteste aujourd’hui l’efficacité d’untel vaccin contre le virus de lafièvre jaune.

On peut espérer la dispa-rition de la poliomyélite dansle monde entier, mais la cou-verture vaccinale doit être opti-misée. Un vaccin efficace etstable, qui peut être conservéà température ambiante,devrait aider les médecins àvaincre ce fléau. En Chine, en1994, 80 millions d’enfants ontété vaccinés en deux jours ;un seul cas a été enregistréen 1995. Une telle campagnede vaccination de masse estprévue en Inde. ■■

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E n 1988, l’Organisation mondiale dela santé a déclaré que la polio-myélite pouvait être éradiquée d’icil’an 2 000. Pourquoi cette maladie

plutôt que la rage ou l’une des maladiesparasitaires responsables d’une morta-lité élevée? D’une part, parce que l’ondispose d’un vaccin et, d’autre part, parceque l’homme est le seul hôte. Malheu-reusement le vaccin risque d’être inac-tivé par la chaleur, surtout dans les zonestropicales, en Afrique, par exemple.L’équipe de Radu Crainic, de l’Institut Pas-teur, a découvert que l’utilisation d’eaulourde stabilise le vaccin.

Le virus de la poliomyélite résiste àl’acidité de l’estomac ; il se multiplie dansle pharynx et dans l’intestin, et est éli-miné dans les selles. Cette premièrephase de la maladie n’est accompagnéed’aucun signe clinique spécifique. Puis,après avoir proliféré dans l’intestin, levirus passe dans le sang. Normalement,la barrière hémato-encéphalique protègele système nerveux central contre lesmicro-organismes pathogènes, maisquand la virémie est trop élevée ou quecette barrière n’assure pas sa fonction,des virus s’introduisent dans le sys-tème nerveux central (cerveau et moelleépinière).

Un à deux pour cent seu-lement des personnes conta-minées par le poliovirus ontune atteinte neurologique : unedizaine de jours après la conta-mination, une paralysie brutales’installe. Les neurones por-tent des récepteurs sur les-quels se fixe le virus ; lorsqu’ilest à l’intérieur d’un neurone,le virus bloque tout mécanismecellulaire qui n’est pas indis-pensable à sa propre réplica-tion. Il «épuise» les ressourcesneuronales et détruit notam-ment les neurones des cornesantérieures de la moelle épi-nière, qui commandent le mou-vement.

Rejeté dans la nature, levirus disparaît progressive-ment, mais comme ce sont desdizaines de millions de parti-cules qui sont produites par un

même individu, des quantités notablesde virus, résistant aux conditions exté-rieures, persistent dans l’environnement.Dans les pays développés, les enfants,les plus exposés, sont systématiquementvaccinés. Le vaccin oral contient levirus vivant atténué qui se multiplie dansl’intestin comme le virus naturel. Il pro-voque seulement une infection intesti-nale, et déclenche les mécanismesimmunitaires. Comme le virus est atté-nué, il ne traverse pas la barrière hémato-encéphalique.

Pour éradiquer le virus, on doit res-pecter une bonne couverture vacci-nale, les conditions d’hygiène doiventêtre correctes et la promiscuité faible.Les pays nordiques ont ainsi réussi àéradiquer la maladie. En France, aucuncas n’a été enregistré depuis 1988. Dansle monde, on estime à 100 000 le nombred’enfants qui ont été atteints de polio-myélite avec séquelles en 1993, 50 000en Inde. Comment améliorer la couver-ture vaccinale? Pour que le vaccin soitefficace, il doit apporter entre 100 000et un million de particules virales vivantesatténuées.

Or, dans chaque dose vaccinale, laproportion de particules vaccinantes dimi-nue, une partie s’inactivant avec le temps

Vaccin plus stablecontre la polioIl est stabilisé par l’eau lourde.

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Les liaisons hydrogène (en pointillés) au sein d’une molécule ou entredeux molécules stabilisent les solutions. Ces liaisons stabilisa-trices sont plus fortes lorsque l’eau H20 (à gauche) est remplacéepar l’eau lourde, D20 (à droite) ; les liaisons deutérium (traits rosesépais) stabilisent le vaccin contre la poliomyélite, qui n’est plusdégradé par la chaleur.

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I l y a un peu plus de 200 ans, Lavoi-sier synthétisait de l’eau par com-bustion de l’hydrogène dans l’oxygène.Il découvrait là une réaction chi-

mique fondamentale, utilisée aujourd’huidans les moteurs cryogéniques des fuséeset considérée comme le vecteur d’éner-gie du XXIe siècle : la réaction dégage, parunité de masse, une énergie plus impor-tante qu’aucune autre réaction de com-bustion, de plus, sans pollution. À despressions de plusieurs dizaines de mil-liers d’atmosphères, les mélanges d’hy-drogène et d’oxygène ont toutefois despropriétés inattendues : en particulier, laréaction de formation de l’eau n’a pas lieuet, au-dessus de 76 000 atmosphères, lesmolécules forment un alliage solide dansla proportion de trois molécules d’oxygènepour quatre d’hydrogène.

Nous avons comprimé, à tempéra-ture ambiante, des mélanges d’oxygèneet d’hydrogène en diverses proportions,dans une presse à enclumes de diamant.Les faibles volumes utilisés limitent lesrisques liés à d’éventuelles explosions.

La presse à enclumes de diamant, miseau point il y a une quinzaine d’années,est un instrument inégalé de recherchesur les hautes pressions. Le diamantest transparent aux rayonnements élec-tromagnétiques : en analysant la lumièreinfrarouge d’un laser qui traverse l’échan-tillon, nous avons mesuré les énergiesde vibration intramoléculaires, caracté-ristiques de chaque molécule.

Jusqu’à plus de 80 000 atmosphères,seules des molécules d’oxygène et d’hy-drogène ont été détectées, mais pas d’eauni de peroxyde d’hydrogène, les deux pro-duits possibles d’une réaction chimique.En outre, on observe les mêmes transi-tions de phase à la montée et à la des-cente en pression, même après un moisde stabilisation. La vitesse de combus-tion de l’hydrogène devient très lente souspression. Contrairement à ce qui était cou-ramment admis, la réactivité des mélangesd’hydrogène et d’oxygène diminue avecl’augmentation de la pression.

Lorsque la pression augmente, onobserve des transitions de phase du

mélange (il ne s’agit pas de réactions chi-miques). Trois solides peuvent se former,pour des compositions différentes dumélange : l’oxygène, l’hydrogène et uncomposé de ces deux molécules. Lesvaleurs de la pression lors des passagesentre les différents états (fluide homo-gène, équilibre entre un solide et le fluide,et équilibre entre deux solides), pourdifférentes concentrations, et la mesuredu rapport des volumes des phases enéquilibre nous ont permis de construirele diagramme de phases.

UN SOLIDE DEVAN DER WAALS

Nous avons aussi déterminé la concen-tration en oxygène du solide composé :environ 42 pour cent. Ce solide n’est pasun composé chimique, au sens classiquedu terme : sa cohésion n’est pas assu-rée par des liaisons covalentes, ioniquesni métalliques, mais par les forces àcourte distance de van der Waals. Nousn’avons pas encore déterminé sa struc-ture cristalline : les expériences de dif-fraction des rayons X, sous le fort fluxd’un rayonnement synchrotron, ontentraîné sa transformation en eau. Àhaute pression l’alliage est donc uneforme métastable des mélanges d’oxy-gène et d’hydrogène : l’eau reste la formethermodynamiquement la plus stable,comme le graphite est la forme la plusstable du carbone malgré la formationde diamant à haute pression. La méta-stabilité de l’alliage proviendrait de la dif-ficulté de la réaction en chaîne, quirégit la combustion à basse pression, àse propager lorsque les distances inter-moléculaires sont proches du diamètredes molécules.

Cette découverte permettra de mieuxcomprendre la chimie sous pression, enparticulier celle qui se produit à l’inté-rieur des planètes géantes gazeusestelles Jupiter, Saturne ou Neptune.Les conditions thermodynamiques y per-mettraient l’existence de composés devan der Waals, constitués de moléculessimples telles l’oxygène, l’hydrogène oule méthane, qui seraient les constituantsde base de ces planètes, comme les sili-cates dans les planètes telluriques.

Utiliserons-nous l’alliage d’hydrogèneet d’oxygène comme propergol ou pourstocker de l’énergie? De telles applica-tions dépendent de la pression au-des-sus de laquelle ce composé est stableà une température donnée. Il est encou-rageant de constater qu’à la températurede l’azote liquide, 77 kelvins, cette pres-sion est réduite à 5 000 atmosphères.

Paul LOUBEYRE et René LE TOULLECLaboratoire de physique des milieuxcondensés, CNRS, Université Paris 6

La combustionapprivoiséeUn composé inattendu d’hydrogène et d’oxygèneapparaît à haute pression.

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FLUIDE ETHYDROGÈNE

SOLIDE FLUIDE,HYDROGÈNE SOLIDE

ET ALLIAGE

Les mélanges d’hydrogène et d’oxygène ne réagissent pas à haute pression. On observel’apparition de différentes phases, dont la composition dépend de la pression et de la pro-portion d’oxygène. Au-dessus de 76 000 atmosphères, un alliage se forme : il contient troismolécules d’oxygène pour quatre molécules d’hydrogène.

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A vant que les mathématiciens n’étu-dient le problème, le choix de latechnique de laçage relevait desdiscussions de type gullivérien où

les grosboutistes s’opposent aux petits-boutiens pour la manière de manger lesœufs à la coque. Fallait-il utiliser la tech-nique en zigzag (a), le laçage tous lesdeux trous (b) ou la technique rapide (c)?

Le problème était-il bien posé? Com-ment comparer les laçages? Le mathé-maticien John Halton, de l’Université deCalifornie à Berkeley, a examiné la ques-tion du point de vue de la longueur de lacetutilisée (Mathematical Intelligencer,automne 1995). Existait-il une réponse uni-verselle quel que soit l’écartement desœillets et leurs nombres? Oui, répond JohnHalton avec force en s’appuyant résolu-ment sur des graphiques et l’inégalité tri-angulaire, selon laquelle la somme deslongueurs de deux cotés d’un triangle estsupérieure à la longueur d’un côté.

Le laçage le plus économique quantà la longueur est le laçage en zigzag (a).Le plus mauvais le laçage rapide utilisédans les magasins de chaussures (c). Etle problème est totalement résolu : il estprouvé que le laçage en zigzag est le moinslong possible des laçages imaginables,et le seul à posséder cette propriété...

Qui a affirmé que les mathématiciensne s’intéressaient pas au concret?

Le laçageélucidéLe laçage en zigzag est le plus court.

a

b

c

Les différents types de laçage, en zigzag(a), laçage tous les deux trous (b) et laçagerapide (c). Le laçage a est le plus court.

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L ’allure des dinosaures sauropodesnous est familière : ces herbivoresquadrupèdes au long cou et à lalongue queue, qui répondent aux

doux noms de Diplodocus ou de Bra-chiosaurus, ont envahi les livres pourenfants. Le cou allongé de ces ani-maux fait toutefois l’objet de représen-tations fantaisistes, montrant deuxsauropodes tendrement enlacés par lecou, tels les serpents d’un caducée,ou, pour répondre à une contrainte demise en page, l’ensemble du corps ins-crit dans un S esthétique. Des squelettesmal montés de ces animaux sont aussiprésentés dans des expositions : les ver-tèbres de certains dinosaures sont désar-ticulées pour suivre la courbe éléganteen col de cygne imposée par une arma-ture métallique. Selon l’étude anatomiqueet biomécanique, les sauropodes étaientplutôt des animaux lents dont le cou, àl’horizontale, leur permettait de brouterla végétation à des hauteurs intermé-diaires. Ils avaient développé des sys-tèmes originaux de circulation sanguineet de respiration.

Avec John Martin, du Muséum de Lei-cester, et Dino Frey, du Muséum de Karls-ruhe, nous avons étudié l’anatomie desvertèbres cervicales des sauropodes etles propriétés biomécaniques desmuscles et des ligaments du cou. Les

côtes cervicales allongées, des baguettesosseuses qui naissent à la face ven-trale des vertèbres cervicales et lon-gent le cou, en assuraient la rigidité. Danscertains cas, ces côtes se prolongent surles deux ou trois vertèbres suivantes etse superposent à celles de ces vertèbres.Chez les genres de sauropodes à coutrès long, tel Mamenchisaurus, où le coumesure 11 mètres de long pour une lon-gueur totale de 22 mètres, la mobilitédevait être très réduite et le cou relati-vement rigide. Chez les genres au coumoins allongé, la mobilité était peut-être plus grande.

Le cou était soutenu par un sys-tème ventral faisant intervenir les côtescervicales et le puissant réseau deligaments qui les relie. Un tel systèmemaintient l’ensemble du cou du croco-dile actuel. Le cou des sauropodes secomportait comme une poutrelle. Lastructure osseuse des vertèbres cervi-cales allie légèreté et résistance : l’éco-nomie de matériaux permet l’allégementde la structure.

La plupart des sauropodes auraientporté le cou horizontalement ; ils accé-daient à la végétation comprise entre leniveau du sol et cinq mètres de haut envi-ron. Toutefois, Brachiosaurus et les autresbrachiosauridés, dont les longs membresantérieurs imposent à la colonne verté-

brale une courbure proche de celle quel’on observe chez la girafe, auraient euun port plus redressé.

UNE AGILITÉ LIMITÉE

Nous avons évalué la locomotion dessauropodes à partir de celle de grandsanimaux actuels. L’observation dudéplacement des éléphants donne unelimite supérieure de la vitesse de cours :les sauropodes auraient marché, oucouru lentement. Étaient-ils agiles,capables de se tenir sur leurs membrespostérieurs pour atteindre une végé-tation élevée? La vision séduisante d’unanimal d’une vingtaine de mètres delong dressé sur ses pattes postérieuresest contredite par la résistance desmembres : ils seraient soumis à descontraintes trop fortes. Hormis dans lescirques, les éléphants adoptent rare-ment une position bipède ; la bipédiene nous semble pas non plus un com-portement fréquent des sauropodes,même si elle pouvait se produire, lorsde l’accouplement par exemple.

Quels systèmes circulatoire et respi-ratoire permettaient aux sauropodes devivre avec un cou aussi long? Commentle sang arrivait-il au cerveau et com-ment la pression sanguine était-elle adap-tée aux changements de position? Chezla girafe, une importante hypertensionassure l’apport sanguin au niveau céré-bral. Dans le cas des sauropodes, unetelle solution aurait nécessité un systèmecardiaque très volumineux pour pomperun flot continu de sang. Des vaisseauxcontractiles, propulsant le sang de procheen proche tout le long du cou, sont plusprobables. La membrane alaire deschauves-souris contient de tels vaisseauxcontractiles.

Le type de respiration que l’on ren-contre chez les mammifères présen-terait, pour un cou très long, unphénomène d’espace mort. Ce phé-nomène empêche de plonger avec untuba de plusieurs mètres de long : l’airexpiré, qui contient surtout du dioxydede carbone, ne sort pas du tuba et estréinspiré par le plongeur qui s’asphyxieprogressivement. Le système respira-toire des oiseaux, en revanche, ne subitpas l’effet d’espace mort : l’air inspiréest stocké dans des sacs aériens,d’où un flux d’air constant alimente lepoumon. Une partie des sacs aériensest contenue dans les os, à structurealvéolaire. Comme de nombreux os dessauropodes ont une structure alvéo-laire, leur système respiratoire res-semblait probablement à celui desoiseaux.

Valérie MARTIN-ROLLANDMusée des dinosaures, Espéraza

Un problème de couLe cou des sauropodes n’était ni souple ni mobile.

Le cou des sauropodes était rendu rigide par les côtes cervicales allongées, des baguettesosseuses qui naissent sur la face ventrale des vertèbres cervicales. Les reconstitutions quimontrent de tels animaux avec un cou en col de cygne (en rose) sont purement fantaisistes.

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physiciens des particules ont émis unjet de xénon à travers le faisceau d’an-tiprotons du LEAR. À proximité du champélectrique des noyaux de xénon, les anti-protons peuvent convertir une partie deleur énergie en une paire électron-posi-ton. C’est un processus dont la sectionefficace (la probabilité d’interaction) estproportionnelle à la quantité de mouve-ment des antiprotons. Pour rendre cettequantité maximale, on utilise des anti-protons qui possèdent une vitesse égaleaux 9/10 de la vitesse de la lumière.

Il est arrivé, lorsque la vitesse d’un posi-ton était suffisamment proche de celle d’unantiproton incident, que les deux antipar-ticules s’unissent et forment ainsi un atomed’antihydrogène. La probabilité, pour unantiproton traversant le jet de gaz, de for-mer un atome d’antihydrogène est de 10–20.

Durant les 15 heure qu’a duré l’expé-rience, seuls 11 événements ont été enre-gistrés comme étant produits par desatomes d’antihydrogène. Les atomes syn-thétisés de cette manière étant neutres,ils n’étaient pas courbés par le champmagnétique des aimants du LEAR et ontsubsisté durant 40 milliardièmes deseconde avant de percuter le détecteur,situé dix mètres plus loin. Dans ce der-nier, les atomes d’antihydrogène se cas-saient. D’une part, chaque positons’annihilait avec un électron du siliciumformant deux photons d’énergie égale à0,511 million d’électronvolts émis dansdes directions opposées et détectés encoïncidence ; d’autre part, comme leproton détecté possède bien l’énergiemaximale du faisceau, on discriminait entrela formation d’antihydrogène et l’annihi-lation d’un antineutron, une autre anti-particule créée par ce mécanisme. Le bruitrésiduel était de deux événements.

Isolés de la matière, les atomes d’an-tihydrogène devraient être aussi stablesque l’hydrogène ordinaire. Malheureu-sement, leur brève durée de vie rend irréa-lisable toute expérience sur les propriétésde ces atomes d’antimatière : on ne saitpas les ralentir sans les casser.

En revanche, d’autres méthodes decréation sont envisagées. En particu-lier, des physiciens espèrent ralentir suf-fisamment des antiprotons en tirant lefaisceau à travers une série de feuillesmétalliques. Ainsi, on pourrait les confi-ner dans des pièges électromagnétiqueset les combiner avec des positons pié-gés de la même manière. Si les propriétésdes atomes d’antimatière venaient àdifférer de celle de la matière et, en par-ticulier, si leur spectre n’était pas iden-tique (ce qui pourra se vérifier avec uneprécision extrême), le Modèle stan-dard, qui est la théorie de physique desparticules la plus aboutie aujourd’hui,devrait être révisé. ■■

D epuis les années 1950, on sait quechaque particule possède une anti-particule, son équivalent d’anti-matière. Mises en présence,

particule et antiparticule s’annihilent enlibérant de l’énergie. Dans la théorie duBig Bang, l’Univers primordial contenaitplus de matière que d’antimatière. Ce sur-plus n’ayant pas trouvé d’antimatière pours’annihiler, il a subsisté et constitue lamatière ordinaire de l’Univers actuel.Quelle est l’origine de cette dissymétrieprimordiale? L’antimatière a-t-elle un com-portement similaire à celui de la matière?Toutes ces questions sont encore sansréponse, mais, en synthétisant, au CERN,neuf atomes d’antihydrogène, une équipede physiciens allemands, italiens et suissesvient d’entamer l’exploration de la Clas-sification périodique des «anti-éléments».

Imaginons un miroir qui inverseraitla charge des particules. Le positon,découvert dans le rayonnement cosmiqueen 1932, est l’image dans ce miroir del’électron : il possède exactement la mêmemasse, mais sa charge est positive etsa parité est inversée (le miroir inversela gauche et la droite). Découvert dans

un accélérateur de particules en 1955,l’antiproton possède une charge néga-tive et a une parité opposée à celle duproton. De même que les particules for-ment des atomes de matière, on pensaitque les antiparticules formeraient desatomes d’antimatière. Pour l’atome le plussimple, l’hydrogène, un unique électrongravite autour d’un seul proton tandis quepour l’atome d’antimatière le plus simple,l’antihydrogène, un positon graviteraitautour d’un antiproton. Alors que l’on adéjà créé ou observé les antiparticulesde nombreuses particules connues, aucunatome d’antimatière n’avait été observé.

Aujourd’hui, non seulement on saitproduire des antiprotons en quantité,mais, on sait également les stocker. AuCERN des antiprotons sont produits parcollision de protons sur des fils métal-liques. Ils sont stockés dans un anneau,le LEAR (l’acronyme de low energy anti-proton ring soit «anneau d’antiprotonde basse énergie»). Dans cet anneaucarré de 20 mètres de côté, aux anglesarrondis, un paquet contenant 10 mil-liards d’antiprotons est stocké durant plu-sieurs heures. En octobre 1995, les

La portede l’antimondePour la première fois, des physiciens créent des atomes d’antimatière.

10 MÈTRES

JET DE XÉNON

AIMANTS

AIMANTS

DÉTECTION

DU POSITON

DÉTECTION DEL'ANTIPROTON

On tire un jet de xénon sur des milliards d’antiprotons qui tournent dans le LEAR. La colli-sion entre les antiprotons et le xénon peut créer un positon qui possède la vitesse adéquatepour se mettre en orbite autour de l’antiproton. Un atome d’antihydrogène est ainsi créé quiva sortir de l’anneau et être cassé dix mètres plus loin, en rencontrant une cible de sili-cium. Dans cette dernière, le positon émet deux photons dans des directions opposées,tandis que l’antiproton poursuit et est détecté dans une chambre à fils.

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D epuis près de cinq siècles, l’ori-gine de la syphilis vénérienneest une question vivement débat-tue. Les textes de la fin du XVe

siècle et de la première moitié du XVIe

siècle décrivent l’explosion épidémiqued’une maladie aiguë, mortelle, très conta-gieuse et de transmission vénérienne,peu après le retour triomphal de l’amiralColomb à Barcelone, en 1493 ; ce mals’est ensuite rapidement propagé à tra-vers toute l’Europe. Ces deux événements– la découverte d’un monde nouveau etl’apparition simultanée d’une maladieen apparence nouvelle – ont été asso-ciés par certains médecins de l’époque,d’autres prétendant que la maladie étaitdéjà présente avant le premier voyage :le débat était né et ces deux théories n’ontcessé de s’opposer.

Le modèle de l’origine américainede la maladie a progressivement acquisune valeur de théorie officielle. Deux pilierssoutiennent ce dogme : l’apparente explo-sion en Europe d’une maladie qui sem-blait inconnue auparavant et l’absenced’ossements antérieurs à la date fatidiquede 1493 et présentant des signes indis-cutables de syphilis osseuse. Au contraire,les cas paléopathologiques décrits dansle Nouveau Monde abondent.

Un demi-millénaire après le retourdu premier voyage du grand amiral de lamer océane, une découverte relance le

débat : Marc Borréani, Jean-Pierre Brunet Michel Pasqualini, du Centre archéo-logique du Var, ont mis au jour, à Coste-belle, dans le Var, un habitat rural antiqueet une nécropole dont une sépulture duIVe siècle de notre ère contient les restesosseux parfaitement conservés d’unefemme enceinte, avec le squelette de sonfœtus encore en place dans la cavitépelvienne.

Le squelette de la mère présentequelques lésions osseuses qui évoquentune probable infection. Le squelette fœtal,âgé d’environ sept mois, est quasimentcomplet et présente un ensemble delésions osseuses d’origine infectieuse.Ces lésions diffuses sont localisées sur lavoûte crânienne, sur la face et sur les oslongs. Après avoir examiné les très raresmaladies susceptibles de provoquer deslésions ostéo-articulaires chez un fœtusde sept mois, nous avons conclu que laseule maladie associant l’ensemble deces lésions ne pouvait qu’être une syphi-lis congénitale précoce, conséquenced’une contamination in utero de l’enfant.

La découverte de Costebelle a été pré-sentée et analysée à plusieurs reprises, et,au cours du Colloque international de Tou-lon L’origine de la syphilis en Europe –avant ou après 1493?, nous avons décou-vert que le fœtus de Costebelle n’est pasun cas isolé : de nouvelles données ostéo-archéologiques plaident pour l’existenced’une tréponématose en Europe avant 1493(les Tréponèmes sont les micro-orga-nismes responsables de la syphilis, mala-die vénérienne et de deux autres formesnon vénériennes, le pian et le béjel).

En Italie, en France et en Angle-terre, des anthropologues ont identifiédes lésions qui évoquent des infectionsà Tréponèmes sur des squelettes desanciennes colonies grecques de Méta-ponte et de Héraclée (Italie, VIe-IIIe sièclesavant notre ère), dans une nécropole duBas-Empire de Lisieux, dans le Calvados(contemporaine de celle de Costebelle),et dans deux sites d’époque médiévale,en Angleterre, antérieurs à 1493.

Par ailleurs, les données du Nou-veau Monde ont été révisées : si les tré-ponématoses faisaient bien des ravagesen Amérique précolombienne, il s’agissait,probablement, d’une maladie non véné-rienne. Les signes indiscutables de la syphi-lis vénérienne, telles des lésions dentairesdues aux infections congénitales, sont pré-sents seulement sur les squelettes pos-

térieurs à la conquête : la syphilis véné-rienne y aurait été introduite par les Euro-péens ou par les esclaves africains.

La syphilis, le béjel et le pian sont toustrois responsables de lésions osseusestrès semblables. Pour les deux formesnon vénériennes, le contact avec le Tré-ponème a lieu dès l’enfance ; l’immu-nité acquise précocement empêcheraitles contaminations fœtales, que l’onobserve seulement lors d’une infectionvénérienne chez la femme enceinte : l’at-teinte congénitale est spécifique de lasyphilis vénérienne.

UNE ORIGINE AFRICAINE?

Si les récentes découvertes plaident enfaveur de l’existence d’une infection àTréponèmes dans l’Ancien Monde avant1493, on ignore encore s’il s’agissait d’uneforme vénérienne. L’atteinte congénitalede Costebelle semble fournir un argu-ment pour une transmission vénérienne.L’amplification de matériel génétique bac-térien, par PCR, à partir d’ossementsanciens devrait permettre aux anthro-pologues de préciser leur diagnostic.

L’épidémie de 1493 a été particuliè-rement meurtrière : cette virulence tient-elle seulement à une absence d’immunitédes populations européennes face à ungerme qui semblait pourtant pré-exister?L’équipage de Colomb aurait-il rapportéune autre maladie, de contaminationvénérienne, de gravité extrême, et quiaurait disparu au bout de quelques décen-nies? La date de 1493 est-elle biencelle du début de l’épidémie de «grosse

Syphilis en EuropeElle y aurait été présente dès l’Antiquité.

Squelette du fœtus de Costebelle, présen-tant de nombreuses lésions osseuses, attri-buées à une syphilis congénitale précoce.

Homme atteint de «grosse vérole» (gravuresur bois d’Albrecht Dürer, datant de 1490).

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vérole», bien que des cas aient été rap-portés avant cette date? Dès lors, cetteépidémie n’aurait pas déferlé sur l’Eu-rope à partir des Amériques, avec l’équi-page de Colomb, mais elle aurait étéintroduite, vers 1460, dans la péninsuleibérique par les marins portugais fré-quentant les côtes africaines.

L’explosion de l’épidémie de la findu XVe siècle et le retour de Colomb neseraient alors que pure coïncidence, etl’Afrique serait le berceau de toutes lestréponématoses. On a récemment mon-tré que des restes fossiles d’Homo erec-tus africains portent des lésions osseusesdues à une tréponématose qui ressembleau pian. Ainsi, cette maladie humaineaurait plus de un million d’années.

L’hypothèse d’un foyer africain conco-mitant des premières migrations humainesexpliquerait une diffusion en Asie et enAmérique ; on devrait donc trouver lesdiverses formes de tréponématosesrépandues partout dans le monde depuisla Préhistoire. Une origine africaine pour-rait expliquer les poussées limitées destréponématoses en Europe dans l’Anti-quité. Rappelons que dès le VIe siècleavant notre ère, les Phéniciens, puis lesCarthaginois et les Grecs ont exploréles côtes de l’Afrique occidentale, au moinsjusqu’en Mauritanie ; plus tard, sous l’Em-pire romain, les contacts avec l’Afriquenoire se multiplièrent, aiguillonnés parla recherche de l’or, d’épices, d’animauxsauvages destinés à l’amphithéâtre etd’esclaves africains.

L’absence de cas entre la fin del’Antiquité et la fin du Moyen Âge peuttenir à une absence de recherche sys-tématique, mais elle peut également êtreliée à la conjonction de plusieurs phé-nomènes : l’interruption des relationsdirectes avec l’Afrique noire à la fin del’Empire ; le ralentissement, puis l’arrêtpresque total du grand commerce médi-terranéen après le VIIe siècle ; la fortedépopulation due aux désordres éco-nomiques et militaires et à des épidémiesde peste au VIe siècle ; le renouvellementdes populations par des peuples venusdes pays froids et de l’Orient, apparem-ment non porteurs de tréponématoses.Le développement des recherches euro-péennes, autorisé par la rupture dudogme colombien, pourrait, dans un ave-nir proche, permettre de compléter nosconnaissances sur l’histoire des infec-tions à Tréponèmes en Europe.O. DUTOUR et G. PÁLFI - CNRS URA 164

Faculté de médecine de MarseilleJ.-P. BRUN, Centre archéologique du Var

L’origine de la syphilis en Europe, avant ouaprès 1493? Centre archéologique du Var,1994, Éditions Errance.

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L e Laboratoire australien de santéanimale fait circuler dans le mondeentier une lettre surprenante : ilpropose à tout scientifique spé-

cialiste de pathogènes, de parasites oude maladies des amphibiens de colla-borer à «un important projet internatio-nal : contrôler, voire supprimer lespopulations de crapauds de la cane àsucre». Le laboratoire étudie déjà lespathogènes bactériens, et il souhaiteavoir accès à d’autres souches bacté-riennes, virales, fungales... mortellespour les amphibiens. Le pullulementde l’animal a, certes, de quoi déplaire,mais les mesures employées sont-elles judicieuses?

Originaire d’Amérique du Sud, le cra-paud de la cane à sucre, Bufo marinus,est le plus grand représentant du genreBufo, avec un corps de longueur par-fois supérieure à 30 centimètres. Connude longue date pour sa voracité, il a étéplusieurs fois introduit, notamment enFloride, en Louisiane et dans diversesîles des Caraïbes ou du Pacifique, pourlutter contre les pullulations d’insectes.En 1932, un rapport sur les résultatsencourageants obtenus à Porto Rico per-

suade les planteurs de cane à sucre aus-traliens de son utilité, leurs plantationsétant ravagées par deux espèces de han-netons. Malgré quelques protestationslocales, une centaine d’individus sontrelâchés en 1935 dans une dizaine deplantations disséminées sur mille kilo-mètres de la côte Est. Rapidement, l’ex-périence est, du point de vue desplanteurs, un échec : Bufo marinus nepeut escalader les tiges de cane, où sedéveloppent les insectes ravageurs.Dédaignant ces proies inaccessibles etun milieu dont le couvert végétal ne luiconvient pas toute l’année, il quitte lesplantations et envahit la côte du Queens-land. Vorace et opportuniste, il mangeaussi bien des insectes que des amphi-biens, des lézards, des serpents et,même, de petits marsupiaux. Très résis-tant, il s’accommode de tous les milieux,des prairies aux dunes côtières, desforêts aux faubourgs des cités. Bufomarinus prolifère et, 40 ans après sonintroduction, il occupe près d’un demi-million de kilomètres carrés. Là où il s’ins-talle, les espèces à qui il dispute lesaliments ou les sites de ponte dispa-raissent, ainsi que la plupart des pré-

dateurs habituels des amphibiens ... quimeurent empoisonnés : le venin qu’ilexsude violemment lorsqu’on le saisitest si puissant qu’il cause des troublesgraves, voire mortels. Dépourvu de pré-dateur (seul le serpent Amphiesma mai-rii semble le chasser occasionnellement),très prolifique, il pullule, fragilisant desespèces endémiques sensibles. Enfin ilgêne les habitants, qui subissent régu-lièrement ses invasions et les appelsincessants des mâles, en période dereproduction.

La décision du Laboratoire austra-lien de santé animale a donc quelquesfondements, mais elle inquiète : Bufomarinus étant le seul représentant dugenre Bufo en Australie, l’agent patho-gène choisi ne sera sans doute pas spé-cifique de l’espèce, de sorte qu’unindividu contaminé, qui réussira à gagnerun autre continent, risquera de propa-ger une épidémie. Même si l’exploitsemble biologiquement inconcevable(Bufo marinus, contrairement à ce qu’in-dique son nom, ne survit pas aux bainsd’eau de mer), des introductions plus oumoins volontaires d’animaux pourraientêtre désastreuses.

Or de telles introductions sauvagesd’amphibiens ne sont pas rares, et ladernière en date semble avoir eu lieuen France : on rencontrerait en effet,dans la région de Bordeaux, des gre-nouilles dont le corps atteindrait unevingtaine de centimètres de long, à l’ap-pétit féroce et capables de capturer depetits mammifères. L’introduction decette grenouille taureau, Rana cates-baiana, ne constitue pas une tentativebiologique, mais serait le fait d’un tou-riste qui aurait rapporté quelques spé-cimens d’un voyage en Amérique. Lagrenouille taureau qui, comme la gre-nouille verte européenne, est très liéeau milieu aquatique, semble s’être fortbien adaptée ; son aire de répartitions’étend, et l’on craint que les faunesde grenouilles locales pâtissent de saconcurrence.

Saurons-nous tirer à temps les leçonsde la triste histoire de Bufo marinus ;ayant appris à mesurer les conséquencesd’une introduction malheureuse, serons-nous plus prudents? L’exemple de lavente, toujours légale en France, de «tor-tues de Floride», dont on sait le dangerqu’elles représentent, ou la récente déci-sion de l’Australie d’introduire une nou-velle espèce de scarabée, afin d’éliminerles déjections canines des plages, déno-tent une même vision à court terme etn’incitent guère à l’optimisme.

Sylvain DUFFAUDLaboratoire de paléontologie des

vertébrés et de paléontologie humaine, Université Pierre et Marie Curie, Paris VI

Un crapaudenvahisseurAprès l’avoir introduit sciemment, des biologistesaustraliens envisagent de l’éradiquer.

Le crapaud Bufo marinus envahit l’Australie. Ici deux animaux s’accouplent.

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E n 1994, Richard Lerner et sescollègues de la Clinique Scrippsont isolé du liquide céphalo-rachi-dien de chats privés de sommeil

pendant 22 heures une molécule forméed’un long acide gras (une chaîne dontle squelette est composé seulementd’atomes de carbone, liés à des atomesd’hydrogène), terminé par un groupeamide. Après une difficile analyse chi-mique, l’administration à des animaux delaboratoire d’une molécule conforme àla formule identifiée a provoqué le som-meil. On a alors montré que la molé-cule est rapidement dégradée, dans lecerveau, en acide oléique.

Ainsi se confirme une intuition duFrançais Henri Piéron, qui, au débutdu siècle, avait postulé l’existence d’unesubstance somnifère endogène, qui s’ac-cumulerait progressivement au coursde la journée, déclencherait le som-meil au-delà d’un seuil de concentrationet serait détruite lors du sommeil (Pié-ron avait recueilli du liquide céphalo-rachidien de chiens qui avaient été privésde sommeil, et l’avait injecté dans le cer-veau d’autres chiens, obtenant leurendormissement dans les deux à sixheures).

Toutefois la découverte de R. Ler-ner ne résout pas le problème de l’en-dormissement. Il y a une trentained’années, Michel Jouvet étudiait déjàdes molécules analogues, mais beau-coup plus courtes (quatre atomes de

carbone au lieu de 17, sur le squelette),qui provoquaient le sommeil paradoxal(caractérisé par des mouvements ocu-laires rapides) chez le chat, et, depuis,les physiologistes ont découvert denombreuses molécules qui induisent unsommeil analogue au sommeil natu-rel, avec les alternances de sommeilparadoxal et de sommeil léger : la pros-taglandine D, le peptide somnifère delta,l’interleukine 1, l’interféron alpha 2, lasérotonine, le facteur de nécrose destumeurs... Simultanément on observaitque les barbituriques et l’alcool éthy-lique, au contraire, suppriment le som-meil paradoxal, et que lesbenzodiazépines réduisent le som-meil léger. Des centres cérébraux variéssont activés par les diverses sub-stances, et des injections de composésqui bloquent les récepteurs de ces der-nières, ou inhibiteurs, provoquent desinsomnies.

L’amide découvert par R. Lerner etses collègues n’est-il qu’une moléculede plus dans la longue liste des som-nifères endogènes? Selon Jean-PierreSastre, de l’Université Claude Bernard,à Lyon, la molécule marque une nou-velle étape dans l’étude de ces com-posés : après 30 ans d’éclipse, leslipides réapparaissent en physiologiedu sommeil (les acides gras sont deslipides). En outre, W. Dement et sescollègues ont observé qu’un autre amideacide carboxylique à longue chaîne sus-cite les mêmes réactions physiologiqueset comportementales que la moléculeactive de la marijuana et du haschisch,dont la structure est différente. On saitque les membranes cérébrales peuventsynthétiser ce nouvel amide à partir desmolécules de phospholipides qui consti-tuent les membranes cellulaires, desorte que, si l’on a perdu l’espoir detrouver un centre du sommeil unique,dans le cerveau, on espère néanmoinsélucider une voie de biosynthèse d’unemolécule somnifère de l’organisme.

Moléculede sommeilDes lipides synthétisésdans le cerveau sontdes narcotiques.

AC

TIV

ITÉ

CO

RT

ICA

LE

HEURES1 2 3

Une molécule constituée d’un long acide gras (les boules noires représentent les atomesde carbone) et d’un groupe amide (à gauche) est somnifère. Elle provoque un sommeil nor-mal, avec une alternance de phase de sommeil léger et de sommeil paradoxal (en orange).

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L es chimistes ont cru que le micro-scope à effet tunnel, inventé parH. Rohrer et G. Binnig, aux Labo-ratoires de recherche IBM à Zurich,

réaliserait un vieux rêve : leur montrerles molécules avec une résolution quasiatomique. Pourtant l’étude de moléculesmême simples les a surpris : le benzène,molécule hexagonale, est apparu sousla forme d’un motif triangulaire, l’éthy-lène, qui comprend deux atomes decarbone, ne montre qu’une bosse dansl’image. Alors?

Alors les physiciens ont progressi-vement compris que le microscope à effettunnel ne fournit pas une image de laforme des molécules, mais une repré-sentation complexe de leur structure élec-tronique. Le problème de l’interprétationdes images a limité son application à lachimie jusqu’à ce que, récemment, destechniques de simulation permettent d’in-terpréter ces images et de comprendrecomment l’aspect du motif moléculaireest relié à la structure et à la nature chi-mique des molécules étudiées.

Dans les nouveaux microscopes àeffet tunnel, une pointe très fine (quelquesatomes de diamètre à l’extrémité) estapprochée d’un échantillon, de sortequ’un courant électrique «tunnel»

s’écoule entre la pointe et le matériau :en mesurant ce courant, qui augmentequand la pointe se rapproche de l’échan-tillon, on détermine le relief de ce der-nier. Par un balayage de la pointeau-dessus de la surface, on obtientdes cartes de l’objet étudié.

Ces cartes ne représentent pas exac-tement le relief atomique, car ce sont des«vues électroniques», qui dépendent àla fois de la géométrie des surfaces etde la probabilité de présence, sur lapointe, des électrons de conduction issusdu matériau. Ainsi S. Chiang et ses col-lègues du Centre de recherche IBMd’Almaden ont étudié un arrangementordonné de molécules de benzène (molé-cule hexagonale) sur du rhodium : chaquemotif observé représentait une moléculede benzène, mais il comportait trois lobesarrangés en triangle équilatéral, avec unepetite dépression en son centre. Pour-quoi ne voyait-on pas plutôt un hexagoneà six lobes?

Paul Weiss et Don Eigler, égalementà Almaden, ont obtenu des images dela même molécule, mais isolées sur unesurface de platine (voir la figure 1) : unepremière image ressemble à celle quiavait été obtenue par S. Chiang, avectrois bosses en triangles ; une deuxième

image est une simple bosse ; et la troi-sième est comme un volcan cylindrique,avec une petite dépression à son som-met. Le même problème d’images mul-tiples et difficiles à interpréter se posepour le monoxyde de carbone.

DES ÉLECTRONSPROPAGÉS

Afin d’explorer de tels mystères, Chris-tian Joachim, du CNRS à Toulouse, etnous-mêmes avons mis au point uneméthode de simulation numérique quicalcule le courant tunnel entre une pointeet une surface où a été placée une molé-cule. Nous considérons que le couranttunnel résulte de la diffusion des élec-trons et nous calculons la probabilité queces électrons soient réfléchis ou trans-mis dans l’espace pointe-surface. Ainsique le montre la figure 2, nous repré-sentons l’échantillon comme la répéti-tion semi-infinie d’une cellule de base,avec au-dessus une couche de surfaceet la molécule. La pointe est constituéepar un agrégat (4 à 13 atomes), sur-monté par d’autres répétitions de lacellule de base. On «recolle» les extré-mités gauche et droite afin d’éviter leseffets de bord.

À cette échelle, la nature quan-tique des phénomènes impose de cal-culer la probabilité de transmission àpartir de la fonction d’onde associée auxélectrons de conduction. Pour simplifierle calcul, on utilise des «propagateursspatiaux», qui permettent, quand onconnaît la fonction d’onde d’un électronsur une partie du système, d’obtenirde proche en proche la valeur de la fonc-tion d’onde sur la totalité de celui-ci.Cette approche permet de déterminerla valeur du courant tunnel tout en évi-tant de résoudre complètement l’équa-tion de Schrödinger. On effectue alorsun balayage de la pointe au-dessus dela surface, à l’identique de la procé-dure expérimentale, calculant le cou-rant tunnel à chaque position pourconstituer l‘image simulée.

Par notre programme, nous avons cal-culé les images correspondant à de nom-breuses observations : atomes de soufresur des surfaces de rhénium et de platine,molécules de benzène sur du rhodium,monoxyde de carbone sur du platine,etc. Nous examinerons ici comment cescalculs expliquent les images obtenuespar l’étude du benzène sur du platine.

BENZÈNE SUR PLATINE

Pourquoi le benzène peut-il former troistypes d’images différentes? Parce qu’ilpeut se disposer de plusieurs façons surune surface. La physico-chimie des sur-

Microscopieet chimieDes programmes aident à interpréter les imagesde molécules formées par microscope à effettunnel.

1. Trois calculs par ordinateur de l'image de la molécule de benzène qui devrait être donnéepar la microscopie à effet tunnel. Pour chaque image, on considère l’adsorption du benzèneen un site différent du réseau métallique : site ternaire, ponté ou apical. Ces images ontune taille latérale de 1,2 nanomètre de côté et leur hauteur est respectivement 0,05, 0,1et 0,06 nanomètre. Elles démontrent que l’image d’une molécule n’est pas univoque, maisdépend fortement de la symétrie de son interaction avec la surface.

TERNAIRE PONTÉ APICAL

BENZÈNE

ATOME DE PLATINE

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faces indique que la molécule se placeà plat sur le platine, car cette positioncorrespond à une énergie d’interactionminimale. Cependant les monocris-taux de platine ne sont pas parfaitementplats et uniformes, à l’échelle ato-mique : dans les cristaux utilisés parD. Eigler, la surface apparaît comme unarrangement triangulaire d’atomes. Ainsila molécule de benzène peut disposerson motif hexagonal au-dessus de plu-sieurs sites (de symétries différentes)du platine.

Les positions de haute symétrie, quiminimisent l’énergie d’interaction entrele benzène et la surface, sont : un siteternaire, où le benzène est lié à troisatomes de platine ; un site «ponté», oùle benzène est lié à deux atomes ; etun site «apical», où la molécule estau-dessus d’un atome de platine seu-lement. Pour chaque site, plusieursorientations du benzène sont possibles,mais l’examen des modèles atomiquesne prévoit pas de déformation du ben-zène sur les différents sites, alors queles trois images expérimentales sonttrès différentes.

Les simulations expliquent lesimages : avec les sites ternaires, onobtient des images simulées qui pos-sèdent une forte symétrie d’ordre trois ;pour une orientation du benzène parrapport au métal, on obtient des imagesà trois lobes, et, pour une autre orien-tation, l’image calculée présente uneseule bosse, mais de forme triangulaire.Lorsque la molécule est en position pon-tée, l’image présente une bosse simpletrès proche de la deuxième image expé-rimentale, tandis que le site apicalconduit à une image avec une symé-

trie d’ordre six et une apparence proched’un volcan.

Ces études ne se limitent pas à expli-quer les images surprenantes qui avaientété obtenues ; elles révèlent en outreles mécanismes de la formation desimages et, notamment, du courant tun-nel. Ce dernier est composé de deuxparties : le courant qui «passe par lamolécule», c’est-à-dire qui résulte del’interaction de la pointe avec les orbi-tales de la molécule adsorbée, et quin’est important que lorsque la pointe estjuste au-dessus de la molécule, et lecourant qui «passe par la surface», uni-forme loin de la molécule, mais modi-fié à son voisinage. L’image donnée parle microscope résulte de la combinai-son de ce courant par la surface et ducourant par la molécule, lequel dépendde son interaction avec les atomes dela surface et explique la structure dumotif moléculaire en fonction de la symé-trie du site.

Cet exemple démontre que les simu-lations donnent plus à voir que lesimages seulement : assistée par la simu-lation, la microscopie à effet tunnel estune sonde exceptionnelle, qui renseigneindirectement sur la constitution ato-mique des surfaces et de leurs adsor-bats. Elle indique, en outre, la probabilitéde présence électronique pour lesniveaux moléculaires proches de l’éner-gie de Fermi de la surface. Cette infor-mation est cruciale pour comprendrela réactivité potentielle de la moléculeet les mécanismes atomiques des réac-tions chimiques sur les surfaces.Philippe SAUTET et Marie-Laure BOCQUET

École normale supérieure de Lyonet Institut de recherches sur la catalyse

COURANTTUNNEL

POINTE

BENZÈNE COUCHEDE SURFACE

2. Pour calculer le courant tunnel, on représente les solides comme une répétition d’unmotif de base. On recolle les bords latéraux afin d’éviter les conditions aux limites et l’oncalcule la fonction d’onde des électrons de proche en proche, groupe d’atomes par grouped’atomes (flèches rouges à gauche).

VOUS INVITENTÀ L'ENREGISTREMENT

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Les impossiblesde

l'agriculture

avecGUY PAILLOTIN,

président de l'I.N.R.A.

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Au premier pro-blème, les lecteursont trouvé une autresolution, symétrique,mais pas superpo-sable.

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M algré leur nom trompeur, lesrayons cosmiques sont des par-ticules ; ce sont même les par-ticules les plus énergétiques de

l’Univers. Depuis leur découverte au débutdu siècle, deux mystères ont confondu lesastrophysiciens. Le premier est l’originedes rayons cosmiques galactiques, et lesecond, la cause de leurs fabuleuses éner-gies. En utilisant le satellite X japonaisASCA pour observer les restes d’une étoilequi a explosé en l’an 1006, K. Koyama etses collègues ont détecté, au bord de lasphère dispersée lors de la supernova,ou explosion stellaire, des rayons X engen-drés par des électrons accélérés jusqu’à1014 électronvolts.

Les rayons cosmiques galactiquessont des noyaux atomiques, principale-ment d’hydrogène (des protons), mais

aussi de tous les autres éléments de laClassification périodique ; des électronset quelques antiparticules sont égalementprésents dans ce flux cosmique. Sur laTerre, le nombre de ces particules parunité de surface et par unité de temps estproportionnel à leur énergie à la puis-sance –2,7 (loi de puissance), à partird’une énergie de l’ordre de 108 électron-volts (aux énergies inférieures, ils sontnoyés dans le flot de particules pro-duites par le Soleil), jusqu’à plus de 1020

électronvolts, soit une dizaine de joules.Une telle énergie est inégalée sur la Terre :l’énergie maximale à laquelle le futur grandcollisionneur européen accélérera les par-ticules est dix millions de fois inférieure.

On détecte les rayons cosmiques soità partir de satellites, soit, pour les plusénergétiques, par les produits de leurs

L’origine desrayons cosmiquesLes supernovae sont des sources de rayons cosmiques de haute énergie.

INSTABILITÉS DU CHAMP MAGNÉTIQUE

ÉM

ISS

ION

DE

RA

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NS

X

INSTABILITÉS DU CHAMP MAGNÉTIQUE

SUPERNOVA 1006

DANSLE MILIEU INTERSTELLAIRE

EXPANSION DE L'ONDE DE CHOC

RAYON COSMIQUE

ÉLECTRON

L’onde de choc de la supernova 1006 (bord du disque) se propage à grande vitesse dans lemilieu interstellaire. Des rayons cosmiques (flèches vertes), créés par la supernova, sontaccélérés en rebondissant de part et d’autre de l’onde de choc, entre des instabilités duchamp magnétique. Les électrons ainsi accélérés émettent des rayons X (zones violettes)par un mécanisme différent de celui qui s’observe au centre du reste de supernova (zonerouge). Les rayons cosmiques finissent par s’échapper de la région accélératrice.

Envoyez vos réponses à Pour la Science,8, rue Férou, 75006 Paris. Parmi lesréponses reçues en février 1996, dixgagnants recevront un livre.

Aux échecs, le Cavalier, du fait de sondéplacement particulier, échappe toujours,sauf dans quelques positions particulières,à une pièce à longue portée comme laTour. Cependant, sur un échiquier pluspetit, il n’en est pas de même. Ainsi surun échiquier 3 ×3, la Tour étant sur la casea1 et jouant la première prend un Cava-lier situé sur la case c3 en au plus troismouvements.

JEU-CONCOURSN°20

TOUR CONTRE CAVALIER

par Pierre TOUGNE

a

1

2

3

b c

1. Tç1;Ca22. Tç2;Cç2 (ou Cç3)3. TxC.

Pour ce jeu-concours, sauriez-voustrouver le nombre maximal de mouve-ments et la stratégie d’une Tour jouantla première à partir de la case en bas età gauche de l’échiquier pour capturerun Cavalier partant de la case en hautet à droite de l’échiquier sur des échi-quiers 4 × 4, 5 × 5 et 6 × 6?

RÉPONSEAU JEU-CONCOURS N°18

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collisions avec les molécules de l’atmo-sphère. Malheureusement, les rayonscosmiques, chargés électriquement, ontune trajectoire hélicoïdale autour deslignes de champ magnétique du cosmos,de sorte qu’il est impossible d’en dis-cerner la provenance.

L’ACCÉLÉRATIONDES RAYONS COSMIQUES

Comment ces rayons cosmiques sont-ils produits? Lorsqu’une balle rebonditentre deux raquettes qui se rapprochent,son énergie cinétique augmente. La théo-rie de l’accélération des rayons cos-miques, proposée en 1977, se fondesur le même phénomène : les parti-cules acquerraient leur énergie en rebon-dissant entre des zones où le champmagnétique est irrégulier, de part etd’autre de l’onde de choc d’un reste desupernova en expansion dans le milieuinterstellaire. À l’intérieur de la bulle for-mée par la sphère en expansion, les irré-gularités sont produites par la turbulenceambiante. Dans le milieu interstellaire,ce sont les rayons cosmiques eux-mêmesqui engendrent les instabilités néces-saires aux rebonds. Cette théorie expliquele flux observé jusqu’à 1014 électronvolts.

Le satellite ASCA a observé deuxcomposantes dans l’émission X du restede la supernova 1006. Au centre, uneémission résulte du rayonnement ther-mique d’un plasma à une températurede 20 millions de degrés. Cette tempé-rature est atteinte par la matière qui setrouve derrière l’onde de choc, laquellese propage dans le milieu interstellaireà plusieurs milliers de kilomètres parseconde. Aux bords du reste de super-nova, des rayons X ont, comme lesrayons cosmiques un spectre en loi depuissance. Ce spectre, qui s’étend jus-qu’à 10 000 électronvolts, est caracté-ristique de l’émission d’électrons sedéplaçant à des vitesses proches decelle de la lumière. En estimant le champmagnétique dans l’onde de choc (un mil-liardième de tesla soit 40 000 fois moinsque le champ magnétique terrestre)on trouve, pour les électrons émettantles photons X observés, une énergiemaximale d’environ 1014 électronvolts.

À ces énergies, les protons et lesautres ions sont accélérés par le mêmemécanisme. Cette observation est doncla première confirmation observationnellede la théorie de l’accélération. Pour lemoment, la supernova 1006 est l’uniqueexemple d’accélération des rayons cos-miques jusqu’à une énergie de 1014 élec-tronvolts, mais les astrophysiciensprévoient d’utiliser les prochains satel-lites X, afin de rechercher d’autressources de rayons cosmiques. ■■

La myrrheElle contient dessubstances analgésiques.

L es Rois mages ont offert à l’En-fant Jésus de l’or, de l’encens etde la myrrhe. La myrrhe était utili-sée par les Égyptiens pour les

embaumements, et par les Juifs commehuile d’onction. Hippocrate la recom-mandait pour accélérer la cicatrisationdes plaies, et les Romains pour traiterles infections oculaires et buccales, ouencore la toux. Du vin contenant de lamyrrhe a été offert au Christ avant laCrucifixion.

Cette résine aromatique tirée dubalsamier, un arbuste des régionschaudes, a-t-elle réellement des vertusthérapeutiques? Pour le savoir, PieroDolara, de l’Université de Florence, aadministré à des souris une solutioncontenant de la myrrhe et a observé leursréactions : placées sur une plaque chauf-fante, elles résistent plus longtemps àla douleur que les souris témoins. L’équipeitalienne a ensuite analysé par diversesméthodes les constituants d’une tellesolution. Elle a découvert des sesqui-terpènes, des molécules connues, maisdont on ignorait les effets biologiques.

Le composé le plus abondant dumélange (90 pour cent) est le furanoeu-desma 1, 3-diène ; les deux autres sontle curzarène et le furanodiène. Ce der-nier n’a pas d’action analgésique, maisles deux autres semblent interagir avecles récepteurs cérébraux des opiacés ;le furanoeudesma 1, 3-diène a une actionanalgésique proche de celle de la mor-phine (à concentrations équivalentes).La présence de deux analgésiques dansla myrrhe confirmerait la sagesse desAnciens.

La résine de myrrhe (en brun), qui suinte dutronc, contient deux analgésiques.

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F aut-il simplifier l’orthographe? Lesadversaires des réformes essaientd’entretenir la «pureté de lalangue» en organisant des

concours de dictée où ils accumulent lesdifficultés et les exceptions. Plus de lamoitié des mots de la première éditiondu Dictionnaire de l’Académie française,en 1694, ne nous sont toutefois parve-nus qu’après une ou plusieurs modifi-cations graphiques. Les arbitres desconcours d’orthographe auront donc fortà faire si les candidats se réclament duDictionnaire historique de l’orthographefrançaise (1995, éditions Larousse, parN. Catach, J. Golfand, O Meltas,L. Pasques-Biedermann, C. Sorin etS. Baddeley), quirassemble l’histoirede ces transforma-tions. Ces variantestémoignent de l’hé-sitation et de la lutteentre le courantd’orthographe éty-mologique, et unegraphie simplifiée etmodernisée.

Nous avons étu-dié les modifica-tions graphiquesdes 17 242 entréesde la première édi-tion du Dictionnaire de l’Académie fran-çaise. L’orthographe de ces mots a étécomparée à celle sous laquelle ils appa-raissent dans les sept éditions posté-rieures, dont la dernière date de 1935(la publication d’une nouvelle éditionest en cours), ainsi que dans les troispremiers dictionnaires français qui pré-cédaient : le Dictionnaire francoislatinde Robert Estienne, paru en 1549, sarévision par Thierry en 1564 et le Thre-sor de la langue françoyse, tantancienne que moderne, publié par Nicoten 1606.

Les modifications graphiques quiconcernent l’accentuation sont, de loin,les plus fréquentes : 27,69 pour cent dunombre total. L’introduction de l’ac-cent aigu, comme dans délit, ou en rem-placement de l’ancien s muet, comme

dans dépit, représente 21,22 pourcent de l’ensemble des modificationsrépertoriées.

Cette mise en place des accents cor-respond à la modernisation du systèmegraphique du français, mettant en jeules deux grands principes qui caracté-risent l’histoire de son écriture. Leprincipe d’écriture phonogrammiqueassure un meilleur accord entre le sonet la graphie, et facilite l’écriture et lalecture. Le principe d’écriture sémio-graphique, ou distinctif, qui explique parexemple l’introduction des accents dansles homophones grammaticaux (tels àet a, où et ou) répond au souci de la dis-tinction des sens au moyen de la gra-

phie, présent dans les plus ancienstraités d’orthographe.

Les changements de catégoriegrammaticale entrent pour 12,39 pourcent dans les modifications orthogra-phiques. Ils concernent l’histoire de lanotation du pluriel, du genre, le chan-gement de désinence et l’apparitionde nouvelles désinences du féminin oudu masculin.

DISTINGUERLE MASCULIN DU FÉMININ

Les modifications des marqueurs degenre sont particulièrement intéressantes.Elles vont souvent dans le sens de l’ap-parition d’une marque audible pour noterl’opposition entre le masculin et le fémi-nin. Dans des adjectifs tels que verd /

verte, écrit ainsi en 1549 et 1564, le dmuet final du masculin, d’origine éty-mologique (du latin viridis), que l’onretrouve dans verdure par exemple,s’aligne au XVIIIe siècle sur le féminin etdevient vert / verte.

En revanche, la série des finalesdéveloppées du féminin en isse, ou enive, du type apprentif / apprentive,apprenti / apprentisse, que l’on trouveen 1694, disparaît au début du XIXe siècleau profit de la finale courte du fémininen ie, alignée sur l’ancien masculin eni. L’opposition entre le masculin et le fémi-nin en i / ie qui, aux XVIIIe et XIXe siècles,reposait sur une opposition de durée per-ceptible à l’oral a été réduite à une oppo-sition graphique.

Les mots composés ont aussi subide nombreuses modifications. La tradi-tion ancienne d’écriture soudée (lessignes auxiliaires tels que l’apostropheet le trait d’union n’étant pas en usageavant le XVIe siècle) s’est opposée à l’écri-ture en termes séparés qui met en valeurla composition.

Pour un mot du vocabulaire courant,tel plafond, au XVIe siècle, composé de platet de fond, Thierry et Nicot retiennent laforme soudée, au pluriel, platfons, avecmaintien de la consonne finale muette du

premier élément. En1694, l’Académieretient le mot au sin-gulier et présentecinq variantes gra-phiques : platfond,plafond, plat fond,plat-fond et pla-fond.L’édition de 1718retient la forme sou-dée, plafond et laforme en deuxtermes avec traitd’union, plat-fond, quifait apparaître lacomposition mor-

phologique. Ces deux variantes sontsoudées dans l’édition de 1740 : plafond,platfond. La soudure, accompagnée dela suppression de la consonne finale dupremier élément, conformément à la pro-nonciation, l’a emporté en 1762.

Une dernière victoire du courant d’or-thographe modernisée mérite d’être men-tionnée : en 1835, l’Académie admetl’écriture en ais / ait des désinences del’imparfait (il allait), en remplacement desformes anciennes en ois / oit (il alloit).Les traités de grammaire attestent quece choix n’est que le reflet d’un usagede prononciation en cours depuis le XVIIe

siècle. Près de deux siècles ont éténécessaires pour que l’écrit, ici, rejoignel’oral.

Liselotte BIEDERMANN-PASQUESCNRS – HESO

Réformesde l’orthographeDepuis 300 ans, la moitié des motsont changé d’orthographe.

La préface de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, en 1694 (icireproduite dans l’édition de 1878) permet de mesurer l’évolution de l’orthographe dufrançais.

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L e virus de l’immunodéficiencehumaine, le VIH, responsable duSIDA, endommage le systèmeimmunitaire, jusqu’à le détruire. Dès

1986, Jay Levy, à l’Université de San Fran-cisco, avait montré que les lymphocytesCD8 (une catégorie de globules blancs)peuvent empêcher le virus de se multi-plier, mais la (ou les) substance respon-sable de cette inactivation n’avait pasencore été identifiée. Elle l’est aujour-d’hui : une combinaison de trois molé-cules vient d’être identifiée comme étantle «facteur de Levy».

J. Levy avait montré que les lym-phocytes CD8 inhibent la réplication duVIH, en libérant des facteurs solubles,et que le pouvoir inhibiteur des lympho-cytes CD8 des patients ayant atteint lestade SIDA diminue. Robert Gallo, à l’Uni-versité de Maryland, et Paolo Lusso, àl’Institut Saint Raphaël de Milan, ont cher-ché à savoir quels sont ces facteurs : ilsont analysé les molécules libérées parune lignée particulière de lymphocytesCD8, et ont identifié trois chémokines (desmolécules qui participent aux méca-nismes inflammatoires) : RANTES, M1P1αet M1P1β.

Effectivement, ces molécules blo-quent in vitro la réplication des lympho-cytes CD4 infectés par le VIH ; RANTESa une action supérieure à celle des deuxautres facteurs, mais un mélange destrois facteurs est notablement plus effi-cace que chacun des facteurs pris sépa-rément. De sucroît, ces facteurs agissentà faible concentration.

Simultanément, Reinhard Kurth, del’Institut Paul Ehrlich, à Langen, en Alle-magne, a montré qu’un messager chi-mique récemment découvert, l’interleukine16, inhibe aussi la réplication du VIH.

Plusieurs questions restent ouvertes :ces chémokines sont-elles bien lesfacteurs de Levy? Dans quelle mesurecontrôlent-elles la multiplication virale,in vivo? Leur concentration détermine-t-elle la durée de la phase asymptoma-tique ? Et surtout, quelles sont lesapplications thérapeutiques potentiellesde ces molécules? Quoi qu’il en soit, tan-dis que l’on mesure les limites des trai-tements antiviraux dont on disposeaujourd’hui, et qu’un vaccin contre le VIHreste encore hypothétique, ces molé-cules semblent être une voie derecherche à explorer. ■■

ChémokinesElles bloquentla réplication du VIH.

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E mportant la première mission spa-tiale dédiée à des mesures astro-nomiques, et lancé par Ariane 4 enaoût 1989, le satellite HIPPARCOS

a accumulé les observations pendant37 mois. Depuis qu’il s’est arrêté de fonc-tionner, deux équipes se sont employéesà réduire, par des méthodes indépen-dantes, la gigantesque quantité de don-nées accumulées ; elles viennent depublier un premier aperçu de leurs résul-tats, parfaitement concordants : la pré-cision des mesures est excellente,meilleure même que celle que l’on espé-rait au départ, avant le malheureux évé-nement qui, peut après le lancement, avaitfailli réduire à néant la mission. Les pre-miers résultats portant sur les distancessont spectaculaires : plus du tiers desétoiles que l’on situait jusqu’ici à moinsde 85 années de lumière se révèlentnettement plus éloignées.

On s’en souvient, le moteur qui devaitplacer le satellite sur l’orbite géosta-tionnaire, à 36 000 kilomètres d’altitude,n’a pas fonctionné et HIPPARCOS est restésur une orbite très excentrique, avec tousles inconvénients que cela entraîne : tra-versée régulière (quatre fois par jour)des ceintures de radiations domma-geable au télescope, relativementlongues périodes pendant lesquelles lesobservations ne sont plus possibles,nécessité d’équiper deux autres stationsau sol, de telle sorte qu’il y en ait au moinsune, à chaque instant, susceptible d’ob-server le satellite et, donc, de recueillirles données qui ne peuvent être stoc-kées à bord.

PRÉCISION DE MESUREACCRUE SUR SATELLITE

L’une des missions principales d’HIP-PARCOS était de mesurer la distancedes étoiles avec une précision inégalée,due au fait que la turbulence atmosphé-rique ne brouille plus les images, commec’est le cas au sol, et que l’état d’impe-santeur réduit beaucoup les déformationsmécaniques subies par le télescope etles instruments de mesure. Alors qu’on

connaissait jusqu’ici de façon relative-ment précise la distance de quelques cen-taines d’étoiles, HIPPARCOS vientd’effectuer cette mesure pour 118 000étoiles : les astronomes sont mainte-nant en passe de connaître la distanceet, en conséquence, les propriétés phy-siques telles que la masse ou la lumino-sité de l’ensemble de ces étoiles.

Les astronomes déterminent les dis-tances des étoiles relativement prochesen mesurant leurs parallaxes ; pourcela, ils mesurent les positions angulairesdes étoiles à six mois d’intervalle : connais-sant la distance entre les deux positionsdiamétralement opposées de la Terre surson orbite (300 millions de kilomètres)et les deux angles de visée, ils résolventle triangle formé par l’étoile et les deuxpositions de la Terre, ce qui permet d’endéduire l’éloignement de l’étoile (voir lafigure). Évidemment, plus l’étoile est éloi-gnée et moins la mesure est précise ;grâce à HIPPARCOS, le nombre d’étoilesdont la distance est connue à mieux que20 pour cent est passé de quelquescentaines à plus de 30 000... Un telaccroissement du volume d’espacearpenté permet d’atteindre, pour la pre-mière fois, des étoiles rares, parce qu’ellesont une durée de vie courte, et, en parti-culier, celles de grande luminosité.

L’étude préliminaire des données accu-mulées pendant les 30 premiers mois d’ob-servation montre que, parmi les 1 770étoiles observées par HIPPARCOS et quel’on pensait plus proches que 85 annéesde lumière, 718 d’entre elles sont en faitplus éloignées : la luminosité qu’on leurattribuait, en fonction de leur éclat appa-rent et de leur distance sous-estimée, étaitdonc trop faible. Un tel effet était prévi-sible, les mesures de distances étant affec-tées d’erreurs importantes ; parmil’ensemble des étoiles dont on pensait queleur éloignement était inférieur à 85 annéesde lumière un nombre important sont pluséloignées : leur distance a été sous-esti-mée. On ne s’attendait pas à ce que lesdifférences soient aussi importantes.

Comme les étoiles très lumineusessont justement celles qu’il est possibled’observer individuellement dans lesgalaxies extérieures, on conçoit que cettedécouverte ait une conséquence impor-tante sur la mesure des distances extra-galactiques ; si la luminosité des étoilesest plus grande que ce qu’on imaginait,cela signifie que leur éclat apparent, telqu’on l’observe dans ces galaxies, résulted’une distance supérieure à celle qu’onavait évaluée jusqu’alors. Il faut attendreles études plus détaillées pour connaîtrel’importance de cet effet sur l’échelledes distances extragalactiques et l’âgede l’Univers.

Lucienne GOUGUENHEIM

Hipparcos :premiers résultatsDe nombreuses étoiles de notre voisinagesont plus éloignées et, donc, plus lumineuseset plus massives qu’on ne le croyait.

Φ1

Φ1 Φ2' Φ2'

E '

E

Τ1Τ2

La méthode classique pour mesurer la dis-tance d’une étoile E consiste à mesurer deuxangles de visée Φ pour deux positions de laTerre à six mois d’intervalles. L’angle Φ estl’angle que fait la direction de visée de l’étoilepar rapport à une étoile lointaine dont onconnaît l’éloignement. De la valeur de cesdeux angles Φ1 et Φ2, on détermine la dis-tance de l’étoile E. HIPPARCOS mesure direc-tement les angles Φ’1 et Φ’2 avec suffisammentde précision pour déterminer le triangle ET1T2,sans passer par une étoile E ’.

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Q uand, au XVIIIe siècle, Carl vonLinné entreprend sa monumen-tale classification des espèces, illaisse une place à Homo monstro-sus, une espèce rattachée à Homo

sapiens, mais de caractéristiques nota-blement différentes. Comme nombrede ses prédécesseurs, Linné pense quedes contrées lointaines sont peupléesde créatures semi-humaines. Rappor-tés par les explorateurs et les grandsvoyageurs, ces récits étaient vraisem-blablement fondés sur l’observationde personnes difformes et d’enfantsanormaux mort-nés ; quelque exagé-ration naissait sans doute du désir debriller devant l’auditoire. Lesmonstres foisonnaient : per-sonnages à tête minuscule,à tête de diable, sans tête, àtête de chien, d’éléphant,à bec d’oiseau, etc. Pour-quoi l’homme a-t-ilimaginé ces mons-tres? Quelle en aété la fonction?Quelle en estl’interprétation?

L’historiendes sciences di-vise l’étude desmonstres en troisgrandes périodes,définies par IsodoreGeoffroy Saint-Hilaire, en 1832 : unepériode fabuleuse, une période posi-tive-préscientifique et une périodescientifique. La première, la pluslongue, concerne les monstres, décritsde la haute Antiquité jusqu’à la findu XVIIe siècle. La deuxième époquecorrespond au siècle des Lumières etla dernière période commence dans lesannées 1820.

Au cours de la première période,d’après les textes anciens, le monstre estun «signe envoyé par les dieux» ou un

«prodige qui annonce une guerre» ; lemonstre tient du merveilleux et de l’ex-traordinaire. De plus, le monstre est rare,et la rareté étonne. Hérodote décritune race d’hommes aux pieds de chèvre,une autre d’hommes hibernant pendantsix mois, d’autres mi-hommes mi-lions,ou mi-hommes mi-aigles. Les cyclopesont été contés tant par Hérodote quepar Homère. Les monstres décrits parAlexandre le Grand et qu’il doit com-battre sont des «hommes qui ont sixpieds et trois yeux» ou «six mains etsix pieds», des «hippocentaures», des«acéphales» ou des «sciapodes». Plu-sieurs auteurs romains ont perpétué

cette tradition du monstre et,comme les auteurs s’inspi-raient souvent des

anciens textes, lesrécits ne fai-s a i e n t

qu’embellir. Les auteurs du Moyen Âges’inspirèrent de ces fables antiques pourorner tapisseries et armoiries de licorneset de griffons.

La période positive commenceau moment où les «savants» ne consi-dèrent plus le monstre comme un pro-dige, mais comme une productionnaturelle qui répond soit à des loisd’ordre divin (pour ceux qui pensentque Dieu est responsable des nais-sances monstrueuses), soit à des rai-sons d’ordre mécanique (pour ceux

qui rejettent toute intervention de Dieudans les formations monstrueuses).Au XVIIIe siècle, les prises de posi-tion théologiques font l’objet de débatsqui favoriseront l’étude des monstres :si percer les secrets de la monstruo-sité est l’occasion de découvrir pourcertains savants une productiondivine, et pour d’autres les phéno-mènes de la vie, c’est, dans tous lescas, donner une réalité aux mons-truosités.

Le premier cas est illustré par lesprises de position, au début du XVIIIe

siècle, de l’anatomiste français JosephDuverney qui, traitant des monstres,

fait l’éloge de la«richesse de lamécanique duCréateur». Vers lafin du siècle desL u m i è r e s ,Albrecht vonHaller, physiolo-giste et embryo-

logiste suisse,s’émerveille de ces

phénomènes naturels. Lemonstre est alors placé dans

un champ intellectuel débarrassé dufabuleux. On étudie son anatomie,on essaie de le situer dans une pers-pective de classification, on le ratio-nalise : le monstre n’étonne plus etprépare son entrée dans sa périodescientifique. Décrire, nommer et clas-ser les monstres furent les objectifs desdeux anatomistes Étienne et IsidoreGeoffroy Saint-Hilaire.

C’est en 1830 qu’Isidore GeoffroySaint-Hilaire nomme la science desmonstres la tératologie. Objet descience, le monstre devient objet decomparaison, de réflexion en anato-mie, en embryologie et dans l’élabo-ration des théories transformistes quiont précédé les théories de l’évolution.

L’imaginaire monstrueuxJEAN-LOUIS FISCHER

Pendant plusieurs millénaires, l’homme a imaginé que des êtres monstrueuxvivaient dans des contrées reculées. Nés de l’imagination ou repris de récitsfabuleux, ces monstres exerçaient à la fois fascination et crainte.

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D’abord descriptive, la tératologiedevient science expérimentale à la findes années 1850 avec le médecinCamille Dareste. On applique laméthode expérimentale pour expliquerla genèse du normal et de l’anormal.Aussi l’embryologie se fonde-t-elle,dans les années 1880, sur les résultatsobtenus en tératologie expérimentale :expérimentale ou naturelle, l’embryo-logie produit des monstres en grandequantité, non pour l’étude exclusivedu défaut, mais pour déceler lesrouages d’une mécanique du déve-loppement normal.

Monstres et merveilles aux XVIe et XVIIe siècles

Dans la littérature des XVIe et XVIIe

siècles, de nombreux ouvrages, chro-niques et notices sur les monstres pré-sentent descriptions et réflexionstératologiques. Héritière d’une tradi-tion dont les prémices remontent àl’Antiquité grecque et romaine,influencée par le dogme théologiquede la religion chrétienne, la périodedes XVIe et XVIIe siècles marque lepassage d’une représentation imagi-naire du monstre et du discours fabu-leux qui l’accompagne au graphismeréel commenté dans un esprit pré-scientifique.

Dès le début de l’ère chrétienne,une tradition culturelle en matière demonstres s’installe ; elle s’enrichira etse diversifiera au fil des siècles.L’homme n’a pu se dispenser dumonstre. Devant les représentationsdes monstres, l’homme s’interroge sursa nature, sur l’existence réelle de cescréatures, sur leur origine, sur leursignification.

Aristote qualifie déjà la femme demonstre parce qu’elle diffère del’homme : c’est un monstre néces-saire à la perpétuation de l’espèce, tan-dis que les vrais monstres ne sereproduisent pas! Puis le monstre estdevenu le symbole de la faute : ilincarne le péché, évoque la sexualité,la femme. Celle-ci est non seulementresponsable du péché originel, maiselle a «un sexe dangereux, une bouchequi peut happer et tuer», selon l’his-torien contemporain Claude Kappler.

La femme devient objet d’anathèmeen raison de sa fonction sexuelle. Lesreprésentations de diables herma-phrodites, diables à seins de femmes,apparaissent à la fin du Moyen Âge, àune époque où le symbolisme féminin

se charge de culpabilité et de malé-diction. Progressivement les sorcièresse font monstres.

Aux XVIe et XVIIe siècles, les monstresgardent une fonction sociale et cultu-relle. Ces derniers écrivent l’histoire desmonstres, les rendent plus familiers ;ils tentent d’expliquer leur existence,d’ordonner les productions de la nature.

Ainsi Pierre Boaistuau, né au débutdu XVIe siècle et mort en 1566, traitedes monstres de façon exemplaire. Àla lecture de son œuvre, on saisit com-ment les monstres étaient perçus parla société de la Renaissance, les chro-niqueurs, les écrivains, les médecinset les chirurgiens. Originaire deNantes, Boaistuau, publie en 1560

1. CERTAINS MONSTRES DE LA CHRONIQUE DE NUREMBERG, publiée en 1493, ressemblentà ceux qu’Alexandre le Grand prétendait avoir affrontés lors de ses conquêtes : cyclopes, hommessans tête, à une jambe, à tête de chien ou de bouc, etc. Devant ces descriptions ou représen-tations, l’homme s’interrogeait sur l’existence de tels monstres, sur leur signification, et sur sapropre nature. (La gravure originale était en noir et blanc ; elle a été colorée ultérieurement.)

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ses Histoires prodigieuses. De 1560 à 1594,cet ouvrage, qui eut un succès notable,a été réédité neuf fois, complété, annotépar d’autres auteurs. Les éditions sepoursuivront après 1594, et Boais-tuau sera traduit en anglais et en néer-landais. Il y avait un public pour ceshistoires de monstres, de prodiges,de merveilles et d’abominations, toussuscitant admiration et terreur. L’exis-tence des monstres n’est pas mise endoute, mais on cherche à en expliquerla présence, la fonction, la genèse.

À cette époque, le monde étant lethéâtre du combat entre le bien et lemal, Dieu et le Diable sont les princi-paux responsables des naissancesmonstrueuses ou, plus exactement,Dieu seul dans la mesure où l’on consi-dère que le Diable est sous son auto-rité. La première fonction des monstresest alors évidente pour Boaistuau : ilrésultent de la colère divine.

À la vue de ces œuvres ainsi «muti-lées» et «tronquées», «nous sommescontraints d’entrer en nous-mêmes, frap-per au marteau de notre conscience,éplucher nos vices et avoir en horreurnos méfaits», écrit Boaistuau. Le lecteurest ainsi instruit de la raison desmonstres, et l’auteur établit la valeurde son discours en se référantrégulièrement soit à la Bible,soit à des auteurs incontestés,tels saint Augustin et sa Cité deDieu, Jérôme Cardan et ConradLycosthènes, qui ont publié deshistoires aussi merveilleusesque prodigieuses, mons-trueuses et abominables.

Que le premier desmonstres soit Satan ne sur-prend pas. Aussi Boaistuaucommence-t-il ses histoirespar les «Prodiges de Satan».Ne se manifestant que par lavolonté de Dieu, Satan prenddifférentes figures et exercedes fonctions diverses, com-me celle de roi de l’une desplus opulentes et fameusescités des Indes, Calicut. Le roide Calicut est figuré dans l’ou-vrage de Boaistuau assis surun trône, coiffé d’une tiare, ila une tête de chat, ses doigtssont pourvus de griffes, sespieds sont ceux d’un coq, il ades seins de femme et son sexeest représenté par une têtedont la bouche est ouverte,une queue prolongeant cettetête. Être composite, herma-

phrodite, physiquement repoussant,mais attirant par la bonhomie de safigure souriante, ce Satan a toutes lesqualités requises pour susciter à lafois dégoût et séduction.

Le monstre de Cracovie

Proche du diable, le monstre de Cra-covie, «prodige d’un horrible monstrede notre temps», comme le décritBoaistuau, fait partie des monstrespossibles. Toutefois cette représenta-tion monstrueuse incite le conteurd’histoires prodigieuses à s’interro-ger sur la réalité de la représenta-tion de ce monstre, sur sa fonction,sur son origine. Certes ce monstren’est pas une pure imagination puis-qu’il est né en Pologne, à Cracovie,en février 1543 ou 1547 ; ses parentsétaient honorables, et il survécutquatre heures à sa naissance. Mêmesi la date reste incertaine, de nom-breux détails donnent réalité à cettenaissance monstrueuse.

Avant de mourir, ce monstre a dit :«Veillez, le Seigneur vient.» Boaistuaule présente comme un messager chargéde paroles divines. C’est pour cela quecette créature hideuse a été «anoblie et

décorée de beaucoup de doctesplumes», c’est-à-dire décrit par desauteurs célèbres.

Selon Boaistuau, Dieu crée certainsmonstres pour punir les pêcheurs deleurs fautes et il en crée d’autres pouréblouir les hommes de sa puissancecréatrice. Ainsi s’explique la doublevocation du monstre : expiation de lafaute, il inspire la terreur, mais, enfantde la toute-puissance divine, il forcel’admiration. Le monstre de Cracoviea peut-être été voulu par Dieu, maisBoaistuau ne se prononce pas, cardevant la présence d’une queue four-chue, symbole satanique, il s’interroge :les diables peuvent-ils engendrer?

Certains pensaient alors que lesincubes (diables ou démons mâles) etles succubes (diables ou démonsfemelles) pouvaient s’accoupler avecles hommes et les femmes. Des êtresmonstrueux naissaient de tels accou-plements. Boaistuau réfute cettecroyance par des arguments théolo-giques : si Dieu a permis aux diableset aux démons d’abuser sexuellementdes femmes et des hommes, toujourspour punir ces derniers de leurs péchés,il ne leur a pas donné la faculté d’en-gendrer un être, fût-il un monstre.

Les êtres vivants sontengendrés uniquement par lasemence, et les «malins» ensont dépourvus. De surcroît,ils n’ont pas de sexe distinct :chez les diables, il n’y a nihommes ni femmes, mais ilspeuvent en prendre l’appa-rence, ou se montrer sous laforme d’un bouc, ou encorese transfigurer en «Anges delumière». Les démons étantimmortels, il n’ont pas besoinde descendants.

Parmi les monstres fabu-leux décrits par Boaistuau,deux sont particulièrementétonnants : l’enfant-chien etle monstre de Ravenne. Lepremier aurait été engendréen 1493 par une femme ayantcommis l’acte de bestialitéavec un chien. Selon l’éthiquereligieuse de l’époque, unetelle naissance est œuvre deDieu qui frappe et punit ainsiles actes contre nature, toutcomme il fustige l’adultère etles «sodomites». Aussi l’en-fant-chien sera-t-il envoyé aupape, «afin qu’il fût expié etpurgé».

2. LE ROI DE CALICUT figurait le diable : il a une tête de chat, desdoigts crochus, des pieds de coq, des seins de femme et son sexeest représenté par une tête prolongée par une queue.

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Les monstres composites, dont unepartie est humaine et l’autre animale,ont marqué l’esprit de l’homme, carla naissance de tels êtres ne pouvaitrésulter que de l’accouplement d’unhomme ou d’une femme avec un ani-mal. Certains témoignages historiquesrelatent ces relations contre nature, pra-tiquées lors de rites sataniques. Pen-dant son voyage en Égypte, Hérodotefut témoin du culte du bélier d’Osi-ris : des femmes s’enfermaient avec unbouc pour y accomplir le «rite géné-rateur».

La condamnation de l’acte de bestialité

Ces pratiques, répandues dansdiverses régions de l’Égypte, ressem-blent à celles d’autres civilisations :ainsi les dionysies chez les Grecs et lesbacchanales chez les Latins. De telsactes rendaient crédible la procréationd’êtres composites. Les satyres de lamythologie grecque et les faunes desRomains sont des hommes-boucs issusde l’imaginaire inspiré par ces pra-tiques sacrées qui dégénéraient en ritesorgiaques.

Les Israélites s’inquiétaient de cesaccouplements : aussi Moïse édicta-t-il des commandements visant les actesde bestialité : «Tu n’auras commerceavec aucun animal pour te souiller aveclui. Une femme ne se prostituera pointà un animal ; c’est une abomination»(Lévitique, 18(23)). L’acte de bestialitéétait puni par la mort : «Si un hommea commerce avec un animal, il sera punide mort ; et vous tuerez l’animal lui-même. Si une femme s’approche dequelque animal pour se prostituer à lui,tu feras périr la femme ainsi que l’ani-mal» (Lévitique, 20 (15-16)).

Au cours des siècles, les auteurscoupables de telles pratiques échap-pèrent souvent à la peine capitale et lesproduits monstrueux en résultanttémoignaient de l’ire de Dieu. Celaexplique pourquoi, sur le croisillon Sudde la cathédrale d’Auxerre, qui datedu XIVe siècle, une sculpture représenteune jeune fille enlaçant un bouc, sym-bole de la luxure. Boaistuau est enaccord avec cette tradition qui expliquela naissance d’un enfant-chien ou d’unchevreau à tête humaine parce qu’unpasteur «a exercé avec l’une de seschèvres son désir brutal».

Le monstre de Ravenne, un autreexemple de la colère divine, est détaillédans l’édition de 1512 de la Chro-

nique d’Eusèbe de Césarée. Évoquantce monstre, Boaistuau craignait dene pas être cru ; on pouvait douterde l’existence d’une créature si bru-tale et «si éloignée de toute humanité».Des monstres plus terribles encoreayant été précédemment décrits, pour-quoi ne pas croire à la réalité dumonstre de Ravenne, d’autant que destémoins avaient déclaré l’avoir ren-contré? Ce monstre serait né en 1512,à Ravenne, en Italie, au temps du papeJules II.

Symbolique puisqu’elle coïncidaitavec la bataille de Ravenne, le 11 avril1512, où les Français affrontèrent lesEspagnols et les troupes pontificales,cette naissance l’est aussi par ses com-posants : une corne qui représente l’or-gueil et l’ambition ; les ailes, la légèretéet l’inconstance ; l’absence de bras, lerefus de participer aux bonnes œuvres ;le pied d’oiseau de proie, «rapine, usureet avarice» ; l’œil situé sur le genou,l’«affection des choses terrestres» ; lesdeux sexes, la sodomie, l’orgueil, l’am-bition, l’inconstance, l’avarice, etc.

Le monstre de Ravenne concentrait«tous les péchés qui régnaient de cetemps en Italie» et dont la guerre futle châtiment puisque les Français sor-tirent vainqueurs de la bataille. Les Ita-liens n’avaient pas tenu compte dusigne «Y», placé au-dessus de la poi-trine du monstre, signifiant un désirde vertu, ni de la croix située au-des-sous, les exhortant à se convertir àJésus-Christ, seul moyen de retrou-

ver la paix et de «modérer l’ire du sei-gneur, qui était enflammée contre leurspéchés».

Dans les récits tératologiquesd’alors, Dieu est omniprésent, et lesréférences à la Bible ne sont pas omises.La génération a été voulue par Dieupour permettre aux espèces de seperpétuer – les espèces animales oul’homme lui-même –, car les produc-tions divines ne sont pas immortelles.La génération se faisant par accou-plement, toute déviation dans la pra-tique de cet acte sera punie par Dieu.

À côté des monstres fabuleux quialimentent les histoires de Boaistuau,des monstres réels et identifiables exis-tent. Ils correspondent, dans la majo-rité des cas, aux monstres viables, cequi permettait aux dessinateurs et auxgraveurs de les représenter d’aprèsnature, et non d’après des témoignagesindirects, éloignés de la réalité. C’estle cas des monstres doubles (les sia-mois), dérodymes, hétéradelphes,céphalopages frontaux, etc., et desmonstres simples, cœlosomiens, etc.Les dérodymes sont des monstres àdeux têtes ; les hétéradelphes sontconstitués d’un sujet normal et d’unsujet parasite, beaucoup plus petit, quipeut être complet ou sans tête ; lescéphalopages sont des monstresdoubles dont les deux composants sontattachés par la tête ; les cœlosomiensont les viscères extérieurs, parce quela paroi ventrale ne s’est pas ferméedurant l’embryogenèse.

3. LE MONSTRE DE CRACOVIE est né vers1540 en Pologne ; il ne survécut que quatreheures à sa naissance, mais fut décrit parde nombreux auteurs.

4. LE MONSTRE DE RAVENNE serait né en1512 en Italie. Selon Boaistuau, «Il concen-trait tous les péchés qui régnaient de ce tempsen Italie».

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Selon Boaistuau, l’origine d’unmonstre double résulte généralementd’un accident, d’un choc qui permet àdeux germes de se souder dans le ventrematernel, comme cela se produit dansla nature pour les arbres. Hippocrateavait rapproché en termes analogiquesla greffe entre les végétaux et la for-mation des monstres doubles humains.D’autres causes étaient aussi avan-cées à l’époque pour expliquer la genèsede certains monstres : la superabon-dance ou le défaut, la corruption de lamatière ou l’indisposition de la matrice.

L’effet de l’imagination de la futuremère sur son fœtus pouvait égale-ment jouer un rôle dans la productiond’«enfantements monstrueux».

Ainsi la naissance d’une «vierge»velue comme un ours est expliquée parune vision : la mère, au moment de laconception, regardait une effigie desaint Jean vêtu d’une peau de bête,qui était attachée au pied du lit. Cetteimage a frappé l’imagination de lafemme, qui l’a transmise à son enfant.De même, selon Boaistuau, une prin-cesse accusée d’adultère pour avoir

donné naissance à un enfant noir, futinnocentée : on prétendit que c’était uneffet de l’imagination de cette princesse,car le portrait d’un Maure était accro-ché à son lit. La croyance en un effetde l’imagination de la femme enceintesur le fœtus s’est maintenue dans la tra-dition populaire jusqu’au XXe siècle ;on pensait notamment qu’elle expli-quait les taches de naissance.

Du monstre fabuleuxau monstre normal

Chez Boaistuau, le monstre est ambi-valent, car il correspond à la fois àune production de la nature et à unsigne du créateur ; il résulte de causesnaturelles et surnaturelles. Selon JeanCéard, professeur à l’Université Paris X,«le problème n’est pas d’apprendre àsaisir ce qui distingue et sépare lemonde d’en bas et le monde d’en haut,mais, tout au contraire, d’apercevoirles mille relations qui unissent et subor-donnent le premier au second». Lanature étant au service de Dieu, tout,ou presque tout, devient possible etprocède d’explications logiques.

En 1573, 13 ans après les Histoiresprodigieuses de Boaistuau, AmbroiseParé publie à son tour Des monstres etprodiges. S’il s’inspire des observationset descriptions de ses prédécesseurs,sa classification des monstres d’aprèsleurs causes est originale.

Reprenant plusieurs des explica-tions déjà mentionnées, Ambroise Paréenvisage des causes allant de la gloireet de l’ire de Dieu aux actions desdémons et des diables, en passant parl’effet de l’imagination de la futuremère, la petitesse de la matrice, lemélange des semences, etc. Parécherche plus à expliquer l’origine desnaissances monstrueuses qu’à en trou-ver une signification. Il s’intéresse plusau «comment» qu’au «pourquoi».

Ainsi, il dépouille le monstre deRavenne de ses signes symboliquespour ne retenir que la structure her-maphrodite. Il voit dans l’origine deshermaphrodites une égalité entre lessemences mâle et femelle lors de laconception. Selon Paré, le sexe résultede la dominance d’une semence surl’autre (si la semence de la femmedomine celle de l’homme, l’enfant estune fille, et réciproquement). Parédécrit assez bien les hermaphroditesà dominance mâle ou femelle, mais,sur les gravures qu’il présente dans sonouvrage, les hermaphrodites sont

5. LES MONSTRES COMPOSITES mi-hommes mi-bêtes ont été fréquents dans la littératuretératologique. Ils ne pouvaient résulter que de l’accouplement d’un homme ou d’une femmeavec un animal et traduisaient la colère divine devant cet acte de bestialité.

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encore représentés avec les deux sexesl’un à côté de l’autre.

Au cours des premières décenniesdu XVIIe siècle, le monstre perd sa fonc-tion de signe divin. Le traité du méde-cin et philosophe Fortunio Liceti surles monstres, De monstrorum natura,caussis et differentiis, illustre cet aban-don. L’ouvrage paraît en 1616, et estréédité plusieurs fois en français et enlatin jusqu’en 1708. Liceti, qui ensei-gna dans les universités de Pise et dePadoue, réunit dans son ouvrage ungrand nombre de monstres fabuleuxet de monstres «normaux». Le méde-cin, pour qui tout, ou presque tout,est possible, ne fait pas de distinctionentre le monstre réel, qu’il a peut-êtreobservé, et le montre fabuleux cau-tionné par de lointains témoignages.

Les monstres décrits par Liceti sontclassés, non plus comme chez Paréd’après les causes qui les produisent,mais d’après les formes qui les carac-térisent. Parmi les nombreuses causesresponsables des naissances mons-trueuses, Liceti élimine celle de Dieu ;«la plupart des monstres étant des pro-ductions de la paillardise, ce serait unblasphème de dire que le Bon Dieu vou-lut se servir de ce moyen pour avertirles hommes de ce qu’ils doivent faire».Déjà dans ses Essais (1580-1588) Mon-taigne affirmait que «ce que nous appe-lons monstres ne le sont pas à Dieu».

En revanche, pour Liceti, le Diablen’hésite pas, si le malin plaisir lui enprend, à placer dans la matrice d’une

femme enceinte des parties de fœtusd’animaux qu’il soude aux fœtushumains. Le Diable peut aussi glisserdans la matrice chacune des causes quisont à l’origine des monstruosités. Il peuttransformer le fœtus dans le ventre dela mère, en lui ajoutant des cornes, desailes d’oiseaux de proie ou une queue.

C’est pour le fœtus chèrement payerun plaisir diabolique, mais c’est pourle médecin une aubaine : il peut expli-quer et disserter longuement sur lagenèse d’un monstre qu’il n’a jamaisvu et qu’il ne verra jamais. Si, avecLiceti, l’époque des monstres fabuleuxs’achève, le discours qui rend comptede l’être monstrueux ne sera pas pourautant débarrassé de problématiquethéologique.

Les théories de la génération

Boaistuau, Paré et Liceti, comme de nom-breux médecins et savants des XVIe etXVIIe siècles, pensaient que la généra-tion s’effectuait par le mélange d’unesemence mâle avec une semence femelle.Il y avait des variantes dans ce systèmethéorique dont les sources essentiellesse trouvaient chez Hippocrate et chezAristote. Les années 1660-1670 sont mar-quées par la découverte des œufs demammifères et des «animalcules sper-matiques», et par l’élaboration du dogmede la préexistence des germes.

Selon ce dogme inspiré des écritsbibliques, les œufs des femmes et des

femelles animales contiennent une sériede germes emboîtés qui assurent la des-cendance et la pérennité de l’espèce.L’oignon de tulipe contient la tulipeentière, le pépin de pomme, le pom-mier, l’œuf de papillon comme la che-nille et la chrysalide, le papillon. Dansce système, la fécondation réveille legerme qui doit évoluer, c’est-à-diregrossir, passer d’un état d’invisibilitéà une structure reconnaissable, maisqui préexistait déjà dans sa forme défi-nitive et parfaite.

Le dogme de la préexistence desgermes est posé par le naturaliste hol-landais Jan Swammerdam dans sonHistoire des insectes, en 1669, et le phi-losophe théologien français NicolasMalebranche participe à sa diffusionpar son ouvrage De la recherche de lavérité (1674-1675), réédité plusieurs fois.Dans le système de la préexistence desgermes, certains défendent la thèseoviste (les germes préexistent dansl’œuf), et d’autres la thèse animalcu-liste : ces derniers refusent de laissertout le privilège au sexe féminin et delimiter la fonction du sexe masculin ausimple éveil du germe. Ils trouventdans l’image biblique de la naissanced’Ève, sortant du flanc d’Adam, uneimage de cette préexistence.

Les exposés de la génération etnotamment le dogme de la préexistencedes germes sont complexes, car chaquethéoricien (ou presque) ajoutait une notepersonnelle au dogme général, et nemanquait jamais d’évoquer l’origine

6. LES NAISSANCES MONSTRUEUSES ont incité les médecins à proposer diverses théoriesde la génération et de l’embryologie. AInsi, selon Ambroise Paré, les embryons doubles (ci-dessus) résulteraient d’une surabondance de semence. Cette théorie de la semence expliqueaussi l’origine des hermaphrodites ; selon lui, la dominance de la semence impose le sexe :quand la semence de l’homme domine celle de la femme, il naît un garçon, et inversement ;les hermaphrodites traduisent une égalité entre les semences. Ils sont souvent représen-tés avec un sexe masculin et un sexe féminin (ci-contre).

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et la formation des monstres.La préexistence des germesposait la question de la res-ponsabilité de Dieu dans lesnaissances monstrueuses. Siles monstres préexistent, Dieuen est directement respon-sable, et le théologien peut-iladmettre que Dieu ait produitdes créatures imparfaites?Toutefois, comme les mons-tres sont bien réels, Dieu peutne pas en être directement res-ponsable, bien qu’il ait per-mis qu’ils existent.

Durant la seconde moitiédu XVIIe siècle, le discourssur les monstres évolue parrapport aux témoignagesde Boaistuau. À l’époquede Malebranche, la certitudefait place au doute, et l’ons’interroge : le monstre est-il ou non créé par Dieu?

Selon Malebranche, seull’effet de l’imagination estresponsable des naissancesmonstrueuses, et il n’a pasété dans le dessein de Dieu de faire desmonstres. Toutefois, tout imparfait quepuisse paraître un tel être, il ne rendpas, pour autant, le monde imparfaitou «indigne de la sagesse du Créateur».En 1690, l’anatomiste Pierre-SylvainRégis défend la préexistence desmonstres dans son système de philo-sophie : «Rien ne nous empêche decroire que les germes des Monstres ontété produits au commencement commeceux des Animaux parfaits.» Enrevanche, on pouvait, comme le fit

Louis Lémery à partir de 1724, êtreun farouche partisan de la préexistencedes germes et refuser toute interven-tion divine : les monstres n’étaient alorsque le produit d’accidents.

Quoi qu’il en soit, le monstredevient, à partir des années 1670, unêtre qui obéit aux lois de la Nature. Siles «savants» les désignent comme desjeux de la nature, ils sont assurés,comme Fontenelle l’affirmait en 1703,que la Nature produit des «ouvragesextraordinaires»

Aux XVIe et XVIIe siècles, lesmonstres avaient une fonction sym-bolique dans le cadre des pratiquessociales et théologiques. Que lesmontres soient entrés au XVIIIe siècledans une période pré-scientifique et,depuis le début du XIXe,dans unepériode scientifique n’a pas totalementeffacé les rôles qu’ils ont joués auprèsdes hommes pendant la période de latératologie fabuleuse.

Aujourd’hui, les monstres gardentune fonction d’avertissement. Certes,il ne s’agit plus de monstres du typede celui de Ravenne, invitant lespêcheurs au rachat, mais de monstresqui symbolisent les risques quel’homme peut faire encourir à sonespèce. Depuis 1974, un réseau inter-national de surveillance, localisé à Hel-sinki, recueille les informationsconcernant les monstruosités et les

malformations observéeschez les nouveau-nés. Uneproportion anormale d’ano-malies graves avertit de laprésence d’un facteur téra-togène qui fait immédiate-ment l’objet d’enquêtes. Lesmonstres servent aussi demodèles dans certainesrecherches, notammentcelles de Nicole Le Doua-rin, au CNRS de Nogent-sur-Marne : normalement, deuxespèces ne sont pas interfé-condes ; pourtant, par destechniques de microgreffes,on parvient à créer des«monstres», des chimèresmi-cailles mi-poulets. Cesoiseaux hybrides serventnotamment à étudier lamigration des cellules lorsde l’embryogenèse et à com-prendre l’origine de certainespathologies.

Enfin, aujourd’hui, lesmonstres ont cédé la place àl’astrologue, au numéro-

logue et au tireur de cartes : tous com-blent le désir d’irrationalité del’homme. Comme les monstres d’hier,ils ont un double rôle dans la sociétéactuelle : ils conjuguent le désir decuriosité et la crainte de savoir.

7. CETTE NAISSANCE D’ÈVE émergeant du flanc d’Adam a sans douteinspiré le dogme de la préexistence des germes : les œufs desfemmes contiennent une série de germes emboîtés qui assurent lapérennité de l’espèce. La fécondation réveille le germe qui grossitpour passer de l’état d’invisibilité à une structure reconnaissable quipréexistait dans sa forme parfaite. De même, Ève préexistait dansAdam.

8. CE «MONSTRE», né du mélange, normale-ment interdit par la nature, de deux espèces,est une chimère caille-poulet. Ces chimèresservent à étudier comment se construisentles embryons.

Jean-Louis FISCHER enseigne à l’Uni-versité Paris 8 ; il est chercheur auCentre Alexandre Koyré d’histoire dessciences et des techniques (EHESS-CNRS-MNHN) et chargé de conférencesà l’École des hautes études en sciencessociales (EHESS).

Dudley WILSON, Signs and Portents,Monstrous Births from the Middle Agesto the Enlightenment, Routledge,Londres et New York 1993.Rudolf WITTKOWER, L’Orient fabuleux,traduit de l’anglais par Michèle Hech-ter, préface d’André Chaste, Thaleset Hudson, Paris, 1991.Jean CÉARD, La nature et les prodiges.L’insolite au XVIe siècle, en France,Genève, Librairie Droz, 1977.Claude KAPPLER, Monstres, démons etmerveilles à la fin du Moyen Âge, Paris,Payot, 1980.Jean-Louis FISCHER, Monstres. Histoiredu corps et de ses défauts, Paris, Syros-Alternatives, 1991.Laurent PINON, Livres de zoologie de laRenaissance. Une anthologie (1450-1700),Paris, Klincksieck, 1995.

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D epuis longtemps, les médecins savent que les nour-rissons qui bénéficient de l’allaitement maternelsont moins souvent infectés que ceux qui sont nour-ris avec du lait maternisé, mais, encore récemment,

la plupart d’entre eux pensaient que l’avantage du lait mater-nel résultait simplement de sa pureté bactériologique ; acontrario, le lait maternisé, que l’on doit mélanger avec del’eau et verser dans un biberon, aurait été facilementcontaminé. Cette hypothèse pêchait, car même les nour-rissons auxquels on donne du lait maternisé qui a été pré-paré avec le plus grand soin souffrent plus fréquemmentde méningites et d’infections intestinales, respiratoires ouurinaires que ceux qui sont nourris au sein.

On démontre aujourd’hui que le lait maternel protègeactivement le nouveau-né contre les maladies. Il est parti-culièrement bénéfique au cours des premiers mois de la vie,lorsque le nouveau-né n’a pas encore de défenses efficacescontre les micro-organismes étrangers. Aussi, comme lesréactions immunitaires n’atteignent leur pleine efficacitéque vers cinq ans, l’UNICEF et l’Organisation mondiale dela santé préconisent l’allaitement maternel «jusqu’à l’âgede deux ans au moins».

Tous les nouveau-nés sont protégés, à la naissance, parceque, au cours de la grossesse, les anticorps de la mère sonttransmis au fœtus à travers le placenta. Ces protéines cir-culent dans le sang du nouveau-né pendant quelquessemaines à quelques mois, neutralisant les micro-organismespathogènes ou préparant leur destruction par les cellulesimmunitaires de l’enfant. Les nouveau-nés nourris au seinreçoivent une protection supplémentaire grâce aux anti-corps, aux protéines immunostimulantes et aux cellulesimmunitaires du lait maternel.

Après leur absorption, ces molécules et ces cellulesévitent la pénétration des micro-organismes dans les tis-sus. Certaines molécules se lient aux micro-organismes dansles intestins, les empêchant de se fixer sur la muqueuse etde traverser cette couche de cellules. D’autres moléculesdiminuent la disponibilité de sels minéraux et de vitaminesdont les bactéries pathogènes ont besoin pour survivre dansle système digestif. Certaines cellules immunitaires du laithumain attaquent directement les micro-organismes,d’autres libèrent des substances qui stimulent les réac-tions immunitaires du nourrisson.

L’allaitement maternelprotège le nourrissonJACK NEWMAN

Certaines molécules et cellules du lait humain protègent les nourrissonscontre les infections.

1. UNE MÈRE qui absorbe un micro-organisme (à gauche) produitdes molécules d’anticorps nommées immunoglobulines A sécré-toires, qui passent dans le lait maternel (au centre) et contri-buent à protéger les enfants allaités contre les micro-organismespathogènes de leur environnement (à droite). Plus précisément,les micro-organismes sont captés par les cellules M de la mère

CELLULEÉPITHÉLIALE

LYMPHOCYTET AUXILIAIRE

CELLULE M

LYMPHOCYTET ACTIVÉ

SIGNALCHIMIQUE

CANALLYMPHATIQUE

MACROPHAGE

MICRO-ORGANISME

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Les anticorps du lait maternel

Les anticorps sont des molécules dela classe des immunoglobulines, c’est-à-dire des protéines de cinq types :G, A, M, D et E. Tous les types sontprésents dans le lait maternel, mais lacatégorie la plus abondante est de loincelle des immunoglobulines A et,notamment, les immunoglobulines Asécrétoires, que l’on trouve en grandequantité dans les systèmes respira-toire et digestif de l’adulte. Ces anti-corps sont composés de deuxmolécules d’immunoglobuline A,associées à une «composante sécré-toire», qui semble protéger les molé-

cules d’anticorps contre la dégrada-tion par les sucs gastriques et lesenzymes digestives de l’estomac et del’intestin. Jusqu’au moment où lesnouveau-nés produisent eux-mêmesdes immunoglobulines A sécrétoires,c’est-à-dire plusieurs semaines ou plu-sieurs mois après la naissance, lesenfant alimentés au biberon ont peude défenses contre les agents patho-gènes ingérés.

Les immunoglobulines A sécré-toires apportées par l’allaitementmaternel ont d’autres fonctions. Toutd’abord, les anticorps transmis à unnourrisson sont spécifiquement diri-gés contre les agents pathogènes pré-sents dans l’environnement immédiat

de la mère et, donc, de l’enfant : lamère synthétise des anticorps lors-qu’elle rencontre des agents patho-gènes, soit par contact, soit parabsorption, soit par inhalation.Chaque anticorps est spécifique d’unantigène (molécule étrangère oumicro-organisme) : il ne se lie qu’àcet antigène, sans perdre de temps àattaquer des substances anodines.Comme la mère ne fabrique d’anti-corps que contre les agents pathogènesde son environnement, elle donne àson enfant une protection adaptéeau cadre de vie.

D’autre part, les anticorps transmisà l’enfant ne sont pas actifs contre lesbactéries non pathogènes, normale-

PLASMOCYTE

VAISSEAUSANGUIN

UNITÉ DESÉCRÉTIONLACTÉE

IMMUNOGLOBULINE ASÉCRÉTOIRE

CELLULESÉPITHÉLIALES

COMPOSANTESÉCRÉTOIRE

MICRO-ORGANISME

(cartouche de gauche), des cellules spécialisées de l’épithéliumintestinal, et transmis aux cellules immunitaires nomméesmacrophages. Ces derniers dissocient le micro-organisme et leprésentent, entier ou par fragments, à d’autres cellules immuni-taires nommées lymphocytes T auxiliaires, qui sécrètent des com-posés qui activent des lymphocytes B. Ces lymphocytes B se

transforment en plasmocytes, qui traversent l’épithélium du seinet libèrent des anticorps (cartouche central). Certaines de cesmolécules passent dans le lait maternel et sont absorbées parl’enfant. Dans le système digestif de celui-ci (cartouche de droite),les anticorps, protégés par une composante sécrétoire, évitent lesinfection infantiles.

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ment présentes dans le système diges-tif de l’enfant. Cette flore intestinale estutile, parce qu’elle limite la crois-sance des micro-organismes patho-gènes. Les médecins ignorent commentle système immunitaire maternel évitede s’attaquer à cette flore, mais leprocessus favorise l’installation de bac-téries bénéfiques dans le système diges-tif du nourrisson.

Les immunoglobulines A sécrétoiresprotègent en outre le nouveau-nécontre les maladies, car, contrairementà la plupart des autres anticorps, ellesenrayent l’infection sans causer d’in-flammation, phénomène de destruc-tion des micro-organismes qui s’attaqueparfois aussi aux tissus de l’organisme.Dans le système digestif de l’enfant,la muqueuse est fragile, de sorte qu’unexcès de ces composés serait très dom-mageable.

Les immunoglobulines A sécré-toires protègent probablement d’autresmuqueuses que celles de l’intestin.Dans de nombreux pays, notammentdu Moyen-Orient, d’Amérique du Sudet d’Afrique du Sud, les femmes met-tent du lait dans les yeux de leursenfants afin de traiter les infections ocu-laires. J’ignore si l’efficacité de ceremède a été rigoureusement testée,mais des raisons théoriques laissentpenser qu’il devrait être efficace, dumoins dans certains cas.

Une profusion de molécules utiles

Plusieurs autres molécules du laitmaternel empêchent les micro-orga-nismes de se fixer sur la muqueuseintestinale des nouveau-nés. Des oli-gosaccharides, molécules composéespar l’enchaînement de quelques molé-cules de sucres simples, comprennentsouvent des domaines qui ressemblentaux sites de liaison qu’utilisent les bac-téries pour s’introduire dans les cel-lules du système digestif : cesoligosaccharides interceptent ainsiles bactéries, formant des complexesinoffensifs que le nouveau-né peutexcréter. De surcroît, le lait humaincontient de grosses molécules de«mucine», composées principalementd’une partie protéique et d’une partieglucidique ; ces molécules se lient éga-lement aux bactéries et aux virus,contribuant à les éliminer.

Les molécules du lait, d’autre part,ont diverses fonctions protectrices.Toutes les molécules d’une protéine

Avantages immunitairesde l’allaitement maternel

Éléments

Lymphocytes B

Macrophages

Neutrophiles

Lymphocytes T

Anticorps de la classe des immu-noglobulines A sécrétoires

Protéine de liaison B12

Facteur bifidus

Acides gras

Fibronectine

Interféron gamma

Hormones et facteurs de croissance

Lactoferrine

Lysozyme

Mucines

Oligosaccharides

Action

Produisent des anticorps dirigés contre des microbesspécifiques.

Tuent les microbes directement dans l’intestin dunourrisson, produisent du lysozyme et activentd’autres composants du système immunitaire.

Phagocytose des bactéries dans le système diges-tif du nourrisson.

Tuent les cellules infectées ou émettent des mes-sages chimiques pour activer d’autres défenses.Prolifèrent en présence d’organismes pouvant induirede graves maladies chez le nourrisson. Synthétisentégalement des composés renforçant la réactionimmunitaire du nourrisson.

Se lient aux micro-organismes dans les voies diges-tives du nourrisson, les empêchant ainsi de traver-ser la paroi intestinale et d’atteindre d’autres tissusde l’organisme.

Réduit la quantité de vitamine B12 accessible auxbactéries.

Favorise la croissance de Lactobacillus bifidus,une bactérie inoffensive présente dans les voiesdigestives du nourrisson. Le développement de tellesbactéries limite la prolifération des espèces dange-reuses.

Attaquent les membranes entourant certains viruset les détruisent.

Amplifie l’activité antimicrobienne des macrophages ;contribue à réparer les tissus endommagés par lesréactions immunitaires dans l’intestin du nourris-son.

Augmente l’activité antimicrobienne des cellulesimmunitaires.

Accélèrent la maturation du système digestif du nour-risson. Après le développement des membranes,initialement perméables, de l’intestin, le nourris-son devient moins vulnérable aux micro-organismes.

Fixe le fer, dont nombre de bactéries ont besoin poursurvivre. En réduisant la quantité de fer disponible,la lactoferrine contrecarre la croissance des bacté-ries pathogènes.

Tue les bactéries en dissociant leur paroi cellulaire.

Adhèrent aux bactéries et aux virus, les empêchantainsi de se fixer à la surface des muqueuses.

Se lient aux micro-organismes et leur interdisentde se fixer à la surface des muqueuses.

Globules blancs

Molécules

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nommée lactoferrine, par exemple,fixent deux atomes de fer, bloquant lamultiplication de nombreuses bacté-ries pathogènes en les privant d’un élé-ment indispensable à leur croissance.Ce mécanisme prévient notamment laprolifération de micro-organismes quicausent des maladies graves des nour-rissons, tel Staphylococcus aureus. Lesmolécules de lactoferrine perturbent,en outre, le mécanisme par lequel lesbactéries digèrent les glucides, limi-tant ainsi leur croissance. De même,la protéine de liaison B12 prive lesmicro-organismes de vitamine B12.

Le facteur bifidus, un facteur derésistance à la maladie connu depuistrès longtemps, favorise la croissanced’un organisme bénéfique, Lactobacil-lus bifidus. Les acides gras libres, dansle lait, peuvent endommager les mem-branes des virus dont le matériel géné-tique est dans une enveloppe composéede protéines. L’interféron que l’ontrouve notamment dans le colostrum(la sécrétion jaune pâle que produit lamère avant la montée du lait) a égale-ment une forte activité antivirale.

Défenses cellulaires contreles bactéries et les virus

Enfin les molécules de fibronectine,présentes en grande quantité dans lecolostrum, stimulent certains phago-cytes, qui deviennent alors capables

2. LES IMMUNOGLOBULINES A SÉCRÉTOIRES sont composées de deux molécules d’im-munoglobuline A liées par une protéine nommée chaîne J. La composante sécrétoire (enbleu) s’enroule autour des molécules associées. Les ellipsoïdes représentent les domainesfonctionnels des protéines. Chacun des quatre bras des anticorps contient un site deliaison aux antigènes.

COMPOSANTESÉCRÉTOIRE

CHAÎNE J

IMMUNOGLOBULINE A

SITEDE LIAISON

AUXANTIGÈNES

d’engloutir les micro-organismes,même si ceux-ci n’ont pas été préala-blement marqués par des anticorps.Comme les immunoglobulines A, lesmolécules de fibronectine minimisentl’inflammation et semblent contribuerà réparer les tissus endommagés parl’inflammation.

Tout comme les molécules défen-sives, les cellules immunitaires sontabondantes dans le lait humain. Ainsiles globules blancs combattent l’infec-tion et activent d’autres systèmes dedéfense. Ces cellules sont très abon-dantes dans le colostrum. La plupartsont des neutrophiles, qui ont uneactivité de phagocytose et circulent nor-malement dans le sang. Les neutrophilessemblent conserver leur activité de pha-gocytose dans le système digestif desnourrissons, mais ils sont moins actifsque les neutrophiles sanguins et dis-paraissent du lait maternel environ sixsemaines après la naissance. Ils sem-blent également protéger les seins contreles infections.

Les macrophages sont égalementabondants dans le colostrum : ils repré-sentent environ 40 pour cent des leu-cocytes. Ils sont beaucoup plus actifsque les neutrophiles et semblent alorsbien plus mobiles que dans le sang.Outre leur activité de phagocytose,ils sécrètent du lisozyme, une enzymequi détruit les bactéries en endom-mageant leur paroi cellulaire.

Dans le système digestif de l’en-fant, les macrophages peuvent recru-ter les lymphocytes afin d’activer lalutte contre les intrus. Dix pour centdes globules blancs du lait sont deslymphocytes. Un cinquième d’entreeux sont des lymphocytes B, qui syn-thétisent des anticorps, et les autressont des lymphocytes T, qui tuentdirectement les cellules infectéesou émettent des messages chimiquesqui activent d’autres constituantsdu système immunitaire. Les lym-phocytes du lait semblent se com-porter différemment des lymphocytessanguins.

Notamment ils prolifèrent en pré-sence de la bactérie Escherichia coli, quipeut provoquer de graves maladies desnourrissons, mais ils réagissent moinsque les lymphocytes sanguins à desagents moins dangereux. Les lym-phocytes du lait synthétisent égale-ment plusieurs composés, tels l’in-terféron gamma, qui inhibe la migra-tion des macrophages, et le facteur chi-miotactique des monocytes, quirenforce la réaction immunitaire dunourrisson.

Des bénéfices à explorer,des facteurs inconnus

Plusieurs études récentes ont indiquéque des facteurs du lait maternel accé-lèrent la maturation du systèmeimmunitaire du nourrisson. Les nou-veau-nés allaités par leur mère pro-duisent plus d’anticorps, quand ilssont infectés ou vaccinés. De plus, cer-taines hormones du lait maternel, telle cortisol, et de petites protéines,tels le facteur de croissance épider-mique, le facteur de croissance desnerfs, le facteur de croissance de typeinsuline et la somatomédine C, contri-buent à resserrer la muqueuse encoreperméable du nouveau-né et à larendre plus étanche aux agents patho-gènes.

Des études d’animaux de labora-toire ont ainsi montré que le déve-loppement postnatal de l’intestin estplus rapide chez des animaux nour-ris au lait maternel, et encore meilleurchez des jeunes nourris seulementau colostrum, qui contient encoredavantage de facteur de croissanceépidermique.

D’autres composés encore incon-nus, dans le lait humain, stimulentapparemment la production par l’en-fant de l’immunoglobuline A, de la lac-

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toferrine et du lysozyme. Des mo-lécules de ces trois types sont plusabondantes dans l’urine de nourris-sons allaités que dans celle d’enfantsnourris au lait maternisé. Pourtant lesenfants allaités ne peuvent absorberces molécules à partir du lait maternel; aussi pense-t-on que ces moléculessont produites par les muqueusesdes voies urinaires et que l’allaitementmaternel induit une immunité localede ces voies.

Cette hypothèse semble confirméepar des études récentes : on a observéque, chez le nourrisson, le risque d’in-fections urinaires est réduit. Un fac-teur inconnu, présent dans le laitmaternel semble, notamment, faireproduire plus de fibronectine à l’or-ganisme des enfants allaités qu’à celuides enfants nourris au biberon. Autotal, le lait maternel est donc unliquide tout à fait remarquable : ilnourrit, et il protège les enfants jus-qu’à ce que ceux-ci soient capables dese protéger tout seuls.

Jack NEWMAN a fondé plusieurs cli-niques pédiatriques à Toronto. Il estprofesseur de pédiatrie à l’Universitéde Toronto.

H.B. SLADE et S.A. SCHWARTZ, Muco-sal Immunity : The Immunology of BreastMilk, in Journal of Allergy and ClinicalImmunology, vol. 80, n° 3, pp. 348-356, septembre 1987.Immunology of Milk and the Neonate,sous la direction de J. Mestecky et al.,Plenum Press, 1991.Allan S. CUNNINGHAM, Breastfeedingand Health in the 1980’s : A Global Epi-demiologic Review, in Journal of Pedia-trics, vol. 118, n° 5, pp. 659-666, mai1991.A.S. GOLDMAN, The Immune Systemof Human Milk : Antimicrobial, Antiin-flammatory and Immunomodulating Pro-perties, in Pediatric Infectious DiseaseJournal, vol. 12, n° 8, pp. 664-671,août 1993.Ruth A. LAWRENCE, Host-ResistanceFactors and Immunologic Significanceof Human Milk, in Breastfeeding : A Guidefor the Medical Profession, Mosby YearBook, 1994.Bernard THIS, Neuf mois dans la vie d’unpère, InterÉditions, 1995.Jean-François BACH, Traité d’immu-nologie, Éditions Flammarion.J. BROSTOFF, G.K. SCADDING, D. MALEet I.M. ROITT, Immunologie clinique. Édi-tions de Boeck-Université.

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breuses nations ont réagi en proposantdes remèdes draconiens, qui sont quel-quefois pires que le mal. Mes collègueset moi-même pensons avoir trouvé unesolution à mi-chemin entre les dangersd’un contrôle étatique absolu et uneliberté laissant le champ libre aux abusde toutes sortes.

Toute personne communiquant àl’aide d’ordinateurs requiert un systèmede sécurité répondant à trois critères :la confidentialité, l’authentification etla confiance. Des actions aussi routi-nières que de retirer de l’argent d’undistributeur automatique sont fon-dées sur la confiance. Le système opèrealors en sens unique : en demandant unmot de passe secret, la machine s’assureque la personne qui a introduit la carteen est bien le propriétaire légitime, maiscelui qui retire de l’argent doit aveu-glément faire confiance à la machine

La confidentialité des communicationsTHOMAS BETH

Un nouveau protocole cryptographique utilisant des «passeportsnumériques» assure la sécurité des réseaux informatiques en permettant l’authentification des correspondants.

«Mes chers petits, je vais dans la forêt ;prenez bien garde au loup, car s’il entrait,il vous dévorerait tout crus. Le vauriense déguise souvent, mais vous le recon-naîtrez sans peine à sa voix rauque et àses pattes noires.»

Grimm,Le loup et les sept chevreaux.

L a chèvre essaie de protéger sespetits au moyen de ce qu’unexpert en sécurité informatiquenommerait un protocole de

contrôle d’accès : ne laissez entrer queceux qui possèdent une voix douce etdes pattes blanches. Cette méthode estefficace, car elle est fondée sur l’aspectphysique des personnes susceptiblesd’entrer ; néanmoins, dans le conte,elle est mise en défaut, parce que laquantité d’information utilisée estinsuffisante : la distinction entre unloup et une chèvre est aisée si le corpstout entier est observable, mais ici,les chevreaux n’ont été programmésque sur la reconnaissance de la voix etde la couleur des pattes...

Les ordinateurs échangent tant d’ar-gent et d’informations précieuses quedes pirates de l’informatique essayentde capter leurs messages. Pourtant,ceux qui veulent protéger leurs don-nées sont moins prudents que la chèvredu conte : ils cherchent à distinguer les«bons» des «méchants» en utilisant uni-quement des suites de symboles.

La puissance croissante des ordi-nateurs et l’anonymat offert par lesréseaux effraient les gouvernements,qui prévoient une recrudescence despiratages informatiques. De nom-

et supposer qu’elle n’est pas corrom-pue. Bien que ce modèle autoritaire aitété approprié, il est naïf de supposerque les machines qui participent auxtransactions actuelles ne sont jamaismanipulées.

Tant qu’une même institutionassure les communications, on garan-tit l’authentification et la confidentia-lité par le principe des protocolesd’échange de clés et de certificats géréspar un serveur central. Le système Ker-beros du réseau Athena, à l’Institutde technologie du Massachusetts, uti-lise ce principe (voir Réseaux informa-tiques et sécurité, par Jeffrey Schiller,Pour la Science, janvier 1995).

Il serait absurde d’utiliser la mêmeméthode pour les millions d’utilisa-teurs du réseau Internet. Tout d’abord,il serait impossible de constituer et degérer un serveur de fichier centraliséqui contiendrait toutes les informationsnécessaires aux échanges confidentiels.Ensuite, une telle concentration de don-nées importantes serait une proie desplus tentantes.

En outre, sur un réseau public, lesvérifications d’identité à l’aide de motsde passe ne sont pas sûres. Des pro-grammes espions qui enregistrentsubrepticement les noms des utilisa-teurs et leurs mots de passe peuventen faire un usage ultérieur frauduleux.De tels programmes ont été utilisésdans des dizaines de piratages gravesaux États-Unis et en Europe. On ne doitdonc pas imposer aux utilisateurs desréseaux de révéler leur mot de passeou une quelconque caractéristique per-sonnelle qui pourrait être copiée. Idéa-

1. CETTE MONTRE cryptographique fabriquéepar la Société autrichienne Skidata Compu-ter, contient un émetteur-récepteur ainsi qu’unmicro-ordinateur.

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lement, les programmes d’identifica-tion devraient poser des questions afinde vérifier que l’utilisateur possède unsecret (un mot de passe, par exemple)sans le révéler.

À l’Université de Karlsruhe, nousavons mis au point un système de sécu-rité des réseaux nommé SELANE, l’acro-nyme de secure local area network, soit«réseau local sécurisé». Ce nom estaussi une allusion à la déesse grecquede la Lune, Séléné, qui est l’égale dansle ciel de ses deux frères Éos et Hélios,tout comme les deux parties d’une tran-saction électronique doivent êtred’égale importance.

Le système SELANE est utilisablepar n’importe quel réseau commercialou universitaire. Nous avons égale-ment créé une carte à puce qui sécu-rise les opérations nécessaires à chaqueutilisateur.

Partager des clés secrètes

La cryptographie moderne considèreque les textes représentés par des suitesde bits peuvent être interprétés commedes nombres. Le chiffrement n’est alorsque l’application d’une fonctionmathématique permettant de trans-former une chaîne de nombres écriteen clair en une chaîne inintelligible,qui ne peut être lue que par une per-sonne connaissant la fonction et laclé de déchiffrement.

La confidentialité est la premièrenécessité d’un réseau sécurisé. Com-ment Alice et Bob (noms génériquesdonnés par les cryptographes aux deuxcorrespondants d’une communication)peuvent-ils échanger un message confi-dentiel en utilisant une ligne sur écoute?Au minimum, ils doivent échanger uneclé qui servira à chiffrer ou à déchif-frer les messages qui suivront. Vers 1970,à l’Université de Stanford, Martin Hell-man, Whitfield Diffie et Ralph Merkleont conçu une méthode qui permet àAlice et à Bob d’obtenir une mêmechaîne de bits sans envoyer sur la lignede communication ni les bits eux-mêmes, ni les informations nécessairesà leur reconstruction (voir l’encadré ci-contre).

Cette méthode est fondée sur l’em-ploi de «fonctions à sens unique pos-sédant une trappe», que l’on calculeaisément, mais qui sont quasi impos-sibles à inverser : même si un pirateconnaissait le résultat de la transfor-mation d’un nombre par une telle fonc-tion, il ne pourrait retrouver le nombre

DISTRIBUTION D'UNE CLÉ PUBLIQUE

ALICE

UTILISE UNE CLÉ SECRÈTE XET UNE FONCTION À SENS UNI-QUE f( ) POUR CALCULER f(X) = Y

SERVICE DES CLÉS (SC) BOB

Y YCLÉ PUBLIQUE

AUTHENTIFICATION DES MESSAGES

Y

ENVOIMESSAGE

M

CERTIFICATZ

Z

CERTIFICATZ

MESSAGEET CERTIFICAT

M ZMENVOI

ENVOI

CALCULE f(XM) = Z

SERVICE DES CLÉS BOBALICE

CALCULE YM ET LE COMPAREÀ Z

PUISQUE YM = f(X)M = f(XM) = Z,BOB POSSÈDE LA PREUVE QUE LE SERVICE DES CLÉS A BIEN CERTIFIÉ LE MESSAGE

2. LES PROTOCOLES d’authentification reposent sur une séquence secrète de bits connueseulement par l’organisme qui les délivre et sur une succession d’exponentielles. Cet orga-nisme ne publie qu’une version chiffrée de sa séquence secrète, mais il donne la possibilitéde vérifier que c’est bien lui qui a signé un document donné.

L e procédé d’échange de clés de Diffie-Hellman permet à deux correspondants

de communiquer de manière sûre, mêmeen utilisant une ligne sur écoute. Cet échangeest fondé sur des fonctions à sens uniquenommées exponentielles modulaires. Pourappliquer ce procédé à un message, on élèveune constante (par exemple, 3) à une puis-sance représentant le message sous formenumérique, puis on prend le reste de ladivision par un grand nombre premier. Parexemple, pour chiffrer le nombre 66, on cal-cule le reste de la division de 366 par 127 (enpratique, on choisit un nombre premier longde 300 chiffres environ).

Bob et Alice appliquent leurs fonctionsà sens unique à une suite de bits publique(en haut). Dans un cas, Alice appliqued’abord sa fonction ; dans l’autre, c’est Bobqui applique sa fonction en premier. Lerésultat ne dépend pas de l’ordre d’appli-cation, mais les exponentielles compliquentles données au point d’empêcher tout intrusde déterminer les exposants secrets de Bobou d’Alice, ou la suite de bits finale (la clé)qui leur servira dans les communicationsfutures.

Des fonctions à sens uniquepour vaincre les oreilles indiscrètes

NOMBRE PUBLIC

FONCTIONÀ SENSUNIQUED'ALICE

FONCTIONÀ SENSUNIQUED'ALICE

FONCTIONÀ SENSUNIQUEDE BOB

FONCTIONÀ SENSUNIQUEDE BOB

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souhaitant signer des documents choi-sit une chaîne de bits secrète et per-manente, et publie la transformée dece nombre par une fonction exponen-tielle modulaire. La procédure de pro-duction de signature d’un documentest la suivante :• choisir un jeton secret utilisable uneseule fois (un nombre),• appliquer une fonction exponentielle

modulaire à ce nombre pour en obte-nir un témoin,• former et résoudre une équationqui utilise les valeurs numériques dumessage à envoyer, la signature secrète,le jeton et son témoin,• transmettre le document,• ajouter sa signature composée dutémoin et de la solution de l’équa-tion.

Ainsi n’importe qui peut vérifierque les nombres qui constituent lasignature sont bien engendrés par lachaîne privée et par le document émis.Ces dix dernières années, de nom-breuses versions de cette technique ontété mises au point.

À la place de cette technique, nousavons cherché comment, pour chaqueréseau local d’ordinateur, un service

L es techniques de chiffrement que nous avons mises au pointsatisfont à la fois les particuliers, qui veulent conserver la

confidentialité de leurs messages, et les services de police, qui veu-lent surveiller les échanges. Craignant que les écoutes télépho-niques ne puissent capter que des messages inintelligibles, legouvernement des États-Unis a réglementé l’utilisation et l’expor-tation des logiciels de chiffrement. Il promeut également unréseau téléphonique sécurisé qui utilise une puce de chiffrementnommée Clipper. Le gouvernement contrôle les clés de cettepuce, qui peuvent être obtenues sur demande par des agents offi-ciels. Les détails de ce réseau demeurent secrets. Ce réseau n’ins-pire guère confiance, car les clés, partagées par les services depolice de plusieurs pays, seront difficilement gardées. Ensuite, ilpeut exister des méthodes de déchiffrement en dehors du cadredes services de police.

En revanche, les méthodes que nous avons mises au point àKarlsruhe peuvent servir de base à un système qui mettrait les uti-lisateurs et les experts gouvernementaux en cryptographie sur unpied d’égalité. Il fournit un outil puissant pour les échanges de cléset l’authentification qui pourrait fonctionner avec le circuit Clipperou avec d’autres dispositifs de chiffrement plus robustes. Afin d’aug-

menter la confiance accordée au procédé, on pourrait établir desclés numériques nécessitant la coopération de différents servicespour autoriser les écoutes téléphoniques.

Pour comprendre comment ce garde-fou pourrait fonctionner,imaginons que la séquence de bits qui code la clé soit constituéenon pas d’un seul nombre, mais de trois ou plus. Gustavus Sim-mons, des Laboratoires Sandia, a eu l’idée d’utiliser trois fractionsde la clé secrète comme coordonnées d’un point dans un espace àtrois dimensions.

Toute clé secrète serait composée de trois nombres appartenantà une droite dans cet espace. Cette droite, connue de tous, seraitnéanmoins sûre en raison du nombre infini de ses points. Oneffectuerait le partage de l’information concernant le point secreten faisant passer un plan par ce point et en choisissant trois autrespoints au hasard sur ce plan. Ces points seraient utilisés pour recons-truire le plan et trouver son intersection avec la droite.

Chacun des membres de la commission d’autorisation desécoutes téléphoniques recevrait les coordonnées de deux des points.Deux membres en accord pourraient alors déterminer le point secret.Toutefois, grâce à SELANE, ils obtiendraient les coordonnées pré-cises sans connaître le nombre secret, ce qui compromettrait lasécurité du système. S’ils donnent à leurs partenaires la version chif-frée de leur point, la même relation mathématique existera entreces points et l’image de la droite codée qu’entre les vrais points etla véritable droite sur laquelle se trouve le point secret.

Ce principe est généralisable quelle que soit la taille de la com-mission et le quorum nécessaire. Des responsabilités partagées decette façon compliquent n’importe quelle tentative de percer le secret,que ce soit par la violence, le chantage ou la corruption. Je penseque le monde des affaires accepterait volontiers un tel système,qui éviterait la mainmise de l’État. Les gouvernements pourraientégalement l’accepter pour éviter la prolifération des codages robustes,ce qui se produit aujourd’hui.

Quand les écoutestéléphoniques deviennent

nécessaires

À PARTIR DES DONNÉES DE TROIS POINTS (un plan) et d’une droitepublique, on calcule les coordonnées du point d’intersection. Cescoordonnées forment une clé secrète à trois parties.

LA CONNAISSANCE DE TROIS POINTS peut être répartie entre plu-sieurs personnes, de manière qu’aucune d’entre elles ne puisse, àelle seule, déduire un point secret. Il existe en effet une infinité deplans passant par deux points confiés à chacune des personnes.

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des clés pourrait remplacer les servicesde délivrance des passeports. Avantd’attribuer le premier identificateur,le service des clés élabore ses propresclés de signature : un nombre secret etla version publique, obtenue à l’aided’une exponentielle modulaire. Qui-conque désire vérifier les identificateursattribués par le service des clés a justebesoin d’une copie de la clé publique.

Le service des clés fournit un cer-tificat (une puce électronique résistantaux altérations et placée dans une cartede crédit ou dans une montre spéciale)à chaque personne, terminal ou ordi-nateur de son réseau. Ce certificat peutêtre utilisé dans toutes les transactions.Lorsque Alice demande un numérod’identification au service des clés, elleobtient un certificat dont la mémoirecontient le message suivant : «Le pro-priétaire de cette carte est Alice Wun-derkind, professeur d’informatique àl’Université de Paris», suivi d’unesignature du type ElGamal fondéesur ce message.

Ultérieurement, afin de convaincreBob que son numéro d’identificationest valide, Alice utilise son certificatpour lui envoyer un message ainsi quele témoin du jeton utilisé dans la signa-ture. En utilisant ces valeurs et la clépublique du service des clés, Bob cal-cule le partie de la signature que le cer-tificat n’a pas révélé. Pour s’assurerque l’identificateur est valide, Bob dia-logue avec le certificat en lui posantdes questions dont les réponses sontjustes seulement s’il connaît la partiesecrète de la signature.

Mes collègues et moi-même avonsconçu un protocole qui intègre l’au-thentification et la vérification avecl’échange des clés. Ce protocole est exé-cuté en une fraction de seconde par unmicroprocesseur placé dans une carteà puce. Si leurs numéros d’identifica-tion sont bons, les deux partenaires ter-minent leur premier échange par uneclé commune qui servira dans les tran-sactions futures. Si l’authentificationéchoue, chacun reçoit une séquencedifférente, sans utilité aucune.

Chaîne de confidentialité

Cette méthode d’identification reposesur la confiance que Bob accorde auservice de délivrance des clés d’Alice.Pour vérifier le numéro d’identifica-tion, on devra connaître la signaturede tous les services des clés. Dans lecas des transactions internationales,

Thomas BETH est professeur d’infor-matique à l’Université de Karlsruhe etdirecteur de l’Institut européen dessystèmes de sécurité.

Taher ELGAMAL, A Public Key Cryp-tosystem and a Signature Scheme Basedon Discrete Logarithms, in IEEE Tran-sactions on Information Theory, vol. 31,n° 4, pp. 469-472, juillet 1985.T. BETH, Efficient Zero-Knowledge Iden-tification Scheme for Smart Cards, inAdvances in Cryptology : EUROCRYPT‘88, sous la direction de ChristophGünther, Springer-Verlag, 1988.Public-Key Cryptography : State of theArt and Future Directions, sous la direc-tion de T. Beth, M. Frisch et G.J. Sim-mons, Springer-Verlag, 1992.Gustavus J. SIMMONS, ContemporaryCryptology : The Science of InformationIntegrity, IEEE Press, 1992.T. BETH, Keeping Secrets a Personal Mat-ter or the Exponential Security System,in Cryptography and Coding III, sousla direction de M.J. Ganley, OxfordUniversity Press, 1993.H. DANISCH, RFC 1824 : The Exponen-tial Security System TESS in EuropeanInstitute for System Security WorldWide Web site at http : //avalon.ira.uka.de/eiss/indexe.html.

cette méthode n’est utilisable que si lesservices des clés sont hiérarchisés : cha-cun d’entre eux devrait se légitimer ense procurant un identificateur d’un ser-vice des clés supérieur.

Une station de distribution centraledevrait garantir la confiance que l’onaccorde à chacun des services desclés universitaires, qui, à leur tour,garantiraient les services des clésinternes. Ce schéma est extensible à unnombre quelconque de niveaux. Unestation centrale française pourrait selégitimer en utilisant l’identificateurnumérique d’un centre européen qui,à son tour, serait validé par une orga-nisation mondiale. La carte à puce déte-nue par une personne pourrait contenirune cascade de messages : une identi-fication individuelle signée par le ser-vice des clés local, une identificationde l’institution signée par l’autoritérégionale, et ainsi de suite. La vérifi-cation d’un identificateur ne néces-site de connaître que la signaturenumérique d’un petit nombre d’auto-rités et de leur faire confiance. Ainsipourrait-on échanger des informationsà distance avec autant de confiance quesi le correspondant était présent.

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L a conscience est la chose à la foisla plus familière et la plus mysté-rieuse. Nous la connaissons plusdirectement que quoi que ce soit

d’autre, mais cette connaissance est dif-ficile à concilier avec nos autres savoirs.Pourquoi existe-t-elle? Que fait-elle?Comment résulte-t-elle de mécanismesneuronaux?

D’un point de vue objectif, nouscomprenons assez bien le fonctionne-ment du cerveau : lorsque nous regar-dons cette page, des photons frappentnos rétines, des signaux électriquessont transmis par les nerfs optiques àdifférentes régions de notre cerveau et,finalement, nous réagissons par un sou-rire, un froncement de sourcil ou uneremarque. L’aspect subjectif est pluscomplexe : quand nous regardons lapage, nous en sommes conscients, etnous ressentons directement les imageset les mots comme une partie de notrevie mentale intime. Les couleurs desfleurs ou du ciel nous émeuvent, tan-dis que nous ressentons peut-être uneémotion et que nous formulons despensées. Ensemble, ces expériencesconstituent la conscience, la vie interne,subjective, de l’esprit.

Les chercheurs qui étudient lecerveau et la pensée ont longtempslaissé la conscience de côté : la science,qui repose sur l’objectivité, ne pouvaittraiter de quelque chose d’aussi sub-jectif que la conscience. Le courantbéhavioriste, qui a dominé la psy-chologie au début du siècle, se concen-trait sur le comportement externe etinterdisait de parler des processusmentaux internes. Plus tard, l’émer-gence des sciences cognitives a foca-lisé l’attention sur les mécanismescérébraux, mais l’étude de la cons-cience restait exclue ; à peine évoquait-on le problème après les dîners bienarrosés.

Depuis quelques années, un nom-bre croissant de neurobiologistes, depsychologues et de philosophes adécidé de violer ces interdits et d’ex-plorer les secrets de la conscience. Ilsont proposé de nombreuses théories,variées et parfois opposées, souventfondées sur des acceptions différentesdes concepts fondamentaux. Seul leraisonnement philosophique permet-tra de sortir de cette confusion.

Aux deux extrêmes, on trouve laposition réductionniste, selon laquellela conscience est explicable par lesméthodes des neurosciences et de lapsychologie, et la position «mysté-rieuse», selon laquelle on ne com-prendra jamais la conscience. L’analysemontre que ces deux positions sontfausses et que la vérité est probable-ment à mi-chemin.

Contrairement aux réductionnistes,je pense que les outils des neuro-sciences, aussi performants soient-ils,ne peuvent pas rendre pleinementcompte de la conscience. Contre la posi-tion «mystérieuse», je soutiens que laconscience est explicable par un nou-veau type de théorie ; nous ne pouvonspas encore élaborer une telle théorieen détail, mais nous pouvons l’es-quisser. Cette théorie contiendra denouvelles lois fondamentales, et leconcept d’information y jouera un rôlecentral. Elle aura des conséquences sur-prenantes sur notre façon de voir l’Uni-vers, et de nous voir nous-mêmes.

Le mot «conscience» a de nom-breuses acceptions. Quels problèmes

Qu’est-ce que la conscience?DAVID CHALMERS

Les neurobiologistes et les philosophes explorent l’un des plus grandsmystères de l’existence. La connaissance des mécanismes physiques du cerveau semble insuffisante pour comprendre la nature de la conscience.

1. UNE NEUROBIOLOGISTE qui connaîtraittout sur la manière dont le cerveau traiteles couleurs mais vivrait dans une pièce ennoir et blanc, ne saurait pas ce que c’estque de voir les couleurs. La connaissancedu cerveau n’apporte pas la connaissancecomplète de la conscience.

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sont regroupés derrière ce mot? Dis-tinguons d’abord des «problèmesfaciles» et un «problème difficile».Les problèmes faciles sont aussi ardusque la plupart de ceux que traitent lapsychologie et la biologie, mais le cœurdu mystère est la solution du problèmedifficile.

Problèmes faciles et problème difficile

Les problèmes faciles sont, parexemple, les suivants : comment unsujet humain perçoit-il des stimuli sen-

soriels et comment y réagit-il demanière appropriée? Comment le cer-veau rassemble-t-il des informationsprovenant de différentes sources etcomment utilise-t-il ces informationspour commander le comportement?Pourquoi pouvons-nous verbaliser nosétats internes? Toutes ces questionssont faciles, parce qu’elles concernentle fonctionnement objectif du sys-tème cognitif. La poursuite des étudesde psychologie cognitive et de neu-rosciences devrait les résoudre.

Le problème difficile consiste à com-prendre comment les processus phy-

siques cérébraux engendrent laconscience subjective. Ce problèmeconcerne les aspects profonds de lapensée et de la perception ; il se rap-porte aux sentiments que les chosessuscitent en nous. La sensation d’unbleu vif, le son ineffable d’un haut-bois lointain, une douleur intense, uneétincelle de bonheur ou la qualité médi-tative d’un instant de réflexion, toutcela fait partie de ce que je nomme laconscience. Ces phénomènes consti-tuent le véritable mystère de l’esprit.

Une expérience de pensée, due auphilosophe australien Franck Jackson,

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illustre la distinction entre la connais-sance objective et la conscience : Marie,qui vit au XXIIIe siècle, est la meilleurespécialiste mondiale des mécanismescérébraux responsables de la visiondes couleurs, mais elle a passé savie dans une pièce noire etblanche, sans jamais voir de cou-leur. Elle sait tout ce qu’on peutsavoir sur la biologie, la struc-ture et le fonctionnement du cer-veau. Cette connaissance luipermet de résoudre les problèmesfaciles : comment le cerveau dis-crimine les stimuli, rassemble lesinformations et produit des comptesrendus verbaux. Marie connaît la cor-respondance entre les noms des cou-leurs et les longueurs d’onde de lalumière, mais il reste quelquechose de crucial que Marie neconnaît pas : le sentiment que l’ona quand on regarde une cou-leur comme le rouge. Des faitsrelatifs à la conscience ne peuventpas être déduits du fonctionnementphysique du cerveau.

Personne ne sait pourquoi ces pro-cessus physiques sont accompagnésde la conscience. Pourquoi, lorsquenotre cerveau traite la lumière d’unecertaine longueur d’onde, éprouvons-nous une sensation de violet profond?Pourquoi ressentons-nous des choses?Un automate inconscient ferait-il, aussibien que nous, tout ce que nous fai-sons? Une théorie de la consciencedevrait répondre à ces questions.

Je ne nie pas que la conscience soitproduite par le cerveau. Nous savonsque la sensation subjective de visionest étroitement associée à des opéra-tions qui se déroulent dans le cortexvisuel. C’est précisément cette asso-ciation qui nous laisse perplexes : l’ex-périence subjective semble émergerd’un processus physique, mais nous nesavons pas comment ni pourquoi.

Vers la résolution des problèmes faciles

Le développement de la neurologieet de la psychologie est si rapide quel’on pourrait espérer que l’énigme esten passe d’être résolue, mais la plupartdes travaux ne concernent que les pro-blèmes faciles. La confiance des réduc-tionnistes vient des progrès réalisésdans ces domaines, mais le problèmedifficile reste sans solution.

Selon Francis Crick, de l’InstitutSalk, et Christof Koch, de l’Institut

de technologie de Californie, laconscience émergerait d’une syn-chronisation des décharges neuro-nales, dans le cerveau, à une fréquencede 40 hertz. Ce phénomène expli-querait comment la couleur et la formed’un objet, qui sont traitées par desrégions cérébrales différentes, sontunifiées en un tout cohérent. Deuxéléments d’information seraient asso-ciés lorsqu’ils sont représentés par desséquences de décharges neuronalessynchronisées.

Cette théorie résoudra peut-êtrel’un des problèmes faciles, mais ellen’aborde pas le problème difficile :pourquoi des oscillations synchroni-sées engendreraient-elles une sensa-tion visuelle consciente, quelle que soitla manière dont les perceptions sonttraitées et intégrées? F. Crick et C. Kochne prennent pas position sur la possi-bilité de la science de résoudre le pro-blème difficile (voir l’encadré des pages62 et 63).

Le même type de critique s’ap-plique à presque tous les travauxrécents sur la conscience. Dans son livreLa conscience expliquée, le philosopheDaniel Dennett propose une théorieperfectionnée pour expliquer com-ment, dans le cerveau, de nombreuxprocessus indépendants produisentensemble une réaction cohérente à unévénement perçu. Cette théorieexplique peut-être comment nousexplicitons verbalement nos étatsinternes, mais elle ne nous dit pasgrand-chose de la raison pour laquelle

il existerait une expérience subjectivederrière cette verbalisation. Commed’autres théories réductionnistes, c’est

une théorie des problèmes faciles.Les problèmes faciles ont un

point commun : ils concernent l’ac-complissement des fonctionscognitives ou comportementales.Il s’agit toujours de savoir com-ment le cerveau exécute unetâche donnée : comment il capteet analyse les stimuli, comment

il assimile les informations, com-ment il produit des rapports.

Lorsque la neurobiologie auraexpliqué les mécanismes neuronaux

correspondants, les problèmes facilesseront résolus. En revanche, le pro-blème difficile ne le sera pas. Même si

toutes les fonctions comporte-mentales et cognitives en rapportavec la conscience étaient expli-quées, il resterait un mystère :pourquoi ces fonctions s’accom-

pagnent-elles de conscience? C’est cetteénigme supplémentaire qui rend dif-ficile le problème difficile.

De nouveaux outils d’explicationphysique, telles la dynamique nonlinéaire ou la mécanique quantique, nepermettent pas non plus de résoudrele problème difficile. Selon StuartHameroff, de l’Université d’Arizona,et Roger Penrose, de l’Université d’Ox-ford, la conscience résulterait de pro-cessus physiques quantiques qui seproduiraient dans des organites desneurones nommés microtubules. Unetelle hypothèse pourrait expliquer com-ment le cerveau prend des décisionsou comment il prouve des théorèmesmathématiques, mais elle ne dit riensur la manière dont ces processusengendreraient la conscience. Toutesles théories qui ne reposent que sur uneapproche physique ont le même incon-vénient.

Le handicap de ces théories phy-siques est constitutif : elles expliquentpourquoi les systèmes ont une certainestructure physique et comment ilsaccomplissent diverses fonctions. Laplupart des problèmes examinés parla science ont cette forme : pour expli-quer la vie, par exemple, on cherche àdécrire comment un système physiquepeut se reproduire, s’adapter, méta-boliser de l’énergie. La conscience poseun problème complètement différent,parce qu’elle n’est ni structure ni fonc-tion.

Bien entendu, les neurosciencesseront utiles, parce qu’elles pourraient

2. DANS CE DISQUE DE COULEURS, les nuances sont dis-posées de telle sorte que celles que l’on ressent commesimilaires sont voisines. Les couleurs proches correspon-dent aussi à des représentations perceptives similaires dansle cerveau.

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expliquer les mécanismes neuronauxassociés à la conscience et qu’elles pour-raient même détailler les correspon-dances entre des événements cérébrauxet des éléments de conscience. Toute-fois, nous ne franchirons pas ce que lephilosophe Joseph Levine a nomméle fossé explicatif entre les processusphysiques et la conscience tant quenous ne saurons pas pourquoi ces pro-cessus sécrètent la conscience. Pourfaire ce saut, nous devons utiliser unnouveau type de théorie.

Une vraie théorie de tout

De quelle théorie avons-nous besoin?Observons tout d’abord qu’en phy-sique tous les systèmes ne sont pasdécomposables en éléments plus fon-damentaux. L’espace-temps, la masseet la charge sont considérés commedes caractéristiques fondamentalesdu monde : ils ne sont pas réductiblesà quelque chose de plus simple. Mal-gré cette irréductibilité, des théoriesdétaillées et utiles relient ces élémentspar des lois fondamentales, expli-quant de nombreux phénomènescomplexes.

L’idée que la physique contient tousles éléments fondamentaux et toutes

les lois fondamentales de l’Univers estlargement répandue. Comme le phy-sicien Steven Weinberg l’a écrit, le rêvedu physicien est une «théorie de tout»,à partir de laquelle on déduirait toutce qu’il faut savoir sur l’Univers. S.Weinberg concède toutefois que laconscience pose un problème : mal-gré la puissance explicative de la théo-rie physique, on ne peut apparemmentpas en déduire l’existence de laconscience. Même si la physique per-mettait d’expliquer les mécanismescérébraux objectifs associés à laconscience, elle n’expliquerait pas laconscience elle-même, de sorte qu’au-cune théorie physique ne sera une vraiethéorie de tout : pour élaborer cette der-nière, il faut introduire une composantesupplémentaire.

Je propose donc que l’on consi-dère la conscience comme une carac-téristique fondamentale, irréductibleà quoi que ce soit de plus élémentaire.L’idée peut paraître étrange, mais lacohérence l’exige et l’histoire nousdonne quelques précédents : au XIXe

siècle, par exemple, quand les phé-nomènes électromagnétiques étaientinexplicables à partir des principesconnus, les physiciens ont introduitune nouvelle entité fondamentale,

la charge électromagnétique, et ilsen ont étudié les lois fondamentales.Ne peut-on reprendre cette métho-dologie dans le cas de la conscience?Si les théories actuelles ne l’expliquentpas, alors il faut introduire de nou-veaux éléments.

Un nouvel élément fondamentalrequiert de nouvelles lois fondamen-tales : celles-ci relieront la conscienceaux éléments de la théorie physique,sans interférer avec les lois physiques,car le monde physique forme un toutfermé. Les nouvelles lois serviront plu-tôt à franchir le fossé explicatif : ellesindiqueront comment la consciencedépend des processus physiques sous-jacents. Une théorie complète auradeux composantes : des lois physiques,qui décriront le comportement des sys-tèmes physiques, de l’infiniment petità l’infiniment grand, et des lois «psy-chophysiques», qui diront commentcertains systèmes physiques sont asso-ciés à une conscience.

Comment découvrir les lois psy-chophysiques? L’obstacle majeur, danscette recherche, est le manque de don-nées. Telle que je l’ai décrite ici, laconscience est subjective, de sorteque nous ne pouvons pas analyserdirectement celle d’autrui. Cet obstacle

3. LES VARIATIONS DU DÉBIT SANGUIN dans le cortex visuel mon-trent comment le cerveau d’un sujet répond à une configurationqu’il voit. Les couleurs de cette illustration représentent les zones

cérébrales activées par la vision de chaque moitié du modèle. Cetteexpérience montre les réactions neuronales associées à la sensa-tion visuelle, qui seraient à la base de la conscience.

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n’est toutefois pas insurmontable : cha-cun d’entre nous a accès à ses propresexpériences, une source abondante, uti-lisable pour formuler des théories.Nous pouvons utiliser des informa-tions indirectes, telles les descrip-tions par d’autres de leur conscience.Les arguments philosophiques etles expériences de pensée apportentaussi des éléments. Ces méthodes ontleurs limites, mais elles nous four-nissent largement de quoi commen-cer la recherche.

Comme les théories psychophy-siques ne pourront pas être testées demanière indiscutable, elles seront plusspéculatives que celles des disciplinesscientifiques classiques. Toutefois, nosexpériences intimes, ainsi que les don-nées extraites des témoignages d’autres,sont des données assez contraignantes :si nous trouvons une théorie qui enrende mieux compte que d’autres, nousl’accepterons. Comme aucune théoriepsychophysique n’existe aujourd’hui,il serait de toute façon prématuré dese préoccuper de la réfutabilité de cesthéories.

Conscience et présence à soi

Commençons à chercher des lois géné-rales qui relient les processus physiquesà l’expérience consciente. Lorsque noussommes conscients de quelque chose,nous sommes généralement capablesd’agir dessus et d’en parler (grâce àdes fonctions objectives, physiques).Réciproquement, une information donton peut parler et que l’on peut utiliserpour agir est généralement consciente.Par conséquent, la conscience est reliéeavec ce que nous pourrions nommer la«présence à soi», le processus par lequell’information, dans le cerveau, est ren-due globalement disponible pour desopérations motrices telles que la paroleou l’action corporelle.

La notion de «présence à soi»semble banale, mais, telle que nousl’avons définie ici, elle est objective etphysique, alors que la conscience nel’est pas. On devra préciser la relationentre la présence à soi et la consciencepour analyser le cas des animaux et desbébés, qui ne parlent pas, mais, dans

les cas simples, nous voyons lesgrandes lignes d’une loi psychophy-sique : il y a conscience quand il y aprésence à soi, et réciproquement.

Poursuivons cette idée en analysantle phénomène de perception visuelle.Nous ressentons notre champ de visioncomme une mosaïque constammentchangeante de couleurs, de formes etde configurations qui, en tant que telle,possède une structure géométriquedétaillée. Puisque nous pouvons décrirecette structure, nous diriger vers sescomposantes et réaliser d’autres actionsqui dépendent d’elle, nous sommes inci-tés à admettre que la structure de laconscience correspond directement àla structure de l’information donnée aucerveau par les processus neuronauxde la perception visuelle.

Nos sensations de la couleur ontaussi une dimension tridimensionnelleintrinsèque, traduite par la structuredu traitement de l’information dans lecortex visuel. Cette structure s’observesur les disques de couleurs utilisés parles artistes : les couleurs y sont dispo-sées dans un ordre précis, du rouge

Pourquoi les neurosciences peuvent expliquer la conscience

N ous pensons qu’aujourd’hui la meilleure démarche pour expliquerla conscience est l’étude des mécanismes cérébraux qui en sont le

plus directement responsables. En localisant les neurones qui corres-pondent le plus à la conscience et en comprenant comment ils sontassociés à des neurones d’autres parties du cerveau, nous découvri-rons de nouveaux éléments de réponse à ce queDavid Chalmers nomme le «problème difficile» :une explication complète de la manière dont laconscience subjective émerge de ces méca-nismes cérébraux.

Nous admirons l’audace de D. Chalmers,qui identifie d’emblée le problème difficile et tentede le résoudre, mais nous ne sommes pas convain-cus par certaines de ses expériences de pensée.Selon nous, le problème difficile peut être décom-posé en plusieurs questions. Pourquoi avons-nous une conscience? Comment avons-nous dessensations conscientes particulières (telle la sen-sation du bleu de la couleur bleue)? Pourquoi cer-tains éléments de l’expérience subjective sont-ilsimpossibles à communiquer à d’autres personnes(pourquoi sont-ils personnels)? Nous pensons avoir trouvé une réponseà la dernière question, et nous avons des propositions pour les deux pre-mières, sur la base d’un phénomène nommé la représentation neuronaleexplicite.

Illustrons le terme «explicite» par un exemple. En réaction à l’imaged’un visage, des cellules ganglionnaires sont activées dans toute larétine, à peu près comme les pixels d’un écran de télévision, et engen-drent une représentation implicite du visage. Simultanément, elles réagis-sent à d’autres caractéristiques de l’image, telles des ombres, des lignes

ou les variations d’éclairage. Des neurones, à des niveaux supérieursdu cortex visuel, réagissent surtout au visage, ou au visage vu sous uncertain angle. Cette catégorie de neurones permet au cerveau dereprésenter le visage de manière explicite. Leur mort, à la suite d’unaccident vasculaire cérébral ou d’une lésion, entraîne la prosopagno-

sie, l’incapacité pour un sujet de reconnaître des visagesfamiliers, y compris le sien, de manière consciente,bien que la personne reste capable d’identifier un visagecomme étant un visage. De la même manière, deslésions touchant d’autres parties du cortex visuel peu-vent provoquer la perte de la sensation des couleurs,excepté le noir et blanc, et sans qu’il y ait aucun défi-cit des récepteurs rétiniens de la couleur.

À chaque étape de sa progression dans le cortex,l’information visuelle est codée, généralement demanière semi-hiérarchique : les cellules ganglionnairesde la rétine réagissent à un point lumineux ; les neu-rones du cortex visuel primaire réagissent préféren-tiellement à des lignes ou à des arêtes ; des neuronessupérieurs détectent les contours en mouvement, etc.Ceux qui réagissent aux visages ou aux objets fami-

liers sont encore plus haut dans la hiérarchie. Au sommet, les neu-rones sont reliés aux structures prémotrices et motrices du cerveau,où ils activent les neurones qui déclenchent des actions telles que par-ler ou éviter un véhicule qui passe.

D. Chalmers pense, comme nous, que les aspects subjectifs desperceptions sont étroitement liés à l’activité des neurones qui leur cor-respondent. Il décrit une expérience de pensée très connue, où une neu-robiologiste hypothétique, Marie, spécialisée dans la perception descouleurs, n’a jamais vu une couleur. Nous pensons que Marie ne sait

Le triangle de Kanizsa stimule desneurones qui codent explicitement uncontour qui n’existe pas.

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au vert selon un axe, du bleu au jaunele long d’un autre, et du noir au blancselon un troisième (voir la figure 2).Les couleurs géométriquement prochessur la palette sont ressenties commesimilaires. Elles correspondent aussiprobablement à des représentationsperceptives similaires dans le cerveau,dans le cadre d’un codage neuronal tri-dimensionnel que nous ne comprenonspas encore. Le concept fondamentalsous-jacent est un principe de cohé-rence structurale : la structure de laconscience est l’image de la structurede l’information que nous percevons,et réciproquement.

Une autre loi psychophysique pos-sible est un principe d’invariance orga-nisationnelle : les systèmes physiquesqui ont la même organisation abstraiteseraient à l’origine du même type desensation consciente, quelle que soitleur constitution. De ce fait, si des pucesen silicium reproduisaient toutes lesinteractions de nos neurones, elles pro-duiraient la même conscience. L’idéeest controversée, mais elle est solide-ment étayée par des expériences de

pensée où l’on remplace progressive-ment les neurones par des circuitsmicro-électroniques (voir l’encadré de lapage 64) : on peut donc penser qu’unjour des machines seront conscientes.

L’objectif ultime d’une théorie de laconscience est de trouver un ensemblesimple et performant de lois fonda-mentales, analogues aux lois fonda-mentales de la physique. Toutefois, lesprincipes précédents ne sont probable-ment pas fondamentaux ; ils semblentêtre des analogues psychophysiques deslois macroscopiques de la thermody-namique ou de la cinématique. Quellesseraient alors les lois fondamentalessous-jacentes?

L’information, élément de base

Je propose que les lois psychophysiquesélémentaires soient fondées sur leconcept d’information. Claude Shan-non, de l’Institut de technologie du Mas-sachusetts, a défini l’information, dansles années 1940, comme un ensembled’états séparés dont la structure est fon-

dée sur des analogies et des différences.Un nombre binaire à dix chiffres, parexemple, est un état d’information.De tels états se concrétisent dans lemonde physique à chaque fois qu’ilscorrespondent à des états physiques(tels des potentiels électriques) ; leursdifférences peuvent être transmises, parexemple, par des lignes téléphoniques.

Il y a de l’information dans laconscience. La disposition des tachesde couleur dans le champ visuel estcomparable à celle de pixels sur unécran de télévision. Curieusement,nous trouvons les mêmes états d’in-formation dans la conscience et dansles processus physiques sous-jacentsdu cerveau. Le codage tridimension-nel des espaces de couleur suggère quel’état d’information, dans la conscienceque nous avons des couleurs, corres-pond directement à un état d’infor-mation dans le cerveau. Nouspourrions même considérer les deuxétats comme des aspects distincts d’unmême état d’information, qui s’exprimesimultanément dans le traitement phy-sique et dans la conscience.

pas ce que c’est que de voir une couleur parce qu’elle n’a jamais eu dereprésentation neuronale explicite d’une couleur dans son cerveau : ellen’a que celles des mots et des idées qui sont associés aux couleurs.

Pour que nous puissions décrire une sensation visuelle subjec-tive, l’information doit être transmise jusqu’aux neurones moteurs quicommandent la verbalisation ou d’autres actions. Cette transmissionimplique toujours le codage de l’information : l’information expliciteexprimée par les neurones moteurs est liée, mais n’est pas identique,à l’information explicite exprimée par la décharge des neurones asso-ciés à la sensation visuelle, à un niveau donné de la hiérarchie visuelle.

Par conséquent, nous ne pouvons pas rendre compte, avec desmots et des idées, de la nature exacte d’une sensation subjective.Nous pouvons transmettre une différence entre deux sensations sub-jectives, telle la différence entre le rouge et l’orange : une différencedans une aire visuelle de niveau élevé est toujours associée à une dif-férence au niveau des étapes motrices. Nous ne pouvons donc jamaisexpliquer à d’autres personnes la nature d’une sensation consciente,mais seulement ses relations à d’autres sensations.

Les réponses aux deux autres questions (Pourquoi avons-nous uneconscience? Qu’est-ce qui crée une sensation consciente spéci-fique?) semblent plus complexes. Pour D. Chalmers, elles requièrentl’introduction de la conscience comme nouvel élément fondamentaldu monde, en rapport avec la capacité de traitement de l’informationd’un organisme. Mais quel type d’informations neuronales la conscienceproduit-elle? Et qu’est-ce qui fait qu’un certain type d’information cor-respond au bleu de la couleur bleue plutôt qu’au vert de la couleur verte?Ces problèmes sont parmi les plus difficiles de l’étude de la conscience.

Nous préférons une autre démarche, fondée sur le concept de «signi-fication». Dans quel sens peut-on dire que les neurones qui codent expli-citement un visage transmettent la signification d’un visage au reste ducerveau? Une telle propriété doit être en relation avec le champ de pro-jection de la cellule, la configuration de ses connexions synaptiques avec

les neurones qui codent explicitement des concepts apparentés. Fina-lement, ces connexions atteignent la sortie motrice. Les neurones quiréagissent à un certain visage doivent être reliés à ceux qui exprimentle nom de la personne dont c’est le visage, d’autres pour sa voix, pourles mémoires dans lesquelles elle est impliquée. Ces associations entreneurones doivent être utiles du point de vue comportemental, cohérentesavec les rétroactions provenant du corps et du monde extérieur.

La signification provient de liens entre ces représentations et d’autres,qui sont dispersées dans le système cortical en un vaste réseau asso-ciatif, semblable à un dictionnaire ou à une base de données relation-nelles. Plus ces connexions sont variées, plus riche est la signification.Si, comme dans l’exemple précédent de prosopagnosie, les sortiessynaptiques de tels neurones du visage étaient bloquées, les cellulescontinueraient à réagir au visage de la personne, mais il n’y aurait pasde signification associée et, par conséquent, bien moins de sensation.Un visage continuerait d’être vu, mais pas reconnu comme tel.

Bien entendu, des groupes de neurones peuvent acquérir de nou-velles fonctions, permettant au cerveau d’apprendre de nouvellescatégories (de nouveaux visages) et d’associer ces nouvelles catégo-ries à d’autres déjà existantes. Certaines associations élémentaires, tellela douleur, sont, à un certain degré, innées, mais elles sont affinées aucours de la vie.

L’information pourrait être un concept clef, comme D. Chalmers lepense. Pour plus de certitude, nous devrons considérer des flux d’in-formation hautement parallèles, associés, comme les neurones, endes réseaux complexes. Il serait utile de rechercher les caractéris-tiques nécessaires à un réseau de neurones (ou de toute autre construc-tion informatique analogue) pour créer la signification : nous trouverionspeut-être les bases neuronales de la signification. Le problème difficilede la conscience apparaîtrait alors sous un jour totalement nouveau. Ilpourrait même disparaître.

Francis CRICK et Christof KOCH

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L’information, ou du moins cer-taines informations, posséderait doncdeux aspects de base : l’un physiqueet l’autre intime. Cette hypothèse estun principe fondamental, sur lequelreposeraient les relations qui unis-sent les opérations physiques et laconscience. Partout où nous trouvonsde la conscience, elle est l’un des aspectsd’un état d’information, dont l’autreaspect est codé dans un processus phy-sique à l’intérieur du cerveau. Il fau-drait étoffer cette proposition pour enfaire une théorie satisfaisante, mais elleremplit convenablement les principesprécédemment mentionnés (des sys-tèmes qui ont la même organisationmatérialisent la même information, parexemple) et elle expliquerait de nom-breux aspects de la conscience.

L’idée est au moins compatible avecplusieurs autres, telle la proposition duphysicien John Wheeler, selon laquellel’information est un fondement de laphysique de l’Univers. Les lois de laphysique pourraient être reformuléesen termes d’information : les lois phy-siques et psychophysiques se rejoin-draient alors. Les théories de laphysique et de la conscience pourraientmême être réunies en une super théo-rie de l’information.

La généralité excessive du conceptd’information pose toutefois un pro-blème : un thermostat, qui contientde l’information, a-t-il une conscience?Il y a au moins deux réponses possibles.Nous pourrions inclure dans les loisfondamentales le fait qu’une partie seu-lement de l’information a un aspect deconscience, peut-être en fonction dutraitement physique qu’elle subit. Nouspourrions, au contraire, admettre quetoute information a un aspect deconscience : lorsqu’il y a un traitementcomplexe de l’information, il y a uneconscience complexe, et lorsqu’il y aun traitement simple de l’information,il y a une conscience simple. Dans cecas, même un thermostat pourrait avoirune conscience, mais elle serait beau-coup plus simple que même laconscience fondamentale que nousavons d’une couleur, et il n’auraitaucune émotion ni pensée associée.Une telle idée semble bizarre, mais sila conscience est vraiment fondamen-tale, elle doit être largement répandue.De ces deux possibilités, nous devrionschoisir celle qui s’intégrerait dans lathéorie la plus puissante.

Ces idées produiront-elles une théo-rie plus vaste, qui prédira la structureprécise de notre conscience à partir des

mécanismes physiques de notre cer-veau? Si le projet échoue et que mesidées se révèlent fausses, d’autres idéesseront explorées, et d’autres théoriesfondamentales seront sans doute éla-borées. Nous connaîtrons peut-être unjour le plus grand mystère de l’esprit.

U n système artificiel complexe pourrait-il avoir une conscience?La question est fascinante. Un tel système ne sera pas construit

dans les prochaines décennies, ni dans les prochains siècles, mais unesimple expérience de pensée montre qu’un cerveau artificiel correc-tement organisé aurait le même type de conscience qu’un être humain.

Considérons un système constitué depuces en silicium qui ont la même organisa-tion et le même fonctionnement que lesneurones de notre cerveau. Chaque pucefait exactement ce que fait son analogue natu-rel, tout en étant reliée de la même manièreaux éléments environnants. Le comportementde ce système artificiel sera exactement lemême que le nôtre. Sera-t-il conscient de lamême manière que nous?

Supposons qu’il ne le soit pas : soit il aune conscience différente (il ressent du bleulorsque nous ressentons du rouge), soit iln’a pas de conscience du tout. Nous allonsexaminer le premier cas (le raisonnementest le même dans les deux cas).

Comme les puces et les neurones ont lesmêmes fonctions, ils sont interchangeables, à condition d’avoir uneinterface adaptée. Les puces peuvent donc remplacer les neurones,et l’on produit un continuum de situations où une proportion crois-sante de neurones est remplacée par des puces. Dans ce continuum,la conscience du système change aussi. Nous pourrions remplacer

tous les neurones de notre cortex visuel par des puces. Le cerveaurésultant, dont le cortex visuel est artificiel, a une conscience diffé-rente de l’original : là où précédemment nous voyions du rouge,nous verrions du violet.

Imaginons alors que nous relions les deux cortex visuels aucerveau, par l’intermédiaire d’un commuta-teur à deux positions. Lorsque le commuta-teur est dans une position, nous utilisons lecortex visuel naturel ; dans l’autre position,c’est le cortex artificiel qui est activé. Notresensation changerait alors du rouge au vio-let, ou réciproquement. Lorsqu’on actionnele commutateur de manière répétitive, nossensations “dansent” entre les deux étatsconscients différents (rouge et violet).

Comme l’organisation de notre cer-veau ne change pas, il ne peut y avoir dechangement comportemental quand on bas-cule le commutateur. Par conséquent, lors-qu’on nous demande ce que nous voyons,nous disons que rien n’a changé : nous nevoyons que du rouge, bien que les deux cou-

leurs dansent sous nos yeux. Cette conclusion est absurde : l’hy-pothèse qu’un système artificiel, dont l’organisation et lefonctionnement sont les mêmes que ceux d’un cerveau neuronal,a des sensations conscientes différentes est donc absurde. Lessystèmes qui ont la même organisation ont donc la même conscience.

La danse de la conscience dans un cerveau synthétique

Si un cerveau synthétique en tout point sem-blable au nôtre avait une conscience diffé-rente, une pomme pourrait nous apparaîtrealternativement rouge ou bleue.

David CHALMERS est membre dudépartement de philosophie de l’Uni-versité de Santa Cruz.

Daniel DENNETT, La conscience expli-quée, Éditions Odile Jacob, 1993.Roger PENROSE, Les ombres de l’esprit,InterÉditions, 1995.David CHALMERS, Absent Qualia,Fading Qualia, Dancing Qualia, inConscious Experience, sous la direc-tion de Thomas Metzinger, FerdinandSchöningh, 1995.Explaining Consciousness : The «HardProblem», numéro spécial du Journal ofConsciousness Studies, vol. 2, n° 3,automne 1995.Daniel PINKAS, La matérialité de l’es-prit, Éditions La Découverte, 1995.The Nature of Consciousness : Philoso-phical and Scientific Debates, sous ladirection de Ned Block, Owen Flana-gan et Güven Güzeldere, MIT Press (àparaître).

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M alheur à l’enfant qui laisseun goût de sel lorsqu’on l’em-brasse sur le front. On lui a jetéun sort, et il mourra bientôt.»

Ce dicton d’Europe du Nord décri-vait correctement la mucoviscidose ; ilreconnaissait que les jeunes enfantsdont la sueur était excessivement saléeétaient condamnés.

Le front salé est la plus bénigne desmanifestations de cette anomalie héré-ditaire qui aboutit surtout à la des-truction des poumons et à desdysfonctionnements graves du pan-créas, des intestins et du foie. Au coursdes dernières décennies, les progrèsthérapeutiques ont permis à plus de lamoitié des enfants atteints de vivre jus-qu’à l’âge de 20 ans, et même au-delà.Malheureusement, aucun des traite-ments disponibles ne corrige encorel’anomalie biochimique ni n’efface l’an-goisse d’une disparition prématurée.

Au début des années 1980, les géné-ticiens ont tenté d’identifier l’anoma-lie responsable de la mucoviscidose.Après presque dix années d’efforts,ils ont isolé le gène atteint et localiséla mutation qui cause le plus souventla maladie. On ignorait alors la fonc-tion de la protéine normalement codéepar le gène muté chez les enfantsmalades, mais on sait aujourd’hui quecette protéine est un canal par lequelles ions chlorure entrent dans les cel-lules et en sortent (le sel est constituéd’ions sodium et d’ions chlorure). Lesgénéticiens ont également expliquépourquoi l’anomalie génétique bloquele transport des ions chlorure ; aujour-d’hui, ils cherchent à comprendre com-ment ce blocage déclenche les signescliniques de la mucoviscidose. Commeon l’espérait, ces découvertes ouvrentde nouvelles perspectives thérapeu-tiques. L’une d’entre elles guérira-t-elleun jour les enfants atteints?

Ces progrès sont dus en grande par-tie aux médecins qui ont collecté au che-vet des malades les premiers indices surla nature de la mucoviscidose : pendantdes décennies, la recherche clinique afourni davantage d’informations surcette maladie que ne l’a fait la recherchebiochimique.

Ainsi, en 1938, à l’Université Colum-bia, Dorothy Andersen a autopsié desnourrissons et des enfants, et elle adécrit avec précision les symptômes dela mucoviscidose et les anomalies desorganes : la destruction quasi systé-matique du pancréas (même chez lesnourrissons), des anomalies des pou-mons et des infections pulmonaires.

À la fin des années 1940, les méde-cins observèrent également que dessécrétions très visqueuses bouchentprogressivement l’ensemble descanaux présents dans les organes.Ainsi, dans le pancréas, les canauxassurant l’approvisionnement desintestins en enzymes digestives sontpresque toujours obstrués : l’orga-nisme ne peut plus dégrader les ali-ments et en extraire les substancesnutritives.

Les poumons, les bronches et lesbronchioles sont également encombrés.Normalement, la surface interne desbronches est recouverte d’une mincecouche de mucus qui piège les parti-cules inhalées et les propulse jusquedans la gorge, d’où elles sont expecto-rées. Chez les patients atteints de muco-viscidose, le mucus épais est difficileà expulser, et le rétrécissement des voiesbronchiques diminue la capacité res-piratoire. De surcroît, les bactéries quistagnent dans les voies respiratoiresdéclenchent des infections récidivantesqui endommagent le tissu pulmonaire,car les cellules immunitaires chargéesde combattre les micro-organismesinfectieux sécrètent des enzymes et des

composés qui détruisent le tissu pul-monaire. La destruction progressivedes bronches par ces infections chro-niques et l’obstruction des voies res-piratoires supérieures aboutissent à unedéfaillance respiratoire.

En 1946, on entrevit les bases géné-tiques de la maladie en étudiant satransmission héréditaire dans lesfamilles atteintes : la mucoviscidosesemblait être une maladie récessivedue à la mutation d’un seul gène. Unnourrisson recevant de ses parents unecopie anormale du gène en cause etune copie normale produit la pro-téine normale et n’est pas malade (legène normal l’emporte sur le gènemuté) ; en revanche, un enfant rece-vant les deux versions anormales dugène souffre de mucoviscidose.

Aujourd’hui, on sait que la muco-viscidose est l’une des maladies géné-tiques les plus fréquentes et qu’elletouche surtout les Blancs. Environ cinqpour cent sont des porteurs asympto-matiques d’un seul gène anormal : leurscellules contiennent une version nor-male et une version anormale du gèneincriminé. Un enfant sur 2 500 acquiertdeux gènes anormaux et est atteint demucoviscidose. On estime à 6 000 lenombre de personnes atteintes enFrance, et à 200 le nombre de nouveau-nés qui naissent, chaque année, atteintsde la maladie.

Une vague de chaleurrévélatrice

En 1953, à New York, une vague dechaleur conduisit fortuitement à ladécouverte d’un diagnostic de la muco-viscidose. De nombreux enfants atteintde mucoviscidose ayant été conduitsà l’hôpital parce qu’ils semblaient sedéshydrater beaucoup plus vite queles autres enfants ; Paul di Sant’Agnese

La mucoviscidoseMICHAEL WELSH • ALAN SMITH

Cette maladie mortelle est due à une anomalie génétique, dont une des conséquences est la production de sécrétions très visqueuses qui obstruent notamment les voies respiratoires.

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et ses collègues de l’Université Colum-bia constatèrent que ces enfants per-daient un excès de sel dans leur sueur.Pendant plusieurs années, on ne com-prit pas la cause de cette anomalie, maison mit à profit l’observation en élabo-rant un test de dépistage qui mesurela concentration en ions chlorure dansla transpiration.

Ce test a permis de faire des dia-gnostics plus précoces et plus précis,et de mieux adapter les traitements.Ainsi le dysfonctionnement pancréa-tique n’est-il plus que rarement mor-tel, parce que l’on sait administrerdes enzymes digestives au cours desrepas. Les anomalies digestives étantcompensées, 90 pour cent des incapa-cités ou des décès des patients atteintsde mucoviscidose sont dus, aujour-d’hui, aux troubles pulmonaires.

Contre ces derniers, plusieurs traite-ments sont également apparus. Lestechniques les plus anciennes sont ledrainage postural et la percussion tho-racique : les patients étant allongés, latête légèrement en contrebas, on leurtapote le dos ou la poitrine afin dedécoller le mucus contenu dans lesvoies respiratoires. En outre, on admi-nistre des antibiotiques afin de com-battre les infections à répétition (sanstoutefois parvenir à les éliminer). Il ya près de deux ans, un nouveau trai-tement est apparu : on fait inhaleraux patients une préparation conte-nant l’enzyme DNAse, qui liquéfie lemucus en hydrolysant les brins d’ADNlongs et collants libérés par les cellulesmortes.

L’étude biochimique de la muco-viscidose a progressé plus lentement

que l’étude clinique, mais le rythmes’est accéléré entre 1980 et 1985, quandon a compris que l’épithélium de tousles organes atteints est anormal (un épi-thélium est une couche de cellulesqui produit souvent du mucus, séparedifférents compartiments de l’orga-nisme et tapisse notamment les intes-tins et les bronches). Rapidement ona compris que certains canaux chloredu tissu épithélial de ces patients fonc-tionnent mal.

Paul Quinton, de l’Université deRiverside, a montré que les épithé-liums qui tapissent les conduits desglandes sudoripares n’extraient passuffisamment d’ions chlorure de cesglandes. On tenait enfin l’explica-tion de la saveur anormalement saléede la sueur des patients atteints demucoviscidose. Normalement, la

1. EN TAPOTANT sur la poitrine de son enfant atteint de mucovisci-dose, cette femme décolle le mucus qui encombre les voies respi-ratoires (le boîtier blanc sur le bras de l’enfant contient un dispositifde perfusion intraveineuse d’antibiotiques, qui combattent les

infections pulmonaires). À mesure qu’ils découvrent les causes molé-culaires de la maladie, les biologistes en précisent les méca-nismes ; ils espèrent trouver des médicaments qui empêcheraientl’obstruction des voies respiratoires.

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sueur se forme à la base des glandessudoripares, puis s’échappe vers lasurface de la peau par un étroit canal.Au début, c’est une solution riche enions sodium et en ions chlorure, mais,à mesure que le liquide parcourt lecanal, des ions repassent dans l’épi-thélium, et seule reste l’eau : la sueurqui perle pour rafraîchir la surfacede la peau est peu salée. Au contraire,chez les patients atteints de muco-viscidose, le tissu épithélial n’absorbepas les ions chlorure – ni les ionssodium –, de sorte que la concentra-tion en sel de la sueur augmente anor-malement.

En outre, Michael Knowles etRichard Boucher, de l’Université deChapel Hill, examinèrent des poumonset observèrent que l’épithélium piègeun excès d’ions chlorure : le flux de cesions de l’épithélium vers la lumière (lecentre) des voies respiratoires est faible,et l’absorption d’ions sodium par l’épi-thélium est excessive. De même, le trans-port des ions chlorure est anormal dansl’épithélium des canaux pancréatiquesde souris malades, tout comme dansl’intestin humain.

La découverte du gène

Alors que plusieurs équipes de biochi-mistes étudiaient le transport des ionschlorure, des biologistes moléculairescherchaient le gène responsable de lamucoviscidose. En 1989, Lap-Chee Tsui,John Riordan et leurs collègues de l’Hô-pital des enfants malades de Toronto,en collaboration avec Francis Collins,à l’Université du Michigan, ont isoléce gène. Comme la protéine produitepar ce gène agit directement ou indi-rectement sur le mouvement des ionschlorure, ils l’ont nommée CFTR, pourcystic fibrosis transmembrane conductanceregulator, c’est-à-dire «régulateur de laconductance transmembranaire dansla mucoviscidose». Au cours de larecherche du gène, l’équipe décelaune anomalie de l’ADN présente dansprès de 70 pour cent des cas de muco-viscidose. Cette mutation, nommée∆F508, est une délétion de trois nucléo-tides (les briques constitutives de l’ADN)de ce gène ; elle provoque, dans la pro-téine codée par ce gène amputé, la dis-parition d’un acide aminé : unephénylalanine en position 508.

Comment prouver que ce gène étaitbien responsable de la mucoviscidose?On aurait pu insérer un exemplaire nor-mal du gène dans des cellules d’un

Organes atteints par la mucoviscidose

L ’anomalie génétique à l’origine de la mucoviscidoseperturbe le fonctionnement de plusieurs organes,

car différents conduits finissent par être obstrués parun mucus, ou autres sécrétions, épais et visqueux.

LES VOIES RESPIRATOIRESL’encombrement et l’infection des bronchesgêne la respiration. Les infections détruisentprogressivement les poumons. L’atteinte pul-monaire est responsable de la plupart des décèsdes patients atteints de mucoviscidose.

LE FOIEChez cinq pour cent environ despatients, l’obstruction des petits canauxbiliaires perturbe le fonctionnement dufoie et la digestion.

LE PANCRÉASChez 85 pour cent des malades,l’obstruction des canaux empêche lepancréas de déverser dans l’intestinles enzymes digestives indispen-sables. Un diabète peut apparaître.

L’INTESTIN GRÊLEChez dix pour cent environ desnouveau-nés atteints, un bouchonépais obstrue l’intestin et nécessiteune intervention chirurgicale.

L’APPAREIL REPRODUCTEURL’absence des petits conduits, telsles canaux déférents, rend stériles95 pour cent des hommes atteints. Lesfemmes sont parfois stériles égale-ment, car un épais bouchon de mucusempêche la pénétration des sperma-tozoïdes dans l’utérus.

LA PEAUEn raison d’un mauvais fonctionnementdes glandes sudoripares, la transpi-ration contient un excès de sel (chlorurede sodium). On diagnostique la maladieen mesurant la concentration en ionschlorure dans la sueur.

GLANDESUDORIPARE

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patient atteint de mucoviscidose et véri-fier que, de cette façon, on corrigeaitbien le transport des ions chlorure, maisles généticiens eurent des difficultés àconstruire ne serait-ce qu’une versionsimplifiée du gène. Le problème futrésolu au cours de l’été 1990, parRichard Gregory, de la Société GenzymeCorporation.

Nous avons alors introduit le gènenormal dans des cellules épithélialesprélevées dans les voies respiratoiressupérieures de patients atteints demucoviscidose. Puis nous avons exposéces cellules à de l’AMP cyclique, unemolécule qui, normalement, stimule letransport des ions chlorure dans l’épi-thélium des voies respiratoires, maisqui est sans effet sur du tissu prélevéchez ces patients. Nous avons alorsconstaté que l’AMP cyclique déclenchaitun flux d’ions chlorure hors des cel-lules traitées : le gène semblait norma-liser ces cellules. Nous n’étions pas lesseuls à nous réjouir : par des méthodesdifférentes, d’autres équipes avaientobtenu des résultats similaires sur descellules de l’épithélium pancréatique.

Puisque l’on réussissait à norma-liser des cellules en culture, pourrait-on, un jour lointain, administrer le gèneCFTR normal aux patients et corrigerainsi l’anomalie biochimique incrimi-née? Nous savions déjà que cette voieserait semée d’embûches. La suitedes études l’a confirmé.

Le rôle de la protéine CFTR

À ce moment apparut un autre résul-tat important sur le rôle de la protéineCFTR dans le transport des ions chlo-rure. La séquence en acides aminés dela protéine, déduite de celle du gène,donnait quelques indices sur sa fonc-tion. Elle ressemblait beaucoup à celledes protéines nommées transporteursATPases ou transporteurs ABC. Cettesimilitude indique que le comporte-ment et la structure tridimensionnellede la protéine CFTR sont semblables àceux des protéines de cette famille.

Les bactéries pompent les substancesnutritives de leur milieu à l’aide deprotéines de la famille des transporteursATPases. La protéine de résistance mul-tidrogue, qui rejette malheureusementles substances chimiothérapeutiqueshors des cellules cancéreuses, fait éga-lement partie de cette famille. Lors-qu’elles sont repliées, ces ATPasesprésentent généralement quatredomaines : deux traversent la membrane

Chromosome 7

ATC

ATC

TT

T

GG T

GTT

Séquencenucléotidique

dans le gène CFTR

ISOLEUCINE 506

ISOLEUCINE 507

VALINE 510

GLYCINE 509

Séquenced'acides aminés

dans la protéine CFTR

SÉQUENCE ABSENTECHEZ DE NOMBREUSESPERSONNES ATTEINTESDE MUCOVISCIDOSE

PHÉNYLALANINE 508

GÈNE CFTR

3. LA PROTÉINE CFTR NORMALE forme un canal perméable aux ions chlorure, inséré dansla membrane externe de nombreuses cellules. La structure de cette protéine n’est pas encoretotalement élucidée, mais on sait que trois domaines cytoplasmiques commandent lesmouvements des ions chlorure dans le canal. Le passage a seulement lieu lorsque les deuxdomaines de liaison des nucléotides fixent l’adénosine triphosphate (ATP) et la dégradent,et quand le domaine régulateur capte des groupes phosphate.

2. LE GÈNE RESPONSABLE DE LA MUCOVISCIDOSE se trouve sur le chromosome 7 (à gauche)et produit une protéine nommée CFTR. L’anomalie le plus souvent responsable de cettemaladie est une délétion de trois nucléotides du gène (les lettres rouges, au centre) ; legène qui contient cette mutation ∆F508 code une protéine CFTR tronquée, à qui il manqueun acide aminé, la phénylalanine en position 508 (à droite). La machinerie cellulaire quiexprime le gène voit, en position 507, la séquence ATT au lieu de la séquence ATC TTT, desorte qu’elle fabrique une isoleucine au lieu d’une phénylalanine, normalement suivie parune glycine.

SITE DE LA DÉLÉTIONFRÉQUENTE

DE LA PHÉNYLALANINE

DOMAINEDE LIAISONDES NUCLÉOTIDES

DOMAINEDE LIAISON

DES NUCLÉOTIDES

DOMAINEDE RÉGULATION

SUCRE

CANAL

MEMBRANE CELLULAIRE

IONCHLORURE

IONPHOSPHATE

CYTOPLASME

ATPATP

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(chacun d’eux contient plusieurs seg-ments transmembranaires) et deuxbaignent dans le cytoplasme. Ces der-niers, nommés domaines de liaisondes nucléotides, captent l’ATP (l’adé-nosine triphosphate) et en dissocient desgroupes phosphate afin de produirel’énergie nécessaire au pompage. Onavait alors supposé que la molécule CFTRavait sans doute la même forme, avecen outre un domaine localisé dans lecytoplasme, qui lui conférait des pro-priétés supplémentaires.

Certains biochimistes supposèrentainsi que la protéine CFTR était unepompe actionnée par l’ATP, qui parti-cipait au transport de composés spéci-fiques, de l’intérieur vers l’extérieur descellules épithéliales, ou inversement ;

les composés pompés auraient déclen-ché la traversée des membranes cellu-laires par les ions chlorure, dans un canalséparé. Pourquoi un canal séparé? Parcequ’aucun des canaux chlore connus(nécessaires au transport direct des ionschlorure) n’avait la structure repliée quisemblait être celle de la protéine CFTR.

Une deuxième possibilité aurait étéque la protéine CFTR elle-même sefixe sur les canaux chlore et commandeleur activité. Enfin, il était égalementpossible que la protéine CFTR soit uncanal chlore, bien que sa structure fûttotalement différente de celle descanaux ioniques connus alors ; les deuxdomaines traversant la membraneauraient alors formé le pore où les ionschlorure seraient passés.

La troisième hypothèse se révéla labonne : la protéine CFTR était un canalchlore. Nous avons montré que l’in-troduction d’un gène codant cette pro-téine dans des cellules imperméablesaux ions chlorure permettait le trans-port transmembranaire de ces ions.Quand ce gène était modifié dans lesrégions supposées participer au mou-vement des ions chlorure dans le canal,l’affinité du canal pour les ions chlorurediminuait. Les derniers doutes furentdissipés quand J. Riordan et ses col-lègues introduisirent des protéines CFTRpurifiées dans des membranes cellu-laires artificielles (des bicouches lipi-diques) dépourvues d’autres canauxioniques : l’introduction de la protéinerendit la membrane perméable aux ions.

4. LES MÉCANISMES MOLÉCULAIRES de l’atteinte pulmonaire, chezles personnes souffrant de mucoviscidose, sont progressivement élu-cidés. Chez les individus sains, les principales cellules épithéliales quitapissent les voies respiratoires (en haut à gauche) ont au moinsdeux types de canaux, situés du côté du passage de l’air. L’un d’eux,le canal CFTR (en rouge), libère des ions chlorure dans la bronchiole ;

l’autre (en vert) capte des ions sodium. Ces échanges permettent aumucus produit par d’autres cellules de rester fluide et de s’évacueraisément des voies respiratoires (en haut au centre) ; ces dernièresrestent dégagées (en haut à droite). Chez les personnes atteintes demucoviscidose, une absence ou une anomalie du canal chlore CFTRinhibe tout mouvement des ions chlorure (en bas à gauche) et entraîne,

CELLULES ÉPITHÉLIALES À L’INTERFACE DE L’ÉPITHÉLIUM ET DE L’AIR

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Les ions chlorure ne peuvent pas quitter la cellule et l’absorptiond’ions sodium augmente.

Sécrétion d’ions chlorure dans les voies respiratoires et absorptiond’ions sodium.

Le mucus s’épaissit et devient difficile à évacuer. Les bactériesprolifèrent et activent les cellules du système immunitaire, qui risquentd’endommager le tissu sain. L’ADN libéré par les bactéries et par lescellules pulmonaires détruites participe aussi à cet épaississement.

Le mucus humide et fluide piège les particules inhalées ; les cilspropulsent le mucus vers la gorge, d’où il est évacué.

CANAL CFTR

CANAL CFTRABSENT OU ANORMAL

GLANDE SOUS-MUCOSALE

PARTICULEINHALÉE

CIL

MUCUS

BACTÉRIE

BACTÉRIE

CELLULESDU SYSTÈMEIMMUNITAIRE

AIR

ADN

CELLULEÉPITHÉLIALE

CELLULES SÉCRÉTANTLE MUCUS

IONSCHLORURE

IONSSODIUM

IONSCHLORURE

IONSSODIUM

AIR

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Puis des études élucidèrent le rôlede la région «spécifique» de la pro-téine CFTR, absente des transporteursATPases : c’est un domaine de régula-tion, nommé domaine R, dont l’acti-vité est commandée, dans lecytoplasme, par l’addition ou l’élimi-nation de groupes phosphate. Quandle domaine R ne porte pas de groupesphosphate, les ions chlorure ne peu-vent pas pénétrer dans le canal. Enrevanche, à la suite de diverses modi-fications chimiques dans les cellules(notamment, d’une augmentation dela concentration en AMP cyclique), desenzymes ajoutent un groupe phos-phate au domaine R, ce qui amorce lemouvement des ions chlorure dansle canal.

Ainsi un domaine régulateur secomporterait comme un portillon quibloque l’ouverture du canal vers lecytoplasme, lorsqu’il n’est pas phos-phorylé (c’est-à-dire qu’il est dépourvude groupe phosphate). L’addition degroupes phosphate déplace le domaine,ouvre le portillon, permettant aux ionschlorure de traverser le canal. D’autresétudes ont montré que des domainesde liaison des nucléotides agissent aussisur l’activité du canal. Pour que les ionspuissent traverser le canal, cesdomaines doivent vraisemblablementfixer de l’ATP et le dégrader.

Les dégâts causés par les mutations

À ce stade, on savait que la protéineCFTR forme un canal chlore et l’on avaitquelques indices sur son mode de fonc-tionnement, mais on ignorait encorepourquoi les mutations du gène CFTRl’inhibent. Les conséquences de lamutation la plus courante – la délétionqui supprime la phénylalanine en posi-tion 508 de la protéine CFTR – ont étéparticulièrement étudiées.

Cette délétion perturbe les dépla-cements intracellulaires de la pro-téine CFTR. De nombreuses protéineset, notamment, la protéine CFTR nor-male subissent diverses modificationsdans le cytoplasme de la cellule, aprèsleur synthèse. Dans un compartimentcellulaire nommé réticulum endo-plasmique, elles sont liées à quelquesgroupes sucre ; puis, dans l’appareilde Golgi, elles reçoivent encore d’autresgroupes sucre, avant d’être acheminéesvers la membrane cellulaire. Aucontraire, la protéine mutante restedans le réticulum endoplasmique : samigration est vraisemblablement blo-quée parce que le système de «contrôlede la qualité» du réticulum endoplas-mique détecte une anomalie de replie-ment de la protéine. Les protéinesdéfectueuses sont retenues pour êtredégradées et ne subissent pas les étapesultérieures de maturation.

Bien que la mutation située en posi-tion 508 soit la plus fréquente, des cen-taines d’autres ont été identifiées chezles patients atteints de mucoviscidose.La majorité d’entre elles empêchentla protéine de progresser jusqu’à lamembrane cellulaire. Certaines inter-disent la synthèse de la protéine CFTR,d’autres autorisent cette synthèse etl’insertion de la protéine dans la mem-brane cellulaire, mais le canal ne fonc-

indirectement, l’absorption d’ions sodium enexcès (la flèche verte épaisse). Le mucuss’épaissit et devient difficile à évacuer (en basau centre) ; les bactéries qui y sont piégéesprolifèrent. Les voies respiratoires sont obs-truées et détériorées (en bas à droite).

BRONCHES ET BRONCHIOLES

Les voies respiratoires sont dégagées et larespiration est aisée.

Les voies respiratoires s’obstruent et commencentà se détériorer.

A ujourd’hui, on connaît de nombreusesmutations génétiques responsables

de la mucoviscidose, et les parents quile veulent peuvent aisément savoir s’ilssont porteurs de la maladie, c’est-à-diresi leurs cellules contiennent une copiemutée du gène CFTR. Une femme peut éga-lement savoir si le fœtus qu’elle porte ahérité de deux copies anormales de cegène (une copie provenant de chacun desparents) et s’il risque d’être atteint demucoviscidose.

Pour beaucoup, la décision à prendrelorsqu’on a les résultats des tests esttrès difficile à prendre : les tests génétiquesréalisés en laboratoire ne permettent d’iden-tifier que les mutations les plus fréquentesdu gène CFTR, de sorte qu’un test négatif,certes rassurant, n’élimine pas totalementl’éventualité qu’une personne soit unporteur sain, ni qu’un embryon soit por-teur de deux gènes mutés. Toutefois, onconsidère qu’un test prénatal est normalquand le fœtus ne porte aucun des mutantsCFTR présents chez les parents. De sur-croît, on ne sait pas prévoir la gravité dela maladie chez un enfant qui reçoit deuxgènes CFTR mutés : la maladie est grave,voire très grave dans la plupart des cas,mais certaines personnes ne sont quemodérément malades.

Certains parents veulent croire queles progrès de la médecine seront assezrapides pour prévenir, chez les enfants quinaissent aujourd’hui, la détérioration fataledes poumons, caractéristique de la muco-viscidose. Toutefois, les recherches médi-cales se heurtent souvent à des obstaclesinattendus et échouent avant d’avoir atteintleurs objectifs. C’est pourquoi, même siles traitements gagnent en efficacité aucours des prochaines années, personnene peut prévoir quand on saura guérir lamucoviscidose.

Les couples contraints à prendredes décisions difficiles sont partagés entrel’inefficacité relative des traitementsdont on dispose aujourd’hui et l’espoirimmense mis dans les techniques en coursd’élaboration.

Tests et dilemmes

PASSAGEBRONCHIQUELIBRE

PASSAGEOBSTRUÉ

TISSUENDOMMAGÉ

tionne pas. Les mouvements des ionschlorure seraient alors interdits, parceque le domaine de liaison des nucléo-tides ou la paroi interne du canalionique seraient anormaux.

Généralement, les patients dont lesdeux copies du gène CFTR sont mutésen position 508 sont gravementmalades, sans doute parce qu’une

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Même si l’on améliore l’efficacitédes dispositifs de distribution des gènesthérapeutiques, un obstacle subsistera :dans les épithéliums, la plupart des cel-lules sont renouvelées au bout dequelques mois. À moins d’introduirele gène CFTR normal dans les cellulessouches, on devrait alors renouveler lathérapie génique plusieurs fois par an,ce qui serait contraignant pour lesmalades et coûteux. De surcroît, uneréaction immunitaire dirigée contre lesadénovirus risque d’apparaître chezces patients, détruisant le vecteur del’ADN thérapeutique. Pour que la thé-rapie génique réussisse, on devra trou-ver un moyen de masquer lesadénovirus au système immunitaireou de créer des vecteurs qui ne déclen-chent pas de réaction immunitaire.

Au lieu d’utiliser des virus, on pour-rait introduire le gène thérapeutiquedans des liposomes (des molécules degraisse s’assemblant en une vésicule)qui pénètrent aisément dans les cel-lules, mais que le système immunitaire

ne détecte pas comme des intrus. Lestravaux d’Eric Alton et de ses collèguesde l’Hôpital Brompton, à Londres, indi-quent que ce procédé restaure la per-méabilité aux ions chlorure del’épithélium nasal. En outre, l’efficacitédes vecteurs non viraux de gènes thé-rapeutiques doit encore être améliorée.

Il reste beaucoup à faire avant decomprendre comment l’absence de laprotéine CFTR provoque les symptômesde la mucoviscidose et avant d’utiliserla thérapie génique en routine. Néan-moins les progrès rapides suscitent unespoir raisonnable chez ceux qui se pré-occupent de la mucoviscidose.

Quelques traitements des anomalies pulmonaires

L a maladie pulmonaire associée à la mucoviscidose peut être com-battue de diverses façons. Les traitements vont de la greffe d’un

poumon sain à la thérapie génique, en cours d’élaboration et qui devraitcompenser l’anomalie génétique responsable des lésions pulmonaires.

ANOMALIE

Mutation du gène CFTR

La protéine CFTR ne parvient pas jusqu’à lamembrane cellulaire extérieure

Le transport des ions chlorure à travers lescanaux CFTR de la membrane cellulaire estanormal

Les voies respiratoires sont obstruées par unmucus visqueux

Des infections à répétition endommagentles poumons

La réaction immunitaire dirigée contre lesbactéries endommage le tissu pulmonaire

Destruction du poumon

TRAITEMENT POTENTIEL

Apporter un gène normal par thérapie génique ;apporter une protéine CFTR normale aux cel-lules

Administrer des médicaments capables d’es-corter la protéine jusqu’à la membrane cel-lulaire des cellules épithéliales

Administrer des médicaments qui stimule-raient l’activité d’autres classes de canauxchlore présents sur les cellules épithéliales

Tapoter la poitrine pour faciliter l’éliminationdes sécrétions ; administrer de la DNAse etautres substances qui liquéfient les sécré-tions.

Administrer des antibiotiques qui détruisentles bactéries ou des anticorps (des moléculesdu système immunitaire) qui éliminent lesmicro-organismes

Administrer des médicaments qui limitent leseffets néfastes de la réaction immunitaire

Greffer un poumon sain

SITUATION ACTUELLE

Des essais cliniques sont en cours pour tes-ter la thérapie génique ; les méthodes d’ad-ministration des protéines ne sont pasefficaces

On ne dispose d’aucune «escorte molécu-laire»

De telles substances sont en cours d’essaiscliniques

La percussion thoracique est une méthodeclassique ; l’utilisation de la DNAse est aujour-d’hui fréquente ; des substances analoguessont testées sur des animaux

Les antibiotiques sont très utilisés ; les anti-corps sont en cours d’essais cliniques préli-minaires

On utilise parfois des anti-inflammatoires sté-roïdiens ; d’autres agents anti-inflammatoiressont en cours d’évaluation

La transplantation est parfois pratiquée.

Michael WELSH est professeur de méde-cine, de physiologie et de biophysiqueà la Faculté de médecine d’Iowa. AlanSMITH est responsable de la recherchede la Société Genzyme, à Framingham.

Francis S. COLLINS, Cystic Fibrosis : Mole-cular Biology and Therapeutic Implications,in Science, vol. 256, pp. 774-779, 8 mai1992.

M.J. WELSH, M.P. ANDERSON, D.P.RICH, H.A. BERGER, G.M. DENNING,L.S. OSTEDGAARD, D.N. SHEPPARD, S.H.CHENG, R.J. GREGORY et A.E. SMITH,Cystic Fibrosis Transmembrane Conduc-tance Regulator : A Chloride Channel with

Novel Regulation, in Neuron, vol. 8,n° 5, pp. 821-829, mai 1992.J.R. RIORDAN, The Cystic Fibrosis Trans-membrane Conductance Regulator, inAnnual Review of Physiology, vol. 55,pp. 609-630, 1993.M.J. WELSH et A.E. SMITH, MolecularMechanisms of CFTR Chloride Channel Dys-function in Cystic Fibrosis, in Cell, vol. 73,n° 7, pp. 1251-1254, 2 juillet 1993.M.J. WELSH, L.C. TSUI, T.F. BOAT etA.L. BEAUDET, Cystic Fibrosis, in Meta-bolic and Molecular Basis of InheritedDisease, sous la direction de C.R. Scri-ver, A.L. Beaudet, W.S. Sly et D. Valle,McGraw-Hill, 1994.

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Le redressement de la tour de PisePAOLO HEINIGER

Depuis le XIIe siècle, la tour de Pise s’incline dangereusement. Les techniques modernes du génie civil la sauveront-elles?

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L a tour penchée de Pise n’a jamais été droite. Dès le début des travaux deconstruction, en 1173, les fondations se sont tassées inégalement et la tours’est inclinée vers le Nord. Lorsque la construction a repris, après une inter-ruption de presque un siècle, le bâtiment avait bougé à nouveau et, en 1272,

il penchait visiblement vers le Sud. Aujourd’hui, le sommet de la tour estdécalé de 5,227 mètres vers le Sud par rapport à la base.

Tout au long de l’histoire de ce monument, des architectes et des ingé-nieurs ont tenté d’en arrêter le basculement. Toutefois, depuis l’installation d’unsystème de surveillance permanente, en 1911, le sommet de la tour s’est décalérégulièrement d’environ 1,2 millimètre par an. Les craintes ont augmenté lors-qu’un campanile, contigu à la cathédrale de Pavie, construit selon des tech-niques similaires, s’est soudainement écroulé en 1989. Peu de temps après, latour de Pise a été fermée au public.

En 1990, le gouvernement italien a nommé une commission d’expertsinternationaux en génie civil, en géotechnique, en histoire de l’art et en restau-ration de monuments anciens afin de sauver la tour à l’aide de nouvelles stra-tégies. Cette commission a lancé plusieurs opérations qui ont stabilisé la structureet ralenti son basculement.

Les premières mesures ont surtout concerné l’extérieur de la tour. Depuisquelques mois, nous essayons des techniques plus radicales, afin de mettre unterme au basculement : nous modifierons l’assise du monument en traitant lesous-sol. Nous avons testé nos méthodes sur la place des Miracles, où se trouvela tour, mais nous n’avons pas approché de la tour elle-même : des modifica-tions du sol trop proches risqueraient d’endommager le bâtiment.

Nous ne redresserons pas la tour de Pise : ce n’est pas notre objectif.Comme la structure s’est inclinée dans différentes directions au cours des pre-mières étapes de sa construction, elle est aujourd’hui incurvée, comme unebanane, et elle ne se dresserait pas verticalement. En revanche, nous espéronsredresser son sommet de 10 à 20 centimètres. Avec un peu de chance, nosefforts permettront de la garder intacte jusqu’au siècle prochain, lorsqu’unenouvelle génération d’ingénieurs affrontera le problème huit fois centenairede la tour penchée de Pise.

LA PLACE DES MIRACLES, à Pise, est surtout célèbre pour sa tour penchée, initialementconstruite pour servir de campanile à la cathédrale toute proche. À l’époque où cette gra-vure fut réalisée (1829), le sommet du monument était décentré d’environ cinq mètrespar rapport à la base.

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La fondation

La tour a basculé parce que les couches d’ar-gile et de terrain situées au-dessous sesont tassées de manière inégale. Les septpremiers mètres de sol sont composés d’unmélange de boue, d’argile et de sable. Au-dessous, jusqu’à 20 mètres environ, l’«argilede Pancone» est remarquable pour sa cou-leur bleu-gris. La limite sableuse entre cesdeux couches forme une surface horizon-tale au-dessous de la majeure partie de laplace des Miracles, sauf sous la tour, où elleforme une dépression. Les couches d’argileet de sable alternent jusqu’à 70 mètres deprofondeur. Toute la place s’affaisse pro-gressivement, mais, apparemment, desendroits s’affaissent plus vite que d’autres.Les constructeurs de la tour ignoraient qu’ilsavaient choisi l’un de ces emplacements.

Première étape : 1173-1178

La tour de Pise s’est penchée pro-gressivement au cours de saconstruction, qui se déroula en troisétapes, sur presque 200 ans. Lespremières pierres ont été poséesen 1173. Le monument penchaitalors légèrement vers le Nord. Pourconserver l’horizontalité des pre-miers étages, les architectes ontallongé les colonnes et les archesdu troisième niveau du côté Nord(flèche rouge). Des troubles poli-tiques ont interrompu la construc-tion en 1178, pendant que l’onconstruisait le quatrième étage.

Deuxième étape : 1272-1278

Les travaux reprirent presque100 ans plus tard, en 1272. Latour penchait alors vers le Sud,comme aujourd’hui. Les archi-tectes espéraient corriger cetteinclinaison en construisant, aucinquième niveau, la face Sud(flèche rouge) légèrement plushaute que la face Nord. En 1278,alors que sept niveaux étaientconstruits, les travaux ont étéinterrompus, à nouveau en rai-son de troubles politiques. En1292, la tour penchait tant quel’on demanda à un groupe demaçons d’examiner le problème :c’était la première des nom-breuses commissions qui ont étu-dié la tour depuis sept siècles.

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AN

E

INCLINAISON(EN MINUTES D'ANGLE)

NORD SUD

Huit siècles de basculement

Dès sa construction, la tour a penchévers le Nord, mais, pendant lamajeure partie de son existence, elles’est inclinée vers le Sud. La vitessede basculement a été maximale pen-dant la première moitié du XIVe siècle.Entre 1911, où l’on a commencé à sur-veiller attentivement le monument,et 1990, le sommet de la tour s’estdéplacé vers le Sud de 1,2 millimètrepar an environ. En 1993, les travauxentrepris pour ralentir le basculementont commencé à porter leurs fruits.

BOUE, ARGILE ET TERRE SABLONNEUSE

ARGILE DE PANCONE

ARGILE

SABLE

ARGILE

SABLE LIMONEUX

INCLINAISON EN 1178 INCLINAISON EN 1178INCLINAISON

EN 1278

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Troisième étape : 1360-1370

Le huitième et dernier étage, lachambre des cloches, a étéconstruit entre 1360 et 1370. Ànouveau, les architectes ont tentéde corriger l’inclinaison de latour vers le Sud en inclinant lachambre des cloches vers leNord (flèche rouge). Les diversescorrections apportées par lesconstructeurs sont illustrées surune coupe verticale de la tour(à droite). Ces tentatives de cor-rection du plan, combinées aurythme lent de la construction(qui a laissé aux fondations letemps de se tasser, donc de serenforcer et de supporter l’in-clinaison) ont jusqu’à présentempêché la tour de se renverser.

AN

E

INCLINAISON (EN MINUTES D'ANGLE)

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Renforcer les fondations

Des travaux pour sauver la tour onteu des conséquences parfois inat-tendues et indésirables. En 1935, ona supposé que des résurgencesd’eau, consécutives au creusementd’un fossé autour du bâtiment, quis’était enfoncé de 2,60 mètres, affai-blissaient les fondations, et l’ona alors voulu colmater la basede la tour pour bloquer les infil-trations : on a foré des trous incli-nés que l’on a ensuite remplisde ciment. Les conséquencesde cette opération sont visiblessur la courbe (à gauche) : en1935, le basculement a été sixfois plus rapide que l’annéeprécédente.

FORAGEDANS LES FONDATIONS TROUS EMPLIS

DE CIMENT

INCLINAISON EN 1278 INCLINAISON EN 1370 INCLINAISON ACTUELLE

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Les tentatives actuelles de redressement

La commission internationale chargée de sauverla tour a étudié de nombreuses techniques pourstabiliser le monument. L’inclinaison exerce uneforte contrainte sur le mur Sud-Ouest, à environ45 degrés du plan d’inclinaison maximale : ce murpourrait s’effondrer. En 1992, on a cerclé le premierétage de la tour avec des câbles d’acier afin d’em-pêcher que la pierre ne se fende.

Ensuite on a entrepris d’arrêter le basculementde la tour. Plus de 750 tonnes de lingots de plombont été placés sur la face Nord d’un anneau debéton qui entoure la base de la tour. Ces poidsont arrêté le basculement et ont ramené le sommetdu bâtiment vers le Nord d’environ 2,5 centimètresen neuf mois, de juin 1993 à février 1994.

En juin 1995, les ingénieurs ont commencé la construc-tion d’un autre anneau de béton autour du monument.Ils ancreront l’anneau à une couche de sable située 50mètres sous terre, à l’aide de câbles d’acier tendus à par-tir du côté Nord. Ce second anneau remplacera les lin-gots de plomb et devrait encore mieux stabiliser latour : le sommet devrait revenir vers le Nord d’au moins2,5 centimètres.

On a aussi envisagé de modifier le sol sous la tour.La commission étudie l’utilisation de l’électro-osmoseafin d’extraire de l’eau sous la partie Nord des fonda-tions. Les couches d’argile se comprimeraient, permet-tant au mur Nord du bâtiment de descendre légèrement,presque au niveau du mur Sud. On pourrait aussiforer sous la face Nord pour extraire de la terre, ce quiréduirait l’épaisseur des couches et permettrait à la tourd’acquérir une assise plus homogène.

CERCLAGEPAR DESCÂBLES D’ACIER

LINGOTSDE PLOMB

ANNEAU DE BÉTON(EN CONSTRUCTION)

FORAGEPOUR ENLEVER

DE LA TERRE(EN PROJET)

ÉLECTRODESPOUR EXTRAIRE

DE L’EAUPAR ÉLECTRO-OSMOSE

(EN PROJET)

CÂBLES POUR ANCRERL’ANNEAU DE BÉTON DANS UNE COUCHE

SABLONNEUSE PROFONDE

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Plus de 750 tonnes de plombont été disposées sur la faceNord de la base de la tour. Cespoids ont enfoncé les fonda-tions sous le mur Nord, ce quia redressé la tour de quelquescentimètres.

À l’intérieur de la tour, des instruments de sur-veillance détectent les petites variations d’in-clinaison. En septembre 1995, en l’espace dedeux jours, le sommet de la tour s’est déplacévers le Sud de 0,24 millimètre.

Des câbles d’acier encerclent le premier étage,qui menace de s’effondrer en raison de lacontrainte exercée à cet endroit. En raisonde l’inclinaison de la tour, une grande par-tie de son poids (14 700 tonnes) repose surla face Sud-Ouest.

Paolo HEINIGER travaille au sauvetagede la tour de Pise.

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C hacun sait que les villes de LosAngeles et de San Francisco ris-quent d’être de nouveau frappéespar un séisme dévastateur, et l’on

se souvient qu’en 1964 l’Alaska aéprouvé l’un des plus forts séismes

jamais enregistrés sur Terre. Pourquoila région comprise entre la Californieseptentrionale et le Sud de la Colom-bie britannique serait-elle épargnée? Là,dans ce que l’on nomme la région desCascades, les habitants pensaient vivre

dans une région sûre, parce qu’ilsn’avaient pas souvenir d’avoir subi lesfureurs du Globe : Vancouver et Seattleavaient tremblé en 1946, en 1949 et en1965, mais les dégâts n’avaient pas étéconsidérables.

Les tremblements de terregéants du Pacifique Nord-EstROY HYNDMAN

La côte Ouest des États-Unis, entre la Californie et la Colombie britannique,risque d’être frappée par un séisme violent.

PLAQUE JUAN DE FUCA

DORSALE JUAN DE FUCA

MANTEAU PROFOND

OCÉAN PACIFIQUE

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Progressivement les idées chan-gent. Il y a dix ans, Thomas Heatonet Garry Rogers, des services géolo-giques américain et canadien, préve-naient que des séismes catastro-phiques pourraient frapper cettebande côtière, en apparence tranquille.On doutait naguère de leurs avertis-sements, mais la plupart des scep-tiques ont dû admettre que de telsséismes s’étaient produits par le passéet se reproduiraient.

Dans les années 1930, Beno Guten-berg et Charles Richter ont montré que,dans les zones actives, la fréquence destremblements de terre diminue lorsqueleur taille augmente. Cette tendances’applique même aux séismes les plusimportants, qui correspondent à la rup-ture de la totalité du plan de faille. Àl’aide de cette loi, les sismologues déter-minent la fréquence des séismes dévas-

tateurs pour une région donnée, mêmeen l’absence de tels événements connus.Les ingénieurs conçoivent ensuite lesconstructions et les ouvrages d’art enconnaissance de cause.

Cette stratégie échoue dans quel-ques zones, où de grands séismes peu-vent survenir sans avoir été annoncéspar l’existence de petits ; comment ydéfinir alors le risque d’occurrence desgrands tremblements de terre? C’est lecas pour la région des Cascades, oùl’une des plaques tectoniques del’océan Pacifique s’enfonce par sub-duction sous la côte Ouest de l’Amé-rique du Nord. Alors que l’activitésismique est intense à l’intérieur desterres, aucun tremblement de terre,aussi faible soit-il, n’a été détecté lelong de la faille qui sépare la plaqueJuan de Fuca et le continent Nord-amé-ricain.

Cette absence de tremblement deterre est surprenante. Au cours de leurhistoire, la plupart des zones de sub-duction ont été le sites de séismesgéants, c’est-à-dire dont la magni-tude est supérieure à huit sur l’échellede Richter. Les foyers de ces tremble-ments de terre sont principalement ras-semblés dans la «ceinture de feu», surle pourtour de l’océan Pacifique, oùl’on trouve de nombreux volcans enactivité dans les régions de subductionde plusieurs plaques.

Une catastrophe oubliée

Les géophysiciens ont proposé plu-sieurs explications à l’absence degrands séismes dans cette zone de sub-duction. Tout d’abord, bien que larégion des Cascades présente la plu-part des caractéristiques d’une zone

PLAQUE NORD-AMÉRICAINE

AMÉRIQUE DU NORD

VOLCANS DE LA CHAÎNE DES CASCADES

SEATTLE

VANCOUVER

VICTORIA

ZONE BLOQUÉEGÉNÉRATRICEDE TREMBLEMENT DE TERRE

1. LA PLAQUE TECTONIQUE qui se crée à l’Est de la dorsale Juan deFuca se déplace vers l’Amérique (les flèches indiquent le mouvement)avant de plonger sous la côte Ouest du continent. Une partie de la

faille qui sépare les deux plaques est bloquée, ce qui provoque lebombement élastique du continent. La brusque libération de cetteénergie accumulée se traduirait par un gigantesque séisme.

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de subduction, certains ont supposéque le mouvement vers le Nord de laplaque Juan de Fuca s’était arrêtérécemment (à l’échelle des temps géo-logiques). Il y a 20 ans, quand cettehypothèse est apparue, j’ai soutenu,avec Robin Riddihough, que la conver-gence de ces plaques et l’augmentationdes contraintes sous-jacentes se pour-suivaient. Depuis, de nombreux géo-physiciens ont confirmé que la plaqueJuan de Fuca ne s’était pas arrêtée brus-quement. Des traces d’un mouvementcontinu existent dans les sédimentsmarins de la base du talus continental :alors que ces sables et ces boues sedéposent en couches horizontales aufond de la mer, les couches les plusrécentes sont très déformées. Le conti-nent Nord-américain, comme unegigantesque lame de rabot, a décolléces couches du plancher océanique, lesa froissées, puis a rejeté en surface cespreuves d’une subduction continue.

L’éruption du volcan du mont SaintHelens, en 1980, dans le Sud-Ouest de

l’État de Washington, est l’une des mani-festations les plus spectaculaires de cettesubduction. Certains géophysicienspensaient que les volcans de la chaînedes Cascades étaient éteints, mais cetteéruption est venue leur rappeler quela région appartient toujours à la cein-ture de feu du Pacifique.

Comment la plaque Juan de Fucapeut-elle s’enfoncer sans provoquerde séismes? Certains ont proposé quela subduction soit régulière plutôtqu’une alternance de glissements etde blocages. D’autres ont imaginé unverrouillage des plaques par un frotte-ment important : dans ce cas, il n’y auraitaucun mouvement pour engendrer lemoindre séisme. Si la faille coulisse libre-ment, la probabilité d’un séisme majeurest faible ; en revanche, si elle est blo-quée les déformations résultant de laconvergence des plaques provoquentune accumulation de contraintes sur lesroches qui entourent la faille. Les condi-tions d’un tremblement de terre géantsont alors réunies.

L’absence de grands séismes aucours de l’histoire plaiderait en faveurd’un glissement régulier de la faille.Malheureusement, cette histoire estcourte : nous possédons des donnéessur la tectonique de cette région depuismoins de deux siècles. En revanche,au Japon, des archives qui remontentau VIIe siècle de notre ère décrivent denombreux séismes de zone de sub-duction, ainsi que les raz de marée asso-ciés, ou tsunamis.

Le dernier tremblement de terre

Pour étudier les époques antérieuresà l’arrivée en Amérique de Juan Perezet de James Cook, les géophysiciensont essayé de retrouver les traces géo-logiques des tremblements de terre.Des indices existent dans des baiesabritées où des marais salants se for-ment entre la marée haute et la maréebasse. Brian Atwater, du Service géo-logique américain, a d’abord décou-

2. L’ALASKA a été complètement dévastépar un tremblement de terre géant en 1964.La plus grande partie d’Anchorage (en hautà droite) ainsi que la côte de la péninsule deSeward (ci-dessus) ont été ravagées par lemouvement du sol. Sur la côte Sud de l’Alaska,de nombreux arbres morts (en bas à droite)sont des séquelles encore visibles de la catas-trophe. Lorsque le sol s’est enfoncé l’eausalée a noyé leur racines.

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vert que plusieurs couches espacéesde un mètre environ contiennentdes tourbes constituées des restesd’une végétation identique à celle quivit aujourd’hui dans la zone interti-dale. Il en a déduit que chaque couchede tourbe était un ancien marais,enfoui lors de l’affaissement du solaprès la brusque relaxation descontraintes, lors d’un séisme impor-tant. Cette déduction est corroboréepar la présence de sable au-dessus dela plupart des dépôts de tourbe : cesable a sans doute été apporté parles gigantesques raz de marée qui ontbalayé la côte affaissée. Les modèlesthéoriques de tsunamis, ainsi queles observations géologiques desmodifications du littoral, indiquentque ces vagues atteignaient dix mètresde hauteur, voire plus dans certainesbaies abritées.

Après le passage du raz de marée,la boue a progressivement envahi lazone affaissée, et la végétation est réap-paru. Ainsi, l'alternance des couchesde tourbe, de sable et de boues indiqueque la terre a violemment tremblé danscette région par le passé. Quand cesséismes ont-ils eu lieu? L’âge descouches de tourbe aurait été difficileà déterminer si des sapins, noyés parla mer après la subsidence brutale dela côte, n’y avaient été retrouvés. Ladendrochronologie (l’examen desanneaux de croissance) et les datationsau carbone 14 de ces arbres ont mon-tré qu’ils avaient péri lors du derniergrand tremblement de terre qui afrappé la région, il y a 300 ans. Aupa-ravant, des catastrophes similaires sesont produites à des intervalles irré-guliers d’environ 500 ans.

L’étude de sédiments déposés loinde la côte, sur le fond des océans,confirme ces résultats. Des océano-graphes de l’Université de l’Oregon,qui ont prélevé des carottes de sédi-ments au large de l’Oregon, ont observédes alternances de boues fines et decouches sablonneuses. Les couches deboues sont caractéristiques de la sédi-mentation au fond de la mer : ellesrésultent d’une pluie lente et conti-nue de sédiments qui proviennent del’océan. En revanche, les sédimentssablonneux sont inattendus loin descôtes. Ils s’expliquent par de gigan-tesques glissements de terrain sous-marins provoqués par les grandsséismes : les sédiments côtiers auraientglissé le long du talus continental jus-qu’aux fonds océaniques.

Ces événements sont difficiles àdater à partir des sédiments, mais undépôt trouvé à la base de certainescarottes donne de précieuses indica-tions. Cette couche contient des cendresvolcaniques émises lors d’une éruptiondu mont Mazama (le «Crater Lake»actuel). Cette éruption, similaire à larécente explosion du mont Saint Helens,s’est produite voici 7 700 ans. En sup-posant constante la vitesse de sédi-mentation de la boue sur les fondsocéaniques, on retrouve la chronologierévélée par la tourbe : le séisme leplus récent date de 300 ans, et les 12glissements de terrain sous-marins pré-cédents ont été séparés de 300 à 900 ans.

La date du dernier séisme a mêmeété déterminée avec précision. Bienqu’ils s’atténuent en se propageant, lesraz de marée résultant des principauxséismes des Cascades devaient êtreassez puissants pour être ressentis jus-qu’au Japon, après avoir traversél’océan Pacifique. Kenji Satake et sescollègues du Service géologique japo-nais ont trouvé, dans les archives de

leur pays, des mentions d’une vaguede deux mètres de hauteur qui déferlasur la côte de Honshu voici 300 ans.Après avoir déterminé le temps de pro-pagation de la vague vers le Japon,ils ont conclu que le tremblement deterre s’était produit, le long de la côteNord-américaine, le 26 janvier 1700vers 21 heures.

Ce résultat recoupe les témoi-gnages oraux d’une catastrophe rap-portés par les premiers habitants deColombie britannique. Les archivesprovinciales, à Victoria, mentionnentque les Indiens faisaient état d’un trem-blement de terre qui frappa la baiePachena, sur la côte Ouest de l’île deVancouver, une nuit d’hiver ; au matin,le village situé sur le promontoire dela baie avait disparu. Une histoire sem-blable se racontait dans la partie la plusseptentrionale de la Californie. Ainsi,la tradition orale indienne, les écritsjaponais et les dépôts sédimentairesattestent tous qu’un séisme catastro-phique a frappé la côte de la régiondes Cascades.

AVANT LE TREMBLEMENT DE TERRE

MANTEAU PROFOND MANTEAU PROFOND

REMPLISSAGE PAR LES SÉDIMENTS

BOMBEMENT

VERROUILLAGE

RUPTURE

PENDANT LE TREMBLEMENT DE TERRE

EXTENSION

APRÈS LE TREMBLEMENT DE TERRE

PLAQUE JUAN DE FUCA PLAQUE NORD-AMÉRICAINE

SUBSIDENCE

3. LA PLAQUE OCÉANIQUE pousse le bord de la plaque Nord-américaine vers le bas en labombant (en haut). Après un tremblement de terre, le coulissement de la faille relâche lescontraintes, et le continent s’aplanit (au milieu). Les sédiments remplissent alors la subsi-dence côtière.

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Le cycle des catastrophes

Les séismes des zones de subductionobéissent à la théorie du rebond élas-tique, mise au point après l’étude dela célèbre faille de San Andreas, enCalifornie : le mouvement relatif dedeux plaques comprime et déformeprogressivement la croûte. C’est une

erreur de croire que la Terre est indé-formable : la croûte se déforme demanière presque élastique et, quandla déformation n’est pas excessive, ellese comporte comme une gigantesqueballe de caoutchouc. Cependant,lorsque les contraintes tectoniquesdeviennent supérieures aux forces defrottement le long de la faille, cette

dernière coulisse brusquement, libé-rant l’énergie élastique accumuléependant des années, sous la formed’ondes qui secouent le sol. La faillese bloque alors de nouveau, et le cycled’accumulation des contraintes et derelaxation recommence.

Le long de la zone de subductiondes Cascades, la plaque Juan de Fuca

P our les Indiens Yurok, qui occupaient la côte des Cascades, les trem-blements de terre étaient des dieux. Le texte, enregistré par l’eth-

nologue A. Kroeber, décrit ce que furent peut-être les tremblements deterre les plus récents.

Et de là [le Tremblement de terre et l’Orage] allèrent vers le Sud [...]. Ilsvinrent d’abord au Sud et noyèrent le sol [...]. De temps en temps, il y avait untremblement de terre, puis un autre et un autre [...] et puis l’eau envahit ceslieux [affaissés] [...]. «C’est ce dont profiteront les êtres humains», disait le Trem-blement de terre. «Il n’y aurait pas de nourriture pour eux s’il n’y avait pas deplace pour que les créatures [de la mer] puissent vivre. C’est ici qu’ils obtien-dront leur subsistance lorsque cette prairie sera devenue une mer, cela pro-longe la prairie : il y aura un océan.»[...] «Oui, cela est la vérité. C’est la vérité.C’est ainsi qu’ils vivront», dit l’Orage. «Maintenant en route vers le Nord.»Alors ils allèrent vers le Nord ensemble et firent de même : le sol s’enfonça. Laterre trembla, trembla et trembla encore. Et l’eau recouvrit tout.

Les antécédents historiques

LES RAZ DE MARÉE provoqués par les grands tremblements de terre dans l’Ouest de l’Amé-rique du Nord sont assez puissants pour traverser l’océan Pacifique et frapper les côtesdu Japon. La vague qui déferla sur l’île de Honshu en janvier 1700 provenait probablementde cette région.

LES COUCHES DE TOURBE (en brun sur la photographie de droite) qui reposent sous lesdépôts côtiers attestent d’un tremblement de terre. De tels dépôts se forment quand lasurface s’enfonce brusquement et qu’un ras de marée déferle dans la région affaissée,enfouissant la végétation dans le sable. De la boue comble ensuite le reste de la dépres-sion avant que la végétation ne réapparaisse sur la nouvelle surface. Une série decouches de tourbe est empilée dessous.

LES NOOTKA de l’île de Vancouver et lesautres tribus amérindiennes de la régionsubissaient des raz de marée.

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se déplace vers l’Amérique du Nordà raison de quatre centimètres par an.Ce mouvement semble faible, mais,cumulé sur les 500 années qui sépa-rent, en moyenne, les grands séismes,il représente un raccourcissementde 20 mètres environ. Ce déplacementest absorbé par la compression élas-tique d’une zone de plusieurs cen-taines de kilomètres de large. En outre,les contraintes déforment verticale-ment le sol. Lors de la plongée de laplaque de subduction sous la côte,l’enfouissement de la pointe extrêmedu continent repousse vers le hautune partie de la plaque Nord-améri-caine. Ces déformations ressemblentà celles d’une longue planche quidépasse du bord d’une table : lorsquel’on appuie sur l’extrémité libre dela planche, une bosse se forme enarrière. Lors des grands séismes, laplaque continentale glisse brusque-ment vers l’océan, et la bosse dispa-raît. La montée rapide du plateaucontinental provoque un raz demarée, alors que la relaxation ducontinent, derrière son bord océa-nique, provoque l’enfouissement desmarais côtiers.

La détermination de la zone blo-quée est importante, car elle indiquerale type de dégâts qui seraient engen-drés lors du prochain séisme : cettezone est celle qui libère l’énergie sis-mique. Connaissant la limite de cettezone côté continent, on estimera leséventuels effets destructeurs sur lesgrandes concentrations de popula-tion ; connaissant la limite océaniquede cette zone, on déterminera les zonesde formation des raz de marée ; enfin,la largeur totale de la source caracté-risera la taille maximale des séismespossibles.

Les géophysiciens savent déter-miner l’extension de la zone blo-quée à partir des déformations de lacroûte : si la zone bloquée est étroite,s’étendant à faible distance sous laplaque continentale, la zone de défor-mation élastique sera limitée, ainsique l’énergie qui y sera stockée ; enrevanche, si la zone bloquée s’étendloin en profondeur, la déformationélastique touchera une grande éten-due de terre continentale. Les étudesde terrain permettent donc de mieuxcartographier le risque sismique. Lestaux de déformation sont faibles(quelques millimètres par an), maisaccessibles aux moyens de mesuremodernes.

La surveillance des déformations

La répétition de différentes observa-tions montre les déformations actuellesde la zone de subduction. Les géo-physiciens estiment le raccourcisse-ment horizontal de la région côtière enmesurant, par télémétrie laser, la dis-tance entre des témoins fixés sur lessommets des montagnes. Avec cettetechnique, James Savage et ses col-lègues du Service géologique améri-cain montrèrent, en 1981, que la croûterétrécissait près de Seattle, perpendi-culairement à la côte. Ils conclurent àune accumulation de contraintes quidevrait aboutir à un grand séisme.

Plusieurs techniques de mesuressont suffisamment sensibles pour détec-ter les infimes mouvements verticauxde cette région. Le nivellement est clas-siquement utilisé par les géomètres :pour mesurer la différence d’altitudeentre deux points, on repère les marquessur des niveaux cibles, en visant sui-vant l’horizontale ; en combinant lesrésultats de plusieurs mesures, on déter-mine les altitudes des points d’unmaillage étendu. Des relevés successifsséparés par plusieurs années montrentle soulèvement ou la subsidence rela-tive des points de ce maillage. Le Ser-vice géodésique du Canada a effectuéplusieurs relevés topographiques detrès grande précision pour étudier l’élé-

PLAQUENORD-AMÉRICAINE

COLOMBIE BRITANNIQUE

VANCOUVER

SEATTLE

PORTLAND

WASHINGTON

OREGON

PLAQUE JUAN DE FUCA

PLAQUE PACIFIQUE

0 200

KILOMÈTRES

FAILLENOOTKA

CALIFORNIE

FAILLE DE SAN ANDREAS

FAILLE MENDOCINO

PLAQUE GORDADORSALE GORDA

ZONE DE FAILLEBLANCO

DORSALEJUAN DE FUCA

DORSALEEXPLORER

PLAQUEEXPLORER

FAILLESOVANCO

ZONESISMIQUEBLOQUÉE

VICTORIA

4. LES PLAQUES CONVERGENTES sont bloquées sous la côte, sur une certaine partie de lafaille. La zone bloquée est limitée, à l’Ouest, par les sédiments océaniques argileux quilubrifient la faille ; à l’Est, elle s’évanouit progressivement, parce que les roches s’échauf-fent en s’enfonçant, permettant à la faille de glisser librement.

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vation du sol résultant des séismes :ils ont notamment étudié l’île de Van-couver qui mesure environ 100 kilo-mètres de côté, à raison d’un point tousles 100 mètres ; l’erreur verticale surl’ensemble du réseau ne dépasse pas lecentimètre.

Une autre méthode utilise lesmarégraphes qui donnent la hau-teur des marées par rapport à la côte.Initialement, ces instruments étaientutilisés pour étudier l’océan, mais,grâce à des enregistrements continusdepuis plus de 20 ans, il est possibled’utiliser le niveau moyen de la mercomme niveau de référence poursuivre les minuscules déplacementsverticaux des terres. Les mesures nedonnent pas directement ces dépla-cements : on doit les traiter afin d’éli-miner les effets des marées et desautres phénomènes océaniques, telsles courants d’El Niño, qui peuventdurer des années, ceux de l’augmen-tation globale du niveau de la mer(environ deux millimètres par an) etdu rebond postglaciaire, dû à laremontée continue de la croûte, queles glaciers maintenaient enfoncée lorsde la dernière époque glaciaire.

La mesure du champ de gravité, quivarie comme le carré de la distance aucentre de la Terre, est une troisième

manière de détecter les mouvementsverticaux de la croûte. Bien que nousne ressentions pas les faibles variationsde notre propre poids quand nouschangeons d’altitude, des appareils sen-sibles détectent les variations de l’in-tensité de la pesanteur. En mesurantla gravité au même point, à quelquesannées d’intervalle, on parvient à esti-mer la variation d’altitude du lieu.

Enfin, depuis quelques années, lesystème de positionnement par satel-lite (Global Positioning System, GPS)permet la mesure des distances et desvariations d’altitude de points espacésde plusieurs centaines de kilomètres.Des chercheurs canadiens ont utiliséle GPS pour montrer que la côte de Vic-toria se rapproche de près de un centi-mètre par an d’un point situé à 300kilomètres à l’intérieur des terres. Dansle futur, le système GPS, qui est préciset peu coûteux, pourrait être le moyenle plus efficace pour mesurer les bom-bements et les écrasements de la croûtequi annoncent les tremblements de terre.

Toutes ces méthodes donnent desrésultats similaires : la marge conti-nentale de la région des Cascades sesoulève de un à quatre millimètres etse contracte horizontalement de plu-sieurs centimètres par an. Ces défor-mations sont les preuves que la croûte

est prise en tenaille entre les plaquesconvergentes. Elles enregistrent la lente,mais inexorable accumulation descontraintes et annoncent une libérationcatastrophique de l’énergie de défor-mation de la croûte.

Un fauteur de troublescoincé

Afin de préciser les risques sismiques,nous avons étudié l’extension de la zonebloquée en confrontant les observationsde terrain avec des simulations mathé-matiques de la déformation. Ces com-paraisons nous ont révélé l’état de lazone bloquée à grande profondeur. Àl’endroit le plus profond de cette zone,du côté du continent, il existe une tran-sition progressive entre des segmentscomplètement bloqués et d’autres quiglissent librement. Sur la plus grandepartie de la côte, la zone bloquée pénètresur une largeur de 50 à 100 kilomètressous le plateau continental (elle s’élar-git beaucoup près de la côte septen-trionale de l’État de Washington). Cettesurface de faille considérable peut engen-drer des séismes catastrophiques. Elleest toutefois beaucoup plus étroite queles autres zones de subduction connues.Pourquoi cette particularité? Principa-lement en raison des variations de la

5. LES DÉFORMATIONS DE LA CROÛTE sont extrêmement lentes, mais desmesures soigneuses montrent les infimes mouvements du sol. La télémétriepar laser, entre les sommets des montagnes, détecte la contraction horizon-tale de la région depuis plus de dix ans. Les instruments modernes de posi-tionnement par satellite (GPS) ont facilité la réalisation de relevés géodésiquesprécis.

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température en fonction de la profon-deur. Près de la surface, les sédimentsargileux qui tapissent le plancher océa-nique lubrifient la partie de la failleproche de l’océan. Cependant, plus pro-fondément, les argiles se transformenten des minéraux plus durs, qui empê-chent la faille de glisser. Ces change-ments minéralogiques se produisent àune profondeur de dix kilomètres envi-ron, c’est-à-dire lorsque la températureatteint 150 degrés.

L’augmentation de températuredétermine également la position de lapartie profonde de la zone bloquée versle continent. Aux températures modé-rées, les roches ont des comportementsde frottement normaux : la très forterésistance au mouvement chute lorsquela faille commence à bouger. Ainsi,une fois le glissement commencé, lemécanisme s’emballe, libérant l’énergieélastique et causant un séisme. Enrevanche, plus en profondeur, dans lacroûte, lorsque la température est supé-rieure à 350 degrés, les roches en contactsur les bords de la faille se comportentcomme des fluides visqueux : plus lesmouvements sont rapides, plus la résis-tance est forte. Les parties les plus pro-fondes et les plus chaudes de la faillepeuvent alors se déformer par fluagesans engendrer d’ondes élastiques.

Ces températures correspondent-elles aux véritables limites de la zonebloquée? Nous avons étudié cette ques-tion en modélisant numériquement lestempératures sur la faille de la zone desubduction. Les résultats ont confirméque la profondeur à laquelle la rocheatteint une température de 350 degréscorrespond bien à la limite profondede la zone bloquée déterminée par lesmesures de déformation.

Une question demeure néanmoins :la zone que nous avons modélisée cor-respond-elle réellement à la régionsource des grands tremblements deterre? Nous le pensons, car le déplace-ment vertical que notre modèle préditpour une rupture de la zone bloquéerend bien compte des observations desdépôts côtiers enfouis. Des indicationssupplémentaires nous encouragent àappliquer notre méthode à d’autreszones de subduction. Avec mes collèguesKelin Wang et Makoto Yamano, de l’Uni-versité de Tokyo, j’ai montré que la lar-geur de la zone bloquée de la margeNankai, au Sud-Ouest du Japon, cor-respond à la surface de rupture duséisme de magnitude huit qui a frappécette région en 1940. Par analogie, nous

pouvons prévoir le séisme qui frap-pera la côte Nord-américaine.

Le jour de la catastrophe

Quelle pourrait être l’intensité du mou-vement du sol pour les villes de la côteOuest pendant un grand séisme? Toutdépend de la magnitude du séisme etde la position de son foyer. La magni-tude maximale, tout d’abord, dépendde la distance de la côte au lieu de libé-ration de l’énergie sismique. Si l’on sefonde sur les études de séismes déjàanalysés, une rupture de toute la faille,de la Colombie britannique jusqu’à laCalifornie, serait surprenante. Toute-fois, si la totalité de la zone bloquée(une surface de près de 100 000 kilo-mètres carrés) lâchait d’un coup, leséisme pourrait avoir une magnitudeégale à neuf, et les dégâts seraient bienpires que ceux du séisme de San Fran-cisco en 1906. Seulement deux événe-ments de cette taille ont été enregistrésà ce jour : un tremblement de terre lelong des côtes du Chili, en 1960, et unautre en Alaska, en 1964.

Il existe deux manières d’estimer lemouvement du sol qui résulterait d’untel séisme. La première consiste à com-parer les situations le long de la côteOuest de l’Amérique du Nord avecce qui s’est passé ailleurs. La seconderevient à utiliser des modèles de rup-ture élastique et de déplacements defailles. La conclusion des deux ap-proches est semblable : le prochaingrand séisme dans la région des Cas-cades engendrera des ondes sismiquesdestructrices qui dureront plusieursminutes ; puis, lorsque les secoussescesseront, la plupart des régions

côtières se seront enfoncées de un àdeux mètres et auront été déplacées deprès de dix mètres vers la mer.

Heureusement, la partie bloquée dela faille qui engendrerait un tel trem-blement de terre est située principale-ment sous le plateau continental et nes’étend que peu sous la côte. Ainsi, Van-couver, Seattle et Portland (qui sont entre100 et 200 kilomètres à l’intérieur desterres) sont moins exposées auxsecousses que les sites proches de la côteOuest ; elles restent toutefois menacées,car l’énergie sismique se propage à desdistances considérables. Plus générale-ment, les Américains et les Canadiensde la côte Pacifique qui pensaient vivresur un sol tranquille doivent accepterd’être sous la menace permanente d’untremblement de terre destructeur.

0.00.20.40.60.81.0

DISTANCE DE LA BASE DE LA PENTE CONTINENTALE(EN KILOMÈTRES)

10050

7

6

5

4

3

2

1

0150 200

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(EN

MIL

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AN

)6. LES NIVELLEMENTS successifs de la côte de la région des Cascades montrent son sou-lèvement(les points rouges). Les calculs (la courbe grise) rendent bien compte des obser-vations pour la déformation de la plaque Nord-américaine ; ils servent à localiser la partiebloquée de la faille de subduction.

Roy HYNDMAN est chercheur auCentre de géosciences du Pacifique duService géologique canadien.

A. NELSON et al., Radiocarbon Evidencefor Extensive Plate-Boundary Ruptureabout 300 Years ago at the Cascadia Sub-duction Zone in Nature, vol. 378, pp. 371-374, 23 novembre 1995.Garry C. ROGERS, Seismic Potential ofthe Cascadia Subduction Zone, in Nature,vol. 332, p. 17, 3 mars 1988.Thomas H. HEATON, Cascadia Sub-duction Zone : The Calm before theQuake?, in Nature, vol. 343, pp. 511-512, 8 février 1990.R.B. HYNDMAN et K. WANG, ThermalConstraints on the Zone of Major ThrustEarthquake Failure : The Cascadia Sub-duction Zone, in Journal of GeophysicalResearch (Solid Earth), vol. 98, n° 2,pp. 2039-2060, 10 février 1993.

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V ers la fin de sa vie, Pierre de Fer-mat (1601-1665), écrivait, dansses Défis aux mathématiciens : «Onsait qu’Archimède n’a pas dédai-

gné de travailler sur des propositionsde Conon, qui étaient vraies, mais nonprouvées, et qu’il a su les munir dedémonstrations d’une haute subtilité.Pourquoi n’espérerais-je pas un sem-blable secours de vos éminents cor-respondants, pourquoi, Conon français,ne trouverais-je pas des Archimèdeanglais?»

Le 23 juin 1993, plus de 300 ansaprès la note marginale de Fermat,Andrew Wiles, professeur à Prince-ton (États-Unis), mais fils d’un pro-fesseur de théologie anglais, pensaitpouvoir annoncer à l’Institut Newton,à Cambridge (Grande-Bretagne)qu’une des propositions que Fermatnous avait léguées – peut-être invo-lontairement, car on peut se demandersi la remarque qu’il avait faite en marged’un exemplaire des Arithmétiques deDiophante était destinée à être publiée –était désormais munie d’une démons-tration d’une haute subtilité et d’uneéblouissante beauté. Il semblait queFermat avait trouvé son Archimèdeanglais.

Pourtant, un des artifices d’AndrewWiles était encore en porte-à-faux, etce n’est que le 19 septembre 1994, à l’is-sue d’un labeur intense et grâce au ren-fort de son collègue Richard Taylorde l’Université de Cambridge, que lamagnifique cathédrale édifiée parA. Wiles était enfin libérée de tout écha-faudage et s’élevait triomphante dansle ciel mathématique, symbole d’unlabeur de trois siècles (ce qui n’estpas exceptionnellement long pour unecathédrale). Cette dernière hésitationdu destin illustre bien les mystères etles surprises recelées par le «dernierthéorème de Fermat».

Position du problème

L’article de Christian Houzel du moisdernier nous a rappelé l’Histoire dela recherche des triplets pythagoriciens,les entiers x, y et z, solutions en nombresentiers de l’équation x2 + y2 = z2 (1). Cestriplets pythagoriciens sont en cor-respondance avec les points du cerclecentré sur l’origine, de rayon unité etd’équation u2 + v2 = 1, points dont lesdeux coordonnées sont rationnelles,c’est-à-dire de la forme a/b où a et b sontentiers. Il suffit, pour s’en convaincre,de diviser les deux membres de l’équa-tion (1) par z2.

La résolution de cette équation (1),dite diophantienne, est connue depuisfort longtemps. Pour les exposantssupérieurs à 2, les équations de la formexn + yn = zn, la solution est radicalementdifférente. L’assertion de Fermat estque, pour les valeurs de l’exposant nsupérieures à 2, les seules solutionsentières sont «triviales» : l’un destrois nombres entiers est nul (parexemple, x = 0 et y = z), ce que l’onexprime en notant que le produit xyzest alors égal à zéro.

Revenons à l’interprétation géo-métrique : les courbes représentantl’équation un + vn = 1 appartiennent àdeux familles : une première familleoù l’exposant est pair (n est égal à 2p),et la seconde où l’exposant est impair(n est égal à 2p + 1). Le cas n égal à 4 aété résolu par Fermat lui-même. Le casoù n est égal à 2p avec p impair résultedu cas où n est impair. En effet, enposant u’ = u2 et v’ = v2 et en rempla-çant dans l’équation, on voit qu’il nereste plus qu’à traiter le cas impair.

On peut même se limiter au casoù n est premier (et évidemment dif-férent de 2), bien que la spécificationque le nombre p doive être premiersemble très restrictive. En fait cette limi-

tation de la portée du théorème esttrompeuse : si l’équation de Fermatpour le nombre p premier n’a pas desolution, alors comme (x)kp est égal à(xk)p la solution n’existe pour aucunmultiple de p.

Dans le cas où p est premier impair,la courbe up + vp = 1 possède trois pointsrationnels triviaux, le point (u,v) = (1,0),le point (u,v) = (0,1), et le point à l’in-fini de la courbe, lequel correspond àla solution (x,y,z) = (1,–1,0) de l’équa-tion diophantienne xp + yp = zp. L’as-sertion de Fermat revient à dire que sip est premier et différent de 2, la courbeup + vp = 1 n’admet pas d’autre pointrationnel : il faut démontrer qu’il n’y aque trois points rationnels sur la courbe.

Les derniersrésultats classiques

Lorsqu’ils sont bloqués dans leursrecherches, les mathématiciens ont unestratégie particulière : ils étudient desvariations du problème qu’ils présen-tent sous des formes différentes. Legrand mathématicien Niels HenrikAbel écrivait que l’on devait donner àun problème d’impossibilité «uneforme telle qu’il soit toujours possiblede le résoudre, ce que l’on peut tou-jours faire... Au lieu de demanderune relation dont on ne sait pas si elleexiste ou non, il faut (se) demander siune telle relation est en effet possible».On en déduit alors les limites de pos-sibilité du problème original.

C’est ainsi que les algébristes ita-liens du XVIe siècle ont introduits lesnombres «imaginaires» pour étudierles solutions réelles des équations algé-briques. Pragmatique, Newton écri-vait : «il faut bien que dans les équa-tions, il y ait des racines impossibles(entendez «imaginaires») sans quoi,dans les problèmes (physiques), cer-

Fermat enfin démontréYVES HELLEGOUARCH

La démonstration du théorème de Fermat par Andrew Wiles s’appuie sur un faisceau de méthodes mathématiques qui bouleverse le paysage de la théorie des nombres.

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tains cas impossibles se trouveraientpossibles».

En théorie des nombres, les mathé-maticiens varient la structure : au lieud’examiner les solutions entières deséquations, ils examinent les solutionsmodulo k. Ils regroupent dans unemême classe les nombres qui ont lemême reste après division par k. Ainsila classe des nombres pairs est consti-tuée par les nombres égaux à zéromodulo 2.

Les entiers modulo k ont une struc-ture d’anneau, c’est-à-dire qu’ils sontmunis d’une addition et d’une multi-plication reflétant l’addition et la mul-tiplication ordinaires. Lorsque k est égalà 2 les restes sont 0 et 1, et l’on a :

En utilisant la loi de réciprocité qua-dratique due à Euler, Legendre etGauss, le mathématicien Gérard Ter-janian a su faire resplendir, en 1977, lesméthodes traditionnelles d’un éclatparticulier.

Il a démontré que, si n est égal à2p, où p est un nombre premier impair,alors l’un des trois nombres x, y, z véri-fiant l’équation de Fermat pour l’ex-posant 2p, est égal à zéro modulo 2p,c’est-à-dire est divisible par n. C’étaitla première fois qu’un résultat aussigénéral était obtenu pour ce qu’il estconvenu d’appeler le «premier cas duthéorème de Fermat».

Dans les méthodes classiques, maispas dans la méthode de A. Wiles, ladémonstration de Fermat comportetoujours deux étapes. La première, quel’on appelle le «premier cas» est la plusfacile ; elle consiste à démontrer, lorsquel’exposant est un nombre premier p,que p divise l’un des trois nombresx, y, z vérifiant l’équation de Fermat.

Donnons un exemple d’une telledémonstration. Par exemple, si p estégal à 3, on examine les solutionsmodulo 9 de l’équation x3 + y3 = z3 ;on voit alors facilement que 3 divisex, y ou z.

En présentant les choses négative-ment (raisonnement par l’absurde), onprouverait le premier cas de Fermat endisant que si p ne divise pas xyz, alorsl’équation xp + yp = zp est impossible.Comme zéro est divisible par tous lesnombres, y compris p, les solutions tri-

viales sont éliminées d’emblée. Cetavantage se retrouvera dans la méthodede Andrew Wiles.

Dans le second cas, beaucoup plusdifficile, il s’agit de démontrer que, nonseulement p divise xyz, mais que toutesles puissances de p divisent xyz, cequi implique que xyz est égal à 0 (unnombre non nul n’étant pas indéfini-ment divisible).

Fermat avait trouvé une «route toutà fait singulière» pour résoudre lesecond cas et d’autres problèmes decette nature : la «descente infinie» (voirDe Diophante à Fermat, par ChristianHouzel, Pour la Science, janvier 1996).

La descente infinie est un ingrédientessentiel de toutes les preuves clas-siques du «second cas» du théorèmede Fermat, alors qu’elle est inutile pourle «premier cas», comme nous l’avonsvu. Ici une véritable mutation va se pro-duire : la méthode de A. Wiles trai-tera d’un seul coup de baguettemagique les premier et deuxième cas,et ceci pour tous les exposants à la fois.

Finalement, en 1985,au moment oùl’Histoire semblait hésiter entre tradi-tion et idées à venir, trois hardis mous-quetaires, Adleman, Fouvry etHeath-Brown essayèrent de régler défi-nitivement le sort du premier cas.S’ils échouèrent, du moins échouèrent-ils avec panache : ils démontrèrent lepremier cas pour une infinité d’expo-sants premiers. Ce résultat fit beau-coup de bruit, mais les mathématicienssavaient qu’il s’agissait d’un combat

d’arrière-garde et que les bataillesfutures allaient se livrer sur d’autresfronts.

Le groupe de Galois absolu

À l’époque de Kummer déjà, lesnombres algébriques avaient fait leurapparition dans l’étude du théorèmede Fermat. Nous allons définir cesnombres mystérieux qui vont jouer unrôle essentiel.

Un titre plus romantique pour cesujet pourrait être «le corps desnombres algébriques et les représen-tations de son âme». En effet, la phi-losophie qui sous-tend ce type dequestion a d’abord été rêvée par Éva-riste Galois à la prison de Sainte-Péla-gie (en 1831) avant de trouver saconsécration officielle dans le pro-gramme d’Erlangen de Félix Klein(en 1872). Cette philosophie consisteà attacher, à tout objet mathématiquemuni d’une structure, le groupe destransformations de cet objet qui res-pectent cette structure. On appelle cegroupe, le groupe des automorphismesde l’objet.

Si l’objet est l’ensemble des troissommets d’un triangle isocèle (et nonéquilatéral) et sa structure la distance

1. LES GÉNÉRALISATIONS à des dimensions supérieures sont des moyens puissants dedémonstration. Ainsi des propriétés de figures planes ne sont que les ombres de propriétésde figures dans l’espace. Si SAA’, SBB’, SCC’ sont alignés, alors a, b, c le sont aussi. Cethéorème, dû à Desargues, est démontré facilement en donnant du relief à la figure : celle-ci est considérée comme la projection plane de deux triangles en perspective dans l’es-pace, les triangles ABC et A’B’C’, situés dans deux plans distincts, P et P’. Alors les pointsa,b,c sur la droite d’intersection D des plans P et P’, sont alignés.

0

0

0

0

1 1

1

1

+ 0

0

1

0

1 0

1

0

x

ADDITION MULTIPLICATION

S

A

A

B

B'

C

C'

D a b c

P

P'

Desargues(1591-1661)

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C BM Y100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5 %100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5 % 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5 %100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 10 % 5 %

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plipaire←

entre ses sommets, les transformationsqui conservent l’objet et sa structure,les automorphismes, sont l’identité etla symétrie évidente.

Ainsi, lorsque l’objet est un anneau,la structure est formée par l’additionet la multiplication ; les automor-phismes de l’anneau sont les trans-formations qui font correspondre à unélément de l’anneau un autre élémentde l’anneau, en respectant ces deux lois.

Les nombres algébriques sont lesnombres complexes qui sont solutionsd’une équation polynomiale à coeffi-cients fractionnaires : l’équation 3x2 – 4a pour solutions 2√3/3 et – 2√3/3 ; cesnombres sont algébriques. Il est patentque les nombres rationnels sont algé-briques. Le nombre πn’est solution d’au-cune équation polynomiale à coefficientsfractionnaires non nuls, il n’est donc pasalgébrique ; on dit qu’il est transcendant.

Les mathématiciens ont démontréque les nombres algébriques consti-tuent un corps (la somme et le pro-duit de deux nombres algébriques sontdes nombres algébriques).

Prenons par exemple un nombrecomplexe z que l’on obtient par desadditions, soustractions, multiplica-tions et divisions des nombres ration-nels et du nombre complexe ζ5 = e2iπ/5.Le nombre z est algébrique parce quele nombre ζ5 lui-même est algébrique.En effet, ζ5 vérifie l’équation polyno-miale à coefficients rationnels : x4 + x3

+ x2 + x + 1=0. Cette équation ne peutêtre décomposée en produits de poly-nômes à coefficients rationnels.

L’ensemble des nombres obtenusde la même manière que z forme lecorps cyclotomique d’ordre 5 (ou corpsde la division du cercle en cinq par-ties égales). C’est un sous-corps ducorps de tous les nombres algébriques.

Dans notre théorie, ce corps pos-sède un groupe d’automorphismes,le groupe des transformations de cecorps en lui-même, qui respectent l’ad-dition et la multiplication. Ce groupeest appelé le groupe de Galois de notrecorps cyclotomique.

Les automorphismes du corps desrationnels se réduisent à l’identité : ilsne sont pas très intéressants. Par chance,ζ5 appartient à la famille des quatrefrères jumeaux e2iπ/5 e4iπ/5 e6iπ/5 e8iπ/5

qui vérifient l’équation précédente.Le groupe de Galois de notre corpscyclotomique a donc quatre éléments.

La méthode utilisée par Kummerpour étudier l’équation de Fermat dedegré 5 est déjà un magnifique exemplede l’utilisation de certains nombrescyclotomiques.

Le groupe des automorphismes del’énorme corps de tous les nombres algé-briques est appelé le groupe de Galoisabsolu. Malheureusement on ne connaîtguère de caractéristiques de ce groupede Galois absolu. C’est un objet aussifondamental que mystérieux, mais iln’en sert pas moins de leitmotiv à lagrande symphonie orchestrée par A. Wi-les. Je vous entends vous exclamer : sile groupe de Galois absolu reste unenotion métaphysique, comment en diredes choses positives, falsifiables? En

reprenant l’exemple ci-dessus, on voitque tout automorphisme appartenantau groupe de Galois absolu se reflètedans le groupe de Galois du corps cyclo-tomique bâti à partir du nombre ζ5.

En réalité, ce que l’on fait avec lenombre 5 peut être fait avec tout entierpositif n. Les points ζn ont leur imagesur le cercle unité du plan complexeet ce cercle est muni naturellementd’une loi de groupe commutatif parla multiplication d’un nombre com-plexe. Ce groupe des nombres com-plexes de module 1 est désigné par T.

Le point ζ5 est un élément de T telque ζ5

5 = 1 : on dit que c’est un pointde 5-division de T. L’ensemble deséléments ζ qui vérifient cette condi-tion forme un sous-groupe cycliqued’ordre 5 de T. Ce que l’on a étudié plushaut était l’action du groupe de Galoisabsolu sur ce sous-groupe. Ce sous-groupe étant isomorphe à une droite(voir la figure 2) sur le corps à cinq élé-ments F5, on a ainsi effectué une repré-sentation linéaire du groupe de Galoisabsolu sur une droite.

Les représentations du groupe deGalois absolu ont toujours fascinéJ.-P. Serre ; dans les années 1970, il s’in-téressait à un type analogue de repré-sentations : celles du groupe de Galoisabsolu agissant sur le groupe des pointsde p-division d’une courbe elliptiquedont les coefficients de l’équation sontrationnels. Nous examinerons plus loinces courbes elliptiques.

Les points du cercle T sont para-métrés par une variable réelle modulo

0

x

4x

2x

3x

1

ζ5

ζ5

ζ5

ζ5

2

3

4

1

2'

3'

3

1'

2

2. LES CINQ POINTS SUR LE CERCLE représentent les points de5-division du groupe T. Les flèches envoient ces cinq points sur unedroite dont les points sont repérés par les entiers modulo 5. Au pro-duit de ζ2 par ζ4 sur le cercle, donnant le point ζ, correspond l’addi-tion de 2x à 4x, soit 6x modulo 5, ou encore x. Pour démontrer lethéorème de Fermat d’exposant p (ici 5), on utilise les points dep-division d’une courbe elliptique liée à une solution hypothétiquede l’équation de Fermat.

3. À PARTIR DE DEUX POINTS 1 ET 2 de coordonnées rationnelles surune courbe elliptique, on détermine un point 3, intersection de ladroite passant par 1 et 2 avec la courbe, dont les coordonnées sontégalement rationnelles. Le point 3’, symétrique du point 3, est le com-posé des points 1 et 2, et cette règle de composition définit unestructure de groupe. La composition d’un point, 3 par exemple, avecle point à l’infini revient à prendre le point symétrique de 3’ par rap-port à l’axe de symétrie de la courbe : on retrouve le point 3 lui-même.

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pliimpaire

2π(un angle), les points d’une courbeelliptique sont paramétrés par unevariable complexe modulo deuxpériodes. Il en résulte que les points dep-division ne sont plus sur une droitemais dans un plan. Mais abordons,comme nous l’avions promis, lescourbes elliptiques.

L’introduction des courbes elliptiques

Prenons une courbe elliptique repré-sentée par la cubique d’équation :y2 = x3 + a2x

2 + a4x + a6. La courbe estdéfinie sur les rationnels si a2, a4 et a6sont rationnels. De plus il ne faut pasque le second membre de l’équation aitune racine double ; dans le cas contraire,la cubique possède un point multipleet n’est pas une courbe elliptique.

Comme les points de la courbe sontparamétrés par une variable complexemodulo deux périodes, ces pointsforment un groupe commutatif dontl’élément nul est le point de paramètre0. Habituellement on choisit le para-métrage pour que l’élément nul dugroupe soit le point à l’infini de lacourbe. Les points rationnels de lacourbe elliptique sont ceux dont lescoordonnées sont rationnelles. Un théo-rème d’Abel explique commentconstruire le composé de deux points,et les points rationnels forment ungroupe pour cette loi de composition(voir la figure 3).

Pour les amateurs de courbes ellip-tiques, un des thèmes d’étude desannées 1960 était une conjecture deBeppo Levi. Cette conjecture affirme,entre autres, que pour toutes lescourbes elliptiques définies sur lesrationnels, il existe un majorant del’ordre des points rationnels. L’ordred’un point P étant le plus petit entiern non nul tel que P composé avec lui-même n fois soit nul.

Les points rationnels d’ordre 2p2

doivent être particulièrement fasci-nants puisque B.A. Demjanenko etmoi-même avons étudié ces pointsentre 1965 et 1970. À notre grand éton-nement l’existence de ces pointsentraînait celle d’une solution non tri-viale de l’équation de Fermat d’ex-posant p.

En 1969, j’ai pensé à renverser l’ap-proche : j’ai essayé de démontrer que,si l’équation de Fermat avait un tripletsolution a,b,c, tous non nuls, alors lacourbe elliptique dont l’équation estY2 = X(X – ap)(X + bp) aurait des points

d’ordre p intéressants. Si le nombre cn’apparaît pas dans cette équation c’estqu’il se déduit des deux autres parl’équation de Fermat ap + bp = cp. Lacourbe sera désignée dans la suite parE(A,B,C), avec A = ap, B = bp et C = –cp :certains auteurs la désignent sous lenom de «Courbe de Frey». Remarquonsque l’on ne peut donner d’exemple decourbe E(A,B,C) correspondant à unesolution non triviale de l’équation deFermat puisqu’il n’en existe pas. Onpeut toutefois en donner pour des équa-tions voisines comme xp + yp = 2zp.

Nous sommes ainsi passés du pro-blème de Fermat de degré p à un pro-blème sur les points d’ordre p de lacourbe elliptique E(A,B,C). Là encore,les mathématiciens ont élargi le pro-blème : au point (a,b,c) ils ont fait cor-

respondre une courbe elliptiqueE(A,B,C), et l’on est passé ainsi d’unobjet algébrique, un point (u,v)= (a/c,b/c) de la courbe up + vp = 1 à un objet«transcendant», la courbe E(A,B,C).

Le passage à une dimension supé-rieure pour démontrer un théorèmeavait été utilisé avec profit par Desargues(voir la figure 1). Cette démonstrationfameuse par sa simplicité illustre l’in-térêt de changer de «point de vue». Tou-tefois, une théorie plus générale que lathéorie précédente n’est intéressanteque si elle donne des résultats impré-vus : dans le cas contraire, elle est sté-rile et sans portée.

Les courbes elliptiques éliminentde façon particulièrement éléganteles solutions triviales de l’équationde Fermat : en effet, la courbe E(A,B,C)

La fonction thêta définie pour |q| < 1 par :

θ(q) = Σ qn2

a été étudiée par Euler et Jacobi.Si l'on pose q(z) = e πi z, avec z = x + iy, y > 0, on obtient les équations fonctionnelles : (1) θ(q(z)) = θ(q(z + 2))

(2) θ(q(-1/z)) = (z/i)1/2 θ(q(z))

La série de Dirichlet qui est associée à θ n'est autre que la célèbre fonction dzéta de Riemann :

ζ(s) = Σ pour Re(s) > 1

Euler a établi que cette fonction possède un "produit eulérien", c'est-à-dire un produit ne portant que sur les nombres premiers :

ζ(s) = Σ = Π (1 - p -s) -1

L'équation fonctionnelle de la fonction thêta conduit à celle de ζ, et le produit eulérien de ζ conduit à de nouvelles propriétés de θ !Le 24 avril 1828, Jacobi découvrit l'identité :

( Σ qn2 )4 = 1 + 8 Σ A(m)zm, où A(m) = Σ d, d divisant m et ≡ 0 mod 4

qui lui permit de donner instantanément le nombre de représentations d'un entier positif comme somme de quatre carrés !L'équation (2) entraîne l'équation fonctionnelle :

Γ (s/2) Γ((1 - s)/2)

ζ(s)

=

ζ(1 - s) π s/2

π

((1 - s)/2)

publiée par B. Riemann en 1859.La célèbre "hypothèse de Riemann" affirme que les zéros de ζ(s), qui ne sont pas -2, -4, -6, etc., se trouvent sur l'axe de symétrie de cette équation (la droite correspondant à la partie réelle de s égale à 1/2) : c'est une des grandes conjec-tures que notre époque lègue au prochain siècle.

-∞

∞ ∞

-∞

n 1

n 1

ns1

ns1

p premier

m = 1 A(m)4 + d

LES FORMES MODULAIRES

n>1

n>1 p

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plipaire←

admet un point double si et seulementsi le polynôme X(X – A)(X + B) admetune racine double, c’est-à-dire si et seu-lement si ABC = (abc)p = 0.

Le reste du programme consistaità voir ce que l’on pouvait savoir despoint d’ordre p de la courbe E(A,B,C).J’ai constaté, en 1969, que leurs coor-données engendraient un corps algé-brique qui ressemblait beaucoup aucorps cyclotomique engendré par ζp.Les courbes E(A,B,C) ainsi associéesaux solutions hypothétiques non tri-viales de l’équation de Fermat fourni-raient, à l’aide de leurs points dep-division, des représentations dugroupe de Galois absolu qui sont tropbelles pour exister.

Dès leur naissance, on soupçonnaitque les courbes E(A,B,C) étaient desjuments de Roland (dans RolandFurieux, la jument de Roland pos-sède toute les qualités sauf l’existence).Mais comment le prouver?

C’est alors que Gerhard Frey estintervenu en 1985 : dans un manus-crit non publié intitulé «Modular Ellip-tic Curves and Fermat’s Conjecture»,il conjecturait que les courbes E(A,B,C)ne pouvaient pas satisfaire la conjec-ture de Taniyama Weil : décidémentl’Histoire aime les marges!

Les formes modulaires

On m’a rapporté une boutade du grandmathématicien M. Eichler : il aurait ditqu’il n’y avait que cinq opérations fon-damentales en arithmétique : l’addi-tion, la soustraction, la multiplication,la division et... les formes modulaires.

Les formes modulaires sont desfonctions de la variable complexe véri-fiant des équations fonctionnelles (voirl’encadré de la page 95). On en trouvedes vestiges fragmentaires dans l’ArsConjectandi de Jacques Bernoulli (1713),puis quelques beaux spécimens, dontla fonction θ dans Euler (1748), dansl’Introductio in Analysis Infinitorum,où apparaissent également des sériesde Dirichlet et où l’on trouve aussi l’ex-pression sous forme de produit eulé-rien de la fonction ζ de Riemann. Onreste pantois devant la boîte de Pan-dore ouverte par Euler. Son Algèbrefourmille aussi d’équations diophan-tiennes, de courbes et d’intégrales ellip-tiques.

Peut-être est-ce dans Euler que lemathématicien allemand E. Hecke afait ses achats. Il a relié l’équation fonc-tionnelle et le développement en pro-duit de la fonction ζ de Riemann, àd’étranges propriétés de la fonction θ.

Ses études joueront un rôle crucial dansla démonstration du théorème de Fer-mat-Wiles.

Les formes modulaires se com-portent comme des organismes, leurspropriétés étant liées de manière stricteet harmonieuse par l’action d’ungroupe. Celles qui nous intéressentici sont vecteurs propres d’opéra-teurs très importants ici, les opérateursde Hecke (voir l’encadré ci-contre).

La conjecture de Taniyama-Weil

Depuis les années 1950, on savait asso-cier à une courbe elliptique une sériede Dirichlet, que l’on appelait la fonc-tion L de cette courbe elliptique et quirecelait de nombreuses informationssur les points rationnels de cette courbe.Hecke avait montré, par ailleurs, com-ment associer à certaines séries de Diri-chlet des formes modulaires de tellesorte que si les premières possèdent unproduit eulérien (un produit sur lesnombres premiers), les secondes sontvecteurs propres des opérateurs deHecke. Toutefois les informations surles fonctions L étaient trop fragmen-taires pour démontrer dans le cas géné-ral l’existence de la forme modulaire.

En 1955, la voix de Taniyama s’élevadans le désert pour annoncer que toutecourbe elliptique devait provenir d’uneforme modulaire. Cette prophétie, pré-maturée et vague, ne suscita guère d’in-térêt à l’époque...

Il est bon de s’arrêter ici pour évo-quer des questions de style. Un desthèmes récurrents de notre histoire estque la contribution des mathématiciensfrançais est marquée de positivisme.Le philosophe Auguste Comte, papedu positivisme au XIXe siècle, voyaitdans le développement historique dela science trois stades successifs : lestade théologique, le stade métaphy-sique, et le stade positif. Dans ce der-nier stade seulement la théorie estvérifiable, on dirait aujourd’hui falsi-fiable selon Popper. La théorie doit êtresuffisamment précise pour être miseen défaut si elle est imparfaite.

C’est en ce sens qu’André Weil aapporté une contribution essentielleà la conjecture de Taniyama. En s’ap-puyant sur la théorie d’Eichler Shi-mura, il a su préciser comment ondevait chercher la forme modulaireassociée à une courbe elliptique.

La scène était dressée pour le spec-tacle, mais le temps semblait avoir sus-

La théorie d' Eichler-Shimura associe à la forme modulaire f :

f = q Π (1 - qn)2 (1 - q11n)

2

la courbe elliptique y2 - y = x3 - x2.Ceci signifie qu'en écrivant :

f = q - 2q2 - q3 + 2q4 + q5 + 2q6 - 2q7 - 2q9 - 2q10 + q11 - 2q12 + ... = Σ anqn,

le nombre des points modulo p de cette courbe (y compris le "point à l'infini") est égal à p + 1 - ap (à condition que p ne divise pas 11).

Pour l premier, différent de 11, l'opérateur de Hecke Tl est défini par :

Tl ( Σanqn) = Σalnqn + l Σanqln

On vérifie que Tl (f) = alf,

ce qui signifie que f est un vecteur propre de l'opérateur Tl.La propriété de f qui lui vaut le qualificatif de "modulaire" est l'équation fonc-tionnelle suivante :

f [exp (aτ + b/cτ + d)] = (cτ + d)2 f [exp (τ)],

où exp (τ) = e 2iπτ, τ est un nombre complexe dont la partie imaginaire est posi-tive, (a,b ; c,d) est une matrice de quatre entiers, telle que 11 divise c et ad - bc =1 (elle n'est pas évidente !).

n = 1

FORMES MODULAIRESET COURBES ELLIPTIQUES

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pendu son vol. On ne savait que fairedes courbes elliptiques E(A,B,C) quel’on pouvait associer à une hypothé-tique solution non triviale de l’équa-tion de Fermat.

L’explosion de 1986 et le théorème de Wiles

On a dit que le coup de baguettemagique fut donné en 1985 par G. Frey,alors professeur à l’Université de Sar-rebruck. G. Frey conjecturait que noscourbes E(A,B,C) devaient contredirela conjecture de Taniyama, et, merveilledes merveilles, la communauté mathé-matique le crut! Jean-Pierre Serre, d’or-dinaire si prudent, tira le «coup defeu qui fit le tour du monde» enpubliant de profondes conjectures dontdécoulait le théorème de Fermat. Peude temps après, en 1987, B. Mazur etK. Ribet prouvèrent ces conjecturespour la représentation hypothétiquedu groupe de Galois absolu qui seraitliée à une solution non triviale del’équation de Fermat, mais à une condi-tion : il fallait que la courbe E(A,B,C)vérifie la conjecture de Taniyama.

Stimulé par le théorème de Ribet,le mathématicien britannique AndrewWiles s’embarqua seul pour un longvoyage sur des «océans étranges depensée».

La navigation fut rude, et ce n’estqu’en 1991 que quelques oiseaux dansle ciel signalèrent la proximité d’uneterre. En 1992, il pensait arriver prèsdu but, et le 21 juin 1993, à l’InstitutNewton, il annonça que le théorèmede Fermat était démontré.

Las, l’annonce était prématurée, etles oiseaux disparurent de l’horizon. Unautre mathématicien aurait sans douteabandonné, mais A. Wiles n’écouta queson courage et son collègue R. Taylor ;celui-ci l’incitait à revenir sur sa route.C’est alors que, le 19 septembre 1994,il vit en un éclair la solution tant cher-chée : un procédé découvert par Ehudde Shalit ouvrait un chemin plus directvers la conjecture de Taniyama pour lescourbes E(A,B,C).

Un chef-d’œuvre est né et un mytheest mort : le théorème de Fermat estenfin démontré. De plus, le travaild’Andrew Wiles ouvre la voie à unvaste continent de recherches futuresoù de nombreuses conjectures restentà prouver.

Par ailleurs, la liste des équationsdiophantiennes abordables par laméthode des courbes E(A,B,C) est loin

d’être close. Pourtant les solutions d’uneéquation aussi voisine du théorème clas-sique, que xn + yn = 2zn ne peuvent êtreétudiées directement par cette méthodepuisque cette équation possède la solu-tion non triviale (1,1,1). Fermat n’estsans doute pas aussi mort qu’on le sup-pose, et sa note marginale suscitera peut-être d’autres découvertes.

À ce stade du panorama et aprèsdeux articles portant sur le sujet, le lec-teur a une idée sur le comment du théo-rème de Fermat. Le pourquoi de cesrecherches peut lui sembler énigma-tique : il nous semble que cette ques-tion ne peut être examinée en termeslogiques et que le pourquoi des mathé-matiques reste et restera un choix artis-tique. Le mathématicien Emil Artinexprime avec force ce point de vue :«Nous pensons tous que les mathé-matiques sont un art... Certes les mathé-matiques sont logiques : chaqueconclusion est tirée des résultats quiprécédent. Cependant la totalité de l’af-faire, l’œuvre d’art véritable, n’estpas linéaire ; et, ce qui est bien pire, sa

perception ne peut être qu’instantanée.Nous avons tous éprouvé, en de raresoccasions, une impression d’exaltationen réalisant que nous avions permis ànos auditeurs de voir, l’espace d’uneseconde, l’architecture complète d’unequestion, et toutes ses ramifications.»

LES DIFFÉRENTES ROUTESEMPRUNTÉES DEPUIS FERMAT

LA ROUTE DES PIÉTONS Cette route a été empruntée par Fermat lui-même pour l'exposant 4, puis par Lamé et Lebesgue pour l'exposant 7.On se ramène à l'impossibilité de la résolution en nombres entiers des équationst 2 = r 4 + 4s 4 lorsque n est égal à 4, et t 2 = r 4 – 3/4r 2s 2 + 1/7s 4, lorsque n est égal à 7 (rst différent de zéro) et on procède par descente infinie.

LES FORMES QUADRATIQUESOn peut penser que, pour les exposants p premiers impairs, Fermat associait à son équation la forme quadratique X 2 + (-1)(p+1)/2pY 2. C'est du moins ainsi que procédèrent Euler pour p égal à 3, puis Legendre et Dirichlet pour p égal à 5.

LES EXTENSIONS CYCLOTOMIQUESDepuis De Moivre au XVIIIe siècle, on sait factoriser x p + y p en produit de facteurs du premier degré en x et y, et cela conduit à considérer l'ensemble des nombres déduits par additions, soustractions et multiplications de ζp = e2iπ/p, c'est-à-dire l'anneau des entiers cyclotomiques. C'est ainsi que Kummer parvint à démontrer l'assertion de Fermat pour tous les nombres premiers "réguliers". Malheureu-sement on ne sait pas démontrer qu'il existe une infinité de tels nombres.

L'APPROCHE ELLIPTIQUEElle est beaucoup plus récente que les précédentes (26 ans) et fait l'objet de cet article.

REMARQUES1) Les trois premières méthodes font usage de la descente infinie pour prouver le second cas (défini dans l'article).2) Une forme quadratique apparaît dans la route des piétons pour l'exposant 7.3) Le nombre quadratique ((-1)(p-1)/2p)1/2 apparaît implicitement dans la seconde méthode : il appartient à l'anneau des entiers cyclotomiques.4) Finalement le corps des nombres cyclotomiques est contenu dans le corps engendré par les coordonnées des points de p-division de la courbe E(A,B,C).

Yves HELLEGOUARCH est professeurde mathématiques à l’Université deCaen.

Catherine GOLDSTEIN, Un théorèmede Fermat et ses lecteurs, Presses Uni-versitaires de Vincennes, 1995.Grand théorème de Fermat, in Quadra-ture, n°22, été 95.Séminaire Bourbaki, Exposés de Jean-Pierre Serre et Joseph Oesterlé. Juin1995.Yves HELLEGOUARCH, Points d’ordre2ph sur les courbes elliptiques, in ActaArithmetica XXVI, 1975.K.A. RIBET, Galois Representations andModular Forms, in Bulletin of the Ame-rican Society, Octobre 1995.

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A rthur Barberousse renversa le sacsur la table de la cuisine. Jo le Tei-gneux, Denis Tourtencuisse etLéon la Volette regardaient, émer-

veillés, les paquets de billets et les tasde bijoux qui en sortirent. Restait le plusdifficile : diviser le butin. Personne n’avaitconfiance et chacun voulait avoir sapart, sans être lésé. La justice, c’est lajustice, n’est-ce pas?

Arthur partagea rapidement l’argent,en se fondant sur la valeur affichée. C’étaitfacile : il suffisait de diviser la valeur totaleen quatre. En revanche, le partage desbijoux était plus épineux, car chaquemembre de la bande avait son idée surla valeur des divers bijoux. Certains objets,telles les chaînes, pouvaient se couperen morceaux, ce qui facilitait le travail,mais les autres...

«Ne traînons pas, dit Jo. La police doitêtre sur nos traces, et tout cela doit dis-paraître rapidement.– Je vais prendre cette tiare de diamants,dit Léon, en se la mettant sur la tête. EtJo aura les colliers et le...– Pas question, intervint Denis : descanailles de votre espèce ne seront jamaisd’accord si elles procèdent ainsi. Il fautune méthode qui nous garantisse à cha-cun un partage équitable.– Ouais, dit Léon.»

Silencieux, ils regardèrent le tas debijoux. Trois heures après, ils le regar-daient encore :

«Ce dont nous avons besoin, dit Denis,c’est de ce que les mathématiciensnomment un “protocole de partage pro-portionnel plaisant“, PPPP en abrégé.– Aïe, dit Arthur. Et c’est quoi, ce truc?– Plaisant, c’est lorsque personne n’a lesentiment que quelqu’un d’autre a obtenuquelque chose qu’il ne...– Je comprends “plaisant“, mais les longsmots d’avant?– Un “protocole de partage“, c’est uneméthode systématique pour partagerles choses entre plusieurs personnes. Ilest “proportionnel“ si chaque personneest satisfaite d’avoir reçu au moins sajuste part, et si personne n’estime qu’unautre a eu plus que sa part.– N’est-ce pas la même chose que plai-sant, demanda Léon?– Pas du tout.

– Oui, ajouta Denis. Les protocoles plai-sants sont toujours proportionnels, maisles protocoles proportionnels ne sont pasnécessairement plaisants.– Pourquoi?– Par exemple, suppose que, tous lestrois, vous partagiez trois objets, commeun bracelet, un collier et une paire deboucles d’oreilles, et que vous assigniezsubjectivement des valeurs de la façonsuivante :

Bracelet Collier BouclesArthur 40 50 10Léon 30 50 20Jo 30 20 50

Le partage est proportionnel si Arthurreçoit le bracelet, si Léon a le collier et siJo a les boucles, parce que chacun d’entrevous aura reçu plus de 33 pour cent dela valeur totale, mais Arthur ne trouverapas plaisant que Léon ait le collier, qu’ilestime valoir plus que le bracelet. Commenous le verrons, les protocoles plaisantssont beaucoup plus difficiles à trouver queles protocoles proportionnels.

En plus du protocole, des stratégiespersonnelles garantissent à chacun qu’ilatteigne son but. Ces stratégies nefont pas partie du protocole ; elles sontd’ailleurs souvent implicites, mais cesont elles qui garantissent que le pro-tocole est juste. On nomme souvent“joueurs“ les personnes entre lesquelless’effectue le partage, parce qu’on peutenvisager ce dernier comme une suitede coups dans un jeu, et l’on peutaussi représenter les valeurs commedes parts d’un gâteau. On se partagele gâteau, quoi.

Pour deux joueurs, par exemple Arthuret Léon, il existe un PPPP simple, quej’appelle «je coupe, tu choisis» : Arthurcoupe le gâteau en deux parts égales,et Léon choisit celle des deux parts qu’ilpréfère. Avec ce protocole, la stratégied’Arthur doit être de couper des partségales à son goût, de sorte qu’il ne puisseperdre, quel que soit le choix que feraLéon. Pour Léon, la stratégie doit êtrede choisir la part qui lui semble la plusgrosse. La stratégie d’Arthur lui assureune part qu’il estime à 50 pour cent, etcelle de Léon une part que Léon estimesupérieur ou égale à 50 pour cent. Le pro-tocole est bien un PPPP.»

Comme Denis semblait bien connaîtrele problème, les trois autres l’envoyè-rent à la bibliothèque de l’université localepour y dénicher des informations sup-plémentaires et authentifiées. Denisdécouvrit que les mathématiques des par-tages naquirent dans la Pologne enguerre, à Lvov : en 1944, alors que l’ar-mée soviétique combattait pour reprendrela Pologne aux Allemands, le mathéma-ticien Hugo Steinhaus chercha à se chan-ger les idées en résolvant un problèmede partage. Il connaissait le protocole “Jecoupe, tu choisis“ pour partager le gâteauentre deux personnes et les stratégiesconduisant chacune d’elles à penser quesa part est au moins égale à la moitié.Avec cette technique, aucun des deuxjoueurs n’a de raison de se plaindre : celuiqui coupe peut faire une découpe impar-tiale, et celui qui choisit décide ce qu’ilveut prendre ; aucun des deux n’est forcéde faire un choix qu’il jugerait injuste.

«Steinhaus, dit Denis quand il revintvers ses trois acolytes, se demanda si onpouvait diviser un gâteau entre troispersonnes.– Voyons, dit Arthur. Peut-être pourrais-je couper le gâteau en trois parts que j’es-timerais égales, puis faire choisir Léonet ensuite Jo?– Non, protesta Jo : je ne marche pas,car je choisirais ainsi après Léon, et jerisquerais d’avoir une part moins grosseque la sienne.»

Denis expliqua alors que Steinhausavait abouti à une suite de neuf étapes àl’issue de laquelle chaque joueur est satis-fait, car il a ce qu’il considère être au moinsun tiers du gâteau. Afin d’examiner ce pro-tocole proportionnel, procédons à quelquesdéfinitions. Un joueur estime qu’une partest «juste» si la taille de cette part luisemble au moins égale à un tiers ; sinonelle est «injuste». «Passer», à une cer-taine étape du protocole, c’est ne rien faire.Par commodité, nous parlerons de «tailledes parts», mais il s’agit de valeur rela-tive, estimée par un joueur. Tous lesjugements sont subjectifs et propres aujoueur qui a le trait. Les indications entreparenthèses ne font pas partie du proto-cole ; ce sont des commentaires sur lesstratégies utilisées par les joueurs.

Voici maintenant le protocole de Stein-haus (voir la figure 1) :

1. Arthur coupe le gâteau en trois parts(qu’il juge toutes justes, c’est-à-diresubjectivement égales).

2. Léon peut : soit passer (s’il pensequ’au moins deux parts sont justes) ;soit étiqueter deux parts (qu’il juge injustes)comme «mauvaises».

3. Si Léon passe, Jo choisit une part(qu’il estime juste). Puis Léon choisitune part (qu’il estime juste) et, finalement,Arthur prend la dernière part.

Partage de butinIAN STEWART

Des protocoles de partage proportionnels,plaisants ou partiels.

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4. Si Léon a étiqueté deux parts mau-vaises, on offre à Jo les deux choix qu’avaitLéon : passer ou étiqueter deux part «mau-vaises». Jo n’a pas à tenir compte duchoix de Léon.

5. Si Jo passe, les joueurs choisis-sent dans l’ordre : Léon, Jo et Arthur(comme pour l’étape 3).

6. Si Jo étiquette deux parts mau-vaises, il est d’accord avec Léon qu’unedes parts est injuste : Arthur prend cettepart (comme il a estimé que toutes lesparts étaient justes, il ne peut pas seplaindre).

7, 8 et 9. Les deux parts restantessont regroupées (Jo et Léon sont d’ac-cord pour estimer que l’ensemble desdeux parts représente plus des deux tiersdu gâteau) et ils font un «je coupe, tu choi-sis» (ils ont alors chacun une part juste).

«Pfouhhh..., fit Arthur, c’est pas dugâteau!– Attends, dit Denis. Vous n’avez encorerien vu. Il y a un problème, car ce proto-cole est proportionnel, mais il n’est pasplaisant. On peut trouver des cas où cha-cun estimera avoir sa juste part, maisoù Jo, par exemple, trouvera la part deLéon meilleure que la sienne.

Par exemple, si Léon juge le par-tage d’Arthur juste, alors le protocole s’ar-rête à l’étape 3, et Arthur et Léon jugentque chaque part est supérieure ou égaleà un tiers. Jo obtient alors une part qu’ilestimera au moins d’un tiers, d’où un par-tage proportionnel. Mais si Jo estime quela part d’Arthur est 1/6 et celle de Léonde 1/2, il jugera que le partage n’est pasplaisant, car Léon aura mis la main surune part meilleure que la sienne.– Et Steinhaus n’a pas trouvé de PPPPpour trois personnes, demanda Léon?– Non : il ne s’est pas préoccupé des par-tages plaisants ; ce problème n’a étérésolu que plus tard.»

Nerveusement, Arthur regardait parla fenêtre : pas de signe de la police?

«Ce qui lui importait, continuait Denis,c’était de trouver un protocole de partageproportionnel pour quatre personnes auplus. Ses amis Stefan Banach et B. Knas-ter en trouvèrent bientôt un.

Supposons que n joueurs P1, P2, ...Pn se partagent un gâteau. Cette fois,un des joueurs considère qu’une partest “juste“ si elle lui semble supérieure ouégale à 1/n. Le protocole de Banach-Knas-ter est (voir la figure 2) :

1. P1 coupe une part (juste) C.2. P2 a le choix : de passer (s’il juge

C injuste) ; de retailler C (pour former unepart juste que nous continuerons de nom-mer C). Les chutes sont provisoirementlaissées de côté.

3. P3 fait de même avec la nouvellepart C ; puis viennent les tours de P4,P5... Pn, de sorte que chaque joueur,

1. ARTHUR COUPE

2. LÉON PASSE OU BIEN LÉON ÉTIQUETTE

4. JO PASSE OU ÉTIQUETTE3. CHOIX DANS L'ORDRE: JO, LÉON, ARTHUR

5. CHOIX DANS L'ORDRE :LÉON, JO, ARTHUR

6. ON RETIREUNE PART

7, 8, 9. PARTAGEÀ DEUX

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1. Le protocole de Steinhaus.

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sauf P1, a eu la possibilité de retaillerla part C.

4. Si personne ne retaille la part C,elle revient à P1. Si la part est retaillée,elle revient au dernier joueur qui la retaille(car il considère qu’elle est juste, aprèsson coup de couteau).

5. On regroupe le reste du gâteau etles chutes. Les n–1 joueurs restants(qui considèrent tous qu’au moins (n–1)/ndu gâteau initial restent dans le plat) répè-tent la procédure précédente.

6. Quand tous les joueurs sont ser-vis sauf deux, ces derniers jouent la findu gâteau à “je coupe, tu choisis“.

Vous voyez : ce protocole de Banach-Knaster est proportionnel, mais il n’estpas plaisant.– Ouais, dit Léon, et il est différent de celuide Steinhaus. En fait, il est plus simple. – Absolument, répondit Denis : c’est parcequ’il utilise un nouvelle idée : le redé-coupage. Et il reprend de Steinhaus l’idéede découper une part du gâteau et d’étu-dier ce qui reste».

Léon se cala dans sa chaise etregarda monter lentement la fumée deson cigare :

«Mais dans notre cas, nous nesommes pas nécessairement d’accordsur ce que vaut chaque partie.– C’est également vrai pour le partage dugâteau, dit Denis : j’ai toujours pris soinde dire que les parts justes ou injustes nele sont que subjectivement. D’ailleurs Stein-haus a montré que le problème est plusaisé si les joueurs ne sont pas d’accord.– Et pourquoi? C’est bizarre.– Dans un gâteau, si je préfère le nap-page de chocolat et toi la génoise de labase, ça nous facilite la vie.»

Arthur grogna pour montrer qu’il com-prenait : quand il ne dirigeait pas, il étaitmaussade :

«Denis, ces histoires de protocole sontlonguettes, et la police peut venir à toutinstant. Existe-t-il de meilleures méthodesque celle de Banach-Knaster?– Sûr. Il y a des preuves mathématiquesabstraites fondées sur le théorème decomplexité de Liapounov : elles démon-trent que des divisions équitables dugâteau existent toujours, mais n’indiquentpas comment faire la division. Et puis ily a l’algorithme du couteau qu’on déplace.Celui que je vais vous donner est dû àL. Dubins et à Edwin Spanier, qui l’onttrouvé en 1961 : un joueur coupe un rayon,du gâteau, puis il tourne lentement soncouteau, afin de couper des parts d’angleau centre de plus en plus grand. Un joueurqui dit “coupe“ reçoit la part qui est for-mée quand on coupe à l’endroit atteintpar le couteau quand il est intervenu. Cetteméthode est utile, en famille, pour cou-per un gâteau, mais ce n’est pas un algo-rithme, du point de vue mathématique,

parce que chaque joueur doit prendreun nombre infini de décisions pour savoirquand il demande de couper. Les proto-coles que l’on cherche doivent reposersur un nombre fini de décisions.– Restons à ces protocoles, intervint ànouveau Arthur, sinon la police va finirpar rappliquer.– Tu as raison. J’ai appris qu’au débutdes années 1960, John Selfridge et JohnHorton Conway trouvèrent indépen-damment un protocole plaisant pour troisjoueurs :

1. Arthur partage le gâteau en troisparts (qu’il juge justes).

2. Léon a le choix : de passer (s’ilpense que deux parts au moins sont plusgrosses qu’une troisième) ; de retaillerla part la plus grosse (pour créer deuxparts égales et plus grosses que la troi-sième). Les chutes sont laissées de côté.

3. Jo, Léon et Arthur, dans cet ordre,choisissent une part (qu’ils jugent laplus grosse ou une des plus grosses).Si Léon ne passe pas son tour à l’étape2, alors il doit choisir la part retaillée, àmoins que Jo ne l’ait d’abord choisie. Àcette étape, la part de gâteau autre queles restes a été divisée en trois parties demanière plaisante (nous ne l’avons pasdémontré, mais c’est vrai).

4. Si Léon a passé, à l’étape 2, il n’ya pas de reste, et l’étape 4 est un couppour rien ; sinon soit Léon soit Jo a prisla part retaillée. Nommons ce joueur le«non-coupeur», et l’autre des deux le«coupeur». Le coupeur divise les restesen trois parts (qu’il juge justes). Arthur estavantagé par rapport au non-coupeur,parce qu’il pense quand même que cedernier n’a pas plus qu’une part juste, caril avait coupé des parts initiales justes.Aussi, de quelque sorte que les restessoient à nouveau répartis, Arthur n’en-viera pas le non-coupeur.

5. Les trois parts de restes sont choi-sies par les joueurs dans l’ordre : non-coupeur, Arthur, coupeur. Le non-coupeurchoisit le premier, de sorte qu’il n’a pasà se plaindre. Arthur n’enviera pas le non-coupeur, parce qu’il se juge avantagé,et il n’enviera pas le coupeur, car il choi-sit avant lui. Le coupeur ne se plaindrapas non plus, car c’est lui qui a coupéles restes.– C’est bien joli, dit Arthur avec impa-tience, mais nous sommes quatre etnon trois, à moins que...»

Il tira un couteau qu’il posa sur la table.«Eh, pas de panique, dit Denis très

vite : il y a quelques années, on a décou-vert que le partage plaisant existait tou-jours pour quatre joueurs, mais personnen’avait trouvé de protocole en un nombrefini d’étapes.– Et alors, demanda Léon. Que s’est-ilpassé?

1. P1 COUPE LA PART C

2. P2 PASSE OU RETAILLE

5. ON AJOUTE LES CHUTESET ON RECOMMENCE SANS Pk

C

C

C

C C

3. P3 PASSE OU RETAILLE

...

4. PERSONNE N'ARETAILLÉ : P1 PREND C

4. Pk A RETAILLÉ :Pk PREND C

CC C

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2. Le début du partage de Banach-Knaster.

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– Alors un journaliste scientifique nomméDominic Olivastro écrivit un article pourune revue intitulée The Sciences, et il inté-ressa un spécialiste de sciences politiquesnommé Steven Brams, de l’Université deNew York. S. Brams s’interrogeait depuislongtemps sur les problèmes écono-miques et politiques de la juste réparti-tion ; il étudiait notamment la divisionde l’Allemagne entre les Alliés, à la finde la dernière guerre, et il vit là unepiste nouvelle à suivre pour analyser cetype de découpages.

Il commença par chercher un partageplaisant pour trois joueurs, ne compre-nant pas que J. Selfridge et J. H. Conwayen avaient déjà trouvé un. Dans les troispremières étapes, sa méthode est iden-tique à la leur : elle conduit à un partageplaisant partiel. En revanche, au lieu deleur technique compliquée de division desrestes, il conserve la même méthode jus-qu’à la fin.– Ça ne fait que créer d’autres restes,remarqua Léon...– Oui, mais ces restes de deuxième ordresont beaucoup plus petits que ceux depremier ordre, et une nouvelle applica-tion de la méthode crée des restes detroisième ordre, encore plus petits, etainsi de suite.– Mais ce n’est pas un protocole, alors :il ne s’arrête jamais.– Oui, mais il est simple et efficace.– Bon, alors allons-y.– Attends, il y a une dernière méthode,et qui n’est pas infinie. Encouragé par sadécouverte, Brams s’attaqua au cas desquatre joueurs, mais il resta bloqué.»

Arthur se remit à tripoter son cou-teau. Denis, inquiet continua rapide-ment :

«Alors il s’adressa à un de ses amis,Alan Taylor, qui était mathématicien àSchenectady et qui réfléchit au problèmeen surveillant un examen de fin d’études.Il trouva une solution qui consistait, defaçon étonnante, à partager le gâteau encinq parts.– Alors qu’il devait le répartir entre quatrejoueurs? C’est pas clair.– Oui, et A. Taylor ne sait absolument pasd’où lui est venue cette idée. En toutcas, son protocole plaisant partiel pourquatre joueurs est le suivant :

1. Arthur coupe le gâteau en cinq par-ties (qu’il juge égales).

2. Léon retaille si nécessaire deuxparts, afin d’en créer trois qui puissentêtre maximales ex aequo (à son avis),et il laisse les deux autres de côté.

3. Jo retaille si nécessaire une partpour créer deux parties maximales exaequo (à son avis).

4. Je choisis en premier, puis Jo, puisLéon, et enfin Arthur, qui prend la partierestante. Si Jo ou Léon a retaillé une

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pièce, il doit la choisir si elle n’a pas étéprise, quand vient son tour.

Par cette méthode, chaque joueurestime que sa part est la plus grosse oul’une des plus grosses, de sorte que lepartage est plaisant.– C’est bien joli, dit Arthur, mais cela nerésout pas complètement le problème.– Tu as raison : ce protocole est infini,ce qui ne gênait pas Brams, qui sait qu’ensciences politiques, les miettes ne comp-tent pas. Toutefois A. Taylor n’était passatisfait. Pendant plusieurs mois, il étu-dia le problème, avec William Zwicker etFred Galvin, jusqu’à ce qu’ils trouvent unemanière de modifier la séquence deschoix, de sorte que la méthode s’arrêtetoujours, sans laisser la moindre miette.

Même pour quatre joueurs, le proto-cole résultant est très compliqué, avec 20étapes, dont l’une est une longueséquence d’étapes “Je coupe, tu choisis“,effectuées par divers joueurs (voir l’en-cadré ci-dessus). À deux étapes, le pro-tocole demande de considérer un nombre

Ian Stewart est professeur de mathéma-tiques à l’Université de Warwick.

S. BRAMSet A. TAYLOR, An envy-free cake divi-sion protocol, in The American Mathemati-cal Monthly, vol. 102, pp.9-18, janvier 1995.

composé des estimations de certainsjoueurs sur la taille des parts, et le nombred’étapes dépend des préférences de cha-cun. Quelles que soient ces préférences,le nombre d’étapes est fini, mais il peutêtre rendu aussi grand que l’on veut, selonles préférences des divers joueurs.Contrairement à la méthode initialementtrouvée par A. Taylor, ce protocole com-mence plus classiquement par une divi-sion en quatre parts ; au cours duprotocole, on retrouve plusieurs fois l’idéede découper en plus de parts que dejoueurs, à propos des restes.»

Arthur, Léon, Jo et Denis se lancè-rent alors dans le partage du butin parla méthode de Brams-Taylor. Deux heuresaprès, la table était couverte de feuillesde papier où s’alignaient de longs cal-culs. Arthur regardait une grosse éme-raude solitaire :

«Je pense qu’il faut la diviser en douze,dit-il en lançant un regard furieux à Denis.– Oui, bon... le protocole s’applique auxgâteaux et à tout ce qui peut être divisé

facilement. Hum... Le problème, avec lesobjets indivisibles, est beaucoup plus dif-ficile, voire sans solution pour... Eh,attends! Freddie le receleur pourrait cou-per cette pierre.– Je ne veux pas de Freddie dans cetteaffaire. Tu nous a fait perdre un tempsprécieux et je n’aime pas ça. La policedoit être sur nos traces, et c’est ta...»

Il s’arrêta : une sirène approchait. Ilreprit :

«A mon avis, les gars, il est tempsde passer à un protocole disproportionnéet plaisant seulement pour moi.»

Il pointa son couteau vers Denis : «Je coupe?

– Oui, et je choisirai, dit Léon.»

1. Léon coupe le gâteau en quatre parts (qu’il juge égales)et tend une part à chaque joueur.

2. On demande à Arthur, Jo et Denis s’ils jugent ce par-tage injuste.

3. Si personne ne se manifeste, on conserve ce partage.4. Sinon, on poursuit avec le premier qui se manifeste.

Supposons que ce soit Arthur. Il choisit une part qu’il envieet la nomme A ; sa part initiale est notée B. Le reste du gâteauest réassemblé.

5. Arthur nomme p un nombre entier supérieur ou égal à10 (ce nombre p est choisi de sorte qu’il ait la propriété sui-vante : si A est subdivisé en p parties, Arthur préfère A à Bmême si les sept plus petites parties sont éliminées. Il peutobtenir cette situation en choisissant p supérieur à 7a(a – b),où a est son évaluation de A et b son évaluation de B).

6. Léon divise A et B en p pièces chacunes (qu’il penseégales).

7. Arthur choisit trois parts de B (les plus petites) et lesnomme S1, S2, S3. Puis :

– soit il choisit trois parts (les plus grandes) de A (s’il pensequ’elles sont toutes strictement plus grosses que toutes lesparts S1, S2, S3) et il retaille au plus deux d’entre elles (à lataille de la plus petite des trois) ;

– soit il subdivise (la plus grande) des parties de A entrois parts (qu’il juge égales).

Quoi qu’il fasse, il nomme ces parts T1, T2, T3.8. Jo prend les trois parts S1, S2, S3 et les trois parts T1,

T2, T3 et :– soit il passe (s’il pense avoir déjà deux parts maxi-

males ex aequo) ;– soit il retaille une de ces parts (la plus grande afin d’avoir

deux parts maximales ex aequo).9. Denis, Jo, Léon et Arthur, dans cet ordre, choisissent

une part parmi les six parts S1, S2, S3, T1, T2, T3 modifiéescomme à l’étape 8. Jo doit prendre la part qu’il a coupée sielle est disponible. Léon doit choisir une part S, et Arthurdoit choisir une part T. À ce stade, on a obtenu un partage

plaisant partiel, avec beaucoup de restes et où Arthur jugesa part supérieure à celle de Léon d’une quantité x.

10. Arthur nomme un entier q (choisi tel que (4L/5)q soitinférieur à x, où L est l’évaluation faite par Arthur desrestes). Ce nombre fixé d’avance évitera que la phase sui-vante ne se poursuive indéfiniment.

11. Arthur partage les restes en cinq parts (cette idée estreprise de la première solution de A. Taylor).

12. Léon retaille deux parts, si nécessaire, pour créer troisparts maximales ex aequo (à son idée), et il met les restesde côté.

13. Jo retaille une part, si nécessaire, pour créer deuxparts maximales ex aequo (à son idée).

14. Denis choisit le premier, puis Jo, puis Léon, et Arthurprend la part restante. Si Jo, ou Léon, a retaillé une part, ildoit la choisir si elle est disponible quand vient son tour.

15. On répète q–1 fois les étapes 11 à 14, en divisant àchaque fois les restes du cycle précédent. À la fin de ce cycle,on a un partage plaisant partiel où Arthur a un avantage surLéon : il juge sa pièce plus grosse que la somme de la partde Léon et de tous les restes. Dans une «liste des avan-tages irrévocables», on inscrit la paire (Arthur, Léon).

16. Léon coupe les restes en 12 parties (qu’il juge égales).17. Chacun des trois autres joueurs annonce «oui» s’il

pense que les 12 parties ont une même taille, «non» dans lecas contraire.

18. Si tout «oui» a un avantage irrévocable sur chaque«non» (voir la liste), alors on donne les 12 parts aux «oui»,chacun en recevant le même nombre et le partage s’arrête(c’est pourquoi on utilise 12 : il est divisible par 1, 2, 3 et 4).

19. Sinon on choisit la première paire (oui, non) pourlaquelle on n’a pas un tel avantage irrévocable et on revientà l’étape 4, avec le joueur «oui» dans le rôle d’Arthur, le «non»dans celui de Léon, et les restes à la place du gâteau.

20. On répète les étapes 5 à 18 jusqu’à ce que (après auplus 15 cycles) chaque paire (oui, non) soit sur la liste desavantages irrévocables. Le cycle s’arrête alors à l’étape 18.

Le protocole de Brams-Taylor pour quatre joueurs

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P as de vie sans métabolisme : toutêtre qui respire obtient de l’éner-gie en oxydant chimiquement desmolécules énergétiques stockées

dans ses tissus. Malgré la simplicité dece principe, les biologistes n’ont élucidéque les bases du métabolisme, et la vieest si variée, si complexe que nombrede découvertes attendent ceux qui explo-rent avec rigueur le fonctionnement desanimaux et des végétaux. Peu d’ama-teurs seront capables de résoudre lesnombreuses difficultés techniques ouéthiques des expériences sur les animauxà sang chaud, mais les quelque dix mil-lions d’espèces de petite taille et à sangfroid leur seront utiles. Les insectes,notamment, sont une mine pour les bio-logistes amateurs.

La mesure du métabolisme d’un insecteest très simple : lorsqu’un organisme estenfermé dans un récipient clos, sa respi-ration provoque la disparition de moléculesd’oxygène et la libération de dioxyde decarbone. Généralement le nombre de molé-cules libérées est inférieur à celui des molé-cules captées, de sorte que la pressiondans le récipient est réduite.

Cette baisse de pression est unebonne indication du métabolisme. On lamesure à l’aide d’un appareil de Warburg(voir la figure 1), composé de deux tubesà essai communiquant par un tube capil-laire : une minuscule gouttelette d’huilequi s’y déplace révèle les différences depression entre les deux tubes à essai. Cetappareil est très sensible, et la goutte sedéplace même si l’on chauffe l’un destubes à essai en le tenant dans la main :la pression de l’air augmente dans ce tubeet pousse la gouttelette vers le tube plusfroid. Pour mesurer le déplacement dela goutte, photocopiez une règle graduéeen millimètres et fixez la photocopie surle tube capillaire.

Comme le système est très sen-sible, un bon moyen d’obtenir l’égalité destempératures dans les deux tubesconsiste à les immerger dans une grandecuvette d’eau, en les fixant aux bords d’ungobelet en matière plastique qu’on lesteavec du sable, des cailloux ou des piècesde monnaie. Le système indiqué sur lafigure 1 permet de visualiser la goutted’huile du tube capillaire dans une zonequi reste en atmosphère d’air sec. Pour

réduire encore les risques de gradientsde température, on peut mettre l’eau enmouvement à l’aide d’un agitateur ou d’unvibromasseur. Connaissant la pressionde l’air, la température de l’eau et le dépla-cement de la goutte d’huile, on déterminele nombre de molécules inhalées par l’in-secte (voir l’encadré de la page 107).

Combien de molécules de dioxydede carbone ont-elles été absorbées etcombien de molécules d’oxygène ont-elles été libérées? Le rapport de cesdeux nombres, nommé quotient respi-ratoire, est une mesure fondamentaledu métabolisme, car il révèle quel com-bustible biologique l’organisme utilise.Quand l’organisme brûle des glucides,ce rapport est égal à 1 ; quand il brûledes graisses, il est égal à 0,70 ; avecdes protéines, il est égal à 0,80 ; avecde l’alcool, il vaut 0,67. Pour la plupartdes êtres vivants, ce quotient est com-pris entre 0,72 et 0,97, parce que lesorganismes métabolisent simultanémentplusieurs types de molécules.

Pour mesurer le quotient respiratoire,je vous propose d’utiliser un peu d’hy-droxyde de sodium (NaOH), afin d’ab-sorber le dioxyde de carbone présent dansl’air. On trouve ce composé sous formesolide dans les drogueries (soude en pas-tilles ou en paillettes) ou dans les maga-sins de produits chimiques (consultez lespages jaunes de l’annuaire). Prenezquelques précautions : l’hydroxyde desodium est une substance caustique, quibrûle la peau et les yeux ; aussi ne lamanipulez qu’en portant des gants decaoutchouc et des lunettes.

Avant de commencer les expériences,éliminez le dioxyde de carbone des tubesà essai. Placez plusieurs grammes desoude dans un seul des tubes à essai, àl’aide d’un bas de nylon ; ce sera unepoche idéale qui, si elle est roulée enboule du côté ouvert, empêchera l’insectede toucher la soude. Mesurez la duréedu déplacement de la gouttelette jus-qu’à son immobilisation, c’est-à-direjusqu’au moment où la soude a absorbétout le dioxyde de carbone de l’air. Si vousvoulez que le système atteigne rapide-ment l’équilibre, utilisez beaucoup desoude (on pourrait s’inquiéter de la pré-sence de vapeur d’eau, que la soudeabsorbe également, mais cette absorp-tion ne perturbe pas les mesures).

Pour réaliser les expériences, on pla-cera dans l’un des tubes à essai la soudeenveloppée dans le bas et l’animal étu-dié ; dans l’autre tube, on ne met que lasoude. Puis on mesure le temps néces-saire pour que la gouttelette se déplaced’au moins cinq fois le plus petit intervallerepérable sur la graduation. On répètealors l’expérience, pendant la mêmedurée, mais en présence seulement de

RespirationsSHAWN CARLSON

Mesurer le métabolisme de petits organismes.

VERRE

TUBE À ESSAI

INSECTE

BOUCHONCOLLÉ

AU VERRE

ÉCHELLE GRADUÉEEN MILLIMÈTRES

VIBRO-MASSEUR

MASSES

BANDECOLLANTE

GOUTTED'HUILE

THERMOMÈTRE

1. La respiration d’un insecte se détecte à la différence de pression que l’on mesure entredeux tubes à essai thermostatés. Cette dernière est mesurée grâce au déplacement d’unegouttelette d’huile dans un tube capillaire.

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l’organisme. L’encadré donne les équa-tions nécessaires pour calculer le quo-tient respiratoire à partir des mesures.Les résultats ne seront fiables que si l’or-ganisme est dans les mêmes disposi-tions physiques au cours des deuxexpériences (il ne doit pas être inactifdans un cas, et inactif dans l’autre, parexemple), que si la soude a absorbé toutle dioxyde de carbone présent dansl’air avant que la seconde expériencene commence, et que si les deux expé-riences ont exactement la même durée.

Si vous êtes prêt à dépenser 500francs environ, vous pourrez même obte-nir des résultats de qualité acceptable parune revue scientifique : procurez-vous uncapteur électronique de pression et unvoltmètre de mesure. Pour obtenir lacourbe de la figure 3, j’ai utilisé le modèle163PC01D36 d’Honeywell, qui enregistredes différences de pression de 0,0003atmosphère.

Le circuit d’alimentation de cet appa-reil est très simple : un transformateuralternatif/continu est connecté à uncircuit intégré du type 7812. Sa tension,qui dérive légèrement, provoque unedérive de la tension de sortie du trans-ducteur d’environ dix millivolts, mais cela

n’est pas très gênant. Calibrez le trans-ducteur en le reliant à un manomètre(voir la figure 2) composé d’un tube enmatière plastique transparente, coudéen forme de U et contenant un peu d’eau(procurez-vous ce matériel dans unmagasin d’outillage de jardin ou d’aqua-riophilie, par exemple). La différence deniveau entre les deux colonnes d’eau

du tube en U est une mesure directede la pression, que vous comparerez àla valeur indiquée par votre capteur depression.

Le capteur comporte deux orifices quipermettent un raccordement aisé aux bou-chons d’obturation de chaque tube à essaide l’appareil de Warburg. J’ai utilisé cetéquipement pour mesurer le quotient res-piratoire d’un coléoptère et j’ai trouvé,après avoir fait une moyenne sur plusieurscycles de respiration, une valeur de 0,701.Naturellement vous pouvez mesurer ainsile métabolisme de bien d’autres orga-nismes vivants : champignons, plantes,moisissures...

Pour obtenir plus de renseignementsou des suggestions d’expériences com-plémentaires, consultez la messageriede l’Association des scientifiques ama-teurs sur le réseau Internet à l’adressehttp://www.thesphere.com/SAS/, ou bienenvoyez à la rédaction de Pour la Scienceune enveloppe au format 325 ×230 auto-adressée et timbrée (les informations sonten anglais).

TERRE

1 3

2

++7812

CIRCUITINTÉGRÉ

TRANSFO12 VOLTS

2. Pour calibrer un capteur de pression, onmesure la dif férence des niveaux d’eaudans deux tubes rigides (à droite). Le cap-teur est alimenté par un circuit intégré dutype 7812 (ci-dessus).

RÈGLE

TUBERIGIDE

ENTRÉE 1COLLÉE

ENTRÉE 2OUVERTE

CAPTEURDE PRESSION

TUBE SOUPLE

DÉNIVELLATION

TEMPS (EN SECONDES)0

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8

6

4

2

0800 1 600

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(x10

17)

3. On a enregistré la respiration d’un coléo-ptère. Les petites oscillations de la courberévèlent que l’insecte «expire» environ unefois toutes les sept minutes (ces mesuresont été faites en l’absence de soude).

L e nombre de molécules ∆N que l’organisme respire pen-dant que la goutte se déplace de la distance ∆L (en mil-

limètres) est égal à 9,655 × 1016 PS∆L/T. Dans cetteexpression, P désigne la pression atmosphérique en centi-mètres de mercure (si vous n’avez pas de baromètre,appelez la météo lorsque vous devez faire une expé-rience), S la surface de la section intérieure du tube capil-laire en millimètres carrés et T la température du bain d’eauen kelvins (pour convertir les degrés Celsius en kelvins, ilfaut ajouter 273,15).

Le quotient respiratoire, c’est-à-dire le rapport entre lenombre de molécules de dioxyde de carbone libérées et lenombre de molécules d’oxygène prélevées, est donné parl’expression :

∆NO + NaOH – ∆NO =∆LO + NaOH – ∆LO

∆NO + NaOH + ∆NO ∆LO + NaOH + ∆LO

où ∆NO est le nombre de molécules prélevées par l’organismeseul et ∆NO + NaOH le nombre de molécules prélevées quandl’organisme et l’hydroxyde de sodium (NaOH) sont simulta-

nément présents dans le tube à essai. Pour ∆L comme pour∆N, les indices correspondent aux conditions de l’expé-rience : soit l’organisme seul est présent, soit l’organisme etla soude le sont simultanément. On n’a besoin de connaîtreni la pression atmosphérique, ni la température, ni la sur-face du tube capillaire pour ne déterminer que le quotient res-piratoire.

Avec un capteur différentiel de pression, les équationssont légèrement différentes. La valeur de ∆N est alors égaleà 4,582 ×1019 V∆P/T, où V désigne le volume, en centimètrescubes, du tube à essai contenant l’organisme (en tenantcompte du volume occupé par l’insecte et la soude), ∆P lavariation de pression mesurée en centimètres d’eau, et T latempérature du bain d’eau en kelvins. Le quotient respiratoireest alors égal à :

(∆PO + NaOH – ∆PO)/(∆PO + NaOH + ∆PO)

où ∆PO + NaOH est la variation de pression mesurée lorsquel’organisme et la soude sont tous deux dans le tube à essai,et ∆PO la variation de pression mesurée lorsque l’organismes’y trouve seul.

La respiration d’un insecte

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Craquelures tectoniquesN on, ce que vous voyez sur la photographie de

droite n’est pas un sol d’argile humide craquelépar le Soleil. Nous sommes sur un site géologiquecôtier du Sud de l’Angleterre, aux environs de Bris-

tol, et nous voyons une strate de roche calcaire (avec d’autresqui lui succèdent, derrière le personnage) qui s’est tran-quillement déposée dans la mer il y a quelque 190 millionsd’années (au Lias), alors que l’Atlantique Nord n’était pasencore ouvert.

À l’époque, la région s’affaissait lentement et les sédi-ments s’accumulaient. Ces couches, visibles sur la photo-graphie de droite, furent ainsi progressivement recouvertespar un empilement de strates, sur une épaisseur de plusde 500 mètres. Au cours du Tertiaire, il y a 30 à 40 millionsd’années, la région a subi les forces tectoniques. Elle a étélégèrement comprimée, soulevée, puis attaquée par l’éro-sion qui a mis au jour les couches visibles actuellement,qui ont été décomprimées lors de leur remontée. Les rai-nures sont dues au creusement, par l’érosion marine actuelle,de fines fissures qui traversent l’épaisseur de la strate. Ellescorrespondent à une rupture franche par faible écartement(inférieur à 100 micromètres). Ces fissures, extrêmementcommunes, mais rarement aussi spectaculaires, sont dénom-mées diaclases.

Comment et quand se sont-elles formées? Il est rai-sonnable de penser qu’elles se sont créées, en profon-deur, lorsque les strates ont été comprimés et se sontincurvées en formant des voûtes, dites «anticlinales» (cequi signifie que les couches plongent dans des sens oppo-sés). En effet, au sommet (à l’extrados) d’un anticlinal, lesstrates calcaires se comportent comme une règle de plas-

TRACTION LOCALE

COMPRESSION LOCALE

1 mm

Système de craquelures artificielles évoquant fortement le réseaude diaclases de la photographie de droite. Il s’est développé dansune fine couche de vernis recouvrant une plaque de plexiglas sou-mise à un plissement dont l’axe a tourné au cours du temps.

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Réseau de «diaclases» sur une dalle de calcaire marin d’âge jurassique, prés de Bristol (Grande-Bretagne).

Les strates se fissurent perpendiculairement à la poussée tecto-nique. Deux systèmes de diaclases d’orientation différentes témoi-gnent de deux stades successifs de plissement. Toute l’épaisseurde la zone craquelée de la photographie correspond à une coucheen extension.

tique que l’on soumet à une flexion et qui subit une «trac-tion». Celle-ci a été suffisante pour ouvrir des diaclases quisont une conséquence indirecte d’une compression locale.La présence de plusieurs directions de diaclases indiqueque la direction de compression a évolué au cours du plis-sement, comme l’ont montré des expériences effectuéesen laboratoire sur des vernis craquelants (photographie degauche).

Pourquoi le Sud de l’Angleterre était-il soumis à unecontrainte compressive? L’explication est simple et majes-

3

tueuse. Les plaques Afrique et Eurasie, dès la fin duSecondaire, se sont rapprochées en édifiant les chaînesdes Pyrénées et des Alpes ; ces chaînes sont caractéri-sées par des structures de compression très intenses,avec des plissements accentués et de grandes failles dechevauchement. Nos diaclases prouvent, à une échelle trèsfine, qu’une grande partie de l’avant-pays de ces chaînestransmettait des contraintes compressives jusqu’en Angle-terre, européenne à l’époque. Ces faibles contraintes(quelques dizaines de bars) suffisaient pour créer une fis-suration intense.

Les diaclases constituent ainsi des marqueurs ultra-sensibles des grands événements tectoniques. Ce type defracture régit l’exploitation des roches, en carrières et dansles couches souterraines, et joue un rôle important dans lacirculation et le stockage des fluides de l’écorce. Elles sontactuellement étudiées par les compagnies pétrolières.

Jean-Pierre PETIT et Maurice MATTAUER

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BotaniqueConnaître les arbresBernard Fischesser. Éditions Nathan, 1995.

Œ uvre d’un forestier éminent,ce livre, de présentationagréable et soignée, dépasseen intérêt les ouvrages récents,

pourtant nombreux, consacrés aux arbresdes forêts et des parcs. Si, comme sesprédécesseurs, il permet l’identificationde la plupart des essences forestièresspontanées ou introduites en Europe, ilapporte en outre, sous une formemaniable (presque un livre de poche),une somme considérable d’informa-tions scientifiques et techniques géné-ralement dispersées dans des traitésde sylviculture ou dans des revuesspécialisées. Beaucoup de cesdonnées sont présentées, defaçon condensée, mais parfaite-ment claire, sous forme detableaux illustrés, particulière-ment didactiques, dont lesfigures au trait, fort démonstra-tives, sont dues à M. et J. Cam-pan.

L’histoire de la genèse desvégétaux arborescents au coursdes temps géologiques estd’abord esquissée, conduisantà la définition de l’arbre ; bota-nistes et forestiers ne s’opposentpas autant que le suggère l’au-teur sur cette définition qui repose,pour les uns et pour les autres,sur la permanence d’un appareilvégétatif dressé, de grandes dimen-sions, et non sur la seule existencede formations secondaires que possè-dent bien des plantes de petite taille,même herbacées, et que n’ont pas, parexemple, les fougères arborescenteset les palmiers.

Suite logique de cette définition, lepanorama des «arbres records» (parleurs dimensions, leur âge...) est dresséà l’échelle du monde, puis de la France ;celle-ci compte aussi nombre d’arbressinguliers pour d’autres raisons : chêneporte-gui, hêtre tortillard («faux») de laMontagne de Reims... À ce sujet, on peutregretter que l’auteur semble prendre àson compte les vertus anticancéreusesattribuées au gui du chêne (la sensibi-lité individuelle de l’arbre est sans douteplus en cause que les particularités géné-tiques de son parasite) ou l’explicationancienne de l’origine des «faux» parles effets mutagènes de la chute d’une

ces propriétés sont propres à chaqueespèce, ou même à certaines formesgénétiques à l’intérieur de l’espèce, ilfaut encore que n’apparaissent pas,dans le bois de certains sujets, desdéfauts dont l’origine résulte principa-lement des conditions de croissance del’arbre. Très claire, enfin, est la pré-sentation des méthodes permettant uneidentification probable, par l’observa-tion à l’œil nu ou à la loupe, du boisdes principales essences courammentutilisées (Bernard Fischesser soulignetoutefois à juste titre que seule l’étudemicroscopique permet d’espérer unereconnaissance certaine).

Les données essentielles sur la repro-duction des arbres forestiers et sur leurécologie sont rassemblées dans un cha-pitre qui laisse un peu le lecteur sur safaim à propos de la biologie des

semences (dormances des graines,durée de leur conservation selonles essences...), bien que l’onretrouve à ce sujet certaines don-nées dans des chapitres ultérieurs.Les fiches et tableaux monogra-phiques qui suivent, véritablecœur de l’ouvrage, modèles deprésentation et d’illustration, ras-semblent dans le minimum d’es-pace le maximum d’informationssur les essences présentées.Aux critères morphologiquesd’identification sont jointes lesparticularités biologiques et éco-logiques, la répartition altitudi-nale, les propriétés et utilisationsdu bois de chaque espèce... Cestableaux concernent non seule-

ment les principaux arbres fores-tiers indigènes chez nous ou

largement plantés, mais un certainnombre d’essences introduites dans

les parcs et dans les avenues de nosvilles.

Le chapitre consacré aux relationsde l’arbre avec les autres êtres vivants(consommateurs, parasites, commen-saux...) est également remarquable parla richesse des informations présentées.À propos des attaques parasitaires lesplus importantes, éventuellement desautres pathologies (effets des pollu-tions...), sont précisés, pour chacune desessences concernées, les dégâts et leurssymptômes, les agents pathogènes,les moyens pratiques de lutte...

Les techniques de plantation desarbres en forêt (régénération artificielle,que l’auteur ne semble pas discuter)tiennent de plus en plus compte de lavariabilité génétique de chaque espèce.À l’intérieur de chacune se distinguentdes sujets («arbres d’élite») ou despopulations, différenciées au cours desâges (races géographiques), aux pro-

météorite ou de «courants telluriquesdéfavorables».

La structure des arbres, les liensentre leur biologie et leur morphologie,les multiples influences extérieures sus-ceptibles d’agir sur leur port, enfin lestechniques d’estimation et de mesurede la hauteur, du volume ligneux, del’âge de chaque arbre sont présentéesavec tout le talent du praticien fores-tier. Le chapitre concernant le fonc-tionnement et l’anatomie de l’arbreprivilégie naturellement les points devue du sylviculteur et des divers utili-sateurs du bois. Ainsi sont notamment

Feuille d’Alisier de Fontainebleau, une espèceprotégée en France.

rassemblées des données précises surles divers types d’enracinement, demycorhizes, enfin sur la structure et l’évo-lution du bois, d’une part, en relationavec les fluctuations climatiques sai-sonnières et historiques (présentationde la dendrochronologie) ; d’autre part,avec l’âge de l’arbre. À cet égard, la for-mation (ou non, selon les essences)de duramen, ou «bois parfait», joue unrôle essentiel sur les propriétés phy-siques, notamment mécaniques, du bois,autorisant ses multiples utilisations. Si

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priétés remarquables (par leur port, lesqualités de leur bois, leur résistanceaux conditions climatiques locales...) :l’exemple classique est celui des épi-céas columnaires du Jura. Les conseils,pour la réussite des plantations fores-tières ou d’ornement, s’enchaînent avecprécision le long de tous les stades,de la récolte des graines aux soins àapporter aux arbres en cours de crois-sance, puis adultes. Notons (en leregrettant) que la remarque de l’au-teur : «retenir [pour la plantation en forêt]une essence adaptée au sol et au cli-mat...», essentielle du point de vue del’économie forestière comme de la pro-tection de la nature, ne figure qu’àpropos des feuillus. Peut-être aussiaurait-il été opportun d’inciter dans cer-tains cas à ne pas planter, non seule-ment du fait de la quasi-certituded’échec dans certaines conditions éco-logiques extrêmes, mais surtout danscertains types de milieux méritant pro-tection par leur originalité (pelouses cal-caricoles, dunes, tourbières...), etdont le boisement (parfois réussi, sou-vent avorté) a anéanti nombre de sitesremarquables de notre pays, ou forte-ment appauvri leur biodiversité.

Les derniers chapitres concernentessentiellement le rôle des planta-tions arborées dans l’agrément du cadrede vie rural et citadin (planter un parc,les haies brise-vent, l’arbre et la rivière,l’arbre en ville, l’arbre et le droit...), avecdes pages particulièrement vivantes surle «mythe de l’arbre» dans l’Histoire etdans le Monde (arbres cosmiques oureligieux, arbres symboles...). Untableau sur «la protection des arbres»ne concerne (malheureusement) queles «individus» exposés aux accidents,principalement à la suite d’actionshumaines dans le cadre urbain. Laconservation d’essences rares ou mena-cées n’a pas été envisagée, qu’ils’agisse d’espèces protégées sur leplan national, comme l’alisier de Fon-tainebleau (Sorbus latifolia), le fauxchêne-liège (Quercus crenata) ou quidevraient l’être, comme l’orme lisse(Ulmus loevis)... Ces problèmes,concernant moins les individus (péris-sables) des espèces en cause que leurspopulations, ont peut-être davantageleur place dans un ouvrage sur «la forêt»que sur l’arbre (conformément à l’aver-tissement liminaire donné par l’auteur).Toutefois, évoquer ce problème ne seraitsans doute pas inutile.

Les trois espèces en cause n’ontd’ailleurs pas été retenues par l’auteurdans le chapitre consacré aux fichesmonographiques. S’agissant d’essencespeu communes, voire rares, cette omis-sion est sans doute justifiée ; en

revanche, l’absence d’autres espècesd’arbres relativement répandus, aumoins dans une partie notable de notreterritoire, est plus étonnante : ainsi, pourle frêne oxyphylle (Fraxinus angustifo-lia), commun dans la moitié Sud de laFrance et malheureusement introduit enPicardie ; le charme-houblon (Ostryacarpinifolia), relativement fréquent dansles collines des Alpes-Maritimes, l’aulnede Corse (Alnus cordata), planté jus-qu’aux environs de Paris, plusieurssaules arborescents...

Ces remarques ne diminuent en rienl’intérêt que le lecteur tirera de l’utili-sation pratique de cet ouvrage, riched’idées et de données, dont l’agrémentest renforcé par quelques superbes pho-tographies en couleurs. B. Fischessers’adresse aussi bien aux élèves etaux étudiants de tous âges et de toutesdisciplines (pas seulement naturalistes),à leurs enseignants, aux techniciensforestiers ou paysagistes (des parcsurbains aux travaux publics), aux pro-meneurs à l’esprit curieux et naturelle-ment à tous ceux qui aiment les arbres.Il est certain que le succès du livre enpermettra sous peu une nouvelle édi-tion, où pourraient être abordés quel-ques aspects des relations entre l’arbre,le forestier et la protection de la nature.L’auteur a d’ailleurs montré sa sensi-bilité en ce domaine, à travers les nom-breux et remarquables ouvrages qu’ila consacrés aux milieux forestiers et àleur conservation.

Marcel BOURNÉRIAS

PaléontologiePaléoécologie. Paysages et environnements disparusJean-Claude Gall. Éditions Masson, 1995.

L es tentatives de reconstitution desenvironnements disparus sontpresque aussi anciennes que lapaléontologie puisque, avant

même que celle-ci ne s’individualise entant que science, les implications desfossiles avaient frappé l’esprit deshommes : des coquilles marines se ren-contraient sur la terre ferme et jusqu’ausommet des montagnes ; des restes deplantes et d’animaux d’aspect tropicalétaient trouvés dans les régions tem-pérées, voire froides, du Globe... Autantd’indices qui suggéraient que les envi-ronnements du passé avaient pu être

FRANCE INFOet

POUR LA SCIENCEvous invitent

à écouter la chroniquede Marie-Odile Monchicourt :

InfoSciences

Tous les jourssur France Infoà 11 heures 44, 16 heures 21, 18 heures 14,20 heures 12,22 heures 21et 0 heure 51

Les prochainsrésultats présentés

dans la rubriqueScience et Gastronomie

seront annoncés surFrance Info

le 27 février 1996.

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formations fossilifères remarquables,tels le grès des Vosges ou les cal-caires lithographiques de Cerin, pré-sente ici un ouvrage en deux parties. Lapremière passe en revue les indices etles approches qui permettent d’aborderl’étude des paléoenvironnements. Lechamp ouvert est très vaste, au pointde ne pas toujours permettre un exposétrès approfondi, puisqu’il aborde aussibien les aspects biologiques que lesaspects physico-chimiques des envi-ronnements, des stratégies démogra-phiques des êtres vivants aux carac-tères sédimentologiques des roches.Les généralités ainsi présentées pour-ront justement paraître trop «générales»au spécialiste, mais elles seront sansnul doute utiles au public visé par le livre,c’est-à-dire essentiellement les étu-diants.

On regrettera tout de même quecertains passages soient quelque peudépassés : la page consacrée à la mesuredes paléotempératures (à partir de l’étudedes isotopes de l’oxygène) ne fait guèreréférence qu’aux recherches d’Urey,remontant à 1951, sur des bélemnitesjurassiques, alors que cette techniqueest devenue depuis l’un des outils les

plus efficaces et les plus utilisés pourl’étude des climats et de la chronologiedu Quaternaire.

C’est lorsque l’auteur passe auxapplications (il y consacre les deuxtiers de son livre) que l’intérêt desapproches, des techniques et desméthodes présentées dans la premièrepartie du livre devient vraiment clair.Après quelques pages générales sur lesgisements fossilifères, la deuxième par-tie de l’ouvrage est, en effet, la présen-tation de nombreux cas d’espèceillustrant les résultats obtenus par larecherche paléoécologique dans dessituations variées.

Les milieux reconstitués vont desflyschs déposés dans les régionsalpines à des profondeurs comprisesentre 2 500 et 5 000 mètres sous leniveau de la mer aux sédiments dépo-sés dans des grottes lors de leur occu-pation par l’homme préhistorique, enpassant par les célèbres «Vieux GrèsRouges» d’Écosse, les récifs de corauxet autres organismes constructeursdu Trias autrichien, les fonds marinsdépourvus d’oxygène du Jurassiqueinférieur de Souabe ou encore le lacéocène de Messel, près de Darm-

très différents, dans les mêmes lieux,de ceux d’aujourd’hui, et qui incitaientà reconstituer ces milieux anciens aussiexactement que possible.

Ainsi débuta une paléoécologieavant la lettre, puisque le terme est rela-tivement récent (le mot «écologie» lui-même, proposé par Ernst Haeckel en1866, est nettement postérieur à«paléontologie», introduit en 1822 parBlainville). La paléoécologie, dans lesens où l’entend l’auteur de ce livre,c’est-à-dire une discipline carrefour com-binant des informations provenant de lapaléontologie, de la sédimentologie, dela géochimie et de la géologie structu-rale, a été l’objet de nombreuses études,surtout depuis le début de ce siècle.Au cours du temps, ses méthodes sesont perfectionnées, développées et affi-nées, et, de ce fait, les reconstitutionsproposées pour un même gisement oupour une formation fossilifère (le plussouvent, c’est de cela qu’il s’agit) ontvarié considérablement (les interpréta-tions des calcaires lithographiques deSolnhofen ou de Cerin sont des exem-ples particulièrement parlants).

Jean-Claude Gall, qui a consacré sacarrière à l’étude paléoécologique de

Paysage de chenal fluviatile, dans une zone de delta qui occupaitles Vosges, au début de l’ère secondaire. La paléoécologiecherche à reconstituer de tels paysages. Ici on a déduit que lesberges étaient fréquentées par de grands batraciens (1). La végé-

tation clairsemée était dominée par des conifères, les Voltzia (2),qui étaient accompagnés par des arbustes élancés, les Pleurom-zia (3) et les Yuccites (4), ainsi que par des fougères Neuropteri-dum (5).

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stadt, dont les sédiments livrent de simagnifiques fossiles.

Au total, une quinzaine de reconsti-tutions de paléoenvironnements, d’âgesdivers et correspondant à des milieuxvariés, sont étudiées. L’auteur, mêmes’il s’efforce de présenter chaque fois untableau cohérent, ne cache pas les prin-cipales divergences d’interprétationqui ont existé ou qui persistent encoresur certains aspects de ces reconstitu-tions. Pour apprécier pleinement lesefforts qui ont permis de reconstituer cespaysages disparus, il faudrait d’ailleursse rendre sur place, ne serait-ce quepour voir, concrètement, ces roches etces fossiles qui ont servi de point dedépart. C’est là, face aux «cailloux», quel’on apprécie à sa juste valeur l’am-pleur du travail nécessaire pour parve-nir à une reconstitution paléoécologiqueconvaincante à partir d’indices qui,souvent, n’ont rien d’évident et qui,parfois, sont ambigus (car l’actualismea ses limites : si le présent est la clef dupassé, suivant la formule consacrée,cette clef n’ouvre pas toujours sans dif-ficulté les portes des environnementsdisparus).

La paléoécologie a eu son heure degloire dans certains pays (l’Allemagnenotamment) peut-être plus que dansd’autres. Aujourd’hui elle peut paraîtreun peu passée de mode à certainspaléontologues préoccupés uniquementde reconstitutions phylogénétiques, consi-dérées certainement à tort comme scien-tifiquement plus rigoureuses que cellesdes milieux disparus. Même s’il n’évoqueguère certains développements récents,comme ceux de la paléoclimatologie duQuaternaire, qui contribuent à nousrenseigner sur la dynamique même desclimats actuels (voire futurs), J.-C. Gallrappelle fort à propos que la paléoéco-logie a bien des réussites à son actif. Elleest bel et bien une branche importantedes sciences de la Terre, dont il ne fau-drait pas oublier qu’elles ont, parmi leursbuts principaux, la reconstitution d’unehistoire qui inclut au premier chef celledes environnements successifs.

Ce livre bien illustré et écrit de façonclaire constitue une introduction utile àcette discipline, que les étudiants et aussiles enseignants en sciences de la Terreapprécieront.

Eric BUFFETAUT

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RÉFÉRENCES DES ILLUSTRATIONS

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